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Saint Augustin raconte qu’un étudiant abhorrant les spectacles de gladiateurs fut entraîné à en voir un par des amis. Il « ne fut plus le même homme ». Ayant pris goût au spectacle, il n’eut de cesse d’en voir un second. Sénèque relate, lui, le cas d’un Germain (sans doute un prisonnier) qui la veille du combat où il devait se produire se suicida dans les latrines en poussant avec un bâton une éponge dans sa gorge. Ovide dit qu’un homme aime bien y emmener sa petite amie car il est probable que celle-ci, pour ne pas continuer à voir le sang couler, viendra blottir sa tête contre son épaule. Il n’y avait pas que le sang : on enduisait des criminels de goudron et on y mettait le feu, pour les voir courir en hurlant.

Ces grands spectacles pouvaient être organisés par l’empereur, mais aussi par un magnat. On y amenait aussi à grands frais des animaux exotiques, éléphants y compris, dont certains jouaient des tours. Des prisonniers enchaînés étaient lacérés par des ours, des chrétiens livrés aux lions. 

Cependant, beaucoup de gladiateurs étaient des professionnels, entraînés par un coach. Comme des lutteurs de sumo, ils étaient engraissés. La veille du spectacle, le public pouvaient leur rendre visite, dans la soirée. Il paraît qu’ils n’avaient qu'une chance sur huit de mourir au combat. On pariait. La foule était aussi attirée par de multiples cadeaux que lui jetaient les organisateurs. En rendant compte dans la Literary Review du livre de l’historien britannique Harry Sidebottom, son collègue Bijan Omrani souligne que le plaisir de voir souffrir n’était pas seul en cause : « dans l’amphithéâtre siégeait tout l’éventail de la société romaine, depuis l’empereur et les sénateurs jusqu’aux esclaves, assis et accoutrés selon leur rang. Dans l’arène, des proscrits et déviants de tout acabit subissaient une punition méritée. La violence horrible contribuait à sceller l’ordre social. »

[post_title] => Les gladiateurs et le voyeurisme de la souffrance [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => les-gladiateurs-et-le-voyeurisme-de-la-souffrance [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-09-07 09:32:57 [post_modified_gmt] => 2025-09-07 09:32:57 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132425 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Dans le discours qu’il prononça en 1999 à l’université d’Oxford à l’occasion de la remise de son diplôme de docteur honoris causa, l’écrivain et ancien président de la République tchèque Václav Havel énonçait en ces termes ce que devait être à son avis le double rôle des intellectuels en politique : offrir aux gouvernants un miroir critique ; exercer des responsabilités publiques pour aider à réaliser ce qu’ils estiment nécessaire dans l’intérêt général. Cité par Havel, l’historien et journaliste Timothy Garton Ash éprouva le besoin de le reprendre sur un point. Václav Havel, souligna-t-il, s’est engagé avec succès en politique. C’était aussi le cas de l’homme qui lui a remis son diplôme, le chancelier d’Oxford Roy Jenkins (historien et biographe, il fut plusieurs fois ministre et le seul président britannique de la Commission européenne). Mais ce sont là des exceptions. Les intellectuels et les responsables politiques exercent des métiers différents, qui gagnent à rester distincts. Dans ses deux célèbres conférences rassemblées sous le titre Le Savant et le Politique, Max Weber souligne lui aussi à quel point les vocations de penseur et de politicien réclament des dispositions d’esprit qui ne coïncident pas. Comme le montre l’exemple de Havel ou de Jenkins, ainsi que, plus loin de nous, celui d’Edmund Burke ou de François Guizot, les talents nécessaires pour réussir dans les deux domaines peuvent malgré tout se trouver réunis chez une même personne. Ils ne s’exercent toutefois pas toujours en même temps.  

Président de la République du Brésil de 1995 à 2003, Fernando Henrique Cardoso était et demeure également connu comme un intellectuel. À côté de livres de réflexion politique et de recueils de discours, il a publié plusieurs ouvrages de sociologie et d’économie du développement. Paru lorsqu’il avait 90 ans, Um intelectual na política s’inscrit dans le prolongement d’un premier livre de souvenirs, La Somme et le Reste, publié à l’occasion de son 80e anniversaire. C’est une autobiographie intellectuelle. Les activités de Cardoso à la tête du Brésil, dont il a rendu compte au jour le jour dans les quatre volumes de ses Journaux de la présidence, sont à peine évoquées, et les débuts de sa carrière politique guère davantage. L’ouvrage contient dans ses pages finales des réflexions sur l’état du monde et quelques considérations philosophiques et personnelles. Mais l’essentiel de son contenu est le récit de son parcours de sociologue. 

Fernando Henrique Cardoso est né dans une famille de militaires très impliqués dans la vie politique du Brésil. Son arrière-grand-père, son grand-père et son père furent tous les trois généraux. Animé par des idéaux nationalistes et progressistes, son père fut aussi avocat et député du Parti travailliste après la chute du dictateur populiste Getúlio Vargas, en 1954. Né à Rio de Janeiro, Cardoso fit ses études secondaires à São Paulo. Il s’inscrivit ensuite à l’université de cette ville, fondée en 1934 dans le but de redonner à la capitale régionale le prestige et l’influence que les liens de Vargas avec les États du nord-ouest lui avaient fait perdre. Le choix de la sociologie n’avait rien d’incongru dans un pays dont les fondateurs de la république s’étaient inspirés des idées d’Auguste Comte et où cette discipline était perçue comme ayant partie liée avec le destin national. 

