Frei Betto, dominicain brésilien et militant politique – engagé depuis les années 1980 aux côtés de Luiz Inácio Lula da Silva, réélu en octobre à la tête du pays –, est aussi un écrivain prolifique. Il a reçu à deux reprises le prix Jabuti, l’équivalent du Goncourt, en 1982 et en 2005. Dans son nouveau roman très documenté, il retrace l’histoire des Waimiris-Atroaris, un peuple autochtone d’Amazonie qui se désigne par le terme « Kinjas » (« vraies gens »). Au cœur du récit, le drame qui les frappe dans les années 1970, quand la dictature militaire lance la construction de l’autoroute BR-174 qui traverse le Brésil du sud au nord. Au nom du progrès et du profit, le colonel Fontoura veut « percer la forêt de routes ». Diário do comércio juge qu’il s’agit là d’une « lecture nécessaire alors que les compagnies minières et forestières font pression sur les peuples indigènes pour qu’ils abandonnent leurs terres ». Dans une interview accordée à O Tempo, Frei Betto déplore « la triste coïncidence entre le lancement du livre et l’assassinat de Bruno Pereira [expert des populations indigènes] et Dom Phillips [reporter britannique] », en juin 2022.
Dans son nouveau roman d’anticipation, l’écrivain Chu Yu-hsün met en scène une guerre qui éclate entre Taïwan et la Chine en 2047 et que relate, vingt ans plus tard, un narrateur âgé ayant recueilli les témoignages de protagonistes de tous bords : femmes, immigrés, maoïstes de la première heure… Son objectif : rendre plus concret un scénario absent, selon lui, de la littérature taïwanaise, alors même que l’éventualité d’un tel conflit hante tous les esprits. Dans ce roman au style documentaire, il s’agit moins d’imaginer une trame militaire plausible que de montrer, dans un contexte de guerre, le cheminement des Taïwanais en fonction de leur âge, de leur engagement politique, de leur histoire familiale. D’où un récit fractionné rassemblant cinq expériences en marge de l’histoire officielle. Pour Chou Sheng-kai, chroniqueur dans la revue Okapi, « la lecture que fait Chu de la situation taïwanaise actuelle sert d’ossature au roman ; pour donner du corps à ses cinq récits et étoffer son imaginaire sur le sujet, il puise ensuite dans les contrastes qui caractérisent le peuple taïwanais ».
S’il est un pays qui entretient un lien ambivalent avec la Russie, c’est bien l’Allemagne. On l’a vu ces derniers mois. Ce lien complexe d’amour-haine, où se mêlent convergences d’intérêts et violentes rivalités, ne date pas d’hier. C’est ce que nous rappelle un livre sur les relations germano-russes au XXe siècle, écrit par l’historien Stefan Creuzberger avant l’invasion russe de l’Ukraine, mais qui, « à bien des égards, note Frank Breuner sur le site de la Norddeutscher Rundfunk, a un caractère prophétique ».
