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Sexe et christianisme ont toujours fait plutôt mauvais ménage – à ce jour y compris. Mais, explique le spécialiste de l’histoire de l’Église à Oxford Diarmaid MacCulloch, le christianisme s’est aussi largement défini par rapport au sexe (en gros, il est contre – le sexe féminin étant, dit Tertullien, le « portail du démon »). En 660 pages truffées d’érudition théologique, MacCulloch expose comment le christianisme naissant puis triomphant s’est construit tout en clarifiant son ambigu rapport à la sexualité, en un cheminement laborieux qui réplique, avec un sérieux décalage, les évolutions des sociétés chrétiennes. Cette ambiguïté, postule l’auteur, procède de la double tradition dont le christianisme est issu : le judaïsme et l’hellénisme, avec leurs approches respectives de la sexualité.
Ainsi la Bible se focalise sur la question de la fidélité du peuple d’Israël à son Dieu unique et très jaloux, dont la fidélité sexuelle de la femme est la réplique terrestre et le symbole (à part ça, le judaïsme ancien est plutôt décontracté en matière sexuelle, quoique circonspect vis-à-vis de la fornication, de la zoophilie et du célibat). En face, la tradition grecque penche quant à elle vers l’idéalisme platonique ou la modération pythagoricienne, mâtinés de quelques concessions à la nature. Cette confrontation initiale se reflète dans les violents débats des premiers temps du christianisme sur la nature de Jésus-Christ et son degré de « physicalité ». Elle explique aussi quantité de débats subsidiaires, notamment sur la virginité de Marie (« Les théologiens se sont écharpés sur les modalités de la conception, sans exclure aucun orifice et avec un total mépris pour la biologie », ironise The Economist). Bien d’autres conflits relatifs au sexe ont ensuite agité le proto christianisme : circoncision judaïque ou baptême ? Mariage ou célibat (Jésus, qui n’avait pas une grande opinion de la vie familiale, et saint Paul penchaient pour le second) ? Clergé monastique ou marié ? Rôle des femmes dans la première église ? Une question a particulièrement divisé les premiers chrétiens : celle du plaisir sexuel dans le mariage. La tolérance a fini par prévaloir – les époux ont bien « une dette sexuelle l’un envers l’autre » –, mais assortie de conditions : les copulations doivent s’effectuer avec modération, et uniquement dans un but procréatif. Beaucoup de néo-chrétiens préconisaient néanmoins des solutions beaucoup plus radicales, comme la continence absolue (Enkrateia) voire la castration préventive à la façon d’Origène.
Il fut par ailleurs difficile de s’accorder sur d’autres problématiques, plus culturelles que théologiques, comme l’inceste, la polygynie, l’homosexualité, le divorce, le remariage des veuves, la prostitution (« Il faut bien qu’il y ait des égouts pour empêcher qu’une ville empeste », dira saint Thomas d’Aquin). Les différentes branches du christianisme ont d’ailleurs divergé sur certaines d’entre elles, en particulier le mariage des clercs. Il restera toléré dans l’Église d’Orient, les hautes fonctions restant cependant réservées aux moines. En Occident, le mariage, d’abord considéré comme un contrat (« l’alliance de deux hommes : les pères respectifs des deux époux »), obtiendra le statut de célébration religieuse puis de sacrement. Mais à partir du XIIe siècle, les membres du clergé devront rester célibataires, quoique pour des raisons davantage socio-économiques que théologiques. Après Luther, qui n’avait quant à lui rien contre le sexe et avait épousé une nonne, le clergé protestant retrouvera le droit de se marier. Ce débat-là ne semble pas définitivement clos, à la différence de celui – extrêmement sérieux – sur le sexe des anges. Décrits d’abord dans la Bible comme des prédateurs sexuels, puis dans l’iconographie médiévale en troubles androgynes (peut-être des sortes d’eunuques, suggère Diarmaid MacCulloch), les anges semblent en effet avoir désormais disparu de l’affiche…
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Ils portent des noms de dieux, mais souffrent de maux bien humains : Junon et Jupiter vivent à Leipzig. Lui est écrivain et atteint de sclérose en plaques. Elle est danseuse, comédienne aussi, et le soigne avec dévouement, tentant de rendre son quotidien supportable. Les fins de mois sont difficiles : « le couple ne peut survivre économiquement que parce que Jupiter remporte de temps en temps un prix littéraire et Junon une bourse de théâtre », rapporte Christian Mayer dans le Süddeutsche Zeitung. La nuit, ils font chambre à part, l’état de Jupiter les y oblige. Junon, qui a la cinquantaine et se demande combien de bonnes années il lui reste, en profite pour discuter avec d’autres hommes sur Internet. Beaucoup ne sont que des escrocs qui cherchent à lui soutirer de l’argent. Elle le sait et se joue d’eux. Jusqu’au jour où elle tombe sur un jeune Nigérian, qui semble différent des autres.
Voilà à peu près l’intrigue de Hey guten Morgen, wie geht es dir?, le roman qui vient de remporter le dernier Prix du livre allemand. Le titre peut se traduire ainsi : « Bonjour, comment ça va ? », l’une de ces phrases d’accroche typiques des « arnaqueurs sentimentaux » qui prolifèrent en ligne, font mine de s’éprendre de leur interlocutrice, en général assez âgée, avant de lui demander une somme importante.
