La première fois, c’était en 1997. Vincent Delbrouck avait 22 ans, un diplôme en communication, un goût affirmé pour le cinéma italien et l’image en général. Il s’envole de Bruxelles, sa ville natale, direction Cuba. Un choc : « Ici, tout est plus fort – la lumière, les odeurs, la présence des corps. Et la politique, avec cette bascule de la révolution vers la dictature », dit-il. Depuis, il est retourné à La Havane « une bonne vingtaine de fois », avec carnets et appareils. Un mois par séjour, durée maximale du visa touristique : il est hanté par l’île autant qu’il la hante. C’est de cette relation intime que témoignent les deux livres qu’il a conçus autour de photos prises à La Havane durant deux périodes distinctes. De l’un à l’autre se dessinent en filigrane les mutations à la fois de la quête du photographe et de la société cubaine.
Quand Vincent Delbrouck découvre La Havane, en 1997, le pays est englué dans la « période spéciale » – euphémisme officiel désignant les années de quasi-disette qui ont suivi l’effondrement du parrain soviétique. Il y revient assidûment jusqu’en 2006, année où Fidel passe la main à son frère Raúl. De cette première « saison cubaine », le photographe a tiré un livre dur, écho d’un Cuba en crise autant que de son « chaos personnel » : Beyond History (Bold Publishing, 2008). La prostitution, le délabrement des êtres et des rues s’exhibent dans des collages d’images et de textes où, parfois, une fleur gracieuse rappelle la possibilité d’un autre monde. Parmi ces photos trash figure le portrait de l’âme du lieu : l’écrivain Pedro Juan Gutiérrez, ami du photographe, surnommé le « Bukowski cubain » en raison de sa prose aussi crue que brutale.
Vincent Delbrouck ne retournera que huit ans plus tard à Cuba, après un long voyage au Népal. En 2014, l’île a changé. Le gouvernement distille une dose de libéralisme dans la planification, il y souffle un « vent de fraîcheur ». Commence une seconde série de voyages pendulaires Bruxelles-La Havane.
« J’errais, je laissais venir. C’est ma façon d’être et de photographier. » 2018, le déclic. Il rencontre un groupe de jeunes dans la banlieue sud de la capitale, à La Víbora, « un quartier de la classe moyenne ». « J’ai trouvé avec eux ce que je cherchais depuis des années : ces jeunes m’ont accueilli sans rien me demander. J’étais loin de mon premier voyage, où je m’étais fait piquer mon appareil photo, arnaquer comme un touriste à dollars. J’ai eu envie de parler de cette jeunesse-là. »
Ils ont entre 16 et 18 ans, les filles se maquillent, les garçons ont des tatouages gothiques. À la rivière, au parc, à la plage, ils s’embrassent, s’étreignent, rient. C’est une adolescence belle et ordinaire qui s’effeuille de portrait en portrait. Tout à ses désirs d’amitié et d’amour fou, elle dégage une douceur restituée à merveille par une palette de couleurs où dominent un bleu azuréen et des surimpressions roses. Elle vit dans sa bulle intemporelle : le reste du monde est invisible.
Pourtant, Cuba est là. Dans l’uniforme (chemise et jupe-culotte) fourni par l’État, ajusté par les mères. Dans une sexualité libre – le castrisme a battu en brèche les pudeurs catholiques. Et dans ces regards parfois perdus : « Tous ces jeunes veulent quitter l’île », explique Vincent Delbrouck. Lui s’y attarde : « Je me sens comme eux, suspendu entre réalité et fiction. Photographier est d’ailleurs une façon de me protéger de la réalité. » Pas question de reportage – « le documentaire me lasse » –, Champú (« shampooing », nom donné par ces jeunes au rhum maison vendu par un vieux du quartier) sera une immersion dans un bain de jouvence.
« Ses mots me donnaient le vertige. Dans ma tête, je n’entendais que “Je t’aime” encore et encore. Mon cœur battait, mes mains tremblaient… Est-ce un rêve ? » s’interroge Oriss, l’une des lycéennes, dans une nouvelle accompagnant Champú. Le photographe s’est-il posé la question quand il a rencontré Helen, une des jeunes de La Víbora ? Elle est devenue sa compagne. Happy end de sa seconde saison cubaine.
— C. Bn.
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«Ces galonnés ont un grand avantage. Si nous les écoutons et faisons ce qu’ils nous disent de faire, aucun d’entre nous ne sera en vie pour leur montrer qu’ils avaient tort ». Cette remarque sarcastique de John Fitzgerald Kennedy à propos des hauts responsables militaires lui conseillant en 1962, au plus fort de la crise des missiles de Cuba, de bombarder les sites de lancement ou d’envahir l’île, en dit long sur son état d’esprit durant ces journées. Baptisé en Russie « crise des Caraïbes » et à Cuba « crise d’octobre », cet épisode marqua le moment le plus dangereux de la guerre froide. Davantage encore qu’à l’occasion de la crise du canal de Suez de 1956, le monde est alors passé très près d’un conflit nucléaire. Réduite à ses étapes clés, cette séquence d’événements peut être décrite comme un drame en trois actes : la découverte, le 14 octobre, par un avion de reconnaissance américain U-2, de plateformes de lancement et de missiles balistiques russes de moyenne portée au sud-ouest de La Havane ; l’établissement, le 22 octobre, par les États-Unis, d’un blocus naval autour de Cuba empêchant les navires soviétiques d’atteindre l’île ; le dénouement, le 28 octobre, avec la conclusion d’un accord prévoyant le retrait des missiles en échange d’un engagement des États-Unis de ne pas envahir Cuba, ainsi que du démantèlement des missiles qu’ils avaient eux-mêmes installés un an auparavant en Turquie – une clause destinée à demeurer secrète à la demande des Américains.
Des centaines de rapports, de livres et d’articles ont été consacrées à cet épisode. Avec le temps, il est devenu de plus en plus évident que la version des faits présentée en 1969 dans le livre 13 Jours 1, de Robert Kennedy, frère et bras droit de John Kennedy, et propagée par les biographes du président, Ted Sorensen et Arthur M. Schlesinger Jr., exigeait d’être corrigée. La déclassification progressive des enregistrements des réunions du groupe de conseillers rassemblé par Kennedy (l’Executive Committee, surnommé Excomm), effectués à la demande du président et à l’insu des participants, a jeté une lumière nouvelle sur les décisions prises à Washington. Le groupe comprenait notamment Robert Kennedy, le vice-président Lyndon B. Johnson, le secrétaire à la Défense Robert McNamara, le secrétaire d’État Dean Rusk, le conseiller à la Sécurité nationale McGeorge Bundy, le directeur de la CIA John McCone et le général Maxwell D. Taylor, chef d’état-major des armées. Ces hauts responsables étaient loin d’être toujours d’accord entre eux. Certaines des informations sur lesquelles ils s’appuyaient étaient fausses. Beaucoup d’entre eux ont changé d’avis à plusieurs reprises, et les positions qu’ils défendaient n’étaient pas nécessairement celles qu’ils ont rétrospectivement prétendu avoir été les leurs. Contrairement à ce qu’il a laissé entendre, Robert Kennedy, par exemple, fut un de ceux qui préconisaient l’attitude la plus dure. On découvre aussi à quel point John Kennedy s’est souvent trouvé seul à prôner la modération, contre ses conseillers et les militaires.
