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Nous sommes en 1941 à Krokop, un petit village surnommé « le Bouk aux Sangliers » et situé au Sarawak, cet État du nord-ouest de Bornéo alors sous la coupe des « rajas blancs ». Les gisements de pétrole et les plantations d’hévéas nouvellement exploités requièrent une main-d’œuvre importante, qui explique la composante bigarrée des habitants : paysans chinois, ouvriers javanais, commerçants japonais, tout un petit monde qui vit à peu près en bonne intelligence. Jusqu’à ce que la Seconde Guerre mondiale fasse son apparition sous la forme de « dix mille soldats japonais [arrivés] à bord de leurs bâtiments de guerre, escortés par trois destroyers, quatre croiseurs, un chasseur de sous-marins, deux dragueurs de mines et deux avions de reconnaissance ». C’est le début de trois ans et huit mois d’une occupation monstrueuse – ici les monstres sont bien réels, loin des yōkai, ceux des légendes, dont les enfants revêtent les masques. 
Dans le roman de Zhang, un nouveau monde se substitue à l’ancien, faisant table rase des repères quotidiens. Les frontières s’effacent, les hommes reviennent à l’état de bête, les ravages causés par les hardes de sangliers au cours de leur migration habituelle se faisant l’écho des atrocités commises par les Japonais. Yoshino, le chef de l’état-major, semble à deux doigts de revenir au stade de primate lorsque, mordu par un singe, il se met à pousser des borborygmes bizarres. Nourrie par l’opiomanie des villageois, la confusion la plus totale règne également entre les vivants et les morts, les êtres humains et les créatures fantastiques, comme dans cette vision macabre em­preinte de réalisme magique : « Des têtes volantes étaient sorties des fourrés, elles parcouraient les rues du village quand, voyant les Monstres, elles s’étaient immobilisées dans l’air et avaient fondu sur eux, sous les yeux des villageois. »
Mais ce sont aussi et surtout les barrières ethniques et linguistiques qui tombent, une entreprise de déconstruction chère à l’auteur, qui est lui-même un Malaisien d’origine chinoise ayant émigré à Taïwan pour y faire des études d’anglais. Selon les mots de son traducteur dans la préface, « La Traversée des sangliers constitue en effet l’aboutissement contemporain d’un processus d’émancipation d’une littérature en chinois qui nous oblige à revoir les catégories avec lesquelles nous opérons habituellement – celles qui nous font paresseusement superposer à l’intérieur du mot “chinois” une langue, un pays et un peuple (si une telle chose existe). »
La langue ardue, exigeante, précise et sensorielle de Zhang Gui­xing entremêle avec brio les composantes des différents mondes qui l’ont nourri. Sur le site culturel taïwanais The News Lens, David Der-wei Wang la qualifie quant à lui de « somptueuse et étrange, avec des phrases enchevêtrées comme des lianes ou comme un immense boa qui piège le lecteur et l’empêche de reprendre son souffle – ou plutôt lui fait goûter aux charmes de l’asphyxie ». Avis aux amateurs de syncope…

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«Il n’y avait pas, en ce temps-là, grande distance entre la porte de la prison et la place du marché. À la prisonnière, cependant, le parcours parut très long. » Ainsi s’ouvre l’histoire d’Hester Prynne, contée par Nathaniel Hawthorne dans son roman le plus célèbre, La Lettre écarlate. Comme le savent ceux qui ont lu ce classique de la littérature américaine, le livre commence après qu’Hester a donné naissance à un enfant hors mariage et refusé d’en nommer le géniteur. En conséquence, elle est condamnée à subir les railleries de la foule : « Chaque pas que faisaient les gens qui se pressaient autour d’elle lui était une agonie comme si son cœur avait été jeté dans la rue pour être piétiné par tous. » Après cela, elle doit porter un A (comme Adultère) écarlate sur sa robe pour le restant de ses jours. Dans son village aux abords de Boston, elle vit ostracisée. Les habitants refusent tout contact avec elle, même ceux qui ont secrètement commis des péchés semblables, y compris le père de son enfant, le très pieux pasteur de la communauté. La lettre écarlate produit « l’effet d’un charme qui aurait écarté Hester Prynne de tous rapports ordinaires avec l’humanité et l’aurait enfermée dans une sphère pour elle seule ». Aujourd’hui, nous lisons cette histoire avec une certaine condescendance – « Ça a tellement vieilli ! ». Hawthorne lui-même se moquait des puritains avec leurs « vêtements de couleurs tristes et leurs chapeaux gris à hautes calottes », leur conformisme rigoriste, leur esprit étriqué et leur hypocrisie. Nous, en revanche, non seulement nous sommes branchés et modernes, mais nous vivons dans un pays régi par des lois. Des procédures sont là pour prévenir l’application de peines injustes. Les lettres écarlates appartiennent au passé.

Sauf que, bien sûr, il n’en est rien. Aujourd’hui, aux États-Unis, on peut rencontrer des gens qui ont tout perdu (leur travail, leurs économies, leurs amis, leurs collègues) alors qu’ils n’ont violé aucune loi ni aucune règle déontologique. Ce qu’ils ont violé (ou ce qu’on les accuse d’avoir violé), ce sont des normes sociales qui ont trait à la couleur de peau, au sexe, au comportement individuel ou même à l’humour ; des normes qui pouvaient ne pas exister il y a cinq ans, voire cinq mois. Certains ont commis de flagrantes erreurs de jugement. D’autres n’ont rien fait du tout. Il est parfois compliqué de se faire une opinion. Pourtant, malgré la nature ambiguë de ces cas, il est devenu facile et pratique pour certains d’en tirer des généralités. Des militants, surtout à droite de l’échiquier politique, brandissent désormais le terme cancel culture à tout-va pour se protéger des critiques, si légitimes soient-elles. Mais, si l’on creuse un peu le cas de ceux qui ont été victimes de cette forme moderne de vindicte populaire, on découvre que ces histoires échappent au schéma manichéen « woke » et « anti-woke » et sont bien souvent interprétées, décrites ou remémorées de manière différente par les uns et les autres, quel que soit par ailleurs l’enjeu politique ou intellectuel.

Il n’est pas surprenant que le journaliste scientifique Donald McNeil, après avoir été prié de démissionner du New York Times, ait éprouvé le besoin de rédiger un très long article, publié en quatre parties, pour relater une série de conversations qu’il avait eues avec des lycéens au Pérou, au cours desquelles il aurait tenu ou pas des propos racistes – selon la version que vous trouvez la plus convaincante. Comment s’étonner qu’il ait fallu à Laura Kipnis, professeure à l’université Northwestern, un livre entier, Le Sexe polémique. Quand la paranoïa s’empare des campus américains 1, pour narrer les répercussions, y compris pour elle-même, de deux plaintes pour harcèlement sexuel déposées contre un homme dans son université (comme elle avait mentionné l’affaire dans un article sur la « paranoïa sexuelle », des étudiants ont demandé à l’université d’enquêter aussi sur elle). Il faut beaucoup d’espace pour restituer ces deux affaires dans toute leur complexité personnelle, professionnelle et politique. 

Rien d’étonnant, également, à ce que Hawthorne ait consacré un roman entier aux motivations complexes d’Hester Prynne, de son amant et de son mari. La nuance et l’ambiguïté sont des éléments essentiels de toute bonne fiction. Elles sont tout aussi essentielles dans un État de droit : les tribunaux, les jurys, les juges et les témoins sont là justement pour que l’État puisse décider si un crime a bien été commis avant d’infliger une sanction. Les accusés bénéficient de la présomption d’innocence. Ils ont le droit de se défendre. Il existe des délais de prescription. 

C’est l’inverse qui se produit aujourd’hui dans la sphère publique en ligne : les conclusions sont hâtives, les prismes idéologiques rigides et l’argumentation tient en 280 caractères ; il n’y a aucune place pour la nuance, ni pour l’ambiguïté. Or ces valeurs en vogue sur Internet en sont venues à dominer de nombreuses institutions culturelles américaines : les universités, les journaux, les fondations, les musées… Cédant à l’opinion publique, qui réclame des châtiments toujours plus rapides, ces institutions imposent parfois l’équivalent d’une lettre écarlate à perpétuité à des gens qui n’ont pas commis l’ombre d’un délit. Aux tribunaux, elles préfèrent des procédures internes opaques. Au lieu d’examiner les preuves et d’auditionner les témoins, elles prononcent des jugements à huis clos.

