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À 8 h 15, par le beau matin clair du 6 août 1945, le monde a changé à jamais. Une bombe d’une puissance équivalente à plus de 12 kilotonnes de TNT, incroyablement plus destructrice que toutes les armes utilisées précédemment, pulvérisait la ville japonaise d’Hiroshima et déclenchait une colossale tempête de feu. Entre 70 000 et 80 000 personnes moururent sur le coup et autant furent blessées. Les hôpitaux furent détruits ou gravement endommagés, et plus de 90 % des médecins et des infirmières de la ville figurèrent parmi les morts ou les blessés. À la fin de l’année, plusieurs milliers d’autres personnes – 40 % de la population de la ville – avaient succombé aux brûlures et aux radiations. Le champignon atomique est devenu l’emblème de l’horreur absolue. Comme l’expliquent Michael D. Gordin et G. John Ikenberry dans « L’ère d’Hiroshima » 1, il a ensuite fallu concevoir des façons radicalement nouvelles de penser la guerre et la paix et d’appréhender l’interconnexion du monde. Qu’il s’agisse de géopolitique, de technologie ou de culture, « très peu d’aspects de la vie ont été épargnés », écrivent-ils. Et pas juste parmi les superpuissances, mais dans le monde entier. 

Près d’un siècle s’est pourtant écoulé sans que les armes nucléaires aient à nouveau été utilisées dans un conflit – l’effet pour une part de leur force de dissuasion, de la peur qu’inspire leur puissance destructrice et du tabou grandissant contre leur utilisation, mais aussi tout simplement par chance. Les États-Unis et l’Union soviétique ont survécu à la guerre froide, mais ces années passées sur le fil du rasoir les ont poussés à accumuler plus de 30 000 armes nucléaires. C’est plus qu’il n’en faut pour anéantir toute forme de vie sur la planète. Avec le recul, grâce à la déclassification des documents et aux témoignages des personnes impliquées, et ainsi que l’expose Fred Kaplan dans son brillant récit « La bombe » 2, on s’aperçoit que cette compétition reposait (côté américain du moins) sur une logique aberrante : on produisait des armes de plus en plus puissantes destinées à des cibles toujours plus nombreuses, la multiplication de ces cibles entraînant elle-même la production de toujours plus d’armes. Et cela sans que les tentatives des administrations successives pour définir une politique plus sensée aient le moindre effet. Kaplan raconte que, deux semaines après l’arrivée aux affaires de l’administration Kennedy, le secrétaire à la Défense Robert McNamara s’est rendu au siège du Strategic Air Command (SAC) à Omaha pour son premier briefing sur la bible de la guerre nucléaire, le Single Integrated Operational Plan (Siop). Il découvre alors que l’une des milliers de cibles répertoriées était une station radar de défense aérienne en Albanie. La bombe sélectionnée pour la détruire était environ 300 fois plus puissante que celle qui avait pulvérisé Hiroshima – et nous n’étions qu’au début de la course aux armements. « Monsieur le secrétaire, déclara le général à la tête du SAC, j’espère que vous n’avez pas d’amis ni de relations en Albanie, parce que nous allons devoir anéantir le pays. » L’Albanie, minuscule État, était alors communiste mais ne dépendait pas politiquement de Moscou.

Des décennies plus tard, la même philosophie – si l’on ose dire – prévalait toujours. L’administration Carter, afin de réduire les conséquences d’une éventuelle guerre nucléaire, avait ajouté à la liste des cibles à frapper celles « que constituent les leaders soviétiques eux-mêmes », dans l’idée que cela aurait sur eux un puissant effet dissuasif. Le Siop a donc été révisé pour inclure non seulement les ministères, mais aussi les résidences et les datchas de chaque ministre, à Moscou et dans tous les oblasts de Russie. Larguer une bombe de plusieurs mégatonnes afin de supprimer un individu impliquait, bien sûr, que plusieurs centaines de milliers d’autres personnes soient également tuées.

La guerre froide a pris fin pacifiquement, et les arsenaux nucléaires russes et américains ont été réduits de près de 90 %. Mais nous ne sommes pas plus en sécurité pour autant, bien au contraire. En effet, la Chine, après des décennies passées à fabriquer juste assez d’armes pour dissuader toute attaque, s’est mise à moderniser et agrandir vigoureusement son petit arsenal nucléaire 3. La Russie et les États-Unis ont aussi développé le leur et mis au point des catalogues entiers d’armes nouvelles. L’exploration de l’espace en a fait une extension du champ de bataille mondial. Les progrès dans la technologie des missiles et des armes conventionnelles font s’entremêler les scénarios de guerre nucléaire et non nucléaire, interdisant toute prévision crédible. Le risque de cyberattaque sur les systèmes de commandement militaire ajoute une nouvelle couche d’incertitude, tandis que les avancées dans le domaine de l’intelligence artificielle augmentent la probabilité d’accidents tels que l’utilisation involontaire d’armes nucléaires. Les accords qui avaient considérablement ralenti la course aux armements entre les États-Unis et l’Union soviétique ont été dénoncés l’un après l’autre. Enfin, en raison des efforts russes pour déstabiliser l’Amérique en menaçant sa démocratie via les réseaux sociaux, du bellicisme chinois en mer de Chine méridionale, de la répression à Hongkong ou encore des impulsions erratiques de la politique étrangère américaine, la méfiance entre superpuissances n’a cessé de croître et de s’accentuer.

Et pourtant, personne ne s’en alarme. On ne semble même pas se rendre compte qu’une deuxième course aux armements nucléaires a débuté – une course potentiellement plus dangereuse que la première. Les décennies passées à craindre une guerre nucléaire qui n’a finalement pas eu lieu ont peut-être induit le sentiment trompeur que cette menace appartenait au passé. En 1982, 1 million de personnes s’étaient rassemblées dans Central Park, à New York, pour demander la fin de la course aux armements – la plus grande manifestation politique de l’histoire des États-Unis. On ne songeait presque plus à la possibilité d’une catastrophe nucléaire [jusqu’à ce que les Russes envahissent l’Ukraine]. L’ère nucléaire aux États-Unis n’aura consisté qu’en une longue et vaine tentative de répondre à trois questions imbriquées.

La question numéro un, c’est : quel résultat faut-il attendre d’une guerre nucléaire ? Pour les militaires, la réponse était claire : « La victoire. » Mais, chez les dirigeants politiques, les points de vue étaient beaucoup plus variés. Le président Eisenhower était favorable aux armes nucléaires parce qu’elles coûtaient moins cher que les forces conventionnelles, mais il avait tout de même déclaré aux chefs d’état-major que l’objectif en cas de guerre nucléaire générale devait être de ne pas « essuyer plus de pertes que nécessaire ». Le secrétaire à la Défense Harold Brown, en quête d’une bonne formule pour le président Carter, avait dit que cet objectif était de mettre fin à une guerre « dans des conditions réalisables et aussi favorables que possible », mais sans définir ce qu’il entendait par « réalisable » et « favorable ». Quant à Ronald Reagan, il a écrit dans ses Mémoires que ceux qui croyaient que l’on pouvait gagner une guerre nucléaire étaient « cinglés », oubliant apparemment qu’il avait lui-même signé un programme de politique nucléaire stipulant que les États-Unis « devaient l’emporter ».

Cette question simple en apparence – à quoi ressemblerait une victoire ? – est au cœur du problème. Au début des années 1960, on avait demandé au SAC combien de Russes, de Chinois et d’Européens de l’Est mourraient en cas d’application de son plan d’attaque tous azimuts. Le chiffre alors avancé était presque inconcevable : 275 millions de victimes, juste par l’explosion des bombes. La chaleur, le feu, la fumée et les radiations tueraient des dizaines de millions de personnes supplémentaires – mais, comme leur nombre varierait selon le vent et la météo, le SAC ne les avait pas comptabilisées. Les présidents et leurs conseillers jugeaient difficile voire impossible de déterminer dans quelles conditions ils pourraient déclencher un tel holocauste. Il n’y avait que dans les sous-sols du quartier général du SAC – où les « cibleurs » assis à leur bureau passaient leurs journées à apparier armes et cibles sans se préoccuper de considérations politiques – que l’on pouvait affronter le problème. « Écoutez ! avait hurlé le commandant du SAC, le général Thomas Power, à un expert de Washington qui le pressait de concevoir un plan impliquant moins de pertes, si à la fin de la guerre il ne reste que deux Américains et un Russe, c’est nous qui aurons gagné ! »

La question numéro deux est celle de la dissuasion : de quelles armes et de quel type de forces les États-Unis ont-ils besoin pour dissuader un ou plusieurs ennemis de les attaquer ? Malheureusement, il est impossible de mesurer le degré de crédibilité d’une dissuasion. Les réponses sont entièrement subjectives, et l’on peut facilement produire des arguments plaidant pour l’augmentation des armements. En revanche, ce qui est indéniable, c’est que les États-Unis ont toujours fixé le seuil minimal requis pour dissuader l’ennemi beaucoup plus haut que ce qui, dans la pratique, a suffi à les dissuader eux-mêmes. L’ancien secrétaire à la Défense William J. Perry écrit dans « Le bouton » 4 qu’au moment de la crise des missiles de Cuba les États-Unis disposaient d’environ 5 000 ogives contre 300 pour les Soviétiques, mais que, « même avec une supériorité numérique de dix-sept contre un, l’administration Kennedy ne pensait pas être capable d’ouvrir les hostilités ». Malgré l’énorme écart entre les deux arsenaux (qui n’a jamais été aussi important depuis), le risque d’une contre-attaque soviétique avait dissuadé Washington.

La troisième question, étroitement liée à la précédente, a trait à ce qui se passerait dans le cas où la dissuasion échouerait. Les armes nucléaires pourraient-elles alors servir à faire la guerre à défaut de la prévenir ? Les présidents veulent naturellement disposer d’une flexibilité maximale, donc d’armes et de plans de bataille adaptés aussi bien à une guerre totale qu’à des conflits régionaux, dans des contextes impliquant différents enjeux géopolitiques. Le problème est que se munir d’armes et de plans adaptés à toutes les situations – notamment d’armes moins puissantes et de plans de guerre nucléaire limitée – peut être perçu par l’ennemi (ou par les opposants à l’intérieur du pays) comme des préparatifs guerriers. « La logique, écrit Kaplan, exigeait que les adversaires soient convaincus que la bombe atomique serait effectivement utilisée en cas d’agression ; ce qui impliquait de s’autoconvaincre de son utilisation, et donc de construire les types de missiles et d’élaborer les plans correspondant à l’utilisation de l’arme nucléaire. Si bien que, sans qu’on s’en aperçoive, la stratégie de dissuasion nucléaire était devenue synonyme de stratégie pour mener une guerre nucléaire. »

De nombreux plans de guerre nucléaire limitée ont été élaborés sur le papier, mais ils soulèvent aussitôt cette autre question majeure : la guerre nucléaire limitée est-elle seulement concevable ? Un oui ferme suppose que l’on croie pouvoir clairement indiquer ses intentions à l’adversaire (« Je vous attaque, mais avec une puissance de feu bien moindre que celle que j’aurais pu utiliser »), que celles-ci seront correctement interprétées par lui, et qu’il saura garder la tête froide et réagir de façon proportionnée (« Je riposte, mais bien plus légèrement que j’aurais pu le faire »). Pour toutes sortes de raisons techniques, c’est là un pur fantasme. Un expert américain a par exemple découvert que les systèmes de défense aérienne russes ne pouvaient distinguer plus de 200 missiles arrivant à la fois ; au-delà, tous se fondraient en une seule tache sur l’écran radar. Or, à l’époque, la plus petite forme d’offensive prévue par le Siop impliquait le lancement de 1 000 missiles, ce qui, pour les Russes, ne pouvait se différencier d’une déclaration de guerre totale.

Mais les arguments les plus puissants contre la possibilité d’une guerre nucléaire limitée sont à mon avis ceux que fournit l’étude de l’Histoire, l’analyse de la façon dont nous agissons lorsque nous sommes sous pression et l’expérience du pouvoir. Dans son roman d’anticipation « Le rapport 2020 de la Commision sur l’attaque nucléaire nord-coréenne contre les États-Unis », où il imagine une offensive nucléaire contre son pays, Jeffrey Lewis décrit de façon convaincante un enchaînement de circonstances fortuites débouchant sur une guerre nucléaire. Les leçons du livre vont bien au-delà des spécificités du contexte coréen. Lewis s’inspire d’événements réels et retrace toute une série de mauvais calculs, de décisions malheureuses, de coïncidences, de pressions intérieures et d’erreurs d’interprétation des intentions de l’adversaire. Le roman commence par l’abattage involontaire d’un avion de ligne sud-­coréen par la Corée du Nord et se conclut par une guerre nucléaire impliquant les deux Corées, le Japon et les États-Unis. Chaque étape vers le désastre est plausible. Après une riposte limitée de la Corée du Sud à la suite du crash de son avion, dont Séoul choisit de ne pas prévenir son allié américain, le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un découvre que son téléphone ne marche plus. C’est simplement dû à une saturation du réseau téléphonique, mais après coup l’un des assistants de Kim Jong-un déclarera aux membres de la commission d’enquête sur les causes de la guerre que les Nord-Coréens avaient abouti à une conclusion sensiblement différente : « Nous avons supposé qu’il s’agissait d’une cyberattaque américaine. Vous auriez pensé la même chose, non ? »

Dans le monde réel, la dernière mouture des débats incessants sur la guerre limitée et les armes qu’elle requiert fut la décision de l’administration Trump d’armer les sous-marins américains Trident d’ogives de faible puissance. C’était une réponse à la mise en service en Russie de nouvelles ogives tactiques de faible puissance pointées sur l’Europe. La Russie avait-elle détecté une faille dans la force de dissuasion américaine et jugé pouvoir l’exploiter avec ces armes ? « L’Amérique ne devrait-elle pas lui rendre la pareille ? » ont demandé les promoteurs des nouvelles ogives. Leurs contradicteurs ont fait valoir que, si les Russes s’étaient tournés vers les ogives nucléaires, c’était parce qu’ils s’inquiétaient des avancées américaines en matière d’armes conventionnelles à longue portée : le rapport de force était à l’avantage des Américains, pas des Russes. Qui plus est, Moscou serait incapable de faire rapidement la distinction entre une de ces ogives de faible puissance tirée d’un sous-marin et l’une des nombreuses ogives stratégiques de plusieurs mégatonnes qui équipaient ce même sous-marin, et donc ne pourrait pas distinguer immédiatement une frappe limitée d’une attaque en règle. Ce sont pourtant les partisans des ogives de faible puissance qui l’ont emporté ; celles-ci ont été dûment déployées, renforçant la position de ceux qui pensent que les guerres nucléaires peuvent être menées et gagnées.

En 2010, le président Obama a conclu un marché funeste pour obtenir du Sénat l’approbation du traité New Start, un accord conclu avec la Russie sur la limitation des armements. Il a autorisé en contrepartie une massive remise à niveau du vieillissant complexe nucléaire américain, centrales et laboratoires compris, pour un coût très critiqué de près de 100 milliards de dollars. Ce fut le point de départ d’un programme de modernisation qui s’est étendu depuis pour inclure les systèmes de commande et de contrôle, ainsi que tous les dispositifs de la « triade nucléaire » : bombardiers, missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) et sous-marins. Les ogives existantes ont été remises à neuf, et une nouvelle gamme d’ogives et d’armes nucléaires a été développée. Ce besoin de modernisation résulte pour partie du vieillissement des systèmes qui doivent être remplacés, mais aussi, selon un schéma bien familier, de la supposée nécessité de ne pas se laisser distancer par les Russes. Moscou avait en effet lancé au début des années 2000 un vaste programme de modernisation pour rivaliser avec les avancées américaines et compenser la faiblesse de ses forces conventionnelles. Pour Rose Gottemoeller, l’ancienne secrétaire générale déléguée de l’Otan et la négociatrice en chef du traité New Start, le véritable objectif du programme russe, qui comprenait des armes exotiques telles qu’un drone nucléaire sous-marin et un missile de croisière à propulsion nucléaire, était davantage politique que sécuritaire. Ces armes étaient destinées, selon elle, à souligner « les prouesses scientifiques et militaires russes à un moment où le pays n’avait pas grand-chose d’autre à mettre en avant ».

Malheureusement, ce programme de modernisation a coïncidé avec la présidence d’un leader américain qui adorait les armes nucléaires. Lors d’une désastreuse séance d’information organisée pour Donald Trump à l’été 2017 dans la salle de réunion sécurisée du Pentagone, connue sous le nom de Tank, les chefs d’état-major lui avaient présenté un tableau illustrant le succès de la réduction des arsenaux russes et américains, passés de plus de 30 000 ogives chacun à environ 6 000 (dont, dans les deux pays, 2 500 ogives retirées du service et en attente de destruction). « Pourquoi ne sommes-nous pas plutôt en train de remonter jusqu’à 30 000 ? », s’était insurgé Trump dans un accès de colère, avant de traiter les dirigeants militaires et civils présents de « crétins » et de « gamins ». Le secrétaire à la Défense Mark Esper n’a pas laissé place au moindre doute : la modernisation de l’ensemble de la force nucléaire stratégique était bien la « priorité numéro un » du président. À ce plan de modernisation sont en effet venus s’ajouter une nouvelle flotte de sous-­marins lanceurs de missiles balistiques, un nouveau bombardier furtif, de nouveaux missiles balistiques intercontinentaux, un nouveau type d’ogive nucléaire (le premier depuis plus de trente ans), un missile de croisière naval et un nouveau missile de croisière pouvant être lancé d’un avion. L’estimation du coût sur les vingt-cinq prochaines années s’élevait à 1 700 milliards de dollars (en supposant, contre toute logique, qu’il ne subirait pas de dépassements) – soit dix-sept fois l’investissement initialement prévu par Obama. Cette politique était à l’exact opposé du plan d’Obama visant à « réduire le rôle des armes nucléaires dans notre stratégie de sécurité nationale », plan que son vice-président Joe Biden avait vigoureusement soutenu. 

Un minimum de modernisation était nécessaire, mais il ne fait aucun doute que ce programme allait très au-delà. Les entreprises du secteur de la défense avaient pris la main, et personne n’avait suffisamment de poids pour y mettre le holà. Des moyens d’économiser des centaines de milliards de dollars sans nuire à la sécurité nationale existaient pourtant. Pendant des décennies, l’organisation des forces nucléaires était censée reposer sur cette fameuse triade : missiles, sous-marins, bombardiers. Et cette supposée nécessité de disposer des trois vecteurs était tellement ancrée dans les esprits qu’on a complètement oublié qu’elle ne procédait pas d’un besoin stratégique mais de la rivalité féroce entre les armées de terre, de mer et de l’air – en particulier entre l’armée de l’air et la marine, qui souhaitaient chacune disposer de ses propres armes nucléaires. Des trois composantes de la triade, les missiles ICBM basés au sol constituent à la fois les armements les plus menaçants pour l’ennemi, en raison de leur nombre et de leur énorme puissance, mais aussi les plus vulnérables, car logés dans des silos fixes faciles à prendre pour cible. Ce sont des armes dites « use it or lose it » : il faut tirer ces missiles dès l’annonce d’une attaque avant qu’ils ne soient détruits par les missiles adverses. Cela signifie qu’un président dispose d’environ dix minutes – moins que le temps requis pour confirmer qu’une attaque a bien eu lieu – pour prendre une décision de vie ou de mort pour le pays et probablement pour la planète. Plutôt que de dépenser quelque 150 milliards de dollars pour remplacer ces missiles, il aurait mieux valu les retirer du service. Les sous-marins lanceurs de missiles balistiques, appuyés par des bombardiers et des missiles de croisière ou hypersoniques lancés à partir de navires et d’avions, peuvent fournir la puissance de feu et l’impact stratégique requis pour une dissuasion à toute épreuve et permettre une contre-attaque dévastatrice.