L’ouverture des archives soviétiques après l’effondrement de l’URSS a permis de mieux comprendre les motivations ayant conduit Khrouchtchev à se lancer dans une entreprise aussi risquée que l’installation de missiles nucléaires à 170 kilomètres de la côte de la Floride, ainsi que la manière dont la crise était perçue et vécue du côté russe. Dans le prolongement des travaux pionniers de deux historiens, l’un russe, l’autre américain, et de l’ouvrage très équilibré de Michael Dobbs sur le sujet 2, Serhii Plokhy, en s’appuyant notamment sur l’étude d’archives du KGB hébergées en Ukraine, où furent fabriqués les missiles, propose un récit de la crise de Cuba faisant une large place à ce qui se passait au Kremlin, sur les bateaux convoyant les armes et du côté de Fidel Castro. Si la crise a pour point de départ la décision de Khrouchtchev, le gouvernement de John Kennedy porte une part de responsabilité dans son déclenchement. En 1959, Fidel Castro, à la tête de ses guérilleros, renversait le dictateur cubain Fulgencio Batista et prenait le contrôle de l’île. Rapidement, les Américains essayèrent de le chasser du pouvoir. Peu après son élection, Kennedy donnait le feu vert au lancement d’une opération conçue et préparée par la CIA à la demande de son prédécesseur Dwight Eisenhower. La tentative de débarquement, en avril 1961, de quelque 1 500 contre-révolutionnaires dans la baie des Cochons, sur les côtes cubaines, se solda par une débâcle. Après cet échec, la CIA élabora un programme à long terme, l’opération Mongoose, comprenant différentes actions visant à renverser ou à assassiner Castro. On sait aussi aujourd’hui que l’armée américaine avait des plans d’invasion de Cuba. Se sentant menacé, Castro se tourna vers l’Union soviétique. Le révolutionnaire nationaliste se transforma en leader communiste.
L’idée de placer des missiles nucléaires à Cuba vint à Khrouchtchev à l’occasion d’un voyage en Bulgarie. Dans son esprit, cette manœuvre audacieuse lui permettrait de faire d’une pierre plusieurs coups : assurer la présence du communisme dans une partie du monde où il était absent ; atténuer le risque de voir Castro se tourner vers la Chine ; compenser l’énorme déséquilibre stratégique existant en faveur des États-Unis (Kennedy avait prétendu l’inverse), lesquels possédaient bien davantage de missiles intercontinentaux, dont les plus récents, à combustible solide, étaient opérationnels en quelques minutes ; enfin, faire comprendre aux Américains, qui avaient installé de 1959 à 1961 des missiles nucléaires Jupiter en Italie et en Turquie, « ce que l’on ressent quand on a des missiles ennemis pointés sur soi » et ainsi leur « rendre la monnaie de leur pièce ». Le scénario qu’il envisageait consistait à transporter secrètement ces armements à Cuba, puis à placer les États-Unis devant le fait accompli. D’abord réticent, Castro se laissa convaincre. Andreï Gromyko, ministre des Affaires étrangères, et Anastase Mikoïan, vice-président du Conseil des ministres, doutaient qu’il soit possible d’acheminer les missiles à l’insu des Américains. Mais, dans le régime soviétique, les collaborateurs du premier secrétaire du Parti ne disposaient pas d’une grande marge de manœuvre. Comme l’écrit Plokhy, « ils étaient supposés approuver et entériner les décisions de Khrouchtchev – et se taire ». L’opération fut donc lancée. Pour semer le doute sur sa finalité en cas de fuite d’information, elle fut baptisée « opération Anadyr », du nom d’un fleuve sibérien qui se jette dans la mer de Béring.
Le plan était d’une ampleur impressionnante. Il prévoyait l’installation de 42 missiles à moyenne portée (R-12) et de 24 missiles à portée intermédiaire (R-14) accompagnés de batteries de missiles sol-air pour les défendre, d’avions de chasse MiG-21 et MiG-15, de 6 bombardiers Iliouchine II-28 capables de larguer des bombes nucléaires et d’une armée de 51 000 hommes équipée d’armes nucléaires tactiques. Une partie des missiles R-12, la totalité des R-14 et les 8 000 hommes qui les accompagnaient n’arrivèrent jamais à Cuba en raison du blocus imposé par les Américains après la découverte de l’opération. Mais, le 20 octobre, 8 missiles de moyenne portée étaient pleinement opérationnels. Et, au total, 164 têtes nucléaires étaient présentes à Cuba au moment de la crise. À La Havane, trente ans plus tard, en écoutant un exposé du général Anatoly Gribkov – l’un des architectes de l’opération Anadyr –, Robert McNamara et les experts américains découvrirent avec stupéfaction à quel point leurs services de renseignement avaient sous-évalué l’importance des forces russes présentes à Cuba. Ils avaient estimé leur nombre à quelque 10 000 soldats et officiers, non 43 000. Surtout, les armes nucléaires tactiques leur avaient complètement échappé. En cas d’invasion, il ne fait guère de doute qu’elles auraient été utilisées, entraînant une riposte de même nature qui aurait déclenché une guerre nucléaire. Comment les Soviétiques ont-ils réussi à transférer aussi discrètement tous ces hommes et ce matériel militaire ? Plokhy fournit sur ce point des indications éclairantes. Surveillés par des agents du KGB lors du passage des détroits de la mer Noire pour éviter que l’un d’eux ne passe à l’Ouest, les soldats russes étaient confinés dans les navires avec interdiction de monter sur le pont. Ils effectuèrent donc la traversée dans des conditions particulièrement éprouvantes (une fois à Cuba, ils durent affronter un climat auquel ils n’étaient pas habitués et s’accommoder d’une nourriture souvent avariée).
La découverte de la présence des missiles fut annoncée à Kennedy le 16 octobre. Oubliant qu’il avait lui-même souvent menti à Khrouchtchev, il s’indigna : « Il ne peut pas me faire ça. » Ainsi que Robert McNamara le fit observer, vu que l’URSS possédait des missiles intercontinentaux, la présence à Cuba de missiles à portée limitée ne bouleversait pas l’équilibre stratégique. C’est surtout sur le plan politique qu’ils posaient problème. Durant sa campagne électorale, Kennedy avait férocement critiqué Eisenhower et son rival Richard Nixon pour leur manque de fermeté à l’égard de Castro. L’opinion américaine attendait de lui une réponse énergique. Plusieurs scénarios étaient sur la table : bombarder les sites de lancement des missiles, détruire leurs systèmes de défense, envahir l’île, établir un blocus, recourir à la voie diplomatique. Après avoir penché plusieurs jours pour l’utilisation de la force, solution que lui recommandaient tous ses conseillers, à l’exception de Dean Rusk, ainsi que les militaires, notamment l’impitoyable général Curtis LeMay, Kennedy opta pour le blocus et la diplomatie. L’idée du blocus lui avait été suggérée par McNamara. Dans un autre excellent ouvrage sur la crise récemment publié3, Martin Sherwin défend de façon convaincante la thèse qu’une rencontre fortuite entre Kennedy et le démocrate Adlai Stevenson, ancien rival d’Eisenhower, joua un rôle important dans le choix d’une solution diplomatique comprenant un échange avec les missiles de Turquie. Kennedy n’avait pas de sympathie pour Stevenson, qui ne l’avait pas soutenu pour l’investiture du Parti démocrate, mais il garda sa suggestion en tête. Ce qui ne l’empêcha pas, par la suite, d’encourager la presse à présenter Stevenson comme un défaitiste animé par une mentalité « munichoise ». L’homme d’État était redevenu politicien.
