Voici un roman graphique singulier par bien des aspects. Ici, les personnages ont certes un nom et un prénom, mais pas de corps, de tête ni de membres. Ils sont représentés par des ronds de couleur, et les scènes sont toujours « vues du ciel ». Nous sommes quelque part entre une application de géolocalisation, pour les plans larges, et Les Sims, avec son décor en deux dimensions, pour les scènes situées en intérieur.
L’auteur, Martin Panchaud, n’hésite pas à interrompre le récit avec ce que le cinéma qualifierait d’« arrêts sur image ». Ainsi du pistolet à impulsion électrique, plus communément appelé Taser. Lorsqu’un policier dégaine le sien, Panchaud nous gratifie d’une planche d’explications imagées sur le fonctionnement de cet engin.
Au détour d’une page, voilà qu’une baleine bleue et la situation de ce cétacé dans le monde – régions d’habitat, flux migratoires, population globale – font soudainement irruption ; une sorte de coq-à-l’âne visuel, pour rester dans le domaine animal. Il faudra attendre la fin de l’histoire pour comprendre l’intrusion de ce mammifère géant dans le scénario.
Ici, pas de personnages valeureux dotés de pouvoirs magiques, d’un courage exceptionnel ou d’un humour ravageur, mais plutôt des gens ordinaires, que l’auteur ne cherche jamais à rendre sympathiques (il est aidé en cela par le fait qu’ils sont désincarnés).
Mais venons-en au récit : Simon (rond orange cerclé de marron) est un adolescent britannique rondouillard maltraité par ses camarades. Un jour, une voyante (rond mauve cerclé de violet) dont il fait les commissions lui souffle le nom du cheval – un outsider – qui gagnera « la troisième de la Royal Ascot », une course prestigieuse, et, en bonus, lui indique le quinté dans l’ordre. Simon vole 1 000 livres dans les affaires de son père, Dan (rond vert clair cerclé de vert foncé), joue et gagne plus de 16 millions de livres… qu’il ne peut pas toucher, étant mineur. Notre héros part donc en quête d’une signature parentale pour encaisser cette somme mirobolante et permettre à sa famille de vivre dans le luxe.
C’est là que les choses se gâtent. De retour chez lui, il y trouve une ambulance et la police : sa mère, Daisy (rond bleu clair cerclé de bleu foncé), gît dans la cuisine, en sang, après avoir pris une sérieuse dérouillée. Elle est dans le coma, et le père de Simon a disparu. Que faire ?
Simon espère d’abord que sa mère va se réveiller. Jour après jour, il quitte le foyer où on l’a placé et va la voir à l’hôpital, mais son état est stationnaire. Il finit par croiser là-bas un homme, un certain Alan Jones (rond marron cerclé de marron foncé), dont il apprend qu’il vient quotidiennement rendre visite à Daisy. C’est avec cet homme qui le prend sous son aile que l’adolescent se met en quête de son géniteur. D’aventure en aventure, Simon découvrira que son père biologique n’est pas Dan mais Alan, ce qui donne lieu à une scène plutôt comique du point de vue du lecteur, qui voit les ronds des deux personnages côte à côte, l’adulte disant à l’adolescent : « Ton père, c’est moi ! Regarde-moi, tu ne vois pas qu’on se ressemble ? » Les codes couleur employés pour ces deux personnages sont certes dans les mêmes tons, mais, pour nous, la « ressemblance » s’arrête là !
Simon fera nombre de rencontres au fil des pages ; il s’apercevra, par exemple, que l’un des voisins de lit de sa mère, censé être dans le coma, s’est réveillé mais ne veut pas que cela se sache (« Je suis bien mieux ici… Je n’ai de comptes à rendre à personne »).
Un récit d’initiation ? Dans une certaine mesure, oui. Pour grandir, Simon devra « tuer » ses parents. Le règlement de comptes avec Dan se mue en une scène particulièrement explosive qu’on ne peut révéler plus avant sous peine de la divulgâcher. La tonalité générale de l’album reste assez sombre, et le monde des adultes – fait de violence, de lâcheté et de chantage – est dépeint de façon peu reluisante. Pourtant, le nom de famille de Simon, c’est Hope, « espoir ». Voyons-y un message !
— O. C.
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D’où viennent les idées ? Comment se forment-elles, dans la tête d’un physicien théorique comme moi ? Quels types de procédés logiques utilisons-nous ? Je ne veux pas parler exclusivement des grandes idées, celles qui changent l’histoire de l’humanité, l’histoire de la pensée ; je veux plutôt évoquer ce qu’on a appelé la « microcréativité », les petites idées quotidiennes qui sont cruciales pour le progrès de la science. Pour moi, une idée est une pensée inattendue, surprenante, tout sauf banale.
Je voudrais partir d’Henri Poincaré et de Jacques Hadamard. Ces deux mathématiciens, qui ont vécu au tournant des XIXe et XXe siècles, ont décrit à plusieurs reprises la manière dont leurs idées mathématiques sont nées, avec un point de vue similaire. Tous deux affirment que l’on peut identifier plusieurs étapes dans la démonstration d’un théorème en mathématiques.
• Une phase initiale de préparation, au cours de laquelle on étudie le problème, on lit la littérature scientifique et on fait les premières tentatives de solution. Après une période qui va d’une semaine à un mois, cette phase se termine car aucun progrès n’a été réalisé.
• Il y a ensuite une période d’incubation au cours de laquelle le problème est abandonné (du moins consciemment).
• L’incubation se termine brusquement par un moment d’illumination, qui se produit souvent dans une situation sans rapport avec le problème que l’on souhaite résoudre, par exemple en parlant avec un ami, même de contenus très éloignés du sujet.
• Enfin, après l’illumination qui indique les lignes générales pour aborder le problème, il s’agit effectivement d’en établir la démonstration. Cette dernière étape est parfois très longue : il faut vérifier si l’illumination était fondée, si la route indiquée est vraiment praticable, franchir tous les passages mathématiques obligés jusqu’à obtenir une démonstration explicite.
Bien sûr, l’illumination se révèle de temps à autre erronée : elle supposait la validité de développements qui ne peuvent être démontrés. Dans ce cas, il faut tout recommencer.
Cette description est fort intéressante et réserve un rôle déterminant à la pensée inconsciente. Même Einstein était d’accord sur ce rôle : il a en effet souligné à plusieurs reprises l’importance du raisonnement inconscient. Il ne fait aucun doute que le processus consistant à mettre de côté un problème difficile, à laisser les idées se sédimenter, pour l’aborder à nouveau avec un esprit neuf et le résoudre, est très courant. Le proverbe « La nuit porte conseil » existe en de nombreuses langues : Consiliis nox apta ;Night is the mother of counsel ; Die Nacht bringt Rat ; La notte porta consiglio ; Antes de hacer nada, consúltalo con la almohada (l’almohada étant l’oreiller) ; La note xe la mare d’i pensieri.
Passant des grands problèmes à des problèmes plus triviaux, je voudrais vous raconter une expérience personnelle. Très souvent, pour mes recherches en physique théorique, je dois écrire des programmes sur ordinateur, une activité que je trouve amusante et relaxante. L’ordinateur est une machine totalement dépourvue de sens commun, qui fait donc exactement ce qu’on lui indique de faire et se tient au sens littéral avec une précision exaspérante. Si vous dites à un humain de prendre une route et d’aller toujours tout droit, il ne sort pas de la route au premier virage, heureusement ; ce comportement serait au contraire naturel pour un ordinateur, à moins que vous ne soyez extrêmement précis en expliquant ce que vous entendez par « aller tout droit ».
Quels que soient vos efforts, la première fois, ce que vous demandez à l’ordinateur de faire est en général légèrement différent de ce que vous voulez vraiment qu’il effectue. Souvent, un nouveau code, écrit dans l’un des nombreux langages de programmation, ne fonctionne pas : lors de tests simples, il donne des résultats complètement différents de ceux attendus (c’est du moins mon expérience : évidemment, plus le programmeur est doué, plus il vise juste).
Je ne compte plus les fois où je me suis battu toute une matinée pour essayer de comprendre quelle était l’erreur que j’avais commise : je relisais attentivement le code, je repassais en revue toutes les instructions les unes après les autres, je me demandais si les virgules étaient à leur place, s’il manquait un point-virgule, s’il y avait un signe égal en trop ou en moins, en vain. Puis, alors que je rentrais chez moi en voiture, la solution m’apparaissait à mi-chemin (« Voilà où se cachait l’erreur ! »), et je m’empressais de la vérifier immédiatement arrivé chez moi.
Ce type d’expérience est très courant. Une seule fois dans ma vie (malheureusement !), j’ai vécu un épisode de même nature, mais plus spectaculaire. J’avais travaillé par le passé avec d’autres collègues sur un problème très difficile ; nous avions essayé de trouver une stratégie pour le résoudre, sans succès. Pendant une longue période (dix à quinze ans), plusieurs approximations ont été proposées ; j’avais quant à moi abandonné la question – trop difficile. Et puis, durant une conférence, à l’heure du déjeuner, l’un de mes amis m’a dit au détour de la conversation : « Tu sais, le problème sur lequel tu avais travaillé est très intéressant, car sa solution aurait une série d’applications qui vont au-delà de celles qui avaient été envisagées. » Je lui ai alors répondu : « Dans ce cas, il faut faire un effort pour le résoudre. Peut-être que tu pourrais essayer de... », et je lui ai exposé pas à pas la stratégie pour parvenir à la solution, stratégie qui s’est avérée être la bonne.
Pensées et paroles
Il est facile de reconnaître dans ces épisodes des exemples du processus d’incubation. Je suis convaincu que chacun d’entre nous pourrait raconter des anecdotes similaires. Si l’incubation, qu’il s’agisse de petites ou de grandes choses, est un processus non conscient, nous pouvons toutefois nous demander à quel type de logique elle obéit et dans quelles circonstances elle advient. Très souvent, on considère que la pensée est verbale et que le raisonnement inconscient n’est pas une pensée proprement dite. Einstein n’aurait pas été d’accord, lui qui soutenait que le fait d’être pleinement conscient est un cas limite, qui ne se produit jamais : il y a toujours une part d’inconscient dans la pensée.
Bien que je ne sois pas un expert en la matière, permettez-moi de vous exposer quelques-unes de mes réflexions sur la pensée consciente et inconsciente. Nous avons l’impression de penser en mobilisant des mots, en formulant des phrases. Cela est vrai non seulement lorsque nous parlons à d’autres personnes, mais aussi lorsque nous réfléchissons en silence. Si quelqu’un nous demandait de creuser un problème sans utiliser de mots, nous nous trouverions complètement démunis : nous sommes incapables de le résoudre dans notre tête sans formaliser le raisonnement par le biais du langage ; ce peut être des mots de n’importe quelle langue, mais ce doit être des mots.
La forme verbale n’épuise cependant pas la façon dont nous pensons ; lorsque nous commençons à réfléchir ou à prononcer une phrase, en réalité, nous savons déjà où nous allons. Il existe des règles de grammaire que nous devons suivre. Par exemple, nous ne commençons pas une phrase par le mot « ne » pour nous arrêter immédiatement après sans savoir que dire, car dès que le mot « ne » nous vient à l’esprit, nous savons déjà quel est le verbe qui va suivre, et probablement le reste de la phrase. S’il en va effectivement ainsi, la phrase entière doit être présente dans notre esprit sous forme non verbale avant d’être exprimée en mots.
Formaliser ses pensées à travers le langage est extrêmement important ; les mots sont puissants, ils s’enchaînent les uns aux autres et s’attirent entre eux. Ils ont au fond la même fonction que l’algorithme en mathématiques. De même que l’algorithme incarne presque à lui seul le raisonnement mathématique, les mots ont une vie propre, ils évoquent d’autres mots, nous servent à formuler des abstractions, des déductions, à déployer la logique formelle. La formulation consciente de la pensée en mots est sans doute également utile pour mémoriser ce que nous avons conçu : faute de mots, se souvenir du fruit de nos pensées semble plus délicat. Quoi qu’il en soit, la pensée verbale doit être précédée d’une pensée non verbale. Cette affirmation n’est pas si étrange quand on considère que la pensée est historiquement beaucoup plus ancienne que le langage : si celui-ci est probablement apparu il y a quelques dizaines de milliers d’années, il est difficile de croire que les humains, avant cette étape, ne pensaient pas (et aussi que les animaux ou les enfants qui ne parlent pas encore ne disposent d’aucune forme de pensée).
Malheureusement, il est très difficile de comprendre quel type de logique suit la pensée non verbale, notamment parce que la logique se réfère au langage et qu’il est presque impossible d’étudier la pensée non verbale à l’aide des mêmes outils du langage. Et pourtant, la pensée inconsciente est cruciale pour la formulation de nouvelles idées : elle est non seulement à l’œuvre pendant la longue période d’incubation mentionnée par Poincaré et Hadamard, mais elle est également à la base du phénomène plus général de l’intuition mathématique à première vue, qui présente des caractéristiques surprenantes.