Voici longtemps que je m’intéresse à ce genre d’histoires, d’une part parce que le principe d’une justice équitable me semble fondamental pour la démocratie, d’autre part parce qu’elles me rappellent d’autres lieux et d’autres époques. Il y a dix ans, j’ai écrit un livre sur la soviétisation de l’Europe centrale dans les années 1940 et j’ai découvert que le conformisme politique des premières heures du communisme tenait moins à la violence d’un État coercitif qu’à la pression du corps social. Sans que leur vie soit clairement menacée, les gens se sont sentis obligés (pas uniquement pour le bien de leur carrière, mais aussi pour celui de leurs enfants, de leurs amis ou de leur conjoint) de répéter des slogans auxquels ils ne croyaient pas ou d’afficher leur allégeance en public à un parti qu’ils méprisaient en privé. En 1948, le célèbre compositeur polonais Andrzej Panufnik a envoyé ce qu’il qualifierait plus tard de « camelote » pour le concours de la « meilleure chanson du Parti unifié », parce qu’il pensait que, s’il ne participait pas, le Syndicat des compositeurs polonais perdrait ses financements. Comble de l’humiliation : il l’a remporté. Lily Hajdú-Gimes, une grande psychanalyste hongroise de la même époque, a identifié le traumatisme lié à ce conformisme chez ses patients et chez elle-même : « Je joue le jeu du régime, confie-t-elle à des amis, mais, dès que j’en accepte les règles, je me retrouve piégée. » Nul besoin, cependant, du stalinisme pour créer ce genre d’atmosphère. L’année dernière, pendant un voyage en Turquie, j’ai rencontré un auteur qui m’a montré son dernier manuscrit, qu’il gardait dans un tiroir de son bureau. Son travail n’était pas illégal à proprement parler : il ne pouvait simplement pas imaginer le publier. Les journaux, magazines et maisons d’édition turcs font l’objet de poursuites imprévisibles et de lourdes peines pour avoir publié des discours ou des écrits décrétés insultants envers le président ou la nation turque. La peur de ces sanctions pousse les gens à s’autocensurer et à se taire [lire « La peste façon Pamuk », Books no 114, juillet-août 2021].

Aux États-Unis, bien sûr, ce genre de répression n’existe pas. Aucune loi n’édicte ce que peuvent dire les chercheurs ou les journalistes ; il n’y a pas de censure d’État ou émanant d’un parti dominant. Mais la peur de se faire lyncher en ligne, au bureau ou par ses pairs produit des résultats similaires. Combien de manuscrits américains restent aujourd’hui enfermés dans des tiroirs (ou ne sont tout bonnement pas écrits) parce que leur auteur craint le même type de jugement arbitraire ? Quelle part de la vie intellectuelle est aujourd’hui étouffée de peur qu’un commentaire mal formulé soit sorti de son contexte et relayé sur Twitter ?

Pour répondre à cette question, j’ai parlé à plus d’une douzaine de personnes qui ont été soit les victimes, soit les proches témoins de cette brusque transformation des codes sociaux aux États-Unis. Le but ici n’est pas de rouvrir leur dossier. Certains se sont comportés d’une manière qu’on pourrait effectivement trouver malavisée ou immorale, même s’ils n’ont rien fait d’illégal. Je ne remets pas non plus en question les nouvelles normes sociales qui ont mené à leur renvoi ou à leur mise au ban de la société. Beaucoup de ces changements sociétaux sont clairement positifs. Cependant, aucune des personnes citées ici, anonymement ou nommément, n’a été inculpée, encore moins condamnée par un tribunal. Tous récusent la façon dont leur histoire a été présentée. Plusieurs disent avoir été accusés à tort ; d’autres croient que leurs « péchés » ont été exagérés ou mal interprétés par des individus aux desseins cachés. Tous, saints ou pécheurs, se sont vu imposer une sanction drastique qui a bouleversé leur vie pour toujours – souvent sans avoir pu faire valoir leur point de vue. 

Le fait de condamner et punir hors du cadre judiciaire devrait nous inquiéter profondément. En 1789, le futur président des États-Unis James Madison proposait d’inscrire dans la Constitution américaine que nul ne peut « être privé de sa vie, de sa liberté ou de ses biens sans procédure légale régulière ». Les 5e et 14e amendements entérinent ce principe. Voilà pourtant des Américains qui n’ont pu en bénéficier. Certains de ceux que j’ai interrogés sont engagés dans une bataille judiciaire ou une procédure de licenciement et ne veulent pas qu’on puisse les reconnaître ; d’autres préfèrent garder l’anonymat car ils redoutent une nouvelle campagne de cyberharcèlement. J’ai donc passé sous silence des détails souvent importants. Mais j’ai tenté d’exposer leur situation actuelle afin d’expliquer quel prix ils ont payé, de quel type de châtiment ils ont écopé.

LE TÉLÉPHONE NE SONNE PLUS

La première chose qui se passe lorsqu’on vous accuse d’avoir enfreint une norme sociale et que vous vous retrouvez dans la tourmente médiatique pour des propos qu’on vous prête, c’est que votre téléphone ne sonne plus. Les gens cessent de vous adresser la parole. Vous devenez un pestiféré. « J’ai des dizaines de collègues dans mon département. Je crois qu’aucun d’entre eux ne m’a parlé depuis un an, m’a dit un professeur d’université. Un collègue avec qui je déjeunais au moins une fois par semaine depuis plus de dix ans a soudainement mis fin à nos échanges sans me poser de questions. » Un autre universitaire a fait le calcul : sur les quelque vingt membres de son département, « il n’y en a que deux – un qui n’a aucun pouvoir et un qui part à la retraite – qui acceptent encore de discuter » avec lui. Un journaliste licencié du jour au lendemain m’a raconté qu’une amie lui avait expliqué qu’elle écrirait volontiers un article pour sa défense, mais qu’elle avait un contrat en attente avec une maison d’édition. « J’ai dit : “Merci pour ta franchise.” »

La plupart de vos proches se défilent parce que la vie continue. D’autres parce qu’ils ont peur que les accusations cachent quelque chose de pire. Un professeur qu’on n’accusait d’aucune agression sexuelle est tombé des nues quand il a découvert que certains de ses collègues pensaient que, si l’université engageait une procédure disciplinaire à son encontre, c’est qu’il devait être un violeur. Également mis à pied, un autre décrit la chose en ces termes : « Quelqu’un qui me connaît, mais sans savoir au fond qui je suis, se dit sans doute qu’il est plus prudent de garder ses distances, de peur de devenir une victime collatérale. »

VOUS NE POUVEZ PLUS EXERCER VOTRE MÉTIER

La deuxième chose qui se produit et qui est liée à la première, c’est que, même si vous n’avez pas été mis à pied, sanctionné ou reconnu coupable de quoi que ce soit, vous ne pouvez plus exercer votre métier. Si vous êtes prof à l’université, personne ne vous veut plus comme enseignant ou comme directeur de recherche. (« Les étudiants de deuxième cycle m’ont bien fait comprendre que je n’étais plus personne et qu’on ne pouvait en aucun cas tolérer ma présence. ») Vous ne pouvez plus publier vos travaux dans des revues scientifiques. Vous ne pouvez pas démissionner, parce que personne ne voudra vous embaucher. Si vous êtes journaliste, vous ne pourrez peut-être plus rien publier du tout. Après avoir été renvoyé de son poste de rédacteur en chef de The New York Review of Books dans le sillage d’une controverse en lien avec #MeToo (il n’a pas été accusé d’avoir lui-même commis une agression sexuelle, mais d’avoir publié une personne qui l’était), Ian Buruma a découvert que plusieurs magazines pour lesquels il écrivait depuis des dizaines d’années refusaient désormais de travailler avec lui. Un membre de la rédaction a rejeté la faute sur les « jeunes journalistes » de l’équipe. Bien qu’un groupe de plus de 100 contributeurs de The New York Review of Books (parmi lesquels Joyce Carol Oates, Ian McEwan, Ariel Dorfman, Alfred Brendel et moi-même) ait signé une lettre ouverte en défense de Buruma, ce rédacteur avait manifestement plus peur de ses collègues que de Joyce Carol Oates.