Kennedy avait déjà montré sa préférence pour le règlement pacifique des différends internationaux. Dans une lettre envoyée à Khrouchtchev en octobre 1961, lorsque les chars russes et américains s’étaient retrouvés face à face à Berlin, il écrivait : « En lisant l’histoire des guerres du passé et de la manière dont elles ont commencé, on ne peut s’empêcher d’être impressionné par la fréquence avec laquelle la mauvaise communication, les malentendus et l’irritation mutuelle ont joué un rôle important dans les événements conduisant à des décisions fatales. » C’était une allusion claire au livre de Barbara Tuchman, Août 14 4, sur l’engrenage ayant mené à la Première Guerre mondiale. Un livre qu’il avait recommandé à tous ses conseillers et fait distribuer dans les bases américaines à travers le monde.
Destiné à stopper la livraison des missiles, le blocus fut baptisé « mise en quarantaine », pour éviter d’employer un mot pouvant être interprété comme une déclaration de guerre. Khrouchtchev, connu pour son tempérament émotif et colérique, réagit violemment. Plokhy rapporte le témoignage du leader roumain Gheorghe Gheorghiu-Dej, en visite au Kremlin le jour où le blocus lui fut annoncé : « Khrouchtchev entra en rage, criant, jurant, lançant une avalanche d’ordres contradictoires », maudissant l’Amérique et menaçant « d’atomiser la Maison-Blanche ». La tension continua à monter, pour atteindre un point culminant le 27 octobre. Au cours de cette journée, surnommée le « samedi noir », une série d’incidents se succédèrent, dont chacun aurait pu donner le signal d’une conflagration nucléaire. Un avion de reconnaissance U-2 en mission de routine – il était chargé de prélever des échantillons atmosphériques pour détecter les traces d’un éventuel test nucléaire russe – survola le territoire de l’URSS. Un autre avion du même type fut abattu par la défense anti-aérienne cubaine. Le capitaine d’un sous-marin soviétique obligé de faire surface pour recharger ses batteries, interprétant mal le lancement de fusées éclairantes par un destroyer américain, fut sur le point de lui expédier une torpille équipée d’une tête nucléaire. L’ordre ne fut pas exécuté grâce à l’intervention d’un autre officier, Vassili Arkhipov. Ayant compris que leur sous-marin n’était pas attaqué, il fit arrêter la préparation du tir et gagna ainsi la réputation d’être « l’homme qui sauva le monde ». Le capitaine avait été induit en erreur parce qu’un message américain informant les Russes de l’usage non offensif qui serait fait des fusées éclairantes ne lui avait pas été communiqué. Comme d’autres incidents l’ont montré, le risque de quiproquo n’était pas moindre du côté américain. « Il y a toujours un enfoiré qui ne transmet pas les ordres », commenta Kennedy lorsqu’on lui annonça qu’un U-2 avait été intercepté au-dessus de l’Union soviétique.
Entre-temps, une solution diplomatique était conçue en secret. Bien avant la crise, Kennedy et Khrouchtchev avaient établi entre eux deux canaux de communication privilégiés : l’un, officiel, par l’intermédiaire de rencontres régulières de Robert Kennedy avec l’ambassadeur soviétique Anatoli Dobrynine ; l’autre, secret, par le truchement d’un agent du GRU (le service de renseignement russe à l’étranger), Georgi Bolshakov, basé à Washington. Tel qu’il fut finalement conclu, l’accord reposait sur deux lettres successivement envoyées par Khrouchtchev à Kennedy : la première, confidentielle, le soir du 26 octobre ; la seconde, publique, le matin du 27. Dans la première, il se disait prêt à retirer les missiles en échange d’un engagement des États-Unis à ne pas envahir Cuba ; dans la seconde, il ajoutait comme condition le démantèlement des missiles de Turquie.
Un des mythes démontés par l’historien Sheldon M. Stern 5 veut que Robert Kennedy ait suggéré à son frère d’accepter les termes du premier message en ignorant le second. Il n’en fut rien. L’idée d’utiliser les missiles de Turquie comme monnaie d’échange circulait depuis un certain temps déjà, tant elle semblait naturelle. Kennedy avait d’autant moins de raisons d’hésiter à les sacrifier que ces missiles étaient obsolètes. Lors d’un de ses entretiens avec Dobrynine, Robert Kennedy informa celui-ci que son frère était prêt à donner l’ordre de démanteler les missiles Jupiter pour peu que ce volet de l’accord demeure secret. La proposition fut transmise à Khrouchtchev, qui l’accepta. Aucun des membres de l’Executive Committee (pas même Lyndon B. Johnson) ne fut mis au courant de cette disposition secrète, dont Kennedy cacha également l’existence à ses prédécesseurs (Hoover, Truman et Eisenhower), avec qui il était en contact. Quelques mois plus tard, les missiles turcs étaient retirés, tout comme ceux qui étaient installés en Italie. Restait à convaincre Fidel Castro, remonté au point d’avoir invité les Soviétiques, au cœur de la crise, à lancer une frappe nucléaire sur les États-Unis. Appel dut être fait aux talents diplomatiques de Mikoïan. Le sort à la fois des armes nucléaires tactiques, ignorées des Américains et que Castro voulait garder, et des avions Iliouchine ne fut pas tout de suite décidé. Et l’inspection des navires en route pour l’URSS pour vérifier que les missiles étaient bien à bord n’alla pas sans difficultés.
Kennedy put se présenter comme celui qui avait sauvé les États-Unis d’un terrible péril grâce à sa détermination, et Khrouchtchev se prévaloir d’avoir obtenu que Cuba ne serait jamais attaquée. Un an après, le président américain était assassiné, peut-être pour des raisons liées à sa politique à l’égard de Cuba. En 1964, Khrouchtchev fut limogé par ses collègues du présidium du Soviet suprême, essentiellement pour des motifs ayant trait à sa politique intérieure, mais aussi parce qu’ils lui reprochaient d’avoir lancé le pays dans une aventure téméraire sans parvenir à la conclure à son avantage. « Jamais la Russie ou l’armée soviétique n’ont souffert une telle humiliation », se plaignit à cette occasion le maréchal Rodion Malinovski, maître d’œuvre de l’opération Anadyr. Le véritable gagnant à long terme fut, paradoxalement, Fidel Castro, pourtant persuadé (et furieux) d’avoir tout perdu. Contraint de se passer de missiles pour la défense de Cuba, il se sentait humilié : Kennedy et Khrouchtchev avaient passé un accord dans son dos. Mais, un demi-siècle plus tard, il était toujours le leader d’un des derniers pays communistes du monde.
La crise marqua un tournant important dans la guerre froide. D’un côté, le caractère secret de la clause sur les missiles de Turquie contribua à renforcer, au sein de la classe politique américaine, la conviction qu’il était possible et souhaitable de se montrer offensif à l’égard du bloc communiste – ce sentiment contribua à l’escalade dans la guerre du Viêt Nam. De l’autre, la prise de conscience qu’une communication de qualité entre Washington et Moscou était indispensable conduisit à la création, en 1963, d’une ligne directe (incorrectement baptisée « téléphone rouge ») entre la Maison-Blanche et le Kremlin. Surtout, l’idée, prévalant dans les milieux militaires, qu’une guerre nucléaire pouvait être gagnée si l’on frappait en premier perdit de sa crédibilité. « Les armements nucléaires créent les dangers qu’ils sont censés prévenir », soutient Martin Sherwin. Sans aller jusqu’à l’affirmer, Américains et Russes engagèrent alors de premiers efforts pour freiner la course aux armements. En 1963, un traité d’interdiction partielle des essais nucléaires était signé à Moscou, qui bannissait notamment les tests dans l’atmosphère. « Verbal, secret, informel, spontané », ainsi que le définit l’auteur d’un livre entièrement consacré au sujet 6, l’accord sur les missiles de Turquie, premier dans l’Histoire à prévoir un démantèlement réciproque, ouvrit la voie à la série de traités visant au contrôle des armements qui furent signés lors des deux décennies suivantes.