Normalement, la démonstration d’un théorème se déroule en plusieurs étapes, qui s’enchaînent et finissent par conduire à la solution, déduction après déduction. Toutefois, à de très rares exceptions près, ce n’est pas ainsi que le théorème est démontré la première fois. En général, l’énoncé est formulé en premier ; puis, lorsqu’on sait d’où l’on part et où on doit arriver, les passages intermédiaires sont identifiés et reliés entre eux par les démonstrations nécessaires, jusqu’à aboutir à la démonstration complète. C’est un peu comme la construction d’un pont : vous décidez d’abord quels sont les points que vous voulez relier, puis vous creusez les fondations des piles intermédiaires et vous posez en dernier le tablier. Vous ne construisez pas un pont en réalisant entièrement la première travée, pour concevoir ensuite le reste. Vous risqueriez fort de découvrir que vous ne pouvez pas poser les fondations de la pile suivante.
D’une certaine façon, de même qu’une phrase doit être présente dans son intégralité avant d’être formalisée en mots, une démonstration doit être présente dans l’esprit du mathématicien, au moins dans ses grandes lignes, avant de passer à la phase déductive.
Cette façon de procéder explique pourquoi il y a tant de théorèmes valides dont la première démonstration présentée était fausse. Souvent, le mathématicien, après avoir formulé correctement le théorème et identifié une voie possible, commet une erreur dans la démonstration d’une étape. Si l’intuition était à peu près juste, il y a alors deux possibilités : soit il existe une autre manière correcte de démontrer le passage difficile, soit il existe une autre façon, plus ou moins différente, d’arriver au même résultat. Les mathématiciens parlent souvent du « sens » d’un théorème, un sens qui est énoncé dans un langage informel, le plus souvent fondé sur des analogies, des similitudes, des métaphores ou des intuitions. Mais il n’y a généralement plus aucune trace de ce sens dans les textes mathématiques qui utilisent un autre langage : le sens justifie en quelque sorte l’intuition originale, mais, comme il ne peut pas être formalisé, il est ressenti comme quelque chose d’imprécis, susceptible d’être discuté entre amis mais certainement pas d’être inclus dans un texte rigoureux.
[…]
Connaître la conclusion
Je voudrais maintenant présenter un dernier argument qui suggère que notre mode de raisonnement est plus complexe que nous le pensons. J’ai toujours été frappé par la difficulté de parvenir à démontrer la véracité ou l’inexactitude d’une affirmation lorsque nous n’avons aucune idée du résultat final. S’il existe de solides arguments heuristiques impliquant qu’une affirmation est vraie (ou fausse), il est souvent – mais pas toujours – beaucoup plus facilede trouver la démonstration. Dans le cas contraire, celui où nous n’avons pas d’indices sur le résultat, on pourrait penser qu’il suffit d’employer deux fois plus de temps pour arriver au même résultat : vous commencez par raisonner comme si vous saviez que le résultat était vrai, puis comme si vous saviez qu’il était faux. Or c’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire : dans la pratique, la personne essaye de trouver des arguments pour prouver la véracité de l’affirmation ; si elle n’y arrive pas, elle tente alors de prouver qu’elle est fausse et oscille entre les deux positions sans avancer dans son raisonnement. Nous avons beau tenter de passer consciemment d’une hypothèse à l’autre, notre inconscient reste indécis.
Le rôle déterminant d’une petite information supplémentaire s’incarne dans un épisode dont j’ai été témoin et qui m’a laissé sans voix. Une propriété très intéressante (je l’appellerai X par commodité) avait été vérifiée dans le contexte de modèles extrêmement simplifiés, et il était crucial pour le développement de la théorie de savoir si elle pouvait être démontrée pour des systèmes réalistes. Mes amis et moi en parlions depuis des années : personne n’avait la moindre idée de la manière d’aborder cette démonstration, et nous nous demandions même si la propriété était effectivement démontrable, en admettant qu’elle fût vraie.
Un jour, mon ami Silvio Franz me raconta qu’avec Luca Peliti, il avait démontré la propriété X grâce à une idée élémentaire quoiqu’extrêmement astucieuse. J’étais ravi ; je me rendais à Paris et, au cours d’une conférence, j’ai déclaré que j’étais très confiant quant à la possibilité de démontrer la propriété X. Je n’ai toutefois pas annoncé le résultat, car je voulais attendre que Silvio et Luca aient écrit la démonstration. Après mon intervention, un autre ami, Marc Mézard, m’a abordé sur les marches de l’École normale supérieure : « Excuse-moi, Giorgio, mais pourquoi as-tu dit que tu étais sûr que la propriété X était démontrable ? Tu sais très bien que nous n’avons aucun moyen de la démontrer. » Je lui ai répondu : « Marc, la propriété X vient d’être démontrée par Silvio Franz et Luca Peliti : ils m’ont décrit la démonstration et elle est correcte. » À ma grande surprise, Mézard a instantanément réagi : « Ah ! oui, je vois comment ils ont fait », et sans attendre, sur le perron, il m’a exposé dans ses grandes lignes la bonne démonstration. La simple information que la propriété X pouvait être démontrée à partir de connaissances communes lui avait suffi pour parvenir à la démonstration tant recherchée en moins de dix secondes.
Il est stupéfiant de constater que parfois, un infime élément d’information suffit pour réaliser des progrès substantiels dans un domaine qui a fait l’objet d’une réflexion approfondie. Einstein raconte ainsi qu’en 1907, plongé dans d’intenses réflexions sur la gravité, il a eu un jour « l’intuition la plus heureuse de sa vie » : lorsque nous tombons en chute libre, nous ne ressentons plus la force de gravité, la gravité s’annule autour de nous ; elle dépend donc du référentiel, si bien qu’en choisissant un référentiel approprié, il est possible de l’annuler, au moins localement. En partant de cette observation, il construisit la théorie de la relativité générale, qui est sans doute sa contribution la plus profonde et la plus en avance sur son temps.
On dit qu’Einstein a eu cette intuition après un incident curieux (je ne suis pas sûr que l’histoire soit vraie, mais si elle ne l’est pas, elle est bien trouvée). Au troisième étage de l’immeuble du savant, un peintre en bâtiment travaillait sur un échafaudage, assis sur une chaise. Un jour, le voilà qui se penche trop, perd l’équilibre et bascule dans le vide non sans rester assis sur la chaise, ne se cassant heureusement que quelques os. Quelques jours plus tard, en discutant avec un voisin, Einstein se demande à quoi pouvait bien penser ce pauvre peintre durant sa chute. Le voisin lui répond : « Je lui ai parlé et il m’a dit qu’alors qu’il tombait, il n’avait plus l’impression d’être assis sur sa chaise, comme si la gravité n’existait plus. » Einstein se saisit de l’observation du peintre et part de là pour formuler la théorie de la relativité générale. Et il est remarquable de constater que l’origine des théories de la gravitation est toujours liée à la chute de quelque chose, pour Newton une pomme, pour Einstein... un peintre.
Le multimilliardaire Andrew Carnegie n’était pas vraiment un tendre, mais la vie, dans sa jeunesse du moins, n’avait pas été tendre avec lui. Petit Écossais dont la famille avait émigré en Amérique en 1848 pour fuir la famine, il s’était formé et instruit comme il avait pu, devenant ouvrier dans une filature, puis télégraphiste dans une compagnie de chemin de fer dont il avait rapidement gravi les échelons. Il avait alors investi ses émoluments croissants dans le secteur ferroviaire en pleine expansion, dont il connaissait tous les secrets. Délits d’initié, corruption, pots-de-vin judicieusement distribués, innovations géniales et coups tordus : sa fortune s’était vite arrondie. Après la guerre de Sécession, il s’était tourné vers la production de rails, puis d’acier, dont la demande explosait. Il produisait des poutrelles pour les derricks et les gratte-ciel, des blindages pour les cuirassés, des canons, des obus – et cela en portant une attention toute spéciale à la maîtrise des coûts (notamment salariaux), à l’intégration verticale, aux innovations et aux ententes entre producteurs (il misait à fond sur la synergie acier/chemin de fer, fournissant des rails livrés grâce au train). Carnegie n’était pas très porté sur le dialogue social, et son refus d’autoriser un syndicat dans l’une de ses usines à Homestead (Floride), en 1892, avait déclenché une longue grève matée dans le sang. Mais il deviendrait peu à peu le roi de l’acier américain, l’homme le plus riche du pays et peut-être du monde. Voilà pour le versant ascensionnel et plutôt sombre de sa vie.
Heureusement, il y en a un autre, radicalement différent. Au fil des ans, le capitaliste implacable que la guerre avait considérablement enrichi s’était mué en philanthrope hypergénéreux qui, avant sa mort, en 1919, se serait défait de 90 % de son immense fortune, estimée à plus de 6 milliards de dollars actuels. Les traductions concrètes de ses dons constellent encore les États-Unis et son Écosse natale : bibliothèques, écoles, salles de concert (le Carnegie Hall, à New York), musées (les quatre Carnegie Museums de Pittsburgh), universités (dont la Carnegie-Mellon, à Pittsburgh)… Il finançait également la recherche scientifique (via la Carnegie Institution), des laboratoires, des télescopes et même l’achat d’un squelette de dinosaure. Si bien que l’image qui nous reste de lui n’est pas tant celle d’un « baron voleur » sans scrupules que celle du fondateur de la philanthropie moderne.
Pourtant, Carnegie était tout sauf un béni-oui-oui, et sa générosité ne reposait pas sur des bons sentiments, encore moins sur des convictions religieuses. C’était un positiviste darwinien pur et dur, qui ne finançait les écoles qu’à la condition qu’elles soient dégagées de toute affiliation confessionnelle. C’était même un « darwinien social », comme son ami Herbert Spencer, pour qui les lois de l’évolution s’appliquent dans la société comme dans la jungle pour encourager les plus aptes à réussir. Carnegie pensait en effet que la société dépendait pour sa prospérité du talent de quelques êtres supérieurs capables de catalyser les potentialités économiques de l’époque. Certes, ces êtres-là vivraient dans le luxe et les palais. Mais ce n’était pas – ou ne devait pas être – leur objectif premier (« Quelle idole plus abjecte que l’argent ? »). Les heureux favorisés par la sélection « naturelle » devaient reconnaître « qu’ils n’étaient que les gérants de la fortune due aux pauvres » et ne se contenter pour eux-mêmes que d’un revenu plafonné – 50 000 dollars de l’époque par an dans son propre cas, une somme tout de même plus que rondelette. Quant aux moyens de faire fortune, tout était bon sauf une chose : la spéculation, qui était l’antithèse du business (« impossible d’être à la fois un honnête businessman et un spéculateur »). Il fallait qu’il y ait création de valeur industrielle, de quelque chose dont tous puissent bénéficier : « Le capital et le travail étant des alliés, et non des forces antagonistes, l’un ne peut pas prospérer sans l’autre. » La preuve : « Les profits des milliardaires augmentent quand les salaires sont élevés ; plus ils sont hauts, plus les profits des employeurs sont importants. » En théorie, du moins. En pratique, le traitement que Carnegie infligeait à ses ouvriers indignait Herbert Spencer.
Oui, mais voilà : plus les gens sont pauvres, plus ils sont incités à tout faire pour s’extraire de la pauvreté. C’est la sélection darwinienne poussée au paroxysme de son expression sociale, avec tout de même un correctif : pour encourager l’émergence de futurs milliardaires, il faut améliorer les conditions d’hygiène et de santé, et surtout faciliter l’accès de tous à l’instruction. Les chanceux ayant réussi dans les affaires ont le devoir de promouvoir ces objectifs par leurs actions philanthropiques, car leur succès procède moins de leurs talents que des opportunités que la société leur a offertes. Il convient donc de restituer à celle-ci l’essentiel des richesses accumulées grâce à elle. Évidemment, c’est en partie à cela que sert l’impôt, et d’ailleurs Carnegie défendait l’idée d’une taxe sur les successions voisine de 100 %. Mais l’impôt a un gros défaut : l’État qui collecte l’argent a aussi la charge de le dépenser, et Carnegie ne se fiait guère à l’État, dont il ne connaissait que trop les faiblesses morales ou techniques. « Sur 1 000 dollars dépensés pour le bien public, soutenait-il, probablement 950 sont gaspillés et contribuent à encourager les maux qu’ils entendent soulager ou minimiser. » Mieux valait faire confiance aux compétences des riches : s’ils avaient été assez malins pour amasser une fortune, ils étaient sans doute les mieux placés pour la dépenser intelligemment et efficacement, c’est-à-dire en aidant les gens à s’aider eux-mêmes, pas en encourageant leur indolence.
En incitant les milliardaires à distribuer leur argent de leur vivant, Carnegie sait qu’il prive leurs rejetons des héritages escomptés. Mais il s’en justifie en expliquant que les fortunes transmises et non acquises sont toxiques : elles créent des générations d’héritiers dépourvus d’énergie, incapables de prolonger le succès originel, et même de dépenser convenablement le pactole reçu. Les récipiendaires tendent à gaspiller leur legs, soit pour eux-mêmes, soit en se laissant aller à la facilité de la charité mal ciblée et partant contre-productive, car « seul l’homme sage sait dépenser sagement ». S’adressant aux étudiants de ses universités, Carnegie avait coutume de célébrer « ceux qui avaient la bonne fortune d’être nés dans la pauvreté », sans le handicap « d’un riche père ou, pire encore, d’une riche mère, susceptible si nécessaire de les entretenir dans leur oisiveté. Tandis que, quand on n’a pas de gilet de sauvetage, on nage ou on coule ».