Prenez Guillaume II et Nicolas II : ils sont cousins, leurs sujets on ne peut plus interdépendants. « En 1913, rappelle Josef König dans le magazine Spektrum, l’empire tsariste achetait 47,6 % de ses importations totales à l’Empire allemand ; inversement, 44,3 % des exportations totales de marchandises russes étaient destinées à l’Allemagne. » Or, à partir de 1914, on se livre une guerre sans pitié. D’ailleurs, fait peu connu, « la première utilisation de gaz toxiques par l’Allemagne eut lieu en Russie – au total, plus d’un demi-million de Russes ont été tués ainsi ». Après la guerre, Russie bolchevique et Allemagne vaincue se rapprochent : ce sont désormais deux États parias. Cette alternance de lunes de miel et de violents carnages culmine, bien entendu, avec le pacte germano-soviétique de 1939, bientôt suivi de la dévastatrice opération Barbarossa… À partir de 1955 et du voyage de Konrad Adenauer à Moscou, l’Allemagne se veut l’intermédiaire entre la Russie et le camp occidental. « Même après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et la résurgence des rêves impérialistes à Moscou, la politique allemande a continué de miser sur l’entente, estime Breuner, par gratitude pour l’unité allemande [à laquelle les Russes ne se sont pas opposés] et par sentiment d’une responsabilité historique. »
« Si aujourd’hui, les artistes et les écrivains se doivent d’être alcooliques, toxicomanes, incestueux ou fêlés, il fut un temps où ils avaient un statut similaire à celui des saints, observe El País. [...] Il n’est donc pas surprenant que les biographes de l’ère romantique aient tenté par tous les moyens de faire de leurs protagonistes des saints laïcs. Et c’est ce qui s’est produit avec Cervantès. Il aurait été inconcevable, au XIXe siècle, que le plus grand écrivain de notre pays fût une crapule. Résultat : toutes les précédentes biographies – même les bonnes – déforment, taisent ou cachent ce qui, chez lui, pourrait être vu comme immoral. » Toutes les précédentes sauf la dernière, celle que vient de publier Santiago Muñoz Machado, l’actuel président de l’Académie royale espagnole (l’équivalent de notre Académie française). Fruit de quatre années de travail, cette somme de plus de 1 000 pages passe pour une œuvre totale, une véritable « encyclopédie cervantine ». « Ce volume contient, entre autres, une analyse de l’édition de Don Quichotte et de sa signification profonde, de la façon dont les œuvres de Cervantès ont été reçues, des sources littéraires qu’il a exploitées, de la société et de la politique de son époque », énumère La Voz de Galicia.
Pour le biographe, cet opus est surtout l’occasion de dissiper un certain nombre de mythes : non, Cervantès n’était pas le polymathe très instruit de la légende, plutôt un autodidacte doté d’une imagination fertile ; non, il n’était pas un pourfendeur des religions, mais soutenait ardemment le concile de Trente ; non encore, les spéculations sur son homosexualité n’ont rien de fondé, et ceux qui prétendent qu’il séduisit le gardien de sa prison d’Alger pour s’en échapper se basent sur les élucubrations d’un religieux dominicain qui le jalousait. Dans sa quête de vérité, l’auteur n’occulte pas la face sombre du personnage, révélant la légèreté de ses mœurs – il vécut quelque temps avec cinq femmes que les voisins appelaient « las Cervantas » ; lorsqu’il se maria, en 1584, naquit au même moment une fille illégitime qu’il avait eue avec l’épouse d’un aubergiste – et le cynisme dont il faisait preuve pour ne pas froisser les puissants (« Mieux vaut être un hypocrite qu’un bon croyant », prônait-il). Un « tour de force », estime le Diario de Sevilla, susceptible de percer enfin « l’énigme Cervantès ».
La réflexion menée par l’anthropologue Barbara Sorgoni sur l’accueil des immigrés tombe à pic dans une Italie qui constitue l’un des principaux points d’entrée dans l’Union européenne. Pour rappel, le règlement de Dublin impose au premier État membre où les empreintes d’un étranger en situation irrégulière sont enregistrées de traiter sa demande d’asile. Or les accords de relocalisation des demandeurs d’asile passés entre les différents États membres restent souvent lettre morte. D’où la tentation de se délester d’un certain nombre de dossiers en renvoyant les migrants vers un autre pays.
Partant d’« une analyse très complète des études existantes », selon Internazionale, Sorgoni se penche sur cette politique migratoire européenne, qu’elle juge bureaucratique et déshumanisante. Elle développe notamment une réflexion critique sur les typologies appliquées aux migrants : régulier/illégal, volontaire/forcé, économique/politique. L’auteure décrypte les origines de ces dichotomies, leurs multiples usages et les différentes significations politiques, juridiques et symboliques que celles-ci ont prises au fil du temps. Comme elle l’explique dans une interview au site Letture, cette catégorisation veinée de jugement moral est simplificatrice et nocive, car elle ne reflète pas « la complexité des vies et des expériences des personnes immigrées » et « déforme notre compréhension » du sujet.