Pour beaucoup, la vie intellectuelle et professionnelle s’arrête net. « J’étais à mon apogée sur le plan professionnel lorsque j’ai appris qu’on enquêtait sur moi, relate un professeur. Tout s’est arrêté. Je n’ai pas écrit d’article depuis. » Peter Ludlow, qui enseignait la philosophie à Northwestern (et se trouve être le sujet du livre de Laura Kipnis), a perdu deux contrats d’édition lorsque l’université lui a demandé de démissionner à la suite de deux plaintes pour harcèlement sexuel (qu’il récuse). Certains de ses confrères ont refusé de voir leurs travaux paraître dans le même volume que les siens. Le compositeur Daniel Elder, lauréat de nombreux prix et homme de gauche, qui avait condamné sur Instagram les incendies volontaires à Nashville, sa ville natale – après la mort de George Floyd, des manifestants du mouvement Black Lives Matter avaient mis le feu au tribunal –, a découvert que son éditeur [GIA Publications] refusait désormais de publier sa musique et que les chœurs ne voulaient plus la chanter 2. Lorsque le poète Joseph Massey a été accusé de « harcèlement et manipulation » par plusieurs ex-petites amies, l’Académie des poètes américains a supprimé tous ses poèmes de son site Internet, et ses éditeurs ont fait de même pour ses livres. Stephen Elliott, un journaliste et critique, a été anonymement accusé de viol – son nom figurait sur une liste intitulée « Shitty Media Men » (« hommes de presse dégueulasses ») qui a circulé en ligne au plus fort du mouvement #MeToo. Il a intenté un procès en diffamation (encore en cours) contre l’auteure de cette liste. Un recueil d’articles qu’il venait de publier a fait l’objet d’une conjuration du silence ; la Paris Review a annulé la publication d’une interview qu’il lui avait accordée ; il a été désinvité de comités de lecture, de lectures publiques et d’autres événements 3

Économiquement parlant, les conséquences peuvent être catastrophiques. Ludlow a déménagé au Mexique car la vie y est moins chère. Une sorte de crise d’identité survient parfois. Après avoir décrit les divers emplois qu’il avait occupés dans les mois qui ont suivi son renvoi de son poste d’enseignant, l’un des chercheurs que j’ai interrogés a réprimé un sanglot : « Je ne suis vraiment bon qu’à une chose, m’a-t-il dit en pointant du doigt les formules mathématiques inscrites sur le tableau derrière lui : ça. »

Certains partisans de cette nouvelle justice populaire assurent qu’il s’agit de sanctions mineures, que la perte d’un emploi n’est pas la fin du monde, que les intéressés devraient être capables d’accepter la situation et passer à autre chose. Mais l’ostracisation, l’opprobre et la perte de revenus sont des châtiments très durs, qui ont des répercussions personnelles et psychologiques à long terme – notamment parce que les « peines » sont de durée indéterminée. Elliott a songé au suicide. Il écrit : « Tous les récits personnels d’humiliation publique que j’ai lus (et j’en ai lu beaucoup) mentionnent à un moment des pensées suicidaires. » Le poète Joseph Massey ne fait pas exception : « J’avais un plan et un moyen de le mettre à exécution ; puis j’ai fait une crise d’angoisse et je suis allé en taxi aux urgences. » Ancien président du département des sciences cognitives du Dartmouth College, David Bucci, dont le nom a été cité dans un procès contre cette université et bien qu’il n’ait pas été accusé d’inconduite sexuelle, s’est, lui, bel et bien suicidé. Il avait compris qu’il n’arriverait sans doute jamais à restaurer sa réputation. D’autres se sont mis à aborder leur métier différemment. « Je me lève tous les matins avec la peur d’enseigner », révèle un professeur d’université. Le campus qu’il chérissait est devenu une jungle pleine de pièges. Nicholas Christakis, un médecin et sociologue de Yale qui s’est retrouvé au cœur d’un scandale universitaire et médiatique en 2015, est aussi un expert du fonctionnement des groupes sociaux. Il m’a rappelé que l’ostracisme « était autrefois considéré comme une sanction extrêmement lourde : exclure quelqu’un du groupe, c’était le promettre à une mort prochaine 4 ». Il est peu surprenant, dit-il, que dans ce genre de situation on ait des pensées suicidaires.

La troisième chose qui se produit est qu’on tente de s’excuser – qu’on ait fait ou non quelque chose de mal. Robert George, un philosophe de Princeton qui a défendu des professeurs ayant eu des déboires judiciaires ou administratifs, décrit le phénomène en ces termes : « Ils n’ont connu que l’estime et le succès toute leur vie : c’est ainsi qu’ils ont obtenu leur poste, du moins dans les endroits comme celui où j’enseigne. Et puis, soudain, ils ont cette impression horrible : “Tout le monde me déteste…” Donc, que font-ils ? La plupart du temps, ils flanchent. » Une personne que j’ai interrogée s’était vu demander des excuses alors qu’elle n’avait enfreint aucune règle établie. Voici ses propos. « J’ai demandé : “De quoi dois-je m’excuser ?” Et ils m’ont répondu : “Tu les as blessés.” Donc j’ai formulé mes excuses dans cette optique : “Si j’ai effectivement dit quelque chose qui vous a blessés, je n’imaginais pas que cela pourrait être le cas.” » Ses excuses ont été acceptées, mais ses problèmes n’ont pas cessé pour autant. 

EXCUSES ANALYSÉES ET REFUSÉES

Selon un schéma courant, les excuses sont analysées, examinées pour voir si elles sont vraiment « sincères » – et finalement refusées. Howard Bauchner, rédacteur en chef du Journal of the American Medical Association, s’est excusé pour quelque chose dont il n’était pas directement responsable : un de ses collègues a tenu des propos ­controversés dans un podcast et sur Twitter, suggérant que les communautés de couleur étaient moins pénalisées par le « racisme structurel » que par des facteurs socio-économiques. « Je m’en veux profondément pour les erreurs qui ont mené aux discours véhiculés dans ce tweet et ce podcast, a écrit Bauchner. Bien que je n’aie ni écrit ni lu ce tweet, ni créé ce podcast, en tant que rédacteur en chef c’est à moi qu’incombe la responsabilité en dernière instance. » Il a fini par démissionner. Comme les excuses sont devenues un rituel, elles semblent invariablement hypocrites. Aujourd’hui, sur Internet, on peut trouver des « modèles » pour ceux qui auraient besoin d’en formuler. Certaines universités donnent à leurs étudiants et à leurs employés des conseils sur la façon de s’excuser et proposent même des listes des termes à utiliser (« erreur », « malentendu », « méprise »). L’éditeur du compositeur Daniel Elder est allé jusqu’à rédiger des excuses pour lui. Il a refusé. 

Non que des excuses soient toujours exigées. Un ancien journaliste m’a dit que ses ex-collègues « rejettent le processus erreur/excuse/compréhension/pardon. Ils ne veulent pas pardonner ». Ce qu’ils veulent, c’est « punir et purifier ». Mais savoir que tout ce que vous pourrez dire ne sera jamais suffisant est démoralisant. Une autre personne interrogée explique : « Si vous présentez vos excuses et que vous savez d’emblée qu’elles ne seront pas acceptées – parce qu’on les interprétera comme une stratégie d’évitement –, alors c’est qu’on se moque de la sincérité de votre introspection. Vous vous sentez exilé dans un monde sans merci. Et ce monde-là n’a vraiment aucune éthique. » 

ENQUÊTE DÉCLENCHÉE

Et même si l’on s’est excusé, un quatrième processus s’enclenche : on se met à enquêter sur vous. L’une des personnes que j’ai interviewées m’a dit penser qu’on enquêtait sur elle, car son employeur ne voulait pas lui verser d’indemnités de licenciement et avait besoin de motifs supplémentaires pour justifier son renvoi. Une autre pense qu’elle fait l’objet d’une enquête parce que la licencier uniquement pour une question de langage aurait contrevenu à la convention collective. Une longue carrière n’est jamais exempte de moments conflictuels ou ambigus. La fois où Untel a serré sa collègue dans ses bras, était-ce vraiment pour la réconforter ou avait-il quelque chose derrière la tête ? La blague d’Unetelle était-elle vraiment une blague ou contenait-elle un sous-entendu tordu ? Personne n’est parfait. Personne n’est pur. Et, dès l’instant où l’on commence à interpréter un événement ambigu sous un certain angle, on trouve facilement du grain à moudre.

Parfois, une enquête est ouverte parce qu’un membre de votre communauté estime que vous n’avez pas payé assez cher pour ce que vous avez dit ou fait. L’année dernière, Joshua Katz, un professeur de lettres classiques de renom, a écrit un article critiquant une lettre qu’avaient publiée des membres du corps enseignant de son université, Princeton, à propos de la question raciale. En réponse à cela, The Daily Princetonian, un quotidien étudiant, a passé sept mois à enquêter sur ses relations passées avec des étudiantes, allant jusqu’à convaincre des membres de l’administration de rouvrir des dossiers vieux de plusieurs années et déjà jugés. Il s’agit là d’une violation évidente du principe défendu par James Madison selon lequel personne ne devrait être puni deux fois pour la même chose. The Daily Princetonian semble davantage se soucier d’ostraciser un professeur pour crime de pensée que de trouver une issue à un cas d’inconduite supposée.

Mike Pesca, podcasteur pour Slate, a eu un échange animé avec des collègues sur l’intranet de l’entreprise sur le fait de savoir s’il était acceptable de prononcer soi-même des insultes racistes quand on faisait un reportage sur l’emploi d’insultes racistes (chose, avance-t-il, qui n’enfreignait alors aucune règle de l’entreprise). Une réunion de rédaction (à laquelle Pesca n’a pas été convié) a été organisée pour discuter de l’incident, puis Slate a ouvert une enquête pour déterminer si d’autres faits pouvaient lui être reprochés (d’après un porte-parole de l’entreprise, l’enquête se justifiait par d’autres éléments « qu’une simple querelle abstraite sur l’intranet »). Amy Chua, professeure de droit à Yale et auteure de L’Hymne de bataille de la mère Tigre (Gallimard, 2011), m’a dit qu’elle croyait qu’on avait commencé à enquêter sur ses relations avec ses étudiants en raison de ses liens avec le juge de la Cour suprême Brett Kavanaugh [nommé par Donald Trump] 5

Beaucoup de ces enquêtes s’appuient sur des dénonciations ou des plaintes anonymes qui, pour les intéressés, semblent parfois tomber du ciel. Les campagnes de dénigrement sur les réseaux sociaux sont souvent le fait de comptes anonymes qui amplifient des rumeurs à coups de partages et de likes. La liste « Shitty Media Men » a été diffusée par une source anonyme ; les allégations qu’elle contenait n’avaient pas été corroborées. Parfois, l’accusé lui-même n’est pas informé du détail de ces plaintes. Le mari d’Amy Chua, le professeur de droit Jed Rubenfeld, démis de ses fonctions à Yale après des accusations de harcèlement sexuel (qu’il réfute), affirme avoir mis un an et demi avant d’apprendre le nom des personnes qui l’accusaient et la nature même de ces accusations. 