L’un des intérêts du roman, selon Mayer, est sinon d’inverser la répartition des rôles entre le manipulateur et sa victime, du moins d’en brouiller les contours. Autre point fort : son ton. Martina Hefter, l’autrice, dont Mayer relève les nombreux points communs avec la Junon du livre (elle aussi est mariée à un écrivain atteint de sclérose en plaques), « fait preuve d’un optimisme de défi qui l’emporte sur la tendance si répandue à se plaindre. Elle écrit l’histoire de deux survivants. Dans le mythe antique, Jupiter, le supermacho débauché, prenait toutes les libertés, tandis que la brave Junon, déesse du mariage, boudait jalousement sur l’Olympe. Il en va tout autrement dans ce roman, dans lequel une femme prend son destin en main. »
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L’invasion de l’Irak, en 2003, par l’armée américaine aidée par les troupes d’une coalition comprenant principalement la Grande-Bretagne est aujourd’hui considérée comme une des initiatives de politique étrangère les plus malheureuses des cinquante dernières années. Le renversement par la force du régime de Saddam Hussein et l’occupation du pays qui s’en est suivie n’ont pas seulement eu pour effet de plonger l’Irak dans le chaos. Ils ont profondément déstabilisé l’ensemble du Moyen-Orient. On s’est interrogé sur les raisons qui conduisirent à prendre une décision aux conséquences aussi catastrophiques. Le motif avancé par les promoteurs de l’initiative était la détention, par l’Irak, d’armes de destruction massive qui se sont révélées introuvables. Ce n’était pas qu’un prétexte : tout indique que ceux qui affirmaient l’existence de ces armes y croyaient vraiment. Mais il y a d’autres explications : le sentiment d’humiliation éprouvé par les Américains après les attentats du 11 septembre 2001 et la volonté de venger cet affront ; la présence, dans l’entourage du président George W. Bush, de néoconservateurs fervents, partisans d’une politique étrangère interventionniste et convaincus qu’il était possible de parachuter la démocratie partout dans le monde ; les intérêts pétroliers des États-Unis ; le ressentiment personnel du président envers Saddam Hussein, qu’il suspectait d’avoir ordonné une opération visant à assassiner son père (George H. W. Bush) lors d’une visite de celui-ci au Koweït.
Sans exclure ces éléments, le journaliste Steve Coll, dans Achilles Trap, fait remonter plus loin dans le temps les origines de ce qu’on appelle aujourd’hui la guerre d’Irak, ou seconde guerre du Golfe. La décision qui l’a précipitée, soutient-il au terme d’une enquête minutieuse, est le point d’aboutissement d’une longue histoire de relations difficiles et tumultueuses entre l’Irak et les États-Unis : vingt-cinq ans de malentendus, de quiproquos, d’ignorance réciproque, d’incompréhension, de doubles jeux, de mensonges, d’erreurs d’appréciation et de jugement. Pour la reconstituer, Steve Coll a rencontré une centaine de personnalités irakiennes et américaines, témoins ou acteurs-clés des différents épisodes. Il a aussi exploité une partie des archives saisies par les troupes américaines lors de la prise de Bagdad. À côté de milliers de documents, elles contiennent les transcriptions de ce qui s’est dit lors de réunions auxquelles participait Saddam Hussein : comme Richard Nixon, dont il partageait le tempérament suspicieux, le dictateur faisait systématiquement enregistrer les propos tenus en sa présence.
L’histoire racontée dans Achilles Trap se déroule davantage à Bagdad qu’à Washington. Steve Coll fait le portrait d’un régime autoritaire dictatorial où l’emprisonnement des opposants, les exécutions sans procès et la torture étaient de règle. « Par instinct, [Saddam Hussein] soupçonnait particulièrement ceux qui étaient chargés de le protéger des menaces – ses services d’espionnage, sa police secrète, ses forces armées. Il avait construit un système de protection basé sur des couches de services de renseignement dont les champs d’action se recouvraient et qui s’espionnaient les uns les autres [...]. Ses espions écoutaient les conversations téléphoniques de ses généraux et plantaient des informateurs dans l’armée, ce qui veut dire que certains de ses proches étaient constamment occupés à en surveiller d’autres. » Lorsqu’ils étaient accusés de trahison, les chefs militaires et les hauts fonctionnaires étaient traités sans pitié. Parfois, toutefois, Saddam leur pardonnait sans raison apparente, et l’incertitude au sujet de ses changements d’humeur ne faisait que renforcer son pouvoir.
Resté toute sa vie fidèle au clan dont il était issu, formé par l’idéologie du nationalisme arabe, c’était un homme dur, souvent cruel, qui a commencé sa carrière comme homme de main du parti Baas avant de purger celui-ci de ses rivaux une fois arrivé au sommet de l’État. Furieusement antisémite, il était obsédé par Israël à un point qui perturbait son appréhension des affaires du Moyen-Orient. Intelligent mais l’esprit parfois nébuleux, il pouvait tenir des propos témoignant d’une étonnante perspicacité, puis l’instant suivant se lancer dans des considérations géopolitiques absurdes. Il écoutait toujours attentivement ses interlocuteurs sans que ceux-ci puissent deviner sa pensée. Grand lecteur de Mémoires et de biographies d’hommes d’État, il était un bourreau de travail qui se levait à cinq heures du matin. Autant que sur la terreur, le régime reposait sur l’octroi de largesses. Saddam comblait de cadeaux, des montres ou des voitures de luxe, ses collaborateurs et les chefs d’État qui lui rendaient visite. Les blessés de guerre et les familles de soldats décédés recevaient des pensions généreuses, et les civils et militaires méritants bénéficiaient de nombreux avantages.
Le récit de Steve Coll commence en 1979, au moment où Saddam Hussein, arrivé au pouvoir, décide de lancer un programme de recherche visant à doter l’Irak de l’arme nucléaire. Deux spécialistes de physique nucléaire, Jafar Dhia Jafar et Hussain Al-Shahristani, sont contactés à cet effet. Le premier deviendra le chef du programme, le second, refusant de s’associer au projet, passera onze ans en prison avant de réussir à s’évader et se réfugier en Iran. L’histoire de ces deux scientifiques est un des fils conducteurs du récit de Steve Coll.
