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« Non, je n’ai pas abandonné Caroline. Je l’ai confiée au dernier hôtel où sa junketmania nous a fait descendre. C’était à Bangalore, un dix-huit étoiles. Le moins gradé des valets de chambre ressemblait à un maharadjah des années 1930. Une sorte de Disney d’Inde qui m’a nettoyé de mon dernier centime dès le premier apéro. Je me suis enfui la nuit même en sautant clandestinement à l’arrière d’un éléphant. Ce qu’est devenue Caroline ? Je crois qu’elle a été condamnée à soixante-cinq ans de plonge. » 

D. P.

Junket, nom anglais, désigne un voyage ou un événement extravagants, tels que seuls les plus riches des plus riches peuvent en concevoir.

Aidez-nous à trouver le prochain mot manquant :

Existe-t-il dans une langue un mot qui désigne une faculté d’objectivité, de pragmatisme, de réalisme, de détachement émotionnel permettant de se concentrer efficacement sur les problèmes à résoudre ?

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À la fin des années 1840, l’obstétricien hongrois Ignace Semmelweis prend ses fonctions à l’hôpital général de Vienne, qui héberge deux services de maternité. Chaque unité procède aux admissions en alternance, un jour sur deux. La mortalité maternelle s’élève à 10 % dans le premier pavillon, à 4 % dans le second. Celui-ci forme les sages-femmes, l’autre les étudiants en médecine. La peur qu’inspire le service où exercent les étudiants en médecine est si grande que certaines femmes préfèrent accoucher dans la rue : elles prétendent avoir été en chemin pour la maternité et peuvent ainsi bénéficier de soins médicaux gratuits pour leur bébé. Même les femmes qui enfantent dans la rue affichent un taux de mortalité inférieur à celui des malheureuses qui accouchent dans le pavillon des étudiants en médecine. Semmelweis cherche à savoir pourquoi. Il conclut que les étudiants en médecine [qui pratiquent aussi des dissections] doivent se laver les mains, comme le font les sages-femmes. Cette déclaration lui vaut d’être traité de fou. Plus exactement, c’est le corps médical qui le traite de fou. Les étudiants de sa propre clinique, eux, adoptent le nouveau protocole de lavage des mains, et la mortalité maternelle chute de façon spectaculaire. Semmelweis brandit cette preuve aux yeux du monde entier, mais ses conclusions se heurtent à nouveau à une réticence tenace, et l’hôpital général de Vienne le congédie. De retour à Budapest, sa ville natale, il a du mal à trouver un emploi, même mal rémunéré, et devient finalement professeur d’obstétrique à l’université de Pest. Il écrit un livre sur ses recherches dans l’espoir que d’autres, après examen des données et des arguments rassemblés, en arriveront aux mêmes conclusions que lui. L’ouvrage est sévèrement critiqué : on dépeint son auteur comme un homme en proie à une idée fixe, obsédé par des histoires de femmes à l’agonie. Il se met à boire. Beaucoup. Même sa femme commence à se plaindre de sa lubie. Il est souvent aperçu en compagnie d’une prostituée. Il développe peut-être une neurosyphilis, qui peut conduire à la démence, mais ces faits restent flous. Son exclusion professionnelle et sociale n’a sans doute rien arrangé à son état mental. Au cours de l’été 1865, il est interné et se fait frapper par les gardiens de l’asile. Il meurt peu après de blessures qui se sont infectées. Ces infections auraient sans doute pu être évitées si les gardiens s’étaient lavé les mains. Après l’abandon du protocole de lavage des mains élaboré par Semmelweis, la mortalité dans les services obstétriques de l’hôpital de Vienne recommence à augmenter. Il faudra attendre plusieurs années pour que cette pratique se répande chez les médecins.

Dans l’introduction de son livre « Dans l’impasse » 1, l’anthropologue Heidi Larson revient sur son expérience de directrice de la communication sur les vaccins à l’Unicef. Elle était en poste en 2003-2004, à l’époque où une campagne de boycott menée dans le nord du Nigeria menaçait le programme de lutte contre la polio. Courait alors une rumeur selon laquelle le vaccin pouvait provoquer la stérilité chez les enfants. Pendant les quatorze mois du boycott, la souche nigériane du virus s’est propagée dans d’autres pays africains, puis, via la route du pèlerinage à La Mecque, jusqu’en Indonésie. Larson s’aperçoit alors du pouvoir des rumeurs ; elle prend aussi conscience que le fait qu’elles soient fausses et qu’on puisse le prouver ne suffit pas à les faire taire. Son livre, rédigé pour l’essentiel avant la pandémie actuelle, se penche sur ce qu’elle appelle « l’écologie des rumeurs ». « Comprendre les ressorts de la contagion, non seulement des virus mais aussi des peurs et des croyances, est crucial pour l’avenir de la vaccination », insiste-t-elle. Le boycott du vaccin contre la polio au Nigeria avait pour toile de fond une élection présidentielle tendue : le candidat du nord du pays avait perdu face à son opposant, originaire du Sud 2. En réaction, un gouverneur d’un des États du Nord avait appelé au boycott du programme de l’Unicef, jouant sur la méfiance préexistante (et largement répandue) envers l’Occident. Au Nigeria, le Nord est à majorité musulmane, le Sud à majorité chrétienne : les ingrédients étaient réunis pour que certains imaginent que le Sud chrétien puisse collaborer avec les puissances occidentales pour limiter la croissance démo­graphique du Nord. Toutes les tentatives du gouvernement fédéral pour dissiper la rumeur, rapports de comités techniques à l’appui, s’étaient soldées par des échecs. Finalement, la défiance prit fin au terme d’un dialogue avec les dirigeants politiques et religieux du Nord, et après que les responsables du boycott eurent vu le vaccin être adopté par d’autres pays musul­mans. Aujourd’hui encore, la rumeur refait surface régulièrement.

Larson quitte l’Unicef en 2005, travaille un temps au Centre d’études sur la population et le développement de Harvard, puis fonde le Vaccine Confidence Project (projet « confiance dans les vaccins »), un groupe de recherche interdisciplinaire rattaché à l’École d’hygiène et de médecine tropicale de Londres. Son objectif : mettre sur pied un dispositif permettant de « détecter l’émergence, l’évolution et l’impact des rumeurs sur les vaccins ». Cette nouvelle stratégie viendrait remplacer la méthode inefficace qu’elle a observée sur le terrain et qui consiste à démentir les rumeurs les unes après les autres. Les faits, comme l’a découvert Semmelweis, sont de piètres soldats. 

L’une des études de cas de Larson concerne la vaccination contre le virus du papillomavirus humain (VPH), destinée à prévenir le cancer du col de l’utérus. En mai 2014, à El Carmen de Bolívar, en Colombie, 15 adolescentes sont hospitalisées pour des symptômes mystérieux : palpitations, essoufflement et engourdissement des bras et des jambes. Les soupçons se portent sur le vaccin contre le papillomavirus qu’elles ont reçu quelques mois plus tôt. (Associé à une maladie sexuellement transmissible et administré principalement aux jeunes femmes, ce vaccin véhicule toutes sortes de craintes et d’anxiétés autour de la sexualité féminine.) Dans les semaines qui suivent les premières hospitalisations, 75 autres jeunes filles de la même école consultent pour des symptômes similaires ; bientôt, 500 filles de la région se déclarent affligées du même mal. Une équipe médicale est dépêchée sur place pour enquêter. S’agit-il de l’eau, de la nourriture ? Du passé de violences qui hante la région ? Du vaccin ? L’équipe conclut que le vaccin est hors de cause et diagnostique une « réaction psychogène collective ». Si les maladies psychosomatiques existent bel et bien, on les a souvent invoquées pour minimiser des troubles ayant pourtant des causes biologiques, en particulier chez les femmes (notamment à propos des nausées pendant la grossesse et du syndrome prémenstruel). Qualifier des symptômes de « psychosomatiques » est donc une explication qui, de manière générale, ne passe pas – et, en Colombie, elle n’est pas passée. Comme au Nigeria, la crise se produit au moment d’une élection présidentielle houleuse. Lorsque le président Juan Manuel Santos, en campagne pour sa réélection, annonce qu’il n’y a aucun lien entre la mystérieuse maladie et le vaccin, une foule de manifestants en colère se masse pour accueillir le ministre de la Santé à son arrivée à El Carmen de Bolívar. Le nombre de jeunes filles recevant le vaccin contre le VPH en Colombie chute de façon spectaculaire.

Qu’aurait-il fallu faire ? Ne pas tenir compte des inquiétudes des parents n’est certes pas une solution, mais les écouter – ou faire semblant – peut parfois faire plus de mal que de bien. En 1998, le gouvernement français suspend temporairement un programme de vaccination contre l’hépatite B dans les écoles afin de rassurer l’opinion publique et lui montrer que les préoccupations concernant un lien entre ce vaccin et la sclérose en plaques sont prises au sérieux. Les taux de vaccination chutent, l’annonce déstabilise même les médecins. La grande majorité d’entre eux se déclarent « incertains » quant à l’innocuité du vaccin ; les deux tiers affirment qu’ils ne sont plus convaincus de son efficacité. Une situation similaire se produit au Japon en 2014. En réponse aux inquiétudes sans fondement scientifique soulevées par des groupes de mères, le gouvernement rétropédale dans sa politique de vaccination contre le VPH, faisant passer cette dernière de « recommandée » à « disponible sur demande ». Le taux de couverture vaccinale chute de 70 % à 0,3 %. Il existe pourtant un consensus scientifique mondial sur le fait que le vaccin contre le VPH, comme le vaccin contre l’hépatite B, est efficace et sans danger.

Les populistes de droite ont su habilement tirer parti des sentiments antivaccins. En Italie, le Mouvement 5 étoiles (M5S) s’est servi de l’obligation vaccinale (pour douze vaccins) promulguée par la coalition de centre gauche en 2016 pour accroître sa propre visibilité en se faisant l’écho de fausses allégations contre des vaccins éprouvés. Après les élections de 2018, qui portent le M5S au pouvoir, la ministre de la Santé, Giulia Grillo, ­renvoie les 30 membres du Conseil consultatif scientifique du gouvernement : il est temps, dit-elle, de « faire place à la nouveauté ». Récemment, en raison du Covid-19, l’actuel gouvernement d’unité nationale a renversé la vapeur et introduit un régime de passeport vaccinal des plus stricts.

L’une des victoires des mouvements antivaccins, c’est qu’ils font désormais beaucoup parler d’eux. Dans son livre Anti-Vaxxers: How to Challenge a Misinformed Movement, Jonathan Berman note qu’aux États-Unis le groupe des « sous-vaccinés », qui se compose principalement de personnes pauvres ou issues de minorités, est beaucoup plus important que celui des antivax, qui sont pour la plupart des femmes blanches aisées (le Covid, évidemment, change la donne). Son livre, lui aussi achevé avant la pandémie, présente Internet comme une machine à désinformer. Une étude de 2008 montre que, déjà à cette époque, la moitié des résultats obtenus lorsqu’on lance une recherche avec les mots-clés « sécurité vaccin » et « danger vaccination » contenaient des informations erronées. Et un quart de ces sites Web diffusant des infox imitaient la charte graphique d’organisations officielles – ils faisaient passer à tort la vaccination pour un sujet de débat au sein de la communauté médicale et se présentaient comme une source d’information « impartiale ». Des études plus récentes, portant notamment sur Twitter, indiquent que les rumeurs alarmistes se propagent plus loin et plus vite que les données fiables.

Bien que les craintes inspirées par les vaccins évoluent avec le temps et mutent parfois rapidement, elles relèvent en général, remarque Berman, de l’une des trois catégories établies par un pamphlet antivaccination qui date du milieu du XIXe siècle : pollution du corps, liberté individuelle et scepticisme envers la science. Ce pamphlet a été publié en 1853 au Royaume-Uni en réponse à l’obligation vaccinale imposée cette année-là par le gouvernement britannique dans le but d’enrayer la propagation de la variole. Une forme de vaccination connue sous le nom de variolisation était alors pratiquée depuis au moins trois siècles. Dans l’Empire moghol, le pus extrait de pustules varioliques ainsi que des croûtes réduites en poudre étaient inhalés pour provoquer l’immunité. En Europe, les familles vivant à la campagne envoyaient leurs enfants dans des « granges de variolisation » où la variole leur était inoculée via une petite incision pratiquée sur le bras. La maladie qui en résultait était généralement localisée et bégnine : un enfant sur trente mourait, soit vingt-quatre fois moins que ceux qui attrapaient la variole naturellement.