Fort bien, mais reste tout de même un problème : pour légitime qu’elle soit, cette redistribution privée est entièrement soumise à l’arbitraire du redistributeur et à ses lubies. Dans le cas de Carnegie, celles-ci étaient plutôt innocentes, voire estimables. Il aimait la musique, donc il avait couvert les États-Unis de salles de concert et offert plus de 700 orgues. Il devait son ascension de self-made-man à la bibliothèque d’un généreux érudit, d’où pléthore de bibliothèques Carnegie. Il aimait le grand air et la nature, et avait en conséquence parsemé les villes de parcs et de jardins publics. Bien que fabricant de canons, il était pacifiste et avait financé la construction du palais de la Paix à La Haye, qui abrite aujourd’hui la Cour internationale de justice. (Il était aussi anti-impérialiste et avait proposé en vain de l’argent aux Philippines pour que le pays puisse se dégager de la mainmise américaine.) Et, oui, il avait également institué un fonds de pension pour ses ouvriers. L’évangile que prêche Carnegie est d’abord, écrit John Steele Gordon dans TheNew York Times, « un manuel pratique à destination des millionnaires », plein de judicieux conseils philanthropiques. Mais, comme tous les évangiles, celui-ci peut in fine se réduire à un grand précepte moral – en l’occurrence, celui-ci : « Quiconque trépassera en laissant derrière soi des millions de dollars de richesse disponible mourra dans l’indifférence, le dédain, le déshonneur. » Peut-être même le milliardaire inconséquent finira-t-il en enfer, lequel ne devrait pas être trop différent d’une aciérie Carnegie au XIXe siècle.
— J.-L. M.
Extrait :
« Pourquoi donc faudrait-il léguer de grandes fortunes à ses enfants ? Si on le fait par affection, n’est-ce pas une affection mal avisée ? L’observation nous apprend que, d’une façon générale, il n’est pas bon d’infliger à ses enfants un tel fardeau. À l’État non plus. Il faut juste assurer à l’épouse et aux filles un revenu modéré, et aux fils une allocation très modique voire nulle. Au-delà, on provoque des dommages. Car il ne fait désormais plus aucun doute que les legs importants sont plus nocifs que bénéfiques pour les récipiendaires. Les sages ont rapidement réalisé qu’abandonner de tels héritages entre les mains des membres de sa famille ou de l’État constitue un mauvais emploi de leur fortune […]. On trouve certes des exemples de fils de millionnaires que la richesse n’a pas corrompus et qui, bien que riches, continuent à rendre de grands services à la communauté. Ceux-là sont le sel de la terre – mais hélas, comme lui, aussi précieux que rares. L’homme plein de sagesse doit s’en tenir à dire : “Je préférerais léguer à mon fils une malédiction plutôt que des dollars...”, tout en reconnaissant que ces legs énormes ne sont pas inspirés par le souci du bien des enfants mais par l’orgueil familial. »
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En juillet 1997, lors de la rétrocession de Hongkong à la Chine, Chris Patten, le dernier gouverneur britannique, tint un discours optimiste. Selon le principe énoncé en 1984 par Deng Xiaoping, « un pays, deux systèmes », « le peuple de Hongkong va pouvoir gouverner. C’est la promesse, et c’est la destinée, que rien ne viendra ébranler ». Mais, comme l’atteste son journal, il n’y croyait pas lui-même. D’après l’accord de 1984, Hongkong devait garder son autonomie pendant cinquante ans après la rétrocession, donc jusqu’en 2047. Cependant, la loi fondamentale annexée aux accords sino-britanniques ne laissait en réalité qu’une faible marge de manœuvre aux Hongkongais. Toutes les nominations importantes devaient être approuvées par Pékin. Le mouvement de plus en plus pressant en faveur du suffrage universel se heurta à un mur, provoquant en 2014 la « révolution des parapluies ». En juin 2019, pour protester contre un projet de loi prévoyant de juger en Chine continentale les personnes soupçonnées de visées subversives, plus de 1 million de Hongkongais ont manifesté pacifiquement en formant de longues chaînes humaines. Et, en mai 2020, Pékin a imposé une loi sécuritaire permettant d’emprisonner tout suspect. Depuis lors, pratiquement tous les démocrates qui ont fait parler d’eux sont en prison ou en exil. En juillet 2022, John Lee, ancien responsable de la police et tête pensante des vagues de répression, a été nommé chef de l’exécutif.
Du point de vue chinois, les choses sont relativement simples. Après avoir été partie intégrante de la Chine pendant plus de deux mille ans, l’île de Hongkong a été cédée en 1842 à l’Empire britannique au terme de la première guerre de l’Opium, déclenchée par la Chine pour tenter d’empêcher les trafiquants britanniques d’y écouler la drogue, qui avait créé une addiction d’ampleur nationale. Au lendemain d’une seconde guerre de l’Opium, Londres a resserré son emprise en acquérant, au nord de l’île, la péninsule de Kowloon. Après quoi les Anglais obtinrent en 1898 un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans sur ce qu’on appelle les Nouveaux Territoires, au nord de Kowloon. C’est ce bail qui arrivait à expiration en 1997. L’accord négocié en 1984 par Deng Xiaoping entérinait le désengagement progressif de la puissance coloniale des trois territoires. Les Nouveaux Territoires étaient devenus le poumon de l’expansion économique de Hongkong, et les Britanniques, jugeant que l’île et la péninsule ne seraient pas viables à elles seules, s’étaient laissé convaincre de lâcher le tout.
Si, pour les Chinois, la récupération de Hongkong relevait d’une nécessité historique, du côté britannique le problème très tôt posé était celui du degré de démocratie dont l’ancienne colonie allait pouvoir continuer à bénéficier. Le suffrage universel n’avait pas cours, mais la presse était libre et la justice indépendante. Ce que montrent le journal de Patten et la postface que l’ancien gouverneur a rédigée, c’est la constante complaisance d’une bonne partie des décideurs et chefs d’entreprise britanniques à l’égard des autorités chinoises. Au moment de son départ, en 1997, Patten a découvert des documents montrant que, dix ans plus tôt, l’ex-ambassadeur britannique à Pékin Percy Cradock était parvenu à manipuler un projet de réforme électorale afin de satisfaire les Chinois. D’anciens Premiers ministres comme Edward Heath et James Callaghan ont fait pression sur Patten pour qu’il modère son appétit de réformes et se concentre sur les opportunités pour le monde des affaires. Il ne se passait pas une semaine sans qu’il fasse l’objet de pressions de la part des grands groupes présents à Hongkong, comme HSBC, Swire ou Cable & Wireless. Tout récemment, relève The Economist, les plus grands groupes présents sur place, « comme HSBC, Standard Chartered, Swire et Jardine Matheson, ont publié des communiqués de soutien à la loi sécuritaire. HSBC, la plus grande banque européenne, a gelé les comptes des politiciens prodémocratie et des organisations civiles. Les quatre plus grands cabinets d’audit financier mondiaux, Deloitte, EY, KPMG et PwC, ont publié des pages de publicité dans les journaux pro-Pékin afin d’adresser leurs félicitations à John Lee pour sa nomination à la tête de l’exécutif. »
À sa mort en 1928, à 49 ans, le Tchèque Ladislav Klíma laissa derrière lui des centaines de pages manuscrites, des notes, des journaux, des lettres... Car, de son vivant, celui qui est désormais considéré comme l’un des plus grands écrivains tchèques du XXe siècle avait peu publié. Idem dans les années qui ont suivi sa mort : à part une poignée d’inconditionnels, le milieu universitaire dénonçait des écrits provocateurs, à l’image de leur auteur, libertaire, nietzschéen et schopenhauerien, « solipsiste, égoïste et volontariste », selon le site Aktualne.cz, et chantre de ce qu’il appelait la « suréthique », concept qui invite à « faire systématiquement ce qui est interdit » : insulter les Habsbourg, par exemple, ce qui lui valut une exclusion scolaire à 16 ans.
« Durant les années où d’autres s’échinaient à passer des examens et à se lancer dans une carrière, écrit-il dans son autobiographie, je n’eus d’autres occupations que de me promener sans fin dans les futaies à la recherche de nymphes et de châteaux hallucinatoires, me roulant tout nu dans la mousse et dans la neige, menant des combats terribles avec un Dieu qui s’était mis en tête de vivre à l’état de veille, en tant qu’homme. » Il gardait toutefois des accointances terrestres, gagnant sa vie comme conducteur de machine à vapeur, gardien d’usine, dramaturge ou journaliste. Pas de quoi ravir celui qui disait être « un noir monstre métaphysique », « une synthèse de Napoléon et de Nietzsche » voire « Dieu », mais de quoi refléter le « dialogue interne permanent entre Klíma le dogmatique et Klíma le vivant, dans lequel il s’excuse auprès de lui-même pour ses compromis par rapport à l’idéal élevé de la volonté absolue, quand il se rabaisse à écrire pour de simples mortels », note le philosophe Martin Hybler dans le quotidien Lidové noviny.
Il aura fallu attendre les années 1970 pour que la traductrice et écrivaine française Erika Abrams vienne mettre de l’ordre dans tout cela. Un travail colossal abattu pour reconstituer des œuvres monumentales – et en tirer des Œuvres complètes, dont les quatre premiers volumes ont été publiés en tchèque et en français (Éditions de la Différence), puisqu’Abrams est allée jusqu’àtraduiredans notre langue les œuvres qu’elle avait éditées en tchèque.
Némésis la glorieuse, qui vient de paraître aux éditions du Canoë, fait partie des œuvres déjà publiées par la Différence. Il s’agit d’une nouvelle édition revue par Erika Abrams d’après les manuscrits originaux. Conte métaphysique, roman fantastique, histoire d’amour et d’horreur, de vampires et de sanatorium, de fantômes et de vengeance, nouvelle noire et satirique, textes aussi symbolistes qu’expressionnistes, aussi poétiques que vulgaires... Némésis permet de découvrir le monde de Klíma, écrivain affranchi des frontières de genre, sans scrupules vis-à-vis de ses héros ni de ses lecteurs, à jamais égarés entre le rêve, la réalité et la folie.
Vous avez entre les mains le cent vingtième numéro de Books. Pour un titre culturel haut de gamme, une telle longévité est une performance. Nous la devons à l’intérêt désintéressé d’Adrian Diaconu, un homme discret mais à qui il faut rendre hommage, car sans lui nous aurions disparu. Un double hommage, car il se fait une vertu de laisser la rédaction entièrement libre de ses choix. Books continue, donc, tel qu’en lui-même, tous les deux mois. La crise du Covid étant passée par là, divers problèmes logistiques restent à régler, dont certains d’entre vous se sont fait l’écho : site Internet défaillant, anciens abonnés oubliés, encore peu de visibilité en kiosque et sur les réseaux sociaux, absence en librairie, pas de promotion. Tout cela va s’améliorer peu à peu, l’équipe et la volonté sont là, l’ambition aussi.
Le concept de Books est unique : ni tout à fait une revue, ni tout à fait un magazine, fondé sur les livres mais par l’intermédiaire de journaux et de périodiques, privilégiant les publications étrangères mais bien ancré en France et dans les pays francophones, passionné de littérature mais laissant la part du lion aux livres d’idées, politiquement inclassable et soucieux de l’être, distrayant mais sérieux, attaché au papier et à la lecture longue à l’heure du virtuel et du zapping…
Chaque numéro de Books évoque une centaine de livres parus dans le vaste monde. Chaque article traduit est une surprise, chaque dossier est une découverte. Les thèmes s’enchaînent de façon volontairement hétéroclite : les grandes aventurières suivent la nouvelle guerre froide, la cancel culture, nos préjugés et les vôtres, la croyance en Dieu, Napoléon, l’optimisme… et seront bientôt suivies par la passion du traumatisme (surprise !) et l’avenir de la démographie mondiale. Notre péché mignon ? Tout nous intéresse…
Mais nos lecteurs le savent : ce désordre apparent repose sur une philosophie. Nous entendons promouvoir l’ouverture au monde, le croisement des regards, le point de vue inattendu (serait-il à même de fâcher). Nous recherchons ce que l’on ne saurait voir dans la presse française. Notre mot d’ordre ? Le bon usage de l’esprit critique ; un esprit critique bienveillant mais sans concession, animé par une saine méfiance à l’égard des conformismes de toute espèce. Nous n’entrons pas dans le moule – pas plus que les femmes surprenantes présentées dans ce numéro.
— Olivier Postel-Vinay
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Encore récemment, le mot « aventurière » était pris en mauvaise part – comme d’ailleurs son équivalent masculin. Au Moyen Âge, l’aventurier est celui qui va à la guerre sans solde, mais du coup sans être assujetti à la discipline militaire. « Celui qui cherche les aventures et surtout les aventures de guerre, et qui n’a d’attache nulle part », nous dit le Littré. Au XVIIe siècle, le mot a désigné des mercenaires et des corsaires. Au XVIIIe siècle, le chevalier (ou la chevalière) d’Éon, agent secret travesti, est le type même de l’aventurier. Le terme s’étend à la recherche d’aventures amoureuses ou financières, pour des motifs douteux. Au XIXe siècle, il peut s’appliquer à « celui, celle qui n’a pas de moyens d’existence connus ». Une pièce d’Émile Augier intitulée L’Aventurière, montée en 1848 à la Comédie-Française, met en scène une actrice courtisane. Vers 1900, le Larousse parle d’« une personne qui s’abandonne à une vie d’intrigue ou de hasard ». La connotation péjorative reste présente dans les dictionnaires actuels : « Personne qui cherche l’aventure, par curiosité et goût du risque, sans que les scrupules moraux l’arrêtent », nous dit Le Petit Robert.
