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En novembre 130, l’empereur romain Hadrien, accompagné de son épouse Sabine, d’amis, d’esclaves et probablement d’un détachement de gardes armés, se rendit sur le site de l’une des plus grandes attractions touristiques de l’Antiquité. Il s’agissait de deux statues pharaoniques de près de 20 mètres de haut qui se dressent aujourd’hui encore aux abords de la cité égyptienne de Louxor, et qui avaient déjà 1 500 ans lors de la visite de l’empereur. Hadrien ne s’intéressait pas tant à leur ancienneté qu’à leur caractère miraculeux. Il se trouve que par l’effet combiné d’une fissure dans la pierre et de la chaleur du soleil levant, l’une des statues émettait parfois un sifflement, comme si elle chantait. Personne n’a apporté d’explication totalement convaincante à ce phénomène, et certains observateurs de l’époque ont même soupçonné que « des garçons cachés derrière » et équipés d’instruments rudimentaires n’y étaient pas étrangers. Mais, quelle qu’ait été l’origine de ce son, la statue a cessé d’émettre le moindre bruit quelque temps après l’arrivée d’Hadrien et garde résolument le silence devant les touristes des temps modernes.
La visite d’Hadrien s’est déroulée dans une atmosphère pesante. En effet, quelques semaines plus tôt, l’amant bien-aimé de l’empereur, Antinoüs, s’était noyé dans le Nil, générant la plus grande controverse « accident ou meurtre ? » de l’Antiquité classique. Autre désagrément : la première fois que tout ce beau monde s’est présenté à l’aube pour écouter la statue chanter, elle n’a pas émis le moindre son. Elle s’est toutefois exécutée de bonne grâce à leur retour, le lendemain matin.
Cette anecdote nous est parvenue parce qu’une femme appartenant à la suite de l’empereur, une princesse proche-orientale et amie de la longanime Sabine, a composé un poème dans lequel elle décrit ce qui s’est passé. En fait, elle semble vouloir attribuer le silence initial de la statue au souhait de celle-ci de voir l’adorable impératrice revenir le jour suivant. Elle a vraisemblablement engagé quelqu’un pour graver ces vers sur la jambe de la statue (on imagine mal une aristocrate manier elle-même le burin). Et ils sont toujours là, bien lisibles, parmi plus d’une centaine d’autres graffitis témoignant de l’expérience des visiteurs : « J’ai entendu la statue quatre fois », se vante en l’an 121 une personne qui a eu plus de chance qu’Hadrien et sa cour ; « Je l’ai entendue le 12 février, mais c’était la troisième fois que je venais », concède en 82 l’épouse du gouverneur romain de la province d’Égypte. Ces inscriptions font partie d’une longue tradition qui consiste à imprimer sa marque de manière permanente sur les merveilles du monde, même si cette pratique fait l’objet d’une surveillance accrue de nos jours.
Hadrien a voyagé bien plus que les autres empereurs romains en temps de paix. Il s’est rendu sur les sites les plus remarquables de son empire et les a ensuite commémorés à son retour en Italie. C’était en partie la raison d’être de la « villa » qu’il s’était fait construire à Tivoli, près de Rome. (Ladite villa est en fait de la même taille qu’une ville romaine conséquente, bien plus grande que Pompéi.) Dans cette propriété, outre les salles à manger et les bains somptueux, les logements exigus destinés aux esclaves, les parkings souterrains (oui, c’est bien ce qui a été conçu pour les chevaux et leurs chariots) et les corridors dévolus au service, certains des plus hauts lieux artistiques et architecturaux de l’empire ont été recréés pour y être exposés : depuis les cariatides qui ornent l’acropole d’Athènes jusqu’au temple qui abritait la célèbre statue d’Aphrodite dans la cité de Cnide (sur la côte de l’actuelle Turquie) en passant par une grande quantité de « curiosités égyptiennes ». La statue parlante n’en fait pas partie, mais la villa compte de nombreuses répliques architecturales et quelques jolis crocodiles de pierre. Il s’agissait presque d’un « parc d’attractions » dédié à l’empire d’Hadrien.
Dans le monde romain, faire du « tourisme » – faute d’un terme plus approprié pour l’époque – et visiter des sites pour le plaisir était, dans une large mesure, réservé aux empereurs, aux aristocrates et aux super-riches. Dans les années 160 avant notre ère, par exemple, Lucius Aemilius Paullus, qui avait conquis le royaume de Macédoine et réalisé ainsi d’immenses profits, décida de voyager pour se rendre sur les sites patrimoniaux de la Grèce – Athènes, Delphes, Olympie et même Sparte – avant de retourner à Rome. Cent ans plus tard, la croisière que fit Jules César sur le Nil, à l’invitation de Cléopâtre, incita les membres de la famille impériale à explorer les merveilles de l’Égypte. Ils étaient les seuls à pouvoir s’offrir des répliques architecturales, des copies en marbre grandeur nature ou, de temps à autre, un original pour se remémorer leurs voyages une fois rentrés chez eux. Mais le Romain moyen voyageait aussi, et bien plus qu’on ne le croit souvent. Même s’il ne partait pas en vacances au sens contemporain du terme, il ne passait pas forcément toute sa vie dans la cité ou le village qui l’avait vu naître. Hormis les personnes que l’on déplaçait de force pour les réduire en esclavage, beaucoup parcouraient l’empire pour faire du commerce ou des affaires, pour travailler ou pour servir dans l’armée. Parmi les visiteurs qui ont laissé une trace de leur passage sur la statue chantante, un grand nombre se trouvaient dans la région à cause de leur travail pour l’administration ou l’armée romaines. Ils n’étaient pas venus exprès de si loin.
Le citoyen lambda gardait lui aussi un souvenir de ses visites, quoique de manière plus humble, en rapportant dans ses poches des bibelots et des modèles réduits de monuments célèbres. C’est le sujet de deux nouveaux livres, « Destinations en tête »,de Kimberly Cassibry 1, et Souvenirs and the Experience of Empire in Ancient Rome, de Maggie L. Popkin. Ces ouvrages présentent toute une série de souvenirs antiques totalement inattendus, dont beaucoup sont conservés dans les réserves des musées ou exhibés lors de colloques de chercheurs : de minuscules lampes en terre cuite ornées de représentations de courses de chars dans le cirque Maxime, des gobelets en verre décorés d’images du phare d’Alexandrie, voire des objets bien plus onéreux, comme ces quatre coupes en argent où sont gravés les noms des sites qui jalonnent la voie romaine allant de Cadix à Rome, ou encore une série de plats en cuivre émaillé sur lesquels est représenté le mur d’Hadrien. La grande question sous-jacente – qui préoccupe surtout Popkin, Cassibry se concentrant davantage sur les objets eux-mêmes – est la suivante : que peuvent nous apprendre ces objets sur la manière dont les gens percevaient l’empire dans lequel ils vivaient, ses lieux remarquables et ses monuments réputés ?
J’ai été particulièrement frappée, dans Souvenirs and the Experience of Empire in Ancient Rome, par un certain nombre de petites reproductions d’une statue connue sous le nom de « Tyché d’Antioche » – la divinité protectrice de la cité d’Antioche, dans la Syrie antique (aujourd’hui Antakya, en Turquie). L’original, réalisé en bronze aux alentours de l’an 300 avant notre ère, représentait la déesse Tyché assise sur un rocher, au-dessus d’un nageur personnifiant le fleuve Oronte, qui coule à Antioche. Les miniatures rassemblées par Popkin sont reconnaissables instantanément. On les trouve sur de fausses pierres précieuses et des lampes en terre cuite. Une autre se présente même sous la forme d’un flacon en verre moulé, peut-être autrefois rempli de parfum. (Il n’est pas sans rappeler ces petites bouteilles en verre en forme de Vénus de Milo et contenant de l’ouzo que l’on peut toujours acheter dans les magasins de souvenirs d’Athènes.) Certains de ces objets, notamment les flacons, étaient fabriqués à Antioche même, pour les acheteurs sur place : « Voyez la statue, puis achetez le souvenir. » Mais ce commerce était de toute évidence bien plus étendu, comme le montre une pierre tombale du IIIe siècle découverte à Messine, en Sicile. Son épitaphe rend hommage à un homme originaire de la cité syrienne dont la profession était « marchand de Tyché ». Il gagnait probablement sa vie en vendant, en important et en exportant des souvenirs représentant la déesse – un marché de niche a priori peu lucratif, sauf si ses clients souhaitaient posséder un échantillon des hauts lieux culturels de l’empire sans les avoir jamais vus.