Les livres d’histoire sur les Pères fondateurs des États-Unis paraissent à la chaîne de l’autre côté de l’Atlantique. Parmi les derniers en date, The Revolutionary met en scène Samuel Adams. Il est signé Stacy Schiff, à qui l’on doit déjà des biographies de Véra Nabokov et de Cléopâtre. Deux figures qui, comme le rappelle le Time, malgré leur renommée, ont laissé peu de traces : toutes les lettres de la première ont été « perdues ». Quant à la seconde, ne demeurent d’elle que quelques effigies sur des pièces de monnaie et un texte écrit un siècle après sa mort.
Ce sont ces mêmes carences qui ont donné envie à l’auteure de relater la vie de Samuel Adams. Car, pour lui aussi, les documents font souvent défaut : le politicien agissait principalement en coulisse et prit soin de détruire la plupart de ses archives personnelles – « une lacune au beau milieu du récit de la genèse de la nation », observe le magazine.
Né en 1722 dans une famille prospère, Samuel Adams obtient un diplôme à Harvard en 1740. Après avoir dilapidé son héritage, il devient percepteur des impôts et s’implique dans la politique locale. « Sa formation d’élite a facilité son maniement du verbe, et sa débâcle financière a nourri son empathie pour les travailleurs – ainsi que sa rage à l’encontre des hommes bien nés », note l’historien Alan Taylor dans The Washington Post. Il est la figure clé de la résistance coloniale à Boston, que Schiff détaille dans son livre, notamment de son épisode le plus connu : la Boston Tea Party de 1773, au cours de laquelle les habitants jetèrent les cargaisons de thé trouvées sur les bateaux pour protester contre le monopole accordé par l’Angleterre à la Compagnie des Indes orientales. « Dans chaque événement, [Stacy Schiff] trouve Adams tapi en coulisse, coordonnant divers radicaux : “Il semblait exercer une influence étrange sur l’esprit des hommes. Il savait quand il fallait effrayer, apaiser, flatter ou intimider” », rapporte Taylor, citant Schiff. Orateur doué, idéaliste, incorruptible, abhorrant l’esclavage, l’homme était également un agitateur redoutable qui n’hésitait pas à falsifier des documents et à propager des rumeurs atroces afin de radicaliser les colons contre les fonctionnaires et l’armée britanniques. La biographe offre « une exploration extrêmement divertissante des soubassements du théâtre politique américain. La propagation de fausses rumeurs, la rédaction d’articles de presse biaisés, le détournement des symboles, voire la diffusion de mèmes viraux – tout cela était présent depuis le début », souligne Adam Gopnik dans The New Yorker. De son côté, The New York Times évoque plutôt le « mythe » de l’omnipotence de Samuel Adams, qui avait déjà été battu en brèche par des historiens.
[post_title] => Samuel Adams, agitateur de l’ombre
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => samuel-adams-agitateur-de-lombre
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-12-22 08:44:12
[post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:44:12
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=126189
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
D’abord, on pense que c’est une petite fille. Elle fait un cauchemar, un de ceux où l’on tombe sans fin dans le noir – non pas pour arriver au pays des merveilles, comme Alice, mais dans un univers donné ici pour l’enfer. Le lieu est plutôt agréable, cependant, piqueté de fleurs rouges ; un personnage tout en rondeurs, à l’aspect inconnu ici-bas – un tiers souris, un tiers chouette, un tiers ogive nucléaire –, étrange plus qu’inquiétant, fait à cette jeune personne un accueil somme toute sympathique. Celle-ci resterait volontiers dans cette grotte protectrice, mais elle se fait renvoyer sur Terre contre son gré, à la faveur d’une loterie qui donne sa chance à un mort de repasser de l’autre côté du miroir. La voici de retour dans la réalité, en l’occurrence dans sa salle de bains : elle a chu dans la baignoire – la corde à laquelle elle a tenté de se pendre a cédé.