Si toutes les aventurières que nous présentons dans ce numéro ne sont pas des modèles de vertu, leur passion pour la liberté a quelque chose de grisant. Par-delà l’extrême diversité des itinéraires et des situations, c’est probablement en effet le désir farouche de liberté qui les caractérise. « Elle était ce qui m’attire le plus au monde : une réfractaire », écrit le général Lyautey à propos d’Isabelle Eberhardt, qui se déguisait en homme pour mieux frayer avec les populations arabes. « Le grand avantage d’être une femme, et peut-être le seul, c’est qu’on peut toujours se montrer plus stupide qu’on ne l’est sans que personne ne s’en étonne », écrit Freya Stark, qui a pénétré dans les harems du Yémen. L’aviatrice Amelia Earhart, dont la photo illustre ce numéro, tient à préciser sa position à la veille de son mariage : « Je ne t’imposerai pas de code médiéval de fidélité à mon égard et je ne me considérerai pas non plus liée à toi. […] Je garderai un endroit où me rendre quand bon me semblera, parce que je ne peux garantir de supporter en permanence le confinement d’une cage, même agréable. »
Certaines n’ont laissé que peu de traces, ouvrant ainsi la voie à l’imagination. D’autres nous livrent de véritables pages d’histoire – sur la société dont elles se sont échappées et sur celles qu’elles ont découvertes. Jusqu’à l’histoire politique, car, à travers la figure de Gertrude Bell, c’est toute la problématique de l’Irak qui se déroule sous nos yeux et entre en résonance avec les événements les plus récents. Occasion aussi de quelques surprises : comment comprendre que cette Gertrude Bell, qui refusait de se couvrir la tête en pays arabe, ait milité contre le vote des femmes ? Bonne lecture. — Books
L’histoire des femmes combattantes est longue et riche en légendes. Il se disait ainsi qu’une troupe de soldats romains pouvait être défaite par un seul Gaulois pour peu qu’il soit aidé de sa femme, qui, « le cou gonflé, grinçant des dents et brandissant ses énormes bras pâles [...], fait pleuvoir des coups comme autant de projectiles lancés par une catapulte ». Toutefois, malgré la taille de leurs biceps ou la circonférence de leur cou, ces amazones si agressives étaient presque toujours victimes de leur sexe : elles finissaient séduites, violées, abandonnées ou mariées. Ce n’est pas l’existence même de guerrières qui émoustille tant le public (il faut être vraiment borné pour douter que les femmes soient capables de courage sur le champ de bataille), mais plutôt le fait que certaines d’entre elles optent pour des vêtements masculins et s’intègrent à une armée ou à une société en se faisant passer pour des hommes. Leur recours au travestissement afin d’accéder à des positions qui ne leur sont pas destinées semble avoir exercé une fascination particulière au XVIIIe siècle et à la fin du XIXe, et cela pour de multiples raisons.
Cette idée d’endosser le costume de l’autre convoque l’érotisme de la guerre et de la discipline martiale pour aboutir à une enivrante combinaison de narcissisme féminin et militaire. Les autobiographies de combattantes regorgent de descriptions amoureuses d’uniformes masculins – et l’aspect théâtral entre largement en ligne de compte. Ce n’est pas un hasard si le phénomène a connu son apogée lorsque les rôles de travesti faisaient les beaux jours de la scène : retournées à la vie civile, certaines femmes-soldats du XVIIIe siècle, telle Hannah Snell, ont interprété leur propre rôle sur les planches. Les qualités d’acteur de la personne travestie ajoutent à son pouvoir dans la vie réelle, en lui conférant la possibilité de jouer à tout instant la grande scène de la révélation. Ainsi, durant les guerres napoléoniennes, une femme surnommée Sans-Gêne [qui inspira en partie la pièce Madame Sans-Gêne] attendait le moment propice où elle pourrait, telle une Myra Breckinridge 1, couper la chique à ses ennemis en ôtant soudain ses habits.
Plusieurs de ces transgenres reconnaissent avoir utilisé des accessoires, mais il reste difficile de comprendre comment ces femmes, dotées de tous les attributs de leur sexe, pouvaient partager l’intimité de leurs camarades masculins dans la promiscuité des navires ou sous la tente, durant des années, sans être démasquées. Lorsque les hommes sautaient de leur selle afin d’aller satisfaire une envie pressante, ces dames avaient-elles une vessie d’une capacité illimitée ou parvenaient-elles toujours à trouver un buisson pour se dissimuler, jusque dans les steppes de l’Asie centrale ? Les hommes étaient-ils vraiment dupes, et, s’ils avaient compris depuis le début quel était le véritable sexe de leur soi-disant compagnon, comment se comportaient-ils ? Une femme habillée en homme paraît plus jeune, et nombre de travesties, même d’un certain âge, se faisaient passer pour des adolescents : ne couraient-elles pas certains risques dans des troupes peu réputées pour leur délicatesse ou leur maîtrise de soi ?
Et cela pose aussi des questions d’ordre psychologique. Dans les ballades et les contes populaires, la femme travestie suit souvent l’homme qu’elle aime. Dans les faits, ce n’était pourtant pas la situation la plus courante. Souvent, ces femmes cherchaient surtout à fuir la pauvreté et les créanciers, comme Charlotte Charke, une actrice britannique du début du XVIIIe siècle, ou à assouvir des désirs lesbiens qu’elles ne pouvaient exprimer dans leur milieu d’origine. Des couples composés d’une transgenre et de son épouse pouvaient mener des existences tout à fait satisfaisantes tant que la loi ne s’en mêlait pas. Certaines ont sans doute dû s’habiller en homme pour un motif impérieux et ont continué à le faire lorsqu’elles n’en ont plus eu besoin. D’autres, probablement mieux placées sur l’échelle sociale, ont choisi d’endosser le costume masculin pour profiter des privilèges et de la liberté qui allaient avec : voyager comme elles l’entendaient et bénéficier de nombreuses possibilités interdites à une femme des classes moyennes. Dans ce dernier cas, il est intéressant de se demander à quel point l’air du temps, l’excitation née de l’ambiguïté de genre et la fascination pour le travestissement au théâtre et dans les œuvres de fiction pouvaient influencer une jeune femme perméable à son environnement culturel.
Les Mémoires de Nadejda Dourova et d’Isabelle Eberhardt témoignent de leurs qualités littéraires et de leur sens de la mise en scène. La première a combattu l’armée napoléonienne en Russie ; dès ses exploits initiaux, le tsar apprit qu’elle était une femme, mais Dourova a toujours affirmé qu’il était le seul à connaître son secret. La seconde, une Russe de Genève, a adopté la façon de se vêtir des hommes (et parfois des femmes) arabes et décidé de s’impliquer dans les affaires politiques et religieuses de l’Afrique du Nord. Tout imprégnée de littérature gothique et sentimentale, Dourova se projetait dans les aventures de la romancière britannique Ann Radcliffe et s’imaginait arpentant les routes en compagnie du protagoniste du Voyage sentimental àtravers la France et l’Italie de Laurence Sterne. Eberhardt, très fin de siècle, baignait dans une mélancolie orientalisante proche de l’univers de Pierre Loti et se plaisait à conférer une aura romantique à son histoire familiale peu ordinaire : elle était la fille illégitime d’une aristocrate et d’un sombre précepteur anarchiste féru de cactus.
En s’habillant en homme, ces deux femmes semblent avoir démultiplié un sentiment qui caractérisa toute leur existence, celui de jouer un rôle. Alors qu’elle servait encore dans l’armée, Dourova entendait fréquemment des récits imaginaires de ses frasques, et il lui est même arrivé d’apprendre la nouvelle de sa propre mort. Dans ses Mémoires 2, rédigés après son retour à la vie civile, l’idée qu’elle se fait d’elle-même en tant que femme s’accommode difficilement de l’identité de jeune homme qu’elle a endossée. Plus tard, comme romancière, elle s’inspirera largement de son vécu. Quant à Isabelle Eberhardt, elle a accentué son côté obsessionnel et mélancolique dans ses journaux intimes. Pour séduire les lecteurs parisiens, son éditeur donnera une tonalité exotique à sa courte vie (elle meurt à 27 ans en Algérie, emportée par une crue soudaine), tandis que les directeurs de théâtre succomberont à son image d’androgyne du désert.
Dourova et Eberhardt avaient beaucoup en commun : un visage aux traits juvéniles, une fascination pour les vêtements masculins et les uniformes, le même désir de voyager et d’agir à leur guise. Toutes deux avaient été encouragées par leur père, durant leur enfance, à porter des habits de garçon : celui de Dourova jugeait ses aptitudes dignes d’un fils ; celui d’Eberhardt appréciait la liberté offerte par le vêtement masculin, cette même liberté qu’il réprimait impitoyablement au sein de sa propre famille. Toutes deux avaient eu des mères distantes (et à l’esprit curieusement insondable) qui refusaient de se consacrer à la vie domestique. La déception de donner naissance à une fille avait été si cruelle pour la mère de Nadejda Dourova qu’elle avait complètement renié ce bébé, allant jusqu’à le jeter par la fenêtre d’une calèche ; couverte de sang, à moitié morte, la petite avait été ramassée par son père. D’après la biographe d’Isabelle Eberhardt, sa mère était dépourvue de sentiments maternels, même si, étrangement, sa fille l’a par la suite considérée comme une grande force spirituelle à laquelle elle pouvait se mesurer et se confronter. Dourova comme Eberhardt décrivent la sensation de liberté procurée par le fait d’être habillée en homme, permettant d’être l’observateur (et même le voyeur) au lieu de l’observée, d’échapper aux injonctions de la féminité telles que se comporter en petit être fragile et se vouer aux travaux d’aiguille. Par-dessus tout, cela leur permettait de partir à l’aventure, d’aller errer la nuit dans les cimetières pour Dourova la romantique ou dans les bars et les bordels pour Eberhardt la fin de siècle. Dourova mentionne le plaisir qu’elle éprouve à être saluée, et, sur certaines photographies, on peut les voir l’une et l’autre assises avec une décontraction toute masculine. Bien que brouillant les frontières entre les genres, elles n’ont en revanche jamais renié leur appartenance de classe : « On ne saurait concevoir que mes supérieurs ne puissent me distinguer des soldats du commun », s’offusquait Dourova, tandis qu’Eberhardt ne manquait jamais de se présenter comme la fille d’une Russe de la noblesse.
Pour autant, les ressemblances s’arrêtent là. Leur tempérament et les circonstances de leur vie sont très différents. Eberhardt avait la réputation d’afficher une sexualité flamboyante et désinhibée, tandis que Dourova, dont les récits se déroulent au début du XIXe siècle, veille à éviter toute allusion sexuelle et à décourager toute spéculation sur les ambiguïtés de sa condition. Bien plus qu’Eberhardt, surtout préoccupée d’elle-même, Dourova interroge implicitement les diverses facettes du rôle masculin, suggérant le ridicule de certaines attitudes machistes qu’elle doit pourtant adopter : « Il convient cependant d’avouer que je me fatigue mortellement à manœuvrer la lourde pique – surtout lors de cet exercice parfaitement inutile qui consiste à la faire tournoyer au-dessus de sa tête ; plusieurs fois déjà je me suis heurté le crâne. De même, je ne suis guère tranquille quand je manie le sabre : j’ai sans cesse l’impression que je vais finir par me couper. Cela dit, je préférerais m’estropier plutôt que trahir la moindre faiblesse. » Dans le même temps, sa façon de se mettre en scène l’empêche de bafouer complètement l’image de la féminité. Lorsqu’elle raconte sa participation aux batailles, elle a tendance à décrire non les tactiques et les assauts, mais les événements du quotidien et les moments de compassion. Bien qu’obsédée par la notion de courage et ulcérée par la lâcheté, elle prend soin de préciser qu’elle n’a jamais donné la mort, si ce n’est à une oie, dont le sang versé continue de la hanter. À l’exception du tsar, à qui elle est passionnément dévouée, il n’y a qu’envers les animaux qu’elle se montre sensible, et c’est sur la tombe d’un cheval qu’elle connaît un moment d’émotion extrême.
Les Mémoires des deux femmes soulèvent des questions psychologiques et pratiques auxquelles on ne trouvera pas vraiment de réponse, que ce soit dans la préface des journaux de Dourova rédigée par Mary Fleming Zirin ou dans la biographie d’Eberhardt par Annette Kobak 3. À propos de Dourova, il aurait pourtant été intéressant de se demander ce qui se joue dans la tête d’une femme d’âge mûr, mère d’un enfant, qui se fait passer pour un adolescent – mais Mary Fleming Zirin n’en dit pas grand-chose. Jusque dans ses écrits les plus tardifs, Dourova se prétendra jeune et célibataire. La biographie d’Eberhardt comporte beaucoup de commentaires d’ordre psychologique, mais si peu subtils que les personnages ne s’incarnent pas : c’est surtout à travers ses propres citations que l’on voit se profiler une Isabelle autoritaire et nombriliste. Ainsi, bien qu’il soit plutôt agréable à lire, cet ouvrage n’apporte rien de neuf par rapport à celui, plus romancé, qu’est Le Destin d’Isabelle Eberhardt 4. Son auteure, Cecily Mackworth, présente au moins l’avantage de partager la fascination de son héroïne pour le Sahara. Dans les biographies des deux aventurières, les mères demeurent des silhouettes énigmatiques. Celle d’Eberhardt, censée être complètement soumise et faible, se rend pourtant en Afrique du Nord, où elle se convertit à l’islam. Celle de Dourova, que sa fille dépeint comme un monstre, donne naissance à un enfant après l’autre avant de s’apercevoir que son mari lui est infidèle, et instruit sa fille tout à la fois sur les contraintes et les horreurs de la féminité.