Dans le futur, les décisions les plus contestables que l’on retiendra de la présidence de Trump seront le retrait total d’accords internationaux, la « non-signature » de traités et les coups portés aux organisations internationales. Dans le domaine militaire, cela comprend la remise en cause de l’accord sur le nucléaire iranien, le refus de ratifier le Traité sur le commerce des armes, mais aussi et surtout des dérobades en ce qui concerne le nucléaire. L’hostilité de l’administration Trump à l’égard du contrôle des armements était clairement visible dans la « Nuclear Posture Review » de 2018 5 : Les États-Unis « resteront ouverts à de futures négociations sur le contrôle des armements si les conditions le permettent ». Ces accords ont leurs défauts : les négociations prennent des années et des années, les parties acceptent souvent de renoncer à des armes dont en réalité elles ne veulent plus, les violations sont monnaie courante et, pour satisfaire les faucons nationaux, il n’est pas rare que les deux parties développent ensuite de nouvelles armes pour compenser celles qu’elles ont consenti à abandonner. Néanmoins, sur plus de trois décennies, les administrations républicaines et démocrates s’étaient efforcées d’élaborer une série d’accords qui avaient permis d’instaurer la confiance entre l’Occident et la Russie, d’instituer un degré de transparence sur leurs activités réciproques et d’interdire ou de fortement limiter les types d’armes les plus déstabilisants, comme les missiles à têtes multiples. Au fil du temps, ces accords avaient ralenti la course aux armements, passée du galop au petit trot. Sans eux, les deux parties détiendraient peut-être encore 65 000 ogives à elles deux au lieu de 13 000.

Le démantèlement de ces accords a commencé en 2001, avec le retrait du président George W. Bush du traité ABM sur les missiles antibalistiques. Puis Trump a fait table rase de presque tout ce qui subsistait encore. En 2018, il a annoncé que les États-Unis se retireraient du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI). Cette décision était inéluctable – et justifiée, au vu des multiples violations de cet accord par Moscou, lesquelles ont longtemps été niées par les autorités russes. Néanmoins, le retrait d’un accord donne toute liberté à l’autre partie. Peu de temps après l’annonce de cette décision, les Américains ont testé un missile interdit par le traité, ce qui suggère que Washington était impatient de s’en dégager. L’administration Trump a ensuite dénoncé le traité Ciel ouvert, un accord multilatéral de 1992 qui autorisait les signataires à effectuer des vols d’observation non armés au-dessus du territoire des autres membres afin de recueillir des données sur les forces déployées et les activités militaires. Pour les superpuissances, l’usage de satellites avait diminué l’intérêt de cet accord ; mais, pour les pays européens, il restait important et avait largement contribué à la stabilité stratégique 6.

La seule restriction encore en vigueur en matière d’armes nucléaires est le traité New Start, qui a été prolongé par accord mutuel pour cinq années supplémentaires dès l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche. Le traité limite chaque partie à 1 550 têtes nucléaires déployées et à 700 lanceurs. L’administration Trump voulait conditionner la prorogation du traité à l’inclusion de la Chine. Étant donné que la Russie et les États-Unis disposaient d’environ cinq fois plus d’ogives que cette dernière (qui pourrait cependant doubler son arsenal au cours des dix prochaines années), Pékin n’avait à ce stade aucune raison de participer aux pourparlers américano-russes et l’avait fait savoir à de nombreuses reprises 7. Et, même si l’administration Trump en parlait depuis deux ans, elle n’avait pris aucune mesure diplomatique – plans, propositions, soumission d’avant-projets – pour faire avancer les choses. La position américaine avait tout d’un prétexte conçu pour entraîner l’abandon du traité New Start tout en travestissant la cause de cet abandon. 

Par-dessus le marché, des informations avaient filtré – peut-être intentionnellement – selon lesquelles des membres de l’administration Trump envisageaient la dénonciation du moratoire sur les essais nucléaires en vigueur depuis 1992. L’idée serait de se servir d’un essai nucléaire pour faire pression sur la Russie et la Chine afin qu’elles acceptent la position de Washington sur le traité New Start. Cette dénonciation-là serait à placer en tête de la très longue liste des mesures autodestructrices prises par l’administration Trump. Un essai nucléaire n’aurait pas effrayé Moscou et Pékin au point qu’ils se plient aux souhaits des États-Unis, mais il aurait considérablement sapé les efforts internationaux de non-prolifération, aurait ostracisé le pays et l’aurait privé d’un avantage important. Les États-Unis avaient déjà effectué plus d’essais nucléaires que n’importe quel autre pays – plus de 1 000 contre 45 pour la Chine, par exemple. Si les essais avaient repris, toutes les autres puissances nucléaires y auraient beaucoup plus gagné que les États-Unis. 

La première mesure qui pourrait entraîner un véritable changement de politique, tant au niveau national qu’international, serait l’approbation officielle par les cinq plus grandes puissances nucléaires – les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la France et la Chine – du principe Reagan-Gorbatchev, formulé conjointement par les deux dirigeants lors du sommet de Genève en 1985. Ce principe stipule simplement qu’« une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être menée ». L’adoption de ce principe au niveau international indiquerait à la fois que les puissances nucléaires reconnaissent les dangers croissants que représenterait une guerre nucléaire et la nécessité de ne plus disposer de forces nucléaires autrement qu’à des fins de dissuasion. Les mots, comme les principes, ont du poids. À terme, ces treize mots pourraient sous-tendre les prochaines négociations sur le contrôle des armements, renforcer le régime mondial de non-prolifération et contribuer à tuer dans l’œuf une deuxième course aux armes nucléaires. 

— Jessica T. Mathews a présidé entre 1997 et 2015 le think tank de la Fondation Carnegie pour la paix internationale. Elle fait partie de la gouvernance de l’université Harvard. — Cet article a été publié par The New York Review of Books le 20 août 2020. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou. 

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La conférence de Potsdam devait commencer durant la troisième semaine du mois de juillet 1945, cinq mois après la rencontre de Staline, Churchill et Roosevelt à Yalta. Cette précédente conférence avait éprouvé Roosevelt, et les observateurs avaient été choqués de voir combien il semblait affaibli à son retour en Amérique. Il continua de suivre de près l’évolution de la situation en Europe, et fut scandalisé d’apprendre que Staline brisait déjà toutes les promesses faites à Yalta. Son indignation était telle qu’il envoya au leader soviétique une protestation cinglante. En réponse, le maréchal accusa le président de négocier secrètement une paix séparée avec Hitler. Roosevelt le prit très mal : « J’avoue, dit-il, ne pas pouvoir m’empêcher d’en vouloir amèrement aux personnes, quelles qu’elles soient, qui vous ont trompé de façon aussi malveillante sur mes actions ou celles de mes collaborateurs de confiance. »

Ce fut le dernier échange entre le président américain et Staline. Le 12 avril, Roosevelt se plaignit d’un violent mal de tête. Peu après, il tomba sans connaissance, et il mourut quelques heures plus tard d’une hémorragie cérébrale. Il avait 63 ans.

Harry S. Truman, qui n’était vice-président que depuis quatre-vingt-deux jours, prit sa succession. Ni le peuple américain, ni les alliés de l’Amérique ne savaient l’orientation qu’il comptait donner à sa politique extérieure. Truman n’avait aucune expérience des affaires étrangères et n’était sorti qu’une seule fois de son pays, et encore, à bord d’un bateau de guerre en 1918. Churchill fut tellement inquiet de ce bouleversement survenu à la tête de l’État qu’il envoya Anthony Eden sonder les opinions du nouveau président.

Eden fut impressionné par la connaissance des affaires européennes démontrée par Truman et par sa conviction que l’Europe d’après-guerre ne devait être dominée par aucune puissance hostile à la démocratie. « Nous aurons en lui un partenaire de confiance, commenta Eden après cette rencontre, et je suis très rassuré par cette première conversation. » Mais l’endurance du nouveau président allait être mise à rude épreuve par les seize jours de la conférence de Potsdam.

[…]

Pour les délégations, menées par Staline, Churchill et Truman, l’enjeu était bien plus important que les fois précédentes, car les dirigeants des trois pays ne se rencontraient plus en tant qu’alliés de guerre. Potsdam inaugurait entre eux une concurrence sans pitié, dont l’enjeu était le contrôle de vastes régions d’Europe, soit par possession directe, soit par le biais de sphères d’influence. […]

La diplomatie est toujours influencée par la personnalité de ceux qui la mènent, et cela se vérifia particulièrement à Potsdam. Staline fit une arrivée triomphale, en maître incontesté de Berlin. Il venait de s’attribuer le titre de « généralissime » et s’habillait en dictateur d’opérette « comme l’empereur d’Autriche dans une mauvaise comédie musicale, veste beurre frais avec col à galon doré, pantalon bleu à bandes rouges sur le côté », écrivit un membre de la délégation britannique. 

Truman était plus élégant : chemise blanche, nœud papillon à pois et costume croisé de couleur sombre, porté avec des chaussures d’été bicolores. « Il ressemblait au président d’un conseil d’administration », remarqua un témoin, ce qui n’était pas faux. Truman se conduisit à cette conférence comme s’il était à la tête d’une multinationale. 

Quant à Churchill, il fit son apparition une canne à pommeau d’argent à la main, vêtu de sa tenue militaire fétiche, veste à boutons cuivrés et casquette haute sur la tête. Il était suivi par une cohorte de gens du Foreign Office, « so British » dans leur costume trois-pièces de hauts fonctionnaires, avec porte-documents, parapluie et homburg, semblant tout droit sortis de leur banlieue chic et fraîchement descendus du train de Sevenoaks pour aller au bureau. 

Chacun des dirigeants avait soigneusement orchestré son arrivée à Potsdam pour en tirer le meilleur effet. Le président Truman fit une entrée en scène très présidentielle : « Un immense cortège composé d’une avant-garde de motards, puis de jeeps blindées, suivies de la voiture présidentielle que protégeaient des agents du FBI perchés sur les marchepieds, et clos par une arrière-garde d’hommes armés prêts à tirer tous azimuts, filant à vive allure, toutes sirènes hurlantes. » 

L’arrivée de Staline ne fut pas moins théâtrale. Sa peur de l’avion l’avait obligé à traverser en train la Russie occidentale, la Lituanie et la Prusse orientale. Le spectacle valait le déplacement, car il avait fait tirer de leur musée quatre opulents wagons du train impérial qu’on avait attelés à une locomotive soviétique. Étant arrivé à Potsdam avec le faste d’un prince du sang, il termina le trajet dans une voiture blindée, salué au bord de la route par des gardes en armes. La surenchère était telle qu’on était bien en peine de savoir qui avait le plus marqué les esprits. 

Comme à Yalta, les moyens de Churchill étaient beaucoup plus modestes. Le premier jour des travaux, il arriva au palais de Cecilienhof accompagné d’un seul policier en civil. Un coup habile qui coupa l’herbe sous le pied du président américain et du généralissime soviétique. Le message était clair : il n’avait pas besoin d’apparat pour asseoir son pouvoir. 

Les trois dirigeants arrivaient chacun avec un atout en poche, ce fut du moins l’avis des observateurs. Le point fort de Staline était son armée, qui avait déjà pris possession d’immenses portions de territoire à l’est de l’Europe – des conquêtes qui s’étaient encore accrues depuis la précédente conférence. C’était comme s’il avait déjà obtenu ce qu’il voulait avant même d’avoir commencé les négociations. 

Le coup gagnant de Truman était encore top secret et pouvait lui permettre de l’emporter, mais il n’était pas encore sûr de la faisabilité du projet. Tout dépendrait d’un télégramme codé venant d’Amérique qu’il attendait avec impatience. 

La carte maîtresse de Churchill était la flotte de navires de guerre allemands qui avait été prise dans son intégralité par les Britanniques. Mais le Premier ministre comptait aussi sur autre chose, une qualité plus personnelle et impondérable : sa grande expérience, l’étendue de ses connaissances et sa capacité à discourir sur n’importe quel sujet au débotté. Dans son équipe, certains étaient plutôt d’avis que ce talent pourrait lui nuire. Quand Churchill se laissait emporter par la passion, comme à Yalta, il devenait vite imprévisible et irrationnel. 

Le véritable point faible de Churchill, et dont il avait parfaitement conscience, était l’issue des élections législatives britanniques. Le vote avait eu lieu le 5 juillet, mais le parti vainqueur ne serait pas connu avant le 26 juillet, neuvième jour de la conférence, un retard dû au temps nécessaire pour décompter les bulletins envoyés par le personnel militaire en poste sur les théâtres extérieurs. Churchill oscillait entre de grands espoirs et un fort pessimisme. Le résultat étant très incertain, il s’était fait accompagner à Potsdam par Clement Attlee, le chef de l’opposition, qui prendrait sa place en cas de défaite. 

[…]

L’inauguration officielle de la conférence eut lieu le 17 juillet, mais le travail préparatoire commença la veille au matin par une visite de Churchill au président Truman dans sa villa des bords du lac de Babelsberg – sa « petite Maison-Blanche », comme il la surnomma. Churchill était perpétuellement épuisé, du moins était-ce l’impression de son méde­cin personnel, lord Moran, qui accompagnait le Premier ministre comme il l’avait fait à Yalta. Le docteur décrivit l’arrivée de Churchill dans sa propre résidence : « Sans enlever sa casquette, Winston s’écroula sur une chaise de jardin flanquée de deux grands bacs d’hortensias bleus, roses et blancs. Il semblait terrassé par la fatigue. » Après avoir repris son souffle, il aboya : “Où est passé Sawyers ? Je veux un whisky.” » 

Il était de meilleure humeur lors de sa visite à Truman, qu’il avait déjà croisé une fois à Washington. Truman avait fixé l’heure de la réunion à 11 heures, ce qui fit dire joyeusement à Mary, la fille de Churchill, présente ce matin-là, que son père « ne s’était pas levé aussi tôt depuis des années ». Truman consigna cette information dans son journal, commentant sèchement : « Moi, j’étais levé depuis quatre heures et demie. » 

Churchill savait que, pour réussir, il devait absolument nouer une relation chaleureuse avec le président américain, aussi se lança-t-il dans une entreprise de séduction en abreuvant son hôte de compliments et d’aimables propos. En dépit du sourire chaleureux qu’affichait Truman, on peut lire dans son journal que ce visage affable dissimulait une grande méfiance. « Il a voulu m’embobiner en me disant que mon pays était formidable, et qu’il avait adoré Roosevelt, et qu’il allait m’adorer aussi, etc., etc. » Truman trouvait Churchill intelligent et sympathique, mais trop démonstratif et flagorneur. « Je pense, conclut-il, que nous pourrons nous entendre à condition qu’il arrête de me cirer les bottes. » 

Lord Moran ayant plus tard demandé à Churchill ce qu’il pensait de Truman, le Premier ministre dit qu’il l’admirait parce qu’il ne craignait pas d’avancer en terrain délicat. « Et pour illustrer son propos, le Premier ministre a fait un petit bond sur le parquet et est retombé fermement sur ses pieds nus. » 

Le président américain et le Premier ministre britannique visitèrent Berlin dans l’après-midi, chacun de leur côté, une expérience qui marqua profondément Truman. […]

Lorsque Truman retourna à sa résidence dans l’après-midi, on lui remit le télégramme qu’il attendait : TOP SECRET. URGENT. POUR LES YEUX DU COLONEL KYLES [sic] SEULEMENT. Le message était aussi énigmatique et bizarre que son intitulé. OPÉRÉ CE MATIN. LE DIAGNOSTIC N’EST PAS ENCORE DÉFINITIF MAIS LES RÉSULTATS SONT SATISFAISANTS ET DÉPASSENT DÉJÀ LES ATTENTES. Truman savait parfaitement de quoi il s’agissait. L’« opération » en question concernait les essais sur la bombe atomique à Alamogordo, au Nouveau-Mexique, et le « diagnostic » annonçait un succès. L’Amérique devenait une puissance nucléaire, et Truman avait ainsi une carte maîtresse pour les négociations. 

Le lendemain, il accueillit Staline à sa villa, le généralissime arrivant accompagné de son ministre des Affaires étrangères, Viatcheslav Molotov, et de Pavlov, l’interprète qui avait aussi officié à Yalta. Un conseiller de Truman a dressé un portrait très parlant de Staline à cette époque, décrivant sa petite taille, sa vilaine peau et la tunique trop large qui pendait sur ses épaules comme un sac. « Des dents brunes et une moustache maigre à gros poils grisonnante complétaient le tableau. Avec ses yeux de félin jaunes et son visage troué par la variole, il ressemblait à un vieux tigre marqué par les combats. »

Après les civilités d’usage, les deux dirigeants discutèrent de l’ordre du jour de la conférence, mais Truman pensait encore à sa visite de Berlin et demanda au dirigeant soviétique comment il croyait que Hitler était mort. 

La réponse de Staline révèle qu’il était décidé à ne pas jouer franc-jeu : il dit à Truman qu’il « pensait que Hitler était toujours vivant et qu’il avait fui en Espagne ou en Argentine ». C’était faux, bien sûr. Le dirigeant soviétique disposait de la preuve formelle que Hitler était mort à Berlin. Devant l’insistance de Truman, il réitéra sa conviction que « le Führer s’était échappé et se cachait quelque part ». Il ajouta que « les recherches minutieuses des enquêteurs soviétiques n’avaient pas permis de trouver trace des restes de Hitler, ni aucune autre preuve convaincante de sa mort ». L’article des Izvestia rapportant les propos de Staline va encore plus loin, affirmant que le dirigeant soviétique pensait que Hitler et Eva Braun vivaient dans un château en Westphalie, dans la zone d’occupation britannique de l’Allemagne. Une accusation indigne, comme le souligne le correspondant américain de Newsweek, James O’Donnell. Une fois de plus, Staline « médisait d’un allié qui [avait] combattu Hitler dès le premier jour de la guerre ». En effet, ce détail insidieux donné par le dirigeant soviétique « les accusait virtuellement d’abriter un Hitler bien vivant ». 

Truman avait été surpris par l’information donnée par Staline, car on lui avait assuré que Hitler était mort, mais son impression générale de cette première rencontre fut positive. « Je vais pouvoir traiter avec Staline, écrivit-il. Il est honnête – mais vraiment très malin. » 

[…]

Staline prit d’emblée le contrôle de la conférence en nommant Truman président de séance, mais en imposant aussitôt un ordre du jour. Un membre de la délégation britannique, Walter Monckton, estima la prestation magistrale. Staline « avait souvent de l’humour, n’était jamais agressif, bien que direct et inflexible ». Il gardait le cap, déterminé à ne pas se laisser détourner de ses objectifs par ses rivaux alliés. 

Les discussions les plus sérieuses tournèrent une fois de plus autour du sort de l’Allemagne et de la Pologne, la frontière polonaise s’avérant un sujet aussi difficile qu’à Yalta. Staline avait l’avantage, car son armée contrôlait déjà une grande partie du territoire qu’il convoitait. Il s’était emparé d’environ cent quatre-vingt mille kilomètres carrés de la Pologne orientale et avait donné en échange au gouvernement polonais consentant les anciens territoires allemands qu’étaient la Prusse orientale, la Silésie, la Poméranie et la partie orientale du Brandebourg. Les populations allemandes de ces régions étaient expulsées vers les zones occidentales, des déplacements qui causaient un énorme casse-tête logistique aux Britanniques et aux Américains. 