Comment le pire a-t-il été évité ? Une réponse traditionnelle, surtout aux États-Unis, consiste à invoquer les qualités de chef d’État de Kennedy, la combinaison de fermeté et de savoir-faire diplomatique dont il a su faire preuve. Mais ces qualités auraient été inopérantes en l’absence d’un interlocuteur de bonne volonté du côté adverse. En dépit de leurs personnalités profondément différentes, de leurs origines sociales opposées et de tout ce qui les séparait sur le plan idéologique, Kennedy et Khrouchtchev avaient quelque chose en commun : ils redoutaient l’un et l’autre une apocalypse nucléaire. Ils « réussirent à éviter la guerre nucléaire, observe Plokhy, après avoir commis toutes les erreurs concevables et accompli tout ce qu’il était possible d’imaginer pour la déclencher. [...] Ils ne tombèrent pas dans le piège qu’ils s’étaient si magistralement tendu à eux-mêmes, parce qu’ils ne croyaient pas pouvoir gagner une guerre nucléaire ». Dans un livre récent, Theodore Voorhees Jr. 7 n’hésite pas à avancer que l’entente des deux leaders sur ce point était si grande que le risque de basculer dans la guerre nucléaire n’a en réalité jamais existé. Mais cette thèse fait fi d’un élément crucial. Ni le président américain, ni son homologue russe ne contrôlaient parfaitement la chaîne de commandement. Des initiatives dangereuses pouvaient être prises à tout moment, à différents niveaux. Si la guerre nucléaire n’a pas éclaté, affirmera donc plus tard Dean Acheson, c’est par « un simple coup de chance », un jugement repris à son compte par Robert McNamara.
C’est notamment ce rôle joué par la chance qui incite l’historien Mark J. White à conclure son livre 8 sur le sujet de la manière suivante : « La principale leçon à tirer de la crise des missiles de Cuba ne concerne pas la gestion de crise – les techniques à employer pour désamorcer de futures tensions [...]. Ce que ces événements démontrent, c’est surtout la nécessité d’éviter à tout prix que de telles crises éclatent. Les leaders des grandes puissances doivent toujours prendre en considération les conséquences des politiques qu’ils mènent, en particulier la façon dont elles influencent celles des autres chefs d’État. Si Kennedy et Khrouchtchev avaient fait cela en 1961 et 1962, il n’y aurait pas d’histoire de la crise des missiles cubains à raconter. »
— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008). — Cet article a été écrit pour Books.
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Dans le contexte de la guerre en Ukraine, parler de « nouvelle guerre froide » peut surprendre. C’est oublier que la guerre froide (parfois écrite avec un G majuscule, comme pour la Première et la Seconde Guerre mondiale) faisait bon ménage avec les guerres chaudes : Corée, Viêt Nam, Afghanistan. C’est aussi pendant la guerre froide que les chars russes sont entrés dans Budapest puis dans Prague. Un autre argument, plus intéressant, peut faire hésiter à employer l’expression. C’est que les temps ont changé, en profondeur. La guerre froide opposait deux blocs qui n’entretenaient quasiment pas de relations économiques, alors qu’à notre époque de globalisation les économies sont interconnectées. En outre, le communisme était une idéologie messianique capable d’inspirer efficacement des révolutionnaires sur les trois continents du « tiers monde » (une expression qui a vécu). Ni la Russie de Poutine, ni la Chine de Xi n’ont cette prétention.
Si la notion de guerre froide retrouve une légitimité, c’est que le monde est à nouveau le théâtre d’une confrontation entre deux superpuissances. L’une d’elles a changé : c’est la Chine, bien sûr, dont l’économie vaut dix fois celle de la Russie (et vaudra bien davantage après la guerre en Ukraine). L’amitié « sans limite » proclamée entre Xi et Poutine à la veille de l’invasion russe n’est pas une entente d’égal à égal : c’est la Chine qui mène le jeu. L’« opération spéciale » déclenchée par le Kremlin est vue par les Chinois comme une expérience menée par procuration, dans la perspective de l’intégration de Taïwan.
Introduite au début des années 2010, l’expression « guerre froide 2.0 » a été reprise récemment par Guy-Philippe Goldstein, enseignant à l’École de guerre économique, à Paris (et romancier). C’est mettre l’accent sur la dimension high-tech du bras de fer engagé : « Au XXIe siècle, la suprématie se jouera dans le cyberespace. » 1 Le mot « suprématie » devant s’entendre désormais dans un double sens, militaire et économique. La Chine, souligne Goldstein, compte trois fois plus d’internautes que les États-Unis, et les pratiques y sont plus avancées ; elle abrite plus de robots industriels que les États-Unis, l’Allemagne et le Japon réunis et dépasse les États-Unis dans le nombre d’articles scientifiques cités concernant l’intelligence artificielle. À quoi il faudrait ajouter ses progrès spectaculaires en technologie nucléaire et spatiale.
Ce qui motive l’amitié « sans limite » entre Pékin et Moscou n’est pas la recherche de la primauté technologique, la Russie ne pouvant plus apporter grand-chose en la matière – sauf peut-être pour les armes nucléaires. C’est surtout l’identification par ces autocraties de leur ennemi le plus insidieux : l’idéologie démocratique. La guerre froide 2.0 peut en effet aussi se lire comme une confrontation de plus en plus aiguë entre le bloc des régimes libéraux, qui a tendance à s’effriter, et celui des régimes autocratiques, qui a le vent en poupe 2.
— Olivier Postel-Vinay
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Une question très simple pour commencer : comment définiriez-vous l’art ?
Il est impossible de définir l’art au sens strict du mot « définir ». Bien sûr, les gens s’imaginent pouvoir le faire – ils diront, par exemple, que l’art est quelque chose de beau, d’expressif et qui demande de l’habileté. Et cette description s’applique à de nombreuses œuvres d’art. Mais elle ne constitue pas une véritable définition, car une définition doit énumérer les caractéristiques que l’art possède toujours et que rien d’autre ne possède. De nombreuses œuvres d’art sont belles, mais certaines sont délibérément laides ; et la beauté existe en dehors de l’art – dans la nature, dans un visage, etc. Un cri ou un soupir peuvent être expressifs ; et on ne saurait qualifier d’expressif, dans l’acception traditionnelle du mot, toutes les œuvres d’art – pensez à une toile blanche minimaliste. Enfin, nous disons que les peintures d’enfant sont de l’art, même si elles ne témoignent pas d’une grande habileté ; et, bien sûr, beaucoup d’autres choses que les œuvres d’art requièrent de l’habileté.