Quelques années plus tard éclatait la guerre Iran-Irak, déclenchée par Saddam Hussein dans la crainte des conséquences possibles, pour son pays, du succès de la révolution islamique chez son puissant voisin. Préoccupée par la perspective d’une victoire de l’Iran qui semblait l’emporter sur le terrain, l’administration américaine, sous l’autorité de Ronald Reagan, donna instruction à la CIA de fournir à l’État-major irakien des informations cartographiques pouvant l’aider à contrer l’avance des troupes iraniennes. Tout en condamnant officiellement l’utilisation des armes chimiques, les États-Unis fermèrent les yeux sur leur emploi par l’armée irakienne contre les troupes iraniennes. Ils ne protestèrent pas davantage lorsqu’elle les utilisa, à la fin de la guerre, contre des populations civiles kurdes, en représailles d’une insurrection.
En même temps, pour pouvoir financer secrètement la guérilla antisandiniste au Nicaragua tout en facilitant la libération d’otages américains détenus par le Hezbollah au Liban, des membres de l’administration Reagan, en collaboration avec Israël, organisaient la vente d’armes à l’Iran en violation d’un accord international qui l’interdisait. Lorsque le fait fut rendu public, face à ce double jeu, Saddam Hussein conçut, à l’égard des États-Unis et de la CIA, une terrible méfiance que l’avenir justifiera.
La guerre Iran-Irak, qui se termina en 1988 sans gain aucun pour les deux belligérants, laissa les deux pays endeuillés par de terribles pertes humaines et économiquement exsangues. L’Irak était lourdement endetté auprès des pays arabes du Golfe qui l’avaient soutenu financièrement. Ne parvenant pas à négocier avec le Koweït les conditions de remboursement qu’il voulait, et en raison d’un ancien différend territorial avec ce pays, Saddam Hussein, en 1990, lança ses troupes à l’assaut du Koweït. « Dans la cascade d’erreurs, observe Steve Coll, qui ont conduit à l’invasion américaine de l’Irak en 2003, l’échec de l’administration Bush à dissuader Saddam Hussein d’envahir le Koweït – et celui de Saddam à comprendre ce qui allait se passer s’il agissait en ce sens – occupent une place proéminente. » À Washington, on espérait encore, contre tout espoir, améliorer les relations avec Bagdad. Saddam Hussein, de son côté, était encouragé par la tolérance dont faisaient preuve les Américains à son égard. Les pensant, à tort, parfaitement conscients de ses intentions d’envahir et occuper le Koweït, il interprétait leur silence comme une approbation tacite. « Si vous ne vouliez pas que nous y allions, dira-t-il à ses interrogateurs américains treize ans plus tard, une fois capturé, pourquoi ne pas nous l’avoir dit ? »
Les États-Unis réussirent à rassembler une alliance de quarante pays contre l’Irak, dont l’offensive au Koweït s’acheva en déroute. À dater de ce moment, la politique américaine à l’égard de Saddam Hussein changea complètement. Au cours des années qui suivirent, durant la fin du mandat de George H. W. Bush et ceux de Bill Clinton et George W. Bush, la CIA multiplia sans succès les actions secrètes pour le renverser. Le changement de régime en Irak était devenu l’objectif.
Suite à la guerre et à la répression brutale d’une nouvelle rébellion kurde, le Conseil de sécurité de l’ONU adopta des sanctions économiques envers l’Irak. Leur principal objectif était de contraindre le régime à détruire les armes chimiques et biologiques qu’il détenait et à arrêter son programme de développement d’armes nucléaires. Des inspecteurs de l’ONU furent envoyés en Irak pour faire l’inventaire des stocks d’armes et des installations. Après avoir essayé d’entraver leur travail, Saddam Hussein prit soudainement la décision de se débarrasser secrètement d’une grande partie de ses armes de destruction massive et des infrastructures utilisées pour les produire. Un millier de bombes, des têtes de missiles et des tonnes de produits précurseurs d’armes chimiques furent détruits. Les plans et documents relatifs aux armes nucléaires et les instruments utilisés pour enrichir l’uranium furent jetés dans des conteneurs. Le tout sans qu’aucune trace écrite ou photographique de l’opération ne soit conservée.
« Cette décision, relève Steve Coll, allait s’avérer une des étapes les plus fatales dans la marche de Saddam et de l’Amérique vers le désastre. Elle eut pour conséquence que même lorsque l’Irak, plus tard, s’efforça d’être honnête au sujet de ce qui avait été détruit, […] ses dirigeants eurent de la peine à en persuader les inspecteurs de l’ONU. » De fait, les hauts responsables des programmes secrets eux-mêmes ne savaient pas exactement ce qui avait été démantelé. Pour quelle raison Saddam a-t-il pris cette décision ? Il n’y a pas de réponse simple à cette question, reconnaît Coll. Il semble avoir agi instinctivement, animé par son sentiment naturel de méfiance et cette volonté d’éviter les humiliations qui lui avaient fait présenter sa défaite au Koweït comme une victoire. Tout en souhaitant apaiser les craintes de l’ONU, il ne voulait de surcroît pas paraître faible aux yeux du monde et de ses ennemis de toujours, l’Iran et Israël, qui auraient pu être tentés de l’attaquer. Enfin, il pensait sans doute que dire la vérité sur son programme d’armement n’entraînerait pas nécessairement la levée des sanctions.