Staline ayant réclamé sa part de la flotte navale allemande, toujours aux mains des Britanniques, Churchill lui répondit que « les armes de guerre étaient des choses terribles et que les navires capturés devraient être coulés ». Les yeux de Staline pétillèrent de malice lorsqu’il lança sa riposte : « Partageons-les, dit-il en souriant. […] Si M. Churchill le ­souhaite, il peut faire couler la part qui lui revient. »

Les conseillers de Churchill furent sidérés par la piètre prestation de leur Premier ministre. Eden n’en crut pas ses oreilles en l’entendant céder la flotte allemande, son seul avantage tangible. « [Je] l’ai exhorté de ne pas abandonner les seules cartes que nous avions sans rien obtenir en échange, écrivit-il, mais il est retombé sous le charme de Staline. Il ne cessait de répéter : “J’aime bien ce type.” » Sentiment curieux de la part d’un homme qui, quelques mois plus tôt, planifiait encore l’opération « Impensable » 1

[…]

Sir Alexander Cadogan, lui aussi consterné par l’attitude de Churchill, écrivit une lettre désespérée à sa femme : « Depuis qu’il a quitté Londres, le Premier ministre refuse de travailler et de lire quoi que ce soit […] s’il ne sait rien du sujet dont on discute, il devrait se taire ou demander à son ministre des Affaires étrangères de parler à sa place. » Mais Churchill demandait rarement à Eden de s’exprimer pour lui. « Au lieu de quoi, il préfère intervenir à chaque fois dans le débat, raconte les pires âneries et laisse deviner nos intentions sur tous les points. »

Par comparaison, Cadogan trouvait Truman « rapide et efficace », capable de traiter tous les sujets avec concision. Truman avait ses raisons pour accélérer ainsi le traitement des questions à l’ordre du jour. « Je me refuse à rester dans cet horrible endroit tout l’été juste pour écouter des discours », écrivit-il dans son journal.

Les discours en question étaient essentiellement ceux de Churchill. Dès que Truman finissait de parler, Churchill se lançait invariablement dans un long monologue. « Chaque fois qu’un nouveau sujet était abordé, Winston intervenait et seuls les efforts conjugués de Truman et Anthony [Eden] parvenaient à contenir sa logorrhée. » 

Le comportement de Churchill était si imprévisible qu’il devint un grand sujet de conversation à la conférence. Il interrompait les autres, divaguait et ne saisissait pas ce que disait Staline, peut-être à cause des grandes quantités d’alcool qu’il buvait. « Fatigué et en mauvaise forme, jugeait sir William Hayter, membre de la délégation britannique. Il était persuadé de tout savoir et estimait pouvoir se dispenser de lire les notes de synthèse. » Si Truman déclarait une séance close, nota Cadogan, Churchill, « qui aurait voulu continuer à dire tout ce qui lui passait par la tête, était très déçu – comme un enfant à qui l’on retire un jouet. »

La concurrence entre les grandes puissances continuait lors des soirées organisées tous les jours après les débats. Lors d’une réception donnée par Truman dans sa villa au bord du lac, de la musique classique fut jouée par un pianiste et un violoniste qu’on avait spécialement fait venir de Paris par avion. Staline, dont c’était le tour de recevoir le lendemain soir, mit un point d’honneur à faire venir de Moscou deux pianistes et deux violonistes qui jouèrent du Chopin, du Liszt et du Tchaïkovski. Truman les félicita pour leur jeu, sans pouvoir s’empêcher de noter plus tard qu’ils « avaient la peau grasse […] et les filles étaient des grosses dondons ». Il estima leur poids à environ cent kilos chacune. […]

Churchill, s’ennuyant ferme à la soirée musicale de Staline, approcha discrètement de Truman et lui chuchota à l’oreille : « Vous comptez bientôt partir ? » Mais le président américain passait enfin un bon moment et n’avait aucune intention de s’en aller. Alors Churchill but et fuma des cigares tout en préparant sa revanche. Il promit à l’amiral Leahy qu’il « leur revaudrait ça » le lendemain soir. Il tint parole. Lors du banquet britannique, il ordonna à la fanfare de la RAF de faire retentir ses cuivres pendant tout le dîner, assour­dissant les convives avec des danses irlandaises et écossaises, The Skye Boat Song et d’innombrables autres airs. Il eut raison même de la patience de Staline, qui le supplia de faire jouer de la musique plus douce. 

De retour dans la salle de conférences, le président Truman se préparait à abattre ses cartes, déterminé à choisir le moment avec soin. Et ce fut à la fin de la séance du 24 juillet, après en avoir averti Churchill au préalable, qu’il décida d’annoncer à Staline que l’Amérique avait réussi à faire exploser une bombe d’une puissance formidable, qui allait changer du tout au tout les règles de la géopolitique.

« Je m’étais posté peut-être à cinq mètres d’eux, écrivit Churchill, et j’ai suivi avec la plus grande attention cet entretien capital. Je savais ce que le président allait faire. L’essentiel était d’observer l’effet que la nouvelle aurait sur Staline. »

Truman s’adressa au dirigeant soviétique à voix basse. « L’air de rien, j’ai glissé à Staline que nous avions une nouvelle arme d’une puissance de destruction inégalée. » La réaction de Staline fut étrange. « [Il] n’a pas bronché. Il a simplement dit que c’était une bonne chose, et qu’il espérait que nous en ferions bon usage contre les Japonais. » Truman se demanda si Staline avait compris qu’il parlait d’une bombe atomique. Churchill était d’avis que non. « J’étais sûr que [Staline] n’avait aucune idée de l’importance de ce qu’on lui annonçait. »

Churchill se trompait, si l’on en croit le récit du même incident livré par le maréchal Joukov. Il se souvenait de Staline rentrant à sa villa ce soir-là, et rapportant exactement ce que le président américain avait dit. Molotov, très attentif, avait répondu sans hésiter : « Il va falloir parler de ça à Kourtchatov. » Joukov avait immédiatement compris de quoi il s’agissait, ce nom étant celui du scientifique chargé du programme nucléaire russe : « J’ai su qu’ils parlaient de la recherche sur la bombe atomique. » 

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Connaissez-vous Louis-Sébastien Mercier ? Probablement pas. On ne peut pourtant reprocher à cet écrivain du XVIIIe siècle de n’avoir pas fait le maximum, littérairement parlant, pour que la postérité se souvienne de lui. En soixante-treize ans d’existence, il aura produit plus de 90 œuvres, dont une cinquantaine de pièces de théâtre. Il aura tâté de quasiment tout de ce que l’on appelait jusqu’il y a peu les humanités : histoire, art, philosophie, littérature, dramaturgie, linguistique, théologie, grammaire, rhétorique, politique… C’était un polygraphe, polymathe, polyvalent, polymorphe, poly tout. Et sa vie, commencée sous l’Ancien Régime et achevée sous la Restauration, aura été aussi riche en péripéties politiques qu’en écrits. Républicain anticlérical exécrant la monarchie, il s’exilera en Suisse en 1781. Sous la Révolution, il sera d’abord jacobin, puis girondin, avant d’être jeté en prison par Robespierre qu’il avait insulté. Conventionnel, il votera la destitution mais pas la mort de Louis XVI. Plus tard, il rejoindra le Conseil des Cinq-Cents avant de frôler la prison sous Napoléon. Il aura été enseignant, journaliste, avocat, parlementaire, romancier, dramaturge, historien, poète, lexicologue, urbaniste, administrateur et éditeur de Jean-Jacques Rousseau…

Parmi les traits les plus mémo­rables de Louis-Sébastien Mer­cier figurent ses contradictions, ses palinodies et les incongruités qui émaillent sa vie et sa pensée. Anticlérical, il écrit des sermons à 15 louis pièce pour soulager un prédicateur paresseux. Grand contempteur de la poésie, il versifie tant et plus. Après avoir porté Descartes aux nues, il bataille à la Convention pour empêcher (avec succès) qu’on le « panthéonise ». Il a vilipendé le principe de la Loterie nationale – qu’à cela ne tienne, il en devient, sous le Directoire, l’un des principaux responsables. Il couvre d’abord l’Académie et les académiciens de sarcasmes avant de rejoindre l’Institut. Il s’enthousiasme pour les théories du physiognomoniste suisse Johann Kaspar Lavater, puis, vexé que son héros le traite par-dessus la jambe, se met à le brocarder en prétendant que l’étude du pied fournit sur la psychologie des individus des informations certes moins accessibles que celles que livre leur visage, mais plus pertinentes. Après avoir salué l’ère de la raison et de la science, il place dans son collimateur Newton et Copernic – et leurs systèmes fondés sur « la raison des chiffres ». Il vomit les mathématiques, ridiculise « l’attractionisme » qui postule que la Terre tournoie autour du Soleil « comme un dindon en broche » et compte même parmi les tout premiers antivax de l’Histoire. (« Quoi ! Vaccinateur, tu déchires mon derme ou mon épiderme pour introduire dans mes vaisseaux lymphatiques un virus dont tu ne connais ni l’origine, ni la nature, ni la force active […]. Ô mains aveugles ! Je redoute fort les suites de votre témérité. ») 

S’il existe tout de même une cohérence chez Mercier, c’est le culte qu’il voue à la liberté (républicaine). Farouchement opposé à toute forme d’oppression, il rêve de « déroiser » la France et plus encore de la « déprêtrailler », car la « sacerdocratie » est à ses yeux « le plus tyrannique et le pire des gouvernements ». Mais il se méfie tout autant des idéologues, qu’il surnomme plaisamment « idiologues ». Car Mercier, toujours par amour de la liberté, est aussi un défenseur passionné du droit qu’a la langue d’évoluer à sa guise en intégrant de nouveaux mots : « Il en est d’une langue comme d’un fleuve que rien n’arrête, qui s’accroît dans son cours et qui devient plus large et plus majestueux à mesure qu’il s’éloigne de sa source. » Malheur donc « à la race des étouffeurs » de mots, les académiciens et autres fonctionnaires de la « douane grammaticale » ! Heureusement, « le peuple bafoue les régenteurs de la langue et l’enrichit d’expressions pittoresques, tandis que le lamentateur s’abandonne à des plaintes que le vent emporte. J’en appelle donc au peuple, juge souverain du langage ; car si l’on écoute les puristes, l’on n’adoptera aucun mot ». Pour sa part, il recense dans l’un de ses derniers livres 1 quelque 300 néologismes (souvent inventés par lui) comme « hypocriser », « monoculiste », « égoïser », « politiquer », « profusionner », « tourmenteux »…

Les ouvrages de notre homme plongent le plus souvent dans le passé, quoique l’un de ses plus fameux se projette au contraire dans un futur très lointain 2 ! Mais c’est en décrivant le présent que Mercier est à son meilleur – notamment dans son Tableau de Paris en douze volumes, que suivra Le Nouveau Paris, consacré à la période révolutionnaire 3. Ces travaux, qu’on qualifie un peu rapidement de protosociologiques, constituent un pot-pourri de réflexions politiques et philosophiques émaillées d’informations historiques, de récits d’événements et, surtout, de vignettes sur la population parisienne. Tout en égrenant des anecdotes au fil des rues de Paris, il évoque les mœurs de la capitale – par exemple cette manie de s’embrasser à tout bout de champ (« Rien de si commun que cette marque extérieure d’affection »). Mais, le plus souvent, il disserte sur les classes sociales, ou encore sur les métiers et leurs hiérarchies respectives : magistrats, policiers, bourreaux, laquais, modistes, écrivains, huissiers, religieux, « filles publiques ».

Celles-ci, les « impures », retiennent tout particulièrement son attention, qu’il s’agisse des « matrones » (à la fois maquerelles et assistantes), des « raccrocheuses », des « marcheuses » ou des « siffleuses » qui hèlent le passant depuis leur fenêtre. Au total, « on compte à Paris trente mille filles publiques et dix mille environ moins indécentes qui sont entretenues, et qui d’année en année passent en différentes mains. On les appelait autrefois femmes amoureuses, filles folles de leur corps. Les filles publiques ne sont point amoureuses ; et si elles sont folles de leur corps, ceux qui les fréquentent sont beaucoup plus insensés ». Car Mercier n’est pas un libertin comme son grand ami Restif de La Bretonne. C’est même, malgré son amour de la liberté, un véritable prude consterné par la dégradation des mœurs, qu’il juge néanmoins inéluctable : « On peut évaluer à près de cinquante millions par an l’argent que l’on prodigue aux filles publiques, en les comprenant toutes sous cette dénomination. L’article des aumônes ne va guère qu’à trois millions ; disproportion qui donne à réfléchir. Cet argent va aux marchandes de modes, aux bijoutiers, aux loueurs de carrosses, aux traiteurs, aux aubergistes, aux hôtels garnis, etc. Et ce qui inspire un profond effroi, c’est que si la prostitution venait à cesser tout à coup, vingt mille filles périraient de misère, les travaux de ce sexe malheureux ne pouvant pas suffire ici à son entretien ni à sa nourriture. Aussi ce débordement est-il comme inséparable d’une ville populeuse ; et une infinité de métiers ne subsistent que par la circulation rapide des espèces qu’entretient le libertinage. »

Ultime titre de gloire de Louis-­Sébastien Mercier : c’est un authentique visionnaire en matière politique et sociale. Son grand roman d’anticipation, L’An 2440, regorgeait déjà en 1771 de prophéties qu’il verrait validées de son vivant lors de la Révolution (l’avènement du parlementarisme ou le triomphe de l’égalitarisme). Cette clairvoyance ne l’incite pas à la modestie : « J’ai mis au jour et sans équivoque une prédiction qui embrassait tous les changements possibles, depuis la destruction des parlements jusqu’à l’adoption des chapeaux ronds. Je suis donc le véritable prophète de la Révolution, et je le dis sans orgueil. » 4 Hélas, vindicatif, procédurier, arrogant et provocateur, Mercier ne suscite guère la sympathie ni l’admiration de ses concitoyens. Ailleurs en Europe, au contraire, on l’appréciera beaucoup – notamment en Allemagne. Même avec d’excellentes prédictions, il est toujours aussi difficile d’être prophète dans son propre pays.  

— J.-L. M.

Extrait :

« On distingue parfaitement le cocher d’une courtisane de celui d’un président ; le cocher d’un duc d’avec celui d’un financier. Mais à la sortie du spectacle, voulez-vous savoir au juste dans quel quartier va se rendre tel équipage ? Écoutez bien l’ordre que donne le maître au laquais, ou plutôt que celui-ci rend au cocher : au Marais, on dit au logis ; dans l’île Saint-Louis, à la maison ; au faubourg Saint-Germain, à l’hôtel ; et dans le faubourg Saint-Honoré, allez. On sent, sans avoir besoin d’un commentaire, tout ce que ce dernier mot a d’imposant.

À la porte des spectacles se trouve toujours un aboyeur à la voix de Stentor, qui crie : Le carrosse de monsieur le marquis ! Le carrosse de madame la comtesse ! Le carrosse de monsieur le président ! Sa voix terrible retentit jusqu’au fond des tavernes où boivent les laquais, jusqu’au fond des billards où les cochers se querellent et se disputent. Cette voix qui remplit un quartier couvre tout, absorbe tout, le bruit confus des hommes et des chevaux. Laquais et cochers, à ce signal retentissant, abandonnent les pintes et les queues, et courent reprendre la bride des chevaux et ouvrir la portière.

Cet aboyeur, pour donner à sa poitrine une force plus qu’humaine, renonce au vin et ne boit que de l’eau-de-vie. Il est toujours enroué, mais cet enrouement même imprime à sa voix un son rauque et épouvantable qui ressemble à un tocsin. Il crève bientôt à ce métier. Un autre le remplace ; il hurle de même, boit de même, et meurt comme son prédécesseur, à force d’avoir avalé de l’eau-de-vie d’épicier. »

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«Il n’y a pas de sexe en URSS ! » Lancée en 1986 par une Soviétique lors d’une émission télévisée qui faisait dialoguer des habitants de Leningrad et de Boston, cette réplique est aussitôt devenue culte 1. Tout le studio avait éclaté de rire. Pour autant, ce cri du cœur traduisait bien l’attitude officielle de l’URSS envers tout ce qui concernait la sexualité. Mais il n’en avait pas toujours été ainsi. Les premières années suivant la création de l’URSS, époque agitée où une vie nouvelle commençait tout juste à s’établir sur les ruines de l’empire, ont aussi été celles d’une étonnante liberté sexuelle. Une célèbre photo du début des années 1920 montre une plage au bord de la Moskova, au pied du Grand Pont de pierre, avec vue imprenable sur les tours et les églises du Kremlin, où vivent et travaillent Lénine et les autres dignitaires. La plage est couverte de baigneurs, dont certains entièrement nus. Quelques années plus tard, pareil spectacle deviendra inconcevable. Il l’est tout autant de nos jours.

Mais comment cette nudité affichée a-t-elle jamais été possible ? Même si cela n’a pas duré, pourquoi le guide du prolétariat mondial et ses compagnons de lutte ont-ils toléré pareille impudence étalée sous leurs fenêtres ? Il ne faut pas croire que les révolutionnaires russes n’accordaient aucun intérêt à la question des relations entre les sexes. C’étaient des êtres de chair et de sang, comme tout le monde. Avant que le marxisme ne prenne le dessus, il arrivait qu’éclatent des débats enflammés sur le rôle des femmes dans la société, le degré de liberté qu’il convenait de leur accorder et le fait de savoir si la famille subsisterait dans la merveilleuse Russie du futur. Dans les années 1860, le laisser-­aller des nihilistes offensait la dignité des braves gens : pensez donc, ils se permettaient de fumer en public ! À la même époque, tous les opposants au tsarisme avaient pour livre de chevet le roman – écrit avec les pieds – Que Faire ? Les hommes nouveaux (Samsa, 2022), de Nikolaï Tchernychevski, qui traitait entre autres d’émancipation féminine.

Pourtant, durant ces années-là – comme plus tard, lorsque le marxisme se sera imposé chez de nombreux révolutionnaires –, ces questions restent reléguées à l’arrière-plan. Sans être complètement négligées (l’un des essais d’Engels s’intitule même L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État), elles arrivent bien après les discussions sur la collectivisation des terres, sur l’efficacité comparée du terrorisme individuel et de la préparation minutieuse d’une insurrection armée générale ou sur le principe même de la possibilité d’une révolution prolétarienne dans un pays agraire quasi dépourvu de prolétariat.

Parmi les militants marxistes, certains considéraient toutefois que les problèmes liés au domaine sexuel étaient essentiels. La plus connue d’entre eux est sans doute Alexandra Kollontaï. Fille du général Domontovitch, cette aristocrate avait abandonné son officier de mari, Vladimir Kollontaï, pour se consacrer au combat révolutionnaire. Active sur tous les fronts, elle prenait part aux débats du Parti comme aux combats de la révolution et avait publié, en 1913, l’essai qui l’a vraiment rendue célèbre, La Femme nouvelle 2. Les idées qu’elle y développait plairaient sans doute aux féministes actuelles : elle affirmait que reconnaître l’égalité était loin d’être suffisant et que la véritable émancipation exigeait une révision des relations entre les sexes. Les femmes devaient cesser d’avoir à dissimuler leur sexualité, et le « deux poids, deux mesures » devait disparaître. La femme nouvelle respecterait la liberté des autres mais réclamerait un respect absolu de la sienne – et n’accepterait aucun despotisme, dans aucun domaine. Alexandra Kollontaï est allée encore plus loin par la suite. Dans un texte non traduit en français, « Les relations entre les sexes et la morale de classe », elle dénie toute valeur à l’institution traditionnelle de la famille, affirmant que moins les relations sont « figées », mieux cela vaut pour la libération de la classe ouvrière. Cela ne l’empêchera pas d’entamer une histoire passionnée avec un marin, Pavel Dybenko, couronnée par un mariage des plus conventionnels.