Dans un style très différent, on trouve une série de flacons en verre que Popkin et Cassibry évoquent toutes les deux. Il y en a treize environ (selon que l’on inclut ou non certains fragments plus petits), fabriqués en Italie au IIIe ou au IVe siècle. Ils ont été découverts en différents endroits de l’ouest de l’empire, depuis l’actuelle Grande-Bretagne jusqu’à l’Afrique du Nord. Il n’y en a pas deux identiques, mais tous sont ornés d’un panorama gravé (ou, plus précisément, abrasé) des villes de Baïes et de Pouzzoles, dans la baie de Naples : les bâtiments sont clairement identifiés. Ces représentations anciennes et rares de paysages urbains locaux mettent en évidence ce que les artistes, et certainement leurs clients, devaient considérer comme des éléments emblématiques. Sans surprise, les thermes, le stade, les arcades et les temples font partie du lot. Plus surprenants sont les parcs à huîtres, qui figurent sur deux flacons, et l’intérieur du palais de villégiature de l’empereur, que l’on entrevoit sur l’un des fragments. Plusieurs siècles avant la fabrication de ces flacons, l’empereur Claude avait fait construire une « salle à manger sur l’eau » dans sa villa de Baïes, où les convives s’allongeaient autour d’un bassin. La sculpture centrale, dont une partie a été conservée, représentait la scène de L’Odyssée d’Homère où Ulysse enivre le Cyclope au cours d’un dîner avant de lui crever son œil unique avec un pieu chauffé à blanc. La scène peut sembler sinistre pour la décoration de la salle à manger d’un empereur (« faites attention à ce que vous buvez »), mais, sur le flacon, elle est mise en valeur et désignée par la mention « Cyclope Ulysse », presque comme s’il s’agissait d’un emblème de la ville.
Les deux auteures font grand cas de cet artefact, ordinaire à première vue, et soulèvent d’autres questions importantes. Comment, par exemple, les habitants de l’empire se représentaient-ils mentalement les différentes cités ? Le phare d’Alexandrie est une chose, mais peut-on imaginer un monde où les parcs à huîtres de Baïes étaient tout aussi reconnaissables ? Et quels monuments célèbres brillent par leur absence ? La Tyché d’Antioche remporte un franc succès ; idem pour la statue d’Athéna du Parthénon d’Athènes et celle d’Aphrodite à Cnide. Mais pourquoi ne semble-t-il pas y avoir de réplique de l’imposante statue de Zeus à Olympie, l’une des merveilles de l’Antiquité ? Est-ce parce que, malgré des jeux organisés tous les quatre ans et la visite de célébrités comme Lucius Aemilius Paullus, le sanctuaire d’Olympie se trouvait assez loin des sentiers battus par le commun des mortels ? Et pourquoi ne trouve-t-on pratiquement aucune réplique de monuments romains, à l’exception du cirque Maxime ? Il n’y a pas de Colisée, par exemple, un incontournable du commerce des souvenirs aujourd’hui. Peut-être parce que la cité était tout simplement trop grande pour être réduite à un seul monument. Ou parce que nous découvrons ici une perception populaire de l’empire, lequel était bien plus « décentré » qu’on ne le pense souvent. Contrairement aux œuvres littéraires qui nous sont parvenues, ces témoins bon marché de la culture antique nous rappellent qu’il était possible d’imaginer le monde romain et de collectionner des éléments de son patrimoine sans se focaliser sur sa capitale.
Il y a indubitablement de bonnes raisons de ranger ces objets dans la même catégorie que les souvenirs d’aujourd’hui, mais il peut parfois être risqué de vouloir les faire tous entrer dans ce moule contemporain. Le cas des flacons de verre, avec leurs paysages urbains, en est un bon exemple. Ils ressemblent à n’en pas douter à des souvenirs qui auraient été fabriqués sur place pour que les visiteurs gardent une trace de leur séjour une fois rentrés chez eux. Mais dans quel contexte précis ont-ils été découverts ? On ne le sait pas pour tous, mais au moins trois d’entre eux ont été trouvés dans des tombes. Cela ne signifie pas forcément grand-chose. Il s’agissait peut-être de souvenirs pour touristes qui ont acquis une valeur sentimentale aux yeux de leur défunt propriétaire. Les inscriptions gravées sur ces flacons laissent toutefois penser qu’ils pourraient s’inscrire dans le cadre d’un rite funéraire. Chaque inscription est différente, mais on peut lire sur l’une d’elles : « À la mémoire de ma très chère fille » et sur une autre : « Puisses-tu vivre, âme fortunée. » Comme l’a fait remarquer l’universitaire britannique Alison Cooley, d’autres flacons portent des inscriptions plutôt classiques de bons vœux, que l’on retrouve sur certaines pierres tombales des premières communautés chrétiennes. Il y a sûrement un lien – si obscur soit-il – entre ce qui ressemble à de simples souvenirs de parcs à huîtres et les rites funéraires.
Le problème, bien sûr, c’est qu’il est extrêmement difficile de travailler sur la question des souvenirs quand on ne dispose que d’un objet et que l’on ne sait pas qui l’a acheté, où, à qui, et ce que cette personne en a fait. Certains ne peuvent résister à la tentation d’interpréter le passé à la lumière du présent. Et, si Cassibry et Popkin se gardent d’évoquer l’image sympathique de bidasses romains échangeant leurs souvenirs de campagne dans le Nord tout en buvant du vin dans des coupes en cuivre représentant le mur d’Hadrien, elles n’y parviennent que de justesse.
Il arrive toutefois qu’une grille de lecture contemporaine se révèle étonnamment correcte, comme le montre une récente découverte archéologique faite dans le Londres romain. Il s’agit d’un stylet en fer de la fin du Ier siècle. D’apparence assez ordinaire, il comporte une inscription précisant qu’il a été acheté en guise de cadeau « provenant de la cité » (très probablement, mais pas nécessairement, Rome). Voici ce qui est écrit en latin : « De la cité, je suis venu. Un cadeau de bienvenue je te rapporte/ avec une pointe acérée, pour que tu te souviennes de moi./ J’aurais aimé, la fortune aidant, donner/ plus généreusement, mais le chemin est long et ma bourse vide. » Pour Maggie Popkin, il s’agit de l’équivalent, dans l’Antiquité, de : « Je suis allé à Rome et je ne t’ai rien rapporté d’autre que ce stylo minable. »
— Mary Beard est une historienne britannique, éminente professeure de lettres classiques à Cambridge. — Cet article a été publié par The Times Literary Supplement le 20 mai 2022. Il a été traduit par Béatrice Murail.
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Nous avons toutes les raisons de détester les mouches. Pourtant, nous entretenons avec elles des relations souvent intimes et d’une extrême complexité. En plus de nous agacer, de nous piquer et de nous contaminer, les mouches jouent un rôle dans notre alimentation, dans l’élimination de nos déchets organiques et dans la lutte contre nos parasites. Elles se repaissent également de notre corps après notre mort – et beaucoup ne s’en privent pas, même de notre vivant. La peur et la haine que nous vouons aux diptères, l’ordre des insectes auquel appartiennent les mouches, se manifestent dans le nom merveilleusement évocateur dont on affuble Satan : Belzébuth, « Sa Majesté des mouches » en hébreu.
La Mouche (1986), de David Cronenberg, classique de la science-fiction horrifique et remake d’un film sorti en 1958, traite de la relation entre la mouche et l’homme de manière résolument moderne. Une machine à téléportation ayant mélangé les gènes du scientifique Seth Brundle et ceux d’une mouche entrée dans l’appareil par accident, Brundle (magnifiquement interprété par un Jeff Goldblum aux yeux de plus en plus globuleux) se transforme en un hybride homme-mouche. À mesure qu’il se métamorphose en « Brundlemouche », sa force et son agilité décuplent, jusqu’à lui permettre de faire sur des barres parallèles des acrobaties dignes d’un champion olympique et d’escalader les murs avec une dextérité terrifiante. Au grand étonnement de sa compagne, Veronica Quaife (incarnée par la charmante Geena Davis), il devient également capable de prouesses sexuelles qui la laissent épuisée, déshydratée et en sueur. C’est alors que, à la consternation générale, les choses commencent à mal tourner. Brundle perd toute empathie, son corps n’a plus forme humaine. Ses habitudes alimentaires changent : ses dents tombent, il se nourrit de donuts sur lesquels il régurgite de grandes quantités de suc digestif avant d’avaler la bouillie qui en résulte.