En fait d’enfant, il s’agit d’une jeune femme. Nous ne saurons jamais son nom. Elle ne parle guère, descend chaque matin de la tour vertigineuse où elle habite, se mêle à une foule grise, masse humaine informe et indifférente, pour rejoindre son lieu de travail – un bureau où elle passe ses journées à appuyer sur un bouton rouge, à côté d’autres qui font de même. Absurde.
Absurde, c’est le mot qui plane constamment au-dessus de cet album, avec sa compagne solitude. Roman Muradov met en scène une ville lugubre, sans âme, où même les gratte-ciel sont solitaires, surgissant seuls, minces et fragiles comme un doigt dressé vers le ciel – celui d’un élève qui voudrait demander à Dieu à quoi rime tout cela.
Notre héroïne reprend donc sa morne vie. Mais le soir, de retour chez elle, elle y trouve son fantôme, telle une jumelle évanescente mais bonne compagne, susceptible de faire la cuisine et la vaisselle, de dormir à ses côtés. Comme elle est revenue d’entre les morts, elle a le privilège de voir son fantôme et de pouvoir converser avec lui. Enfin « quelqu’un » avec qui parler ! Enfin « quelqu’un » avec qui dormir, « quelqu’un », même, à qui s’attacher !
Les scènes terrestres et « infernales » alternent : dans les premières, un dessin à peine esquissé évoque la fragilité de la vie. Les tons pastel dominent. La finesse du trait épouse la vulnérabilité du personnage, que l’on sent toujours prêt à s’effacer.
Sous terre (ou dans l’au-delà, comme on voudra), c’est une débauche de rouge et de noir. Mais, entre les deux personnages qui « vivent » là, l’inquiétude point : les humains arriveront-ils un jour à se débarrasser de la mort ? Dans ce cas, que deviendront-ils, eux qui sont chargés de l’accueil des défunts ? « Ben, j’ai toujours eu envie de faire de la céramique, dit celui qui a reçu la jeune femme. Un bol rond à deux anses, 12 centimètres de diamètre, deux lignes décoratives et un vernis mat. »
L’auteur n’hésite pas à mêler l’humour à l’absurde – l’intérêt qu’il porte à Marcel Duchamp, à qui il a consacré une BD 1, n’y est sans doute pas étranger.
L’héroïne, si on peut l’appeler ainsi, se rend compte que les fantômes sont partout, jusque sur son lieu de travail, où elle converse avec une femme décédée quarante-sept ans plus tôt. Cela donne lieu à ce dialogue délicieusement saugrenu :
« Et cette histoire d’éternité, tu le vis bien ?
– Au début, ça rend chèvre, et puis on s’habitue, et au bout d’un moment on n’y fait plus attention. »
Et la morte de lui conseiller de « vivre un peu plus ». Forte de cette recommandation, la voilà qui invite chez elle un bibliothécaire, personnage graphiquement improbable doté d’une énorme tête et d’un corps riquiqui, qui finit dans son lit.
Absurde, encore : mort au cours de leur nuit d’amour au moment fatidique, l’amant bibliothécaire revient en fantôme avec un immuable jet de sperme au bout du sexe.
Natalia Sedova, la femme de Léon Trotski, disait : « Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués. » Ici, les fantômes n’ont pas le front troué, mais ils sont bel et bien là, partout, à nos côtés.
— O. C.