Dans l’esprit libéral et cosmopolite qui caractérisait les élites de la ville, l’université de São Paulo faisait largement appel à des professeurs étrangers. En sciences sociales et humaines, il s’agissait essentiellement de Français comme Fernand Braudel, Claude Lévi-Strauss ou Roger Bastide. Tout en défendant une pratique de la sociologie basée sur des fondements empiriques et sur la recherche de terrain, celui qui allait devenir le maître de Cardoso, Florestan Fernandes, accordait dans son enseignement une grande place aux auteurs canoniques européens : Émile Durkheim, Max Weber, Karl Marx. Ils demeurèrent une référence essentielle pour son brillant étudiant. Lorsque Roger Bastide, dont il était un assistant, retourna en France et fut remplacé par Fernandes, Cardoso devint l’assistant de ce dernier. Ses premiers travaux portèrent sur l’héritage des relations entre maîtres et esclaves dans le capitalisme du sud du Brésil. À l’instar de Roger Bastide, il défendait une vision des relations entre les races différente de celle du grand anthropologue et père de la sociologie brésilienne Gilberto Freyre dans son célèbre ouvrage Maîtres et esclaves. Les sociologues de São Paulo jugeaient cette vision trop idyllique et trouvaient qu’elle reflétait la situation dans le nord-est du pays plutôt que dans l’ensemble du Brésil. Cardoso conserva néanmoins toujours un grand respect pour Freyre, dont il admirait le sens du concret et des détails de la vie quotidienne ainsi que les grandes qualités d’écrivain. Freyre figure en bonne place dans la série de portraits réunis dans son livre Ces penseurs qui ont inventé le Brésil, aux côtés du théoricien de l’abolitionisme Joaquim Nabuco et de plusieurs autres écrivains et théoriciens qui se sont intéressés à la formation du Brésil et à l’histoire sociale du pays : l’écrivain Euclides da Cunha, les historiens et sociologues Sérgio Buarque de Holanda, Paulo Prado et Raymundo Faoro, l’économiste Celso Furtado. 

En rupture avec l’approche très ouverte de Florestan Fernandes, les jeunes chercheurs de l’université de São Paulo faisaient du marxisme leur principal cadre de référence. Au cours des années 1950, un groupe d’entre eux comprenant notamment Cardoso et sa femme Ruth, anthropologue, consacra un séminaire fameux à la lecture du Capital. En 1962, Cardoso prenait la direction du Centre de sociologie industrielle et du travail créé à l’initiative d’Alain Touraine, arrivé à l’université de São Paulo dans les pas de George Friedman. À cette époque, sans être engagé dans la vie politique active, Cardoso était proche du Parti communiste, avec lequel il coupa les liens à la suite de la répression de l’insurrection de Budapest par les troupes soviétiques.      

En 1964, les militaires ayant pris le pouvoir au Brésil, il s’exila au Chili. C’est là qu’en collaboration avec le Chilien Enzo Faletto il rédigea son livre le plus connu, Dépendance et développement en Amérique latine. Avec ceux de Celso Furtado, il est considéré comme un des ouvrages fondamentaux de la théorie de la dépendance, qui postule l’existence d’un lien structurel entre la prospérité des pays situés au centre de l’économie capitaliste et le retard de développement des contrées de la périphérie. Cardoso s’est toujours défendu d’avoir voulu formuler une théorie critique appelant à la révolution. Il souligne l’accent mis sur les conditions de la croissance et du développement plutôt que sur les mécanismes de la dépendance. De fait, l’ouvrage analyse la manière dont ce que l’on n’appelait pas encore la mondialisation peut affecter négativement, mais aussi positivement, les pays du Sud, en fonction des politiques économiques menées par leurs dirigeants. 

De retour au Brésil à la suite de l’adoucissement du régime militaire, Cardoso prit la tête d’un centre de recherche financé par la fondation Ford. Il effectua durant cette période plusieurs séjours à l’étranger, notamment à Princeton, Paris et Cambridge, qui contribuèrent à renforcer sa réputation internationale. En même temps, ses liens avec le monde politique se fortifièrent. En 1970, il entrait résolument en politique en rédigeant le programme du parti d’Ulysses Guimarães, opposé au régime militaire. Peu avant le rétablissement de la démocratie au Brésil, en 1985, il était élu sénateur du Parti social-démocrate. Leader de ce parti au Sénat sous le gouvernement du président José Sarney, après la destitution de Fernando Collor il fut nommé ministre des Affaires étrangères, puis de l’Économie, par son successeur Itamar Franco. Son grand succès dans le deuxième poste fut le lancement du plan Real, qui à l’aide de la création d’une nouvelle monnaie (la quatrième en quelques années) et d’une série de mesures d’accompagnement permit de juguler une inflation galopante et de réduire le taux de pauvreté. Il lui servit de tremplin pour la présidence, à laquelle il fut élu à une large majorité en 1994 face au candidat du parti des travailleurs Luiz Inácio Lula da Silva. 

En 1998, ayant fait modifier la Constitution pour pouvoir se représenter, il était réélu. Le bilan de son double mandat est mitigé. On met généralement à son crédit d’avoir stabilisé le pays, consolidé la démocratie, modernisé l’État et amélioré la situation du Brésil dans les domaines de l’éducation et de la santé. Mais la politique de dérégulation et de privatisation massive qu’il mena, mise en œuvre sans précaution dans une conjoncture internationale peu propice, n’eut pas les effets positifs escomptés. À l’issue de ses huit années de présidence, la monnaie du pays s’était fortement dépréciée, la croissance stagnait, les salaires avaient baissé, la dette publique et le chômage augmenté dans des proportions spectaculaires. 

En quittant le pouvoir, Fernando Henrique Cardoso n’abandonna pas la scène politique, sur laquelle il est longtemps resté actif. Apprécié de la presse et des médias pour son brio et sa forte personnalité, jouant volontiers le rôle de « vieux sage » de la politique nationale, il continua à intervenir dans le débat public, critiquant sévèrement les politiques menées par Lula, qui lui succéda pour deux mandats, puis par Dilma Rousseff, et stigmatisant la corruption endémique dans le pays. En 2022, il soutint toutefois Lula contre Jair Bolsonaro, qui se représentait pour un second mandat. 