Kipnis, qu’on a soupçonnée d’inconduite sexuelle précisément parce qu’elle écrivait sur le harcèlement sexuel, n’a au départ pas pu savoir non plus qui étaient ses détracteurs. Pire : on a refusé de lui expliquer les règles qu’elle aurait enfreintes. Ces règles étaient visiblement tout aussi obscures pour ceux qui les appliquaient, car, comme elle l’écrit dans Le Sexe polémique, « il n’y a pas d’ensemble bien établi de procédures ». Pour couronner le tout, Kipnis était supposée garder l’affaire confidentielle : « On m’avait plongée dans un monde souterrain de tribunaux secrets et de règles sibyllines dignes du Moyen Âge, et j’étais censée n’en parler à personne », écrit-elle. Son cas fait écho à l’histoire d’un autre professeur : « La direction de l’université ne m’a même pas écouté avant de décider de me sanctionner, me raconte-t-il. Ils ont lu les rapports d’enquête, mais on ne m’a jamais convoqué, on ne m’a jamais téléphoné, ce qui m’aurait permis de donner ma version des faits. Et on m’a dit ouvertement que j’étais sanctionné sur des allégations : qu’on n’ait pas trouvé de preuve ne signifiait pas que ça n’avait pas eu lieu. »

PROCÉDURES SECRÈTES

Le recours à des procédures secrètes, qui n’empruntent pas les canaux habituels de la justice et laissent les accusés isolés et sans défense, est un outil de contrôle bien connu des régimes autoritaires, de la junte argentine à l’Espagne franquiste. Staline a créé les « troïkas » (des commissions extrajudiciaires ad hoc qui traitaient des dizaines de cas par jour). Pendant la Révolution culturelle, Mao a donné aux étudiants le pouvoir de constituer des comités révolutionnaires pouvant attaquer et faire renvoyer rapidement les enseignants. Dans ces deux cas, les gens utilisaient ces formes non réglementées de « justice » pour vider leurs propres querelles ou faire avancer leur carrière. Dans Les Chuchoteurs. Vivre et survivre sous Sta­line, son ouvrage sur la culture stalinienne 6, l’historien Orlando Figes cite de nombreux cas similaires, parmi lesquels Nikolai Sakharov, qui a atterri en prison parce que l’on convoi­tait sa femme ; Ivan Malygin, dénoncé par une personne jalouse de son succès ; et Lipa Kaplan, envoyée dix ans au Goulag pour avoir refusé les avances de son patron. Le sociologue Andrew Walder a par ailleurs démontré qu’à Pékin la Révolution culturelle avait été façonnée par des luttes de pouvoir entre leaders étudiants. 

Ce schéma se reproduit en ce moment même aux États-Unis. Beaucoup de ceux à qui j’ai parlé m’ont raconté des histoires tortueuses : des gens avaient lancé des procédures anonymes contre eux parce qu’ils les détestaient, se sentaient en compétition avec eux ou leur en voulaient pour des raisons personnelles ou professionnelles. L’un d’eux m’a décrit une rivalité intellectuelle avec un membre de l’administration (lequel a contribué à son renvoi) qui remontait à leurs années de licence. Un autre attribue ses problèmes à un ancien étudiant, devenu son collègue, qui le considérait depuis longtemps comme un rival. Un troisième pense qu’un de ses ­collègues lui en voulait d’avoir à travailler avec lui alors qu’il aspirait à un autre poste. Un quatrième a pris conscience qu’il avait sans doute sous-estimé les frustrations professionnelles accumulées par les plus jeunes membres de son entreprise, qui se sentaient étouffés par leur hiérarchie. Les motivations peuvent être plus mesquines encore. L’écrivaine Chimamanda Ngozi Adichie a raconté comment deux jeunes écrivaines avec lesquelles elle s’était liée d’amitié l’ont attaquée sur les réseaux sociaux, en partie, écrit-elle, parce qu’elles étaient « en quête d’attention et de publicité ». Attaquer la réputation de quelqu’un permet au détracteur de gagner en notoriété et de se faire mousser.

Les États-Unis sont encore loin de la Chine de Mao ou de la Russie stalinienne. Nos commissions d’enquête universitaires et les hordes de cyber­harceleurs ne sont pas soutenues par un régime despotique. Malgré ce que dit l’extrême droite, ces procédures ne sont pas menées pas un « front de gauche » (le « front de gauche » n’existe pas) ou par un quelconque mouvement unifié, encore moins par l’État. Il est vrai que certaines plaintes pour harcèlement sexuel à l’université s’appuient sur le Titre IX de la loi fédérale sur l’éducation de 1972, un texte flou qui laisse la porte ouverte aux interprétations les plus extrêmes 7. Mais les cadres administratifs qui mènent ces enquêtes et procédures disciplinaires, qu’ils travaillent à l’université ou aux ressources humaines de magazines, ne le font pas parce qu’ils ont peur du Goulag. Beaucoup pensent qu’ils améliorent leur institution, qu’ils favorisent un environnement de travail plus sain, qu’ils promeuvent l’égalité raciale et sexuelle, qu’ils garantissent la sécurité des étudiants. Certains entendent protéger la réputation de leur institution ; d’autres souhaitent surtout conserver la leur. Au moins deux de mes interviewés sont convaincus d’avoir été sanctionnés parce que leur patron blanc avait besoin de sacrifier publiquement un autre homme blanc pour sécuriser sa propre position.

Mais comment peut-on penser que de telles mesures sont nécessaires ? Ou que « garantir la sécurité des étudiants » justifie de violer les procédures établies ? Il ne s’agit pas de justice. Ni à proprement parler de politique. Bien que certains aient tenté de mettre ces changements sociaux sur le dos du président Joe Biden ou de la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi, quiconque essaierait d’interpréter ces récits à la lumière d’un clivage politique gauche/droite doit expliquer pourquoi si peu des victimes de cette évolution peuvent être décrites comme « de droite » ou conservatrices. D’après un récent sondage, 62 % des Américains, dont une majorité se décrivent comme modérés ou de centre gauche, disent avoir peur d’exprimer leurs opinions politiques. Tous ceux que j’ai interviewés sont centristes ou de centre gauche. Certains d’entre eux ont une position politique atypique, d’autres n’ont pas d’opinions tranchées. Rien dans les textes universitaires relevant de la théorie critique de la race ne commande de telles mesures. Les théoriciens qui ont traité en premier de ces questions réclamaient que l’on change de prisme pour interpréter le passé et le présent. On peut se demander si ce changement de prisme est pertinent, mais on ne peut certainement pas en vouloir à ces théoriciens si l’école de droit de Yale, par exemple, a pris la décision absurde d’ouvrir une enquête pour déterminer si oui ou non Amy Chua a organisé un dîner mondain pendant la pandémie ; ni si toute une série de présidents d’université ont refusé de soutenir leurs propres enseignants quand ils se sont fait attaquer par des étudiants.

PANIQUE MORALE

La censure, l’exclusion, les excuses ritualisées et les sacrifices publics sont autant d’attributs des sociétés illibérales aux codes culturels rigides, enracinés dans un puissant contrôle social. Aujourd’hui souffle un vent de panique morale : les institutions culturelles font la police et se purifient pour répondre aux admonestations de la foule. Il ne s’agit plus de foules au sens littéral, comme dans La Lettre écarlate, mais d’une foule en ligne, qui s’organise sur Twitter, sur Facebook et parfois sur les forums de discussion internes des entreprises.

Après la nomination d’Alexi McCammond au poste de rédactrice en chef de Teen Vogue, on a déterré et fait circuler en ligne d’anciens tweets anti-asiatiques et homophobes qu’elle avait écrits dix ans plus tôt, quand elle était encore adolescente. McCammond s’est excusée, bien sûr, mais ça n’a pas suffi, et elle a dû démissionner avant même d’avoir commencé. L’atterrissage a été moins rude pour elle que pour d’autres (elle a pu retrouver son ancien poste de journaliste politique pour le site d’information Axios), mais l’incident montre bien que personne n’est à l’abri. McCammond était une jeune femme noire de 27 ans qui avait été désignée comme le « meilleur espoir de l’année » par l’Association nationale des journalistes noirs, et pourtant son adolescence est revenue la hanter. On pourrait croire que les jeunes lecteurs de Teen Vogue gagneraient à apprendre l’indulgence et la clémence, mais, pour les nouveaux puritains, les délais de prescription n’existent pas. 