Il convient malgré tout de rendre hommage aux deux biographes pour avoir attiré l’attention sur les qualités d’écriture de leurs sujets, qu’il s’agisse des Mémoires de Dourova ou de Trimardeur 5, le roman d’Eberhardt, traduit en anglais par Annette Kobak. Bien que peu fiable sur quantité de points, le récit de Dourova est truffé de passages marquants, aussi bien sur l’étrange hiérarchie des armes que sur l’amour des chevaux, sur l’importance des différents uniformes (de hussard ou de uhlan, le nombre de leurs galons et la composition de leur plumet) ou l’excitation que l’auteure ne peut partager lorsque, pour attirer l’attention d’une langoureuse comtesse, tout un régiment s’asperge de parfum, se baigne dans du lait, fait tinter ses éperons et rentre le ventre. Quant au Trimardeur d’Eberhardt, cette œuvre vous reste longtemps à l’esprit, tant elle évoque les douleurs et problèmes communs à l’humanité, au-delà du travestissement et du genre. C’est une fable psychologique dont le héros, tel un personnage des premières œuvres de Camus, ne cesse de se heurter à la vacuité de tout. Il endosse, à l’instar d’Eberhardt, différents habits – celui de l’étudiant, de l’ouvrier, du légionnaire – afin de voir si l’un d’eux permet d’accéder à une liberté véritable ou si tous ne sont finalement que des uniformes qui vous rendent prisonnier.
Ce récit est souvent étrange, notamment dans sa première partie, qui aspire au réalisme et oppose d’un côté l’amour d’une femme pure et le dévouement à la cause révolutionnaire, de l’autre la déchéance à travers le sexe, l’alcool et le sordide. Lorsque le héros quitte le milieu révolutionnaire étudiant pour devenir ouvrier à Marseille, vagabond et enfin légionnaire, le livre devient plus charnel. Dans ces pages-là, Eberhardt parvient parfois à restituer les charmes de la vie nomade et sa violence – le meurtre et le viol y surgissent comme des expressions de « simple virilité ». Elle nous fait ressentir le plaisir de quitter encore et encore amours et foyers, de prendre le chemin de l’exil et de couper les ponts, mais aussi la haine du travail routinier et des règles de la collectivité. Et la conclusion, pour le héros comme pour l’auteure, semble être que vivre sans attaches est incompatible avec quelque uniforme que ce soit, masculin ou féminin.
— Janet Todd est une critique britannique, auteure de plusieurs livres sur les femmes dans la littérature. — Cet article a été publié par la London Review of Books le 8 décembre 1988. Il a été traduit par Natalie Amargier.
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Bien que les Britanniques aient ordonné à leurs épouses et à leurs filles de quitter Bagdad, la foule réfugiée à l’ambassade de Grande-Bretagne comptait encore dix-neuf femmes fin avril 1941, peu après le ralliement du gouvernement irakien à l’Allemagne. Un putsch pro-nazi s’était produit quelques semaines plus tôt dans un calme relatif, mais l’hostilité croissante envers les Britanniques et l’apparition soudaine de soldats irakiens en armes avaient placé la ville sous tension, d’autant que l’Angleterre, massivement engagée en Libye et en Grèce, disposait de peu de renforts. L’armée irakienne avait déjà encerclé la base voisine de la Royal Air Force quand, à l’aube du 3 mai, la fameuse exploratrice Freya Stark parcourut au pas de course les rues désertes pour franchir juste à temps une porte dérobée de l’ambassade.
Le portail principal avait été verrouillé ; sacs de sable et barbelés avaient été fébrilement disposés à l’intérieur ; on brûlait des monceaux de documents dans la cour. Malgré tout, les jardiniers persans continuaient d’arroser la verveine en fleur ; à mesure que les jours puis les semaines défilaient, ils parvinrent à garder la pelouse bien verte en dépit du nombre de ceux qui y dormaient. Les conditions de vie étaient déplorables pour ces quelque 350 réfugiés exposés à la chaleur intense, aux balles des tireurs embusqués, aux grondements des bombes des avions britanniques qui tentaient, non loin de là, de reprendre possession de leur base. Les nouvelles diffusées par le poste de TSF étaient inquiétantes. Pourtant, on multipliait sans relâche les efforts pour égayer cette foule inquiète et prise au piège. Un soir, il y eut une conférence, donnée par Freya Stark ; tel autre soir, un concert. (La chance voulut en plus qu’on découvrît des fusils cachés dans le piano à queue.) Un ravitaillement de base était permis chaque jour : l’exploratrice, prompte à nouer la conversation avec les gardes irakiens chargés de surveiller les prisonniers, s’enhardit à leur demander une grande quantité de savon et de poudre de riz pour les femmes. Ces fournitures supplémentaires leur furent dûment remises. Cette petite victoire pour la féminité occidentale fut hélas quelque peu gâchée par le garde de l’entrée, qui s’étonna que le harem se souciât de pareilles frivolités puisqu’ils seraient tous passés par les armes d’ici quelques jours.
Freya Stark avait accédé à la notoriété quelques années plus tôt en publiant en 1934 son premier livre, La Vallée des Assassins, une étude de l’histoire et de la géographie islamiques narrée comme un récit d’aventures. Le succès fut considérable, comme celui de deux livres analogues sortis peu après – La Route de l’encens, en 1936, et « Un hiver en Arabie », en 1940 1. Tous ces livres traitaient du monde arabe contemporain. L’exploratrice avait parcouru la Syrie, l’Iran, l’Irak, le Koweït et le Yémen à une époque où les frontières nationales étaient plus ou moins fictives et où personne ne savait trop quelles forces politiques ou culturelles allaient s’imposer. La puissance britannique, qui commençait à peine à montrer des signes d’essoufflement après sa longue gloire, régnait encore solidement sur la région, même si Freya Stark menait ses explorations les plus dangereuses dans le dos de l’empire, en faisant fi des avertissements.
Remarquable polyglotte, elle parvenait à se fondre dans n’importe quel environnement – et à s’en extraire. Elle venait de réussir à quitter Téhéran pour regagner Bagdad, où elle aspirait à retrouver la sécurité parmi ses amis et collègues de l’ambassade, quand la police irakienne l’intercepta à la frontière. Comme nul sujet britannique n’était autorisé à entrer sur le territoire, elle fut faite prisonnière et on l’informa que d’autres avaient été enfermés dans des camps. Pourtant, elle enjôla suffisamment un boy pour qu’il lui apporte du thé et offrit à son geôlier de le partager avec elle. Stark expliqua à ce dernier qu’elle ne pouvait rester là sans femme de chambre. La gravité du problème pouvait-elle lui échapper ? Il souhaitait sans doute se montrer civilisé ? Car ses compatriotes, après tout, n’étaient pas allemands ! Et le policier – qui ne gardait plus une prisonnière mais protégeait une dame – l’installa dans le train suivant pour Bagdad. Freya Stark a forgé une maxime qui vaut pour maints épisodes de son illustre carrière : « Le grand avantage d’être une femme, et peut-être le seul, c’est qu’on peut toujours se montrer plus stupide qu’on ne l’est sans que personne ne s’en étonne. »
En tant qu’exploratrice, elle ne pouvait se targuer d’aucune découverte majeure, mais ses observations précises et ses talents de cartographe lui avaient valu le respect des professionnels et, s’agissant de ses contributions cartographiques, l’une des plus hautes récompenses de la Royal Geographical Society. Elle avait situé sur la carte des villages non repérés et des montagnes inconnues, fait des relèvements au compas et pris des photos. Elle avait même replacé du bon côté de la vallée toute une chaîne montagneuse mal topographiée. Mais ce n’était pas la raison pour laquelle on la lisait alors, ni celle pour laquelle on continue de la lire. Souvent, elle ne parvenait même pas aux buts qu’elle s’était assignés : les itinéraires – en général parcourus à dos de chameau ou d’âne – étaient d’une âpreté stupéfiante, un paludisme endémique et quantité d’autres maladies sévissaient. Mais, pour elle, malgré l’amère déception d’être devancée à l’arrivée, le voyage était assurément plus important que la destination : ce n’était pas une formule. Elle excellait à décrire scènes et paysages ; plus important encore, elle savait lire les êtres, les faire parler et les écouter attentivement. Aujourd’hui, d’autres auteurs ont publié des ouvrages plus érudits et actualisés. Les Assassins. Terrorisme et politique dans l’Islam médiéval 2, de Bernard Lewis, traite peu ou prou du même sujet que son premier livre, mais on aurait tort de croire qu’elle a été supplantée.
Les lecteurs de Freya Stark découvriront une auteure qui communique à tous ceux qui croisent son chemin l’intérêt extrême qu’elle éprouvait. Paysans, Bédouins, chefs de tribus, guides, soldats et esclaves composent une société à la fois d’une étrangeté inouïe et d’une proximité palpable, dans son humanité la plus simple et la plus mystérieuse. Freya Stark n’est pas une observatrice objective – comment aurait-elle pu l’être ? –, mais, bien plus perfectionnée que le matériel de relèvement qu’elle transportait, elle s’apparentait elle-même à un instrument de mesure subtilement calibré dans des contrées qui prenaient tout juste conscience des changements provoqués par les routes asphaltées, les États-nations et le pétrole.
Dans ses relations, les épouses occupent la première place. Dans bien des endroits, en effet, elle fut la première Européenne qu’on y eût jamais vue, et, bien souvent, elle découvrit à son arrivée que le seul domaine qui lui fût aussitôt ouvert – peuplé des seules personnes désireuses de lui parler, voire de la toucher, de la renifler ou d’examiner ses vêtements – était le harem. Avec le temps, elle devint une sorte de spécialiste des détails méconnus de ses mœurs et de son emploi du temps. On trouvait là des pans entiers de la culture locale négligés par la Royal Geographical Society : des habitudes domestiques, des potins, des rires, des bijoux, des tenues de mariage, des terreurs nuptiales, des enfants.
Freya Stark n’était pas une anthropologue, et certainement pas une féministe. Comme bien des femmes extraordinaires de son époque – elle était née en 1893 –, après avoir beaucoup œuvré pour échapper à la condition des femmes ternes et ordinaires, elle supportait mal ces dernières. Sa fameuse devancière dans le monde arabe, Gertrude Bell, avait cofondé une ligue londonienne contre le vote des femmes, cercle auquel s’agrégea brièvement notre auteure. Pour Stark, s’introduire dans le harem n’était qu’une manière de gagner la confiance de ses hôtes et ainsi approcher les hommes puissants qui constituaient la première raison de sa visite. Mais son goût des rites et usages féminins, notamment en matière de garde-robe, était sincère. « Il y a peu de chagrins, écrit-elle, qu’une nouvelle robe ou un nouveau chapeau ne parvienne à alléger un peu, fût-ce momentanément. » En tant que vieille fille issue d’une tribu britannique, ayant connu entre autres épreuves le manque de fortune, de beauté et de situation, Stark avait fait l’expérience de l’invisibilité sociale, laquelle lui permettait de prodiguer aux femmes du harem sa compassion, peut-être parfois teintée d’envie.
En un sens, les Anglais lui paraissaient plus exotiques que les Arabes. Si ces derniers voyaient en elle la quintessence d’une Anglaise, elle parlait l’anglais avec un accent : l’allemand avait été la langue de sa petite enfance, grâce à une aïeule très aimée et à sa première gouvernante. Au surplus, elle avait été élevée principalement en Italie. Certes, ses parents étaient anglais, mais, en tant que peintres amateurs et bohèmes confirmés, ils ne s’étaient jamais fixés. La prime enfance de Freya Stark est une succession floue de maisons et de pays. Le foyer qu’elle se rappellera plus tard, avec ce sentiment poignant de l’enfance perdue, fut celui que son père avait bâti sur les landes de son Devon natal, entouré de chevaux, de bruyères et de jacinthes des bois. Sa tête de lit était ornée de voiliers peints par sa mère, qui méprisait ce lieu douillet et bourgeois. Freya avait 10 ans quand sa mère mit fin à cette période idyllique en s’enfuyant avec un comte italien de 23 ans sans le sou. Freya et sa sœur cadette furent emmenées de force dans une lugubre petite ville du Piémont, où le jeune homme mit à profit l’argent de leur mère – ou plutôt celui de leur père, avant qu’il n’arrête les frais – pour ouvrir une fabrique de tapis. Les fillettes y vécurent dans une déprimante pauvreté, en ne recevant qu’une instruction minimale dans un couvent de sœurs françaises.