Dans Um intelectual na política comme dans les entretiens qu’il a accordés au cours des dernières années, Cardoso insiste sur la double cohérence de son parcours : cohérence de son travail de sociologue et de son action politique ; cohérence de sa vision du monde, de la politique et de la société tout au long de sa longue carrière. Ses détracteurs soulignent le contraste entre ses travaux sociologiques et les propos plus généraux et convenus qu’il a tenus oralement et par écrit sur la scène publique depuis qu’il est pleinement entré dans la vie politique. Ils relèvent aussi la contradiction entre les analyses marxistes de sa jeunesse et sa maturité et la politique économique d’inspiration néo-libérale qu’il mena une fois arrivé au sommet du pouvoir.  

Pour expliquer ce que certains dénoncent comme une trahison de ses anciens idéaux, Cardoso invoque les changements intervenus dans l’économie mondiale et la politique internationale au cours des dernières décennies. Il rappelle aussi la profonde différence entre la situation de l’intellectuel, libre de suivre ses idées jusqu’où elles le mènent, et celle du responsable politique, qui pour mener à bien ses projets doit nécessairement conclure des alliances, composer avec ses adversaires, accepter des compromis, convaincre les parlementaires, les représentants des forces économiques, les syndicats et l’opinion. Ces contraintes, déplore-t-il, l’ont condamné à ne réaliser qu’une partie de ce qu’il ambitionnait.  

Le métier de politicien suppose un savoir-faire particulier. Fernando Henrique Cardoso n’aurait pas eu la carrière politique qu’il a eue s’il n’avait pas possédé les talents indispensables : une suffisante aisance en société, le don de persuasion, un minimum de psychologie, un grand sens tactique et de réelles capacités manœuvrières. Il lui fallait aussi une forte motivation : de son propre aveu, notamment parce qu’il y baignait en raison de son environnement familial, la politique l’a toujours passionné. Sociologue influent, il a aussi été un brillant homme d’État. Mais le lien entre ces deux volets de ses activités est plus ténu et moins direct qu’on ne le dit volontiers. L’agilité mentale et les capacités d’analyse qui s’expriment dans ses travaux scientifiques se manifestaient également dans ses interventions publiques et l’ont indiscutablement servi dans sa carrière. Celle-ci a par ailleurs bénéficié de son prestige d’intellectuel et des contacts qu’il a eu l’occasion de faire grâce à ses travaux universitaires. Au bout du compte, il aura tout de même exercé deux métiers différents, en succession plutôt que simultanément.

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« Priver de fonds l’agenda délétère woke et marxiste » est l’un des objectifs affichés du projet de budget de l’administration Trump. L’idée que le marxisme puisse être considéré aux États-Unis comme un ennemi public à terrasser en priorité évoque plus les moulins à vent de Don Quichotte qu’une réalité palpable, mais le fait est qu’il existe une solide tradition marxiste dans le pays du capitalisme conquérant. C’est l’ambition de l’historien (marxiste) Andrew Hartman d’en retracer les contours. Il distingue quatre principaux moments marxistes. Le premier était à l’époque de « l’âge d’or », depuis la grande grève des chemins de fer en 1877 jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale. Le second eut lieu dans le sillage de la Grande Dépression ; il accompagna le New Deal. Le troisième vint dans les années 1960 avec la Nouvelle Gauche. Et le quatrième – serait-ce pour donner raison à Trump ? – a lieu maintenant, quand, selon Hartman, « les Américains pensent à Marx à un degré jamais atteint depuis les années 1960 ou peut-être même les années 1930 ». Il reste que le courant marxiste s’observe plus dans les livres d’universitaires que dans la rue, constate le (marxiste) Mathias Fuelling dans The Baffler. « Il n’a jamais existé de parti marxiste en mesure d’influencer la politique nationale. » Faute de munitions, le livre de Hartman aurait pu être plus justement titré « L’antimarxisme en Amérique », écrit-il.

[post_title] => Marxisme zombie aux États-Unis [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => marxisme-zombie-aux-etats-unis [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-07-03 08:43:07 [post_modified_gmt] => 2025-07-03 08:43:07 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132324 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Il existe encore quelque 7 000 langues aujourd’hui, mais 6 500 sont de moins en moins parlées et beaucoup condamnées à disparaître. C’est dans ce vivier-là que puise la linguiste écossaise Lorna Gibb pour montrer combien les systèmes linguistiques sont divers et parfois insolites ; et combien les langues sont liées à un environnement physique ou culturel spécifique qu’elles seules peuvent décrire et interpréter ; et aussi combien toutes sont sujettes aux circonstances politiques ou sociales qui peuvent les promouvoir ou les éradiquer – et parfois les ressusciter. Lorna Gibb ne jette que quelques coups de projecteur, mais assez pour appréhender les grandes distinctions linguistiques, et illustrer aussi l’impact des péripéties historiques sur le langage. Ses choix sont inspirés par des souvenirs de jeunesse qui donnent à son livre une agréable coloration personnelle. 

Issue d’un milieu écossais populaire, elle parlait en effet chez elle le scots, avec son très fort accent socialement pénalisant (l’anglais étant, note Harry Ritchie dans The Spectator, « la seule langue dont les dialectes sont des marqueurs non seulement géographiques mais sociaux »). Du coup, son cœur semble battre plus fort pour les langues déconsidérées, opprimées, ou particulièrement étranges. Comme les langues à clics d’Afrique australe, dont les locuteurs – San, Zoulous, Xhosas, Hadzabés… – ont été persécutés ou brimés. Avec leur vingtaine de clics buccaux source d’une immense richesse en phonèmes (112 en khoïkhoï contre 36 en français), ces langues sont pourtant des vestiges des toutes premières formes de communication humaine. En matière d’insolite, l’autrice donne la palme aux langues sifflées – notamment le silbo aux Canaries ou le hmong en Chine – qui permettent d’échanger d’une vallée à l’autre ou à travers la jungle, ou de draguer en toute discrétion, et qui sont une survivance probable du « protolangage musical » à l’origine, selon Darwin, de la communication humaine (le sifflement permet également aux dauphins d’échanger entre eux – et peut-être un jour avec les hommes). 