Cette censure n’est pas seulement liée à des changements récents, et souvent positifs, dans la manière de penser le genre et la race ainsi que dans le langage utilisé pour en parler. D’autres évolutions sont à l’œuvre, qu’on reconnaît rarement. Ceux qui perdent leur emploi ne sont pas « coupables » au sens légal du terme, mais on ne les a pas bannis par hasard. De même qu’autrefois on accusait les vieilles femmes un peu bizarres de sorcellerie, les victimes de la justice populaire moderne ont aussi un profil type. Les protagonistes de la plupart de ces histoires ont généralement connu le succès. Même s’ils ne sont pas milliardaires ou capitaines d’industrie, ils ont réussi à devenir rédacteurs en chef, professeurs, auteurs en vogue, ou même juste étudiants dans une université ultracompétitive. Certains sont particulièrement sociables, voire un peu trop : ce sont des enseignants qui aiment bien discuter ou boire un verre avec leurs étudiants, des patrons qui déjeunent avec leurs employés – des gens qui brouillent les lignes entre vie sociale et vie professionnelle. « Demandez à n’importe qui de dresser une liste des meilleurs professeurs, des citoyens les plus irréprochables, des personnes les plus responsables : vous me trouveriez sur chacune de ces listes », soupire un professeur déchu. Amy Chua siégeait dans de nombreux comités importants à l’école de droit de Yale, dont celui qui aide les étudiants à se préparer pour leur stage en cabinet d’avocat. « Je fais des heures supplémentaires ; j’apprends à les connaître, m’a-t-elle dit. Je leur écris des lettres de recommandation dithyrambiques. » Les personnes très sociables qui brillent dans ce genre de comités sont parfois aussi un peu cancanières et racontent des histoires sur leurs collègues. D’autres, hommes ou femmes, sont des charmeurs : ils aiment les jeux de mots et les plaisanteries qui flirtent avec les limites de ce qui est considéré comme acceptable. Et c’est justement ce qui finit par leur causer du tort, parce que la définition de ce qui est acceptable a changé du tout au tout ces dernières années. Il fut un temps où le fait que Chua et Rubenfeld invitent des étudiants chez eux aurait été jugé non seulement tolérable, mais tout bonnement admirable. Ce temps est révolu. Comme le temps où une étudiante pouvait parler de ses problèmes personnels avec un professeur. Tout comme celui où un employé pouvait échanger des ragots avec son patron. Les discussions entre personnes de statut différent (employé/employeur ; professeur/étudiant) doivent aujourd’hui rester cantonnées à la sphère professionnelle et porter sur des sujets neutres. Tout ce qui a trait au sexe, même dans un contexte académique (par exemple une conversation sur la législation en matière de viol), s’avère risqué. « Mes étudiants semblent plus inquiets à l’idée d’échanger en classe aujourd’hui, notamment quand il s’agit d’aborder les lois sur les violences sexuelles, qu’il y a huit ans quand j’ai commencé à enseigner », relève Jeannie Suk Gersen, professeure de droit à Harvard. Akhil Reed Amar, qui enseigne à Yale, explique qu’il ne fait plus référence à un incident historique qu’il exploitait auparavant dans ses cours, car cela impliquerait que les étudiants lisent une étude de cas portant sur une injure à caractère raciste.

LES RÈGLES SOCIALES ONT CHANGÉ

La sociabilisation est aussi différente. Un professeur pouvait jadis sortir avec une étudiante, voire l’épouser. On buvait un verre entre collègues après le travail et parfois on rentrait ensemble. Aujourd’hui, cela peut être dangereux. Un ami enseignant observe que dans son université les étudiants en fin de doctorat sont réticents à l’idée de sortir avec ceux qui démarrent leur thèse, car une règle implicite veut désormais que l’on ne fréquente pas un ou une collègue, surtout s’il existe une asymétrie de pouvoir (réelle ou imaginaire) entre les partenaires. Ce changement culturel est sain sur bien des points : les jeunes sont désormais mieux protégés contre les chefs prédateurs. Mais il n’est pas sans conséquences. Quand les blagues et le flirt sont bannis de la vie de bureau, celle-ci perd de sa spontanéité.

Il n’y a pas que les extravertis et les dragueurs qui soient tombés sous le coup du nouveau puritanisme. Des personnalités qui sont, disons, difficiles en font aussi les frais. Ceux qui sont hautains, par exemple, impatients, agressifs ou distants avec ceux qu’ils jugent peu talentueux. Ou encore ceux qui sont particulièrement doués et imposent le même degré d’exigence à leurs collègues ou à leurs étudiants – et, lorsque ceux-ci les déçoivent, ne se gênent pas pour le dire. Certains aiment tester les limites, y compris celles de leur propre pensée, ou remettre en cause les points de vue consensuels – et ils se font un plaisir de porter la contradiction à ceux qui manifestent leur désaccord. Ce genre de comportement, naguère accepté ou du moins toléré, se voit également proscrit. Un environnement de travail qu’on disait exigeant est aujourd’hui qualifié de toxique. Adresser une critique à quelqu’un, chose autrefois courante dans les salles de rédaction et les séminaires universitaires, est devenu aussi inacceptable que de mâcher la bouche ouverte. Un caractère fermé, des manières froides et distantes peuvent aussi être la cause de sanctions et d’ostracisme. « C’est un vieux ronchon » : telle est l’une des critiques les plus pertinentes formulées à l’encontre de Donald McNeil par un lycéen qui participait à ce fameux voyage au Pérou.

Ce que beaucoup de ces gens – les fortes têtes, les pipelettes, les extravertis – ont en commun, c’est qu’ils mettent mal à l’aise. On voit ici poindre un profond fossé générationnel. « Je crois que la tolérance à l’inconfort, au désaccord, aux paroles qui ne correspondent pas à celles qu’on a envie d’entendre est devenue proche de zéro, analyse l’un de mes interlocuteurs. Créer l’inconfortétait jadis une vertu pédagogique. Prenez Socrate, c’était le plus dérangeant de tous. » Il n’y a certes aucun mal à vouloir un environnement de travail plus confortable avec des collègues moins ronchons. La difficulté vient de ce que le sentiment d’inconfort est subjectif. Un compliment enjoué peut être perçu comme une micro-agression. Une remarque critique peut être interprétée comme raciste ou sexiste. Les blagues, les jeux de mots et tout ce qui peut avoir un double sens sont, par essence, sujets à interprétation. Mais, bien que l’inconfort soit subjectif, il est désormais compris comme un tort que l’on peut redresser. Toute personne ayant été mise mal à l’aise dispose de multiples moyens d’exiger réparation. Cela a donné naissance à de nouvelles institutions au sein des universités, des ONG et des entreprises : comités, départements de ressources humaines et personnels administratifs spécialisés ont été mis en place pour recevoir ce genre de plainte. Quiconque éprouve de l’inconfort a désormais une instance à laquelle s’adresser, une personne à qui parler.

BUREAUCRATIES ILLIBÉRALES 

C’est dans l’ensemble, je le répète, une bonne chose : les employés et étudiants qui ont l’impression d’avoir été victimes d’injustices ne se retrouvent plus sans défense. Mais cela a un prix. Parce qu’elle dérange (par ses méthodes pédagogiques, ses écrits, ses opinions ou sa personnalité), une personne peut aujourd’hui se retrouver dans la ligne de mire non seulement d’un étudiant ou d’un collègue, mais de toute une bureaucratie chargée d’éliminer les « poils à gratter ». Ces bureaucraties sont illibérales. Leurs enquêtes ne sont pas nécessairement fondées sur la collecte des faits, les arguments rationnels et le respect des procédures. Au lieu de cela, les comités administratifs qui décident du destin de ceux qui ont violé les codes sociaux prennent part au débat public contemporain, houleux et sensible, gouverné non par les règles de la justice, de la logique ou des Lumières, mais par les algorithmes des réseaux sociaux qui font appel à l’émotion, par l’économie des likes et du partage qui incite les gens à s’indigner 8. L’interaction entre la meute en colère et la bureaucratie illibérale engendre une soif de vengeance, de sacrifices à offrir aux dieux impitoyables de la fureur. Une histoire que nous retrouvons à d’autres époques, de l’Inquisition au passé récent.