Pis encore, Freya, qui visitait la fabrique juste avant son treizième anniversaire, vit ses longs cheveux happés par une machine : on l’en extirpa si violemment que son cuir chevelu fut déchiré et son oreille droite entièrement arrachée. La chirurgie réparatrice nécessita de douloureuses greffes de peau ; par la suite, elle ramènerait toujours soigneusement ses cheveux sur la droite et porterait de petites coiffes ou plus tard de grands chapeaux. Elle se réfugia dans les livres, suivit des cours par correspondance et parvint à intégrer une université de Londres ; elle aurait préféré aller à Grenoble, mais son père, la jugeant déjà « trop étrangère, » ne consentait à financer qu’un cursus anglais. Peu après son départ, l’escapade maternelle connut une fin sordide à souhait : sa sœur Vera, la bonne fille docile, fut mariée dès ses 18 ans au comte italien de leur mère.
Les deux scrupuleuses biographes de Freya Stark, Jane Fletcher Geniesse et Molly Izzard, présentent ces noces impies et leurs conséquences sur leur héroïne de façon très différente. Pour l’une, le comte fit d’abord des avances à Freya (ainsi qu’elle le laissa entendre bien plus tard) ; pour l’autre, il la négligea au profit de sa plus séduisante cadette. Dans un cas comme dans l’autre, c’était atroce. Par la suite, selon Molly Izzard, Vera connut une belle vie avec son mari et ses quatre enfants, rendant d’autant plus pénible le célibat de l’aînée ; dans l’autre version, la vie conjugale de Vera fut épouvantable et terriblement confinée, ce qui valut à sa sœur un autre type de tourment. Quoi qu’il en soit, Freya oscilla longtemps entre le désir de s’accomplir en faisant de grandes choses – elle fit des études d’infirmière et servit pendant la Grande Guerre sur le front italien – et une tendance à la maladie et à la dépression qui semblait annoncer une existence typique de femme hystérique et frustrée.
Elle avait près de 30 ans quand elle entreprit d’étudier l’arabe. Un professeur lui avait suggéré de s’atteler à une langue extra-européenne : il prônait l’islandais. Mais la longue histoire d’amour de l’Angleterre avec les contrées arabes était à son apogée après la guerre, au moment où les exploits de Lawrence d’Arabie voire de Gertrude Bell, laquelle eut une influence décisive dans la création de l’Irak moderne en 1921 et fut célébrée comme sa « reine sans couronne », faisaient les gros titres. Stark exploitait alors une pépinière qu’elle avait achetée dans le nord de l’Italie : c’est dans la boue, au sens propre, qu’elle tentait de gagner sa vie. Elle déclara plus tard qu’elle avait choisi l’arabe dans l’espoir qu’il la tirerait de ce labeur, d’une manière ou d’une autre. Cet espoir reposait à la fois sur une fine compréhension de la géopolitique contemporaine, sur son exemplaire illustré des Mille et Une Nuits, qu’elle avait lu et relu enfant, mais aussi sur le désir de prendre le plus de champ possible. La simple vue d’une bonne carte, disait-elle, l’emplissait d’une « certaine folie ». Mais il fallut la mort de sa sœur en couches, à l’âge de 33 ans, en 1926, pour que Freya se prenne vraiment en main. Vera était morte, écrivit-elle, parce qu’elle avait laissé autrui décider de sa vie. Elle n’entendait pas faire la même erreur. En novembre 1927, après des années de réflexion, de préparatifs et d’économies, elle embarquait sur un cargo et débarquait trois semaines plus tard à Beyrouth.
Elle fut chaleureusement accueillie par la population locale car elle ne venait « ni pour la corriger ni pour la voler », nota-t-elle. Tout ce qu’elle voulait, c’était étudier l’arabe (et très vite le persan) pour se préparer à explorer le « véritable Orient » ; Beyrouth, hélas, avec ses Français, ses talons aiguilles et ses missionnaires, lui semblait une contrée hybride à l’âme déchirée entre Orient et Occident. Elle n’en trouva pas moins la ville passionnante. Malgré des semaines de froid intense et de pluie, sa santé s’améliora vite. Elle ressentait une joie presque vertigineuse d’être « libre toute la journée de [se] consacrer à [son] propre travail ; rien que cela valait la peine d’avoir traversé la planète. » Chaque rue, chaque inconnu l’intriguait par son mystère. Elle trouva même exquis d’être arrêtée lorsque, à l’occasion de sa toute première aventure, elle se rendit en Syrie en quête des Druzes qui venaient de se soulever contre les occupants français.
Depuis la fin de la guerre et la chute de l’Empire ottoman, les Français administraient la Syrie et le Liban en vertu d’un « mandat » de la Société des Nations, tandis que les Britanniques contrôlaient l’Irak, la Palestine et la Jordanie – partage du butin qui trahissait sans vergogne les promesses d’indépendance faites en temps de guerre (notamment par Lawrence d’Arabie) afin d’obtenir des insurgés arabes qu’ils combattent les Turcs alliés de l’Allemagne. Ces pays n’étaient pas des colonies, et les mandats étaient censés être temporaires. Mais, près d’une décennie après la fin de la guerre, les puissances occupantes semblaient peu enclines à se retirer. Les Druzes avaient été violemment réprimés, leur région montagneuse placée sous la loi martiale et officiellement fermée aux voyageurs.
En conséquence, l’exploratrice décida de partir discrètement de Damas à dos d’âne, accompagnée d’un guide druze et d’une amie anglaise venue spécialement pour l’expédition. Stark se félicitait de voyager sans personnel ni quantité de bagages, contrairement à Gertrude Bell, qui, en aristocrate issue d’Oxford, avait parcouru le même trajet avec « trois mules de bât, deux tentes et trois domestiques » : « Je considère donc que nous fûmes plus aventureuses », se gaussa-t-elle. Les articles essentiels dont elle apprit à se munir étaient des médicaments, des lettres d’introduction (de préférence nanties de couronnes gravées) et des colifichets à offrir.
Le petit groupe prit les routes les plus accidentées et les plus dérobées, à travers un paysage lui-même très inhospitalier. La nuit, on était hébergé dans l’une des maisons du village. Les officiers de l’armée française qui finirent par les rattraper furent médusés par ces dames anglaises (l’une fort jolie, l’autre parlant le français et l’arabe) qui prétendaient s’être égarées à cause de l’imprécision de leur guide touristique. Soupçonnées d’espionnage, elles furent mises aux arrêts dans une caserne durant trois jours, lesquels se muèrent bientôt en promenades à cheval, dîners conviviaux et visites de villages du cru où l’officier responsable s’étendait sur les bienfaits civilisateurs apportés par la France à ces contrées barbares. Les adieux furent presque tendres. Et Stark retira des bénéfices imprévus de cette expérience : la permission de poursuivre sa route, ainsi que la confiance des Druzes, qui la plaignaient d’avoir été incarcérée par ces Français qu’ils détestaient.
Son premier article publié dans un magazine anglais, en 1928, tançait les agents de l’imperium français – le mot était utilisé avec mépris, en lieu et place de « mandat » – pour leur attitude autoritaire, leurs multiples injures aux Syriens qu’ils soumettaient au travail forcé, leur désintérêt pour l’agriculture paysanne vivrière, les attaques de leurs chars d’assaut et leur grossièreté, autant de symptômes de leur incapacité à considérer leurs sujets comme des êtres humains. Par contraste, l’approche britannique (qu’elle avouait n’avoir pas encore vue en pratique) était ouverte aux compromis comme aux mœurs des autochtones. Malgré tout, elle proposait aux lecteurs britanniques un récit qui valait mise en garde.
Freya Stark ne s’intéressait pas vraiment à la politique, mis à part son désir de dénoncer les injustices qui lui sautaient aux yeux. Et, même après avoir appris à bien connaître la manière de faire des dirigeants coloniaux britanniques, elle laissait rarement entendre que les autochtones s’irritaient de leur mainmise ni qu’ils avaient des raisons de le faire, l’odieuse suffisance des épouses britanniques exceptée. (Une nuit, alors qu’elle dormait à la belle étoile au Yémen, elle s’éveilla pour trouver accroupi à son chevet un membre « d’une tribu bombardée par la Royal Air Force », qui brandissait un poignard. Mais celui-ci se contenta de lui demander si elle appartenait à la tribu du commandant britannique – elle ne rapporte pas sa réponse, vraisemblablement appropriée – avant de disparaître aussitôt, avec son histoire et ses intentions.) Ce qui la captiva toujours, ce sont les grandes découvertes archéologiques de l’époque moderne ; elle lisait Le Livre des merveilles de Marco Polo comme Schliemann avait lu Homère pour situer Troie. Et c’est dans cet esprit qu’elle se lança dans les plus grandes quêtes semi-mystiques qu’elle put trouver.
Les récits sur les Assassins, cette secte médiévale du Proche-Orient spécialisée dans l’assassinat politique, sont d’abord parvenus en Europe à l’occasion des croisades. Le mot dérive d’ailleurs de l’arabe haschisch, car c’est sous l’influence de cette drogue que les hashashin étaient réputés commettre leurs forfaits – il s’agissait, à en croire Bernard Lewis, des « premiers terroristes de l’Histoire ». Les ruines des châteaux des Assassins, juchées sur une crête quasi inaccessible des montagnes de l’Elbourz, dans le nord-ouest de l’Iran, n’étaient certes pas tout à fait inconnues des Européens, mais tant leur souvenir que les cartes restaient vagues jusqu’à ce que notre exploratrice écrive son livre. Toutefois, le succès de La Vallée des Assassins reposait davantage sur les détails glanés en chemin : une couverture de feutre déployée sur l’herbe au soleil, le thé infusant dans un samovar calé entre des pierres, les gens du cru causant joyeusement du faible degré de civilisation de leurs voisins irakiens ou s’étonnant que leur noble visiteuse ne fût pas mariée. Il y avait le pauvre vieillard ayant fait des kilomètres pour supplier l’étrangère, dont on savait qu’elle transportait des médicaments, de sauver son fils mordu par un serpent ; la mère démunie qui, respectant les lois de l’hospitalité, offrit les rares tomates du jardin familial à ses hôtes, avant de tendre furtivement ses doigts à lécher à son fils affamé, pour le faible relent de tomate qui les imprégnait. « Quant à sa fille », qui se tenait en retrait tandis que les garçons se partageaient les restes que Stark avait discrètement laissés dans son assiette, « elle connaissait déjà sa place en ce monde, précise-t-elle. Elle n’obtint aucune part, qu’elle n’attendait d’ailleurs pas ».
Tous ses livres proposent un mélange analogue de romantisme et de réalité brute. La quête décrite dans « La porte sud du monde arabe » 3 concernait les origines de l’antique route commerciale de l’encens, au plus profond des « terres désolées, couleur de léopard » du Yémen actuel. La résine fragrante était jadis requise pour la fabrication de l’encens brûlé sur les autels, depuis Jérusalem jusqu’à Rome en passant par Le Caire – substance si précieuse qu’un roi de l’Orient la considéra comme une offrande digne d’un dieu nouveau-né. Au début, le voyage se passa bien, Stark semblant avoir le don de tirer du plaisir des choses les plus banales, grâce à sa solidité et son aplomb philosophique : « Une certaine gaieté émane du bruit clair et vif des sabots de l’âne qui trotte sur le sol dur. Et il est aussi agréable de s’asseoir sur une selle d’âne, quand on sait s’y prendre, sans raideur, en accueillant les cahots et caprices de son compagnon avec bonne humeur et une aptitude à l’équilibre ; en montant en fait comme on monte à travers la vie, en considérant d’un œil calme les accidents, en sachant se réjouir entre-temps. »
Bien vite, hélas, elle attrapa la rougeole d’un enfant dans le harem qu’elle avait visité, puis une dysenterie sévère, et dut finalement être transportée par avion jusqu’à l’hôpital britannique le plus proche, à Aden. Du coup, elle ne réussit pas à atteindre le vieux comptoir couvert de sable de Shabwa, lequel était très probablement la capitale de la reine de Saba, ce qui redoublait son attrait et la déception de Stark. Mais elle ne renonça pas.
« Un hiver en Arabie » raconte comment, ennuyée et dépitée par son expédition aussi peu glorieuse qu’épuisante avec un archéologue expérimenté (« Ces cruches sont d’une laideur si déprimante »), elle repartit explorer les contrées de l’encens. Ignorant les recommandations britanniques – la paix était précaire entre les tribus yéménites, et n’importe quel prétexte pouvait mettre le feu aux poudres –, contractant une nouvelle maladie (la dengue, apparemment), passant jusqu’à vingt-deux heures à dos de chameau en deux jours, elle se demande notamment si c’est surtout notre « amour du mystère qui explique l’optimisme des êtres humains à l’égard de la polygamie comme du voyage ». Pour elle, et pour ses lecteurs, le seul son de beaucoup de ces mots – Shabwa, Saba, encens – s’inscrivait dans ce mystère plein d’attraits.