Une fois au pouvoir, les bolcheviks allaient se rendre compte que les partisans des idées de Kollontaï étaient beaucoup plus nombreux qu’ils le pensaient. Jusque-là, leur souci avait été la lutte des classes, pas la guerre des sexes. Mais, dans un pays où toutes les institutions sociales avaient été abolies, la sexualité devait forcément connaître, elle aussi, sa révolution. Le coup d’État bolchevique avait entraîné dans son sillage d’énormes masses de gens simples, peu éduqués voire analphabètes. Soudain, leurs notions de ce qu’il fallait faire et ne pas faire étaient devenues caduques. Toutes les fondations sur lesquelles étaient bâties leurs relations sociales – la religion, un mode de vie façonné par les siècles, le caractère sacré des institutions de pouvoir –, tout avait été balayé du jour au lendemain. Pour s’imaginer comment ils avaient digéré la propagande révolutionnaire et à quelles extrémités fantasques ils en étaient arrivés, on peut lire le génial Tchevengour (Ginkgo, 2022), d’Andreï Platonov. Le résultat le plus curieux de cet effondrement des piliers de la société fut peut-être le mouvement « À bas la honte ! » (1922-1925), très présent à Moscou, mais qui s’est aussi manifesté à Kharkiv ou Saratov. Ses partisans considéraient les vêtements comme un élément de la culture des oppresseurs, et la nudité comme l’unique moyen d’être vraiment sur un pied d’égalité. Afin de populariser leurs idées, ils organisaient des « soirées du corps nu », avec discussions sur toutes sortes de sujets, débats politiques ardents ou lectures poétiques. Ils se rassemblaient aussi pour des défilés, y compris dans le centre de Moscou, vêtus en tout et pour tout d’une écharpe qui leur barrait la poitrine et proclamait « À bas la honte ! ». Et, donc, ils avaient institué des plages nudistes en pleine ville. Les bolcheviks leur avaient d’abord fiché la paix. Occupé à survivre, le nouveau parti au pouvoir avait trop de soucis pour s’attaquer en plus à une bande d’hurluberlus. Il pouvait même les trouver utiles, avec leurs actions qui sapaient la morale bourgeoise. L’ennemi de ces militants était en fait le climat : se balader dehors dans le plus simple appareil, c’était juste bon les deux mois d’été.

En réalité, la révolution sexuelle qui accompagnait la révolution bolchevique allait très au-delà de ces marginaux. La jeunesse adhérait largement au nouveau mode de vie, ce qui est bien naturel. Éduquée ou non, ouvrière ou paysanne, elle ressentait les changements plus qu’elle ne les comprenait. Les relations entre les sexes étant d’un immense intérêt pour les jeunes, les discussions sur les nouvelles mœurs allaient bon train dans les clubs ouvriers et étudiants, ainsi que dans les pages des journaux. On s’y demandait, entre autres, si conserver la famille en tant qu’institution avait un sens. La question se posait, car les pratiques administratives avaient radicalement changé, l’officialisation du mariage comme du divorce ayant été simplifiée à l’extrême. On se demandait également si une komsomole [jeune communiste] pouvait légitimement refuser à un camarade la satisfaction d’un « besoin naturel ». Notons au passage la tournure parfaitement sexiste de la question, qui montre à quel point la société soviétique post-révolutionnaire était restée patriarcale.

À l’époque, des tribunaux pour l’exemple jugeaient même le comportement, y compris sexuel, de personnages de fiction, avec adoption de ­résolutions et de chartes. Il était parfois décrété que la « satisfaction d’un besoin naturel » s’apparentait au fait de calmer une fringale : on a faim, donc on mange ; on est excité, donc le vaillant camarade ou l’amie indéfectible n’a pas le droit de refuser son aide. D’autres fois, à l’inverse, on statuait sur les ­bienfaits de l’abstinence, l’importance de la monogamie, jugeant criminel de gâcher en aventures charnelles une énergie indispensable à la lutte des classes. Régnait ainsi, dans les premiers temps, un large pluralisme. Il n’allait pas durer. 

Tout étouffement de la liberté va de pair avec une répression de la sexualité. Désormais solide, l’État soviétique s’apprêtait à virer au totalitarisme. Il était fatal qu’il en arrive à se mêler de la sexualité de ses citoyens, et le mouvement « À bas la honte ! » fut sa première victime. En 1925, Nikolaï Boukharine, fidèle compagnon de Lénine (décédé l’année précédente) et l’un des principaux chefs du parti bolchevique, l’accuse de corrompre la jeunesse et de la détourner de la noble cause de l’édification du socialisme. Nikolaï Semachko, commissaire du peuple à la Santé [l’équivalent d’un ministre], publie dans le grand quotidien Izvestia un article expliquant que déambuler nu dans une grande ville n’est ni hygiénique ni bon pour la santé. Difficile de lui donner tort. Dès lors, la police va disperser les défilés et les réunions d’« À bas la honte ! » et arrêter leurs participants, qui finiront par être jugés pour trouble à l’ordre public. Loin d’être des héros de l’Éros, les dirigeants bolcheviques, tout absorbés par le combat politique, s’en tenaient pour leur part à des pratiques traditionnelles, celles de la « moralité bourgeoise » qu’ils critiquaient tant. Tout au plus s’autorisaient-ils à prendre une jeune maîtresse en complément de leur épouse vieillissante, dès lors promue « fidèle camarade de lutte », suivant ainsi en tout point la tradition honnie. 

Mais ce n’est pas cela qui mit fin à la révolution sexuelle des débuts de l’URSS. L’issue était inscrite dans la logique même de l’édification d’un État totalitaire, qui exigeait un contrôle absolu sur tous les aspects de la vie des individus. Leur propre corps cessait de leur appartenir, devenant la propriété de l’État, un outil à consacrer au labeur et à la guerre. Le temps n’était plus aux débats. La jeunesse commença à se voir imposer une morale excluant les expérimentations. Le sexe devint inconvenant. Talon d’Achille de l’humanité, il fallait s’en accommoder mais ne surtout pas l’exhiber. Ceux qui étaient un peu trop portés sur la chose se voyaient étrillés pour « conduite amorale » lors de réunions tenues sur leur lieu de résidence ou de travail. Certains y laissaient leur peau : Nikolaï Iejov [artisan des purges staliniennes] eut beau se repentir de ses pratiques érotiques, cet ancien chef du NKVD [Commissariat du peuple aux Affaires intérieures, la police politique de l’URSS] fut exécuté en 1940, accusé d’être un espion et d’avoir fomenté des actes terroristes. En réalité, sa disgrâce était surtout due à son attirance pour les hommes, un penchant qui n’avait pas sa place dans l’URSS de Staline. Toutefois, l’opinion publique ne sut rien de son arrestation ni de sa condamnation. Iejov avait disparu, point. 

À mesure que l’État stalinien renforçait sa mainmise, la liberté sexuelle perdait tout droit de cité, avec des étapes marquantes comme la criminalisation de l’homosexualité et de l’avortement, que les bolcheviks eux-mêmes avaient pourtant décriminalisés en arrivant au pouvoir. Cette évolution est clairement visible dans l’esthétique stalinienne, le cinéma des années 1930 ou les parades officielles. Les corps ne sont pas dissimulés, bien au contraire, ils sont triomphants : tous les 1er mai, la place Rouge se remplit d’adeptes de la culture physique musclés qui défilent en simples maillots de corps et shorts pour les hommes, jupettes pour les femmes. Mais rien à voir avec le sexe – une distraction indigne des bâtisseurs de l’État soviétique. Ceux qui défilent ne sont pas des amants mais des travailleurs, et, si la situation l’exige, des soldats. Tout en glorifiant le corps, l’esthétique totalitaire a chassé le désir érotique, bon pour les minables, les classes moribondes du passé et, bien sûr, l’Occident en plein déclin. Nocif, dangereux, nuisible à l’intégrité morale des citoyens soviétiques sains et immaculés, le sexe est l’arme de l’ennemi. Bien sûr, les gens se débrouillaient quand même pour faire l’amour. Il y avait du sexe entre individus, mais il n’y avait pas de sexe en Union soviétique, et les spectateurs de la fameuse émission de 1986 avaient tort de rire de la dame qui avait énoncé ce fait de manière si abrupte.

À la mort de son architecte en chef, Staline, en 1953, cet État qui dévorait ses citoyens a commencé à se déliter. Son élan s’était essoufflé, son désir d’exercer un contrôle absolu et généralisé semblait de plus en plus absurde ; seuls demeuraient une morale petite-bourgeoise, une peur du corps, un effroi face à la sexualité. Il appartiendra aux psychologues de répertorier les traumatismes qui en ont découlé, mais on se souvient combien des choses parfaitement innocentes – telles que l’apparition furtive d’un sein dans un film, quelques vers d’Evtouchenko faisant allusion à « un lit accueillant 3 »… – devenaient de véritables secousses pour les masses soviétiques, ces gens complètement normaux que le sexe intéressait, comme tout le monde. Les rumeurs salaces sur les orgies auxquelles se livrait l’élite du Parti dans des saunas clandestins venaient de là, elles aussi.

L’URSS s’effondra lorsqu’elle se décida enfin à parler franchement, y compris de sexe. Non que les conversations sur le sujet aient à elles seules mis un terme à l’expérience soviétique, mais cette concomitance n’a rien d’un hasard non plus. Si vous êtes familier des dystopies, cela ne vous surprendra pas car, au fond, elles décrivent toutes comment le totalitarisme se casse les dents sur la sexualité. C’est peut-être pour cela que l’URSS avait interdit à la fois les romans dystopiques et le Kâma Sûtra

Philosophe de formation, Ivan Davydov est journaliste et éditorialiste. Il a travaillé pour de nombreuses publications en Russie et officie actuellement en tant que rédacteur en chef du portail Republic. — Cet article a été publié le 9 novembre 2021 par Republic, un site d’information estampillé « agent de l’étranger » et bloqué par les autorités russes depuis le 6 mars 2022. Il a été traduit par Natalie Amargier.

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Il avait découvert des civilisations européennes avancées, des trésors, des tombes royales et Troie. Il avait été infatigable, impitoyable et comme possédé, capable de parler 21 langues. Il était de petite taille, orphelin de mère et immensément riche. Il n’avait pas été un homme heureux. Et voilà qu’il était mort. Le 4 janvier 1891, Heinrich Schliemann reposait dans sa villa d’Athènes. Derrière le corps, on avait pris la peine de transporter son grand amour, un buste du poète grec Homère. Une croix de fleurs blanches ornait le cercueil. Des chefs d’État du monde entier avaient présenté leurs condoléances. L’empereur Guillaume II avait envoyé une magnifique couronne au nom du peuple allemand. Le roi de Grèce et son prince héritier tinrent une veillée funèbre. Le cercueil fut placé sur un chariot. Huit chevaux noirs amenèrent la dépouille jusqu’au Premier cimetière d’Athènes. The New York Times écrivit dans sa nécrologie : « L’archéologue Heinrich Schliemann [...] était un self-made-man. Il est né avec un don pour les sciences et les affaires, mais il ne doit son succès qu’à lui-même car, dès son plus jeune âge, il a dû se débrouiller seul. »

La vie de Heinrich Schliemann commence le 6 janvier 1822, il y a exactement deux cents ans, dans le Mecklembourg. Aujourd’hui encore, la rue principale de la commune d’Ankershagen mène directement à l’ancien presbytère, à la vieille église, comme lorsque Schliemann était enfant. La maison a été transformée en musée, et un cheval de Troie en bois a été installé dans le jardin. À côté, il y a des archives qui lui sont consacrées. Lorsqu’on visite le musée, ce qui reste de l’homme, de ses archives, de ses milliers de lettres, de ses cahiers d’exercices linguistiques, de son journal, de ses cartes de visite et des livres de comptes qu’il a laissés derrière lui en disent long sur le XIXe siècle. Sur la pauvreté et le désir d’ascension d’alors. Sur la richesse et la tendance à l’arrogance. Sur la nostalgie et la mythologie, sur l’archéologie, le colonialisme, le vol d’œuvres d’art et la mise en scène de soi, sur l’amour et la perte. Il ne raconte pas une histoire héroïque. Certes, des monuments et des bustes commémorent encore aujourd’hui Heinrich Schliemann à Berlin, à Schwerin et à Athènes. Des rues et des écoles portent son nom, ainsi qu’un institut universitaire. Mais mérite-t-il tous ces honneurs ? Le musée d’Ankershagen nous donne un aperçu de la personnalité de Heinrich Schliemann.

La maison est vaste, à colombages, avec, à l’arrière, une forêt, une prairie, un étang. « Ankershagen avait à l’époque une riche paroisse, explique Undine Haase, la directrice du musée, en nous faisant visiter le bâtiment. Pour le pasteur, cela signifiait plus d’argent, un beau presbytère. C’est pour cela que les Schliemann sont venus ici. » Le père, Ernst Schliemann, un pasteur protestant, est notoirement fauché, et le fait que le poste de pasteur du village soit justement vacant tombe à merveille. Il s’arrange pour l’obtenir d’une façon peu orthodoxe : « Il y avait trois candidats, raconte Haase. Avant l’élection, il a soudoyé les paroissiens. Puis, lorsque le vote a eu lieu, c’est lui qui a été le plus applaudi par la communauté villageoise. » Le père n’est donc pas un ange, et il fait de la vie de sa famille un enfer. Il boit, s’énerve et distribue les coups. Sa femme et ses enfants le craignent. Dans un aphorisme qu’il a lui-même composé, il écrit : « Le sexe féminin a donné la première idée de la loterie, où il y a mille perdants pour un gagnant. » Lui, le pasteur, entame une liaison avec la domestique, ce qui fait jaser les habitants d’Ankershagen. Dans un cahier où il s’exerce à l’italien, Heinrich écrira plus tard à propos de son père et de sa mère : « Il maltraitait sa femme, je me souviens qu’il l’insultait copieusement et lui crachait dessus. Il la mettait enceinte pour s’en débarrasser ; il l’a maltraitée plus que jamais pendant sa [dernière] grossesse. »

La mère, une femme attirée par les arts, congédie la domestique et se désespère. Pendant la grossesse de son neuvième enfant, elle décrit dans une lettre à sa fille aînée ce qu’elle attend de la période qui suivra l’accouchement : « Les jours qui viendront ensuite, dis-toi que je les passerai à lutter, suspendue entre la vie et la mort. Si tu es informée de cette dernière, ne t’afflige pas trop, réjouis-toi plutôt de la fin de mes souffrances dans ce monde si ingrat pour moi, où toute la patience, les supplications et les prières adressées à Dieu en silence pour changer mon dur destin ne servent à rien [...]. Je dois conclure pour aider à tuer les cochons et ça m’énerve tellement, tellement. »

Son pressentiment devient réalité. Deux mois après la naissance de l’enfant, elle meurt d’une fièvre nerveuse. Heinrich a 9 ans. À côté de l’église d’Ankershagen, de l’autre côté de la rue de l’ancien presbytère, se trouve encore sa tombe avec la croix que le fils, alors qu’il était en Russie et depuis longtemps riche, a fait ériger : Henry Schliemann, depuis Saint-Pétersbourg, à sa mère bien-aimée.

À peine sa femme est-elle enterrée que le père fait revenir la domestique. C’est le scandale. Un dimanche, les villageois se rendent devant la maison des Schliemann avec des poêles et des casseroles. Ils font du vacarme et poussent des huées, soucieux de chasser leur pasteur. La famille Schliemann est désormais mise au ban de la société, les enfants du village n’ont plus le droit de jouer avec Heinrich. Le grand-duc en personne demande une enquête sur le père adultère. Celui-ci perd son poste de pasteur. Ne pouvant ou ne voulant plus s’occuper de ses enfants, il les abandonne à des proches. Heinrich est envoyé chez un oncle. C’est le début d’une vie tumultueuse. L’impatience et l’exaltation caractérisent le jeune garçon. À partir de là, tout va très vite : à 14 ans, fin de l’école secondaire, apprentissage dans une épicerie, Rostock, Hambourg, la pauvreté et puis l’émigration. Un bateau pour le Venezuela : « Nous passâmes Cuxhaven et arrivâmes en pleine mer, écrit Schliemann, jusqu’à ce que, dans la nuit du 11 au 12 décembre, par une terrible tempête, nous fassions naufrage à la hauteur de l’île de Texel, sur le banc qui porte le nom d’Eilandsche Gond. »

Schliemann est sauvé. Il débarque à 19 ans à Amsterdam et trouve un emploi d’assistant dans un comptoir commercial. Il vit dans une mansarde non chauffée, travaille beaucoup, mange peu et apprend. Il se passionne pour les langues étrangères et dépense la moitié de son salaire en cours du soir – « avec l’autre moitié, je vivais comme un chien ». Il finira par parler couramment le néerlandais, l’anglais, l’espagnol, le français, le portugais, le russe, l’italien, le grec et l’arabe. Et aussi, sans doute assez correctement, le grec ancien, le turc, le danois, le suédois, le slovène, le polonais, l’hindi, l’hébreu, le persan, le latin et le chinois. Les journaux qu’il a laissés sont rédigés en dix langues. Le jeune homme plaît à son chef qui, en 1846, l’envoie, lui qui parle russe, représenter l’entreprise à Saint-Pétersbourg. Il lui faut seize jours pour arriver à destination par la route, et à peine plus pour s’aboucher avec les Russes les plus riches. En plus de son travail d’agent commercial, il se met à son compte : il se lance notamment dans le commerce de l’indigo, une teinture bleue, et plus tard du salpêtre, utilisé pour la fabrication d’explosifs. L’armée du tsar, pour s’équiper en canons, en fusils et en uniformes bleus, achète les deux, et Heinrich Schliemann passe du statut de pauvre bougre à celui de marchand respecté, résidant à Saint-Pétersbourg dans un appartement de quatre pièces avec un valet personnel.

Puis une lettre du Nouveau Monde arrive en Russie. Le frère de Schliemann, qui vient de s’installer en Californie, lui donne des nouvelles grisantes : de l’or partout ! Des milliers de messages de ce genre parviennent à des hommes et des femmes en Allemagne, en Italie, en Angleterre et en Chine. Et, un peu comme aujourd’hui dans de nombreux endroits du monde, les gens de l’époque émigrent, tentés par le désir d’une vie meilleure. Des artisans, des journaliers, des servantes, des petits délinquants s’embarquent sur des bateaux. Sur la côte ouest américaine, le village de San Francisco est en pleine effervescence. La population blanche de Californie passe de 14 000 à 250 000 personnes en quatre ans. L’or apporte le bonheur à quelques-uns et la souffrance à beaucoup, surtout à ceux qui ont toujours vécu là. Pendant les années de la ruée vers l’or, le nombre d’Amérindiens en Californie s’effondre, passant de 150 000 à 35 000.

Heinrich Schliemann débarque à San Francisco au printemps 1851. Son frère, auteur des lettres, est mort entre-temps, fauché par le typhus. Schliemann reste malgré tout. Il se recueille sur la tombe de son frère, puis visite les mines et fonde une banque de chercheurs d’or. Les prospecteurs viennent le voir avec ce qu’ils ont trouvé, il leur achète l’or et le revend à la maison Rothschild. Après avoir doublé sa fortune en moins d’un an, il fait ses bagages et retourne en Russie.

En 1853 éclate la guerre de Crimée. L’empire tsariste se bat contre l’Empire ottoman et ses alliés, et il a un besoin croissant de ce que vend Heinrich Schliemann : indigo, salpêtre, plomb. Alors que des dizaines de milliers de soldats tombent au cours des trois années de guerre, Schliemann devient multimillionnaire. Mais sa richesse ne le rend pas plus heureux pour autant. Il se marie avec une Russe qu’il délaisse bien vite et dont il a trois enfants. Dans son autobiographie, il ne mentionnera jamais cette femme. Pour ce qui est de l’éducation de ses enfants, d’après ce qu’on peut déduire des lettres qu’il leur envoie, il oscille entre la tendresse et l’intransigeance. Lorsque sa fille meurt à 10 ans, son fils lui écrit pour lui raconter ce qui s’est passé. Schliemann, alors à Paris, ne répond pas par des mots de tristesse ou de consolation, mais reproche au garçon d’écrire comme un cochon.