L’autrice se penche aussi sur les « langues silencieuses », comme les signaux de fumée ou les langues manuelles ; celle qui au Moyen Âge servait aux échanges entre moines voués au silence, ou celle des Indiens des plaines (PISL) qui, jusqu’à la fin XIXe siècle, facilitait les relations entre tribus amérindiennes. Parmi les langues historiquement opprimées, Lorna Gibb décrit les cas du maori en Nouvelle-Zélande, de l’aïnou au nord du Japon, ou du guarani au Paraguay. Et parmi celles qui ont été victimes collatérales de conflits militaires ou politiques, elle évoque surtout l’araméen (assyrien) d’Irak, la basque d’Espagne (sous Franco), le tamoul du Sri Lanka, ou le serbo-croate de l’ex-Yougoslavie, exemple assez rare d’une langue redivisée entre ses composantes lors de l’explosion de son pays d’origine. Elle consacre enfin une large portion de son livre aux innombrables langues purement orales en train de disparaître en même temps que l’environnement de leurs locuteurs – « une perte déplorable, car chaque disparition emporte avec elle non seulement de charmantes particularités syntaxiques ou phonétiques mais aussi la connaissance spécialisée de la faune et de la flore locales ». Ainsi, en Amazonie, 90 % des plantes médicinales ne sont nommées, et leur utilisation décrite, que dans la langue d’une seule tribu qui emportera ses précieux secrets avec elle. Cette funeste attrition est pourtant réversible, et les hiérarchies linguistiques sont soumises aux aléas de l’Histoire. Le latin en Europe et le mandchou en Chine qui étaient jadis l’apanage des classes dirigeantes tandis que les classes inférieures parlaient des langues inférieures, le bas latin ou le mandarin, ont ainsi dégringolé du podium : le latin a disparu, sauf du Vatican ; et le mandchou des empereurs Qing est désormais marginalisé, remplacé par le mandarin. Parfois même cette réversion est décrétée par l’État, comme dans le cas du maori, de l’hébreu ou dans une moindre mesure du gaélique – y compris le gaélique écossais cher à Lorna Gibb. Parfois aussi, ce sont les locuteurs qui se mobilisent, comme ceux – très peu nombreux – du wilamowicien, langue assez ancienne uniquement parlée dans la petite ville polonaise de Wilamowice. La défense des langues est un sport de combat.

[post_title] => Parlez-vous le wilamowicien ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => parlez-vous-le-wilamowicien [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-07-03 08:34:22 [post_modified_gmt] => 2025-07-03 08:34:22 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132321 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Quand le roi George V s’adressa à ses sujets indiens en 1928, l’Inde dont il parlait avait presque deux fois la taille de l’Inde actuelle. Elle comprenait en effet les États que sont devenus non seulement le Pakistan et le Bangladesh, mais la Birmanie, le Koweït, le Qatar, Dubaï, Bahreïn, Oman, Aden et les Émirats arabes unis. La roupie était leur monnaie commune et ceux qui voyageaient arboraient un passeport de l’Empire indien. Faisant référence à la partition meurtrière entre l’Inde et le Pakistan (un million de morts), Sam Dalrymple dénombre quatre autres « partitions » qui se sont déroulées entre 1937 (pour la Birmanie) et 1971 (pour le Bangladesh). Une conception un peu « tirée », juge Owen Bennett-Jones dans la Literary Review, car elles n’étaient pas de même nature et il y inclut l’absorption par l’Inde et le Pakistan des centaines de petits États princiers qui jouissaient jusque là d’une certaine autonomie. Il reste que ce regard rétrospectif fait remonter à la surface une réalité aujourd’hui complètement oubliée, notamment celle de la partie arabe de l’Inde du British Empire. Le sort catastrophique des Rohingyas dans le Myanmar (ex-Birmanie) est l’héritage direct du traçage aberrant d’une frontière par les autorités britanniques de l’époque.

[post_title] => Quand l’Inde avait deux fois la taille actuelle [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => quand-linde-avait-deux-fois-la-taille-actuelle [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-07-03 08:31:28 [post_modified_gmt] => 2025-07-03 08:31:28 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132318 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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En 1995, un ouvrier du bâtiment de 29 ans fut emmené aux urgences à Leicester ; un clou de 15 centimètres lui avait traversé la chaussure. Toute tentative de lui enlever le faisait hurler de douleur. On lui a administré des sédatifs et enlevé le clou, pour découvrir que celui-ci était passé entre les orteils. Mais pour l’équipe médicale il ne faisait aucun doute qu’il avait réellement ressenti la douleur qui le faisait hurler. Dans un hôpital londonien, dans les années 1980, un patient souffrant de douleurs abdominales chroniques jusque là non traitées vit arriver le médecin chef tenant au bout d’une pince à épiler un très gros comprimé blanc. Il laissa tomber le comprimé dans un verre d’eau, provoquant une forte effervescence, et enjoignit au malade de boire le verre lentement après la disparition de toute effervescence. La douleur disparut aussitôt. Or ce n’était que de la vitamine C, un placebo. Pour l’épidémiologiste Jeremy Howick, exerçant au Royaume-Uni, qui décrit la chose dans un livre bourré d’histoires de ce genre, l’astuce était la pince à épiler, qui donnait l’impression que le comprimé était trop actif pour être touché à mains nues.