Twitter, déclare le président d’une importante institution culturelle, « est la nouvelle place publique ». Pourtant, Twitter est aussi impitoyable qu’implacable, il ne vérifie pas les faits ni ne fournit de contexte. Pire, tels les anciens de la colonie du Massachusetts qui refusaient de gracier Hester Prynne, Internet garde la trace des actes passés, de sorte que nul égarement, nulle phrase mal formulée ou métaphore maladroite ne disparaît jamais. « Ce n’est pas le quart d’heure de célébrité, pointe Tamar Gendler, la doyenne de la faculté des arts et des sciences de Yale. Ce sont les quinze secondes d’infamie. » Et, si vous avez la malchance de voir les pires quinze secondes de votre vie partagées avec le monde entier, rien ne garantit que ce que vous avez fait au cours de votre carrière fera le poids face à ce petit commentaire déplacé. On a perdu le sens des nuances, pointe un responsable d’université. « Donc on se retrouve avec toutes sortes de gens aux idées préconçues qui débarquent et disent que tel incident prouve on ne sait quoi. »

Tout peut aller très vite. En mars dernier, Sandra Sellers, professeure adjointe à l’école de droit de l’Université de Georgetown, a été filmée en train de parler à un collègue d’étudiants noirs de son cours qui avaient eu de mauvais résultats. À lui seul, l’enregistrement ne permet pas de déterminer si ses commentaires témoignent d’une attitude raciste ou d’une réelle inquiétude pour ses étudiants. Georgetown n’a toutefois eu aucun scrupule à la renvoyer dans les jours qui ont suivi la diffusion de la vidéo. On ne pouvait pas non plus dire avec certitude ce qu’en pensait David Batson, le collègue à qui elle parlait quand on l’a filmée. Il a malgré tout été mis en congé forcé parce qu’il a vaguement semblé lui accorder un soutien poli. Il a démissionné sans attendre.

La conversation a été enregistrée par hasard, mais ce n’est pas toujours le cas. Au printemps dernier, Braden Ellis, un étudiant du Cypress College, en Californie, a partagé un enregistrement Zoom de ce que sa professeure a répondu lorsqu’il lui a dit : « Je pense que les policiers sont des héros. » Ellis dit avoir diffusé la séquence pour mettre en évidence l’existence, au sein du campus, d’un prétendu biais contre les opinions conservatrices. Bien que l’enregistrement en lui-même ne prouve pas grand-chose, la professeure – une femme musulmane qui dit ne pas faire confiance à la police – a fait l’objet d’un reportage sur Fox News, d’une campagne de cyberharcèlement et de menaces de mort. Il en va de même pour d’autres enseignants et des membres de l’administration du Cypress College. La professeure a été suspendue pendant la durée de l’enquête. Dans ce cas précis, la tempête est venue de la droite, comme on peut s’y attendre à l’avenir. Les outils des campagnes de dénigrement sur les réseaux sociaux sont à la portée de partisans de toutes sortes. En mai, une jeune journaliste, Emily Wilder, a été licenciée par l’agence de presse Associated Press en Arizona après que plusieurs personnalités politiques conservatrices ont rendu publics des posts Facebook qu’elle avait écrits quand elle était à la fac – elle y critiquait Israël. Comme beaucoup d’autres avant elle, on ne lui a pas dit clairement pourquoi elle était renvoyée, ni quel règlement ses anciennes publications avaient enfreint. Certains se sont emparés du cas de Wilder pour montrer que la critique conservatrice de la cancel culture a toujours été hypocrite. Mais la seule leçon politiquement neutre à tirer de cet exemple est la suivante : personne (quel que soit son âge ou sa profession) n’est à l’abri. À l’époque de Zoom, des smartphones, des enregistreurs miniatures et d’autres technologies de surveillance bon marché, tout le monde peut voir ses propos sortis de leur contexte. Chaque histoire est susceptible de galvaniser les foules sur Twitter, qu’elles soient de gauche ou de droite. Nous pouvons tous être victimes d’une bureaucratie terrifiée par un soudain déferlement de colère. Et, lorsqu’une personne perd son droit à un procès équitable, tout le monde le perd. Pas seulement les professeurs, mais les étudiants ; pas juste les rédacteurs en chef des journaux de premier plan, mais les personnes lambda. Pensez à Project Veritas : cette organisation d’extrême droite bien nantie s’est spécialisée dans le coup monté. Elle pousse les gens à dire des choses compromettantes, les filme à leur insu et les livre en pâture aux réseaux sociaux ou à l’institution dont ils dépendent.

N’importe qui peut recourir à cette forme de justice populaire à des fins personnelles ou politiques. Pourtant, les institutions qui ont le plus contribué à cette évolution sont bien souvent celles-là mêmes qui se considéraient jadis comme les gardiennes des idéaux démocratiques et libéraux. Robert George, professeur à Princeton, est un philosophe conservateur chevronné qui a naguère critiqué ses collègues de gauche pour leur relativisme béat, leur conviction que toutes les idées valent d’être écoutées avec la même attention. Il n’avait pas anticipé, me dit-il, que les gens de gauche auraient un jour l’air « plus archaïque que les conservateurs », que l’idée de créer un espace où différents points de vue peuvent coexister en arriverait à sembler démodée, que l’esprit de tolérance et de curiosité serait remplacé par une vision du monde « étriquée, qui ne croit pas aux bienfaits de l’altérité, ni à celui d’être exposé à des opinions divergentes ».

Ce genre de système de pensée n’est pas nouveau aux États-Unis. Au XIXe siècle, le roman de Nathaniel Hawthorne appelait à remplacer le rigorisme ambiant (qui rappelle celui d’aujourd’hui) par une vision du monde qui valoriserait l’ambiguïté, la nuance, la tolérance des différences – et qui pardonnerait les errements d’Hester Prynne. Le philosophe libéral John Stuart Mill, contemporain de Hawthorne à quelques années près, avançait des arguments similaires. Il consacre la majeure partie de son livre le plus connu, De la liberté (Gallimard, coll. « Folio essais », 1990), non aux restrictions de la liberté imposées par l’État mais aux dangers du conformisme social, de « l’exigence que les autres nous ressemblent ». Alexis de Tocqueville a également abordé ce sujet. Le conformisme social était un réel danger pour la société américaine au XIXe siècle, tout comme il l’est au XXIe

Étudiants et professeurs, journalistes et rédacteurs en chef : tous ont conscience de la société dans laquelle ils évoluent. C’est pour cette raison qu’ils se censurent, qu’ils se tiennent à l’écart de certains sujets, qu’ils évitent de discuter de choses trop sensibles de peur d’être lynchés, ostracisés ou renvoyés sans autre forme de procès. Mais ce genre d’attitude nous rapproche étrangement d’Istanbul, où l’on ne peut parler d’histoire et de politique qu’avec la plus grande précaution.

QUE FAUT-IL FAIRE ?

Beaucoup de gens me disent vouloir changer ce climat mais ne pas savoir comment faire. Certains espèrent passer au travers et attendent que l’hystérie collective prenne fin, voire qu’une génération encore plus jeune se rebelle. D’autres craignent de s’engager. Un homme ayant fait l’objet d’une campagne de cyberharcèlement m’a dit refuser que ce genre de chose domine sa vie et sa carrière. Il connaît des gens tellement obsédés par l’idée de combattre le « wokisme » ou la cancel culture qu’ils ne font rien d’autre de leurs journées. D’autres ont décidé de faire entendre leur voix. Stephen Elliott a longtemps hésité à raconter ce que cela fait d’être accusé à tort de viol. Il avait commencé à écrire là-dessus, mais il a laissé tomber : « J’ai pensé que je n’aurais pas la force de gérer le retour de bâton. » Il s’est finalement décidé à consigner son expérience dans un article. Amy Chua a préféré ignorer ceux qui lui conseillaient de se taire et s’est exprimée le plus possible. Robert George a créé l’Academic Freedom Alliance, une association qui offre un soutien moral et juridique aux professeurs dans la tourmente, voire prend en charge leurs frais d’avocat si nécessaire. George s’est inspiré, m’a-t-il expliqué, d’un documentaire animalier qui montre que les troupeaux d’éléphants défendent chacun de leurs membres contre les lions qui rôdent, là où les zèbres fuient et laissent le plus faible se faire dévorer. « Le problème des universitaires, c’est que nous sommes un troupeau de zèbres, regrette-t-il. Nous devons devenir des éléphants. » John McWhorter, ce professeur de linguistique de Columbia qui a des opinions tranchées et souvent peu consensuelles sur les questions raciales, estime que, si vous êtes accusé à tort de quelque chose, vous devez vous défendre quoi qu’il arrive, fermement mais poliment : « Dites juste : “Non, je ne suis pas raciste. Et je ne suis pas d’accord avec vous.” » Si plus de dirigeants (présidents d’université, éditeurs de magazines et de journaux, chefs d’entreprise, présidents de fondation, directeurs de sociétés musicales) adoptaient cette position, peut-être serait-il plus facile pour leurs pairs de tenir tête à leurs étudiants, à leurs collègues ou à un tribunal populaire en ligne.