Heinrich Schliemann, qui ne cesse de s’en prendre à son père dans ses écrits, n’échappe pas à son passé. Peu importe ses fuites et la distance qui le sépare de son lieu de naissance, il reste prisonnier de ce qui est en lui. Au milieu de la trentaine, il est riche, mais aussi frustré et irascible – un homme déchiré. Il écrit à sa tante à la Saint-Sylvestre 1856 : « Si je me consacre entièrement aux sciences depuis maintenant plusieurs années, ce n’est pas sans livrer une lutte sanglante à mes deux autres passions : l’avarice et la cupidité. » L’argent a fait de lui un bourgeois. À présent, il brigue l’éducation qui lui permettrait d’intégrer la bourgeoisie cultivée. Conformément à la conscience de classe de son époque, il aspire à l’érudition, au prestige. Placé sous le signe de la science, le XIXe siècle déborde d’inventions révolutionnaires : le télégraphe, l’automobile, la dynamite, le courant alternatif, le papier toilette, l’ampoule électrique. Le chemin de fer transporte marchandises et passagers. Charles Darwin publie sa théorie de l’évolution et démontre que le monde est un peu plus vieux que ce qui est écrit dans la Bible.

Le progrès s’étend partout ; la presse, premier média de masse, s’en fait l’écho. La fierté nationale inonde les pays d’Europe. Des États se créent en Allemagne, en Italie, en Grèce, en Belgique, et chacun d’eux veut un pedigree, une origine, des traditions. Pour pouvoir se projeter dans l’avenir, les pays ont besoin d’un passé porteur d’identité. En Allemagne, on construit le mémorial du Walhalla et le monument d’Hermann en l’honneur des Germains, les frères Grimm collectent des contes allemands et compilent un titanesque dictionnaire historique de la langue allemande. Et comme la bourgeoisie cultivée d’Europe se définit, depuis le XVIIIe siècle au moins, par son amour de l’Antiquité, des Grecs et des Romains, tout cela débouche sur une science de plus en plus populaire : l’archéologie. Elle doit apporter des réponses aux questions qui préoccupent les gens à cette époque : d’où venons-nous ? Qu’avons-nous créé ? De quoi sommes-nous porteurs ? Autant de questions qui taraudent sans doute Schliemann lui-même. Pour trouver ce qu’il cherche, il laisse derrière lui sa famille, ses affaires et la Russie. Il parcourt le monde sans répit, des années durant. Rome, Pompéi, Syracuse, Alexandrie, Le Caire, Gaza. Au Liban, il se déguise en colon anglais, espérant ainsi se prémunir contre les attaques de brigands ; dans le Jourdain, il manque de se noyer parce qu’il a sous-­estimé le courant. Damas, Athènes, Constantinople, Prague, Madrid. Tunis, Suez, Calcutta, Delhi. En Inde, il contemple le Taj Mahal et gravit des montagnes de l’Himalaya. Singapour, Saïgon, Hongkong. À Pékin, il visite le lieu où sont exécutés les condamnés à mort et exposées leurs têtes tranchées ; à Tokyo, il assiste aux funérailles d’un aristocrate. Il passe également par La Nouvelle-Orléans, Veracruz, La Havane.

Il reste plus longuement à Paris, y achète plusieurs maisons et s’inscrit, à 44 ans, à la Sorbonne. Il suit des cours d’archéologie, de littérature grecque et de français moderne. Sa passion pour l’Antiquité s’éveille. Puis il reprend sa route : Liverpool, Chicago, Philadelphie. À New York, il assiste à une conférence de Charles Dickens, qu’il trouve « bien nourri et bien vieilli ». Il visite Rome en une seule journée – le Forum romain, les thermes de Caracalla, la fontaine de Trevi, cinq églises, les aqueducs, les temples, les places, les citernes. Suivent Catane, Gallipoli, la Grèce.

Mais rien de tout cela – ni les cours de la Sorbonne, ni les églises romaines, ni les têtes tranchées – n’exerce sur Schliemann une aussi grande fascination que cet endroit que personne n’a encore trouvé : Troie.

Plus de cent cinquante ans après la première visite de Heinrich Schliemann sur les lieux de ses rêves, Rüstem Aslan déambule au milieu des ruines de Troie et confie : « Schliemann était un génie et un fou. D’un côté, il a fait revivre Troie, de l’autre, il l’a détruite pour toujours. » À 56 ans, Aslan est en quelque sorte le successeur de Schliemann : cet archéologue dirige aujourd’hui les fouilles du site de Troie, c’est le premier Turc à occuper ce poste après plusieurs Allemands. Autour de lui se dressent des murs remontant à des temps lointains, des vestiges de maisons, des tours. Troie se trouve dans l’ouest de la Turquie, sur une colline nommée Hissarlik. Au loin, on aperçoit les Dardanelles, le détroit qui sépare la mer Égée de la mer de Marmara. Le vent souffle. Lorsque Rüstem Aslan se promène le long des anciennes fortifications, il a l’air aussi enthousiaste que s’il les voyait pour la première fois. « Regardez, dit-il en tapant du plat de la main sur les pierres. Ces murs ! Les bâtisseurs ont utilisé du sable pour les fondations afin de les rendre résistants aux tremblements de terre, une technique qui correspond aujourd’hui encore aux normes de construction allemandes. » Il passe devant les travaux en cours, une ancienne route qu’il veut continuer à dégager au printemps, lorsque la saison des fouilles reprendra. Tout n’a pas encore été exhumé à Troie, loin de là.

Ce lieu est mythique depuis plus de trois mille ans. Alexandre le Grand l’a visité, ainsi que le roi Xerxès, Jules César et l’empereur Auguste. Rüstem Aslan y a déjà servi de guide à l’ex-président allemand Christian Wulff, à la star hollywoodienne Megan Fox et, il y a quelques mois seulement, au président turc Recep Tayyip Erdoğan. Eux et une foule d’autres personnes sont venus voir Troie parce qu’elle est le commencement. L’origine de la littérature occidentale.

« J’ai entendu parler de Troie pour la première fois à l’école », explique Aslan. Ses parents étaient analphabètes, il n’y avait pas de livres chez lui lorsqu’il était enfant. Un jour, son instituteur lui a raconté cette histoire : celle de Troie, la ville grandiose que le roi Priam a menée à la gloire et à la richesse. Priam règne avec ses fils Hector et Pâris. Leur adversaire est le roi Agamemnon, chef des Grecs, dont le palais se trouve à Mycènes. Lorsque Pâris tombe amoureux d’Hélène, la femme du frère d’Agamemnon, et qu’ils s’enfuient tous les deux à Troie, les Grecs prennent la mer avec leurs meilleurs combattants, Achille, Ajax, Ulysse, et assiègent la ville. Pendant dix ans, ils échouent à s’emparer de la forteresse. C’est alors qu’ils érigent un gigantesque cheval de bois qu’ils placent devant les murs d’enceinte – soi-disant en offrande à Athéna – et simulent leur départ. Les Troyens, sûrs de leur victoire, font naïvement entrer le cheval de bois dans la citadelle. Pendant la nuit, les Grecs se glissent hors du ventre du cheval et mettent la ville à sac.

« Troie n’est pas qu’un vestige du passé, elle raconte aussi quelque chose sur le pouvoir des mots, sur le pouvoir de la poésie », estime Rüstem Aslan. Selon lui, tout est déjà décrit chez Homère, nos désirs, nos peurs, nos espoirs primordiaux. « Quand j’ai entendu ces histoires pour la première fois, j’ai tout de suite été fasciné. » Schliemann le fut aussi. On ne sait pas exactement quand il s’est mis en tête de trouver Troie. Dans son autobiographie, il prétend qu’il en avait conçu le projet dès l’enfance, mais il s’agit sans doute d’un enjolivement destiné à donner à sa vie l’apparence d’une trajectoire rectiligne. C’est probablement plus tard, au plus fort de l’engouement européen pour l’archéologie, que lui, le mégalomane, s’est lancé dans la quête ultime : Troie.

Depuis le XVIIIe siècle, on sillonnait les côtes méditerranéennes à la recherche de la ville disparue, dont personne ne connaissait la localisation précise. En 1785, un Français pensait l’avoir trouvée dans le village turc de Bunarbashi, dont le paysage semblait correspondre à la description d’Homère. Lorsque Schliemann commence ses recherches, cette théorie a de puissants partisans parmi les érudits allemands. Le grand archéologue Ernst Curtius la défend, tout comme le maréchal Helmuth von Moltke, qui a entrepris une expédition à Bunarbashi. Schliemann s’y rend également. Et commence à douter. « En examinant le sol de plus près et en ne découvrant nulle part le moindre débris de brique ou de poterie, j’en vins à penser que l’on s’était trompé sur l’emplacement de Troie. »

Schliemann poursuit ses recherches. En août 1868, il grimpe pour la première fois sur l’Hissarlik, la colline dont il fera bientôt surgir des murs, des portes et des trésors. C’est le Britannique Frank Calvert, un peu plus jeune que lui, qui l’a fait venir. Il est le rejeton d’une famille de diplomates qui vit dans la grande ville la plus proche et possède des terres en Turquie. L’esprit du temps a également converti Calvert à l’archéologie. Il est certain que Troie est cachée sous l’Hissarlik. Avant lui, un autre Britannique avait déjà trouvé sur la colline des pièces de monnaie qui faisaient référence à Troie. De plus, aux yeux de Calvert, le paysage correspond bien mieux que Bunarbashi à la description qu’Homère en fait dans L’Iliade. Il a déjà creusé la terre à certains endroits, et il est tombé sur des parties d’un temple. Calvert aurait sans doute continué à creuser s’il l’avait pu. Mais les fouilles coûtent cher et il n’est pas très riche. Lorsqu’il fait la connaissance du millionnaire Schliemann en 1868, lors d’un des voyages de celui-ci dans l’Empire ottoman, il le convainc d’aller voir le site. « Il me conseille vivement d’y faire des fouilles », écrit Schliemann dans son journal après leur rencontre. Il suivra le conseil de Calvert.

Mais, avant de se lancer, Schliemann travaille encore à sa réputation. Il écrit son premier livre, en français, sur son voyage en Chine et au Japon 1. Il soumet un deuxième livre, Ithaque, le Péloponnèse, Troie (Reinwald, 1869), comme thèse de doctorat. Elle est acceptée. Schliemann est désormais docteur. Dans sa vie privée aussi il veut prendre un nouveau départ. Il divorce et demande à ses connaissances si elles n’auraient pas une future épouse à lui présenter. Il énumère ses critères à son ancien professeur de grec : « Elle doit être pauvre, mais cultivée. Qu’elle maîtrise des langues étrangères m’est indifférent. Elle doit être de type grec, avoir les cheveux noirs et, si possible, être belle. Mais ce qui m’importe par-dessus tout, c’est qu’elle ait un cœur bon et aimant. »

Le professeur de grec envoie la photo d’une candidate qui se trouve être sa propre nièce, Sophia, 16 ans. Schliemann – 47 ans, 1,57 mètre, chauve – est comme un fou. Il répond : « Me voilà déjà amoureux de Sophia Engastromenos, et je vous jure que c’est la seule femme que j’épouserai. » Seulement, il craint que ses « organes reproducteurs soient affaiblis par de longues années d’abstinence ». « Si je constate que je suis suffisamment en forme pour faire ma demande en mariage à Sophia, écrit-il, je lui achèterai des sous-vêtements et des bas. » La correspondance de Schliemann avec son beau-frère met encore plus mal à l’aise : « J’ai l’intention de me rendre en Grèce dans quinze jours pour y chercher une nouvelle femme, car l’immense avantage de cette région est que les filles y sont pauvres comme des rats, considèrent tout étranger comme richissime et en font donc la chasse, exactement comme je chassais le canard en Égypte il y a dix ans. »

En septembre 1869, Schliemann épouse Sophia Engastromenos à Athènes. Pendant leur voyage de noces, il la traîne voir les sites touristiques d’Europe, les monuments, les châteaux, les théâtres. La jeune mariée raconte à sa sœur : « Heinrich ne visite pas un musée, il le prend d’assaut. »

Les fouilles de Troie sont retardées. Le 19 juillet 1870, l’empereur français Napoléon III déclare la guerre à la Prusse. L’armée prussienne avance jusqu’à Paris. Les soldats encerclent la ville et commencent à la canonner. La guerre inquiète Schliemann, non pas à cause des victimes potentielles, mais parce qu’il possède à Paris 270 appartements locatifs. Il veut aller les inspecter. Comme les soldats ne le laissent pas entrer dans la ville, il soudoie un facteur pour qu’il lui laisse son uniforme. Ainsi déguisé, comme il l’écrira plus tard, il s’introduit dans la ville assiégée. Il retrouve son propre appartement sur la place Saint-Michel, avec sa grande bibliothèque, intact. « J’ai donné à mes livres autant de baisers que j’en aurais donnés à un enfant ayant frôlé la mort », exulte-t-il ensuite.

La guerre franco-allemande entraîne de grands bouleversements en Europe. La France se transforme en république, l’Allemagne en empire. Les patriotes brandissent des drapeaux, un nouveau nationalisme déferle sur le continent. Heinrich Schliemann s’intéresse de moins en moins à ces questions d’actualité. Il plonge à corps perdu dans l’Antiquité. Lorsque sa femme Sophia donne naissance à leur premier enfant, une fille, Schliemann la baptise Andromaque, du nom de l’épouse du prince troyen Hector. Il donnera à son fils, né sept ans plus tard, le nom du roi grec Agamemnon. Il va même jusqu’à attribuer à ses serviteurs les noms de personnages de la mythologie grecque : il les appelle Œdipe, Télamon et Jocaste.

Alors que les poètes allemands qui ont célébré l’Antiquité – Goethe, Schiller, Hölderlin… – ne connaissaient les histoires d’Homère que par les livres et les songes, Schliemann veut vivre l’Antiquité, il veut l’expérimenter, la conquérir, la posséder. En septembre 1871, il entreprend enfin le voyage qui fera de lui l’archéologue le plus célèbre du monde. Ses premières fouilles officielles sur l’Hissarlik commencent. Il recrute une équipe d’environ 80 ouvriers grecs pour creuser le sol. Il n’a pas de temps à perdre : lorsqu’il se rend compte que les Grecs sont des chrétiens orthodoxes pour qui le dimanche est sacré, il fait aussi venir des Turcs afin qu’on travaille sans relâche sept jours sur sept. Et, comme les pauses cigarette de ses ouvriers l’agacent parce qu’elles sont chronophages, il leur interdit de fumer. L’équipe de fouilleurs se met alors en grève.

Schliemann fait creuser un fossé de 14 mètres de profondeur, 79 mètres de long et 10 mètres de large, qui est encore aujourd’hui comme une plaie béante dans la colline. Rüstem Aslan, l’actuel directeur des fouilles, remarque : « Avec ce fossé, Schliemann a arraché le cœur de Troie. » Troie, explique Aslan, se compose de plusieurs couches archéologiques. Les gens s’y sont installés, ont construit des maisons. Celles-ci ont été détruites, tantôt par des tremblements de terre, tantôt par un incendie, tantôt par la guerre, mais les habitants n’ont cessé de reconstruire la ville. « Schliemann pensait que la Troie d’Homère devait se trouver tout en bas, poursuit-il. Mais la guerre de Troie se déroule en 1 300 av. J.-C., tandis que le site a été occupé pour la première fois il y a cinq mille ans. »

Schliemann passe à côté du monde qu’il souhaite tant trouver. Il laisse ses ouvriers déblayer ce qui aurait pu être la Troie d’Homère. Il détruit le lieu de ses désirs. Il n’en a pas conscience à l’époque. D’autant qu’il ne tarde pas à faire ses premières découvertes : des marteaux, des haches, des lames. En juin 1872, il trouve un bloc de marbre sur lequel est sculpté en relief le dieu du Soleil, Hélios. Bien qu’il ne date pas de l’époque homérique mais de la période hellénistique, vers 300 av. J.-C., il fait tout de même sensation. Le quotidien londonien The Times en parle, des musées s’y intéressent, la maison d’édition F. A. Brockhaus de Leipzig prévoit un livre avec Schliemann. Celui-ci fait d’abord sortir en douce sa trouvaille du pays et la transporte en Grèce. Là-bas, il l’installe dans son jardin. Au Britannique Frank Calvert, qui aimerait avoir sa part du gâteau, Schliemann offre 50 livres. Dans le même temps, il propose le relief à des musées français pour 100 000 livres. Lorsque Calvert l’apprend, il coupe les ponts. Bien que ce soit lui qui ait conduit Schliemann sur l’Hissarlik, Calvert ne connaîtra jamais, ne serait-ce que de loin, la gloire dont Schliemann sera bientôt auréolé. 

Chaque jour, de 5 h 45 à 18 h 45, Schliemann fait creuser. Ses ouvriers trouvent de plus en plus d’objets précieux. Des fragments de colonnes corinthiennes, des armes, des outils, le squelette de deux guerriers encore casqués. Un matin du début de l’été 1873, Schliemann voit briller un objet dans la terre. Il pressent qu’il est tombé sur quelque chose d’important : « Pour soustraire le trésor à la cupidité de mes ouvriers et le sauver pour la science, la plus grande hâte était de mise et, bien que ce ne fût pas encore l’heure du petit déjeuner, je fis aussitôt proclamer : “Païdos !” (pause). Pendant que mes ouvriers mangeaient et se reposaient, je dégageai le trésor avec un grand couteau. » Ce que Schliemann découvre est extraordinaire : deux diadèmes en or, un bandeau en or, six bracelets en or, 56 boucles d’oreilles en or et 8 750 pièces d’or plus petites. Il déterre des coupes en or d’une facture si exceptionnelle que les chercheurs en parlent encore aujourd’hui avec vénération. À cela s’ajoutent des chaînes en or, des vases, des poignards.

On ne sait toujours pas exactement ce qui se passa en ces jours de l’été 1873 sur le site archéologique de Troie. Schliemann racontera plus tard qu’il a trouvé tout l’or ce matin-là, l’a rassemblé et déposé dans une cachette. Mais comment aurait-il pu déterrer un trésor de cette ampleur le temps d’une pause petit déjeuner ? Et comment aurait-il pu l’escamoter sans que ses ouvriers s’en aperçoivent ? « Je pense que sa découverte s’est étalée sur plusieurs jours et différents endroits, et qu’il l’a ensuite condensée pour pouvoir se mettre en scène comme le découvreur d’un grand trésor », juge Rüstem Aslan. Schliemann devient une vedette. Les journaux du monde entier annoncent : Troie découverte ! Schliemann lui-même fait savoir que cet or est le trésor du roi Priam. Les journalistes sont emballés par le personnage – l’outsider, l’autodidacte qui a doublé l’orgueilleuse société savante et, en aventurier solitaire, a exhumé la ville mythique. L’heure est à la « Schliemania ». « Partout, à la maison comme dans la rue, dans les voitures postales comme dans les trains, on parlait de Troie », rapporte rétrospectivement la revue Im Neues Reich. Le Premier ministre britannique William Gladstone invite Schliemann en Angleterre. Lors de la fête de Noël donnée par l’Ins­titut archéologique allemand à Rome en 1873, des pontes se déguisent en M. et Mme Schliemann et jouent des scènes de leur vie. 