On ne peut donc pas définir l’art de la même façon qu’on définirait l’eau, un mammifère ou l’or. D’un côté, nous avons des « concepts de type naturel », qui reflètent la structure de la nature et existent dans le monde indépendamment de l’esprit humain. De l’autre, un concept abstrait et socialement construit. L’art est ce qu’on veut qu’il soit. Il change avec le temps. Personne à la Renaissance n’aurait considéré une peinture de Jackson Pollock comme de l’art ; personne au xixe siècle n’aurait considéré une image réalisée à l’aide d’un appareil comme de l’art. C’est nous qui décidons ce qui relève de l’art. Le philosophe Nelson Goodman a dit que, au lieu de se demander : « Qu’est-ce que l’art ? », on devrait se demander : « Quand est-ce de l’art ? » Il avance que nous pouvons adopter une attitude esthétique envers n’importe quoi – une pierre, une ligne, une tache de peinture. Lorsque nous prêtons attention aux propriétés formelles d’un objet et à ses qualités expressives, alors cet objet s’apparente à de l’art pour nous.
Qu’est-ce qui différencie votre approche de l’art de celle des philosophes ?
Les questions qui motivent mon approche sont les mêmes que celles auxquelles les philosophes ont été confrontés : qu’est-ce qui fait la grandeur d’une œuvre d’art ? Pourquoi aimons-nous les œuvres d’art effrayantes ou tristes ? Pourquoi la musique suscite-t-elle des émotions fortes ? Ou encore : l’art peut-il nous rendre plus empathiques ? Les philosophes ont recours à la raison et à l’introspection pour répondre à ces questions, tandis que les psychologues comme moi utilisent des méthodes empiriques propres aux sciences sociales, telles que l’observation, les entretiens et les expériences de psychologie sociale.
Devant une œuvre d’art, ressentons-nous tous le même type d’émotions ? Dans quelle mesure notre façon de percevoir un morceau de musique ou un tableau est-elle arbitraire, c’est-à-dire dictée par les habitudes, l’éducation, etc. ? Dans quelle mesure est-elle innée et donc universelle ?
Une chose est sûre : les gens ne sont pas d’accord sur ce qu’ils aiment dans l’art. Ce que j’aime, vous pouvez très bien le détester. Il est donc évident que nous n’éprouvons pas tous les mêmes émotions, et que certains d’entre nous peuvent n’en éprouver aucune face à telle ou telle œuvre d’art. Mais ces goûts ne sont pas entièrement arbitraires pour autant. Ils sont nourris par ce à quoi nous avons été exposés et ce que l’on nous a appris sur l’art. Lorsque les impressionnistes ont tenté pour la première fois d’exposer leurs tableaux, à la fin du xixe siècle, ils ont été raillés. Les critiques détestaient leurs peintures, les trouvant laides et bâclées. Mais, aujourd’hui, beaucoup d’entre nous aiment ces mêmes peintures. Nous avons visiblement tendance à préférer les formes d’art qui nous sont familières et à bouder celles qui sont nouvelles et inhabituelles.
Que pensez-vous justement de l’hypothèse – défendue par le psychologue James Cutting – que les canons esthétiques naissent du hasard et se maintiennent parce qu’ils nous sont familiers, et non parce que certaines œuvres sont objectivement meilleures que d’autres ?
Cutting a prouvé que les gens préfèrent les œuvres d’art des peintres impressionnistes souvent exposées dans les musées aux œuvres d’art des mêmes artistes moins souvent exposées. Ce qu’il montre, c’est que, toutes choses égales par ailleurs (même artiste, même sujet), plus nous sommes familiers avec une œuvre, plus nous l’apprécions. Cela semble très plausible. Mais je n’irais pas aussi loin que Cutting, qui soutient que la seule différence entre une œuvre que nous estimons et une autre que nous n’estimons pas est notre plus grande familiarité avec la première. Car cela ne permet pas d’expliquer, par exemple, pourquoi certains artistes très appréciés à leur époque basculent dans l’oubli tandis que d’autres sont vénérés pendant des siècles. Au xixe, les écrivains américains James Fenimore Cooper et Henry Wadsworth Longfellow, ainsi que l’Écossais sir Walter Scott, étaient considérés comme de grands auteurs. Ils ne présentent plus aujourd’hui qu’un intérêt historique.
Vous suggérez qu’il existe des critères objectifs pour évaluer une œuvre d’art. Quels sont-ils ?
Les artistes, les historiens et les critiques d’art pensent tous, en effet, pouvoir identifier la maestria quand ils la rencontrent et sont convaincus que telle œuvre est objectivement supérieure à telle autre. Ils savent qu’un tableau peint par un apprenti de Léonard de Vinci, dans le style de Léonard de Vinci, n’a pas la même valeur qu’un tableau du maître lui-même. Le problème est qu’il est très difficile d’expliquer pourquoi. Et je parie que, si vous montrez les deux tableaux côte à côte à des personnes non initiées à l’art de la Renaissance et que vous leur demandez de choisir le meilleur, elles répondront plus ou moins au hasard. (Pour tout dire, j’ai fait le test !) Mais prenez un exemple plus extrême : un paysage du très populaire artiste américain William Thomas Kinkade et un autre du peintre britannique John Constable. Les critiques d’art considèrent que Kinkade est insipide et vénèrent Constable. Pourtant, des millions d’Américains ont des reproductions des tableaux de Kinkade chez eux. Est-ce juste du snobisme qui pousse certains d’entre nous à tourner en dérision Kinkade et à aimer Constable ? Je ne le pense pas.
Je crois – mais cela reste à prouver – qu’un bon test pour déterminer la qualité d’une œuvre d’art est d’évaluer sa résistance à l’épreuve du temps. Je crois également – mais cela reste à prouver aussi – que nous pouvons aider des personnes qui aiment Kinkade à comprendre pourquoi Constable est meilleur, mais que nous ne pourrions pas persuader des personnes qui aiment Constable que Kinkade est meilleur.
Il existe donc une nette différence entre le jugement esthétique d’un expert en art et celui d’une personne ordinaire ?
Oui et non. Bien sûr, les experts ont passé des milliers d’heures à entraîner leurs yeux ou leurs oreilles, ce qui leur permet de voir et d’entendre davantage et de faire des distinctions plus fines que le commun des mortels. Contrairement au profane, un historien de l’art peut faire la différence entre un tableau cubiste de Picasso et un tableau de Braque et expliquer en quoi ils se démarquent l’un de l’autre ; un musicien ou un critique musical peut suivre la structure d’un morceau de musique, reconnaître les modulations de majeur à mineur et inversement, entendre les influences d’autres compositeurs, identifier une ligne mélodique. Une expérience intéressante – qui, à ma connaissance, n’a jamais été réalisée – consisterait à prendre un expert en art issu d’une autre culture, qui n’aurait jamais vu de peinture occidentale ou entendu de musique occidentale, et à tenter de déterminer s’il a une perception plus fine de ces œuvres qu’un profane de la même culture que lui. Ma prédiction serait que oui. Cela montrerait que ce n’est pas seulement la familiarité avec une forme d’art spécifique qui rend le jugement des experts différent, mais aussi que le temps passé à regarder et à écouter des œuvres d’art aiguise les sens lorsqu’il s’agit d’apprécier des œuvres complètement nouvelles.