Si Cronenberg avait pu lire l’extraordinaire livre de Jonathan Balcombe, Super Fly, son film aurait sans doute été différent sur certains points. Balcombe, biologiste spécialiste du comportement animal et auteur de plusieurs livres visant à déconstruire les mythes au sujet des espèces qui nous entourent, nous apprend que les mouches ne prédigèrent pas leur nourriture à la façon de Brundle. Elles ne font que saliver sur les aliments pour les humidifier, de manière plus ou moins comparable à celle des mammifères, la seule différence étant que nous humidifions nos aliments après les avoir placés dans notre bouche.
D’un point de vue biologique, le film de Cronenberg s’avère toutefois relativement exact. Comme Brundlemouche, les mouches grimpent aux murs et s’accrochent aux plafonds en sécrétant au bout de leurs pattes une substance semblable à de la colle. Et, comme dans le film, elles aiment aussi les longs ébats sexuels. Certaines mouches dites de la Saint-Marc comptent parmi les copulateurs les plus infatigables du règne animal : elles sont capables de maintenir une activité sexuelle continue pendant cinquante-six heures. D’autres mouches se livrent à d’étonnantes acrobaties, les mâles balançant les femelles au bout de leurs organes génitaux tout en s’agrippant à des parois verticales.
D’ingénieuses expériences ont démontré que les mouches éprouvent effectivement du plaisir à s’accoupler. Dans l’une d’elles, des drosophiles mâles ont été appariées avec des femelles réceptives aux avances sexuelles, et d’autres avec des femelles qui ne l’étaient pas. Les deux groupes de mâles ont ensuite eu accès à une solution contenant de l’alcool et à une autre sans alcool. De façon remarquablement humaine, les mâles sexuellement frustrés se sont mis à consommer plus d’alcool que leurs congénères sexuellement satisfaits.
Une deuxième expérience portait sur des mouches mâles génétiquement modifiées de façon à ce que l’exposition à une lumière rouge entraîne l’éjaculation. (L’inventivité humaine semble sans limite.) Relâchés dans une cage équipée d’une lumière rouge à une extrémité, les mâles modifiés sont allés s’entasser dans le « quartier rouge ». Et, lorsque les mouches utilisées pour cette expérience ont eu accès à de l’alcool, les « clients » sexuellement satisfaits du quartier rouge ont moins bu que leurs homologues. En outre, chez les mouches, il existe indéniablement un lien entre vie sexuelle et santé. Exposées aux phéromones de femelles mais privées de la possibilité de s’accoupler, les drosophiles mâles ont tendance à s’affamer sous l’effet du stress, ce qui entraîne leur mort prématurée.
L’ordre des diptères comprend une grande variété d’insectes ; on en connaît quelque 160 000 espèces. Les moucherons et les moustiques sont des diptères, tout comme une myriade d’autres espèces dont vous n’avez certainement jamais entendu parler, la plus grosse d’entre elles étant capable de chasser de petits colibris. Certaines mouches boivent du nectar de fleurs et ressemblent à des abeilles, tandis que d’autres parasitent des créatures aussi diverses que les fourmis et les humains.
Et elles sont légion. Selon une estimation, il y aurait sur Terre 200 millions de mouches pour un être humain, et leurs morphologies sont si variées qu’il est difficile de comprendre pourquoi toutes sont classées dans le même ordre. Elles ont néanmoins en commun d’être dotées d’une seule paire d’ailes, la deuxième paire (que possèdent la plupart des autres insectes) ayant évolué pour devenir de petites saillies en forme de baguettes de tambour, appelées haltères, qui servent de stabilisateurs. L’étonnante agilité des mouches en vol doit beaucoup à leurs haltères.
Dans La Mouche, la jeune femme interprétée par Geena Davis tombe enceinte de Brundle et rêve qu’elle accouche d’un énorme asticot. La plupart des mouches pondent des œufs, mais certaines donnent naissance à des larves. La redoutable mouche tsé-tsé, par exemple, engendre un seul asticot qui fait les trois quarts de la longueur de sa mère. Chez les mouches qui donnent naissance à des asticots, note Balcombe, « il y a une certaine urgence à […] ce que les petits voient le jour parce que, dans certains cas, ces ingrats se mettent à dévorer leur mère de l’intérieur ».
Même les mouches parasites peuvent devenir victimes d’autres parasites. Quand les spores du champignon Ophiocordyceps atterrissent sur une mouche domestique et l’infectent, la malheureuse victime se transforme en robot au service du champignon. Le corps criblé d’hyphes fongiques, la mouche éprouve le besoin irrépressible de grimper sur un lieu en hauteur. Elle sort ensuite sa trompe et se colle à la paroi. Fermement arrimée, la mouche fait alors bourdonner ses ailes pendant quelques minutes avant de les bloquer en position verticale, en dirigeant son abdomen vers le haut. Lorsque la mouche meurt, les vrilles du champignon traversent sa peau et libèrent des spores qui infectent à leur tour d’autres mouches, et le cycle recommence. Ophiocordyceps s’attaque aussi aux fourmis [lire « Mélodie fongique en sous-sol », Books n° 116, novembre-décembre 2021].
La spécialité des mouches de la famille des phoridés est de parasiter les fourmis, et certaines ont un mode opératoire particulièrement macabre. Elles traquent leur victime en suivant les colonnes de fourmis, et, lorsqu’elles en trouvent une vulnérable, elles pondent un œuf unique sur son thorax. Une fois l’œuf éclos, l’asticot pénètre dans la fourmi par l’interstice entre sa tête et son thorax. De là, il migre vers la tête de son hôte et se nourrit des puissantes mandibules de la fourmi. « Après quelques semaines, écrit Balcombe, l’asticot arrivé à maturité libère une enzyme qui dissout la membrane reliant la tête de la fourmi à son corps. » Tandis que le corps décapité déambule à l’aveuglette, l’asticot transforme la tête de la fourmi en une capsule protectrice dont la mouche adulte émergera deux semaines plus tard.
Les œstridés sont de grosses mouches qui parasitent les mammifères. Leurs œufs sont parfois transportés par les moustiques, ce qui épargne à la mouche adulte le risque de mourir d’un coup de queue ou de main. Ce sont des parasites courants chez les rennes, le bétail et même les chiens. Certaines expédient leurs larves dans les narines des moutons, des chèvres, des cerfs, des élans, des chevaux ou des chameaux ; ces larves migrent ensuite vers les sinus et, une fois arrivées à maturité, sont expulsées par le nez avant de passer à l’état de pupe 1 dans la terre.
Une espèce d’œstridés prolifère aujourd’hui parce que son hôte de prédilection, l’humain, est disponible en quantités inédites. C’est en 1999, raconte Balcombe, qu’un certain Robert Voss, du musée d’Histoire naturelle de New York, a étudié de manière aussi approfondie qu’accidentelle le cycle de vie de Dermatobia hominis. Il fait la rencontre de cet insecte en Guyane française, à l’occasion d’une randonnée torse nu dans la forêt tropicale. De retour chez lui, dans le New Jersey, il éprouve une sensation de léger picotement dans le dos. Son épouse l’examine et remarque de petits renflements rouges qui ressemblent à des piqûres de moustique. Voss finit par faire appel à un dermatologue, qui l’oriente vers un spécialiste des maladies tropicales, que Balcombe nomme Dr X.
Tout à sa joie d’examiner Voss, le Dr X s’exclame : « Je pense que vous avez une myiase ! », une infestation parasitaire provoquée par une larve de mouche. « Tenez, la voilà ! » s’écrie-t-il alors qu’il palpe le dos de son patient. Sans plus d’explication, il découpe un morceau de chair sanguinolente au bout duquel frétille une larve. Voss n’a pas donné son autorisation pour l’excision, et il soupçonne le Dr X d’être prêt à tout pour se procurer un spécimen pour sa collection. Lorsque le Dr X esquisse le geste d’extraire une seconde larve, Voss s’y oppose – et demande que le parasite excisé lui soit rendu. Le Dr X « pousse les hauts cris » et, au bout du compte, propose de renoncer à ses honoraires en échange de la première larve. Une offre que Voss regrette encore aujourd’hui d’avoir acceptée.
Voss et son épouse se mettent à « veiller sur l’œstridé », et un lien se crée entre Voss et sa larve survivante. Héberger cette larve fut manifestement une expérience très émouvante pour lui : c’est l’événement « le plus proche de la grossesse » qu’il lui sera jamais donné de vivre, confie-t-il. Lorsque la larve et son puparium 2 sortent du corps de Voss, il les met en lieu sûr ; et, lorsque la mouche adulte émerge cinq semaines plus tard, il la confie, elle et son puparium, aux collections du musée d’Histoire naturelle de New York.