Si des générations d’auteurs britanniques avaient donné une image romantique des Arabes du désert, Stark les revêtait souvent, elle aussi, de mystère et d’enchantement. À ses yeux, les Bédouins évoluaient avec une « liberté arabe naturelle », faisaient preuve d’un « véritable détachement face aux embûches de l’existence ». Bon sauvage d’un nouveau genre, figure mythique sans cesse invoquée par les Occidentaux en réaction aux inconvénients de leur propre civilisation – les machines, la vie de bureau, le refoulement sexuel –, le Bédouin, tel l’insulaire de Tahiti ou les musiciens de jazz noirs, incarnait une liberté indomptée que ses fervents admirateurs pensaient avoir perdue. Si la description des hommes arabes livrée par l’auteure a parfois une dimension sexuelle – « Leur beauté résidait dans leur torse nu, leurs muscles ondulant librement sous une peau à laquelle un traitement constant d’indigo, de soleil et d’huile confère un éclat qui n’est ni brun ni bleu, mais tient de la prune sombre » –, elle voit chez les femmes la même liberté exemplaire. Même sous leurs voiles et leurs lourdes étoffes, « personne parmi ces femmes affairées ne portait de chaussures ni de corset ; et c’est cela, opinai-je, qui leur donnait cette grâce et ces mouvements d’hirondelles ». Mais notre auteure n’était nullement aveugle aux souffrances et aux contraintes de ce monde gracieux dans le quotidien des femmes (aucune de celles qu’elle croisa ne savait lire), des pauvres quasi faméliques et des esclaves.
Dans l’Hadramaout – la vaste région centrale du Yémen où elle voyageait –, « on donne un petit esclave ou un domestique à chaque enfant né dans une famille aisée », observe-t-elle – et le lecteur se rappelle avec un certain malaise que nous sommes en 1934. Presque tous les esclaves sont des Africains noirs et, si l’on n’en importe plus dans le pays, « un certain nombre en subsiste, qui va diminuant ». Pourtant, au fil de ses voyages, ce nombre semble considérable : il inclut la garde du sultan de Makalla, ainsi que 500 esclaves de Tarim qui s’étaient soulevés l’année précédente ou encore les esclaves particulièrement maltraités qui peinent dans les champs des Bédouins, car les fiers nomades méprisent le travail manuel. Et puis il y a l’esclave Moubarak, qui vient demander à la voyageuse un médicament pour sa femme : il ne peut l’emmener consulter un médecin dans la ville la plus proche parce que c’est « un esclave lié à cette terre et qu’il ne peut en bouger » – c’est du moins ce que ses maîtres lui ont dit, assignation d’une légalité discutable dont Stark espère qu’elle sera révoquée lors de la prochaine visite d’un dignitaire britannique. D’ailleurs, la scène la plus stupéfiante de ses livres se produit quand les esclaves des Bédouins, ayant appris que la Royal Air Force pourrait les libérer, déferlent dans un champ pour baiser les genoux et les habits de la voyageuse sur son passage.
La persistance de l’esclavage posait un dilemme moral à qui souhaitait écarter toute idée de hiérarchie culturelle : à l’évidence, elle heurta Freya Stark. Quand elle consent à aborder le sujet, au lieu d’en mentionner simplement l’existence, elle soutient que l’Occident ne s’est affranchi de l’esclavage que lorsque la religion a reculé – quand il y eut assez de gens pour comprendre qu’il leur fallait affronter eux-mêmes les causes du malheur ici-bas car Dieu n’interviendrait pas. Le Moyen-Orient restait une société tout imprégnée de religiosité, mais elle changeait vite – trop vite, peut-être, du fait de l’immixtion d’étrangers comme elle. Quand, autour d’un feu de camp, un Bédouin lui demanda si elle était bien l’une de ces étrangères venues les « obliger à affranchir [leurs] esclaves, à payer des impôts, à laisser [leurs] femmes agir comme il leur plaît », elle esquiva plaisamment en disant qu’elle ne savait trop ce qu’il en était des deux premiers points, puis ajouta : « Mais je sais que vos femmes font déjà ce qui leur plaît, car je suis une femme moi-même. » Le Bédouin se mit à rire et la conversation continua. La politique n’était qu’un épiphénomène.
Jusqu’au jour où elle éclipsa tout le reste. En 1939, alors que la guerre menaçait, Stark proposa ses services au gouvernement britannique et fut affectée au bureau de la Propagande au Moyen-Orient du ministère de l’Information. À ce stade, c’était un personnage illustre parmi les Britanniques du Moyen-Orient, mais elle avait su rester à part ; elle avait même publié un opuscule satirique, « Saynètes de Bagdad » 4, pour se gausser de la suffisance de la communauté anglaise en Irak. Mais l’heure n’était plus à la suffisance. Chez les Arabes, la haine des Anglais était devenue véhémente dans l’entre-deux-guerres, du fait de leur mainmise inflexible sur la région mais aussi de leur politique en Palestine.
Le soutien britannique à l’immigration juive avait précédé la déclaration Balfour de 1917, puis culminé à la fin des années 1930, lorsque des révoltes arabes suscitées par l’afflux en Palestine de réfugiés juifs désespérés avaient été brutalement réprimées. En 1939, menacée d’une interruption de son approvisionnement en pétrole et de la perte de ses bases stratégiques si les États arabes se rangeaient du côté des puissances de l’Axe, la Grande-Bretagne opéra un virage à 180 degrés et mit un terme à l’immigration juive en Palestine. Mais l’Allemagne avait déjà su exploiter la situation pour s’attacher le soutien des Arabes. Elle continuait d’accentuer son étreinte grâce à une très efficace propagande anglophobe et antisémite – à Bagdad, un quotidien arabe financé par Berlin avait publié des passages de Mein Kampf. La nouvelle mission de Freya Stark consistait à renverser la vapeur.
Elle traduisit des dépêches de Reuters pour les diffuser ; elle fit entrer en douce des films de propagande anglais sur le territoire yéménite, lequel était fermé et strictement gouverné par les imams (elle fit aussi passer un projecteur en prétendant qu’il s’agissait d’une chaise d’aisance portative). Mais son vrai titre de gloire fut la Fraternité de la liberté, organisme qu’elle avait fondé en s’inspirant des Frères musulmans, cette confrérie née au Caire et inféodée à l’islam qui formait ses membres à lutter contre la domination étrangère depuis les années 1920. Tous les efforts britanniques pour contrecarrer le militantisme des Frères musulmans avaient échoué ; Stark, qui admirait leur pugnacité, partit pour le Caire et copia avec soin la structure de la confrérie, articulée autour de cellules idéologiques. Mais les membres de son réseau s’engageaient au nom des libertés individuelles et de la démocratie laïque, et elle propageait ces valeurs en recourant à sa méthode préférée : la conversation.
Des thés, des groupes de discussion et des réunions informelles mettaient en relation des autochtones issus de toutes les couches sociales (des balayeurs, des étudiants, des officiers de l’armée) avec des agents britanniques amicaux prêts à répondre aux questions, à parer les objections, à instiller la certitude que l’Angleterre gagnerait la guerre – chose particulièrement importante durant les deux premières années du conflit, quand on pouvait tout aussi bien penser que l’Angleterre la perdrait, car beaucoup de gens se souciaient d’abord de miser sur le gagnant. Au bout du compte, il est délicat d’apprécier le degré d’efficacité de la Fraternité de la liberté, mais au plus fort de la guerre l’organisme revendiquait des dizaines de milliers d’affiliés, et d’importantes sections du Foreign Office se disputaient la présence et la supervision de Freya Stark.
Elle venait d’arriver à Bagdad pour y poursuivre son travail quand le putsch pro-nazi s’y produisit. Le palais tomba aux mains des insurgés, le régent appuyé par les Anglais prit la fuite et les boutiquiers arrachèrent les affiches pro-anglaises de leurs vitrines. Tandis que les étrangers retenaient leur souffle dans l’espoir d’une intervention diplomatique, Stark, toujours incapable de résister à l’appel du danger, fit une brève escapade récréative à Téhéran, dont elle revint juste à temps pour passer le terrible mois de mai 1941 parmi les prisonniers de l’ambassade britannique, à attendre qu’un camp ou un autre reçoive du renfort. Il s’avéra que le contingent nazi de Bagdad n’était pas mieux informé que les autres des plans militaires allemands. Hitler, qui se préparait à envoyer le gros de ses troupes en Union soviétique, ne pouvait dérouter que deux escadrilles d’avions vers l’Irak, lesquelles ne suffirent pas à arrêter le bataillon dépêché par les Anglais depuis la Palestine – qui comportait notamment des autocars réquisitionnés dans les rues de Haïfa – lorsqu’il traversa le désert vers Bagdad. À la fin du mois, le gouvernement avait derechef changé de mains. On rouvrit le portail de l’ambassade le 1er juin. Plus persuadée que jamais de l’importance de faire parler les gens, Freya Stark célébra cette libération en achetant trois chapeaux avant de se remettre au travail.
En tant que propagandiste, sa tâche la plus délicate fut de faire accepter la nouvelle position britannique en Palestine au sein d’un milieu notoirement hostile, les États-Unis. Elle y fit une tournée officielle en 1943, et, si la presse la salua comme un « Lawrence d’Arabie au féminin » et lui imputa même le succès d’avoir bouté le général allemand Erwin Rommel hors du Caire, ses discours sur la nécessité d’imposer de stricts quotas à l’immigration juive furent mal reçus à New York, Washington ou San Francisco. Stark n’était pas qu’une porte-parole du ministère de l’Information : elle croyait en ce qu’elle disait. Dès le début de sa mission gouvernementale, elle déclara à ses supérieurs, avec une évidente stupéfaction : « Tous les Yéménites auxquels j’ai parlé ont mis la question palestinienne sur le tapis avant celle des frontières de leur propre pays ! » Elle jouissait d’une connaissance intime – bien que partielle – de ce sujet d’importance mondiale. De fait, même si elle ignorait le sort des juifs d’Europe, elle défendait une politique qui avait provoqué l’année précédente la mort de plus de 700 juifs roumains, noyés lors du naufrage d’un bateau refoulé par les Anglais au large de la Palestine. Elle ne pouvait esquiver le sujet. Elle affirmait ne pas être antisioniste mais estimait seulement qu’il fallait obtenir le consentement des Arabes avant la reprise de l’immigration massive des juifs. Ce consentement serait vraisemblablement acquis, annonçait-elle, par la formation d’une fédération arabe après la guerre – pourvu que les Alliés la gagnent.
Nombre d’Américains jugeaient ses positions politiques au mieux naïves. Elle fut chahutée et contredite sur divers thèmes, depuis l’accord entre l’Irak et l’Allemagne nazie jusqu’à l’exercice du pouvoir britannique en Inde en passant par l’appétit anglais pour le pétrole. Pourtant, malgré tout cela, ses lettres révèlent qu’elle s’était prise d’affection pour les Américaines – « les personnes vraiment sympathiques que j’ai croisées dans ce pays étaient juives », nota-t-elle, bien consciente de ce que cela pouvait avoir d’ironique. Elle fut choquée d’être qualifiée de « judéophobe » et d’« agent provocateur », accusations brandies jusque dans l’enceinte du Congrès américain. Elle répliqua que les États-Unis étaient bien plus à même d’accueillir des réfugiés en nombre que la Palestine, mais que le pays leur était fermé par des lois d’immigration aussi inflexibles qu’exclusives. Ces polémiques incessantes et stériles furent pour elle une expérience très éprouvante. Sa tournée dura six mois, au terme desquels elle écrivit un « petit livre simple et personnel » qui faisait le bilan de ses expériences récentes et de ses convictions. (Aux États-Unis, il est paru sous le titre « L’île arabe » ; en Angleterre, il s’intitule « L’Orient est l’Occident », renversant l’adage de Kipling, « tous deux ne se trouveront jamais » 5.) Tout au long des décennies suivantes, cependant, elle garda le silence sur le Moyen-Orient et n’écrivit plus sur l’Arabie.
Après guerre, elle regagna l’Italie et s’installa dans une villa de Vénétie héritée d’un ami de la famille, où elle recevait du beau monde venu de toute la planète et entretenait une réputation d’excentricité charmante. Avant même d’avoir quitté le Moyen-Orient, outre son œuvre littéraire, c’est sa gaieté, son charme mondain et surtout ses chapeaux extravagants qui l’avaient fait connaître : très célèbre, entre autres, fut un couvre-chef aux larges bords bleu ciel, orné d’aiguilles d’horloge brodées roses qui pointaient vers cinq et sept heures du soir avec espièglerie, horaire réputé favorable aux retrouvailles d’une épouse avec son amant puisque son mari en faisait autant de son côté.
Stark était une séductrice notoire, mais aussi quelque peu innocente. Au milieu de la cinquantaine, elle épousa un fonctionnaire britannique arabisant comme elle, dont tous savaient, sauf sa future femme, qu’il était homosexuel. Ravie de tourner le dos à son statut de vieille fille, elle n’était prête ni à un mariage blancni à une vie de femme de fonctionnaire. Après quelques vains efforts pour faire fonctionner leur relation, elle obtint le divorce et revint à sa vie d’avant, mais en se faisant désormais appeler Mme Freya Stark. Le coup fut dur, mais elle n’était pas femme à panser longtemps ses plaies. « Je croyais, écrivit-elle à un ami qui se trouvait être aussi son éditeur, que l’objectif de ma vie était d’aimer et d’être aimée, mais tel n’est pas le cas : c’est seulement d’écrire des livres, alors pourquoi ne pas le faire ? »
Durant les années 1950, elle parcourut la Turquie et publia quatre livres, tous très différents de ses premiers ouvrages : pour la première fois de sa carrière, en effet, elle ne parlait pas la langue locale. Privés des voix indigènes, ces livres tardifs reposent sur l’histoire et l’introspection – laquelle sent parfois l’effort littéraire –, et leur auteure paraît inhabituellement sensible aux ruines et au silence qui les baigne. Stark a toujours pris de magnifiques photos : celles qu’elle a choisies pour illustrer son texte l’enrichissent à merveille. Dans « Ionie » 6, par exemple, un cliché à la légende mystérieuse – « Gryneium : temple d’Apollon » – semble ne montrer qu’un jeune berger assis devant son troupeau, sur une balle de foin dans un vaste champ ; il faut regarder attentivement pour comprendre que la balle est en fait le tambour brisé d’une colonne de marbre antique. Ces livres exhalent une calme mélancolie – le sentiment écrasant de cultures à tout jamais perdues et de l’implacable fuite du temps, lesquels résultent sans doute de la nature du sujet comme de la sénescence de la voyageuse.