L’alternative, pour nos institutions culturelles et pour le débat démocratique, fait frémir. Les fondations vérifieront en secret les antécédents de leurs lauréats potentiels, pour s’assurer qu’ils n’ont pas commis de crimes-qui-ne-sont-pas-des-crimes susceptibles de s’avérer gênants à l’avenir. Des dénonciations anonymes et des meutes déchaînées sur Twitter décideront du destin d’individus. Écrivains et journalistes redouteront de se faire publier. La vocation des universités ne sera plus de produire et transmettre des connaissances, mais de garantir le confort des étudiants et d’éviter les scandales sur les réseaux sociaux. Il y a pire. Si on éloigne toutes les personnalités difficiles, exigeantes et excentriques des métiers créatifs où elles s’épanouissaient jadis, notre société deviendra morne, terne et inintéressante. Les manuscrits resteront dans les tiroirs par peur des jugements arbitraires. Les arts, les lettres et les médias deviendront guindés, prévisibles et médiocres. Nous verrons flétrir les principes démocratiques que sont l’État de droit, le droit de se défendre, le droit à un procès équitable – et même le droit d’être pardonné. Il ne nous restera plus qu’à attendre patiemment que les Hawthorne de demain nous mettent à nu. 

— Anne Applebaum est une journaliste et historienne américaine. Après avoir suivi pour The Economist les changements politiques en Russie et en Europe de l’Est, elle a écrit plusieurs ouvrages sur cette question, notamment Goulag. Une histoire (Grasset, 2005) et Rideau de fer. L’Europe de l’Est écrasée, 1944-1956 (Grasset, 2014). Plus récemment, elle a signé Démocraties en déclin. Réflexions sur la tentation autoritaire (Grasset, 2021). — Cet article a été publié par The Atlantic le 31 août 2021. Il a été traduit par Lucile Pouthier.

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Lundi dernier, j’ai été licencié par Google à cause d’un mémo que j’ai rédigé et diffusé en interne. Il soulevait des questions sur certains tabous culturels et sur la manière dont ils obscurcissent notre réflexion sur la mixité au sein de l’entreprise et, plus généralement, dans le secteur technologique. J’ai suggéré que la sous-représentation des femmes dans ce secteur pouvait en partie être attribuée à des différences biologiques (et, bien sûr, j’ai admis que les préjugés à l’égard des femmes étaient aussi un facteur). Le directeur général de Google, Sundar Pichai, a déclaré que certaines de mes affirmations violaient le code de conduite de l’entreprise et « franchissaient la ligne rouge en propageant des stéréotypes sexistes et nuisibles sur notre lieu de travail » 1.

Mon mémo de dix pages exposait ce que je considérais comme des arguments rationnels, bien documentés et de bonne foi, mais le point de vue que je développais est généralement mis sous le tapis chez Google parce que contraire à la « chambre d’écho idéologique » de l’entreprise. Mon licenciement confirme on ne peut mieux ce phénomène. Comment Google, l’entreprise qui embauche les personnes les plus intelligentes du monde, a-t-elle pu devenir dogmatique au point de ne plus tolérer le débat scientifique et l’échange d’arguments rationnels ?

Nous avons tous des valeurs morales, des croyances sur le monde tel qu’il est et tel qu’il devrait être. Voir ses opinions remises en question peut être douloureux, c’est pourquoi nous avons tendance à éviter les personnes ayant des valeurs différentes et à nous associer à celles qui partagent les nôtres. Cette auto­ségrégation s’est accentuée au cours des dernières décennies. Nous sommes plus mobiles et pouvons rallier différentes communautés imperméables les unes aux autres ; nous mettons plus de temps à choisir la personne avec laquelle nous nous mettons en couple ; et nous passons une grande partie de nos journées dans un monde numérique personnalisé en fonction de nos opinions.

Google est une chambre d’écho particulièrement intense parce que l’entreprise se trouve au cœur de la Silicon Valley et qu’y travailler vous accapare tout entier. Nourriture gratuite, culture d’entreprise véhiculée via l’intranet et réunions hebdomadaires : Google fait partie intégrante de la vie de ses employés. Certains habitent même sur le campus. Pour beaucoup, dont moi, travailler chez Google est une caractéristique fondamentale de leur identité. Travailler chez Google, c’est presque comme appartenir à une secte, avec ses gourous et ses saints, tous les adeptes étant censés défendre farouchement la devise sacrée « Don’t be evil » (« ne soyez pas malveillants »). 

Les chambres d’écho perdurent en créant une vision commune et en confinant les discussions à l’intérieur de certaines limites. Comme l’écrit Noam Chomsky dans Le Bien commun, « une manière astucieuse de maintenir la population dans la passivité et l’obéissance consiste à limiter le spectre des opinions acceptables tout en autorisant de vifs débats en son sein ». Mais les chambres d’écho doivent également se prémunir contre les divergences d’opinions et l’opposition. Que ce soit chez nous, en ligne ou sur notre lieu de travail, le consensus est maintenu en nous obligeant à rentrer dans le rang et en excommuniant ceux qui persistent à violer les tabous. L’humiliation publique sert non seulement à afficher la vertu de ceux qui l’infligent, mais aussi à avertir les autres que la même punition les attend s’ils ne montrent pas patte blanche.

Aux yeux de Google, mon mémo est une hérésie : il contredit le credo de l’entreprise en affirmant que toutes les disparités entre les hommes et les femmes que nous observons dans le monde ne sont pas le résultat d’un traitement discriminatoire. Lorsque j’ai fait circuler ce mémo il y a environ un mois auprès de collègues et des groupes de travail sur la diversité chez Google, il n’a pas suscité de tollé. Personne ne m’a accusé de misogynie. J’ai discuté de façon apaisée avec certains de mes pairs sur ces questions, mais j’ai surtout été ignoré. Tout a changé lorsque le mémo est devenu viral au sein de l’entreprise et dans le monde de la tech en général. Les plus fervents défenseurs du credo de la diversité – à savoir que toutes les différences de résultats sont dues à un traitement différencié et que tous les individus sont intrinsèquement identiques – ne pouvaient laisser cette offense publique impunie. Ils ont envoyé des courriels furieux au service des ressources humaines de Google et à tous mes supérieurs, exigeant censure, représailles et expiation.

La direction a tenté d’endiguer cette vague d’indignation en me clouant au pilori et en déformant ce que j’avais écrit, mais elle ne pouvait pas vraiment faire autrement : la foule se serait attaquée à quiconque m’aurait témoigné son soutien ou aurait ne serait-ce que toléré mes opinions. Lorsque l’affaire a fuité et s’est finalement transformée en une gigantesque controverse médiatique, Google a dû résoudre le problème causé par mon manifeste prétendument sexiste et antidiversité, et tous les employés ont fait l’objet d’une enquête minutieuse et parfois menaçante.

Je suis triste de quitter Google et de voir que les discussions ouvertes et honnêtes y sont étouffées. Si Google continue de fermer les yeux sur les problèmes réels soulevés par sa politique de diversité et sa culture d’entreprise, elle avancera à l’aveuglette dans l’avenir, incapable de répondre aux besoins de ses remarquables employés et sûre de décevoir ses milliards d’utilisateurs. 

— James Damore a travaillé en tant qu’ingénieur logiciel sur le campus
de Google à Mountain View de 2013 à son licenciement, en août 2017.
— Cet article a été publié par The Wall Street Journal le 12 août 2017. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

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En 1964, l’historien américain Richard Hofstadter publiait dans Harper’s Magazine un article sur le caractère paranoïaque de la politique aux États-Unis. « La politique à l’américaine, avançait-il, a souvent été une tribune pour les mécontents férus de théories du complot. » En l’occurrence, une bonne partie des élites au sein des grandes institutions américaines semble être d’avis que toute personne exprimant une inquiétude à propos de ce qu’il est convenu d’appeler la cancel culture témoigne de cette mentalité paranoïaque. En juillet 2020, 150 artistes et écrivains ont signé dans ce même Harper’s Magazine une lettre ouverte dénonçant l’émergence d’un « nouvel ensemble de valeurs morales et d’engagements politiques qui tend à affaiblir le débat public et la tolérance à l’égard des idées différentes, au profit d’un conformisme idéologique ». Beaucoup ont réagi en se moquant de ces craintes, les jugeant « paranoïaques » ou émanant de « privilégiés ». Peu avant le tollé provoqué par cette lettre ouverte, le linguiste noir de gauche John McWhorter exposait dans The Atlantic sa thèse selon laquelle l’antiracisme était devenu une nouvelle religion. De son côté, le conservateur chrétien David French estimait qu’un renouveau de l’intégrisme laïque était en train de s’opérer à gauche, tandis que l’essayiste gay Andrew Sullivan demandait dans le magazine New York : « L’intersectionnalité est-elle une religion ? » 1. En un mot, on assiste bien à une sorte de croisade au cœur de ce que Helen Pluckrose et James A. Lindsay appellent « la justice sociale en action ». 