Étant moi-même biologiste des milieux tropicaux, l’attitude bienveillante de Voss envers son parasite m’a frappé. Je n’ai jamais hébergé d’œstridé, mais j’ai une fois été parasité par un organisme inconnu qui a migré sous ma peau pendant des semaines. Partant de mon coude gauche, il a traversé ma poitrine et mon ventre pour finalement atteindre mon genou droit. Il a laissé dans son sillage de grosses bosses qui étaient molles au début mais ont fini par durcir. Mon médecin, qui n’avait peut-être pas l’expertise du Dr X, n’a jamais suggéré d’inciser l’une des bosses. Quand je lui ai demandé ce que c’était, il a paru perplexe et a déclaré que c’était le signe que quelqu’un avait passé trop de temps en Nouvelle-Guinée.
Est-il plus acceptable de sucer le sang que de se nourrir de chair ? Les moustiques ne sont rien d’autre que des mouches spécialisées dans la consommation de sang. Selon une estimation, ils pomperaient près de 6 millions de litres de sang américain par an. Mais ils n’en prélèvent qu’une infime quantité sur chaque victime – si infime, en fait, qu’il faudrait entre 200 000 et 2 millions de piqûres pour vider de son sang un homme adulte. Parfois considérés comme les créatures les plus dangereuses de la planète, les moustiques transmettent diverses maladies, dont le paludisme, ce qui suffit à justifier notre aversion pour eux. Mais ils ont aussi leur part de mystère. Ils volent à une vitesse d’à peine 5 km/h, ce qui les rend relativement faciles à écraser, et ils produisent un vrombissement lancinant qui avertit leurs cibles de leur présence – une véritable sirène d’alarme qui coûte probablement la vie à de nombreux moustiques. Alors pourquoi n’ont-ils pas évolué pour devenir plus discrets ? Il s’avère que ce sont surtout les femelles qui émettent un vrombissement, ce bruit ayant pour but d’attirer les mâles. Or seules les femelles sucent le sang, indispensable à la ponte des œufs. Le bourdonnement est donc autant une condition de la reproduction qu’un dangereux handicap pour la future mère et sa progéniture.
Il existe des hordes de mouches suceuses de sang, et certaines feraient passer l’insaisissable moustique – qui injecte à ses victimes une salive anesthésiante et anticoagulante à l’aide de son rostre 3, d’une précision chirurgicale – pour un parangon de civilité. Les minuscules moucherons piqueurs, également connus sous les noms de phlébotomes et de cératopogonidés, sont par endroits présents en tel nombre qu’ils peuvent vous mener au bord de la crise de nerfs. Ils attaquent en masse, se glissent dans la moindre entrebâillure des vêtements de protection et laissent derrière eux des plaques d’urticaire qui saignent parfois abondamment et démangent pendant des semaines. Les mouches charbonneuses, les simulies et les taons sont beaucoup plus gros, et leur piqûre est très douloureuse. Parmi eux, ceux qui s’attaquent le plus souvent au gibier ou au bétail n’ont heureusement pas l’habitude d’essuyer de contre-attaque et sont faciles à écraser lorsqu’ils se posent sur la peau.
L’asilidé est, selon Balcombe, la Rolls-Royce des mouches. Les membres de cette famille sont énormes, robustes et dotés d’un rostre venimeux, et ce sont eux qui, à l’occasion, attrapent et tuent les colibris. Aucune de ces mouches – y compris la monstrueuse Satanas gigas, ou grand Satan – n’est particulièrement agressive envers les humains. Un entomologiste fasciné a déclaré à Balcombe : « La seule façon de faire en sorte qu’elles me piquent, c’est de les tenir entre mes doigts et de les presser contre ma peau, et, même ça, ça ne fonctionne pas toujours. » L’enthousiasme de certains entomologistes pour ces insectes majestueux est tel qu’ils ont fait campagne pour obtenir une journée mondiale des asilidés. Avec succès : elle est célébrée chaque année le 30 avril.
L’élimination des déchets est l’un des nombreux et précieux services rendus par les mouches. Une charogne grouillant d’asticots est certes un spectacle révulsant, mais il est indéniable que ces petites bêtes contribuent à la propreté du monde. En fait, certains asticots sont si doués pour dévorer les chairs nécrosées et supplanter ou éliminer les bactéries mortelles que les médecins s’en servent pour traiter les plaies. Le Dr Ronald A. Sherman, spécialiste de l’utilisation médicale des asticots, affirme que 40 à 70 % des patients dont les blessures ne répondent à aucun traitement conventionnel et qui sont sur le point d’être amputés réagissent si bien à l’asticothérapie qu’ils guérissent et évitent l’amputation ou s’en tirent avec une opération beaucoup moins lourde.
L’Américain moyen produit, d’après Balcombe, quelque 11 300 kilos de déjections au cours de sa vie, de quoi recouvrir le monde de matières fécales si des mouches et d’autres organismes ne s’en nourrissaient pas. Je suis toutefois soulagé d’annoncer qu’un grand nombre de mouches dédaignent les excréments et les cadavres et préfèrent polliniser. On imagine souvent que les abeilles sont championnes en la matière, mais, en Europe, dans les magnifiques vallées fleuries des Alpes, les deux tiers des pollinisateurs sont des mouches. En Arctique, les syrphes et les mouches domestiques se chargent de 95 % de la pollinisation. Sans les mouches pollinisatrices, des plantes tropicales telles que le cacaoyer et le jacquier n’existeraient plus, et il n’y aurait pas autant de géraniums, de violettes ni d’iris.
À mesure que la criminalistique progresse, les mouches deviennent le meilleur allié de l’enquêteur. Aux États-Unis, une cinquantaine d’espèces de mouches se nourrissent de cadavres humains ; elles suivent un calendrier strict qui aide les médecins légistes à déterminer l’heure du décès. Les mouches à viande arrivent les premières, souvent quelques minutes après la mort, tandis que les dernières sont les mouches du fromage, qui apparaissent lorsque le cadavre n’est plus qu’une enveloppe desséchée. Celles-ci jouent par ailleurs un rôle essentiel dans la fabrication de l’inhabituel casu marzu sarde, un type de pecorino délibérément infesté d’asticots chargés de digérer les graisses du fromage (un processus censé en rehausser la saveur) et que l’on mange, de préférence vivants, avec ce dernier.
Je doute qu’il existe une autre créature au monde qui ait plus souffert de la soif de connaissances de l’être humain que la drosophile. Des décennies durant, elle a été le cobaye de prédilection des études en génétique. Les chercheurs spécialistes de la drosophile ont remporté sept prix Nobel ; des revues entières sont consacrées à la publication des résultats d’études portant sur cette mouche. Environ 100 000 souches de drosophiles ont été créées en laboratoire, dont beaucoup sont porteuses de tares génétiques qui nous permettent de mieux comprendre les maladies. Les drosophiles de la lignée « Ken et Barbie » sont dépourvues d’organes génitaux externes, celles de la lignée « Homme de fer-blanc » n’ont pas de cœur, et celles de la lignée « Pompette » ont un penchant pour l’alcool. Les drosophiles « Mort subite », « Génoise », « Gruyère » et « Rouleau de printemps » sont toutes porteuses de maladies héréditaires qui se manifestent par des schémas de dégénérescence cérébrale similaires à ceux que l’on a observés chez l’homme. Marla Sokolowski, de l’Université de Toronto, étudie le comportement de certaines mouches susceptible de nous éclairer sur les causes de l’autisme. Elle s’intéresse également à celles qui sont sans cesse blackboulées par leurs rivales, dans l’espoir que leurs réactions puissent faire progresser notre compréhension de la dépression chez l’être humain.
Le dernier chapitre du livre de Balcombe, intitulé « Prendre soin des mouches », examine nos relations avec ces bêtes d’un point de vue éthique. Certaines drosophiles de laboratoire voient le jour sans anus. J’ai été surpris par les paroles pleines d’empathie d’un entomologiste apercevant l’une de ces malheureuses créatures : « Il faut que vous la tuiez, elle souffre le martyre. » Balcombe, dont les livres précédents exploraient également la vie intérieure des animaux, compatit à la douleur d’une drosophile incapable de déféquer. Il pense que les mouches sont un peu comme nous, dans la mesure où elles semblent capables d’éprouver des états proches non seulement de la souffrance, mais aussi de la frustration sexuelle, de la joie, et peut-être de bien d’autres sentiments et émotions familiers aux humains.