Schliemann comprend les attentes du public et des médias. Tel une star d’Instagram du XIXe siècle, il met son trésor en scène. Et, comme les stars d’Instagram, il recourt aux effets les plus outranciers. Il suspend la moitié de son trésor sur la tête de sa femme de 20 ans – boucles d’oreilles, colliers, diadème – afin qu’elle ressemble à Hélène, la plus belle femme du monde dans le récit d’Homère, et fait ainsi d’elle une star des magazines internationaux. Dans son livre sur Troie, Schliemann décrit le sauvetage de manière propre à frapper les esprits : « Le transport du trésor aurait été impossible sans l’aide de ma chère épouse, qui était toujours prête à mettre dans son châle les objets que j’avais exhumés et à les emporter. 2 » Or Sophia Schliemann n’était pas du tout à Troie à ce moment-là. Plus tard, il avouera la mystification dans une lettre au directeur du British Museum : « Comme je m’efforce depuis longtemps de faire d’elle une archéologue, j’ai écrit dans mon livre qu’elle était sur place et m’a aidé à exhumer le trésor. »

Voilà vingt ans, il y a eu un débat pour savoir si la Troie de Schliemann était vraiment Troie et quelle était l’importance de la ville. Aujourd’hui, nous apprend Rüstem Aslan, la majorité de la communauté scientifique part du principe qu’il s’agit de la véritable Troie, même si la preuve définitive fait défaut. « Nous avons fait tellement de découvertes qui correspondent aux descriptions d’Homère que cela ne peut guère être une coïncidence. » La construction des remparts, la ville basse, les ­destructions, la situation sur une colline au bord de la mer entre deux fleuves – tout cela se retrouve chez Homère. En 1998, l’Unesco a inscrit le site au patrimoine mondial de l’humanité. Aslan pense également que l’histoire de la guerre de Troie pourrait contenir une part de vérité. « Tout comme les auteurs modernes s’inspirent d’événements réels, Homère s’est servi d’histoires qui ont été transmises de génération en génération au fil des siècles. Une guerre était évidemment un épisode marquant pour les personnes de l’époque, et, comme aujourd’hui, elles en parlaient à leurs enfants, qui en parlaient à leurs enfants, et ainsi de suite. C’est pourquoi je crois que la trame du récit d’Homère est basée sur des faits réels. » Pour Heinrich Schliemann, il n’y avait de toute façon aucun doute à ce sujet. À ses yeux, la guerre de Troie était un fait, pas une fiction, et Homère était non seulement un poète, mais aussi un historien. Toutefois, on sait désormais que son trésor n’a jamais appartenu à un roi du nom de Priam. Il ne date pas de l’époque décrite par Homère, il est bien plus ancien.

Quoi qu’il en soit, ces bijoux en or font sensation. Et, en 1873, l’Empire ottoman veut les récupérer – à juste titre. Car Schliemann a une fois de plus fait sortir clandestinement ce trésor du pays pour l’expédier en Grèce, alors qu’il était convenu avec les autorités turques de partager avec elles toutes ses découvertes. Les Turcs portent plainte, exigeant la restitution du trésor ou 625 000 francs de dommages et intérêts. Un procès retentissant commence. Les avocats de Schliemann parviennent à négocier un accord avec les Turcs : leur client ne verse que 10 000 francs et peut garder l’or. Schliemann finit par payer 50 000 francs, ce qui correspond à environ 250 000 euros d’aujourd’hui, car il entend poursuivre les fouilles à Troie.

Le trésor repose d’abord en Grèce. Schlie­mann entame des négociations avec les plus prestigieux musées européens : le Louvre, le British Museum, l’Ermitage. Il propose à la Grèce de lui faire don de l’or et de lui offrir un nouveau musée susceptible d’accueillir dignement sa collection – à condition qu’on l’appelle « musée Heinrich-Schliemann ». Au début, il ne pense pas à l’Allemagne, qu’il a fuie et dont les savants ne l’acceptent toujours pas comme l’un des leurs. L’archéologue Adolf Furtwängler, père du compositeur Wilhelm Furtwängler, le méprise : « Schliemann est et reste un homme à moitié fou et nébuleux, qui n’a aucune idée de ce qu’il déterre [...], au fond de lui-même, c’est un spéculateur et un homme d’affaires. Il ne pourra jamais se libérer de cela. » Seul Rudolf Virchow, député du Reichstag et célèbre médecin à l’hôpital de la Charité de Berlin, veut le réconcilier avec sa patrie. Ses raisons ne sont sans doute pas totalement désintéressées : l’empire nouvellement fondé aspire à la puissance, à la renommée, au prestige, et il serait bienvenu de remplir ses musées avec cet or dont parle le monde entier. Virchow parviendra finalement à convaincre Schliemann de céder son trésor au Musée ethnologique de Berlin. En contrepartie, la ville de Berlin le fait citoyen d’honneur.

Pendant plus de cinquante ans, l’or de Priam est exposé à Berlin, puis, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, des soldats de l’Armée rouge l’emportent en Union soviétique. Pendant des décennies, on pense le trésor disparu. Ce n’est que dans les années 1990 que les Russes le sortent des caves de leurs musées. Lors d’une visite officielle en 2013, Angela Merkel, au côté de Vladimir Poutine, admire à l’Ermitage ce que l’on appelle encore aujourd’hui le « trésor de Priam » et déclare qu’elle aimerait bien que ces objets soient restitués à l’Allemagne. Hors de question pour Moscou. Et à la Turquie ? « En réalité, déclare Rüstem Aslan, l’or appartient à l’endroit où il a été trouvé, à Troie. »

Après sa découverte de Troie, Hein­rich Schliemann n’en a pas encore assez. Il veut maintenant exhumer la cité sur laquelle Agamemnon aurait régné, l’endroit où, selon la légende, il aurait été assassiné par sa femme Clytemnestre et son amant Égisthe alors qu’il rentrait de la guerre de Troie. (À la décharge de Clytemnestre, elle avait toutes les raisons d’être en colère : Agamemnon avait décidé de sacrifier leur fille Iphigénie pour apaiser le courroux de la déesse Artémis et obtenir des vents favorables lui permettant de se rendre à Troie.) À l’été 1876, Schliemann poursuit donc sa route vers le prochain lieu de légende. 

Mycènes, novembre 2021 : le site antique, situé sur la péninsule grecque du Péloponnèse, au milieu d’un paysage accidenté, n’est pas très animé en ce lundi matin. Des chiens errants flânent parmi les ruines, non loin d’un groupe de touristes allemands. Le guide s’arrête devant l’entrée principale de Mycènes, la porte des Lionnes, vieille de plus de trois mille ans. Sur un ton révérencieux, il explique : « C’est la plus ancienne sculpture monumentale d’Europe ! » Un homme du groupe n’est guère impressionné. Il dit à sa compagne : « Je m’imaginais un truc bien plus gigantesque. En meilleur état. Ici, on ne fait que déambuler d’un tas de gravats à un autre tas de gravats. » Sa femme approuve : « À Rome, c’est beaucoup plus facile de s’imaginer les choses. » 

Lorsque Heinrich Schliemann arrive ici en août 1876 avec sa femme Sophia, il a moins de problèmes d’imagination. Il note : « Même si l’on fait abstraction de la forteresse et des salles du trésor et que l’on ne regarde que le sol, on voit qu’une grande ville a dû se trouver ici. » Il reste à Mycènes tout l’automne, ne s’absentant qu’une fois pour se rendre à Troie à la demande de l’empereur du Brésil, Pierre II, qui souhaite une visite guidée par le docteur Heinrich Schliemann en personne. De retour à Mycènes, lui, sa femme et une équipe de fouilleurs creusent à l’intérieur de l’ancienne forteresse, juste derrière la porte des Lionnes. En novembre, ils tombent sur des ossements. Des tombes. Et à nouveau de l’or. Des bijoux, des bagues-sceaux, des diadèmes. Des épées, des vases, des plastrons. Des masques mortuaires en or. Au total, ils extraient 13 kilos d’or du sol. Tout cela est bien plus important et bien plus précieux que ce qui a été exhumé à Troie. Heinrich Schliemann télégraphie au roi de Grèce qu’il vient de mettre au jour la tombe d’Agamemnon. The Times, qui, depuis septembre, informe ses lecteurs de l’avancée des fouilles de Mycènes, écrit : « Découverte du masque mortuaire d’Agamemnon ! » Mais Schliemann n’a pas seulement déterré de l’or, il a aussi révélé au monde une civilisation disparue. Cette découverte bouleverse l’idée que l’on se fait alors de l’histoire européenne. Les masques en or fabriqués avec la plus grande précision et les bijoux d’une finesse incroyable prouvent qu’en ce lieu vivait autrefois un peuple riche et habile comme nul autre. La civilisation mycénienne est désormais considérée comme la première civilisation avancée du continent européen.

Suivent des années de gloire et d’honneurs. L’ouvrage de Schliemann Mycenae 3 est élu livre de l’année aux États-Unis. Le chancelier allemand Otto von Bismarck l’invite à dîner avec sa famille. L’empereur Guillaume en personne remercie Schliemann dans une lettre. L’écrivain Theodor Fontane l’immortalise dans son roman Madame Jenny Treibel (Gallimard, 2011). L’Université d’Oxford le nomme docteur honoris causa. La reine Victoria lui décerne la médaille d’or royale pour sa contribution à la science. Au milieu de toute cette agitation, Schliemann aspire à un foyer pour sa famille. Celui-ci doit se trouver à Athènes, la ville d’adoption de sa femme Sophia. « J’ai vécu toute ma vie dans une petite maison, dit-il à l’architecte Ernst Ziller, qu’il a choisi pour la construction. Mais je veux passer les années qui me restent dans une grande maison ; je cherche de grands espaces et rien de plus. » Ernst Ziller, un architecte vedette du XIXe siècle, est le maître d’œuvre du roi de Grèce. Des années plus tard, son cabinet construira la villa Shatterhand pour le romancier Karl May à Radebeul, en Saxe. Heinrich Schliemann veut, lui aussi, une demeure à laquelle il puisse s’identifier. Ziller conçoit l’Iliou Melathron, la « maison de Troie ». Ce sera le plus somptueux palais urbain d’Athènes.

La villa est toujours visible aujourd’hui. Des arcades, des loggias, du marbre. Peu de choses ont changé depuis la fête d’inauguration du 30 janvier 1881. Dans l’ancienne salle de bal, le sol est décoré de mosaïques figurant des objets trouvés lors des fouilles de Schliemann. Sur une frise au plafond, le maître de maison s’est fait représenter sous la forme d’un petit ange nu chaussé de lunettes en nickel qui, avec sa Sophia également nue, examine des découvertes archéologiques dans un jardin d’Éden. Sur les murs, il a fait peindre des maximes. Celui qui doit aller aux toilettes chez les Schliemann apprend en s’y rendant que « l’homme pour qui ça presse et qui doit d’abord parcourir un long chemin gémit et souffle bruyamment, il se mord les lèvres – une image ridicule ». 

Sa maison de rêve sera la dernière demeure de Schliemann. Mais il ne reste jamais longtemps chez lui. Il est survolté jusqu’à la fin. Il continue d’écrire, de mener des fouilles. La Grèce, l’Égypte, Troie. Il tire sur la corde et finit par tomber malade. Une excroissance osseuse dans son oreille le fait souffrir. Lorsque le médecin Rudolf Virchow, à l’occasion d’une visite à Troie en 1890, examine son oreille, il recommande vivement à cet homme de 68 ans de se faire opérer. « À l’instigation de Virchow, je suis donc allé consulter à Halle le professeur Schwartze, qu’il a décrit comme le premier oto-rhino-laryngologiste du monde. Celui-ci a décidé de m’opérer sans attendre. Les préparatifs n’ont pas vraiment été amusants, car j’ai dû m’allonger sur une civière semblable à celles sur lesquelles on découpe les morts ; on m’a ensuite chloroformé et l’opération a duré une heure trois quarts. » Le médecin a incisé le pavillon de son oreille gauche, pratiqué une ablation de l’excroissance et recousu l’oreille. Le personnel soignant lui recommande de garder le lit, mais Schliemann ne veut pas se reposer. 

Le 12 décembre, il quitte l’hôpital de son propre chef et poursuit ses pérégrinations. Visites à Leipzig, à Berlin, à Paris, à Naples. De Naples, il veut rentrer chez lui, auprès de Sophia et des enfants, en bateau à vapeur. Mais, lorsque Schliemann sort du Grand Hôtel où il séjourne, ce 25 décembre 1890, il s’effondre. L’inflammation de son oreille s’est propagée au cerveau.

L’écrivain polonais Henryk Sienkiewicz, qui recevra le prix Nobel de littérature en 1905, séjourne également au Grand Hôtel à ce moment-là : « Alors que j’étais assis dans le hall, on a fait entrer un homme mourant. Sa tête était tombée sur sa poitrine, il avait les yeux fermés. Son visage était gris comme la cendre. Il était porté par quatre hommes qui sont passés juste devant le fauteuil dans lequel j’étais assis. Au bout d’un moment, le directeur de l’hôtel est venu me demander : “Savez-vous, monsieur, qui est le malade ?” “Non”, ai-je répondu. “C’est le grand Schliemann.” Pauvre grand Schliemann ! Il a exhumé Troie et Mycènes, il a gagné l’immortalité et voilà qu’il était en train de mourir. »

Auparavant, Heinrich Schliemann avait envoyé un dernier télégramme à sa femme Sophia : « Aide médicale nécessaire – Ne vous inquiétez pas – Henry. »

Le lendemain de Noël, dans l’après-midi, il était mort. 

— Moritz Aisslinger est journaliste à Die Zeit, hebdomadaire pour lequel il rédige souvent de longs reportages. Pour celui-ci, outre les spécialistes qui y sont cités, il s’est entretenu avec Matthias Wemhoff, directeur du musée de Préhistoire et de Protohistoire de Berlin, et avec l’archéologue Bernhard Heeb. À Athènes, il a rencontré Katja Sporn, directrice d’un département de l’Institut archéologique allemand, et l’archéologue grec Kosteas Nikolentzos. Il a effectué des recherches avec l’aide des archivistes Nathalia Vogeikoff et Eleftheria Daleziou dans les archives Heinrich-Schliemann de l’American School of Classical Studies, à la bibliothèque Gennadius d’Athènes. — Cet article a été publié par Die Zeit le 4 janvier 2022. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

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C’est l’un des meurtres les plus célèbres de l’histoire du cinéma. Une mère et son petit se promènent, lors de la première belle journée après un hiver rigoureux. Tout à leur bonheur, ils ne voient pas le danger arriver. Et nous, spectateurs, ne le voyons pas non plus, car l’homme à la carabine reste hors champ. Nous ne voyons que l’affolement soudain de la mère, sa tentative paniquée de mettre son enfant à l’abri, leur séparation dans un moment de chaos, puis le petit, dehors dans le froid alors que la neige recommence à tomber, seul et pleurant sa mère.

Le film en question, c’est bien sûr le classique de Walt Disney sorti en 1942, Bambi. Peut-être plus que tout autre film pour enfants, il reste dans les mémoires principalement pour ses passages effrayants : non seulement le meurtre de la mère du héros, mais aussi le feu de forêt qui met en péril tous les personnages principaux. Stephen King a un jour déclaré que Bambi était le premier film d’horreur qu’il ait jamais vu, et Pauline Kael, longtemps critique de cinéma pour The New Yorker, a affirmé que tous les enfants qu’elle avait connus étaient plus terrifiés par Bambi que par des films d’horreur pour adultes.

Contrairement à de nombreux autres classiques de Disney, de Cendrillon à La Reine des neiges, il n’est pas tiré d’un conte de fées mais d’un roman, Bambi. L’histoire d’une vie dans les bois, publié en 1922 par l’écrivain et critique austro-hongrois Felix Salten. Le livre a rendu son auteur célèbre ; le film, qui a déformé et éclipsé l’œuvre originale, l’a fait basculer dans l’oubli. Pourtant, le Bambi de Salten avait été à la fois largement applaudi et ardemment attaqué. La version anglaise, traduite en 1928 par le futur espion soviétique Whittaker Chambers, a connu un énorme succès. Encensée dans la presse, elle s’est écoulée à 650 000 exemplaires au cours de la douzaine d’années qui a précédé la sortie du film. La version originale, quant à elle, a été interdite et brûlée par les nazis, qui y ont vu une parabole sur le traitement réservé aux juifs en Europe.

Il semblerait que Bambi le livre soit encore plus sombre que Bambi le film. Jusqu’à présent, les lecteurs anglophones devaient se contenter de la traduction de Chambers – la seule disponible pendant près d’un siècle pour des questions de droits d’auteur. Cette année, cependant, l’œuvre de Salten est tombée dans le domaine public, et une nouvelle traduction est venue rejoindre celle de Chambers : The Original Bambi: The Story of a Life in the Forest (Princeton, 2022). Cette édition est traduite par Jack Zipes et ornée de jolies illustrations en noir et blanc d’Alenka Sottler. Zipes, professeur émérite d’allemand et de littérature comparée à l’Université du Minnesota, qui a également traduit les contes des frères Grimm, soutient dans son introduction que Chambers a dévoyé Bambi presque autant que l’a fait Disney. Ce qui soulève deux questions : pourquoi un conte sur la vie d’un faon est-il devenu si controversé, et de quoi parle-t-il vraiment ?

Il était pour le moins improbable qu’un personnage comme Felix Salten devienne l’auteur de Bambi, étant lui-même un chasseur chevronné qui, selon ses propres estimations, a abattu plus de 200 cerfs. En outre, qu’il ait écrit une parabole sur la persécution des juifs est surprenant quand on sait que, même après les autodafés, il préconisait une politique d’apaisement avec l’Allemagne nazie. Enfin, nul ne pouvait s’attendre, de la part d’un homme qui avait écrit l’un des plus infâmes livres de pornographie enfantine, à ce qu’il soit aussi l’auteur de l’une des histoires pour enfants les plus célèbres du XXe siècle. Ces contradictions sont très bien exposées par Beverley Driver Eddy dans sa biographie « Felix Salten. Un homme aux multiples visages 1 ».

Né Siegmund Salzmann en Hongrie en 1869, Salten n’a que trois semaines lorsque sa famille s’installe à Vienne – une nouvelle terre d’accueil pour les juifs, auxquels l’Autriche vient d’accorder la pleine citoyenneté. Son père, descendant d’une lignée de rabbins, a pris ses distances avec ses origines juives et prône un humanisme ouvert. C’est aussi un homme d’affaires d’une incompétence crasse qui fait très vite plonger sa famille dans la pauvreté. Pour aider à payer les factures, Salten commence à travailler, à l’adolescence, pour une compagnie d’assurances. En parallèle, il soumet des poèmes et des critiques littéraires à la presse locale. Il se met à fréquenter d’autres écrivains et créateurs qui ont l’habitude de se réunir dans un café, le Griensteidl, situé en face du Théâtre national. Ces artistes de la fin du XIXe siècle appartiennent à la Jeune Vienne, un mouvement littéraire comprenant Arthur Schnitzler, Arnold Schönberg, Stefan Zweig et un écrivain qui prendra plus tard ses distances avec le groupe, Karl Kraus.

Le jeune Salten fait preuve d’une grande liberté, à la fois sur le plan des mœurs et sur le plan littéraire. Il entretient ouvertement de nombreuses liaisons – avec des femmes de chambre, des chanteuses d’opérette, des actrices, une éminente militante socialiste – et courtise simultanément plusieurs femmes avec lesquelles flirtent d’autres membres de la Jeune Vienne ; puis il finit par se caser. Jusqu’à sa mort, il écrira tout ce qu’on lui demandera à la seule condition d’être payé pour le faire : des critiques de livres, de théâtre et d’art, des essais, des pièces de théâtre, des poèmes, des romans, une longue réclame déguisée en reportage pour une entreprise de tapis, des guides de voyage, des livrets d’opéra, des préfaces, des postfaces, des scénarios de films. Ses détracteurs considéraient cette production torrentielle comme la preuve de sa médiocrité, mais il s’agissait plus simplement de la preuve de sa précarité : il était presque le seul, parmi les membres de la Jeune Vienne, à devoir travailler pour subvenir à ses besoins. Comme son père, Salten avait souvent des problèmes d’argent. Soucieux de renvoyer l’image d’un homme du monde, il mettait un point d’honneur à manger, boire, s’habiller et voyager à la manière de ses camarades plus fortunés. Résultat, il accumulait constamment des dettes dont il se débarrassait parfois de manière douteuse – par exemple en revendant des livres coûteux « empruntés » à un ami. De tempérament susceptible et désireux de faire ses preuves, il a passé une grande partie de sa jeunesse à chercher les conflits (un jour, il est entré au Griensteidl et a giflé Kraus parce que celui-ci l’avait critiqué dans la presse), puis à les résoudre par des procès ou des duels. Ses jugements pouvaient être impulsifs et hasardeux ; à un peu plus de 30 ans, il a emprunté des sommes faramineuses pour ouvrir un cabaret du genre de ceux qui faisaient fureur à Berlin, lequel se mua en désastre financier.