Stark poursuivit son introspection avec quatre volumes d’autobiographie et huit volumes de lettres, dont le dernier parut en 1982, quand elle avait 90 ans. Elle a voyagé jusqu’à ses 92 ans et devait mourir centenaire. À la fin de sa vie, elle aimait faire des excursions avec ses nombreux filleuls – « Il faut éclairer la jeunesse », disait-elle. On l’imagine piloter ses ouailles sur l’Acropole ou les éveiller au petit matin pour voir le soleil se lever sur Troie.
Son dernier voyage important se déroula en Afghanistan, à l’été 1968 – elle avait 75 ans. Elle souhaitait voir un minaret du XIIe siècle qui avait été découvert par des archéologues au cours de la décennie précédente – il avait été localisé depuis le ciel, apprit-elle, par un pilote qui avait dévié de sa route – dans une région semi-désertique du pays. Le livre consacré à cette expérience, « Le minaret de Djam » 7, est certes saturé d’histoire et d’introspection, mais aussi de gens, même s’il s’agit de compagnons de voyage britanniques croisés à Kaboul tandis qu’elle cherchait un moyen de gagner ce site extrêmement reculé. À Kaboul, elle étudia le dari 8 et assista aux répétitions de La Nuit des rois montée par des anglophones et destinée à être jouée à l’ambassade de Grande-Bretagne. Elle finit par atteindre son minaret, grâce à un couple très influençable nanti d’une Land Rover, qui avait assisté par hasard à l’une des répétitions. En dépit de portions de route parfois asphaltées (« pour séduire les touristes les plus paresseux ») et du véhicule tout-terrain, l’expédition s’avéra passablement éprouvante et aventureuse.
Mais le cœur du livre réside à Kaboul, où l’auteure contemple le jardin de l’ambassade de Grande-Bretagne, avec ses pelouses, ses roses et ses platanes géants qui ont continué de pousser tandis que « l’empire qui les avait plantés se muait peu à peu en une voix aigrelette ». En admirant les acteurs en jean qui remontent les siècles et redécouvrent la poésie de leur propre langue, elle ne peut s’empêcher de noter combien Shakespeare s’adapte à l’Orient. Nul besoin de s’évertuer à créer une ambiance exaltée, irréelle ; et l’on ne s’étonne pas davantage quand se produit un évènement tout à fait imprévu ou bouleversant puisqu’on a renoncé aux garanties et aux défenses habituelles. N’était-ce pas la raison de sa présence, après tout ? Elle était venue parce que « l’action se situe en Illyrie » – sur chacun de ses kilomètres non cartographiés – « et que tout pouvait arriver ».
— Claudia Roth Pierpont est une journaliste américaine, contributrice du New Yorker depuis 1990. Elle a notamment publié Passionate Minds: Women Rewriting the World, un recueil d’articles parus dans ce magazine et consacrés aux grandes écrivaines du XXe siècle. — Cet article a été publié par The New Yorker le 11 avril 2011. Il a été traduit par Guillaume Villeneuve.
Elle fut la première femme à faire le tour du monde. C’était en 1766, lorsqu’elle monta à bord d’un navire qui partait pour un long voyage. Énergique, intelligente et indépendante, Jeanne Baret était une botaniste et une exploratrice ; elle s’est lancée dans ses aventures avec un objectif clair et une détermination sans faille. C’est en tout cas ainsi qu’en 2020, à l’occasion de son 280e anniversaire, le doodle de Google a célébré la Française, en faisant une véritable héroïne.
Quiconque veut y regarder de plus près doit s’attendre à des surprises. À quoi aspirait vraiment cette fille de paysans, née en 1740 dans la petite commune de La Comelle, en Bourgogne ? Comment se voyait-elle, comment qualifierait-elle l’œuvre de sa vie ? Les sources historiques n’en disent rien. L’existence de cette femme commence avec le récit de deux hommes.
Peu après la fin de la guerre de Sept Ans (1756-1763), qui s’est soldée pour la France par une défaite sur tous les fronts, l’officier Louis Antoine de Bougainville partit avec deux navires et plusieurs savants pour le premier tour du monde français. L’expédition avait un enjeu de prestige : elle visait à découvrir de nouveaux territoires permettant d’accroître les ressources d’une France humiliée.
Parmi les passagers, le botaniste Philibert Commerson, qui espérait que cette mission ferait progresser sa carrière. En raison de sa santé fragile, il craignait cependant de ne pas se montrer tout à fait à la hauteur. C’est pourquoi il voulut emmener avec lui la jeune Jeanne Baret. Mais tout cela ne devait pas arriver aux oreilles de ses nouveaux employeurs.
Commerson avait déjà un mariage derrière lui. Sa femme était décédée en 1762, juste après la naissance de leur premier enfant. Il avait alors confié le bébé à des parents et engagé Baret, originaire d’un village voisin, comme gouvernante. En 1764, Jeanne tomba enceinte. Sans doute pour éviter un scandale, le couple partit vivre à Paris, où naquit un garçon, qu’ils confièrent à une famille d’accueil.
Pour faire le tour du monde avec Bougainville, l’ambitieux botaniste avait la permission d’engager un collaborateur. Il n’était toutefois pas autorisé à faire monter une femme à bord d’un navire de la Marine royale. Mais le souffreteux Commerson s’inquiétait sans doute à l’idée qu’un assistant ne puisse pas l’aider en tout, si talentueux fût-il, voire qu’il lui fasse concurrence. Baret, en revanche, avait déjà fait ses preuves en tant qu’infirmière, gouvernante et aide botaniste.
Commerson la fit embarquer la poitrine bandée et déguisée en homme. L’histoire ne dit pas lequel des deux avait imaginé cette supercherie risquée et extrêmement inconfortable pour Baret. Peut-être n’avaient-ils tout simplement pas pensé au fait que, sur un navire militaire, on n’était jamais vraiment seul pour dormir, se laver, se changer ou aller aux toilettes. Toujours est-il qu’ils bénéficièrent d’un heureux concours de circonstances : comme le botaniste et son « assistant » transportaient beaucoup de matériel, le capitaine de l’Étoile leur laissa sa propre cabine, tandis que Bougainville, le chef de l’expédition, voyageait sur le second navire, la Boudeuse.
Combien de temps dura la mascarade ? Les témoignages divergent. Le récit le plus connu a été rédigé par Bougainville lui-même. Dans son livre Voyage autour du monde 1, il mentionne le démasquage de Jeanne Baret – prétendument lors d’une descente à terre à Tahiti. Lorsque les Français débarquèrent sur cette île du Pacifique Sud, le 6 avril 1768, l’expédition était partie depuis déjà seize mois et avait parcouru plus de 20 000 kilomètres. À en croire Bougainville, ce sont les insulaires qui auraient découvert que Jeanne était une femme, et elle aurait alors dû être mise en sécurité par ses hommes.
Quelques semaines après l’incident, il note : « Depuis quelque temps, il courait un bruit dans les deux navires que le domestique de M. de Commerson, nommé Baré, était une femme 2. Sa structure, le son de sa voix, son menton sans barbe, son attention scrupuleuse à ne jamais changer de linge ni faire ses nécessités devant qui que ce fût, plusieurs autres indices avaient fait naître et accréditaient le soupçon. Cependant, comment reconnaître une femme dans cet infatigable Baré, botaniste déjà fort exercé, que nous avions vu suivre son maître dans toutes ses herborisations, au milieu des neiges et sur les monts glacés du détroit de Magellan, et porter même dans ces marches pénibles les provisions de bouche, les armes et les cahiers de plantes avec un courage et une force qui lui avaient mérité du naturaliste le surnom de sa bête de somme ? »
Lors de la discussion qui s’ensuivit avec Baret, Bougainville dit avoir appris la vérité, qui était pour lui la suivante : « Quand je fus à bord de l’Étoile, Baré, les yeux baignés de larmes, m’avoua qu’elle était une fille : elle me dit qu’à Rochefort elle avait trompé son maître en se présentant à lui sous des habits d’homme au moment même de son embarquement ; qu’elle avait déjà servi, comme laquais, un Genevois à Paris ; que, née en Bourgogne et orpheline, la perte d’un procès l’avait réduite à la misère et lui avait fait prendre le parti de déguiser son sexe ; qu’au reste, elle savait, en s’embarquant, qu’il s’agissait de faire le tour du monde et que ce voyage avait piqué sa curiosité. »
Jeanne Baret aurait donc affirmé, selon Bougainville, que Commerson n’avait rien remarqué de sa féminité, et Commerson aurait corroboré cette version des faits. Tous deux prétendaient ne pas se connaître avant le voyage. Certains membres de l’équipage, en revanche, avaient eu des doutes sur la virilité du serviteur de Commerson dès les premières semaines, comme le montrent leurs récits. On avait remarqué, par exemple, que Baret était réticente à se déshabiller lors du traditionnel « baptême de l’équateur ». Interrogée sur son corps frêle et sa voix aiguë, elle aurait expliqué être eunuque. Des Turcs l’auraient capturée et castrée.
Les explications inventées par Baret et le fait qu’elle ait endossé toute la responsabilité de cette mystification ont dû beaucoup arranger Commerson et Bougainville. Dans le cas contraire, le capitaine aurait dû se justifier de n’avoir pas sanctionné la violation d’une ordonnance royale. Et l’annonce de cette violation aurait pu nuire à la réputation de l’expédition.
Lorsque, en novembre 1768, les navires atteignirent l’île Maurice, colonie de la Couronne française, Baret et Commerson y débarquèrent. Jusqu’à la mort de Commerson, cinq ans plus tard, le couple étudia la flore locale.
Puis Baret dirigea un cabaret sur le port ; son affaire tournait si bien qu’elle avait accumulé une petite fortune lorsqu’elle épousa finalement un officier de marine français. C’est avec lui qu’elle rentra en France vers 1775, bouclant ainsi son tour du monde. Elle acheta une ferme en Dordogne, fit venir une partie de sa famille de La Comelle et y vécut encore plus de trente ans. Jusqu’à sa mort, en 1807, elle reçut une pension annuelle de la marine française pour ses services.
Jeanne Baret n’a laissé aucun récit de son voyage ni de sa vie. On a donc pu projeter sur elle toutes sortes de choses. Par exemple, qu’elle était la « fidèle servante » de Commerson, ainsi que la décrivit le biographe de ce dernier, Paul-Antoine Cap, en 1861. « Par souvenir et vénération pour son ancien maître, elle laissa tout ce qu’elle possédait aux héritiers naturels du célèbre botaniste », affirmait Cap. L’histoire d’une dévotion sans limite a ensuite été répétée ad nauseam au cours du XIXe siècle. Les récits ultérieurs firent de Jeanne Baret – selon les points de vue – une victime ou une héroïne. La version de Glynis Ridley, publiée en 2010 sous le titre « La découverte de Jeanne Baret », la décrit comme une aventurière 3. Cette biographie a rencontré un grand succès populaire, notamment sur Internet, mais a été vivement critiquée pour ses erreurs factuelles et ses spéculations.
Presque chaque biographie apporte son lot de détails nouveaux à la vie de Baret. Pourtant, personne ne l’a vraiment approchée – même la seule image que nous ayons d’elle a été inventée. L’historienne Danielle Clode, auteure de la biographie In Search of the Woman Who Sailed the World, parue en 2020, a découvert que le portrait avait été dessiné bien après la mort de Baret pour un livre sur les voyages célèbres.
« L’image est probablement allégorique. D’amples vêtements de marin symbolisent son voyage, une brassée de fleurs symbolise la botanique et son bonnet rouge lui donne un air de Marianne, symbole révolutionnaire de la liberté et de la nouvelle République française, explique Clode. En réalité, un serviteur et botaniste comme Jeanne était censée l’être aurait porté des vêtements de gentilhomme et arboré une collection d’épingles, de couteaux, de sacs, d’armes et de papiers. »
Le fait que Jeanne Baret ait réellement été la première femme à faire le tour du monde est lui-même contesté. Pour l’écrivaine Christel Mouchard, il s’agit d’une légende 4. « Elle n’était certainement pas la première. D’abord, les femmes n’étaient interdites que sur les navires de la Couronne. Dans la marine marchande, une telle interdiction n’existait pas. Ensuite, même sur les navires royaux, les femmes pouvaient voyager en tant que passagères. On peut donc supposer qu’il y avait d’autres femmes qui naviguaient autour du monde. »
Peut-être Jeanne Baret fut-elle du moins la première femme à porter des vêtements masculins pendant l’essentiel de son voyage. C’était prouver par là qu’elle avait un courage d’aventurière – ce que sa vie ultérieure ne fit que confirmer.
— Solveig Grothe est journaliste au Spiegel. — Cet article a été publié dans le supplément Histoire du Spiegel le 26 juillet 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
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