Les derniers chapitres de The Achilles Trap résument les événements intervenus entre la chute des tours du World Trade Center et le début de l’invasion de l’Irak. S’appuyant notamment sur le rapport très complet d’une commission d’enquête britannique publié en 2016 (le rapport Chilcot), Steve Coll reconstitue avec précision le processus ayant conduit à la décision de lancer l’offensive. Une fois encore, il voit opérer le mécanisme d’aveuglement réciproque à l’œuvre durant les deux décennies précédentes. S’auto-intoxiquant à l’aide des conclusions fragiles de rapports de services de renseignements de fiabilité douteuse, refusant l’idée que l’absence de preuve pût être une preuve d’absence, ainsi que le résultat négatif des inspections de l’ONU le suggérait, les leaders américains et anglais restaient convaincus que l’Irak dissimulait des armes de destruction massive. Ils imaginaient aussi Saddam Hussein dans les mêmes dispositions belliqueuses qu’autrefois, à un moment où, de moins en moins intéressé par les questions militaires, il se concentrait surtout sur la rédaction de romans (il en rédigea quatre en peu de temps). De son côté, convaincu de l’omniscience de la CIA, « Saddam tenait pour acquis [qu’elle] savait qu’il n’avait pas d’armes de destruction massive. Il interpréta donc les accusations américaines et britanniques au sujet de son arsenal supposé d’armes nucléaires et bactériologiques comme des arguments de propagande utilisés dans le cadre d’une conspiration pour se débarrasser de lui. »
L’invasion de l’Irak en 2003 aurait-elle eu lieu si le général Colin Powell, peu convaincu de son opportunité, avait démissionné de son poste de secrétaire d’État, si George W. Bush avait moins écouté les « faucons » Donald Rumsfeld et Dick Cheney, si Al Gore avait été élu à sa place, si les tours jumelles ne s’étaient pas effondrées ? Sans doute que non, mais il est presque sûr que l’affrontement des États-Unis et de l’Irak se serait poursuivi sous une autre forme, moins spectaculaire. En raison de la mécompréhension mutuelle bien analysée par Steve Coll, mais aussi parce que les intérêts américains au Moyen-Orient et ceux de Saddam Hussein et son régime continuaient à s’opposer profondément.
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Si vous lisez l’espagnol et ne dédaignez pas les romans mettant en scène des situations et des personnages complexes, vous ne serez pas déçu ! Le narrateur, Diego Duocastella, est de retour à Barcelone après sept années passées en Italie. Avant de prendre ses fonctions de directeur du nouveau musée de la Mémoire contemporaine, ce célibataire insouciant revient à Poblet, un village imaginaire proche de Cadaqués où sa famille possède une résidence secondaire. Il y rencontre les Pons, un couple nouvellement arrivé, formé par un entrepreneur d’origine modeste et la séduisante Laura, issue d’une famille aisée. Les Pons s’installent dans le village avec leurs trois enfants et Berta, l’énigmatique sœur de Laura. Des relations érotico-amicales se tissent entre les quatre personnages, auprès desquels le narrateur fait resurgir le souvenir d’amis et notamment de femmes qui ont compté dans sa vie.
Inspiré par Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, le Catalan Gonzalo Torné nous plonge dans un univers psychologique multidimensionnel où « les dynamiques de pouvoir et les différences de classe s’infiltrent sous la surface des relations personnelles », écrit le critique littéraire espagnol Domingo Ródenas de Moya dans El País. C’est aussi une critique subtile de la bourgeoisie catalane. Un roman dans la lignée de Henry James, Iris Murdoch ou Saul Bellow, estime-t-il.
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En Allemagne, les super-riches restent mal connus, bien plus que dans d’autres pays. La faute, selon la journaliste Susanne Billig, à « un manque flagrant de données ». « L’État allemand, écrit Billig dans un article paru sur le site de la radio publique Deutschlandfunk, n’aide guère à la transparence. Il n’existe aucune statistique officielle sur la fortune. D’où l’impossibilité de répondre avec certitude à des questions même banales. Personne ne sait combien de milliardaires et de multimilliardaires il y a exactement en Allemagne, qui fait partie du cercle des super-riches, combien de milliards ils possèdent exactement, quelle part cela représente dans la fortune totale du pays et si leur richesse est constituée d’entreprises, d’actions ou de biens immobiliers. »
C’est pour combler ces lacunes que la journaliste de gauche Julia Friedrichs s’est lancée dans une enquête dont le résultat, « Crazy Rich. Le monde secret des super-riches », vient de paraître outre-Rhin. Un ouvrage que salue Billig et qui montre « comment les immenses fortunes façonnent la psyché des possédants, mais aussi la société et la démocratie ».
Friedrichs a mené des centaines d’heures d’entretiens avec les membres de cette élite de la richesse, dont beaucoup ont préféré garder l’anonymat. Pour Melanie Mühl du Frankfurter Allgemeine Zeitung, le résultat est moins neuf que révélateur. Dans le magazine Focus, le sociologue Rainer Zitelmann, qui s’est aussi intéressé au sujet, lui reproche, pour sa part, un biais en faveur des héritiers et au détriment des self-made men. Ainsi du personnage le plus sympathique de l’ouvrage, « Sebastian », incarnation du « bon riche ». Il a si honte des milliards qu’on lui a légués que, « pour cacher sa richesse à ses amis, il vit dans un appartement de 45 m2 avec un petit balcon. »
[post_title] => Pour vivre riches, vivons cachés
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L’humanité doit beaucoup au petit royaume de Lydie, sur la côte d’Asie Mineure : c’est là qu’au VIe siècle avant notre ère ont été institués et la monnaie métallique et le monopole royal sur sa frappe. « Monnaie et État sont alors devenus synonymes », écrit l’économiste irlandais David McWilliams, pour leur bénéfice mutuel et supposément le nôtre. La collaboration – on pourrait presque dire la symbiose – entre monnaie et État n’a-t-elle pas entraîné l’essor du commerce inter-peuplades, donc la diminution des conflits (« car pour commercer, il faut d’abord déposer la lance », disait l'anthropologue Marcel Mauss), donc la prospérité des citoyens et le développement de la puissance étatique, donc l’urbanisation, donc… ?
Si la thèse n’a rien d’original, l’auteur a en tout cas le mérite de l’étayer d’informations insolites, comme celle-ci : avec des pièces de valeur reconnue et d’un transport facile, on a pu payer les dots d’épouses de plus en plus lointaines et diversifier le pool génétique ! À Athènes, la force du tétradrachme d’argent a permis aux citoyens de vivre à 75 % d’importations et de cultiver leur esprit et les arts. À Rome, les sesterces (et la spéculation) ont financé l’expansion géographique et celle du pouvoir impérial. Au Moyen Âge, la centralisation monétaire et politico-religieuse a coïncidé avec le progrès technologique (notamment la charrue métallique) et l’explosion consécutive de la productivité agricole. En Sicile, les Normands qui avaient appris de la mathématique arabe comment jongler entre monnaies, poids et denrées, ont connu « la réussite géostratégique la plus spectaculaire du XIIe siècle ». Enfin les marchands et banquiers italiens qui ont pris leur relais ont mis au point la comptabilité en partie double qui fit émerger la Renaissance et le capitalisme.