Quel merveilleux livre que Super Fly ! Bien écrit et rempli d’histoires fascinantes, il nous invite à réviser notre jugement sur l’un des groupes d’insectes les plus mal aimés. Même si vous ne pouvez pas les souffrir, Super Fly donne de bonnes raisons de ne pas recourir systématiquement à la tapette à mouches ou à la bombe insecticide au premier bourdonnement. Sans les mouches, certains crimes resteraient non élucidés, les fleurs non pollinisées et les déchets non éliminés. En fait, les mouches sont si indispensables à la vie sur Terre qu’un monde où elles auraient disparu serait voué à un effondrement écologique certain.
— Tim Flannery est un biologiste, paléontologue et mammalogiste australien. Il est aussi connu pour son écologisme militant. — Cet article a été publié par The New York Review of Book le 16 décembre 2021. Il a été traduit par Charlotte Navion.
[post_title] => Ô taon, suspends ton vol !
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En 1906, le prix Nobel de physiologie ou médecine fut attribué à l’Italien Camillo Golgi et à l’Espagnol Santiago Ramón y Cajal pour leurs recherches en neurobiologie. Dans son discours de réception, Golgi, tout en reconnaissant la qualité des travaux de son jeune confrère, se livra à une attaque en règle de ses idées au sujet de l’organisation du cerveau. Le lendemain, Cajal présentait les découvertes pour lesquelles il avait été récompensé, en prenant soin de répondre point par point aux critiques formulées par son corécipiendaire. En utilisant une technique de coloration au nitrate d’argent mise au point par Golgi, il avait montré que le tissu cérébral était constitué de cellules séparées les unes des autres, ultérieurement baptisées « neurones » par l’anatomiste allemand Wilhelm von Waldeyer-Hartz. Pour Golgi, la matière grise consistait en un ensemble d’éléments formant un réseau continu. Au moment où les deux savants furent distingués, la « théorie neuronale » de Cajal avait largement triomphé. Le discours agressif de Golgi était un combat d’arrière-garde.
Ramón y Cajal est le plus grand savant espagnol de l’Histoire, le seul dont la stature puisse être comparée à celle de Vésale, de Darwin ou de Pasteur. Comment une telle figure a-t-elle pu surgir dans un pays qui, à cette époque, occupait une place marginale sur la scène scientifique ? Le domaine dans lequel il s’est illustré, souligne l’historien des sciences José Manuel Sánchez Ron, l’explique en partie : « L’apparition d’un Cajal en physique, en chimie ou en mathématiques aurait été beaucoup plus difficile. » 1 Une tradition d’enseignement de la médecine et de recherche en biologie existait en Espagne, assez importante pour que l’un des biographes de Cajal lui consacre les cent premières pages de son ouvrage 2. Mais il faut aussi prendre en compte la personnalité de l’homme, bien mise en lumière par Benjamin Ehrlich dans sa biographie très fouillée 3 : ses dons d’observation exceptionnels, sa curiosité insatiable et sa persévérance hors du commun.
Ramón y Cajal est né en 1852 dans un petit village de montagne du Haut-Aragon, au cœur d’une région pauvre et aride qu’il décrira comme romantique, triste et désolée, un « lieu d’expiation et de châtiment, [peuplé de] paysans condamnés à une dure existence ». Son père était un médecin autodidacte : pour s’arracher à la pauvreté, il avait appris à lire et était devenu chirurgien « de seconde classe », puis médecin, un métier qu’il exercera dans plusieurs petites villes de la région. Alors que Santiago était déjà adulte, son père obtint un doctorat en médecine et termina sa carrière comme professeur de dissection à la faculté de médecine de Saragosse. De tempérament utilitariste et rationaliste, il détestait les romans. Cajal hérita de beaucoup de ses traits de caractère, à commencer par une confiance absolue dans le pouvoir de la volonté. Mais sa mère qui, elle, appréciait la littérature, eut sur lui une grande influence, et il lui resta attaché toute sa vie.
Ce fut un enfant sauvage et solitaire, qui n’aimait rien davantage qu’explorer la nature, dont le spectacle, écrira-t-il, ne le lassait jamais – « la magie des crépuscules, les alternances de la végétation, […] le mystère de la résurrection des insectes, le paysage varié et pittoresque de la montagne ». Ce fut aussi un adolescent rebelle. Son comportement dissipé et désordonné exaspérait son père, qui le corrigeait physiquement avec une incroyable férocité. Cajal aimait beaucoup lire (Miguel de Cervantes, Francisco de Quevedo, Alexandre Dumas, Victor Hugo, Daniel Defoe) et, surtout, dessinait et peignait avec un talent qui lui serait extrêmement utile par la suite. Ce don aurait pu le conduire, remarque Francisco Cánovas Sánchez, à devenir un grand artiste. Son père n’envisageait pour lui aucun autre avenir que la médecine, à laquelle il le préparait. Pour lutter contre ses penchants artistiques et le priver de tout temps libre en dehors de ses études, il le plaça en apprentissage chez un barbier, puis chez un cordonnier.
En 1869, Cajal entrait à la faculté de médecine de Saragosse, d’où il sortit quatre ans plus tard avec une licence de chirurgie. Durant ses années universitaires, il développa une passion pour la philosophie, mais aussi pour l’écriture de fiction ainsi que la gymnastique et la musculation. Soumis aux obligations militaires, il posa sa candidature pour un poste d’assistant médecin, qu’il obtint avec le grade de lieutenant. Son envoi à Cuba, où l’armée tentait de mater une insurrection des planteurs créoles alliés à des travailleurs noirs, fut une expérience désastreuse. Il y contracta le paludisme et la dysenterie. Accusé d’insubordination, il perdit ses galons d’officier. Gravement malade, désillusionné, traumatisé par le souvenir des souffrances qu’il avait contemplées, il revint en Espagne. Il présenta avec succès une thèse de doctorat sur la « pathogénie de l’inflammation ». Ayant fait l’acquisition d’un microscope grâce aux indemnités que l’armée lui avait versées à sa démobilisation, il écrivit plusieurs articles de vulgarisation sur ce que cet instrument permet de découvrir. Pour évoquer le fonctionnement de l’organisme, il employait un langage imagé dont il continua à faire usage dans ses travaux ultérieurs, à l’étonnement admiratif de son confrère anglais Charles Scott Sherrington, qui se demandait « jusqu’à quel point sa capacité à présenter les faits en termes anthropomorphiques [avait]contribué à son succès comme chercheur ». Quelques semaines après avoir échoué à un concours pour une chaire d’anatomie à Saragosse, il fut victime d’une hémorragie pulmonaire, interprétée par son père comme un symptôme de tuberculose. La vitesse avec laquelle il se rétablit donne à penser qu’elle était le produit d’une maladie moins sérieuse.
Durant ses dernières années d’université, Cajal avait entamé une relation amoureuse avec une jeune fille qui, à son retour de Cuba, l’éconduisit brutalement. En 1879, contre la volonté de son père, qui craignait qu’un mariage trop précoce ne compromette sa carrière, il épousa la fille d’un fonctionnaire, Silveria Fañanás García. Simple, directe, active, elle fut entièrement dévouée à son mari et facilita son travail en prenant en charge les tâches domestiques et l’éducation de leurs enfants. Ils en eurent sept, dont deux moururent prématurément.