Plusieurs méta-analyses ont montré que les antidépresseurs les plus sophistiqués, qui ont pu coûter jusqu’à un milliard de dollars en conception et essais cliniques, sont « au mieux marginalement plus efficaces que des placebos », écrit le médecin écossais Gavin Francis en rendant compte de ce livre dans la New York Review of Books. L’effet placebo et son inverse, l’effet nocebo, agissent sur les croyances et les attentes des patients de façon spectaculaire, entraînant d’indéniables effets physiologiques. Un homme enrôlé dans un essai clinique pour un antidépresseur a été emmené aux urgences car il avait surdosé sa prise et vu sa tension dégringoler. Or il avait pris le placebo. On a mis en évidence des effets du même type chez des rats.

Beaucoup de produits pharmaceutiques mis sur le marché sont en réalité des placebos. On a montré que des placebos chers attirent plus les clients que des placebos bon marché, que les gélules marchent mieux que les comprimés et que des gélules colorées marchent mieux que les blanches. Les bleues et les vertes marchent mieux comme sédatifs, les roses et les rouges mieux comme stimulants et anti-douleur – sauf chez les Italiens, pour qui le bleu est un stimulant.

Vu l’accroissement sidéral des dépenses de santé, Howick se demande si l’on ne pourrait pas envisager de systématiser l’usage des placebos. D’autant qu’étiqueter un médicament comme placebo ne le rend pas forcément moins attirant. Gavin Francis a repéré des flacons vendus près de 100 euros dont la notice (en petits caractères, certes) précise : « sans ingrédient actif ».

[post_title] => Ça vaut mieux qu’une jambe cassée [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => ca-vaut-mieux-quune-jambe-cassee [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-07-03 08:29:27 [post_modified_gmt] => 2025-07-03 08:29:27 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132315 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Lorsque la seconde édition du James Joyce de Richard Ellmann parut en 1982, vingt-trois ans après la première, Anthony Burgess salua l’ouvrage comme « la plus grande biographie littéraire du XXsiècle ». Considéré comme un chef-d’œuvre du genre, ce livre est un modèle et une source d’inspiration pour tous ceux qui entreprennent de raconter la vie d’un écrivain. Depuis sa publication, on a vu la bibliographie sur Joyce enfler dans des proportions spectaculaires. À côté d’innombrables articles et de deux nouvelles biographies complètes, par Peter Costello et Gordon Bowker, on peut à présent lire la biographie de sa femme Nora par Brenda Maddox, et, par Carol Shloss, celle de sa fille Lucia, dont la carrière de danseuse fut interrompue par la schizophrénie. On mentionnera aussi un ouvrage sur les années qu’il a passées à Trieste par John McCourt, et un autre sur l’amitié qu’il y a nouée avec l’écrivain italien Italo Svevo par Stanley Price. Même lorsqu’ils sont en désaccord avec lui sur un point ou un autre, les auteurs de ces livres reconnaissent leur dette envers Richard Ellmann et le travail immense qu’il a accompli. Mieux que n’importe qui, il est parvenu à capturer l’âme de Joyce et à en donner une image vivante et convaincante. À quoi tient sa réussite ? Lui-même auteur de deux biographies, de Kingsley Amis et Saul Bellow, Zachary Leader s’est efforcé de le comprendre et de l’expliquer. 

Pour une part, le succès d’Ellmann tient aux conditions dans lesquelles il a pu opérer. Au moment où il a entamé ses recherches sur Joyce, celui-ci était mort : travaillant sous le regard de l’écrivain, son premier biographe, Herbert Gorman, n’avait réussi à produire qu’un ouvrage très lacunaire et exagérément flatteur. Mais beaucoup de témoins de sa vie étaient encore vivants, à commencer par son frère Stanislaus, son fils Giorgio, Harriet Weaver, l’activiste et mécène anglaise qui le soutint financièrement toute sa vie, Sylvia Beach, qui publia la première édition d’Ulysse en anglais à Paris, Stuart Gilbert et Valery Larbaud, qui traduisirent l’ouvrage en français, ainsi que plusieurs de ses amis de jeunesse à Dublin dont il s’est inspiré pour créer les personnages de ses romans. Ellmann s’arrangea pour faire leur connaissance. Parce qu’il avait le don de conquérir et conserver la confiance des personnes qu’il rencontrait, il parvint à leur soutirer une grande quantité d’informations. 

Aux yeux de Zachary Leader, la qualité de la biographie d’Ellmann tient largement à la personnalité de son auteur. Pour cette raison, il consacre la première moitié de son livre à l’histoire de sa vie. Il ne s’agit pas d’une vraie biographie du biographe. Le récit détaillé s’arrête peu après la réception de la première édition de son livre. Leader ne fait que survoler les trente dernières années de l’existence d’Ellmann et ne dit par exemple presque rien de sa biographie d’Oscar Wilde, publiée l’année de sa mort, aussi volumineuse que celle de Joyce et très bien accueillie. 

Richard Ellmann est né dans une petite ville du Michigan en 1918, dans une famille juive originaire de Roumanie du côté de son père, d’Ukraine dans le cas de sa mère. Il était le second de leurs trois fils. Erwin, l’aîné, était un garçon particulièrement brillant qu’il n’a cessé d’admirer et qui a exercé sur lui une grande influence. Richard se distinguait par son intelligence, son affabilité, son caractère prudent et la délicatesse de sa sensibilité. Il n’en cultivait pas moins une sorte d’humour sardonique et pouvait se montrer indépendant et, à sa manière douce, rebelle. Ses parents nourrissaient de grandes ambitions pour leurs enfants. Il ne les déçut pas sur ce plan en réussissant brillamment des études de lettres et en accomplissant une carrière universitaire remarquable. Mais ils étaient très attachés à la tradition juive, surtout son père. Très rapidement, il se détacha de celle-ci. Lorsqu’après deux liaisons amoureuses restées sans suites il décida d’épouser Mary Donoghue, une Irlandaise de famille catholique, de surcroît non croyante, il savait qu’ils allaient s’opposer à cette union. Résolu à ne pas se laisser dissuader, pour éviter une confrontation pénible, il les avertit par lettre qu’il partait se marier à Paris. Mary était une femme très intelligente et une forte personnalité. Zachary Leader souligne le rôle décisif qu’elle joua dans la vie d’Ellmann, en l’aidant dans son travail et en assumant seule les responsabilités liées à la vie de leur famille de trois enfants durant les longs séjours qu’il fit en Europe pour mener ses recherches. 