Voilà pour l’écart entre le jugement de l’expert et celui du profane. Mais vous disiez à l’instant que cet écart n’était pas si grand que cela…
Il ne faut pas l’exagérer, en effet. Dans mon laboratoire Arts and Mind Lab, au Boston College, nous avons mené une étude inspirée par le commentaire souvent entendu dans les musées d’art moderne : « Mon enfant aurait pu faire la même chose. » Nous avons montré aux participants des photos de peintures réalisées par des grands noms de l’expressionnisme abstrait (comme Hans Hofmann et Willem De Kooning) et des photos de peintures vaguement similaires réalisées par des enfants et des animaux (des singes et des éléphants à qui on avait donné des pinceaux, dans leur milieu naturel ou dans des zoos). Aucune étiquette ne permettait d’identifier les auteurs des toiles. Nous avons jumelé chaque œuvre d’un artiste célèbre avec une œuvre similaire en termes de couleur et de composition réalisée par un enfant ou un animal. Les images appariées se ressemblaient vraiment beaucoup à première vue. Nous avons ensuite demandé aux participants, qui n’étaient pas familiers avec l’expressionnisme abstrait, de désigner la meilleure œuvre de chaque paire. De façon frappante, les gens ont choisi les œuvres des artistes – pas tout le temps, mais dans des proportions qui ne peuvent être dues au hasard. Les experts en art auraient probablement préféré les artistes dans 100 % des cas, et pour cause : ils connaissent sans doute les peintures que nous avons montrées. Nous avons conclu de cette expérience (que nous avons répétée plusieurs fois) que même les profanes savent détecter le savoir-faire en matière d’art abstrait. Et que les gens qui disent « mon enfant aurait pu faire la même chose » en regardant un Jackson Pollock ou un Cy Twombly voient généralement plus de choses dans l’art abstrait qu’ils ne le pensent. Lorsque nous avons demandé à un autre groupe de profanes d’évaluer le degré d’intentionnalité et de structure qu’ils voyaient dans chaque peinture (sans leur dire que certaines étaient réalisées par des enfants ou des animaux), ils ont jugé les toiles des artistes plus intentionnelles et plus structurées que les autres.
Dans quelle mesure notre jugement sur une œuvre d’art dépend-il d’un contexte ?
Ce que nous croyons savoir d’une œuvre affecte fortement la manière dont nous l’évaluons. Je vais vous donner quelques exemples. Prenons d’abord le cas du tableau Les Disciples d’Emmaüs, longtemps admiré par les spécialistes de Vermeer. Lorsqu’en 1945 on a découvert qu’il avait en fait été peint par le faussaire hollandais Han Van Meegeren, ces mêmes spécialistes se sont soudainement mis à dénigrer l’œuvre, à la trouver insipide et pleine d’imperfections. Rien n’avait changé, sauf ce que les gens se figuraient au sujet de l’auteur de l’œuvre. Nos idées sur la façon dont une œuvre a été réalisée affectent également notre jugement. Le psychologue Justin Kruger et son équipe ont réalisé une étude : ils ont divisé les participants en deux groupes, puis leur ont présenté une peinture. Aux membres du premier groupe, ils ont dit que la toile avait été très longue à réaliser et avait demandé beaucoup d’efforts ; aux membres du second groupe, que la peinture avait été réalisée très rapidement. Les personnes du premier groupe ont jugé l’œuvre meilleure que celles du second. Le fait que nous pensions que quelque chose était destiné à être une œuvre d’art fait aussi une différence. Je parle dans mon livre d’une installation de Sara Goldschmied et Eleonora Chiari composée de bouteilles de champagne vides, de mégots de cigarette et de confettis répandus sur le sol d’un musée en Italie. Les visiteurs du musée qui connaissaient l’art conceptuel y ont vu une œuvre d’art ; et certains conservateurs ont dû l’apprécier suffisamment pour la placer dans le musée. Mais le personnel de nettoyage a pensé qu’il s’agissait d’ordures et a tout balayé ! Ultime exemple, tiré de la musique celui-là. Le célèbre violoniste Joshua Bell s’est un jour installé dans une station de métro de Washington et a commencé à jouer. Les gens passaient à côté de lui sans lui prêter attention, alors qu’une place pour assister à l’un de ses concerts leur aurait coûté très cher. Ils n’ont tout simplement pas perçu la virtuosité de son jeu parce que le cadre n’était pas celui qu’on associe à de l’art – il n’était pas assis sur la scène d’une salle de concert, vêtu d’un smoking et d’un nœud papillon. C’est comme si un tableau de Picasso avait été laissé sur le trottoir au lieu d’être accroché dans un musée. Bien sûr, on pourrait objecter que les gens n’ont tout simplement pas écouté Bell. Mais supposons qu’ils l’aient écouté. Combien d’entre eux auraient reconnu qu’ils étaient en présence d’un maître ?
Pensez-vous qu’on devrait davantage enseigner les arts dans les écoles ?
Ma réponse est un oui catégorique. Les arts ont toujours joué un rôle marginal dans les écoles américaines (et je pense que c’est également le cas dans les écoles françaises), où l’accent a plutôt été mis sur l’anglais et les mathématiques. Mais les arts sont tout aussi importants, et un cursus dépourvu d’éducation artistique reste lacunaire 1. Les arts existent depuis que l’homme est homme, on les retrouve dans toutes les cultures connues. Si la plupart d’entre nous ne sont pas des artistes, nous sommes tous des consommateurs d’art. Et tous les enfants sont des artistes-nés. Les arts enseignent le mode de pensée des artistes. Mes collègues et moi-même avons passé une année à observer des cours d’arts visuels dans deux écoles secondaires de Boston où les élèves pouvaient se spécialiser dans une forme d’art. Nous avons découvert qu’on y enseignait un ensemble d’attitudes et de raisonnements : l’observation attentive, la capacité à générer des images mentales, la réflexivité (analyser son propre processus créatif, évaluer son travail et celui des autres, accepter la critique), la faculté d’aller au-delà de sa zone de confort, d’expérimenter et d’apprendre de ses erreurs. Nous avons écrit un livre qui rend compte de ce que nous avons observé 2. Nous pensons que l’acquisition de ces habitudes de pensée est un argument de poids pour donner aux arts une place plus centrale dans nos écoles. D’autant que les arts sont vraiment les seules matières scolaires où les élèves peuvent s’exprimer de manière non verbale – par la couleur, la ligne, le son, le mouvement, etc. Pourquoi devrions-nous privilégier l’expression verbale au détriment des diverses formes d’expression non verbale que les humains utilisent depuis toujours ?
Est-il vrai que les arts améliorent les performances scolaires, comme on l’entend dire souvent ?
Non, c’est un mythe, mais un mythe très répandu, du moins aux États-Unis. Et ce mythe persiste en raison du rôle marginal des arts dans nos écoles. Les défenseurs des arts prétendent aujourd’hui – et je pense sincèrement qu’ils en sont venus à le croire – que l’éducation artistique permettra aux élèves d’obtenir de meilleurs résultats aux tests de mathématiques et d’expression orale. Le sous-entendu n’est pas difficile à décoder : l’éducation artistique est une bonne chose parce qu’elle aide les élèves à s’améliorer dans d’autres matières qui sont plus valorisées. En d’autres termes, il s’agit d’un argument purement instrumental. Nous avons examiné de près les études empiriques portant sur la relation entre l’éducation artistique et les résultats scolaires. Nous avons constaté une forte corrélation positive : les élèves qui suivent davantage de cours d’art à l’école obtiennent de meilleurs résultats scolaires que ceux qui en suivent moins. Mais cela ne nous dit rien sur la causalité. Les élèves peuvent avoir de bons résultats scolaires et artistiques parce que leur famille accorde de l’importance aux deux, par exemple. Ou bien ils peuvent réussir dans les deux domaines parce qu’ils sont aussi motivés par l’un que par l’autre. Seules des études expérimentales peuvent nous dire si l’éducation artistique entraîne une amélioration des résultats scolaires. Dans ce type d’étude, les élèves sont divisés en deux groupes : l’un reçoit une forme d’éducation artistique supplémentaire ; l’autre, un groupe témoin, n’en reçoit pas. L’objectif est de déterminer si le groupe artistique s’améliore davantage sur le plan scolaire que le groupe témoin. Or ces études montrent systématiquement qu’il n’y a aucune différence entre les deux groupes.