Le texte qui a le plus entaché la réputation de Salten n’était cependant pas signé de son nom : Josefine Mutzenbacher. Histoire d’une fille de Vienne racontée par elle-même (Gallimard, 1998). Publié anonymement à Vienne en 1906, il n’a cessé d’être réimprimé depuis et s’est écoulé à quelque 3 millions d’exemplaires. Malgré le sous-titre, personne ne semble avoir envisagé la possibilité qu’il ait été écrit par une prostituée 2, ou même par une femme. Du vivant de Salten, presque tout le monde pensait qu’il en était l’auteur, à l’exception de ceux qui l’aimaient trop pour croire qu’il pouvait produire quelque chose d’aussi immonde et de ceux qui le détestaient trop pour croire qu’il pouvait produire quelque chose d’aussi bien écrit. Salten lui-même a affirmé à deux reprises qu’il n’avait rien à voir avec ce livre, mais la plupart du temps il évitait d’aborder le sujet ou restait évasif. Aujourd’hui, tout le monde, des universitaires au gouvernement autrichien, considère qu’il en est l’auteur. Josefine Mutzenbacher raconte les aventures sexuelles de l’héroïne, de ses 5 ans jusqu’à ses débuts dans la prostitution, à l’adolescence, après la mort de sa mère. Aujourd’hui, ce qui choque le plus dans ce livre, c’est la jeunesse de Josefine. À l’époque, cependant, on se scandalisait surtout de la pleine adhésion de la jeune femme à sa carrière, qu’elle appréciait et à laquelle elle attribuait le mérite de l’avoir sortie de la pauvreté, de l’avoir éduquée et de lui avoir fait découvrir un monde bien plus vaste que celui des banlieues pauvres de Vienne où elle avait grandi (comme Salten). Sans surprise, des exégètes ont tenté d’établir des parallèles entre Josefine Mutzenbacher et Bambi. Les deux protagonistes perdent leur mère tout jeunes ; les deux histoires se déroulent loin des grands centres urbains – les banlieues pauvres, les auberges miteuses et les forêts, autant de lieux dont la plupart des Viennois ignoraient tout. Toutefois, ces comparaisons semblent le plus souvent tirées par les cheveux. Josefine Mutzenbacher occupe à peu près la même place dans l’œuvre de Salten que son apologie des tapis : celle qui se trouve à l’intersection de son ambition, de sa graphomanie et de son besoin d’argent.

Mais Bambi occupe une place à part. S’il existe un fil conducteur dans la carrière erratique de Salten, c’est son intérêt pour le roman animalier, qui s’est manifesté dès sa première œuvre de fiction publiée : « Le vagabond », une nouvelle qui narre les aventures d’un teckel, écrite à 21 ans. De nombreux autres protagonistes non humains ont suivi, la plupart d’entre eux voués à un destin tragique : un moineau qui périt au combat, une mouche qui se jette contre une vitre jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le roman de Salten Le Chien de Florence (Éditions de la Paix, 1952) raconte l’histoire d’un jeune Autrichien condamné à passer un jour sur deux de sa vie dans la peau du chien de l’archiduc. À la fin, il est poignardé, sous sa forme de chien, alors qu’il tente de défendre la courtisane qu’il aime. (Cette histoire a donné lieu au film Disney Quelle vie de chien ! – une métamorphose encore plus radicale que celle qu’a subie Bambi). Hops le lièvre (Delachaux et Niestlé, 1942) s’ouvre par une scène où quinze lapins débattent de la nature de Dieu et de la raison de leur persécution tandis qu’ils sont zigouillés un à un. Renni chien de guerre (Delachaux et Niestlé, 1941), centré sur un berger allemand dressé pour devenir un animal de combat, met en scène un pigeon voyageur traumatisé par les missions qu’on lui a confiées pendant la guerre. Et puis, bien sûr, il y a Bambi – qui, comme ces autres histoires, n’était pas vraiment destiné aux enfants, jusqu’à ce que Disney le mette à sa sauce.

Si vous n’avez pas vu la version Disney de Bambi depuis vos 8 ans, voici un petit rappel : Bambi naît au printemps d’une mère dont on ne connaît pas le nom et d’un père distant mais doté d’une ramure majestueuse. Il se lie d’amitié avec un jeune lapin plein d’entrain, Panpan, une moufette au tempérament doux, Fleur, et une biche nommée Faline. Après la mort de sa mère au printemps suivant, Faline et lui tombent amoureux, mais leur relation est compromise par un cerf rival, par une meute de chiens de chasse et, enfin, par un feu de forêt. Après avoir triomphé de ces épreuves, Bambi engendre deux faons ; à la fin du film, le héros, comme son père avant lui, veille sur sa famille depuis un lointain rocher. 

Bambi n’a pas connu un grand succès à sa sortie, notamment à cause de la baisse de fréquentation des salles de cinéma durant la Seconde Guerre mondiale. En outre, il ne correspondait pas tout à fait aux attentes du public, car, contrairement aux précédentes productions Disney, il ne comportait ni magie ni Mickey. Avec le temps, cependant, Bambi, qui était le film préféré de Walt Disney parmi ceux qu’il avait produits, est devenu l’un des dessins animés les plus populaires de l’histoire de l’industrie. Au cours des quarante années qui ont suivi sa sortie, il a rapporté 47 millions de dollars, soit près de dix fois plus que Casablanca, sorti la même année. Selon l’historien de l’environnement Ralph Lutts, « on peut difficilement trouver un film, une histoire ou un personnage animalier qui ait eu une plus grande influence sur notre vision de la vie sauvage ». 

Cette vision est celle d’un Éden dont la pureté n’est entachée que par l’incursion des hommes. La forêt de Bambi ne recèle en elle-même aucun danger : à l’exception de brefs affrontements entre les cerfs mâles à la saison des amours, et peut-être de cet hiver rigoureux, la nature sauvage n’est que beauté naturelle et harmonie entre les espèces. Les menaces vraiment graves auxquelles Bambi est confronté sont toujours le fait de chasseurs : ce sont eux les responsables de l’incendie de la forêt et de la mort de sa mère. Du reste, le film est moins un réquisitoire contre la chasse que contre l’humanité dans son ensemble. La morale implicite du film, ce n’est pas qu’il est mal de tuer les animaux, mais plutôt que les hommes sont méchants et les animaux sauvages, innocents. Il y a quelques années, lorsque l’American Film Institute a dressé une liste des 50 plus grands méchants de cinéma de tous les temps, il a octroyé la 20e place – entre le cruel capitaine Bligh du film Les Révoltés du Bounty et Eleanor Iselin, d’Un Crime dans la tête – à l’ennemi de Bambi : l’homme.

Comme on pouvait s’y attendre, Bambi a longtemps été impopulaire parmi les chasseurs. L’un d’eux a même envoyé un télégramme à Walt Disney la veille de la sortie du film pour l’informer que chasser le cerf au printemps était interdit. Le film n’a pas non plus bonne presse chez les professionnels de l’environnement, qui sont maintenant régulièrement confrontés à ce qu’ils appellent le « complexe de Bambi » : une tendance dangereuse à penser que la nature est bienveillante et que les animaux sauvages sont adorables et inoffensifs, associée à une dénonciation des méthodes de gestion forestière aussi essentielles que l’abattage et le brûlage dirigé. Même certains écologistes critiquent l’étroitesse de vues du film : selon eux, il n’offre pas au spectateur un modèle de relation saine entre l’homme et le monde naturel.

Mais les détracteurs les plus véhéments, si peu nombreux soient-ils, sont sans doute les inconditionnels de Salten, qui s’insurgent de voir à quel point Disney a dénaturé l’œuvre originale. Bien que les animaux du roman discutent et, dans certains cas, se lient d’amitié entre espèces, leurs relations sont loin d’être harmonieuses. En seulement deux pages, un renard dépèce un faisan très sympathique, un furet blesse mortellement un écureuil et une bande de corbeaux attaque le jeune fils de Maître Lièvre – un personnage doux et anxieux qui devient Panpan dans le film –, le ­laissant mourir dans d’atroces souffrances. Plus tard, Bambi lui-même bat presque à mort un cerf rival, qui implore sa pitié sous le regard goguenard de Faline. Loin d’être gratuites, ces scènes sont, selon l’auteur, les pierres angulaires du roman. Salten se plaisait à dire qu’il avait écrit Bambi pour sensibiliser les lecteurs naïfs à ce qu’est réellement la nature : un endroit où la vie ne tient jamais qu’à un fil, où la faim, la compétition et la prédation sont la norme.

Salten ne se montre pas plus tendre avec les êtres humains. Au contraire, sa description de notre impact sur l’environnement est beaucoup plus détaillée et violente que celle du film, sans compter qu’elle est plus triste. Voyez par exemple ce passage glaçant où Bambi, fuyant les chasseurs qui ont tué sa mère et quantité d’autres animaux, tombe sur la femme de Maître Lièvre :

« “Ne pourriez-vous pas m’aider un peu ?” dit-elle. Bambi la regarda et eut un choc. Ses pattes arrière gisaient inertes dans la neige qui fondait, rouge de son sang chaud et épais. “Ne pourriez-vous pas m’aider un peu ?” répéta-t-elle. Elle parlait d’un ton calme, presque enjoué, comme si elle se portait bien. “Je ne sais pas ce qui m’est arrivé, poursuivit-elle, c’est certainement sans importance… C’est juste que maintenant… je ne peux plus marcher…” Elle s’écroula sur le côté au beau milieu de sa phrase. Elle était morte. »

Quelle est la raison d’être de scènes comme celle-là ? Salten affirmait que, malgré son goût pour la chasse, il voulait dissuader les lecteurs de tuer des animaux, sauf lorsque c’est nécessaire pour le bien d’une espèce ou d’un écosystème. Cette déclaration est moins hypocrite qu’il n’y paraît : Salten méprisait les braconniers et était horrifié par des chasseurs comme l’archiduc François-Ferdinand. Celui-ci se vantait d’avoir tué 5 000 cerfs ; il était connu pour les abattre par dizaines à mesure que des sous-fifres les rabattaient vers lui. Mais les écrivains n’ont pas toujours le dernier mot sur la signification de leur œuvre, et beaucoup pensent que Bambi ne traite pas plus des animaux que La Ferme des animaux d’Orwell. Ils y voient plutôt une métaphore de l’antisémitisme, lequel était en expansion dans toute l’Europe à l’époque où Salten écrivait son livre. Deux passages de Bambi qui n’ont jamais été portés à l’écran donnent du crédit à cette thèse. Le premier concerne le frère jumeau de Faline, Gobo, qui a été supprimé du film. Faon fragile et chétif, Gobo ne peut s’enfuir lors de l’irruption des chasseurs qui tueront la mère de Bambi et la femme de Maître Lièvre. Pendant plusieurs mois, il est présumé mort. Puis, un jour, Bambi et Faline aperçoivent un cerf qui traverse une prairie dégagée avec une insolente nonchalance, comme s’il était inconscient du danger. Le cerf en question s’avère être Gobo. Celui-ci, apprend-on, a été sauvé par l’un des chasseurs, qui l’a emmené chez lui et soigné. Après le retour de Gobo, les autres animaux de la forêt se rassemblent autour de lui pour l’écouter décrire la gentillesse du chasseur et de sa famille, la chaleur de la maison et les repas qui lui ont été servis chaque jour. La plupart d’entre eux pensent que ce temps passé en compagnie des humains a rendu Godo dangereusement naïf, mais l’intéressé reste convaincu qu’il n’en est que plus sage et plus expérimenté. « Vous croyez tous qu’Il est méchant, leur dit-il. (Dans les livres de Salten, les humains prennent la marque typographique de Dieu : le singulier et la majuscule.) Mais Il n’est pas méchant. Quand Il aime quelqu’un et qu’on Lui est utile, Il est bon. Merveilleusement bon. »

Toute minorité opprimée compte des personnages comme Gobo – des individus qui se sont assimilés et sont devenus des défenseurs de la culture de l’oppresseur, que ce soit par intérêt personnel ou parce que, comme Gobo, ils en sont sincèrement épris et croient que leur affection est réciproque. Ces personnes suscitent souvent le mépris ou la colère des membres de leur communauté, et Salten ne laisse guère de doute sur ce qu’il en pense : « Bambi avait honte pour Gobo, sans savoir pourquoi », écrit-il, et le cerf à demi apprivoisé paie bientôt le prix de son inconséquence. Un jour, ignorant les conseils des autres animaux, Gobo se promène dans la prairie alors même que l’air est saturé de l’odeur des humains. Il est persuadé qu’ils ne lui feront aucun mal, mais il reçoit une balle dans le flanc sous le regard de son amoureuse. Alors que celle-ci se retourne pour fuir, elle aperçoit le chasseur penché sur Gobo et l’entend « pousser son cri de mort ». On comprend pourquoi Disney a préféré faire l’économie de ce passage. Il en va de même pour celui où un chien tue un renard : Salten décrit la scène à un rythme horriblement lent. La patte du renard est brisée et ensanglantée, il sait que sa fin est proche mais supplie le chien : « Laisse-moi au moins mourir auprès des miens. Nous sommes presque frères, toi et moi. » Voyant que ses suppliques laissent le chien de marbre, il l’accuse d’être un traître et un mouchard.

À la lumière de ces scènes, on comprend facilement pourquoi certains voient dans Bambi une fable sibylline sur la situation des juifs d’Europe dans les années 1920 – une histoire où des créatures innocentes sont obligées de rester constamment sur leurs gardes, menacées à la fois par les traîtres potentiels à l’intérieur du groupe et les proto-Chemises brunes à l’extérieur. Certains éléments de la biographie de Salten confirment cette lecture, à commencer par le fait qu’il en savait long sur l’assimilation. « Je n’étais pas juif quand j’étais enfant », a-t-il déclaré. De fait, il a grandi dans un foyer séduit par le libéralisme européen et fait ses classes auprès de pieux professeurs catholiques qui le félicitaient pour sa connaissance du catéchisme. Salten n’a vraiment commencé à se considérer comme juif qu’à l’approche de la trentaine, lorsqu’il s’est rapproché d’un autre écrivain austro-hongrois, Theodor Herzl, le père du mouvement sioniste. C’est le pamphlet de Herzl, L’État des Juifs, qui lui a « permis d’aimer [sa] judaïté », raconte-t-il. Si tel est véritablement le cas, cet amour était, pour le moins, compliqué. D’un côté, Salten s’est mis à écrire une rubrique hebdomadaire pour le journal juif de Herzl, dans laquelle il critiquait de plus en plus le désir d’assimilation qui avait façonné son enfance ; de l’autre, il l’écrivait anonymement et refusait de mettre les pieds dans les bureaux du journal. Plus tard, son empressement à embrasser sa judaïté a coïncidé, et ce n’est pas un hasard, avec la montée de l’antisémitisme à Vienne – pour les juifs de l’époque, il était impossible d’oublier ou de nier leurs origines religieuses.

En 1925, trois ans après Bambi, Salten a publié « Des hommes nouveaux sur une terre ancienne 3 », fruit d’une visite en Palestine et hommage en forme de livre à son ami qui rêvait d’un État juif. Dix ans plus tard, ses écrits, ainsi que ceux d’innombrables auteurs juifs, furent brûlés par les nazis. En 1938, après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, il s’installa en Suisse. Salten mourut à Zurich, à 76 ans, quatre mois après le suicide d’Hitler.

Tout cela fait-il de Bambi une parabole sur la persécution des juifs ? Le fait que les nazis le pensaient ne veut pas dire grand-chose – les régimes fascistes ne sont pas connus pour la subtilité de leurs critiques littéraires –, et, pour chaque passage qui soutient une telle interprétation, de nombreux autres la contredisent. Les commentateurs de Bambi prêtent à son auteur des opinions politiques différentes, allant d’une dénonciation du totalitarisme sous toutes ses formes à une réflexion post-Première Guerre mondiale sur la brutalité des combats modernes. Toutes ces lectures sont plausibles, y compris la lecture spécifiquement juive et la propre interprétation de Salten, qui voit dans son œuvre un plaidoyer en faveur d’une meilleure compréhension et d’un plus grand respect du monde naturel. 

Pourtant, le message le plus frappant et le plus évident du livre n’est ni subtilement politique ni résolument écologique. Il est à la fois plus simple et plus sombre : il est existentiel. Quoi qu’on en dise, Bambi est, au fond, une histoire sur le passage à l’âge adulte, tout comme Oliver Twist et Les Quatre Filles du docteur March. En allemand, cependant, il est souvent présenté non pas comme un Bildungsroman, un roman de formation, mais plus spécifiquement comme un Erziehungsroman, un roman d’éducation. Cette éducation passe essentiellement par un personnage appelé l’Ancien, le plus vieux cerf de la forêt, et les leçons qu’il enseigne ne sont guère subtiles. Lorsqu’il fait la connaissance de Bambi, ce dernier n’est encore qu’un faon, désemparé de voir sa mère se détacher de lui petit à petit – elle le repousse lorsqu’il veut téter et s’élance sans se soucier de savoir s’il la suit. Ainsi rabroué, il se retrouve seul au milieu de la forêt à bramer après sa mère quand l’Ancien apparaît et le gronde : « Ta mère n’a pas le temps de s’occuper de toi en ce moment, dit-il. Tu ne peux pas rester seul ? Tu devrais avoir honte ! » Voilà, en deux phrases, l’ultime message de Bambi : tout ce qui ne relève pas d’une extrême autonomie est honteux ; l’interdépendance est inconvenante, contraignante et dangereuse. « De toutes ses leçons, écrit Salten, la plus importante était celle-ci : il faut rester seul. Si l’on veut se protéger, si l’on veut comprendre l’existence, si l’on veut parvenir à la sagesse. » 

La plupart des éloges de la solitude écrits par des hommes comportent une part de misogynie, et Bambi ne fait pas exception. Faline, qui était si espiègle et intrépide dans ses jeunes années, devient timorée et larmoyante ; elle « lance des cris perçants », « brame », se transforme en « hystérique ». Lorsqu’elle commence à sortir (faute d’une expression plus appropriée) avec Bambi, l’Ancien apprend à ce dernier à ignorer ses appels, de peur qu’ils ne proviennent d’un chasseur imitant le cri de la biche. La romance entre les deux amis d’enfance est d’emblée condamnée par la logique du livre. « Est-ce que tu m’aimes encore ? » demande un jour Faline, ce à quoi Bambi répond : « Je ne sais pas. » « Tout d’un coup, écrit Salten, Bambi se sentit libre, pour la première fois depuis longtemps. » Toutes les autres relations avec les femelles de l’espèce sont aussi éphémères ; l’amour paternel est durable et ennoblissant, l’amour maternel puéril et embarrassant. À la fin de Bambi, le héros intime à ses rejetons, comme l’Ancien l’avait fait avec lui, d’apprendre à rester seuls. Que la solitude soit tellement encensée est curieux, puisque rien dans le livre ne la rend attrayante. La trajectoire de Bambi ne va pas de l’innocence à la sagesse ; elle va de la félicité et de la camaraderie – dans sa jeunesse, il batifole avec Gobo et Faline, avec les pies et Maître Lièvre, avec les hiboux et les écureuils – à l’isolement et à la survie sommaire. Plus étrange encore, cette valorisation de la solitude semble sans rapport avec la deuxième morale explicite du livre, qui concerne la relation entre les êtres humains et les autres animaux. Dans les dernières pages, l’Ancien emmène Bambi, lui-même devenu vieux et grisonnant, voir quelque chose dans les bois : un homme mort, abattu par un autre chasseur. (Étonnamment, Walt Disney avait prévu d’inclure cette scène dans son film – il la supprima après que la vue du cadavre eut fait bondir tout un public test.) Incité par l’Ancien à en tirer une leçon, Bambi conclut non pas que nous, humains, sommes un danger même pour nos semblables, mais plutôt que les autres animaux sont stupides d’imaginer que nous sommes des dieux simplement parce que nous sommes puissants. « Il y a un autre au-dessus de nous tous, s’aperçoit-il en contemplant le mort. Au-dessus de nous et au-dessus de Lui. » L’Ancien, satisfait d’avoir accompli son devoir, s’éloigne pour mourir.