On avait depuis longtemps observé que les fermières chargées de la traite des vaches n’attrapaient que très rarement la variole – un phénomène que l’on attribuait à leur exposition à la vaccine, communément appelée « variole de la vache ». En 1774, un fermier anglais du nom de Benjamin Jesty décide de mettre cette théorie à l’épreuve. Lorsqu’il apprend qu’une épidémie de variole sévit localement, il prend une aiguille à repriser, perce la pustule d’une vache infectée par la vaccine, puis s’égratigne la peau avec cette même aiguille. Il répète l’opération sur sa femme et ses deux enfants. La famille souffrira de douleurs et d’inflammations au niveau du bras infecté, mais aucun de ses membres ne contractera la variole. Deux décennies plus tard, Edward Jenner, médecin et membre de la Royal Society, va plus loin. Il inocule la vaccine à un jeune garçon, puis, deux mois plus tard, la variole (une approche discutable, mais Jenner avait lui-même reçu un traitement similaire dans son enfance). Le garçon souffre d’une fièvre causée par la vaccine, mais ne contracte pas la variole : son exposition à la vaccine l’a protégé. Jenner rédige ses conclusions dans un article présentant le procédé, qu’il nomme « vaccination » (du latin vacca, « vache »), et le soumet à la Royal Society en 1798. L’article sera rejeté car jugé « trop fantaisiste », écrit Berman : les scientifiques du comité de lecture sont révulsés à l’idée d’injecter aux humains de la « matière animale ». Cette découverte déplaît également aux partisans de la variolisation, dont les « granges » génèrent de gros bénéfices. Mais la variole est un fléau si dévastateur et si répandu que les idées de Jenner gagnent peu à peu du terrain. Elles finissent par s’imposer de façon inattendue : Napoléon, en guerre contre l’Angleterre en 1803, fait vacciner ses troupes. Il est si satisfait du résultat qu’il décerne une médaille à Jenner. En 1840, le vaccin contre la variole est non seulement autorisé, mais proposé gratuitement en Angleterre. La variolisation y est proscrite. En 1853, la vaccination est déclarée obligatoire pour tous les nourrissons de moins de 3 mois.

C’est là que les ennuis commencent. La vaccination est balbutiante et les procédés employés peu ragoûtants : on prélève le pus d’une personne vaccinée pour en vacciner une autre, le tout dans un environnement souvent insalubre. Cela signifie que les aiguilles infectées transmettent parfois d’autres maladies, et que les points d’injection sont souvent le site d’infections secondaires. L’assouplissement, dix ans plus tôt, des lois sur la dissection laissait à l’usage de la science tout corps non réclamé (en réalité, les corps des indigents). Pour beaucoup, la vaccination obligatoire n’est alors que la dernière offensive en date d’une médecine barbare. Les meneurs des mobilisations infructueuses contre la loi des pauvres de 1834 3, en particulier les syndicalistes et les réformistes ouvriers, deviennent de virulents opposants à la vaccination. D’autres obéissent à une logique plus mercantile : la professionnalisation croissante de la médecine menace un modèle économique profitable tant aux charlatans qu’aux médecins. Une vaccination gratuite et simplifiée signifie moins de patients et moins de remèdes à dispenser.

L’une des conséquences des mouvements antivaccination est la promotion fortuite, ou parfois intentionnelle, de traitements alternatifs souvent inefficaces, voire dangereux. Une grande partie du mouvement antivax actuel est financée et alimentée en sous-main par l’industrie des compléments alimentaires, que Berman appelle « Big Supplement ». En 1994, le Congrès américain exempte les compléments alimentaires de l’obligation faite aux médicaments de « démontrer leur sécurité et leur efficacité ». À cette époque, l’industrie pèse environ 4 milliards de dollars par an – aujourd’hui, elle représente près de 200 milliards de dollars. En 2019, on a appris que 40 % du financement du mal nommé National Vaccine Information Center (Centre national d’information sur les vaccins), un lobby antivaccin, provient de l’ostéopathe Joseph Mercola, qui a fait fortune en vendant des vitamines et des « produits de santé naturels » non réglementés. Le médecin antivax Mark Geier, abondamment cité par Robert F. Kennedy Jr. dans son tristement célèbre article de Rolling Stone 4, a commercialisé des traitements bidon contre l’autisme. L’un d’eux, la Miracle Mineral Solution (« solution minérale miracle »), se compose en fait d’une substance toxique, le dioxyde de chlore. On promet aux parents que faire ingérer cette solution à leurs enfants permettra de les débarrasser de certains parasites – les « parasites » en question étant, d’après Berman, « des parties de la paroi intestinale des enfants qui ont été brûlées chimiquement ».

En 2010, l’antivax Andrew Wakefield – aujourd’hui radié de l’ordre des médecins mais toujours populaire dans le circuit des conférences payantes – se rend dans la communauté somalienne du Minnesota pour exposer sa théorie selon laquelle le vaccin ROR (rougeole-oreillons-rubéole) provoquerait l’autisme chez les enfants. Dans les années qui suivent, le taux de vaccination au sein de cette population passe de plus de 90 % à environ 50 %. Les chercheurs constatent que la communauté somalienne fait confiance aux vaccins en général, mais que la crainte inspirée par le vaccin ROR persiste. En 2017, le Minnesota connaît la plus grande épidémie de rougeole de l’histoire de l’État. Ce n’est que lorsque les chefs religieux locaux ont appelé les parents à réagir que les taux de vaccination ont recommencé à progresser. La coopération de personnalités en qui la communauté avait confiance a eu bien plus d’impact que n’importe quelle campagne d’information.

Berman réfute totalement l’idée selon laquelle les réfractaires aux vaccins ne seraient pas suffisamment informés. Les antivax rassemblent des preuves dans le but d’altérer ou de dissimuler la vérité, et non de la découvrir. Pour ceux qui sont sceptiques à l’égard de la vaccination sans nécessairement être antivaccins, une stratégie de santé publique plus efficace reste à imaginer. Les réponses « réflexes », telles que les moqueries, sont contre-productives, affirme Berman. Il cite une série d’études qui démontrent ce que nous pressentons d’instinct : fournir à quelqu’un des informations qui contredisent ses croyances le fait rarement changer d’avis – et renforce souvent ses convictions. Les fiches d’information comme celles qu’utilisent les Centers for Disease Control and Prevention (centres de contrôle et de prévention des maladies) peinent à remplir leur fonction, à la fois parce qu’elles ne font pas le poids face à la puissance des témoignages individuels et parce que le camp d’en face produit des brochures trompeuses du même genre. Les robots et les trolls en ligne publient inlassablement des messages à la fois pro- et antivax, en quantités plus ou moins égales : ce flot d’informations contradictoires et changeantes est aussi problématique, sinon plus, que les informations elles-mêmes.

Très peu de gens croyaient qu’un vaccin serait mis au point au cours de la première année de la pandémie de Covid-19. Mais il y en eut deux, puis trois, puis beaucoup d’autres. Aux États-Unis, après une première ruée vers le vaccin, un lent travail de pédagogie, de sensibilisation des communautés à coups de loteries, de cadeaux et autres incitations a commencé. Un médecin du Texas m’a raconté que presque tous les patients non vaccinés qui meurent dans son service de soins intensifs se cramponnent à leurs convictions : le Covid serait un canular ou les vaccins seraient inefficaces et dangereux, voire tout cela à la fois. Pour la plupart d’entre nous, les vaccins sont une technologie banale. Nous nous faisons vacciner parce que nous comprenons les principes qui sous-tendent la vaccination et parce que nous faisons confiance aux données relatives à sa sécurité et à son efficacité. Les vaccins ne semblent pas miraculeux – ou ne le semblaient pas jusqu’à récemment – parce que les maladies qu’ils préviennent sont largement absentes de nos vies. Ce n’est pas le cas dans une grande partie du monde, où la tuberculose et d’autres maladies évitables tuent toujours en grand nombre. À l’époque où l’on ignorait d’où les femmes qui trayaient les vaches tenaient leur mystérieuse résistance à la variole, on les accusait parfois de sorcellerie. Comment, sinon, expliquer leur continuelle bonne santé ? 

— Rivka Galchen est une écrivaine américano-canadienne qui enseigne à l’université Columbia. Son premier roman, Perturbations atmosphériques, a été publié en français en 2009 aux éditions Jacqueline Chambon. — Cet article a été publié par la London Review of Books le 27janvier 2022. Il a été traduit par Charlotte Navion.

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Il appuie sur l’accélérateur, la Jeep se lance à l’assaut de la colline. Les arbres, les buissons, les panneaux de signalisation défilent. 80, 90, 100 km/h. Là, un virage. Le conducteur freine, une secousse, le véhicule donne de la bande dans le virage et continue de filer à travers les collines du Harz. Puis il bifurque, cahote sur des racines, s’arrête. Une allée pavée, une maison bordée de sapins sombres. Le conducteur descend : un homme délicat, des cheveux blancs comme neige, des lunettes à verres progressifs ; son pantalon et sa veste flottent un peu sur son corps voûté. Hansjörg Sinn demande : « Vous ne vous sentez pas en sécurité quand je conduis ? » Sinn était professeur, il a cofondé l’Université technique de Hambourg. Aujourd’hui, il a 92 ans. Le matin, il a parfois la tête qui tourne pendant quelques secondes. Et il est souvent fatigué, reconnaît-il. Sinon, il ne manque de rien. « Juste un laboratoire à moi, j’aimerais bien en avoir encore un. » Comme celui de Clausthal-Zellerfeld, où il travaillait tous les jours jusqu’en 2015 à trouver la meilleure façon de décomposer les matières plastiques – ce serait la solution au problème des déchets. Cela fait soixante ans que Sinn s’intéresse à ce sujet.

Il n’y a pas si longtemps, Hansjörg Sinn aurait été une curiosité. Aujourd’hui, il y en a beaucoup comme lui. Les personnes âgées sont plus présentes que jamais. À la Maison-Blanche réside le plus vieux président américain de tous les temps : Joe Biden, intronisé à 78 ans. Dans les films, les seniors se comportent comme leurs petits-enfants : ils courent des marathons (Sein letztes Rennen, 2013), se lancent dans la vie en communauté (Wir sind die Neuen, 2014), sauvent le monde (la franchise des Expendables). Des musiciens tels que les Rolling Stones sont considérés comme « intemporels ». Le présentateur Thomas Gottschalk continue de faire de la télévision à 71 ans. L’actrice Judi Dench a fait la couverture de Vogue à 85 ans. Il existe même de vieux influenceurs, comme Baddie Winkle, du Kentucky : 93 ans et 3,3 millions d’abonnés sur Instagram. Certes, il arrivait autrefois que des vieux occupent une position dominante. Mais il s’agissait d’une poignée de grands esprits et de potentats en costume ou en uniforme. Aujourd’hui, un senior qui va au travail en baskets et assiste le soir à un concert de pop n’a plus rien d’exceptionnel.

La couverture médiatique du Covid-19 l’a souvent fait oublier, mais les plus âgés se portent plutôt bien depuis quelques années. Ils sont certes plus menacés par le virus, mais ils gèrent mieux que les jeunes les restrictions dues à la crise sanitaire. Ce sont précisément les plus de 60 ans qui souffrent le moins des conséquences psychiques de la pandémie. Selon certaines études, ils ont moins tendance à présenter des ­symptômes d’anxiété et de dépression que les membres des autres groupes d’âge.

La vieillesse a changé, tout comme le fait de vieillir. La période qui débute à 50 ans, et surtout à 60, est plus agréable que jamais pour la plupart des gens. Là où autrefois on entrevoyait la fin commence aujourd’hui une seconde moitié de vie. Celle-ci peut même être plus belle que la première, empreinte d’entrain, de santé et de rêves d’avenir. Cela semble paradoxal – tellement paradoxal qu’Andrew Oswald a failli passer à côté de cette découverte. C’est au début des années 1990 qu’il a rencontré une courbe étrange dans ses statistiques. Jeune économiste à Londres, Oswald étudiait le sentiment de satisfaction. La courbe avait la forme d’un U, et elle apparaissait chaque fois que l’âge des personnes interrogées jouait un rôle dans les données. « Au début, je n’y ai pas prêté attention, raconte Oswald. Je voulais savoir quelles étaient les circonstances extérieures qui nous procuraient de la satisfaction. L’argent ? Le mariage ? Le travail ? » [Lire notre dossier « Qu’est-ce qui nous rend heureux ? », Books n° 108, juin 2020.] Avec des collègues, il a organisé une conférence sur le thème du bonheur et de l’économie. « Presque personne n’est venu. » Aujourd’hui, Oswald a 68 ans et il est professeur. Il est considéré comme le père fondateur de la recherche sur la satisfaction – grâce à cette courbe en U. Oswald et ses collègues ont un jour compris ce qu’elle signifiait : l’âge d’une personne a une forte influence sur son sentiment de satisfaction. En 2008, ils ont publié une étude introduite par ces mots : « Nous présentons la preuve que le bien-être psychologique éprouvé au cours de la vie évolue selon une courbe en forme de U. » Ils ont analysé les données de centaines de milliers de personnes dans des dizaines de pays : la forme en U apparaissait presque toujours, indépendamment du revenu, de la situation conjugale, des enfants, de l’éducation, du rapport au travail, du sexe, de l’ethnie et de la génération. Les jeunes se disaient très satisfaits, puis la situation se détériorait jusqu’à atteindre le point le plus bas au milieu de la vie, à 47 ans pour les Européens. Ensuite, la satisfaction remontait jusqu’à atteindre le niveau de la jeunesse. « Même si la santé se dégrade. C’est fascinant ! » s’exclame Oswald. Cette fascination a désormais un nom : le paradoxe de la satisfaction. Il signifie que, malgré la détérioration objective de nos conditions de vie, la perception subjective que nous avons de notre existence s’améliore.