Mais l’alliance monnaie-pouvoir étatique n’engendre pas que le meilleur : dès que « l’État commence à tricher avec la valeur de sa monnaie », écrit Simon Hunt dans The Standard, le pire n’est pas loin. C’est d’ailleurs en évoquant ce pire que David McWilliams est à son meilleur, notamment grâce à sa sélection d’exemples. Ainsi, parmi les 210 causes invoquées pour justifier la chute de Rome, celle qu’il privilégie est l’effondrement de la monnaie impériale, malgré les efforts du tant décrié Tibère qui avait sauvé l’empire et son trône en se portant « prêteur en dernier ressort » lors d’une crise financière. Mais sous Gallien, au IIIe siècle, la teneur en argent du denier romain, en principe de 60 %, était tombée à 4 %. L’empereur fut assassiné et on connaît la suite… Enfin si l’Empire aztèque a facilement succombé, ce n’est pas seulement parce qu’il était moins bien armé que les conquistadors mais aussi « parce qu’il n’était doté que d’un système monétaire rudimentaire ». À noter que la déréliction d’une monnaie n’est pas forcément provoquée par l’incompétence du pouvoir en place (comme ce fut le cas pour l’assignat révolutionnaire), mais résulte parfois d’interventions extérieures. Les Anglais, financiers experts, ont ainsi fabriqué de faux « continentals », la monnaie des indépendantistes américains, pour torpiller l’insurrection de leur colonie (sans grand succès d’ailleurs, au contraire : conscient du rôle crucial de la monnaie, Hamilton a fait du dollar la colonne vertébrale de l’État fédéral et la clé du succès économique de l’ex-colonie). Lénine, lui, avait projeté d’inonder la Russie de faux roubles, mais le régime tsariste s’est effondré avant. L’idée a pourtant été reprise à l’autre bout du spectre politique, par Hitler. Il avait réuni au camp de Sachsenhausen une centaine de spécialistes juifs pour fabriquer de faux billets de 10 £ qu’il comptait larguer au-dessus de Londres afin de détruire la foi des Anglais en leur monnaie et leurs gouvernants. Mais quand les billets – d’une perfection absolue – ont été prêts, les bombardiers étaient requis ailleurs (c’est tout de même avec ces contrefaçons qu’ont été payées la rançon de Mussolini ou la relocalisation en Amérique du Sud de bien des hiérarques nazis !). La monnaie repose sur – et inspire – la confiance en l’État, et la déprécier est un sacrilège. Dante, digne fils de l’ultra prospère Florence, relègue d’ailleurs conjointement dans le huitième (et pire) cercle de son Enfer le traître Simon et le faussaire Adamo : l’un, pour avoir provoqué la chute de Troie en incitant les assiégés à y faire entrer le fameux cheval, l’autre parce qu’il avait voulu décrédibiliser le florin florentin afin que Brescia triomphe enfin de sa grande rivale.
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Nous avons la mémoire courte. Souvenons-nous, tout de même : le principal dissident chinois des années 2000, Liu Xiaobo, est mort en détention en 2017. Il était incarcéré depuis neuf ans, son dernier fait d’armes ayant été de contribuer à rédiger et à diffuser la « Charte 08 », inspirée de la « Charte 77 » des écrivains dissidents tchécoslovaques diffusée trente ans auparavant. Dans The New York Review of Books, l’essayiste américain Ian Johnson, de retour aux États-Unis après avoir passé deux décennies dans la Chine de Xi Jinping, salue la biographie « définitive » de Liu, sous la plume du sinologue Perry Link et d’un coauteur chinois anonyme.
Liu est né en 1955. Dans sa prime jeunesse, il avait participé avec un parfait suivisme aux persécutions et humiliations de la Révolution culturelle. Son esprit rebelle s’est révélé lorsqu’il fit des études d’esthétique ; il prit alors le contrepied de la doxa communiste d’après laquelle l’art est objectif et doit refléter l’engagement politique. Devenu une vedette de la contre-culture à une époque où le régime tolérait ce type d’opposition, il se complut dans un narcissisme qui rappelle celui de certains intellectuels français. Il changea complètement d’attitude après un voyage en Europe et aux États-Unis à la veille de Tian’anmen. Revenu à la hâte en Chine pour se mêler aux événements, il harangua les étudiants radicalisés pour tenter de les raisonner : « Ce n’est pas la démocratie [que vous promouvez]. C’est la haine. La haine ne peut conduire qu’à la violence et à la dictature […], ce dont la démocratie chinoise a d’abord besoin c’est de se débarrasser de la haine et de la mentalité de voir partout des ennemis ; ce dont nous avons le plus besoin c’est de calme, de raison et de dialogue […] et par-dessus tout, de tolérance ! » Les étudiants révoltés le traitèrent de poule mouillée.
Emprisonné au lendemain de Tian’anmen au faux motif qu’il en aurait été l’un des instigateurs, il fut relâché deux ans plus tard et entama une longue carrière de dissident au nom de la démocratie et de la justice sociale. Alors qu’il aurait eu maintes occasions de quitter le pays et de s’installer à l’étranger, note Ian Johnson, il tint à rester sur place. Cela lui valut encore trois ans de camp de travail, avant son arrestation définitive en 2008. Il se vit décerner le prix Nobel de la paix en 2010.