[post_title] => En l’agréable compagnie des spectres
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => en-lagreable-compagnie-des-spectres
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-12-22 08:44:07
[post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:44:07
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=126131
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Au printemps 2022 s’est tenue dans l’Alte Nationalgalerie de Berlin une exposition consacrée à Paul Gauguin. L’un de ses buts, comme l’annonce le catalogue : « démasquer » le peintre. Lui qui s’est toujours présenté comme un réfractaire à l’ordre établi n’était au fond qu’un vulgaire colonialiste, un pédophile abusant de jeunes Polynésiennes, bref, un imposteur. Sans nier qu’il y ait eu chez Gauguin une certaine « hypocrisie » et qu’il ait « profité du régime auquel il prétendait échapper », l’historien de l’art Hanno Rauterberg juge, dans DieZeit, réductrice cette manière si contemporaine d’envisager les choses. C’est, selon lui, ignorer l’« ambivalence » des tableaux du maître, leur « caractère énigmatique ». « Pourquoi, s’interroge Rauterberg, laisse-t-il deux Tahitiennes accroupies sur la plage prendre un air si résolument rébarbatif ? Que signifie la boîte d’allumettes posée à leurs pieds, qu’est-ce qui doit être allumé ? Et pourquoi ne sont-elles pas nues comme au paradis, mais portent-elles des vêtements occidentaux, à col haut ? Gauguin a donné à de nombreuses femmes qu’il a peintes à Tahiti une expression âpre de dignité et de fierté. Une attitude sceptique se fait jour. Ce n’est pas là l’ingénuité enfantine dont rêvaient certains hommes du Nord. »
Mais comment diable Molière, ce parangon du classicisme, peut-il trouver grâce en dehors de l’Hexagone ? Ses pièces les plus fameuses ne sont-elles pas engoncées dans un alexandrin dont la rigidité nous vaut depuis des siècles les railleries du monde entier (et, en particulier, des Anglo-Saxons) ? Cela fait longtemps, semble-t-il, que la cause est entendue : au XVIIe siècle, les Français ont eu le rêve un peu fou de créer, à force d’épure, une langue plus universelle qu’aucune autre, qui s’exprimerait dans des tragédies ou des comédies parfaites – cinq actes dans l’idéal, respectant toutes les unités imaginables (lieu, temps, action…). Las, soit que le projet ait été condamné d’avance, soit, plus vraisemblablement, déclin culturel, la postérité a, jusqu’à nouvel ordre, préféré le langage foisonnant et les pièces plus informes de Shakespeare, où prose et vers alternent sans complexe, où sublime et vulgaire se mêlent bizarrement et où la seule règle semble être de susciter des émotions fortes.
D’où une petite consolation à découvrir que le 400e anniversaire de la naissance de Molière (ou plus exactement de son baptême), le 15 janvier 2022, loin d’être un événement franco-français, avait reçu un écho mondial. Et – surprise ! – que le pays où la salve d’hommages fut peut-être la plus importante n’est autre que les États-Unis : durant toute l’année passée, les articles s’y sont succédé dans les meilleures revues tandis que les œuvres de Molière faisaient leur entrée dans la prestigieuse Library of America, inspirée de la Pléiade.