Depuis sa découverte, Oswald n’a cessé de publier de nouvelles études portant sur le même phénomène. L’une d’elles, par exemple, ne mesure pas la satisfaction momentanée d’un groupe d’âge mais la satisfaction d’un individu au cours de sa vie. Ici aussi, on retombe sur le U. « Au total, nous avons trouvé la courbe en U dans près de 200 pays », pointe Oswald. D’autres chercheurs confirment ce paradoxe. En 2010, une enquête portant sur 340 000 Américains a montré que le stress, la colère et la frustration diminuaient à partir de la maturité. Et l’« Atlas du bonheur » de la Deutsche Post, qui situe le creux de la vague des Allemands à 55 ans, constate que « la relation entre la satisfaction et l’âge est en forme de U ». Certes, il y a aussi des critiques, surtout parmi les psychologues et les économistes. Certains chercheurs pensent que le U découle uniquement du fait que les personnes malheureuses meurent plus tôt. D’autres scientifiques objectent que la courbe en U n’est vraiment prononcée que dans les pays prospères. Et enfin, il y a ceux qui ne croient pas que l’on puisse mesurer les sentiments. Pourtant, Andrew Oswald ne doute pas de ses courbes. Il ne se demande pas si le U existe, mais pourquoi il existe. Y a-t-il un sens derrière tout cela, ou est-ce simplement un caprice de la nature ? « Newton lui-même disait qu’il constatait que les étoiles tournaient sans savoir pourquoi. Un jour, une théorie a émergé. » Pour la courbe en U, il y en a plusieurs.

L’une des explications les plus en vue est celle de Hannes Schwandt, un Allemand qui enseigne l’économie à l’université Northwestern de Chicago. Schwandt est moins prudent qu’Oswald, ce qui lui a attiré quelques ennuis, confie-t-il : « Comme lorsque j’ai dit à un journal que c’étaient les personnes âgées respectivement de 23 ans et de 69 ans qui étaient les plus satisfaites. » Des collègues se sont agacés de cette exactitude. Schwandt rit. Il ne le ferait plus aujourd’hui ; il ne prétendrait même pas que toutes les vies suivent une courbe en U. Toutefois, « d’un point de vue statistique, le début de la vingtaine est super, le creux de la vague se situe entre le milieu de la quarantaine et le milieu de la cinquantaine, la seconde phase d’apogée commence entre la fin de la soixantaine et le début de la septantaine. Ce n’est qu’à la toute fin que les choses se gâtent. » Schwandt s’est tourné vers ce sujet « parce que la satisfaction est plus importante que le produit national brut ». Après tout, la satisfaction de la population est l’un des principaux objectifs de la croissance économique. Schwandt, en explorant des bases de données, est tombé sur le Panel socio-économique, le sondage le plus important d’Allemagne, mené depuis 1984 auprès de 15 000 ménages. Une fois qu’on y participe, on continue à être interrogé chaque année, non seulement sur sa satisfaction actuelle, mais aussi sur sa satisfaction attendue. « Une variable formidable qui permet de vérifier le rapport entre les attentes et la réalité. »

Les économistes considèrent que les attentes sont rationnelles : nous ne pouvons nourrir des attentes irréalistes à long terme parce que nous tirons des leçons de nos déconvenues. Schwandt croyait également à cette théorie jusqu’à ce qu’il voie les résultats de ses propres études : la satisfaction attendue différait constamment de la satisfaction obtenue – les jeunes étaient moins satisfaits que ce qu’ils avaient prévu lors des enquêtes précédentes, tandis que les personnes âgées étaient plus satisfaites qu’elles ne l’avaient espéré. Au milieu de la vie des personnes interrogées, le schéma de leur erreur d’appréciation s’inversait. Mais quelle en était la raison ? 

Schwandt a constaté que le sentiment de déception était essentiellement éprouvé au milieu de la vie et que l’optimisme diminuait constamment au fil des ans. C’étaient donc précisément les personnes âgées satisfaites qui étaient les moins optimistes. Puis Schwandt est tombé sur une expérience menée par des neuropsychologues de Hambourg, qui avaient testé la manière dont les gens réagissent à la déception. Ils demandaient à des sujets de retourner des boîtes sous lesquelles se trouvait soit de l’or, soit une tête de diable. Plus il y avait d’or, plus le gain était élevé. Mais, si un diable apparaissait, tout était perdu. Les participants pouvaient se retirer à tout moment et empocher leur gain, comme dans « Qui veut gagner des millions ? ». Après le jeu, on montrait à ceux qui avaient arrêté plus tôt combien ils auraient encore pu gagner. Les réactions des participants étaient mesurées au moyen d’un scanner cérébral. Et elles étaient très vives – mais seulement chez les jeunes. Le cerveau des vieux ne montrait aucune émotion. « Ce mécanisme a un sens du point de vue biologique », juge Schwandt. Selon lui, les jeunes doivent aborder la vie avec un goût du risque et des attentes élevées. « Cet optimisme démesuré nous pousse à aller de l’avant. Nous croyons tous que nous allons avoir un job d’enfer et un mariage heureux. » Au cours de la vie, de telles attentes sont souvent déçues. « Mais quand on est jeune, on pense : ça va venir. Puis, au milieu de la vie, on comprend qu’il n’est plus temps. » Les gens adaptent de plus en plus leurs attentes aux possibilités, regrettent moins – et se réjouissent des petites réussites. De ce point de vue, la déception est certes inévitable, mais elle est également saine.

La première moitié de la vie ne pouvait guère se dérouler mieux que pour Christiane Nüsslein-Volhard. Le soleil brille sur Tübingen. La biologiste est assise dans son jardin, sous un saule pleureur dont les branches pendent paresseusement jusque dans l’étang, et elle parle de ses recherches. Elle nous dit à quel point elles sont importantes pour elle et comment elles ont failli lui être enlevées – par son propre succès. Elle a observé des mouches à fruits pour déterminer comment les gènes contrôlent le développement. Elle a répertorié des milliers de mutations, comparé les changements d’une génération de mouches à l’autre. Un travail fastidieux, mais pas que – « un choix intelligent d’objet de recherche. Complètement nouveau. Mon plus haut fait ». Nüsslein-Volhard rit. C’est pour ce haut fait qu’elle a obtenu le prix Nobel en 1995. À 53 ans. Ce fut l’apogée d’une existence consacrée à la science, dont le prix à payer a été la solitude : la chercheuse n’a conservé de son mariage que le nom de Nüsslein. « J’ai tout donné à la recherche. Ce n’est que parce que j’ai vécu seule toute ma vie que j’ai pu faire ce que j’ai fait. » Être une chercheuse de haute volée, un modèle. Elle a surmonté toutes les résistances masculines. Comme en 1973, lorsque son directeur de thèse a mis le nom d’un collègue tout en haut de la liste de leur promotion, parce qu’« en tant que père de famille il avait quand même besoin de faire carrière ». Ou en 1985, lorsqu’elle est devenue directrice de l’Institut Max-Planck de biologie développementale, l’une des deux seules femmes parmi 200 hommes – avec seulement un tiers du budget habituel. Christiane Nüsslein-Volhard est restée imperturbable. Jusqu’à ce que le succès arrive. « Le prix Nobel a été un tournant. Tant de choses me sont tombées dessus que je n’arrivais plus à penser », dit-elle. Une coupure au mitan de sa vie, juste au moment où elle se rendait compte que les choses ne se passaient plus comme avant. « Jusqu’à 50 ans, j’étais moi-même dans le laboratoire, je savais ce que faisaient les collaborateurs. Puis le tonus a diminué. » Des concurrents sont arrivés sur le terrain, de dix ou vingt ans plus jeunes. Elle a embauché plus de gens. Malgré tout, la qualité des travaux qu’elle dirigeait a baissé. Ceux-ci « n’étaient plus originaux. » Pour qu’ils le soient, elle aurait dû participer à la recherche ou au moins avoir le temps de réfléchir à la recherche. Comme avant. Au lieu de temps, elle avait maintenant des responsabilités : comités, nominations, formulaires de demandes en tout genre, expertises. Nüsslein-Volhard soupire : « Je suis devenue une gestionnaire. » Et aussi une auteure de livres de cuisine et une conseillère du gouvernement fédéral. Tout, sauf une chercheuse.

En Allemagne, les divorces et les suicides atteignent leur pic au milieu de la vie. En Grande-Bretagne également : on observe le taux de suicide le plus élevé à 47 ans. « Quelque chose ne va pas au milieu de la vie si des personnes de 47 ans en parfaite santé se suicident dans une société aussi riche et sûre », déclare Oswald. Il n’a pas d’explication à fournir, mais évoque une autre étude, « une qui semble vraiment folle ». Il s’agit de la courbe en U chez les grands singes. Oswald a découvert le travail d’un collègue qui s’intéressait à la psychologie des animaux. L’un de ses objets de recherche était la satisfaction chez les grands singes. Pour la mesurer, il a développé une série de questions auxquelles les gardiens de zoo ont répondu lors de leurs visites régulières, notamment : dans quelle mesure le singe réussit-il à obtenir ce qu’il veut ? Apprécie-t-il l’interaction sociale ? Oswald était électrisé. « Je l’ai appelé et je lui ai dit : “Vous êtes-vous déjà demandé si la satisfaction de vos singes suivait une courbe en forme de U ?” » En 2012, l’article a été publié dans la revue scientifique Proceedings of the National Academy of Sciences sous le titre : « Preuve d’une crise de la quarantaine chez les grands singes, qui correspond à la courbe en U de la satisfaction humaine. 1 » Les grands singes n’ont pas d’attentes en matière de travail ou de mariage. L’avenir n’a aucun sens pour eux. Quelle peut donc être la source de leur satisfaction ou de leur insatisfaction ? « La hiérarchie est aussi importante pour les grands singes que pour les humains, estime Oswald. Tous veulent être le plus grand. C’est peut-être là le problème. » 

Personne n’était plus grand que l’Albatros : taille 2,01 mètres, envergure 2,13 mètres. « Vole, l’Albatros ! » criaient les commentateurs lorsque Michael Groß [« grand » en allemand] traversait le bassin d’une piscine dans les années 1980. Ce nageur allemand a remporté 21 titres aux jeux Olympiques, aux championnats du monde et aux championnats d’Europe. Groß, disait-on, était quelqu’un dont « la philosophie de vie était consacrée à la victoire ». Et qui, à 26 ans, a subitement mis un terme à sa carrière, après avoir remporté l’or aux championnats du monde de 1991. « Je n’avais pas tout réussi, mais tout vécu », dit-il. Il est assis dans une salle de la Bourse de Francfort. Il a 56 ans et il est aussi mince qu’autrefois. Sneakers, lunettes de soleil, pantalon blanc, Groß a proposé ce lieu de rendez-vous parce qu’il est conseiller pour des entreprises à Francfort et, depuis peu, vice-président de la chambre de commerce régionale. Trois ans après son ultime médaille d’or, Groß a obtenu un doctorat en philologie. Aujourd’hui, il a sa propre agence. Ses domaines de prédilection : la gestion du changement 2 et le coaching. Contrairement à Christiane Nüsslein-Volhard, Michael Groß n’a pas attendu le creux de la vague. Il a cherché le changement avant que celui-ci ne le trouve. Ses livres préférés sont des romans de formation : Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, de Goethe, La Montagne magique, de Thomas Mann, L’Homme sans qualités, de Robert Musil. « Mais il y a aussi des livres qui me déçoivent. Parce qu’ils ne proposent pas de solution. » Il a lui-même écrit un ouvrage qui n’est composé que de solutions. Son titre : « Le meilleur est à venir ». Les chapitres s’intitulent « Sortir de mon tiroir » et « Mon verre se remplit toujours plus ». Il y est question d’opportunités et de bonnes décisions. Groß parle de la façon dont la vie professionnelle a été transformée par le numérique et dont les progrès technologiques bouleversent la vieillesse. « Soudain, le grand-père gravit la montagne à vélo aux côtés de ses petits-enfants, grâce au vélo électrique. » 

Michael Groß ne s’occupe que de choses qui le font avancer. Un jour, lors de la remise du titre de sportif de l’année, il ne s’est laissé approcher qu’à la sortie du studio de télévision – à 18 ans, en survêtement, dans une salle remplie de personnes en smoking et robe de soirée. Les journalistes l’ont trouvé sec et arrogant. Et, contrairement aux deux autres idoles sportives des années 1980, Steffi Graf et Boris Becker, les Allemands ne l’ont jamais adopté. Cela convenait très bien à Michael Groß. Il voulait juste être un nageur rapide, le meilleur dans son domaine. Il se fichait de l’amour des Allemands. C’est pourquoi il a pu s’en passer par la suite, tout comme de sa célébrité. Cela fait trois ans qu’il n’est plus allé à la piscine. Il n’a appris que son dernier record d’Allemagne avait été récemment battu que parce qu’un journaliste l’a appelé pour le lui dire. Michael Groß parle de tout cela sans s’émouvoir. Une fois l’entretien terminé, il sort du bâtiment de la Bourse. Sur l’esplanade, des stands de marché sont installés. L’endroit est bondé. Personne ne l’aborde, personne ne se retourne sur lui. Il semble satisfait.