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Quelques jours après la mort d’Emmy Noether, en 1935 à l’âge de 53 ans suite à une opération chirurgicale qui semblait s’être bien déroulée, Albert Einstein, jugeant que le simple entrefilet que le New York Times avait consacré à son décès ne lui rendait pas justice, écrivit à la rédaction du journal une lettre dans laquelle il notait ceci : « Au jugement de la plupart des mathématiciens compétents […] Fräulein Noether était le génie mathématique créatif le plus considérable produit depuis que les femmes ont accès aux études supérieures ». Einstein avait eu l’occasion de prendre personnellement toute la mesure du talent hors pair de la mathématicienne une vingtaine d’années auparavant, lorsque, n’ayant pas encore émigré aux États-Unis, ils vivaient et travaillaient tous les deux en Allemagne. Alors qu’il était en train de concevoir la théorie de la relativité générale, Noether, à la demande de ses maîtres à l’université de Göttingen David Hilbert et Felix Klein, avait aidé ceux-ci à résoudre un sérieux problème posé par les équations de la gravitation dans cette théorie : en apparence, elles violaient le principe de conservation de l’énergie.
Ce n’est cependant pas cette contribution qu’Einstein relevait dans sa lettre, mais l’importance des travaux de Noether en algèbre. Ce faisant, il rejoignait le jugement de Noether elle-même, qui considérait l’article dans lequel elle synthétisait les idées qui se sont révélées si utiles pour la validation de la relativité générale comme le produit d’une excursion en dehors de son véritable champ d’intérêt. Les deux théorèmes contenus dans cet article ont été longtemps oubliés. Redécouverts dans les années 1970, ils sont aujourd’hui considérés par les physiciens comme fondamentaux pour leur discipline, du fait de leurs applications dans de nombreux domaines. Quant aux travaux de Noether en algèbre, comme le savent tous les mathématiciens, ils ont contribué à révolutionner celle-ci en profondeur.
De nombreux livres ont été consacrés à Emmy Noether, son œuvre mathématique et sa vie. Ils mettent en lumière sa personnalité singulière, la nature de sa créativité et les difficultés qu’elle a rencontrées pour se faire reconnaître dans le monde universitaire. Deux des meilleures biographies parmi les plus récentes sont celle de la mathématicienne italienne Elisabetta Strickland (2024) et l’ouvrage publié en 2022, deux ans avant sa mort prématurée, par l’auteur suisse germanophone Lars Jaeger.
Emmy Noether était née à Erlangen, au centre de l’Allemagne, dans une famille juive de classe moyenne. Son père, Max Noether, était mathématicien et professeur à l’université de la ville. Elle était l’aînée de quatre enfants. Peu intéressée par les travaux domestiques, de toutes les activités traditionnellement pratiquées par les jeunes filles à l’époque, elle n’aimait que la danse. Après avoir étudié l’anglais et le français, à l’enseignement desquels elle était censée se destiner, elle décida de se tourner vers les mathématiques. L’université n’étant pas ouverte aux jeunes filles, elle suivit les cours à titre d’étudiante libre, à Erlangen tout d’abord, puis à l’université de Göttingen, où enseignaient les mathématiciens Felix Klein, David Hilbert et Hermann Minkowski. De retour à Erlangen après que les restrictions à l’accès des jeune filles y eurent été levées, elle y passa un doctorat sous la direction de Paul Gordan. Sa thèse, reçue summa cum laude, portait sur les systèmes d’invariants dans certaines classes de polynômes. Elle s’inscrivait dans le cadre de l’approche traditionnelle de l’algèbre qui était celle de Gordan. De 1908 à 1915, Noether enseigna à l’université d’Erlangen sans être payée, parfois en remplacement de son père, dont elle supervisa même les travaux de deux doctorants.
En 1915, elle était appelée à Göttingen par Klein et Hilbert. C’est peu après son arrivée qu’elle aida à résoudre le problème auquel les deux mathématiciens et Einstein étaient confrontés. En physique, il existe des principes fondamentaux appelés « lois de conservation » qui affirment la constance de certaines grandeurs au cours de l’évolution d’un système. Les plus connues, qui sont les premières à avoir été découvertes, sont les lois de conservation de l’énergie, de la quantité de mouvement, du moment cinétique et de la charge électrique. Ainsi qu’Hilbert le fit remarquer, il semblait qu’une caractéristique singulière de la théorie de la relativité générale était que la loi de conservation de l’énergie ne s’y appliquait pas. Emmy Noether résolut le problème en montrant, à l’aide de deux théorèmes, l’existence d’une correspondance réciproque entre différentes lois de conservation et différents types de symétries impliquant chacune une forme particulière d’invariance (pour les trois premières citées, par exemple, les invariances par translation dans le temps, translation dans l’espace et rotation dans l’espace). Le premier théorème a des applications en mécanique classique (newtonienne) et en relativité restreinte ; le second en relativité générale mais aussi, on le découvrira par après, dans tous les autres domaines où appel est fait à des symétries de jauge locales, comme le modèle standard des particules élémentaires. La portée générale de l’approche de Noether ouvrait à ses théorèmes un vaste champ potentiel d’applications en physique.
En dépit de l’appui résolu de Klein et Hilbert, Emmy Noether ne parvint pas à être immédiatement nommée à Göttingen. Un certain nombre de professeurs, surtout d’histoire et de philologie, ne souhaitaient pas la voir rejoindre leurs rangs. La légende veut qu’à l’occasion d’une discussion houleuse, Hilbert, faisant valoir à quel point le fait que la candidate soit une femme était dépourvu de pertinence dans le contexte, faisant référence à un lieu où la séparation des sexes était de rigueur, se soit furieusement exclamé : « Messieurs, nous sommes ici dans une université, pas dans un établissement de bains ». Il est possible que la sympathie notoire d’Emmy Noether pour le socialisme et l’Union soviétique, ainsi que son ascendance juive, aient contribué à renforcer les réticences de certains membres du corps professoral.