Durant la guerre, exempté de service dans une unité combattante en raison de sa mauvaise vue, il fut affecté à l’Office de Coordination de l’Information, qui devint l’OSS puis la CIA. Il y développa ses capacités d’analyse et de classement de grandes masses de documents. Après une thèse de doctorat défendue à Yale, qui prit la forme d’une biographie du poète irlandais William Butler Yeats, il enseigna quelque temps à Harvard avant d’accepter un poste à l’université Northwestern, dans l’Illinois. Il y resta dix-sept ans, parce qu’il aimait l’établissement et sa communauté de professeurs. Durant toute sa carrière, il fut couvert d’honneurs et ne cessa de bénéficier de bourses de recherche et d’années sabbatiques. Mais sa vie ne fut pas exempte de malheurs. En 1969, Mary fut frappée d’une hémorragie cérébrale qui la laissa à moitié paralysée. Ellmann décida néanmoins de déménager à Oxford, où il avait accepté un poste, notamment pour qu’elle puisse bénéficier des services de la médecine publique anglaise. Lui-même mourut à l’âge de 69 ans d’une sclérose latérale amyotrophique.  

Ainsi que le montre Leader, les grandes capacités de travail d’Ellmann, sa ténacité, ses talents incomparables de détective littéraire,  son sens de la diplomatie et son habileté à obtenir de ses interlocuteurs ce qu’il voulait d’eux sans jamais froisser ou heurter personne expliquent largement la qualité de sa biographie de Joyce. Tout en éprouvant pour lui une énorme admiration, il portait sur l’écrivain un jugement objectif et honnête et n’était pas aveugle à ses flagrants défauts. Joyce était de fait un homme férocement égocentrique qui absorbait toutes les énergies de son entourage pour les mettre au service de son œuvre. Il était jaloux et possessif, et s’il a vécu longtemps dans une extrême misère, c’est largement de sa faute, parce qu’il était imprévoyant et flambeur : bien que posant en martyr et en victime, jamais il n’a manqué d’amis ni de protecteurs.  

À plusieurs égards, Ellmann se sentait proche de lui. « En tout ce qu’il entreprenait, écrit-il en conclusion de sa biographie, ses deux passions profondes – sa famille et ses écrits – gardaient leur place. Elles ne fléchirent jamais. La profondeur de la première donna à son œuvre son caractère de sympathie et d’humanité. L’intensité de la seconde haussa sa vie jusqu’à la dignité et une consécration suprême. » Ces lignes pourraient tout aussi bien s’appliquer à Ellmann lui-même. Bien qu’il ait coupé avec ses origines, la grande estime dans laquelle Joyce tenait le peuple juif, auquel il comparait le peuple irlandais, ne pouvait d’autre part le laisser insensible. 

Ainsi qu’il l’a raconté à plusieurs reprises, ce qui l’a décidé à s’attaquer à la rédaction d’une biographie de Joyce est la découverte d’une collection de 900 pièces relatives à l’écrivain – des éditions originales de ses livres, de la littérature critique à son sujet, mais aussi quelques manuscrits – détenue par un juriste nommé James Fuller Spoerri, qui eut l’idée de la lui montrer. Un autre moment fort dans l’histoire du livre pointé par Zachary Leader est, peu après le décès de Stanislaus Joyce, la rencontre d’Ellmann avec sa veuve Nelly, qui lui donna accès à une impressionnante quantité de documents, dont 130 lettres de Joyce à son frère. Il les exploita à l’insu du fils de Stanislaus, Stephen, dont il craignait qu’il se les approprie, les disperse ou les vende. Généreux avec ses collègues, ses confrères et ses étudiants, Ellmann pouvait se montrer très méfiant envers ses concurrents et, lorsqu’il sentait que la priorité pouvait lui être volée, protégeait soigneusement les documents inédits sur lesquels il était parvenu à mettre la main. 

« Ulysse, souligne Zachary Leader, est au cœur de l’image qu’Ellmann a de Joyce comme personne et comme artiste, le lieu où son caractère se révèle le mieux. » Un bonne partie de ses efforts furent donc consacrés à retracer l’origine des grands thèmes et du contenu de cette œuvre foisonnante. En suivant la structure de l’Odyssée d’Homère, le roman raconte une journée d’un habitant de Dublin, le juif Leopold Bloom, qui déambule dans les rues de la ville, profitant des plaisirs de la vie d’un homme ordinaire, méditant sur le sens de l’existence, observant les femmes avec concupiscence et préoccupé par les infidélités de la sienne. L’histoire est divisée en 18 épisodes chacun caractérisé par un thème et un style particulier. Elle s’achève par le retour de Bloom chez lui accompagné par le jeune poète Stephen Dedalus, raconté sous la forme d’une parodie du catéchisme catholique, suivi du célèbre monologue nocturne de sa femme Molly, composé de huit longues phrases sans ponctuation. Ellmann décrit étape par étape la genèse d’Ulysse, analyse en détail certains des épisodes les plus fameux et raconte l’histoire mouvementée de la publication du livre, marquée notamment par la censure dont il a longtemps fait l’objet aux États-Unis en raison des descriptions qu’on y trouve des fonctions corporelles et de la sexualité. Dans la seconde édition de sa biographie, il évoquera plus franchement que dans la première la crudité de langage dont Joyce et Nora pouvaient faire preuve sur ce plan dans certaines de leurs lettres. Tout au long de son récit, c’est avec une finesse psychologique de grand romancier qu’il dépeint la vision du monde de Joyce et son caractère : son aversion à l’égard de l’Église catholique, sa passion pour Shakespeare et l’opéra, ses excès de boisson, sa tendance au voyeurisme, ses obsessions pour plusieurs jeunes femmes, son angoisse face à la perte progressive de sa vue et la souffrance occasionnée par les multiples opérations aux yeux qu’il a dû subir, ses sentiments ambivalents à l’égard de l’Irlande qui le conduisirent à vivre en exil à Rome, Trieste, Paris et Zurich. 