Dès début février, Adam Gopnik, ancien correspondant du New Yorker à Paris, rapportait sur le site de ce même journal la polémique entourant une éventuelle panthéonisation de l’auteur du Tartuffe. Il en profitait pour dire tout le bien qu’il pensait de cet « inégalable Mozart de la comédie ». Pour lui, guère de doute : le président Macron, par la voix de son conseiller mémoire Bruno Roger-Petit, a bien tort de lui refuser l’entrée au Panthéon sous prétexte que celui-ci « est un temple laïc, enfant de la patrie républicaine, elle-même engendrée par les Lumières » et qu’« ainsi, toutes les figures qui y sont honorées sont postérieures aux Lumières et à la Révolution ». C’est oublier qu’il existe « une certaine classe d’écrivains qui, avant l’apparition des Lumières et avant que la modernité soit moderne, ont propagé les valeurs des Lumières, à savoir le pluralisme et la tolérance, le droit à la vie privée et le danger du fanatisme. Molière est notre contemporain pour des raisons qui ne sont ni superficielles ni simplistes. Ce n’est pas un radical, ni même un romantique, au sens du XIXe siècle – c’est un réaliste, qui s’oppose à ce que l’on mette les abstractions, les obsessions et les idées fixes à la place des gens et des relations, et qui croit non pas à un monde ordonné, mais à un monde équilibré. Ce qu’il sait faire de manière presque unique – peut-être seule Jane Austen l’égale-t-elle sur ce plan –, c’est transmettre cette qualité d’intelligence non scolaire que nous appelons le bon sens. »
Maître du bon sens contre les idéologues de tout acabit, Molière serait donc plus nécessaire que jamais. « Les continuités avec notre époque sont évidentes », poursuit Gopnik. Et de dresser un étonnant parallèle entre le misanthrope Alceste et l’humoriste Larry David. Dans la série télévisée Larry et son nombril, ce dernier se met en scène en vieux richard incapable de ne pas dire leur fait aux gens, conséquences désastreuses à la clé. Larry et Alceste, même combat et mêmes déconvenues ? « La présence parmi nous d’un enquiquineur qui s’entête à dire la vérité suscite aujourd’hui à Los Angeles le même mélange d’exaspération et d’admiration qu’à Paris au XVIIe siècle », assure Adam Gopnik.
Quant à Tartuffe, quel personnage plus actuel ? De nos jours, certes, il ne serait pas dévot. Gopnik l’imagine plutôt en « adepte du yoga » ou en « gourou new age ».
Molière, donc, superstar outre-Atlantique, soit. Mais comment expliquer un tel succès ? La réponse, en fait, comme nous le rappelle un article de Geoffrey O’Brien dans TheNew York Review of Books, tient en deux mots : Richard Wilbur. Molière a eu la chance de trouver en lui un génial traducteur.
Décédé en 2017, Wilbur est considéré comme l’un des plus honorables poètes américains du XXe siècle. Au début des années 1950, il caresse un projet qui peut nous faire sourire par son apparent anachronisme, mais qui, comme le remarque O’Brien, « à l’époque de T. S. Eliot et de Christopher Fry, semblait une voie prometteuse » : écrire des pièces en vers. L’inspiration n’est pas au rendez-vous. Pour se consoler, il entreprend de traduire LeMisanthrope. Ce qui n’était au départ qu’un passe-temps va devenir « l’engagement de toute une vie, une occasion d’habiter virtuellement une autre identité tout à fait agréable ». Après LeMisanthrope, au cours du demi-siècle qui suit, Wilbur s’attaque à neuf autres pièces, toutes en vers, à l’exception de Dom Juan.
Ce sont elles qui sont désormais réunies dans deux tomes édités par la Library of America (LOA). Pour bien mesurer l’honneur et l’anomalie que cela représente, il faut savoir que la vocation de la LOA est de « célébrer les mots qui ont fait l’Amérique » et qu’en principe, elle ne publie que des auteurs américains (sur les plus de 360 volumes, pas un Anglais, par exemple).
Que vient donc faire Molière là-dedans ? En réalité, ce qui entre dans la LOA, ce sont moins les vers de Molière que ceux de… Wilbur. Il y avait eu, du reste, deux précédents, nous apprend O’Brien : De la démocratie en Amérique, de Tocqueville, traduit par Arthur Goldhammer, et des traductions de poèmes chinois, grecs et provençaux par Ezra Pound, qui, « à bien des égards, élargissaient les possibilités de la poésie américaine ».
Une traduction peut-elle en elle-même être une œuvre littéraire, une sorte de recréation ? Dans le cas de Wilbur, c’est une évidence. À propos de sa version du Misanthrope, jouée pour la première fois à Cambridge, dans le Massachusetts, en 1955, le critique Eric Bentley, enthousiaste, estimait qu’elle était « peut-être la première pièce de Molière en anglais qui soit un régal du début à la fin ». O’Brien évoque, lui aussi, son étonnante « fluidité ».