Vous n’avez pas dû vous faire que des amis lorsque vous avez publié ces résultats ?
Les défenseurs et les financeurs de l’art aux États-Unis étaient très remontés contre nous. On nous a dit que nous aurions dû enterrer nos résultats parce qu’ils donneraient aux écoles une excuse pour réduire encore plus la place des arts. Mais nous avons fait valoir que les arguments instrumentaux mettaient l’éducation artistique en danger. Si les arts ne sont présents dans nos écoles que pour rendre les élèves plus réceptifs aux autres matières, lorsqu’on découvrira que ça ne fonctionne pas ainsi, les écoles auront une bonne raison d’éliminer les arts. Ne serait-il pas plus efficace, suggérera-t-on, de supprimer l’enseignement artistique et de consacrer plus de temps aux autres matières du programme ? Ce n’est que lorsque nous disposerons d’arguments solides en faveur de l’importance de l’éducation artistique en tant que telle que les arts bénéficieront d’une réelle assise dans nos écoles. Et un argument de poids, à mon avis, est que l’éducation artistique enseigne les habitudes de pensée des artistes, et que celles-ci sont importantes et précieuses en elles-mêmes.
— Propos recueillis par Baptiste Touverey.
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Une queue de lecteurs s’étirait dès 6 heures pour la sortie du dernier Zerocalcare, après une dizaine d’albums vendus à plus de 1 million d’exemplaires. « L’auteur de BD le plus célèbre et le plus vendu en Italie » entretient « un lien important avec la scène underground et l’engagement », souligne Internazionale. Il vient de réaliser pour Netflix une série animée au succès fulgurant. Son œuvre a fait l’objet d’une exposition au Musée national des arts du XXIe siècle (MAXXI), à Rome – « une première pour un dessinateur de BD », précise La Repubblica. Dans ce nouvel opus, Zerocalcare poursuit la narration des vicissitudes de Zero, un personnage à son effigie qui vit à Rebibbia, un quartier populaire, et parle en romanesco. Il y aborde des thèmes chers à son cœur : des conditions des Yézidis en Irak à celles des prisonniers italiens au début de la pandémie, ou des réflexions sur la cancel culture. Cet être dépourvu de perspectives d’avenir est une parfaite incarnation de la génération Y, analyse La Stampa. Selon le blog Minima & Moralia, Zerocalcare séduit par son « soliloque fantastique et [son] cocktail brillant d’inventions absurdes ». Et par sa modestie : qualifié en une de L’Espresso de « dernier intellectuel italien », l’auteur a déclaré se sentir plus proche d’un phoque savant que d’un intellectuel.
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Il y a dix ans, le journaliste Florian Illies signait l’essai le plus vendu en Allemagne en 2012 (650 000 exemplaires écoulés) : 1913. Chronique d’un monde disparu se voulait le feuilleton d’une année qui, contrairement à la suivante, n’avait pas fait date. En 2018, Illies a récidivé avec « 1913. Ce que je voulais encore absolument raconter » (non traduit en français). Et le voilà de retour. Cette fois, fini l’avant-Première Guerre mondiale, place à l’entre-deux-guerres. La période est plus large – une décennie entière, de 1929 à 1939 –, mais la thématique plus restreinte : la vie sentimentale des grandes figures de l’époque. La méthode, elle, ne change pas : Illies raconte l’histoire à coups d’anecdotes distrayantes qu’il est allé puiser dans « un énorme corpus de journaux intimes et de lettres, mais aussi de littérature secondaire, qu’il assemble comme une mosaïque », commente Susanne Beyer dans Der Spiegel. La vie intellectuelle et artistique berlinoise au moment où la montée du nazisme rend les relations amoureuses de plus en plus difficiles, voire impossibles, occupe une place prépondérante, ce qui n’empêche pas quelques incursions hors d’Allemagne. « Picasso peint encore Olga et aime déjà Marie-Thérèse ; Heinrich Mann veut mettre fin à son mariage avec Mimi, a une liaison avec Trude Hesterberg et finit avec Nelly Kröger ; Walter Benjamin divorce de sa femme Dora après une longue guerre des roses pour épouser Asja Lācis, mais celle-ci est déjà repartie, ce n’était pas si sérieux – cela lui convient finalement car, d’une certaine manière, il est comme Rilke, l’absence de l’être aimé est bien plus passionnante que sa présence ; la mystérieuse Gala épouse Paul Éluard, puis le quitte pour Dalí », énumère Elke Heidenreich dans la Süddeutsche Zeitung. Il est aussi question du premier rendez-vous de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir qui, bientôt, concluent leur pacte d’amour libre, tout en étant secrètement rongés par la jalousie. Quant à Marlene Dietrich, elle a une liaison avec Erich Maria Remarque mais observe, désabusée : « Qui se risquerait à épouser un homme par amour ? Pas moi. » Illies confie au Spiegel s’être rendu dans les rues de Berlin et de Paris qu’ont parcourues ses héros pour y observer la lumière. À Sanary-sur-Mer, il a escaladé la clôture de la première villa de Thomas Mann en exil, « pour savoir s’il entendait le bruit de la mer quand il levait les yeux vers les étoiles, le soir, depuis sa véranda ». Son récit se veut empathique, ce qui, selon Jan Wiele de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, ne va pas quelquefois sans un certain ridicule : « Par exemple cette scène où Ludwig Wittgenstein et Marguerite Respinger sont dans une barque sur le Rhin : “Après deux baisers prolongés, écrit Illies, Wittgenstein sursaute. Il a des sueurs froides quand ses hormones travaillent. […] Ludwig Wittgenstein, l’un des hommes les plus intelligents du monde, ne se comprend plus lui-même.” » En attendant, le livre connaît un grand succès outre-Rhin.
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Dans son émission sur Pervi Kanal, l’animateur Vladimir Pozner a comparé la popularité du joueur d’échecs Anatoli Karpov à « un océan, avec ses marées hautes et ses marées basses ». On pourrait dire que l’homme dont le palmarès est l’un des plus impressionnants de l’histoire des échecs, avec plus de 170 victoires en tournoi, est actuellement sur la crête de cette vague. Champion du monde de 1975 à 1985 et de 1993 à 1999, Karpov est aujourd’hui député du parti au pouvoir Russie unie, homme d’affaires et responsable d’une myriade de clubs d’échecs. Fin 2021 il a fait les grands titres en Russie à l’occasion de la sortie du film « Champion du monde », réalisé par Alexeï Sidorov et mettant en scène le célèbre match de 1978 qui l’avait opposé au transfuge soviétique Viktor Kortchnoï. Au même moment paraissait sa nouvelle autobiographie, « La vie et les échecs ». On n’y trouvera guère de confidences – l’homme est réputé pour son caractère fermé. « C’est un mur », déclare au quotidien Kommersant le jeune acteur Ivan Yankovski, qui incarne Karpov. Au fil des pages et des matchs, on s’aperçoit toutefois que Karpov nourrit une animosité viscérale pour son principal adversaire : Garry Kasparov, treizième champion du monde et opposant politique, qui a dû s’exiler à New York.