Le cas de Michael Groß intéresserait Pasqualina Perrig-Chiello. Cette psychologue du développement, professeure honoraire à l’Université de Berne, étudie depuis des décennies la seconde moitié de la vie. Sa conclusion : « Dans les années intermédiaires, on prend de plus en plus conscience qu’être est plus important qu’avoir. » C’est pourquoi il faut se réajuster, développer ses propres standards, se libérer de l’opinion des autres. « On ne peut pas vivre la seconde moitié de sa vie sur le modèle de la première. » Mais alors, comment faire ? Tout d’abord, faire une pause. « Une Ferrari et une nouvelle petite amie n’aident pas. Une excursion seul en montagne, en revanche, peut être une bonne idée. » Après cette pause, de nombreuses personnes ont continué à mener leur ancienne vie, mais désormais avec plaisir et pour d’autres raisons. Pas d’évasion radicale ni de rupture, mais un recentrage sur l’essentiel. Les chercheurs affirment que les priorités changent avec l’âge, car le temps restant à vivre est désormais perçu comme limité. Ils ont demandé à des sujets d’imaginer qu’ils pouvaient rencontrer une personne de leur choix : un membre de leur famille proche ou bien une nouvelle connaissance. Ensuite, les sujets devaient prendre une deuxième décision : voir la personne qu’ils avaient choisie soit pour une demi-heure informelle, soit pour une seule rencontre (puis plus jamais). Les participants les plus âgés ont opté dans tous les cas (que ce soit pour les trente minutes informelles ou pour le dernier tête-à-tête) pour un membre de la famille. Les jeunes ne l’ont fait que dans le cas de la dernière entrevue. Les scientifiques ont interprété cela de la manière suivante : alors que les jeunes doivent faire des rencontres et accumuler des expériences qui leur serviront plus tard, les personnes âgées se concentrent sur des choses qui leur font du bien. Parallèlement, leur cerveau semble se focaliser sur les expériences positives. Ainsi, lors d’expérimentations, les seniors ont réagi plus intensément à des images de nourrissons et d’athlètes en liesse qu’à des visiteurs de cimetière et à des personnes menacées par une arme. Chez les jeunes, c’était l’inverse. Ce schéma a également été observé lorsqu’il s’agissait de savoir de quelles images les sujets se souvenaient plus tard.

Le sentiment que « son temps est compté » se heurte à une réalité dans laquelle le temps disponible augmente. Depuis les années 1870, l’espérance de vie des Allemands a plus que doublé. Celui qui naît aujourd’hui a en moyenne quatre-vingts années devant lui. Mieux : la plupart des vieux ne sont même plus vraiment vieux. Selon le Deutscher Alterssurvey, un sondage représentatif, deux tiers des personnes âgées de 55 à 69 ans se considèrent en bonne santé. Chez les personnes âgées de 70 à 85 ans, c’est encore le cas de la moitié d’entre elles. Et même celles qui sont malades restent souvent maîtresses de leur quotidien, sans être trop diminuées. « On assiste à un rajeunissement de la vieillesse », remarque Perrig-Chiello. L’image de la vieillesse ne suit cependant pas cette évolution, elle est plutôt marquée par la diminution et le déclin. La psychologue distingue deux générations de personnes âgées. Les « vieux vieux », qui sont si âgés qu’ils vont souvent mal. Et les « jeunes vieux ». « La plupart d’entre eux sont en pleine forme et voudraient travailler, mais ils doivent prendre leur retraite. » C’est qu’une personne qui quitte la vie professionnelle à la soixantaine a souvent encore deux bonnes décennies devant elle. « On peut alors prendre un nouveau départ professionnel ou se recentrer sur sa vie privée. » Dans cette perspective, l’amélioration de la seconde partie de la vie résulte d’un calcul très simple : plus d’années, plus de santé, plus de satisfaction. Alors que le bonheur de la jeunesse est terni par des attentes déçues, le progrès a multiplié les bonnes années dans l’autre moitié de la vie. La branche droite du U s’allonge. Pas chez tout le monde, mais en moyenne. Chez certains, elle devient même particulièrement longue.

Parfois, Christiane Nüsslein-Volhard, qui dit avoir perdu son tonus vers la cinquantaine, songe à grimper à l’un des arbres de son jardin pour cueillir des pêches. « Je dois alors me dire : tu as 78 ans, il n’est plus temps de faire ça. » Elle n’a conscience de son âge que lorsqu’elle se regarde dans le miroir, dit-elle. Mais c’est le cas pour beaucoup, c’est une question d’attitude. D’autant que le regard de la société a changé : « Avant, on disait : “Tu as 75 ans, tu ne peux plus porter du rouge.” Aujourd’hui, on est libre de faire beaucoup plus de choses. » 

La crise du milieu de vie, elle l’a surmontée juste à temps. « On commençait à dire : “La vieille n’arrivera plus à rien.” Mais je me suis sortie du bourbier par mes propres moyens. » Avec un petit groupe d’étudiants et de collègues, elle a concentré ses recherches sur un nouveau sujet, « Quels gènes contrôlent la formation des motifs de couleur chez le poisson-zèbre ? », et rédigé une demande de subvention, qui a été acceptée. Elle a maintenant trois employés, presque comme autrefois. Sauf que les mouches ont désormais des nageoires et elle-même un demi-siècle de plus. Elle sourit : « C’est quand on est un jeune chercheur qu’on est à son meilleur – et quand on est vieux. » Quand s’arrêtera-t-elle ? « Seuls les employés veulent partir à la retraite, pas ceux qui occupent un poste de direction. Aucun individu ayant la possibilité de travailler de manière autonome ne veut y renoncer. » Elle pas plus qu’un autre. Même si elle n’est plus aussi à l’aise avec toute une série de choses, comme l’informatique. La plupart du temps, ça lui est égal. Mais par moments s’insinue en elle la crainte que certaines erreurs ne soient pas le fruit du hasard, qu’il s’agisse des premiers symptômes. « À la maison aussi, quand je fais brûler quelque chose. » Elle repousse ces pensées. « J’ai toujours été étourdie, ça n’empire pas. » Et si c’était le cas ? « Est-ce que j’irais alors en maison de retraite ? J’espère juste que je tomberai raide morte un jour. » Elle se tait, regarde autour d’elle. De l’herbe, des arbres, des fleurs. Soudain, elle se lève d’un bond : « Mais qu’est-ce que c’est que ce papillon ? »

À la toute fin, la courbe de satisfaction s’étiole. Tout comme l’être humain lui-même. À l’instar de la crise de la quarantaine, le désespoir en fin de vie est une réalité statistique. S’il n’en allait pas ainsi, Tobias Esch ne serait jamais devenu médecin. Aujourd’hui, ce quinquagénaire travaille comme médecin et neuroscientifique à l’Université de Witten/Herdecke. Il est également professeur invité à la Harvard Medical School et coéditeur de diverses revues spécialisées. Un homme qui, au téléphone, parle de ses recherches comme s’il s’agissait d’une quête du bonheur.

L’histoire commence au tournant du millénaire à l’Université d’État de New York. Une équipe de neuroscientifiques, dont Esch fait partie, découvre que le corps humain peut produire de l’endorphine, un neurotransmetteur qui déclenche un sentiment d’eupho­rie, de « profonde satisfaction intérieure ». Mais deux autres neuro­transmetteurs vont aussi occuper Esch : la dopamine et l’adrénaline. La première produit des effets similaires à ceux de l’endorphine, quoique plus fugaces. Elle déclenche une joie anticipée « qui s’évanouit ensuite rapidement ». La seconde est sécrétée en cas de stress, met le corps en alerte et aide ainsi à surmonter les obstacles. Par ailleurs, elle influence la formation d’endorphine – et inversement. « Nous avons pu montrer en laboratoire que les neurotransmetteurs s’interpénètrent. » La dopamine est transformée en endorphine grâce à l’adrénaline. Pour Esch, ce n’est pas un hasard : « Il y a une logique biologique à ça. » Il a compris laquelle en voyant la courbe en U : ­l’effet de ces substances chimiques correspond exactement aux phases de la vie. « La dopamine représente le bonheur de la jeunesse, le départ, l’extase, l’apprentissage. Avec l’adrénaline, il s’agit de maîtriser les problèmes. Et l’endorphine apporte la béatitude de la vieillesse. » Le soupçon d’Esch : il existe une interaction complexe entre l’âge, les conditions de vie et la concentration des neurotransmetteurs dans le corps, qui fait que les jeunes sécrètent beaucoup de dopamine, les personnes d’âge moyen plus d’adrénaline et les personnes âgées plus d’endorphine. Bien sûr, ce n’est là qu’un modèle. Mais il pourrait expliquer la courbe en U. Le désir de bonheur nous pousse à nous risquer dans le monde. « Nous nous mettons en route pour répondre à la mission que nous assigne la biologie », explique Esch. Ce n’est qu’en tentant effectivement l’aventure et en surmontant le stress qui en découle que l’on peut, au soir de sa vie, regarder en arrière avec contentement et transmettre son expérience à la société. Cela fait aussi partie du bonheur de la vieillesse. On appelle « générativité » le désir de transmettre son savoir et ses compétences à la génération suivante, de s’investir dans la communauté. « L’ultime bonheur est celui du legs, cela crée une profonde satisfaction », note Esch.

Jusqu’à présent, on n’a pu reproduire l’interaction des neurotransmetteurs qu’en laboratoire, mais l’effet bénéfique de la générativité est indiscutable. Il existe en outre quelques caractéristiques humaines qui rendent la vie plus agréable aux personnes âgées. L’altruisme, par exemple. Ou la gratitude. Ou la capacité à lâcher prise. Autant de qualités que l’on peut aussi appeler sagesse. Et les psychologues s’accordent à dire que l’on peut y travailler. Le fait que les personnes âgées agissent avec sagesse, c’est-à-dire se concentrent de plus en plus sur l’essentiel et le positif, y contribue. En d’autres termes, le U renforce les attitudes sages, qui peuvent à leur tour renforcer les qualités améliorant la vieillesse.

Dans le Harz, le recyclage des déchets d’un côté et un plat de saucisses-salade de pommes de terre de l’autre se disputent l’attention de Hansjörg Sinn : c’est l’heure du déjeuner. Sinn est assis dans le salon et fixe un papier – des petits points reliés par des traits de crayon. « Comment cet éthylène a-t-il pu se glisser là ? » Il soupire. L’aide-ménagère aussi : « Monsieur le professeur, il faut que vous mangiez. » Ce n’est pas aujourd’hui que Hansjörg Sinn trouvera comment dégrader les matières plastiques en leurs composants de base.

Pourquoi veut-on encore sauver le monde à 91 ans ? Sinn jette un coup d’œil dans la pièce. Des livres, un piano, un globe terrestre – un mélange de grenier et de musée. Toute sa vie est rassemblée ici. Le bon de sortie de prison délivré par les Alliés (à 16 ans, il avait cru en Hitler), la photo de sa femme avec son cheval (il l’a rencontrée au début des années 1950 et, après son accident vasculaire cérébral en 1999, l’a soignée jusqu’à la fin), les photos de ses deux fils. Ils ont aussi eu une fille. (Il murmure : « Notre joie pendant trois mois, et puis elle est morte. ») Deux modèles de ces molécules qui ont accompagné sa carrière. L’image d’une femme devant un piano à queue. (Ils étaient tombés amoureux lorsqu’ils étaient étudiants, puis à nouveau une fois veufs. Quand elle a dû être placée en maison de retraite, il n’est plus allé au laboratoire ; il est allé la voir, elle.) Et aujourd’hui ? Se promener tous les jours. Téléphoner plusieurs fois par semaine aux enfants. Utiliser le sermon du dimanche pour exercer sa mémoire.

Hansjörg Sinn regarde la saucisse dans son assiette. Une courbe en U. Achevée. Et bientôt disparue. Il ne se fait pas d’illusions. Même la vie la plus longue a une fin. Mais cette longue vie, « elle était belle ». Il pense qu’elle n’aurait pu être plus heureuse. 

— Rudi Novotny est journaliste. Il a travaillé pour Frankfurter Rundschau et Berliner Zeitung avant de rejoindre Die Zeit en 2014. — Cet article a été publié par Die Zeit le 27 janvier 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

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Si les prénoms pouvaient endosser le pluriel, le titre de cet album mériterait un « s ». Car il n’est pas ici question d’une Anna, mais de trois – grand-mère, mère et fille, respectivement Anna 1, Anna 2 et Anna 3. On peut voir en cette dernière un double de l’auteure, qui confesse, dans un reportage que lui a consacré Arte, « s’être toujours sentie trop grande ». Ses Anna 2 et 3 sont en effet excessivement grandes – bien trop, en tout cas, pour le monde étriqué du village de montage où se déroule l’histoire, « un endroit où les œufs proviennent de poules heureuses, où la vache rumine, bruyante et joyeuse, dans les pâturages, où les rayons du soleil se reflètent dans l’eau cristalline du lac », mais aussi où la voisine colporte des ragots au sortir de la messe et « où les montagnes renvoient les gens à leur propre impuissance ». 