Pour bien traduire, il faut trahir un peu et, si possible, à bon escient. Hors de question, par exemple, de garder le strict alexandrin, ce vers bien trop français. Wilbur opte pour son équivalent anglais, le pentamètre iambique, le vers roi outre-Manche depuis Geoffrey Chaucer, aux règles différentes, mais à la longueur plus ou moins équivalente. Il s’astreint, sinon à un impossible mot à mot, du moins à une « fidélité de pensée à pensée », selon ses propres termes. « Il a parlé plus d’une fois de journées entières consacrées à la traduction de quelques lignes, mais le résultat donne une impression de spontanéité », note O’Brien, lui-même poète de son état. Selon lui, la formation de cryptographe militaire qu’a suivie Wilbur et sa prédilection pour les mots croisés l’ont probablement aidé.
Sa langue ne cherche ni à moderniser ni – autre écueil – à historiciser Molière. Résultat ? « Ses traductions, même sur la page, suggèrent une opérette dont la musique réside entièrement dans la volée de mots. Elles saisissent précisément la cadence soutenue des arguments et des contre-arguments de Molière, ponctuée par la poussée et la contre-poussée percutantes des interjections et des ripostes monosyllabiques. Il n’y a pas de répit – même lorsque les personnages de Molière hésitent ou temporisent, ils le font dans l’urgence –, et il est facile de parcourir ces volumes, d’une scène à l’autre et d’une pièce à l’autre, comme emporté par un même souffle. »
Le plus étonnant est que, dans ses propres œuvres, Wilbur est à des années-lumière de l’élégance tout en retenue du Grand Siècle : il y verse sans vergogne, d’après O’Brien, dans un « artifice presque rococo ». Or le voilà qui se met au service de vers presque entièrement exempts de métaphores et dépourvus d’imagerie naturelle, où ce qui prévaut, ce sont les sentiments et eux seuls. « Ni le temps, ni la flore, ni la faune n’y entrent, résume O’Brien, rien que les désirs et les angoisses des hommes mis en scène dans un décor générique, rue de la ville ou salon, pour un effet comique maximal. » Une ascèse par laquelle, paradoxalement, le traducteur-poète a trouvé sa voix la plus juste.
— B. T.
[post_title] => Quand les États-Unis célèbrent le « Mozart de la comédie »
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => quand-les-etats-unis-celebrent-le-mozart-de-la-comedie
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-12-22 08:43:41
[post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:43:41
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=126048
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Les femmes ont le vent en poupe : on voit en elles les grandes oubliées ou vilipendées de l’Histoire et on ne compte plus les ouvrages qui entendent y remédier. L’un des derniers en date est signé de la poétesse américaine Shelley Puhak. Il est consacré aux reines Brunehaut et Frédégonde. Dans leur cas, cela fait longtemps que l’historiographie les a réhabilitées, mais qu’importe. Pour l’historien Levi Roach, Puhak a accompli un remarquable travail de vulgarisation à l’endroit du grand public anglo-saxon : « Sous sa plume, elles apparaissent comme d’habiles manipulatrices qui ont réussi à naviguer dans les eaux troubles de la politique mérovingienne pendant près d’un demi-siècle », écrit-il dans la Literary Review. Il faut dire que, sur les sept rois qui se sont succédé pendant cette période, « trois ont connu une fin violente (deux assassinés, un tué au combat), un a été empoisonné, un est mort de dysenterie et deux seulement de cause naturelle ». Alors, comment expliquer la survie de Frédégonde et Brunehaut (laquelle finit tout de même suppliciée) ? Précisément par le fait qu’elles étaient des femmes : « En tant que reine consort et reine mère, elles étaient rarement les premières cibles de leurs adversaires », explique Roach.
Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à utiliser ce dernier, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.Ok