Cette vague allusion au déisme est sans précédent dans le livre : aucune considération morale ou théologique ne vient appuyer l’intuition de Bambi. Au contraire, le livre est à son meilleur lorsqu’il célèbre le mystère de la vie plutôt que lorsqu’il prétend le résoudre. À un moment, Bambi passe à côté d’un groupe de moucherons qui discutent d’un hanneton. « Combien de temps vivra-t-il ? » demandent les plus jeunes. « Éternellement ou presque, répondent leurs aînés. Ils voient le soleil se lever trente ou quarante fois. » Ailleurs, un bref chapitre restitue la dernière conversation de deux feuilles de chêne accrochées à une branche nue à la fin de l’automne. Elles pestent contre le vent et le froid, pleurent leurs copines tombées au sol et tentent de comprendre ce qui est sur le point de leur arriver. « Pourquoi devons-nous partir ? » demande l’une d’elles. L’autre ne sait pas, elle lui répond par une autre question : « Est-ce que l’on sent encore quelque chose, est-ce que l’on est encore conscient quand on est là, en bas ? » La conversation louvoie entre l’intime et l’existentiel. Les deux feuilles s’inquiètent de savoir laquelle tombera en premier ; l’une d’elles, devenue « jaune et laide », rassure l’autre en lui disant qu’elle n’a pratiquement pas changé. La réponse de l’intéressée, juste avant l’inéluctable, est étrangement émouvante : « Tu t’es toujours montrée si gentille envers moi. C’est seulement maintenant que je me rends compte à quel point tu as été gentille. » C’est le contraire d’un hymne à l’individualisme : une prise de conscience tardive mais tendre de l’importance de nos liens avec les autres. 

Que penser de cette histoire équivoque et embrouillée ? Dans son introduction, Zipes affirme que Chambers a contribué à obscurcir le message du livre : sa traduction aurait gommé les dimensions politique et métaphysique du texte et permis à Disney d’en faire un conte pour enfants. Mais cette allégation n’est accréditée ni par les exemples donnés dans l’introduction, ni par la comparaison des deux versions anglaises, qui diffèrent principalement sur le plan esthétique. Zipes connaît bien son sujet, mais on ne saurait le qualifier de brillant penseur ou d’écrivain doué, et la traduction de Chambers reste de loin la meilleure. Dans les deux versions, le Bambi qui émerge est une œuvre complexe, qui relève à la fois du nature writing, de l’allégorie et de l’autobiographie. Finalement, qu’il soit devenu un classique adoré des enfants est surprenant, non tant en raison de ses scènes violentes ou tristes que de la morosité qui s’en dégage. L’échange le plus révélateur du livre a lieu au cours de ce rude hiver entre la mère de Bambi et sa tante. « On a peine à imaginer qu’on connaîtra des jours meilleurs », dit la mère. La tante répond : « On a peine à imaginer qu’on a connu des jours meilleurs. »

Il est tentant de lire ces lignes comme un commentaire sur la condition juive, ne serait-ce que parce qu’elles s’apparentent à de l’humour juif. Pourtant, tout le monde sait aujour­d’hui que les membres d’une quelconque minorité ne sont pas les seuls à pouvoir éprouver un tel sentiment. C’est simplement une façon de voir le monde, qui peut découler des circonstances, du tempérament ou, comme dans le cas de Salten, des deux. En le lisant, on s’aperçoit que l’interprétation communément admise de son magnum opus est à rebours. Bambi n’est pas une parabole sur le sort des juifs, mais Salten considère parfois le sort des juifs comme une parabole sur la condition humaine. L’omniprésence du danger, la nécessité d’agir par soi-même et de prendre son destin en main, la menace que représentent à la fois nos proches et les étrangers : telle est l’idée que se faisait Salten de l’existence. 

— Kathryn Schulz est journaliste et écrivaine, lauréate d’un prix Pulitzer en 2016 pour un article sur le Big One, le séisme majeur attendu un jour ou l’autre sur la côte Pacifique des États-Unis. — Cet article a été publié par The New Yorker le 17 janvier 2022. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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Assises du livre numérique, livres blancs, spéculations d’universitaires ou de think tanks,tous le soulignent jusqu’à plus soif : l’édition n’est pas seulement la proie de la rapacité du capital qui taille à coups de hache dans les groupes, les effectifs et les contenus au nom de la rentabilité financière, voire de l’agenda idéologico-politique de certains de ses actionnaires. Elle est en train de muter sous l’influence de l’intelligence artificielle, qui rend des services et produit des désastres sans que ses thuriféraires se montrent capables de séparer le bon grain de l’ivraie. 

Côté services, aucun lecteur ne se plaindra que l’IA permette d’écumer avec une finesse croissante les gigantesques bases de données de livres numérisés, par exemple les 40 millions de documents mis en ligne par la BNF via Gallica. De même, aucun avocat ou magistrat en quête d’argumentation ou de jurisprudence ne se plaindra que la start-up Lexbase propose 25 millions de documents juridiques. Même chose dans le domaine des sciences et de la médecine, où d’autres start-up spécialisées se multiplient à vitesse grand V pour faciliter les recherches et les échanges. Cela étant, si beaucoup s’émerveillent de voir toutes sortes d’applications leur proposer, dans la droite ligne d’Amazon, des sélections d’ouvrages personnalisées, un biais désormais bien connu ne semble pas les effleurer : à savoir que, si vous les utilisez, ces outils constituent le meilleur moyen de ne jamais vous aventurer hors de vos sentiers battus pour lire autre chose que ce que vous avez déjà lu. De plus, qui regardera de près les profils des particuliers ayant scanné les codes-barres de leurs livres pour partager leurs goûts avec d’autres internautes constatera que leurs bibliothèques sont si fournies en « produits agréés courants » (pour parler comme Mallarmé) que la définition du « grand lecteur » semble avoir entièrement basculé du côté quantitatif.

Avec l’application de l’IA à la traduction par souci de réduction des coûts, les choses se corsent. Le métier de traducteur ? En voie de disparition. D’autant que, incapable de s’adapter à la littérature dite « exigeante » (pardon pour le pléonasme, mais le marketing est roi), la traduction assistée par ordinateur ne peut que contribuer à privilégier les contenus au langage simplifié (phrases courtes, mots simples), lesquels conviennent parfaitement à la BD (bientôt hégémonique ?) et sont fortement recommandés dès lors qu’il s’agit aussi, à l’aide de nouveaux outils automatisés, d’adapter les livres à d’autres formats. Bref, tout contribue à encourager l’écriture standardisée. Et pas seulement du point de vue formel. Comme nous l’apprenait un article paru en février dans Le Monde sous la plume de Nicole Vulser, « QualiFiction et Booxby assistent les éditeurs dans l’évaluation des manuscrits. Le premier, avec son logiciel LiSA, analyse un texte selon une liste de critères précis, comme le niveau de suspense et de réflexion de l’histoire, la complexité des phrases ou encore le niveau d’innovation par rapport au reste du catalogue de l’éditeur. En fonction de la dramaturgie du manuscrit, le logiciel évalue son potentiel commercial. Booxby analyse aussi les manuscrits, mais pour y déceler la meilleure stratégie marketing à adopter pour en faire la promotion auprès des lecteurs ». On imagine les manuscrits de Joyce, Kafka, Musil ou Beckett passés à la moulinette de QualiFiction et Booxby : illisible, pas d’intrigue, zéro suspense – poubelle.

C’est ainsi que, au nom de l’increvable idole nommée « progrès », l’industrie éditoriale poursuit ses sinistres desseins, tel ce gouvernement évoqué par Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852), qui « ne prend pas la nuit des décisions qu’il veut exécuter dans la journée, mais décide le jour et exécute la nuit ». À côté de ces tendances de fond, la question de savoir qui dirigera quoi, et avec quel actionnariat, a tout de l’épouvantail cachant la forêt d’une haine sans précédent de la littérature. 

— Cécile Guilbert est essayiste et romancière. Son dernier livre, Roue libre (Flammarion, 2020), a reçu le Grand Prix de la critique de l’Académie française.

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Dans le conflit armé en Ukraine, Poutine a vite perdu la « guerre de l’information », a-t-on dit. On peut s’interroger sur la signification exacte de cette affirmation. À vue de nez, il semble que l’expression se réfère assez souvent à une question de popularité : qui réussira à gagner le plus de cœurs et d’esprits par l’habileté de sa communication ? Par ses apparitions soignées, poignantes et courageuses, ses appels constants à la solidarité internationale, sa personnalité attachante, la sincérité évidente de son propos, mais aussi son expérience du jeu de scène, il est clair que le président ukrainien Volodymyr Zelensky l’emporte de loin, à ce jeu, sur Poutine et ses affidés.

Mais les deux camps jouent-ils vraiment au même jeu ? En relations internationales, le concept de « guerre de l’information » renvoie à bien autre chose qu’une simple question – ponctuelle – de réputation, de sympathie ou d’estime publique. On entre là dans le registre des opérations clandestines d’influence, de manipulation, de dissimulation, d’espionnage au long cours, bref, dans la technique proprement guerrière et stratégique de la subversion de la réalité. Or il est clair que Vladimir Poutine a été biberonné à cette école, au point qu’on peut se demander s’il n’a jamais connu autre chose. Dans ce cadre, parler d’une « guerre de l’information » que se livreraient les deux États revient à parler d’une partie d’échecs dont l’un des joueurs appliquerait les règles du poker, du backgammon et de la bagarre de rue sans se soucier de ce qui se passe sur l’échiquier, voire nierait tout simplement l’existence du jeu d’échecs.

C’est une situation plutôt troublante, qui explique sans doute, pour une large part, la perplexité générale, en sus de l’horreur, que suscite cette agression contre un pays voisin. Croit-on réellement, au Kremlin et dans les ambassades russes, à ces étranges prétextes martelés et souvent inventés en cours de route (génocide, dénazification, laboratoires chimiques, menace imminente de l’Otan…) ? Est-ce seulement leur but de les faire avaler à qui que ce soit ?

À ce stade, une hypothèse curieuse ne peut plus être écartée. Vladimir Poutine et son cercle auraient fini par gagner la « guerre de l’information »… mais contre eux-mêmes. Depuis une vingtaine d’années, l’entreprise de désinformation menée par la Russie a largement consisté à instaurer une atmosphère relativiste visant à annihiler la distinction entre le vrai et le faux, par le cynisme, la pratique forcenée de l’analogie, le scepticisme débridé, le mensonge pur et simple, l’exacerbation et la déformation des tensions, la polarisation à tous crins. C’est une vieille recette des services secrets russes, mais portée à son paroxysme à l’ère des réseaux sociaux et des chaînes d’information dérégulées, une sorte d’inversion de la propagande « à l’ancienne » : ne jamais rien faire croire de précis, afin de ne plus rien croire de ce qui est vrai.

Vladimir Poutine fournirait, en ce sens, un cas d’étude relativement unique : il aurait fini par vivre véritablement dans ce monde où la réalité compte pour rien. Il serait entré de lui-même, délibérément, dans ce que les philosophes appellent l’hypothèse de la simulation : un univers entièrement factice dont on ne perçoit plus le caractère artificiel. Le philosophe David Chalmerss’interroge ainsi sur l’avenir de la réalité : à quel moment ne se rendra-t-on plus compte que l’on vit dans une réalité virtuelle, un milieu entièrement numérique qui se ferait passer pour notre environnement authentique ? 1 Vaste question renvoyant à l’hypothèse cartésienne d’un « malin génie » qui nous induirait constamment en erreur. Mais pour l’heure, dit Chalmers, le sentiment d’irréalité prévaut encore face au mensonge frontal, la farce cynique, le déni assumé, la tromperie décomplexée et la négation de l’évidence. Pour vivre et agir dans une parfaite illusion, il faut encore le vouloir. Habiter dans le faux reste donc largement une question de choix.  

— Sebastian Dieguez est chercheur en neurosciences au laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg, en Suisse. Il est l’auteur de Total Bullshit ! Au cœur de la post-vérité (PUF, 2018).

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En 2022, nombreux sont ceux qui continuent de penser que les images « signalées » pour leur violence par les utilisateurs des réseaux sociaux disparaissent du Web automatiquement, d’un coup de baguette algorithmique. Ainsi, quand je parle à mes étudiants des modérateurs qui s’occupent de nettoyer les espaces numériques, de grands yeux incrédules s’ouvrent généralement dans la salle de cours. Alors comme ça, de « vraies gens » auraient la responsabilité de trier les déchets d’Internet ? Eh bien oui. Et, sans eux, nous passerions une grande partie de notre temps à naviguer avec peine dans une sorte d’immense dépotoir de la psyché humaine. Mais cette méconnaissance s’explique : de fait, l’un des tours de force de l’économie numérique a été d’invisibiliser ses travailleurs et ses infrastructures. Nos données seraient ainsi stockées dans un « nuage », et les mégaoctets d’images violentes postées chaque jour sur la Toile s’évaporeraient dans un soupir de licorne. Or cette dématérialisation empêche de penser correctement les enjeux humains de la révolution numérique, et il me semble que la littérature a un rôle clé à jouer dans sa compréhension.

Cependant, le monde numérique ne s’écrit pas facilement, et peu d’auteurs s’y sont attelés de façon convaincante. Avec La Théorie de l’information (Gallimard,  2012), Aurélien Bellanger proposait par exemple la trajectoire d’un personnage balzacien, en partie inspiré de Xavier Niel, qui construit sa fortune depuis les balbutiements du Minitel jusqu’à l’avènement du Web 2.0. Mais quid des petites mains d’Internet, qui en sont pourtant les rouages fondamentaux ? Si les sciences humaines s’y intéressent depuis un moment – le sociologue Antonio Casilli, par exemple, propose une réflexion passionnante sur les « travailleurs du clic » 1 –, les auteurs de fiction peinent à s’emparer du sujet. C’est du moins ce que je pensais avant de découvrir Les Choses que nous avons vues (Le Bruit du monde, 2022), roman mené tambour battant par Hanna Bervoets et paru en début d’année. Avec ce texte, l’auteure néerlandaise propose une plongée vertigineuse dans le quotidien des modérateurs de contenus. À travers les yeux de Kayleigh, la narratrice, on découvre la vie des tâcherons du Web chargés de nettoyer les plateformes sur lesquelles nous naviguons chaque jour : les « tickets » à traiter, l’évaluation permanente, l’usure psychologique face à l’horreur chronique des images à classer, la solitude, les virées quotidiennes au bar pour s’anesthésier.

On estime aujourd’hui à 150 000 à 200 000 le nombre de ces travailleurs à travers le monde, souvent précaires, à qui les plateformes sous-traitent une tâche ingrate mais nécessaire. Pour eux, il s’agit de garder la cadence, en traitant plusieurs centaines d’images par jour 2. La force de Bervoets est de montrer au fil des pages la façon dont s’effrite leur rapport au monde et aux autres, à mesure que les flux de pixels et de propos problématiques s’impriment sur leur rétine. Lors d’une rencontre à la Maison de la poésie, en mars dernier, elle expliquait vouloir questionner la notion même de normalité et la façon dont son acception varie d’un individu à l’autre, selon l’expérience qu’on fait du monde : quel degré de violence sommes-nous capables de tolérer ? Un écran suffit-il à se protéger contre la barbarie ? La confiance et l’intimité sont-elles encore possibles pour celles et ceux qui nettoient le Web de ses pires névroses ? Autant de questions qui marquent la vie de ceux qui demeurent les témoins oubliés des choses que nous ne verrons jamais.  

— Floriane Zaslavsky est sociologue. Elle a publié avec la journaliste Célia Héron Dernier Brunch avant la fin du monde (Arkhê Éditions, 2020).

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« On inculque aux en­fants une histoire qui exclut la diversité des ethnicités, des croyances et des cultures qui ont contribué à la science, à la technologie, à l’ingénierie et aux mathématiques d’aujourd’hui, pouvait-on lire dans une lettre publiée par la revue scientifique internationale Nature en 2018. Les ignorer renforce les stéréotypes et la marginalisation de certains groupes, alors que rééquilibrer ce récit aurait une influence positive sur ceux qui sont désavantagés dans nos salles de classe. » Les deux auteures de la lettre, membres du Stem Advocacy Institute au Massachusetts, donnaient cet exemple : « Hippocrate est habituellement considéré comme le “père de la médecine”, alors que les Égyptiens avaient déjà fait de la médecine une profession deux mille ans plus tôt. »

Leur vœu a été exaucé. Grâce à James Poskett, professeur d’histoire des sciences à l’Université de Warwick, en Angleterre, nous disposons du premier ouvrage savant consacré aux « origines globales » de la science moderne. Par « science moderne », il entend celle qui commence en gros au début du XVIe siècle, après la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb. Le mot « découverte » vaut d’être mis entre guillemets, tant il fleure bon notre eurocentrisme. L’eurocentrisme, voilà l’ennemi ! explique Poskett. Nous le savons, nous l’enseignons : les acquis de la science contemporaine sont issus d’une « révolution » dont le théâtre fut l’Europe, celle du XVIet plus encore du XVIIe siècle : de Galilée à Newton en passant par Descartes. Eh bien non, « cette histoire est un mythe », écrit Poskett. « L’idée que la science moderne a été inventée en Europe est une fiction bien commode […]. Je vais vous raconter une histoire très différente. » Il la raconte avec talent, dans un langage clair et accessible, susceptible d’informer et de former une nouvelle génération d’enseignants. Poskett entend montrer « l’importance des contributions des peuples indigènes à la révolution scien­tifique ». Et fait valoir que, dans un premier temps, la science a été « façonnée par l’expansion de l’esclavage et des empires », pour être ensuite « transformée par le développement du capitalisme industriel ». 

Le livre s’ouvre par l’évocation du jardin botanique de l’« empereur » (sic) aztèque Moctezuma II. Nous sommes en 1467, et ce jardin « a précédé les exemples européens de près d’un siècle ». Des « savants aztèques » classaient les plantes de manière systématique, distinguant les plantes médicinales exploitées par une cohorte de « médecins, chirurgiens, sages-femmes et apothicaires ». Quand les Espagnols arrivèrent, ils ouvrirent de grands yeux et, après avoir mis à sac la capitale de Moctezuma, se mirent en devoir d’exploiter ce savoir. James Poskett poursuit sa dénonciation de l’eurocentrisme jusqu’à nos jours, rappelant qu’en mécanique quantique Einstein s’est allié le génie de l’Indien Satyendranath Bose.

Voilà soixante ans, Thomas Kuhn écrivait dans La Structure des révolutions scientifiques (Flammarion, 2008) : « L’Histoire pourrait produire une transformation décisive de l’image de la science qui habite notre esprit. » C’est bien possible, en effet. Mais, si Poskett a raison de nous mettre en garde contre notre euro­centrisme, parvient-il à nous convaincre que l’Europe n’a pas été le creuset de la révolution scientifique ? La réponse est non, conclut Michael Bycroft, un collègue de James Poskett à Warwick qui analyse son livre en détail dans The Los Angeles Review of Books. Poskett pousse le bouchon de manière intéressante, mais il le pousse un peu loin – comme lorsqu’il soutient que l’essor des empires européens « explique » la science de l’époque des Lumières. L’un des problèmes récurrents de son récit est qu’il donne également à voir comment les Européens ont su tirer profit des savoirs qu’ils collectaient en arpentant le monde, et comment, christianisme aidant, ils ont propagé l’esprit scientifique au sein des cultures qu’ils colonisaient. 

Michael Bycroft voit dans ce livre l’expression d’une nouvelle orthodoxie. Ne serait-elle pas en train de construire « un nouveau mythe » ? se demande-t-il. Un mythe bien de notre temps, à coup sûr. 

— O. P.-V.

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