Au moment où Ellmann a entamé sa carrière, les études littéraires étaient dominées par l’école de la « nouvelle critique ». Refusant d’expliquer les grandes œuvres, comme on le faisait avant eux, en les situant dans l’histoire de la littérature et en les rapprochant des circonstances de la vie de leur auteur, ses représentants considèrent les textes comme des ensembles fermés et autonomes dont le sens n’est pas à chercher en dehors d’eux. Bien qu’il ait baigné dans l’atmosphère intellectuelle de ce mouvement, Ellmann a toujours conservé ses distances par rapport à lui, comme d’ailleurs à l’égard d’autres variétés de théorie littéraire qui commencèrent à fleurir durant ses dernières années d’enseignement. Son approche des œuvres est toujours restée résolument biographique, dans le sens traditionnel du mot : jamais il n’a fait appel de façon massive à des explications de caractère psychanalytique. 

On accuse parfois les biographes de mettre en œuvre une conception réductrice des œuvres littéraires qui explique leur contenu par les seuls faits de la vie de l’écrivain, sans tenir compte du travail de leur imagination. C’est un reproche qu’on ne peut légitimement adresser à Ellmann. Certes, avec une ardeur, un zèle, une persévérance et une astuce qui font l’admiration de Zachary Leader, il s’est employé à traquer dans les rues de Dublin et les souvenirs des contemporains de Joyce la myriade de menus incidents qui ont fait leur chemin jusque dans ses livres. Mais c’était pour mieux mettre en lumière la complexité et la subtilité des rapports qui s’établissaient chez lui entre la vie, la mémoire et l’imagination. « La vie d’un artiste, écrivait Ellmann, et particulièrement celle de Joyce, diffère des vies ordinaires en ce que les événements y deviennent des sources d’art, dans le moment même où ils s’imposent à l’attention. Au lieu de laisser chaque journée, poussée par la suivante, tomber dans un souvenir imprécis, il remodèle les expériences qui l’ont modelé lui-même. » Tout, dans la vie de Joyce, était susceptible, après transformation, de nourrir l’œuvre en gestation, raison pour laquelle il notait de façon compulsive les propos qui le frappaient. Et lorsque la mémoire se révélait impuissante à restituer les impressions et les sensations qu’il voulait exprimer, il n’hésitait pas à procéder à une reconstitution : un jour, Nora l’accusa de la pousser dans les bras d’autres hommes pour éprouver à nouveau les affres de la jalousie. Ellmann, s’émerveille Leader, reconstitue ce jeu complexe avec précision et subtilité dans une langue dont l’élégance a fait qualifier son livre de « triomphe du style, de la clarté, de l’éloquence et de la lisibilité ».

Un attrait supplémentaire de sa biographie est la quantité d’extraits de textes de Joyce et de son abondante correspondance qu’il cite. N’hésitant pas à proposer des interprétations et des hypothèses explicatives incomplètement soutenues par les documents, il entendait offrir à ses lecteurs le moyen d’en évaluer la solidité en les confrontant avec les sources qu’il avait utilisées. Mutatis mutandis, Zachary Leader procède de même en citant lui-même à de nombreuses reprises tout au long de sa propre enquête minutieuse des lettres d’Ellmann. Elles n’ont naturellement pas l’éclat de celles de Joyce, mais elles aident à comprendre comment son meilleur biographe a réussi à entrer aussi profondément dans son esprit exceptionnel. 

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On ne saurait comprendre la personnalité de Xi Jinping sans se pencher sur celle de son père et explorer l’histoire qu’ils ont partagée. C’est l’entreprise à laquelle s’est livré l’universitaire américain Joseph Torigian. Dix ans de recherches auprès de sources chinoises, anglaises et russes le conduisent à mettre en avant un caractère commun au père et au fils : la conviction, héritée du bolchevisme, que « souffrir renforce le pouvoir de la volonté et le dévouement à la cause », résume The Economist. La cause, c’est-à-dire celle du Parti, lequel est mû par le désir de rendre sa grandeur à la Chine sans risquer le chaos. 

Xi Zhongxun était l’un des « huit immortels » du PCC. Né en 1913 dans une famille de paysans, fervent communiste dès sa jeunesse, emprisonné en 1928, fidèle compagnon de Mao et de Zhou Enlai, il fut victime de la Révolution culturelle, mis à l’isolement et torturé, pendant que 200 de ses supposés partisans étaient « battus à mort, rendus fous ou gravement handicapés », écrit Torigian. Une de ses sœurs s’est suicidée (deux autres étaient mortes de faim un peu plus tôt). Son jeune fils, Xi Jinping, forcé de porter une lourde casquette en acier, fut humilié publiquement, sa propre mère se joignant aux harceleurs, puis jeté dans une prison où il passa un hiver le corps couvert de poux, avant d’être exilé dans un trou perdu, où il vivait dans une grotte. Après la mort de Mao, Xi père fut l’un des responsables de la libéralisation économique initiée par Deng Xiaoping puis de la politique menée au Tibet et dans le Xinjiang ouïghour. 