Après avoir échoué à un autre concours, Cajal réussit à obtenir un poste à Valence, où sa carrière de chercheur commença véritablement. Il y rédigea sa première œuvre importante, un manuel d’histologie couvrant tous les tissus du corps humain à l’exception des tissus nerveux. Ces derniers allaient bientôt se trouver au centre de son attention. À l’occasion d’un voyage à Madrid, où il était appelé à siéger dans un jury de concours, il découvrit la technique de coloration de Golgi. Elle permettait de produire des images très claires et contrastées des cellules nerveuses et de leurs prolongements, qui l’émerveillèrent : « Spectacle inattendu ! Sur un fond jaune d’une translucidité parfaite apparaissent clairsemés des filaments noirs, lisses et minces, ou épineux et épais, des corps noirs, triangulaires, étoilés, fusiformes ! On dirait des dessins à l’encre de Chine sur un papier transparent du Japon. »
Depuis les travaux de Rudolf Virchow et de Theodor Schwann, au début du XIXe siècle, on savait les organismes composés de cellules. La théorie cellulaire était acceptée pour tous les tissus, avec un doute au sujet des systèmes nerveux. Le tissu nerveux était-il constitué de cellules séparées ou celles-ci formaient-elles un continuum ? En observant des coupes obtenues par microdissection, l’anatomiste allemand Otto Friedrich Karl Deiters avait identifié deux types de fibres partant des corps cellulaires : des arborescences, que le Suisse Wilhelm His nomma peu après des « dendrites », et un long tube, ultérieurement baptisé « axone » par son compatriote Albert von Kölliker. His et un troisième chercheur suisse, Auguste Forel, étaient arrivés à la conclusion que ces types de fibres ne se touchaient pas. Cajal parvint à le démontrer. Comme Golgi, il choisit de travailler sur le cervelet ; non celui des mammifères, toutefois, mais celui des oiseaux, étudiés au stade embryonnaire. À la main, avec une précision comparable à celle d’une machine, il réalisa de très nombreuses coupes de tissu embryonnaire, synthétisant ses observations dans des dessins composites d’une extrême finesse et d’une grande beauté. En 1887, il fut nommé à l’Université de Barcelone. Deux ans plus tard, il présentait les résultats de ses recherches au congrès de la Société allemande d’anatomie, où ils furent accueillis avec enthousiasme par Kölliker. La théorie neuronale était établie. Telle que Cajal, Kölliker et Waldeyer-Hartz la défendirent, elle tient en quelques propositions : les neurones, unités structurelles et fonctionnelles du système nerveux central, sont des cellules individuelles distinctes les unes des autres ; ils sont composés d’un corps central, le soma, et de deux terminaisons, les dendrites et l’axone ; l’influx nerveux se propage de façon unidirectionnelle, des dendrites vers le soma, et de celui-ci vers l’extrémité de l’axone. Il reviendra à Sherrington de montrer la manière dont le signal se transmet d’un neurone à l’autre à travers l’intervalle qui les sépare, qu’il appellera la « synapse », par l’intermédiaire de mécanismes d’inhibition et d’excitation.
En 1892, devenu un savant réputé, Cajal fut nommé à Madrid. Il y écrivit ce qu’il appelait l’œuvre de sa vie, la monumentale Histologie du système nerveux de l’homme et des vertébrés 4. « Probablement le livre le plus important jamais écrit dans le domaine des neurosciences », observe Sánchez Ron. Cet ouvrage, rédigé dans une langue qui est un modèle de simplicité, de clarté et de concision, joue pour les neurosciences un rôle comparable à celui de L’Origine des espèces de Charles Darwin pour la théorie de l’évolution.
À côté d’une abondante production scientifique et d’un ouvrage sur la photographie, technique qu’il pratiquait en professionnel, Cajal est l’auteur d’une œuvre variée. Décrit par Cánovas Sánchez comme « la plus littéraire de ses œuvres scientifiques et la plus scientifique de ses œuvres littéraires », « Règles et conseils sur la recherche scientifique » 5 contient une série d’observations sur le travail de recherche (les qualités d’un bon chercheur, le rôle des hypothèses et de l’expérimentation, l’administration de la preuve) qui conservent leur pertinence aujourd’hui. On y trouve aussi des réflexions sur les raisons du retard de l’Espagne dans ce domaine : le rôle du fanatisme religieux et, surtout, l’isolement du pays. Tel que le formule le médecin et penseur Gregorio Marañón, ami de José Ortega y Gasset, l’un des enseignements de ce livre est que les grandes réalisations scientifiques sont moins le produit du talent et du génie que celui de la « discipline de la volonté » 6.
Les « Souvenirs de ma vie » 7 de Cajal sont composés de deux parties. La première, initialement publiée en 1901, écrite dans une langue qu’il trouvera plus tard trop lyrique et fleurie, porte sur son enfance et sa jeunesse. La seconde, parue seize ans plus tard, est consacrée à l’histoire de ses travaux scientifiques. Durant la plus grande partie de son existence, Cajal participa aux tertulias (« réunions de discussion ») qui se tenaient dans les cafés qu’il aimait fréquenter : le Café de Pelayo et le Gran Café à Barcelone, le Café Suizo et le Café del Prado à Madrid. Il en a tiré un petit livre intitulé « Conversations de café » 8 : un ensemble de courts textes mêlant aphorismes à la manière des moralistes, observations psychologiques plus ou moins fines, anecdotes amusantes et réflexions sur la vie, parfois originales, parfois banales, souvent marquées par les préjugés de l’époque. Comme le soulignent les auteurs d’une de ses premières biographies 9, les vues critiques sur l’amour, le mariage et les femmes qu’il exprime dans ces pages ne reflètent guère son expérience vécue et son comportement dans la réalité : il était très attaché à sa femme, son mariage fut heureux, il admirait la figure de Marie Curie et a promu avec vigueur l’instruction scientifique des jeunes filles.
La Première Guerre mondiale marque une inflexion prononcée dans sa vie. Le spectacle des horreurs que s’infligeaient les peuples européens renforça son pessimisme naturel au sujet de la nature humaine. « Dans vingt ou trente ans, écrivait-il avec prescience en 1915, lorsque les orphelins de cette guerre seront devenus adultes, les mêmes stupéfiants massacres se répéteront. » La guerre affectait de surcroît beaucoup de ses collègues et amis étrangers, notamment allemands, avec lesquels la communication devenait impossible. Déçu et découragé, il se réfugia dans l’étude de ce qui avait toujours été son organe de prédilection, la rétine – plus particulièrement celle des insectes, dont l’organisation le fascinait et à côté de laquelle celle des vertébrés lui semblait « grossière et déplorablement simple ». Dans sa jeunesse, il avait été ébloui par les écrits de l’entomologiste français Jean-Henri Fabre, dont il admirait le style. À partir des derniers mois de la guerre, il passa de plus en plus de temps à observer les fourmis, prenant de nombreuses notes sur leur comportement.
Cajal s’est aussi intéressé à l’hypnose, qu’il a pratiquée, ainsi qu’à l’étude des rêves. Il refusait la thèse de Sigmund Freud selon laquelle ceux-ci sont dotés d’une signification inconsciente. « La majorité des rêves, soutenait-il, consistent en fragments d’idées, non liées ou assemblées de façon étrange, une sorte de monstre absurde, sans proportions, harmonie ni raison. » Longtemps, il nota ses propres rêves, auxquels il refusait d’attribuer le moindre sens, même lorsque s’y reflétaient clairement ses préoccupations professionnelles ou ses anxiétés personnelles 10. Totalement dévoué à son métier, qu’il pratiquait comme un sacerdoce, se définissant comme un « ouvrier de la science », « adepte fervent de la religion des faits » et pratiquant la « religion du laboratoire », il se distinguait par son caractère obsessionnel et son esprit de compétition. Éprouvant, note Ehrlich, « un sentiment de particulière fierté lorsqu’il avait appris ou découvert quelque chose tout seul, sans que personne le lui ait enseigné », il n’utilisait pas volontiers les termes inventés par d’autres. En 1920, il se brouilla avec l’un de ses plus brillants collaborateurs, Pío del Río Hortega, qu’il expulsa de son laboratoire pour différentes raisons dont, à l’évidence, une forte jalousie : à l’aide d’une méthode nouvelle, del Río avait démontré l’existence d’un type particulier de cellules gliales (les cellules entourant les neurones) qui avait échappé à Cajal. Celui-ci reconnut plus tard son erreur et les mérites de la découverte de son confrère, avec lequel il renoua des relations cordiales.
Les dernières années de sa vie furent tristes et solitaires. Devenu sourd, il cessa de participer aux tertulias. Fuyant les contacts, il ne quittait plus guère le laboratoire-bibliothèque qu’il avait aménagé sur deux niveaux dans le sous-sol de sa maison. Sa santé se dégrada. L’abus du véronal, un barbiturique puissant qu’il utilisait pour lutter contre les insomnies, affecta son humeur. Il se pensait atteint d’artériosclérose cérébrale, mais les migraines constantes dont il souffrait étaient probablement en partie d’origine psychosomatique. Républicain fervent, il avait salué la révolution de 1868. Durant les dernières années du régime monarchique restauré en 1873, sous le règne d’Alphonse XIII, puis sous la dictature du Premier ministre Miguel Primo de Rivera, il était devenu une gloire nationale. Comblé d’honneurs et de décorations, il considérait les hommages qui lui étaient rendus comme une perte de temps et leur trouvait une saveur funèbre. L’érection de plusieurs statues à son effigie, dont une dans le parc du Retiro, à Madrid, lui donna l’impression d’être inhumé de son vivant. Quelques mois avant sa mort, en 1934, trois ans après l’instauration de la Seconde République espagnole, il publia un petit livre intitulé « Le monde vu à 80 ans » 11. On y trouve une analyse clinique des effets du vieillissement sur les différents organes et la mémoire, des réflexions critiques sur la civilisation moderne (les méfaits du machinisme, le « délire de la vitesse », la dégradation du langage) et des conseils, notamment de lecture, pour bien vieillir. Quelques heures avant sa mort, il travaillait encore, couché dans son lit.