Nos trois Anna détonneraient-elles parce qu’elles sont, au contraire, puissantes ? Elles sont en tout cas différentes – la grand-mère, par exemple, était trop séduisante : « Elle avait une belle poitrine et avait été couronnée trois fois de suite “Reine des sapins”. » Elle cache cependant un traumatisme d’enfance et n’a pas assez d’amour pour sa fille monumentale, ni même pour sa petite-fille, hors norme elle aussi. L’une et l’autre sont gigantesques surtout par leurs jambes, que la dessinatrice représente démesurément allongées.

Si le roman Papa-longues-jambes, de l’Américaine Jean Webster, et les adaptations qui en ont été faites pour le cinéma sont flatteuses pour les longues jambes en question – par exemple celles de Fred Astaire dans le film de 1955 signé Jean Negulesco –, celles des Anna constituent un handicap. Ici, pas d’identification à la fantastique Cyd Charisse ou à la silhouette interminable du mannequin tchèque Karolína Kurková : si allusion il y a, ce serait plutôt aux pattes rachitiques de ce moustique communément appelé « cousin ». 

Que faire de ces guibolles ? Dans une scène aussi sarcastique que réjouissante, Anna 2 regarde à la télé une émission que sa mère lui a recommandée. Une « grande femme » – elle l’est tellement que sa tête est coupée à l’écran – y détaille les difficultés que rencontrent les personnes comme elle. En résumé : pour l’amour, c’est râpé, les hommes préférant les femmes petites, qui suscitent l’instinct protecteur. Une seule solution : « Achetez une robe longue et pliez les genoux. »

Mais Anna 2 veut vivre debout. Après ses études, elle quitte la maison « afin de chercher un petit homme et une grande ville… Mais la ville était trop grande pour le petit homme et l’homme était trop petit pour Anna 2 ». Retour à la case maison, sans homme et avec Anna 3.

Avec l’air de ne pas y toucher, usant parfois du noir et blanc, parfois de la couleur, avec de grands aplats, Mia Oberländer livre un récit plutôt âpre, émaillé d’humour mais largement dominé par les tourments – ainsi d’un conte de fées horrible, sans fées mais avec une fille très très grande qui sème le malheur partout où elle passe, que la grand-mère raconte rituellement à sa petite-fille. L’histoire est aussi ponctuée de questions sans réponse. Par exemple, que signifie la phrase de l’acteur et comique américain Will Rogers « Tout va bien tant que l’on peut vendre son perroquet sans se faire de souci » ? Mystère… (La véritable citation est en fait : « Vivez de manière à ne pas craindre de vendre le perroquet de la famille à la commère de la ville », donc de façon à ne rien avoir à cacher.) 

Comment accepter, surmonter, sublimer sa différence ? C’est sans doute la question au cœur de cette bande dessinée. Par une rage libératrice, comme le fait Anna 2 en poussant un formidable hurlement sur 20 pages saturées de rose et de rouge violents ? En trouvant l’amour, comme Anna 3 ? En réalisant que la vue est plus belle lorsqu’on est grand ?

À Hambourg, où Mia Öberlander a étudié et où elle vit, deux statues géantes – un homme et une femme, jambes interminables –, œuvre du sculpteur Stephan Balkenhol, dominent la place Arno-Schmidt. Des cousins d’Anna, assurément. 

— O. C.

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La première fois, c’était en 1997. Vincent Delbrouck avait 22 ans, un diplôme en communication, un goût affirmé pour le cinéma italien et l’image en général. Il s’envole de Bruxelles, sa ville natale, direction Cuba. Un choc : « Ici, tout est plus fort – la lumière, les odeurs, la présence des corps. Et la politique, avec cette bascule de la révolution vers la dictature », dit-il. Depuis, il est retourné à La Havane « une bonne vingtaine de fois », avec carnets et appareils. Un mois par séjour, durée maximale du visa touristique : il est hanté par l’île autant qu’il la hante. C’est de cette relation intime que témoignent les deux livres qu’il a conçus autour de photos prises à La Havane durant deux périodes distinctes. De l’un à l’autre se dessinent en filigrane les mutations à la fois de la quête du photographe et de la société cubaine.

Quand Vincent Delbrouck découvre La Havane, en 1997, le pays est englué dans la « période spéciale » – euphémisme officiel désignant les années de quasi-disette qui ont suivi l’effondrement du parrain soviétique. Il y revient assidûment jusqu’en 2006, année où Fidel passe la main à son frère Raúl. De cette première « saison cubaine », le photographe a tiré un livre dur, écho d’un Cuba en crise autant que de son « chaos personnel » : Beyond History (Bold Publishing, 2008). La prostitution, le délabrement des êtres et des rues s’exhibent dans des collages d’images et de textes où, parfois, une fleur gracieuse rappelle la possibilité d’un autre monde. Parmi ces photos trash figure le portrait de l’âme du lieu : l’écrivain Pedro Juan Gutiérrez, ami du photographe, surnommé le « Bukowski cubain » en raison de sa prose aussi crue que brutale. 

Vincent Delbrouck ne retournera que huit ans plus tard à Cuba, après un long voyage au Népal. En 2014, l’île a changé. Le gouvernement distille une dose de libéralisme dans la planification, il y souffle un « vent de fraîcheur ». Commence une seconde série de voyages pendulaires Bruxelles-La Havane.

« J’errais, je laissais venir. C’est ma façon d’être et de photographier. » 2018, le déclic. Il rencontre un groupe de jeunes dans la banlieue sud de la capitale, à La Víbora, « un quartier de la classe moyenne ». « J’ai trouvé avec eux ce que je cherchais depuis des années : ces jeunes m’ont accueilli sans rien me demander. J’étais loin de mon premier voyage, où je m’étais fait piquer mon appareil photo, arnaquer comme un touriste à dollars. J’ai eu envie de parler de cette jeunesse-là. »

Ils ont entre 16 et 18 ans, les filles se maquillent, les garçons ont des tatouages gothiques. À la rivière, au parc, à la plage, ils s’embrassent, s’étreignent, rient. C’est une adolescence belle et ordinaire qui s’effeuille de portrait en portrait. Tout à ses désirs d’amitié et d’amour fou, elle dégage une douceur restituée à merveille par une palette de couleurs où dominent un bleu azuréen et des surimpressions roses. Elle vit dans sa bulle intemporelle : le reste du monde est invisible.

Pourtant, Cuba est là. Dans l’uniforme (chemise et jupe-culotte) fourni par l’État, ajusté par les mères. Dans une sexualité libre – le castrisme a battu en brèche les pudeurs catholiques. Et dans ces regards parfois perdus : « Tous ces jeunes veulent quitter l’île », explique Vincent Delbrouck. Lui s’y attarde : « Je me sens comme eux, suspendu entre réalité et fiction. Photographier est d’ailleurs une façon de me protéger de la réalité. » Pas question de reportage – « le documentaire me lasse » –, Champú (« shampooing », nom donné par ces jeunes au rhum maison vendu par un vieux du quartier) sera une immersion dans un bain de jouvence. 

« Ses mots me donnaient le vertige. Dans ma tête, je n’entendais que “Je t’aime” encore et encore. Mon cœur battait, mes mains tremblaient… Est-ce un rêve ? » s’interroge Oriss, l’une des lycéennes, dans une nouvelle accompagnant Champú. Le photographe s’est-il posé la question quand il a rencontré Helen, une des jeunes de La Víbora ? Elle est devenue sa compagne. Happy end de sa seconde saison cubaine.  

— C. Bn.

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Qui se risquerait à épouser un homme par amour ? P. 10

Tous les enfants sont des artistes-nés. P. 15

En novembre 2021, un missile russe a détruit un satellite. P. 18

Il n’est jamais arrivé que l’accès à de nouvelles ressources ne sème pas la discorde entre les États. P. 21

La Chine compte 1 milliard d’internautes. P. 27

Staline avait peur de l’avion. P. 35

« Staline est honnête », écrivit Truman en 1945. P. 36

Ni Kennedy ni Khrouchtchev ne croyaient pouvoir gagner une guerre nucléaire. P. 41

La guerre de Troie s’est déroulée en 1 300 av. J.-C. P. 53

L’État stalinien criminalisait l’avortement. P. 58

Le métier de traducteur est en voie de disparition. P. 59

Le « complexe de Bambi » consiste à penser que la nature est bienveillante. P. 63

Dans l’Empire moghol, on inhalait le pus extrait de pustules varioliques pour s’immuniser. P. 68

Fournir à quelqu’un des informations qui contredisent ses croyances le fait rarement changer d’avis. P. 69

Les grands singes connaissent une crise au mitan de leur vie. P. 73

À quel moment ne se rendra-t-on plus compte que l’on vit dans une réalité virtuelle ? P. 89

Être une femme n’a rien de progressiste. P. 91

800 000 personnes ont été envoyées dans les camps de la Kolyma. P. 93

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«Ces galonnés ont un grand avantage. Si nous les écoutons et faisons ce qu’ils nous disent de faire, aucun d’entre nous ne sera en vie pour leur montrer qu’ils avaient tort ». Cette remarque sarcastique de John Fitzgerald Kennedy à propos des hauts responsables militaires lui conseillant en 1962, au plus fort de la crise des missiles de Cuba, de bombarder les sites de lancement ou d’envahir l’île, en dit long sur son état d’esprit durant ces journées. Baptisé en Russie « crise des Caraïbes » et à Cuba « crise d’octobre », cet épisode marqua le moment le plus dangereux de la guerre froide. Davantage encore qu’à l’occasion de la crise du canal de Suez de 1956, le monde est alors passé très près d’un conflit nucléaire. Réduite à ses étapes clés, cette séquence d’événements peut être décrite comme un drame en trois actes : la découverte, le 14 octobre, par un avion de reconnaissance américain U-2, de plateformes de lancement et de missiles balistiques russes de moyenne portée au sud-ouest de La Havane ; l’établissement, le 22 octobre, par les États-Unis, d’un blocus naval autour de Cuba empêchant les navires soviétiques d’atteindre l’île ; le dénouement, le 28 octobre, avec la conclusion d’un accord prévoyant le retrait des missiles en échange d’un engagement des États-Unis de ne pas envahir Cuba, ainsi que du démantèlement des missiles qu’ils avaient eux-mêmes installés un an auparavant en Turquie – une clause destinée à demeurer secrète à la demande des Américains.

Des centaines de rapports, de livres et d’articles ont été consacrées à cet épisode. Avec le temps, il est devenu de plus en plus évident que la version des faits présentée en 1969 dans le livre 13 Jours 1, de Robert Kennedy, frère et bras droit de John Kennedy, et propagée par les biographes du président, Ted Sorensen et Arthur M. Schlesinger Jr., exigeait d’être corrigée. La déclassification progressive des enregistrements des réunions du groupe de conseillers rassemblé par Kennedy (l’Executive Committee, surnommé Excomm), effectués à la demande du président et à l’insu des participants, a jeté une lumière nouvelle sur les décisions prises à Washington. Le groupe comprenait notamment Robert Kennedy, le vice-président Lyndon B. Johnson, le secrétaire à la Défense Robert McNamara, le secrétaire d’État Dean Rusk, le conseiller à la Sécurité nationale McGeorge Bundy, le directeur de la CIA John McCone et le général Maxwell D. Taylor, chef d’état-major des armées. Ces hauts responsables étaient loin d’être toujours d’accord entre eux. Certaines des informations sur lesquelles ils s’appuyaient étaient fausses. Beaucoup d’entre eux ont changé d’avis à plusieurs reprises, et les positions qu’ils défendaient n’étaient pas nécessairement celles qu’ils ont rétrospectivement prétendu avoir été les leurs. Contrairement à ce qu’il a laissé entendre, Robert Kennedy, par exemple, fut un de ceux qui préconisaient l’attitude la plus dure. On découvre aussi à quel point John Kennedy s’est souvent trouvé seul à prôner la modération, contre ses conseillers et les militaires.