Durant quelques années, elle fut donc obligée de donner à Göttingen des cours formellement attribués à Hilbert, toujours sans être rétribuée. Finalement admise à l’examen d’habilitation à enseigner, elle obtint en 1922 un poste honoraire de professeur associé avant de se voir accorder, un an plus tard, une charge d’enseignement de l’algèbre. À 41 ans, elle touchait pour la première fois un (modeste) salaire pour son travail. Jusque-là, elle avait chichement vécu de l’aide financière de sa famille puis, à la mort de son père, du petit héritage qu’il lui avait laissé. En 1931, elle était enfin nommée professeur associé à plein titre. Au cours des dix-huit ans qu’elle a passés à Göttingen (1915-1933), Noether s’est constamment retrouvée entourée d’étudiants brillants qui ont fini par former une sorte d’école. En 1933, l’arrivée des nazis au pouvoir la contraignit à quitter l’Allemagne. Au départ peu inquiète, elle finit par se convaincre qu’elle avait intérêt à s’exiler. Dans un premier temps, elle songea à s’installer à Oxford. Prise par le temps, elle accepta une invitation du collège d’études supérieures pour jeunes filles Bryn Mawr, en Pennsylvanie. Elle y enseigna jusqu’à sa mort, tout en donnant des cours à l’Institute for Advanced Study de Princeton.
Toute la seconde et la troisième parties de la carrière d’Emmy Noether (1920-1935) furent consacrées à des travaux d’algèbre abstraite, domaine dans lequel son apport s’est avéré décisif. L’algèbre abstraite, ou algèbre générale, porte, non sur les nombres, comme l’algèbre élémentaire, mais sur les structures mêmes de l’algèbre. Une de ces structures est celle de groupe, dont l’idée a été introduite au XIXe siècle par le mathématicien français Évariste Galois, tragiquement mort dans un duel à l’âge de 20 ans. Une autre est celle d’anneau.
Le concept d’anneau a été forgé sous un autre nom par Richard Dedekind. Ainsi baptisé par David Hilbert, l’anneau peut être défini comme un ensemble d’éléments pouvant faire l’objet de deux opérations analogues à l’addition et la multiplication pour les nombres entiers. Ces éléments peuvent être des nombres (entiers, rationnels, réels ou même complexes), mais aussi des objets non numériques tels que des polynômes, des matrices carrées, des fonctions ou des séries. Entre autres réalisations, Emmy Noether a identifié un type particulier d’anneau aujourd’hui baptisé « anneaux noethériens ». Suprême consécration, sur le modèle de « cartésien », « newtonien » ou « riemannien », l’adjectif « noethérien » est aujourd’hui très utilisé en algèbre et de nombreux objets mathématiques portent des noms qui le comprennent.
Les mathématiques étaient la seule passion d’Emmy Noether et le principal sujet dont elle parlait. Jamais elle ne s’est mariée ni a eu d’enfants et on ne lui connaît aucune liaison amoureuse. Naturellement corpulente, très myope, elle prit davantage de poids encore avec les années du fait de mauvaises habitudes alimentaires qu’expliquait notamment sa pauvreté. Peu soucieuse de son apparence, elle négligeait complètement sa mise et portait les vêtements qu’elle jugeait les plus commodes pour donner cours. Elle parlait volontiers fort et, dans les moments d’exaltation, sa chevelure nouée en chignon pouvait se défaire sans qu’elle se préoccupe de la remettre en place. Ses leçons étaient extrêmement peu structurées et pouvaient jeter ses étudiants dans un profond désarroi. Mais ceux qui parvenaient à la suivre en étaient récompensés. Généreuse de son temps et de ses idées, elle soutenait et encourageait ses étudiants et ses collègues, discutait sans arrêt et intensément avec eux, rédigeait des introductions à leurs travaux et leur laissait le crédit d’idées qui étaient largement les siennes ou qu’elle avait fortement inspirées. Sur les quelques photos qu’on a gardées d’elle, observe Lars Jaeger, son visage est invariablement souriant et souvent carrément radieux.
Il est commun de présenter Emmy Noether comme une des dernières représentantes de cette lignée de mathématiciennes et de physiciennes qui ont réussi à s’imposer dans leur domaine à une époque où l’idée qu’une femme puisse être savante apparaissait incongrue : Émilie du Châtelet, Laura Bassi, Sophie Germain, Ada Lovelace. Lars Jaeger rapproche aussi sa figure de celle de sa contemporaine Lise Meitner, qui partageait avec elle la caractéristique d’être juive dans un monde universitaire allemand où l’antisémitisme était répandu. Ni féministe avant la lettre, ni judaïste pratiquante, Emmy Noether ne se voyait pas avant tout comme une femme ou une juive, mais comme une mathématicienne. C’est également ainsi que la percevaient ses collègues et ses étudiants, impressionnés par ses formidables capacités intellectuelles. À sa mort, deux de ses collaborateurs à Göttingen devenus ses amis les plus proches, le Russe Pavel Alexandrov et le Néerlandais Bartel Leendert van der Waerden, publièrent l’un et l’autre de très beaux hommages. Dans son article des Mathematische Annalen, van der Waerden résume ainsi le principe fondamental qui, affirme-t-il, a guidé Emmy Noether dans l’ensemble de ses travaux : « Toutes les relations entre les nombres, les fonctions et les opérations deviennent transparentes, largement applicables et pleinement productives […] lorsqu’elles ont été séparées des objets particuliers auxquels elles s’appliquent et reformulées en tant que concepts universels ».
Dans les affaires humaines et les savoirs qui en traitent (les sciences humaines et, jusqu’à un certain point, la philosophie), l’abstraction et la généralisation sont, au mieux des armes à double tranchant, au pire des tendances délétères. Mais, en mathématiques, elles sont l’instrument par excellence de la découverte. Emmy Noether maîtrisait ces procédés à un degré superlatif. C’est ce qui lui a permis de produire les résultats de recherche d’une immense portée pour lesquels, assurément, elle aurait aimé qu’on se souvienne d’elle avant tout.
[post_title] => Emmy Noether, un « génie mathématique » selon Einstein
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Et si la « singularité » chère à Ray Kurzweil – ce moment où la fusion de l’IA et de l’intelligence humaine multipliera « nos capacités des millions de fois » – était déjà parmi nous ? Le pape du transhumanisme prévoyait l’événement pour 2045, et ses prédictions sont parfois exactes (n’avait-il pas annoncé que l’ordinateur battrait l’homme aux échecs en 1997, et ça s’est produit en 1998). Mais dans certains domaines, notamment celui du renseignement militaire israélien, cette fusion « aux effets cumulatifs exponentiels » fonctionne déjà, comme l’expose « le brigadier général Y.S ».