« L’œuvre de Ramón y Cajal, observe Michel Imbert dans son Traité du cerveau, ouvre l’ère moderne des neurosciences 12. » Au XXe siècle, à côté de la transmission électrique de l’influx nerveux, aujourd’hui appelé « potentiel d’action », le long de l’axone, on a identifié les mécanismes de la transmission chimique entre les neurones, qui impliquent plusieurs dizaines de neuromédiateurs. On a découvert que les neurones opèrent souvent collectivement, en groupes de cellules connectées en réseaux. Sans être totalement remise en cause, la théorie neuronale a été complétée, et certains de ses dogmes relativisés.
Bien des questions demeurent toutefois sans réponse. En 1899, Cajal n’hésitait pas à déclarer : « L’état de conscience est lié [aux] changements chimiques engendrés dans les neurones par les terminaisons nerveuses. » Pour justifier cette affirmation, relève Matthew Cobb 13, il ne proposait ni mécanisme ni analogie. Il l’avouait : de quelle manière « un mouvement vibratoire de la matière devient un fait de conscience », nous ne le savons pas. « Pour être honnête, reconnaît Cobb, un siècle après, nous ne sommes pas plus avancés. »
Au fil du temps, le système nerveux central a été comparé à un automate hydraulique, une horloge mécanique, un système télégraphique, un réseau ferroviaire ou un standard téléphonique. Aujourd’hui, le modèle privilégié est celui de l’ordinateur. C’est dans la nature, plus particulièrement le règne végétal, que Ramón y Cajal allait chercher ses images, comparant les petites branches des axones à de la mousse ou des ronces, les fibres nerveuses à du lierre ou de la vigne, pointant la différence de complexité, dans les tissus nerveux embryonnaires, entre « la forêt adulte » et « le jeune bois ». L’une des idées à laquelle il était le plus attaché était que le système nerveux ne possède pas une architecture rigide, immuable, qu’il a la capacité de changer et d’évoluer en fonction de ce qu’il appelait son « dynamisme », sa « force de différentiation interne », sa « capacité d’adaptation » ou sa « plasticité ». Il y voyait le signe que « l’organe de la pensée est, à l’intérieur de certaines limites, malléable et capable de perfectionnement ». Instruit par son expérience, il en avait la conviction : « Chacun peut devenir le sculpteur de son propre cerveau. »
— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008). — Cet article a été écrit pour Books.
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Pour contrer les premiers travaux scientifiques faisant le lien entre tabagisme et cancer, qui remontent aux années 1950, l’industrie a inventé le filtre, assurant contre toute évidence qu’il protégeait efficacement. Avec l’aide d’agences de publicité astucieuses, les cigarettes à filtre ont longtemps dominé le marché. Une seconde invention a suivi : la cigarette mentholée, censée protéger les voies respiratoires des fumeurs « soucieux de leur santé ». Après une première période de succès, l’enthousiasme des consommateurs s’est étiolé. Mais, dès les années 1960, de brillants conseillers en marketing firent valoir qu’un marché avait été négligé : celui de la communauté noire. L’un de ces conseillers était Ernest Dichter, l’inventeur du slogan : « Mettez un tigre dans votre moteur » adopté par Esso/Exxon. En 1964, la société Brown & Williamson a donné une nouvelle vie à sa marque Kool en menant une campagne de pub nationale. Les images montraient un beau couple noir assis près d’une fontaine entourée d’une végétation luxuriante, avec ce slogan : « Sentez plus de fraîcheur dans votre gorge ». Quand la publicité télévisée pour les cigarettes fut interdite aux États-Unis, en 1970, la population noire, qui se concentrait désormais dans les centres-villes, fut bombardée de panneaux grand format, y compris sur les bus et dans le métro.
Historien à Princeton et lui-même noir, Keith Wailoo a publié Pushing Cool, un minutieux travail d’enquête montrant comment l’industrie du tabac a efficacement ciblé cette communauté. Une étude de consultants constate que le segment des Noirs américains peut être « exploité » et représente « de nouvelles opportunités pour le marché des cigarettes mentholées ». L’agence de communication Dancer Fitzgerald Sample a conçu pour l’industriel R. J. Reynolds un plan de bataille intitulé « La Camel menthol et le marché nègre ».
L’opération a si bien fonctionné que la communauté noire s’est approprié les cigarettes mentholées pour en faire une marque de distinction par rapport à la communauté blanche. Le magazine Ebony, destiné au lectorat afro-américain, a accueilli des pages de publicité montrant des mannequins noirs fumant des menthols. Et quand les campagnes antitabac se sont mises à cibler les cigarettes mentholées, des représentants de la communauté noire se sont rebellés, arguant qu’on portait atteinte à leur libre arbitre. L’Association nationale pour la promotion des gens de couleur (NAACP) a fait valoir : « Il est raciste de dire que les Noirs sont malléables au point de ne pas avoir la faculté de décider de fumer ou non ». Et, quand, au moment où le mouvement Black Lives Matter prenait son essor, il fut question d’interdire purement et simplement les cigarettes mentholées, l’influent pasteur noir Al Sharpton s’est insurgé, avançant que cela conduirait à l’émergence d’un marché souterrain et à une intensification de la répression policière visant les fumeurs noirs.
En rendant compte de Pushing Cool, la revue Science le rapproche d’un autre livre, non moins édifiant 1. Écrit par une journaliste, il relate l’histoire de la cigarette électronique Juul. Conçue par deux anciens élèves de Stanford, James Monsees et Adam Bowen, qui en avaient fait leur sujet de thèse en 2004 dans le cadre du programme « product design » de l’université, elle devait, comme les autres cigarettes électroniques alors en gestation, permettre aux fumeurs d’abandonner le tabac pour de bon. Monsees et Bowen vendirent leur projet aux investisseurs de la Silicon Valley. Ils firent appel aux mêmes techniques de marketing que les industriels du tabac : en 2017, la cigarette Juul avait raflé 30 % du marché de la cigarette électronique. Dotée d’un design très étudié, elle avait pour vertu de faire absorber en une seule recharge autant de nicotine (non cancérigène mais addictive) que dans un paquet de Marlboro. Problème : en 2019, année où le magazine Time promut Monsees et Bowen dans sa liste des « cent personnes les plus influentes », la Food and Drug Administration (FDA) jugea que la cigarette électronique avait généré une véritable épidémie chez les adolescents. La compagnie – dont Altria, société mère de Philip Morris, venait d’acquérir 35 % du capital pour la modique somme de 12,8 milliards de dollars – dut retirer du marché une partie de sa production.
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Le vagabond qui débarque un jour d’automne 1910 (au mois de tishri 5671) dans un shtetl (quartier juif) de Podolie, typique des confins du Sud-Est polonais de l’époque, est-il vraiment un simple vagabon ? La population s’interroge. Cet homme boiteux est-il venu pour voir le tsadik (l’homme juste) ? Est-ce un fuyard ? Un fou ? Un escroc ? Un démon ? Le Messie ? Quant au Golem, qui apparaît vers la fin du roman, est-il vraiment le Golem – un monstre prêt à se retourner contre ses créateurs ou, au contraire, un défenseur des juifs ? Ou alors, ose le site Culture.pl, « la métaphore moderne d’un extraterrestre » ? Face à ces personnages, les lecteurs de Golem sont aussi perplexes que les habitants du shtetl. Et l’auteur, Maciej Płaza, finaliste pour ce roman du prix Nike, ne leur vient pas en aide. Car, pour lui, l’essentiel est ailleurs, estime le magazine culturel Dwutygodnik : « Son objectif est de créer l’image la plus riche possible d’une communauté juive de province », bientôt menacée par les pogroms et la guerre. Et ce surtout grâce à la langue, mêlant polonais, yiddish et hébreu. De quoi s’attirer les louanges de la presse, comme Dwutygodnik, qui « ne doute pas que des doctorats lui seront consacrés » : « La question de la langue est essentielle pour comprendre le projet de Płaza, qui fait preuve d’une grande sensibilité et d’une imagination linguistique considérable. » Quant à l’érudition de l’auteur, elle est sans faille, assure le magazine : « Płaza a lu tout ce qui peut l’être sur la kabbale et le folklore juif. » Culture.pl salue la capacité du romancier à s’approprier cette tradition hassidique pour mieux la « réinterpréter » dans une œuvre unique où les frontières entre mysticisme et réalisme ont disparu.