Au Moyen Âge, les moines chrétiens s’inquiétaient déjà de l’égarement de leurs pensées. Ils en étaient à élaborer des stratagèmes pour rester concentrés sur la communication divine : prières, chants, travaux manuels… « La crise de l’attention a-t-elle toujours existé ? » s’interroge le magazine américain The Baffler. Dans son nouveau livre, Stolen Focus, paru simultanément en Grande-Bretagne, aux États-Unis et dans d’autres pays anglophones, le journaliste britannique Johann Hari évoque le cas des moines médiévaux. Mais « la thèse de l’ouvrage est que les distractions de notre époque sont bien pires qu’auparavant », note le magazine. Dans son enquête, l’essayiste tire la sonnette d’alarme sur ce qu’il appelle « la crise de l’attention ». « Un employé américain lambda reste concentré sur une tâche seulement trois minutes. Chaque jour, nous consultons plus de 2 000 fois notre téléphone et passons en moyenne plus de trois heures à le fixer des yeux », avance sans rire The New York Times. Hari met en cause le modèle économique des plateformes numériques, fondé sur la collecte de données et la publicité ciblée : ces plateformes tirent leurs profits du temps passé par les utilisateurs devant leur écran. Ce qui lui fait dire que notre attention a été littéralement « volée ». L’essayiste consacre un chapitre entier au concept de « flow ». Emprunté à la psychologie positive, le terme désigne cet état mental presque méditatif dans lequel on se trouve lorsque l’on est au maximum de sa concentration. « Les plaisirs de la concentration sont tellement plus gratifiants que les récompenses des likes et des retweets ! » insiste-t-il dans un entretien accordé au quotidien new-yorkais. Auteur de plusieurs ouvrages à succès, dont La Brimade des stups (Slatkine & Cie, 2016), un plaidoyer pour la légalisation des drogues1, et Chaque dépression a un sens (Actes Sud, 2019), Hari recourt dans Stolen Focus à sa méthode de prédilection, qui consiste à faire appel à son expérience personnelle. « Je sentais que ma propre attention se dégradait, raconte-t-il au New York Times. Lorsque j’essayais de faire des choses nécessitant une grande concentration […], j’avais de plus en plus la sensation de monter un escalier mécanique à contresens. » Comme pour ses livres précédents, l’auteur est parti à la rencontre des experts du monde entier, « de Miami à Moscou, de Montréal à Melbourne ». Une recette qui s’avère toujours payante : Stolen Focus s’est maintenu plusieurs semaines sur la liste des best-sellers du New York Times ; il a été salué par l’ex-secrétaire d’État Hillary Clinton ou encore Andrew Sullivan, l’un des blogueurs les plus lus du monde. Johann Hari prodigue généreusement des conseils permettant d’améliorer sa concentration : la règle des dix minutes (chaque fois que vous éprouvez l’envie de consulter votre téléphone, attendez d’abord dix minutes) ; l’utilisation d’un coffre-fort pour téléphone avec verrouillage horaire ; le recours au logiciel Freedom, qui bloque de façon temporaire ou permanente l’accès aux sites répertoriés par l’utilisateur. Dans une démarche plus « radicale », Hari est parti pendant trois mois sans téléphone sur une presqu’île du Massachusetts. Mais, au retour, il a très vite retrouvé ses mauvaises habitudes. Cette expérience lui a permis de constater que la volonté seule ne suffisait pas à pallier la défaillance de notre attention. « Cela revient à penser que la solution à la pollution de l’air consisterait à porter un masque à gaz », souligne-t-il en référence à l’universitaire américain James Williams, qualifié de « plus grand philosophe de l’attention au monde ». Les initiatives individuelles ne suffiront pas à répondre aux défis systémiques, écrit The Washington Post. Le journaliste plaide pour une vaste évolution des technologies numériques. Parmi les mesures suggérées, l’envoi groupé de notifications par des plateformes comme Facebook, ou encore la suppression du mode de défilement infini des sites Web. Implacable, The Baffler estime que l’essai n’apporte rien de nouveau par rapport à ce que l’on savait déjà sur la captation de l’attention par les machines. Il pointe le manque d’études scientifiques sérieuses sur le sujet, « de sorte que Hari s’appuie principalement sur des preuves anecdotiques ». Il reproche surtout à l’auteur sa vision productiviste et sa critique beaucoup trop « timorée » du capitalisme : « Si les employés de bureau sont incapables de rester concentrés plus de trois minutes d’affilée, c’est probablement parce qu’ils s’ennuient à mourir et que TikTok est plus amusant. » L’ascèse médiévale n’est plus à l’ordre du jour.
[post_title] => L’art presque perdu de se concentrer
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«L’une des nombreuses qualités de cet écrivain, c’est que, dans un pays aussi polarisé que le nôtre, le profil de ses lecteurs est incroyablement varié. Pour le dire vite : dans aucune mairie la décision de lui dédier une rue ne ferait débat. » Tel est le portrait flatteur que dresse le journal en ligne Vozpópuli du romancier espagnol Luis Landero. Né en 1948 dans une famille de paysans d’Estrémadure, Landero est venu à l’écriture sur le tard. Depuis la publication de son premier roman, Les Jeux tardifs de l’âge mûr (Gallimard), en 1989, il s’est progressivement imposé comme l’une des grandes plumes de son pays. L’année 2019 marque sa consécration : Lluvia fina a remporté un énorme succès en Espagne avec neuf rééditions et quelque 60 000 exemplaires vendus en moins d’un an. Fort de ce triomphe, Luis Landero revient sur le devant de la scène littéraire avec Una historia ridícula, une tragicomédie qui narre les (més)aventures de Marcial, personnage aussi horripilant qu’attachant. Horripilant, parce que notre homme, qui travaille comme contremaître dans un abattoir, a une haute opinion de lui-même, estime détenir la vérité sur toute chose et se prévaut d’un fin vernis culturel pour se considérer très supérieur à ses semblables. Et attachant, parce que, tombé fou amoureux de Pepita, une étudiante en histoire de l’art issue d’un milieu beaucoup plus cultivé que le sien, il entreprend de séduire la jeune femme, quitte à travestir quelque peu la réalité. Naturellement, l’affaire se terminera mal. Les déboires sentimentaux de Marcial sont contés « avec un ton et un humour reconnaissables entre tous », note Ricardo Baixeras dans le quotidien catalan El Periódico. « Landero, renchérit Paz Álvarez dans El País, manie habilement l’ironie pour dépeindre les misères de la condition humaine. » Au rang desdites misères, celle-ci : l’amour, vu de l’extérieur, est toujours ridicule, comme l’affirme l’écrivain dans une interview accordée au quotidien basque El Correo. D’où le titre du livre, « Une histoire ridicule », qui règle d’emblée la question d’une possible issue heureuse. Du reste, Landero n’est pas connu pour ses intrigues riantes. Dans La Vie négociable (Éditions du Rocher, 2019), il fait le récit d’une existence ratée de bout en bout ; dans Lluvia fina, il décrit par le menu les haines recuites qui empoisonnent une famille sur plusieurs générations. Rien chez lui de « cervantin » – ce regard malicieux et empathique que l’on prête si souvent aux romanciers espagnols. « Landero est le plus russe de nos écrivains », affirme d’ailleurs Concha D’Olhaberriague dans El Imparcial. Le personnage de Marcial, poursuit-elle, « emprunte à la fois à Dostoïevski, avec le thème de la dignité bafouée, et à Tchekhov, dans sa manière d’appréhender le statut social de Pepita ». Un drôle de croisement qui semble ravir la critique.
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