L’ouverture des archives soviétiques après l’effondrement de l’URSS a permis de mieux comprendre les motivations ayant conduit Khrouchtchev à se lancer dans une entreprise aussi risquée que l’installation de missiles nucléaires à 170 kilomètres de la côte de la Floride, ainsi que la manière dont la crise était perçue et vécue du côté russe. Dans le prolongement des travaux pionniers de deux historiens, l’un russe, l’autre américain, et de l’ouvrage très équilibré de Michael Dobbs sur le sujet 2, Serhii Plokhy, en s’appuyant notamment sur l’étude d’archives du KGB hébergées en Ukraine, où furent fabriqués les missiles, propose un récit de la crise de Cuba faisant une large place à ce qui se passait au Kremlin, sur les bateaux convoyant les armes et du côté de Fidel Castro. Si la crise a pour point de départ la décision de Khrouchtchev, le gouvernement de John Kennedy porte une part de responsabilité dans son déclenchement. En 1959, Fidel Castro, à la tête de ses guérilleros, renversait le dictateur cubain Fulgencio Batista et prenait le contrôle de l’île. Rapidement, les Américains essayèrent de le chasser du pouvoir. Peu après son élection, Kennedy donnait le feu vert au lancement d’une opération conçue et préparée par la CIA à la demande de son prédécesseur Dwight Eisenhower. La tentative de débarquement, en avril 1961, de quelque 1 500 contre-révolutionnaires dans la baie des Cochons, sur les côtes cubaines, se solda par une débâcle. Après cet échec, la CIA élabora un programme à long terme, l’opération Mongoose, comprenant différentes actions visant à renverser ou à assassiner Castro. On sait aussi aujourd’hui que l’armée américaine avait des plans d’invasion de Cuba. Se sentant menacé, Castro se tourna vers l’Union sovié­tique. Le révolutionnaire nationaliste se transforma en leader communiste.

L’idée de placer des missiles nucléaires à Cuba vint à Khrouchtchev à l’occasion d’un voyage en Bulgarie. Dans son esprit, cette manœuvre audacieuse lui permettrait de faire d’une pierre plusieurs coups : assurer la présence du communisme dans une partie du monde où il était absent ; atténuer le risque de voir Castro se tourner vers la Chine ; compenser l’énorme déséquilibre stratégique existant en faveur des États-Unis (Kennedy avait prétendu l’inverse), lesquels possédaient bien davantage de missiles intercontinentaux, dont les plus récents, à combustible solide, étaient opérationnels en quelques minutes ; enfin, faire comprendre aux Américains, qui avaient installé de 1959 à 1961 des missiles nucléaires Jupiter en Italie et en Turquie, « ce que l’on ressent quand on a des missiles ennemis pointés sur soi » et ainsi leur « rendre la monnaie de leur pièce ». Le scénario qu’il envisageait consistait à transporter secrètement ces armements à Cuba, puis à placer les États-Unis devant le fait accompli. D’abord réticent, Castro se laissa convaincre. Andreï Gromyko, ministre des Affaires étrangères, et Anastase Mikoïan, vice-président du Conseil des ministres, doutaient qu’il soit possible d’acheminer les missiles à l’insu des Américains. Mais, dans le régime soviétique, les collaborateurs du premier secrétaire du Parti ne disposaient pas d’une grande marge de manœuvre. Comme l’écrit Plokhy, « ils étaient supposés approuver et entériner les décisions de Khrouchtchev – et se taire ». L’opération fut donc lancée. Pour semer le doute sur sa finalité en cas de fuite d’information, elle fut baptisée « opération Anadyr », du nom d’un fleuve sibérien qui se jette dans la mer de Béring.

Le plan était d’une ampleur impressionnante. Il prévoyait l’installation de 42 missiles à moyenne portée (R-12) et de 24 missiles à portée intermédiaire (R-14) accompagnés de batteries de missiles sol-air pour les défendre, d’avions de chasse MiG-21 et MiG-15, de 6 bombardiers Iliouchine II-28 capables de larguer des bombes nucléaires et d’une armée de 51 000 hommes équipée d’armes nucléaires tactiques. Une partie des missiles R-12, la totalité des R-14 et les 8 000 hommes qui les accompagnaient n’arrivèrent jamais à Cuba en raison du blocus imposé par les Américains après la découverte de l’opération. Mais, le 20 octobre, 8 missiles de moyenne portée étaient pleinement opérationnels. Et, au total, 164 têtes nucléaires étaient présentes à Cuba au moment de la crise. À La Havane, trente ans plus tard, en écoutant un exposé du général Anatoly Gribkov – l’un des architectes de l’opération Anadyr –, Robert McNamara et les experts américains découvrirent avec stupéfaction à quel point leurs services de renseignement avaient sous-évalué l’importance des forces russes présentes à Cuba. Ils avaient estimé leur nombre à quelque 10 000 soldats et officiers, non 43 000. Surtout, les armes nucléaires tactiques leur avaient complètement échappé. En cas d’invasion, il ne fait guère de doute qu’elles auraient été utilisées, entraînant une riposte de même nature qui aurait déclenché une guerre nucléaire. Comment les Soviétiques ont-ils réussi à transférer aussi discrètement tous ces hommes et ce matériel militaire ? Plokhy fournit sur ce point des indications éclairantes. Surveillés par des agents du KGB lors du passage des détroits de la mer Noire pour éviter que l’un d’eux ne passe à l’Ouest, les soldats russes étaient confinés dans les navires avec interdiction de monter sur le pont. Ils effectuèrent donc la traversée dans des conditions particulièrement éprouvantes (une fois à Cuba, ils durent affronter un climat auquel ils n’étaient pas habitués et s’accommoder d’une nourriture souvent avariée). 

La découverte de la présence des missiles fut annoncée à Kennedy le 16 octobre. Oubliant qu’il avait lui-même souvent menti à Khrouchtchev, il s’indigna : « Il ne peut pas me faire ça. » Ainsi que Robert McNamara le fit observer, vu que l’URSS possédait des missiles intercontinentaux, la présence à Cuba de missiles à portée limitée ne bouleversait pas l’équilibre stratégique. C’est surtout sur le plan politique qu’ils posaient problème. Durant sa ­campagne électorale, Kennedy avait férocement critiqué Eisenhower et son rival Richard Nixon pour leur manque de fermeté à l’égard de Castro. L’opinion américaine attendait de lui une réponse énergique. Plusieurs scénarios étaient sur la table : bombarder les sites de lancement des missiles, détruire leurs systèmes de défense, envahir l’île, établir un blocus, recourir à la voie diplomatique. Après avoir penché plusieurs jours pour l’utilisation de la force, solution que lui recommandaient tous ses conseillers, à l’exception de Dean Rusk, ainsi que les militaires, notamment l’impitoyable général Curtis LeMay, Kennedy opta pour le blocus et la diplomatie. L’idée du blocus lui avait été suggérée par McNamara. Dans un autre excellent ouvrage sur la crise récemment publié3, Martin Sherwin défend de façon convaincante la thèse qu’une rencontre fortuite entre Kennedy et le démocrate Adlai Stevenson, ancien rival d’Eisenhower, joua un rôle important dans le choix d’une solution diplomatique comprenant un échange avec les missiles de Turquie. Kennedy n’avait pas de sympathie pour Stevenson, qui ne l’avait pas soutenu pour l’investiture du Parti démocrate, mais il garda sa suggestion en tête. Ce qui ne l’empêcha pas, par la suite, d’encourager la presse à présenter Stevenson comme un défaitiste animé par une mentalité « munichoise ». L’homme d’État était redevenu politicien.

Kennedy avait déjà montré sa préférence pour le règlement pacifique des différends internationaux. Dans une lettre envoyée à Khrouchtchev en octobre 1961, lorsque les chars russes et américains s’étaient retrouvés face à face à Berlin, il écrivait : « En lisant l’histoire des guerres du passé et de la manière dont elles ont commencé, on ne peut s’empêcher d’être impressionné par la fréquence avec laquelle la mauvaise communication, les malentendus et l’irritation mutuelle ont joué un rôle important dans les événements conduisant à des décisions fatales. » C’était une allusion claire au livre de Barbara Tuchman, Août 14  4, sur l’engrenage ayant mené à la Première Guerre mondiale. Un livre qu’il avait recommandé à tous ses conseillers et fait distribuer dans les bases américaines à travers le monde. 

Destiné à stopper la livraison des missiles, le blocus fut baptisé « mise en quarantaine », pour éviter d’employer un mot pouvant être interprété comme une déclaration de guerre. Khrouchtchev, connu pour son tempérament émotif et colérique, réagit violemment. Plokhy rapporte le témoignage du leader roumain Gheorghe Gheorghiu-Dej, en visite au Kremlin le jour où le blocus lui fut annoncé : « Khrouchtchev entra en rage, criant, jurant, lançant une avalanche d’ordres contradictoires », maudissant l’Amérique et menaçant « d’atomiser la Maison-Blanche ». La tension continua à monter, pour atteindre un point culminant le 27 octobre. Au cours de cette journée, surnommée le « samedi noir », une série d’incidents se succédèrent, dont chacun aurait pu donner le signal d’une conflagration nucléaire. Un avion de reconnaissance U-2 en mission de routine – il était chargé de prélever des échantillons atmosphériques pour détecter les traces d’un éventuel test nucléaire russe – survola le territoire de l’URSS. Un autre avion du même type fut abattu par la défense anti-aérienne cubaine. Le capitaine d’un sous-marin soviétique obligé de faire surface pour recharger ses batteries, interprétant mal le lancement de fusées éclairantes par un destroyer américain, fut sur le point de lui expédier une torpille équipée d’une tête nucléaire. L’ordre ne fut pas exécuté grâce à l’intervention d’un autre officier, Vassili Arkhipov. Ayant compris que leur sous-marin n’était pas attaqué, il fit arrêter la préparation du tir et gagna ainsi la réputation d’être « l’homme qui sauva le monde ». Le capitaine avait été induit en erreur parce qu’un message américain informant les Russes de l’usage non offensif qui serait fait des fusées éclairantes ne lui avait pas été communiqué. Comme d’autres incidents l’ont montré, le risque de quiproquo n’était pas moindre du côté américain. « Il y a toujours un enfoiré qui ne transmet pas les ordres », commenta Kennedy lorsqu’on lui annonça qu’un U-2 avait été intercepté au-dessus de l’Union soviétique.

Entre-temps, une solution diplomatique était conçue en secret. Bien avant la crise, Kennedy et Khrouchtchev avaient établi entre eux deux canaux de communication privilégiés : l’un, officiel, par l’intermédiaire de rencontres régulières de Robert Kennedy avec l’ambassadeur soviétique Anatoli Dobrynine ; l’autre, secret, par le truchement d’un agent du GRU (le service de renseignement russe à l’étranger), Georgi Bolshakov, basé à Washington. Tel qu’il fut finalement conclu, l’accord reposait sur deux lettres successivement envoyées par Khrouchtchev à Kennedy : la première, confidentielle, le soir du 26 octobre ; la seconde, publique, le matin du 27. Dans la première, il se disait prêt à retirer les missiles en échange d’un engagement des États-Unis à ne pas envahir Cuba ; dans la seconde, il ajoutait comme condition le démantèlement des missiles de Turquie. 

Un des mythes démontés par l’historien Sheldon M. Stern 5 veut que Robert Kennedy ait suggéré à son frère d’accepter les termes du premier message en ignorant le second. Il n’en fut rien. L’idée d’utiliser les missiles de Turquie comme monnaie d’échange circulait depuis un certain temps déjà, tant elle semblait naturelle. Kennedy avait d’autant moins de raisons d’hésiter à les sacrifier que ces missiles étaient obsolètes. Lors d’un de ses entretiens avec Dobrynine, Robert Kennedy informa celui-ci que son frère était prêt à donner l’ordre de démanteler les missiles Jupiter pour peu que ce volet de l’accord demeure secret. La proposition fut transmise à Khrouchtchev, qui l’accepta. Aucun des membres de l’Executive Committee (pas même Lyndon B. Johnson) ne fut mis au courant de cette disposition secrète, dont Kennedy cacha également l’existence à ses prédécesseurs (Hoover, Truman et Eisenhower), avec qui il était en contact. Quelques mois plus tard, les missiles turcs étaient retirés, tout comme ceux qui étaient installés en Italie. Restait à convaincre Fidel Castro, remonté au point d’avoir invité les Soviétiques, au cœur de la crise, à lancer une frappe nucléaire sur les États-Unis. Appel dut être fait aux talents diplomatiques de Mikoïan. Le sort à la fois des armes nucléaires tactiques, ignorées des Américains et que Castro voulait garder, et des avions Iliouchine ne fut pas tout de suite décidé. Et l’inspection des navires en route pour l’URSS pour vérifier que les missiles étaient bien à bord n’alla pas sans difficultés.

Kennedy put se présenter comme celui qui avait sauvé les États-Unis d’un terrible péril grâce à sa détermination, et Khrouchtchev se prévaloir d’avoir obtenu que Cuba ne serait jamais attaquée. Un an après, le président américain était assassiné, peut-être pour des raisons liées à sa politique à l’égard de Cuba. En 1964, Khrouchtchev fut limogé par ses collègues du présidium du Soviet suprême, essentiellement pour des motifs ayant trait à sa politique intérieure, mais aussi parce qu’ils lui reprochaient d’avoir lancé le pays dans une aventure téméraire sans parvenir à la conclure à son avantage. « Jamais la Russie ou l’armée soviétique n’ont souffert une telle humiliation », se plaignit à cette occasion le maréchal Rodion Malinovski, maître d’œuvre de l’opération Anadyr. Le véritable gagnant à long terme fut, paradoxalement, Fidel Castro, pourtant persuadé (et furieux) d’avoir tout perdu. Contraint de se passer de missiles pour la défense de Cuba, il se sentait humilié : Kennedy et Khrouchtchev avaient passé un accord dans son dos. Mais, un demi-siècle plus tard, il était toujours le leader d’un des derniers pays communistes du monde. 