[post_title] => Un golem refaçonné
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La célèbre tour de Babel peinte par Bruegel l’Ancien impressionne par son architecture surréaliste en forme de spirale. À l’instar de ses contemporains, le peintre associait cet épisode de la Bible à l’extraordinaire expansion de la ville d’Anvers au cours du XVIe siècle. Cette ville était l’épicentre du « commerce du monde entier », selon l’expression du diplomate vénitien Bernardo Navagero. Un essor dû à l’ensablement du Zwin, ancien bras de la mer du Nord, vers 1500, qui avait rendu Bruges inaccessible par bateau et fait d’Anvers le port commercial le plus important d’Europe. On pouvait y acheter de tout : de la laine anglaise, des épices, du papier, des pierres précieuses, de la soie, de l’ivoire, de l’or, de la porcelaine chinoise, du vin, et bientôt des livres… Dans un ouvrage paru cette année, Michael Pye, historien et journaliste britannique, explore les « années fastes » d’Anvers, « ces quelques décennies fugaces pendant lesquelles elle a brillé de mille feux », souligne la London Review of Books. Un succès surprenant, car Anvers n’avait ni cour, ni évêque, ni dynastie régnante. « Une tolérance pragmatique » faisait de cette ville cosmopolite un endroit propice aux affaires. C’est là que prend racine la financiarisation de la vie et qu’apparaît, en 1531, la première Bourse au sens moderne du terme. Le vent tourne dans les années 1560, avec l’avènement de la Réforme. « Les ingrédients magiques qui faisaient le succès d’Anvers se sont dissous rapidement », écrit The Guardian. En 1585, la ville est mise à sac par les troupes de Philippe II d’Espagne. Vers 1600, les rues du centre sont quasi désertes. Les forces vives ont fui vers le nord, vers Amsterdam, qui devient le nouvel Anvers.
[post_title] => Le siècle d’or d’Anvers
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La pratique de l’isolement dans les îles, qui remonte à l’Antiquité, n’a cessé d’être employée aux quatre coins du monde, déclinée sous différentes formes : prison, exil forcé, assignation à résidence… C’est à cette thématique qu’est consacré le dernier ouvrage de Valerio Calzolaio, journaliste et essayiste italien, présenté par La Stampa comme un « intellectuel curieux » qui adopte « des points de vue extrêmement originaux, fins, érudits ». Dans son tour des mers, des fleuves et des lacs de la réclusion insulaire, l’auteur s’intéresse aussi bien aux colonies pénitentiaires d’Australie ou de Nouvelle-Calédonie au XVIIIe siècle qu’aux îlots tels qu’Alcatraz ou l’île du Diable, au large des côtes guyanaises, qui étaient destinés à la détention de prisonniers.
Passant en revue plus de 270 îles, ce « livre original », enrichi de cartes, de photographies et de graphiques, permet de « rendre compte de pages très importantes de l’histoire de l’humanité et du pouvoir », explique le Corriere della Sera. Grâce à une « recherche rigoureuse » et à une « écriture très agréable », Calzolaio « surprend le lecteur par sa réflexion singulière, où science et histoire se confondent », s’enthousiasme La Stampa. Et de conclure : « Un essai important sur l’histoire de l’homme et son besoin d’“isoler” pour exiler ou punir. » Une nouvelle page de cette histoire est en train de s’écrire dans les centres de rétention pour migrants situés aux entrées de l’Europe, comme ceux des îles de Lampedusa et de Lesbos. Depuis leur création, ils font l’objet d’alertes répétées de la part des ONG sur les conditions de vie des demandeurs d’asile.
[post_title] => Exiler et punir
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Coordinatrice de production et scénariste dans l’audiovisuel, Hsiao Wei-hsüan fait dans son premier ouvrage un clin d’œil au célèbre roman Le Parfum, de l’Allemand Patrick Süskind. Yang Ning, une jeune fille douée d’un odorat extraordinaire, travaille dans une chambre mortuaire et cherche à faire venir son petit frère à Taipei. Lorsque celui-ci se suicide, elle perd ce sens hyperdéveloppé et ne le retrouve que sur des scènes de crime. Jusqu’au jour où elle-même est mise en cause dans une affaire de meurtre, ce qui l’oblige à mener l’enquête pour identifier le coupable. Chemin faisant, elle découvre que la mort de son frère pourrait bien ne pas être un suicide et se résout à « devenir un monstre » afin de percer le mode opératoire de l’assassin. Selon l’agence de presse taïwanaise Central News Agency, ce roman raconte l’histoire d’un « deuil impossible qui se transforme en obsession. Au bout du compte se pose la question de savoir à quel moment on cesse d’être humain. »
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C’est une scène qui en dit long sur le personnage. Le jour des élections générales de 2010, le trublion de l’extrême droite britannique Nigel Farage tient à faire un tour à bord d’un avion biplace traînant une banderole « Votez pour votre pays – Votez Ukip [Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni] ». Une action inutile, puisqu’il était trop tard pour que la télévision s’en fasse l’écho. De fait, personne n’en aurait entendu parler si la bannière ne s’était emmêlée dans le gouvernail, faisant s’écraser l’avion dans un champ. Farage s’en tire avec des blessures superficielles. Le journaliste Michael Crick, auteur d’une biographie « captivante » de Nigel Farage, « a eu l’intelligence de placer cet accident au début », estime Andrew Rawnsley dans The Guardian (journal très hostile à l’Ukip). L’histoire récente du Royaume-Uni « aurait été très différente si Farage était mort ce jour-là », déplore-t-il. Sans lui, « l’Ukip ne se serait pas transformé en la force insurrectionnelle » qui a conduit David Cameron à organiser un référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne. Et, sans ce référendum, il n’y aurait pas eu de Brexit. L’ancien trader de 58 ans ressort de cette biographie en homme égoïste, arrogant, guidé par « son obsession pour la gloire, l’argent et le sexe ». « De nombreuses anecdotes de ce livre, les plus hilarantes comme les plus effroyables, sont littéralement irriguées par des flots d’alcool », que l’intéressé est capable d’ingurgiter en quantités prodigieuses. « Cette biographie de Farage est la meilleure qui puisse être écrite », conclut Rawnsley, qui reproche tout de même à l’auteur son « indulgence » à l’égard de son sujet.
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Une pratique artistique exigeante est-elle compatible avec la maternité ? Dans son nouvel essai, Julie Phillips, auteure et critique littéraire, explore la question à travers les portraits d’artistes célèbres du XXe siècle qui ont eu un ou plusieurs enfants. Six d’entre elles sont mises en lumière : la peintre Alice Neel et les écrivaines Doris Lessing, Ursula K. Le Guin, Audre Lorde, Alice Walker et Angela Carter. D’autres figures, telles Adrienne Rich, Susan Sontag ou encore Shirley Jackson, apparaissent en pointillé. Ce « méli-mélo d’expériences », commente The New York Times, fait ressortir les difficultés communes à toutes : jours et nuits hachés, temps de création réduit comme peau de chagrin, regard désapprobateur de la société, remords ressentis en fermant la porte au bambin, impossibilité de rêvasser – acte vital pour tout artiste. « Un bébé ne peut prendre soin de lui-même, l’art ne peut se créer de lui-même. Il est rare que les deux activités puissent être réalisées en tandem », constate The Atlantic. Comme le disait Doris Lessing : « Je ne sais pas ce qui est le plus désirable, avoir un bébé ou écrire un roman. Malheureusement, les deux sont tout à fait incompatibles. » Certaines avaient élaboré des techniques pour travailler à la volée : Audre Lorde griffonnait ses poèmes sur des bouts de papier dont elle remplissait le sac à langer de sa fille ; Toni Morrison disposait un carnet sur le siège passager de sa voiture pour prendre des notes aux feux rouges. D’autres ont fait le choix de s’éloigner de leur progéniture, telle Alice Neel qui, après une dépression, a laissé sa première fille à la famille de son père à Cuba pour continuer à peindre.
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