Il sait de quoi il parle. Il est en effet le patron de l’unité ultra-secrète 8200, qui traque le Hamas et le Hezbollah et choisit les cibles des bombardements à l’aide de logiciels comme Lavender et The Gospel (!). Le problème des grandes oreilles aujourd’hui n’est pas de collecter des données mais bien de les décrypter, analyser, croiser – bref de les faire parler presque malgré elles. Dans l’ex-RDA, la sinistre Stasi en faisait de même, bourrant constamment ses fameux dossiers (presque un pour deux adultes est-allemands) de toujours plus d’informations, la plupart inutiles. Hormis quelques pépites que la Stasi (principal employeur de la RDA !) avait le temps et surtout les moyens de détecter dans le fatras. Les services secrets israéliens, eux, doivent opérer bien plus efficacement et dans l’urgence. Désormais ils savent identifier les membres des organisations ennemies et surtout suivre leurs allées et venues. Qui fait partie d’une boucle WhatsApp suspecte ? Qui change régulièrement de numéro de portable ? Qui possède des armes ? Et surtout : qui n'a pas dormi chez lui depuis au moins deux jours ? Quand quelqu’un cochant ces cases-là et quelques autres retourne à son domicile, c’est pour s’y faire bombarder en même temps que sa famille et ses voisins. Les logiciels déterminent le ratio cible/victimes collatérales, et la décision dépend ensuite de l’importance de la cible... et des circonstances (on suppose qu’après le 7 octobre on tolérait, par vengeance, des ratios consternants).
Le brigadier général Y.S est un technophile enthousiaste, limite messianique, qui voit dans cette alliance des deux intelligences, la digitale et la biologique, la clé de la tranquillité des nations – grâce notamment à la mise en place de « frontières digitales », infranchissables clandestinement. Israël est à la pointe de ce rapprochement, pour lequel le Talmud a quasiment inventé un concept, « Havruta » (collaboration homme-machine), ainsi qu’une image : celle des deux couteaux qui s’aiguisent mutuellement en se frottant l’un contre l’autre. Non seulement l’IA peut chaque jour traiter plus de données, chaque jour plus nombreuses, mais elle peut les analyser plus intelligemment afin de « mieux choisir les cibles militaires potentielles en évitant les goulots d’étranglement d’origine humaine », écrivent Harry Davies et Bethan McKernan dans The Guardian.
Exemple d’un de ces goulots : les renseignements israéliens avaient reçu un document en arabe révélant les contours de l’opération du 7 octobre, mais ils n'avaient pas pris en compte cette information qui n’avait pas été convenablement déchiffrée à temps. Grâce au deep learning, les systèmes analytiques vont vite devenir parfaitement arabophones. Clausewitz disait que « la guerre était le royaume de l’incertitude ». De moins en moins vrai, tendanciellement, mais ce n’est pas gagné. Le péan techno-optimiste du brigadier Y.S en a d’ailleurs, par sa parution même, apporté une preuve cocasse : une fausse manœuvre sur Amazon a révélé l’identité ultra-secrète de l’infortuné maître-espion. Elle est révélée par The Guardian (à savoir : Yossi Sariel). Cette bourde, ce n’est pas le cerveau-machine, infaillible presque par définition, qui l’a commise, mais celui d’un pauvre humain maladroit – en l’occurrence, ce même Yossi Sariel.
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En France, personne ou presque n’en a jamais entendu parler. En Allemagne, c’est l’équivalent d’un Jean-Jacques Goldman, un chanteur dont la popularité a traversé les décennies. Herbert Grönemeyer fait désormais l’objet d’une biographie qui, dès sa parution, a pris place parmi les meilleures ventes outre-Rhin. Elle a la particularité d’avoir été écrite par un vrai écrivain, Michael Lentz, lauréat en 2001 du prestigieux prix Ingeborg-Bachmann, auteur, par ailleurs, d’une thèse sur la poésie sonore, professeur à l’université de Leipzig et ami du chanteur.
Lentz retrace le parcours de Grönemeyer qui s’est d’abord fait connaître du grand public en tant qu’acteur dans le film culte Das Boot, sorti en 1981. Ce n’est que trois ans plus tard, après quatre albums passés inaperçus, que le cinquième, 4630 Bochum, le propulse sur le devant de la scène musicale allemande. Il s’en écoule 2,5 millions d’exemplaires, ce qui, à en croire Wikipédia, en fait le troisième album le plus vendu de l’histoire allemande. Lentz raconte des anecdotes inédites : comment, par exemple, ainsi qu’il le rapporte dans un entretien à la Südwestrundfunk, le jeune Grönemeyer, grâce à sa très bonne technique vocale, « pouvait faire semblant de chanter en anglais » ou en français, sans rien comprendre aux paroles. Il dévoile aussi les secrets de fabrication du chanteur, qui ne met pas ses textes en musique, mais en texte une musique qui lui préexiste. « Les sons disent et racontent déjà quelque chose, souvent l’essentiel. Il en résulte une ambiance, une image, une atmosphère. Le texte explique ensuite, exécute, complète et s’adapte en étant lié à des contraintes formelles comme la mesure et le nombre de syllabes, le rythme et les unités de temps. »
Au bout du compte, Lentz propose une analyse en profondeur de l’œuvre de Grönemeyer, peut-être un peu trop, à en croire Ina Beyer dans une critique parue sur le site de la Südwestrundfunk. L’ouvrage suppose, d’après elle, « un lecteur hautement résistant à la théorie musicale ». Heureusement, note-t-elle, il existe une solution pour alléger cette lecture parfois un peu ardue : « l’entrecouper de temps à autre d’une chanson de Grönemeyer ».
[post_title] => Le Jean-Jacques Goldman allemand
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