La crise marqua un tournant important dans la guerre froide. D’un côté, le caractère secret de la clause sur les missiles de Turquie contribua à renforcer, au sein de la classe politique américaine, la conviction qu’il était possible et souhaitable de se montrer offensif à l’égard du bloc communiste – ce sentiment contribua à l’escalade dans la guerre du Viêt Nam. De l’autre, la prise de conscience qu’une communication de qualité entre Washington et Moscou était indispensable conduisit à la création, en 1963, d’une ligne directe (incorrectement baptisée « téléphone rouge ») entre la Maison-Blanche et le Kremlin. Surtout, l’idée, prévalant dans les milieux militaires, qu’une guerre nucléaire pouvait être gagnée si l’on frappait en premier perdit de sa crédibilité. « Les armements nucléaires créent les dangers qu’ils sont censés prévenir », soutient Martin Sherwin. Sans aller jusqu’à l’affirmer, Américains et Russes engagèrent alors de premiers efforts pour freiner la course aux armements. En 1963, un traité d’interdiction partielle des essais nucléaires était signé à Moscou, qui bannissait notamment les tests dans l’atmosphère. « Verbal, secret, informel, spontané », ainsi que le définit l’auteur d’un livre entièrement consacré au sujet 6, l’accord sur les missiles de Turquie, premier dans l’Histoire à prévoir un démantèlement réciproque, ouvrit la voie à la série de traités visant au contrôle des armements qui furent signés lors des deux décennies suivantes.

Comment le pire a-t-il été évité ? Une réponse traditionnelle, surtout aux États-Unis, consiste à invoquer les qualités de chef d’État de Kennedy, la combinaison de fermeté et de savoir-faire diplomatique dont il a su faire preuve. Mais ces qualités auraient été inopérantes en l’absence d’un interlocuteur de bonne volonté du côté adverse. En dépit de leurs personnalités profondément différentes, de leurs origines sociales opposées et de tout ce qui les séparait sur le plan idéologique, Kennedy et Khrouchtchev avaient quelque chose en commun : ils redoutaient l’un et l’autre une apocalypse nucléaire. Ils « réussirent à éviter la guerre nucléaire, observe Plokhy, après avoir commis toutes les erreurs concevables et accompli tout ce qu’il était possible d’imaginer pour la déclencher. [...] Ils ne tombèrent pas dans le piège qu’ils s’étaient si magistralement tendu à eux-mêmes, parce qu’ils ne croyaient pas pouvoir gagner une guerre nucléaire ». Dans un livre récent, Theodore Voorhees Jr. 7 n’hésite pas à avancer que l’entente des deux leaders sur ce point était si grande que le risque de basculer dans la guerre nucléaire n’a en réalité jamais existé. Mais cette thèse fait fi d’un élément crucial. Ni le président américain, ni son homologue russe ne contrôlaient parfaitement la chaîne de commandement. Des initiatives dangereuses pouvaient être prises à tout moment, à différents niveaux. Si la guerre nucléaire n’a pas éclaté, affirmera donc plus tard Dean Acheson, c’est par « un simple coup de chance », un jugement repris à son compte par Robert McNamara.

C’est notamment ce rôle joué par la chance qui incite l’historien Mark J. White à conclure son livre 8 sur le sujet de la manière suivante : « La principale leçon à tirer de la crise des missiles de Cuba ne concerne pas la gestion de crise – les techniques à employer pour désamorcer de futures tensions [...]. Ce que ces événements démontrent, c’est surtout la nécessité d’éviter à tout prix que de telles crises éclatent. Les leaders des grandes puissances doivent toujours prendre en considération les conséquences des politiques qu’ils mènent, en particulier la façon dont elles influencent celles des autres chefs d’État. Si Kennedy et Khrouchtchev avaient fait cela en 1961 et 1962, il n’y aurait pas d’histoire de la crise des missiles cubains à raconter. » 

— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008). — Cet article a été écrit pour Books.

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Dans le contexte de la guerre en Ukraine, parler de « nouvelle guerre froide » peut surprendre. C’est oublier que la guerre froide (parfois écrite avec un G majuscule, comme pour la Première et la Seconde Guerre mondiale) faisait bon ménage avec les guerres chaudes : Corée, Viêt Nam, Afghanistan. C’est aussi pendant la guerre froide que les chars russes sont entrés dans Budapest puis dans Prague. Un autre argument, plus intéressant, peut faire hésiter à employer l’expression. C’est que les temps ont changé, en profondeur. La guerre froide opposait deux blocs qui n’entretenaient quasiment pas de relations économiques, alors qu’à notre époque de globalisation les économies sont interconnectées. En outre, le communisme était une idéologie messianique capable d’inspirer efficacement des révolutionnaires sur les trois continents du « tiers monde » (une expression qui a vécu). Ni la Russie de Poutine, ni la Chine de Xi n’ont cette prétention.

Si la notion de guerre froide retrouve une légitimité, c’est que le monde est à nouveau le théâtre d’une confrontation entre deux superpuissances. L’une d’elles a changé : c’est la Chine, bien sûr, dont l’économie vaut dix fois celle de la Russie (et vaudra bien davantage après la guerre en Ukraine). L’amitié « sans limite » proclamée entre Xi et Poutine à la veille de l’invasion russe n’est pas une entente d’égal à égal : c’est la Chine qui mène le jeu. L’« opération spéciale » déclenchée par le Kremlin est vue par les Chinois comme une expérience menée par procuration, dans la perspective de l’intégration de Taïwan.

Introduite au début des années 2010, l’expression « guerre froide 2.0 » a été reprise récemment par Guy-Philippe Goldstein, enseignant à l’École de guerre économique, à Paris (et romancier). C’est mettre l’accent sur la dimension high-tech du bras de fer engagé : « Au XXIe siècle, la suprématie se jouera dans le cyberespace. » 1 Le mot « suprématie » devant s’entendre désormais dans un double sens, militaire et économique. La Chine, souligne Goldstein, compte trois fois plus d’internautes que les États-Unis, et les pratiques y sont plus avancées ; elle abrite plus de robots industriels que les États-Unis, l’Allemagne et le Japon réunis et dépasse les États-Unis dans le nombre d’articles scientifiques cités concernant l’intelligence artificielle. À quoi il faudrait ajouter ses progrès spectaculaires en technologie nucléaire et spatiale.

Ce qui motive l’amitié « sans limite » entre Pékin et Moscou n’est pas la recherche de la primauté technologique, la Russie ne pouvant plus apporter grand-chose en la matière – sauf peut-être pour les armes nucléaires. C’est surtout l’identification par ces autocraties de leur ennemi le plus insidieux : l’idéologie démocratique. La guerre froide 2.0 peut en effet aussi se lire comme une confrontation de plus en plus aiguë entre le bloc des régimes libéraux, qui a tendance à s’effriter, et celui des régimes autocratiques, qui a le vent en poupe 2

— Olivier Postel-Vinay

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Une question très simple pour commencer : comment définiriez-vous l’art ?

Il est impossible de définir l’art au sens strict du mot « définir ». Bien sûr, les gens s’imaginent pouvoir le faire – ils diront, par exemple, que l’art est quelque chose de beau, d’expressif et qui demande de l’habileté. Et cette description s’applique à de nombreuses œuvres d’art. Mais elle ne constitue pas une véritable définition, car une définition doit énumérer les caractéristiques que l’art possède toujours et que rien d’autre ne possède. De nombreuses œuvres d’art sont belles, mais certaines sont délibérément laides ; et la beauté existe en dehors de l’art – dans la nature, dans un visage, etc. Un cri ou un soupir peuvent être expressifs ; et on ne saurait qualifier d’expressif, dans l’acception traditionnelle du mot, toutes les œuvres d’art – pensez à une toile blanche minimaliste. Enfin, nous disons que les peintures d’enfant sont de l’art, même si elles ne témoignent pas d’une grande habileté ; et, bien sûr, beaucoup d’autres choses que les œuvres d’art requièrent de l’habileté. 

On ne peut donc pas définir l’art de la même façon qu’on définirait l’eau, un mammifère ou l’or. D’un côté, nous avons des « concepts de type naturel », qui reflètent la structure de la nature et existent dans le monde indépendamment de l’esprit humain. De l’autre, un concept abstrait et socialement construit. L’art est ce qu’on veut qu’il soit. Il change avec le temps. Personne à la Renaissance n’aurait considéré une peinture de Jackson Pollock comme de l’art ; personne au xixe siècle n’aurait considéré une image réalisée à l’aide d’un appareil comme de l’art. C’est nous qui décidons ce qui relève de l’art. Le philosophe Nelson Goodman a dit que, au lieu de se demander : « Qu’est-ce que l’art ? », on devrait se demander : « Quand est-ce de l’art ? » Il avance que nous pouvons adopter une attitude esthétique envers n’importe quoi – une pierre, une ligne, une tache de peinture. Lorsque nous prêtons attention aux propriétés formelles d’un objet et à ses qualités expressives, alors cet objet s’apparente à de l’art pour nous.

Qu’est-ce qui différencie votre approche de l’art de celle des philosophes ?

Les questions qui motivent mon approche sont les mêmes que celles auxquelles les philosophes ont été confrontés : qu’est-ce qui fait la grandeur d’une œuvre d’art ? Pourquoi aimons-nous les œuvres d’art effrayantes ou tristes ? Pourquoi la musique suscite-t-elle des émotions fortes ? Ou encore : l’art peut-il nous rendre plus empathiques ? Les philosophes ont recours à la raison et à l’introspection pour répondre à ces questions, tandis que les psychologues comme moi utilisent des méthodes empiriques propres aux sciences sociales, telles que l’observation, les entretiens et les expériences de psychologie sociale.

Devant une œuvre d’art, ressentons-­nous tous le même type d’émotions ? Dans quelle mesure notre façon de percevoir un morceau de musique ou un tableau est-elle arbitraire, c’est-à-dire dictée par les habitudes, l’éducation, etc. ? Dans quelle mesure est-elle innée et donc universelle ?

Une chose est sûre : les gens ne sont pas d’accord sur ce qu’ils aiment dans l’art. Ce que j’aime, vous pouvez très bien le détester. Il est donc évident que nous n’éprouvons pas tous les mêmes émotions, et que certains d’entre nous peuvent n’en éprouver aucune face à telle ou telle œuvre d’art. Mais ces goûts ne sont pas entièrement arbitraires pour autant. Ils sont nourris par ce à quoi nous avons été exposés et ce que l’on nous a appris sur l’art. Lorsque les impressionnistes ont tenté pour la première fois d’exposer leurs tableaux, à la fin du xixe siècle, ils ont été raillés. Les critiques détestaient leurs peintures, les trouvant laides et bâclées. Mais, aujourd’hui, beaucoup d’entre nous aiment ces mêmes peintures. Nous avons visiblement tendance à préférer les formes d’art qui nous sont familières et à bouder celles qui sont nouvelles et inhabituelles.

Que pensez-vous justement de l’hypo­thèse – défendue par le psychologue James Cutting – que les canons esthétiques naissent du hasard et se maintiennent parce qu’ils nous sont familiers, et non parce que certaines œuvres sont objectivement meilleures que d’autres ?

Cutting a prouvé que les gens préfèrent les œuvres d’art des peintres impressionnistes souvent exposées dans les musées aux œuvres d’art des mêmes artistes moins souvent exposées. Ce qu’il montre, c’est que, toutes choses égales par ailleurs (même artiste, même sujet), plus nous sommes familiers avec une œuvre, plus nous l’apprécions. Cela semble très plausible. Mais je n’irais pas aussi loin que Cutting, qui soutient que la seule différence entre une œuvre que nous estimons et une autre que nous n’estimons pas est notre plus grande familiarité avec la première. Car cela ne permet pas d’expliquer, par exemple, pourquoi certains artistes très appréciés à leur époque basculent dans l’oubli tandis que d’autres sont vénérés pendant des siècles. Au xixe, les écrivains américains James Fenimore Cooper et Henry Wadsworth Longfellow, ainsi que l’Écossais sir Walter Scott, étaient considérés comme de grands auteurs. Ils ne présentent plus aujourd’hui qu’un intérêt historique.

Vous suggérez qu’il existe des critères objectifs pour évaluer une œuvre d’art. Quels sont-ils ?

Les artistes, les historiens et les critiques d’art pensent tous, en effet, pouvoir identifier la maestria quand ils la rencontrent et sont convaincus que telle œuvre est objectivement supérieure à telle autre. Ils savent qu’un tableau peint par un apprenti de Léonard de Vinci, dans le style de Léonard de Vinci, n’a pas la même valeur qu’un tableau du maître lui-même. Le problème est qu’il est très difficile d’expliquer pourquoi. Et je parie que, si vous montrez les deux tableaux côte à côte à des personnes non initiées à l’art de la Renaissance et que vous leur demandez de choisir le meilleur, elles répondront plus ou moins au hasard. (Pour tout dire, j’ai fait le test !) Mais prenez un exemple plus extrême : un paysage du très populaire artiste américain William Thomas Kinkade et un autre du peintre britannique John Constable. Les critiques d’art considèrent que Kinkade est insipide et vénèrent Constable. Pourtant, des millions d’Américains ont des reproductions des tableaux de Kinkade chez eux. Est-ce juste du snobisme qui pousse certains d’entre nous à tourner en dérision Kinkade et à aimer Constable ? Je ne le pense pas. 