« Les analystes qui observent la Chine de l’extérieur considèrent volontiers le jeu politique au sommet comme reflétant une division entre les bons et les méchants, entre les réformateurs et les anti-réformateurs, dit Torigian dans un entretien à la NPR. Mais ce qui ressort de mon livre, c’est un Xi Zhongxun habité par une division intérieure, par des pulsions contradictoires, qui avait ses propres vues sur les choses. Il a lutté toute sa vie pour gérer ces deux parts de lui-même, mais ce sont les intérêts du Parti qui ont toujours primé. »

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« Si toi qui pisses accroupie est capable d’une telle arrogance, de quelle arrogance aurais-je droit, moi qui pisse debout ? » hurle un mari contre sa femme, qui n’a donné naissance qu’à deux filles. À sa sœur qui est revenue chez ses parents en pleurant parce que son mari l’a quittée pour une infirmière, un frère lui lance : « Si tu avais le moindre égard pour l’honneur de ta famille, tu te serais immolée par le feu ».

À 77 ans, Banu Mushtaq, musulmane du Karnataka, État relativement prospère du sud de l’Inde, se voit récompensée par l’International Booker Prize pour une sélection de douze nouvelles écrites en kannada et d’autres langues locales, désormais traduites en anglais. Elle s’était fait connaître pour ses engagements militants. Elle a échappé à un assassinat pour réclamer le droit des femmes à entrer dans une mosquée. Elle revendique aussi le droit des jeunes filles à porter le hijab à l’école. Elle a surtout publié des nouvelles, mais aussi un roman et un recueil de poèmes.

Heart Lamp décrit la condition détestable de beaucoup de femmes musulmanes au Karnataka, mais dresse aussi un portrait de femme abusive, que l’on qualifierait en Occident de perverse narcissique, et un autre d’une femme riche sans consistance mue par son égoïsme. Une écrivaine « puissante », juge Kate McLoughlin dans le Times Literary Supplement, professeure de littérature à Oxford.

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La postérité – pour les rares auteurs qui y ont accès – n’est pas forcément un long fleuve tranquille. Voyez Dante Alighieri : comme le montre Joseph Luzzi dans sa biographie de la vie posthume de La Divine Comédie, ce chef-d’œuvre désormais bien établi n’a pas juste connu des siècles de paisible « critique rongeuse des souris » (Karl Marx) mais a toujours été tiré à hue et à dia par des générations de lecteurs emplis d’indignation religieuse, politique, esthétique, linguistique même. C’est le sort des très grandes œuvres d’art, multidimensionnelles par essence. La Divine Comédie est du lot, ouvrage militant et complexe, à la fois exaltation du christianisme des origines, plaidoyer en faveur de Dante lui-même outrageusement éjecté de Florence sa patrie, hymne à l’amour (en l’occurrence à Béatrice, la « glorieuse » défunte) et audacieuse promotion de la langue toscane « vernaculaire », ici mélodieusement exprimée par le truchement d’un complexe instrument prosodique, la « terza rima ». 

Boccace a crié au génie dès la publication manuscrite du poème vers 1320. Mais Pétrarque, l’autre grand poète italien de l’époque, s’est indigné – oser abandonner le pur latin des classiques pour une langue vulgaire, inélégante, changeante ! – et Boccace s’est rallié à lui. Pourtant, le méprisable dialecte « vernaculaire » (mot étymologiquement relié à l’idée de servage) est devenu, largement grâce à La Divine Comédie, le bel italien d’aujourd’hui. Mêmes avanies dans le domaine religieux. Tandis que Dante voulait illustrer la vision thomiste du salut en dispatchant entre enfer, purgatoire et paradis les grandes figures du passé selon leur degré de vertu, le poète a post mortem déclenché les foudres de l’Inquisition pour avoir assigné à l’enfer pléthore de prêtres corrompus et de papes « qui forniquent avec les rois », et son œuvre s’est retrouvée à l’index. Il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour que La Comédie redevienne divine, et le début du XXe pour que le pape Benoît XV la célèbre comme le « poème qui a chanté l’idée chrétienne avec le plus d’éloquence ». Entretemps le succès posthume sera au rendez-vous, essor de l’imprimerie aidant, mais pas pour longtemps. À la Renaissance, la ferveur esthétique et l’émancipation détourneront le public d’un livre jugé « sobre, moralisateur et archi sérieux ». Le lectorat du siècle des Lumières ne sera pas plus indulgent, et Voltaire déclarera l’ouvrage « monstrueux ». C’est le romantisme qui réintégrera La Comédie dans le canon littéraire et fera de Dante « un héros culturel et politique » : « pas moins de 181 éditions paraîtront en Europe entre 1800 et 1850, et les artistes romantiques – depuis William Blake jusqu’à Gustave Doré ou Francisco de Goya – s’empresseront d’illustrer le poème », écrit Andrew Frisardi dans The Wall Street JournalLa Comédie inspirera aussi les poètes (notamment les modernistes, T. S. Eliot, Ezra Pound, Ossip Mandelstam), les romanciers (James Joyce, Primo Levi, Gramsci), les cinéastes même (Jean-Luc Godard, Francis Ford Coppola, Tim Burton, David Lynch). La résurrection de La Divine Comédie en objet culturel multimédia montre bien, comme Paul Valéry l’expliquait, que les grandes œuvres « sont à géométrie variable » et que chaque époque, chaque lecteur les comprend différemment. Quid alors du lecteur d’aujourd’hui ? Si bien des gens connaissent les premiers vers du poème (« Au milieu du chemin de notre vie… »), combien lisent les pages suivantes (environ 424, quoiqu’un micrographiste italien ait pu faire tenir les 14 233 vers sur une seule page !) ? Pire encore, voici que La Divine Comédie est désormais visée par la censure woke (pour islamophobie, racisme…) et menacée d’être retirée des programmes scolaires italiens. Ses tribulations sont donc loin d’être finies…

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