Je crois – mais cela reste à prouver – qu’un bon test pour déterminer la qualité d’une œuvre d’art est d’évaluer sa résistance à l’épreuve du temps. Je crois également – mais cela reste à prouver aussi – que nous pouvons aider des personnes qui aiment Kinkade à comprendre pourquoi Constable est meilleur, mais que nous ne pourrions pas persuader des personnes qui aiment Constable que Kinkade est meilleur.

Il existe donc une nette différence entre le jugement esthétique d’un expert en art et celui d’une personne ordinaire ?

Oui et non. Bien sûr, les experts ont passé des milliers d’heures à entraîner leurs yeux ou leurs oreilles, ce qui leur permet de voir et d’entendre davantage et de faire des distinctions plus fines que le commun des mortels. Contrairement au profane, un historien de l’art peut faire la différence entre un tableau cubiste de Picasso et un tableau de Braque et expliquer en quoi ils se démarquent l’un de l’autre ; un musicien ou un critique musical peut suivre la structure d’un morceau de musique, reconnaître les modulations de majeur à mineur et inversement, entendre les influences d’autres compositeurs, identifier une ligne mélodique. Une expérience intéressante – qui, à ma connaissance, n’a jamais été réalisée – consisterait à prendre un expert en art issu d’une autre culture, qui n’aurait jamais vu de peinture occidentale ou entendu de musique occidentale, et à tenter de déterminer s’il a une perception plus fine de ces œuvres qu’un profane de la même culture que lui. Ma prédiction serait que oui. Cela montrerait que ce n’est pas seulement la familiarité avec une forme d’art spécifique qui rend le jugement des experts différent, mais aussi que le temps passé à regarder et à écouter des œuvres d’art aiguise les sens lorsqu’il s’agit d’apprécier des œuvres complètement nouvelles.

Voilà pour l’écart entre le jugement de l’expert et celui du profane. Mais vous disiez à l’instant que cet écart n’était pas si grand que cela…

Il ne faut pas l’exagérer, en effet. Dans mon laboratoire Arts and Mind Lab, au Boston College, nous avons mené une étude inspirée par le commentaire souvent entendu dans les musées d’art moderne : « Mon enfant aurait pu faire la même chose. » Nous avons montré aux participants des photos de peintures réalisées par des grands noms de l’expressionnisme abstrait (comme Hans Hofmann et Willem De Kooning) et des photos de peintures vaguement similaires réalisées par des enfants et des animaux (des singes et des éléphants à qui on avait donné des pinceaux, dans leur milieu naturel ou dans des zoos). Aucune étiquette ne permettait ­d’identifier les auteurs des toiles. Nous avons jumelé chaque œuvre d’un artiste célèbre avec une œuvre similaire en termes de couleur et de composition réalisée par un enfant ou un animal. Les images appariées se ressemblaient vraiment beaucoup à première vue. Nous avons ensuite demandé aux participants, qui n’étaient pas familiers avec l’expressionnisme abstrait, de désigner la meilleure œuvre de chaque paire. De façon frappante, les gens ont choisi les œuvres des artistes – pas tout le temps, mais dans des proportions qui ne peuvent être dues au hasard. Les experts en art auraient probablement préféré les artistes dans 100 % des cas, et pour cause : ils connaissent sans doute les peintures que nous avons montrées. Nous avons conclu de cette expérience (que nous avons répétée plusieurs fois) que même les profanes savent détecter le savoir-faire en matière d’art abstrait. Et que les gens qui disent « mon enfant aurait pu faire la même chose » en regardant un Jackson Pollock ou un Cy Twombly voient généralement plus de choses dans l’art abstrait qu’ils ne le pensent. Lorsque nous avons demandé à un autre groupe de profanes d’évaluer le degré d’intentionnalité et de structure qu’ils voyaient dans chaque peinture (sans leur dire que certaines étaient réalisées par des enfants ou des animaux), ils ont jugé les toiles des artistes plus intentionnelles et plus structurées que les autres.

Dans quelle mesure notre jugement sur une œuvre d’art dépend-il d’un contexte ?

Ce que nous croyons savoir d’une œuvre affecte fortement la manière dont nous l’évaluons. Je vais vous donner quelques exemples. Prenons d’abord le cas du tableau Les Disciples d’Emmaüs, longtemps admiré par les spécialistes de Vermeer. Lorsqu’en 1945 on a découvert qu’il avait en fait été peint par le faussaire hollandais Han Van Meegeren, ces mêmes spécialistes se sont soudainement mis à dénigrer l’œuvre, à la trouver insipide et pleine d’imperfections. Rien n’avait changé, sauf ce que les gens se figuraient au sujet de l’auteur de l’œuvre. Nos idées sur la façon dont une œuvre a été réalisée affectent également notre jugement. Le psychologue Justin Kruger et son équipe ont réalisé une étude : ils ont divisé les participants en deux groupes, puis leur ont présenté une peinture. Aux membres du premier groupe, ils ont dit que la toile avait été très longue à réaliser et avait demandé beaucoup d’efforts ; aux membres du second groupe, que la peinture avait été réalisée très rapidement. Les personnes du premier groupe ont jugé l’œuvre meilleure que celles du second. Le fait que nous pensions que quelque chose était destiné à être une œuvre d’art fait aussi une différence. Je parle dans mon livre d’une installation de Sara Goldschmied et Eleonora Chiari composée de bouteilles de champagne vides, de mégots de cigarette et de confettis répandus sur le sol d’un musée en Italie. Les visiteurs du musée qui connaissaient l’art conceptuel y ont vu une œuvre d’art ; et certains conservateurs ont dû l’apprécier suffisamment pour la placer dans le musée. Mais le personnel de nettoyage a pensé qu’il s’agissait d’ordures et a tout balayé ! Ultime exemple, tiré de la musique celui-là. Le célèbre violoniste Joshua Bell s’est un jour installé dans une station de métro de Washington et a commencé à jouer. Les gens passaient à côté de lui sans lui prêter attention, alors qu’une place pour assister à l’un de ses concerts leur aurait coûté très cher. Ils n’ont tout simplement pas perçu la virtuosité de son jeu parce que le cadre n’était pas celui qu’on associe à de l’art – il n’était pas assis sur la scène d’une salle de concert, vêtu d’un smoking et d’un nœud papillon. C’est comme si un tableau de Picasso avait été laissé sur le trottoir au lieu d’être accroché dans un musée. Bien sûr, on pourrait objecter que les gens n’ont tout simplement pas écouté Bell. Mais supposons qu’ils l’aient écouté. Combien d’entre eux auraient reconnu qu’ils étaient en présence d’un maître ?

Pensez-vous qu’on devrait davantage enseigner les arts dans les écoles ?

Ma réponse est un oui catégorique. Les arts ont toujours joué un rôle marginal dans les écoles américaines (et je pense que c’est également le cas dans les écoles françaises), où l’accent a plutôt été mis sur l’anglais et les mathématiques. Mais les arts sont tout aussi importants, et un cursus dépourvu d’éducation artistique reste lacunaire 1. Les arts existent depuis que l’homme est homme, on les retrouve dans toutes les cultures connues. Si la plupart d’entre nous ne sont pas des artistes, nous sommes tous des consommateurs d’art. Et tous les enfants sont des artistes-nés. Les arts enseignent le mode de pensée des artistes. Mes collègues et moi-même avons passé une année à observer des cours d’arts visuels dans deux écoles secondaires de Boston où les élèves pouvaient se spécialiser dans une forme d’art. Nous avons découvert qu’on y enseignait un ensemble d’attitudes et de raisonnements : l’observation attentive, la capacité à générer des images mentales, la réflexivité (analyser son propre processus créatif, évaluer son travail et celui des autres, accepter la critique), la faculté d’aller au-delà de sa zone de confort, d’expérimenter et d’apprendre de ses erreurs. Nous avons écrit un livre qui rend compte de ce que nous avons observé 2. Nous pensons que l’acquisition de ces habitudes de pensée est un argument de poids pour donner aux arts une place plus centrale dans nos écoles. D’autant que les arts sont vraiment les seules matières scolaires où les élèves peuvent s’exprimer de manière non verbale – par la couleur, la ligne, le son, le mouvement, etc. Pourquoi devrions-nous privilégier l’expression verbale au détriment des diverses formes d’expression non verbale que les humains utilisent depuis toujours ?

Est-il vrai que les arts améliorent les performances scolaires, comme on l’entend dire souvent ? 

Non, c’est un mythe, mais un mythe très répandu, du moins aux États-Unis. Et ce mythe persiste en raison du rôle marginal des arts dans nos écoles. Les défenseurs des arts prétendent aujourd’hui – et je pense sincèrement qu’ils en sont venus à le croire – que l’éducation artistique permettra aux élèves d’obtenir de meilleurs résultats aux tests de mathématiques et d’expression orale. Le sous-entendu n’est pas difficile à décoder : l’éducation artistique est une bonne chose parce qu’elle aide les élèves à s’améliorer dans d’autres matières qui sont plus valorisées. En d’autres termes, il s’agit d’un argument purement instrumental. Nous avons examiné de près les études empiriques portant sur la relation entre l’éducation artistique et les résultats scolaires. Nous avons constaté une forte corrélation positive : les élèves qui suivent davantage de cours d’art à l’école obtiennent de meilleurs résultats scolaires que ceux qui en suivent moins. Mais cela ne nous dit rien sur la causalité. Les élèves peuvent avoir de bons résultats scolaires et artistiques parce que leur famille accorde de l’importance aux deux, par exemple. Ou bien ils peuvent réussir dans les deux domaines parce qu’ils sont aussi motivés par l’un que par l’autre. Seules des études expérimentales peuvent nous dire si l’éducation artistique entraîne une amélioration des résultats scolaires. Dans ce type d’étude, les élèves sont divisés en deux groupes : l’un reçoit une forme d’éducation artistique supplémentaire ; l’autre, un groupe témoin, n’en reçoit pas. L’objectif est de déterminer si le groupe artistique s’améliore davantage sur le plan scolaire que le groupe témoin. Or ces études montrent systématiquement qu’il n’y a aucune différence entre les deux groupes.

Vous n’avez pas dû vous faire que des amis lorsque vous avez publié ces résultats ?

Les défenseurs et les financeurs de l’art aux États-Unis étaient très remontés contre nous. On nous a dit que nous aurions dû enterrer nos résultats parce qu’ils donneraient aux écoles une excuse pour réduire encore plus la place des arts. Mais nous avons fait valoir que les arguments instrumentaux mettaient l’éducation artistique en danger. Si les arts ne sont présents dans nos écoles que pour rendre les élèves plus réceptifs aux autres matières, lorsqu’on découvrira que ça ne fonctionne pas ainsi, les écoles auront une bonne raison d’éliminer les arts. Ne serait-il pas plus efficace, suggérera-t-on, de supprimer l’enseignement artistique et de consacrer plus de temps aux autres matières du programme ? Ce n’est que lorsque nous disposerons d’arguments solides en faveur de l’importance de l’éducation artistique en tant que telle que les arts bénéficieront d’une réelle assise dans nos écoles. Et un argument de poids, à mon avis, est que l’éducation artistique enseigne les habitudes de pensée des artistes, et que celles-ci sont importantes et précieuses en ­elles-mêmes. 

— Propos recueillis par Baptiste Touverey.

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Une queue de lecteurs s’étirait dès 6 heures pour la sortie du dernier Zerocalcare, après une dizaine d’albums vendus à plus de 1 million d’exemplaires. « L’auteur de BD le plus célèbre et le plus vendu en Italie » entretient « un lien important avec la scène underground et l’engagement », souligne Internazionale. Il vient de réaliser pour Netflix une série animée au succès fulgurant. Son œuvre a fait l’objet d’une exposition au Musée national des arts du XXIe siècle (MAXXI), à Rome – « une première pour un dessinateur de BD », précise La Repubblica. Dans ce nouvel opus, Zerocalcare poursuit la narration des vicissitudes de Zero, un personnage à son effigie qui vit à Rebibbia, un quartier populaire, et parle en romanesco. Il y aborde des thèmes chers à son cœur : des conditions des Yézidis en Irak à celles des prisonniers italiens au début de la pandémie, ou des réflexions sur la cancel culture. Cet être dépourvu de perspectives d’avenir est une parfaite incarnation de la génération Y, analyse La Stampa. Selon le blog Minima & Moralia, Zerocalcare séduit par son « soliloque fantastique et [son] cocktail brillant d’inventions absurdes ». Et par sa modestie : qualifié en une de L’Espresso de « dernier intellectuel italien », l’auteur a déclaré se sentir plus proche d’un phoque savant que d’un intellectuel. 

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