Certains soutiennent, non sans raison, que la cancel culture est « un mot fourre-tout, employé par les puissants lorsqu’ils doivent rendre des comptes ou qu’ils sont en butte à la critique ». Pluckrose et Lindsay ne l’entendent pas ainsi. Ils citent le cas d’un employé handicapé de 54 ans licencié d’une entreprise de grande distribution pour avoir partagé sur Facebook un sketch prétendument islamophobe de l’humoriste Billy Connolly – une décision qui, selon eux, « relève de la théorie postcoloniale » (l’intéressé a par la suite été réintégré). Ils évoquent aussi le cas de James Damore, remercié par Google. Pour les auteurs, ce limogeage repose sur « les principes qui sous-tendent la théorie queer et le féminisme intersectionnel ». Ils parlent aussi du renvoi par la BBC du commentateur de football et comédien Danny Baker, qui « ne s’était pas rendu compte que la photo d’un chimpanzé portant un manteau croisé et un chapeau melon, diffusée sur Twitter, pouvait être considérée comme raciste » – décision due, selon eux, « à la façon dont lathéorie critique de la race [critical race theory] décrit le monde » 2.

Cynical Theories explique comment un demi-siècle d’histoire intellectuelle a abouti à l’hystérie qui règne actuellement au nom de la justice sociale. L’ouvrage expose magistralement l’histoire des idées qui, mettant en cause la dynamique unificatrice des valeurs universelles, en sont venues à menacer la liberté d’expression, le débat démocratique et l’importance accordée à la raison elle-même.

Les dogmes de la justice sociale ont pris leur source au sein de l’université. Pluckrose et Lindsay reconnaissent volontiers qu’œuvrer pour une société plus juste est louable. En revanche, ils soutiennent que la croisade menée au nom de la justice sociale critique n’a souvent, en fait, rien à voir avec la justice sociale. Il s’agit là d’un ensemble clairement illibéral de théories cyniques qui trouvent leurs origines dans les idées d’intellectuels postmodernes de la fin des années 1960. Ces idées tissent ensemble une thèse centrale selon laquelle la vérité, la connaissance et la morale sont tellement façonnées par le discours des puissants et des privilégiés qu’elles doivent être considérées comme une construction sociale plutôt que le résultat d’une réflexion objective. 

Si le postmodernisme avait un mantra, ce serait sans doute le déni de la réalité objective. La pensée de nombreux intellectuels comme Michel Foucault, Jean-François Lyotard, Jean Baudrillard ou Jacques Derrida s’est ramifiée à mesure que le postmodernisme se métamorphosait, passant du scepticisme radical – facétieux et nihiliste – des années 1960 au « postmodernisme réifié », militant et doctrinaire des années 2010. Cette dernière phase témoigne d’« une contradiction logique entre son relativisme radical et son absolutisme dogmatique ». 

Pluckrose et Lindsay ont écumé tous les travaux dignes d’intérêt consacrés au postmodernisme. Ils ont identifié deux principes et quatre thèmes postmodernes. Premier principe : « Un scepticisme radical quant à la possibilité de parvenir à une connaissance ou une vérité objectives et une allégeance au constructivisme culturel. » Le second principe est de nature politique : « La conviction que la société est structurée par des systèmes de pouvoir et de hiérarchie qui décident de ce qui est connaissable et comment. » Les quatre thèmes sont : 1) le brouillage des frontières conceptuelles, par exemple entre la vérité et la croyance ; 2) le pouvoir qu’a le langage de construire le réel plutôt que d’exprimer simplement l’intention de l’auteur ou une réalité objective dont nous pouvons faire l’expérience ; 3) le relativisme culturel ; 4) l’abandon des notions d’individualité et d’universalité au profit d’un amalgame d’identités intersectionnelles socialement construites.

« Pris ensemble, écrivent-ils, ces six grands concepts […] forment la colonne vertébrale de la Théorie. Ils n’ont pratiquement pas changé, même si le postmodernisme et ses applications ont évolué, depuis ses débuts déconstructivistes et désabusés jusqu’à l’ac­ti­visme fervent, quasi reli­gieux d’aujourd’hui. » 

Ce résumé simplifie évidemment beaucoup les choses. Pluckrose et Lindsay consacrent six de leurs dix chapitres à expliquer comment les idées se sont métamorphosées et transformées. Ils analysent successivement la théorie postcoloniale, la théorie queer, plusieurs vagues de féminisme, les études de genre, les études sur le handicap et le surpoids, la théorie critique de la race et l’intersectionnalité. Ils font preuve d’une érudition impressionnante dans leur manière de décortiquer les textes postmodernes pour dégager la signification de concepts tels que celui de la théorie du point de vue, de la violence épistémique et de la positionnalité. 

Les pères fondateurs de la pensée postmoderne prônaient un scepticisme radical qui rejetait les grands récits du christianisme, du marxisme, de la science et de la raison ainsi que les fondements de la démocratie libérale. Un demi-siècle plus tard, leurs idées se sont transmuées dans ce postmodernisme réifié, dans lequel les militants de la justice sociale assimilent la Théorie à la réalité et, partant, à la seule et unique manière de percevoir le réel et de l’interpréter. L’enseignement, écrivent Pluckrose et Lindsay, « est maintenant censé être un acte politique, et seul un type de politique est acceptable : la politique identitaire, telle que définie par la justice sociale et la Théorie ». Dans cette troisième phase, le postmodernisme est omniprésent, appliquant partout ses méthodes déconstructivistes pour favoriser le changement social. 

Cela ne veut pas dire que la théorie critique de la race, la théorie postcoloniale, la théorie queer et les autres théories critiques n’ont pas leur raison d’être. L’intersectionnalité est un concept utile qui véhicule l’idée que, en tant que membres de plusieurs groupes sociaux, nous pouvons être victimes de différentes formes d’oppression. Il faut aussi reconnaître, par exemple, que la théorie queer tire sa légitimité de ce qu’elle a « modifié en profondeur la manière dont nous appréhendons la sexualité ». Mais, à mesure que la Théorie se développait, ces préoccupations à l’origine raisonnables et empreintes d’humanité au sujet des rapports de domination se sont muées en un virus idéologique qui s’est propagé dans le monde universitaire et la société. Toute contestation est bannie. La philosophe de l’éducation Barbara Applebaum écrit ainsi : « Nous ne laisserons pas la résistance faire dérailler les débats en classe ! Ceux qui refusent d’adhérer pourraient en conclure, à tort, qu’ils ne seront pas autorisés à exprimer leur désaccord, mais c’est uniquement parce que justement ils refusent d’adhérer. » 3 La Vérité selon la justice sociale renonce à la raison, à la science et au débat, lesquels ont échoué à « décoloniser » nos esprits de l’influence des institutions des Lumières, mises en place pour servir les intérêts des hommes blancs hétérosexuels. En somme, la politique importe davantage que la vérité. 

Cynical Theories exprime une véritable inquiétude quant à la menace que les avocats de la justice sociale, les politiques identitaires et l’héritage du postmodernisme font planer sur le progressisme des Lumières et sur la conviction selon laquelle « le débat contradictoire est un outil qui permet d’accéder à la vérité ». Ce livre explique comment nous en sommes arrivés à une situation où l’on présente les principes et les thèmes du postmodernisme comme la vérité, où aucune dissension n’est tolérée et où toute personne qui manifeste un désaccord doit être réduite au silence [« cancelled »].  

— Jonathan Church est un économiste, essayiste, romancier et poète américain. — Cet article a été publié par le magazine en ligne Quillette le 20 juillet 2020. Il a été traduit par Béatrice Murail.

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Le livre d’Alex von Tunzelmann s’ouvre sur un épisode de la guerre de l’Indépendance qui vit les révolutionnaires américains renverser une statue de George III à New York. Érigé en 1770, ce bronze recouvert de feuilles d’or fut déboulonné six ans plus tard et Sa Majesté fondue pour produire des balles de mousquet destinées aux soldats anglais. L’ouvrage fourmille d’histoires amusantes, notamment sur Rafael Trujillo, le sanguinaire dictateur de la République dominicaine, qui fit construire de gigantesques monuments blancs à la gloire de son propre pénis, dont un qui atteignait 40 mètres. 

À certains égards, on aurait aimé que l’analyse d’Alex von Tunzelmann brasse plus large. L’auteure aurait pu moins parler de Trujillo, assassiné avec la complicité de la CIA en 1961, et consacrer quelques pages, par exemple, au deuxième commandement du Décalogue 1 ; ou encore au sort des statues d’empereurs déchus dans la Rome antique, dont beaucoup furent profanées ou reconverties (de nombreux bustes ont été retravaillés à l’effigie d’un nouveau monarque). Quand il parle des statues, Pline le Jeune semble aussi enfiévré qu’un militant de Black Lives Matter : « On aimait à briser contre terre ces visages superbes, à courir dessus le fer à la main, à les rompre avec la hache, comme si cette matière eût été sensible, et que chaque coup eût fait jaillir le sang. Personne ne fut assez maître de ses transports et de sa tardive allégresse pour ne pas goûter une sorte de vengeance à contempler ces corps mutilés, ces membres mis en pièces ; à voir ces menaçantes et horribles images jetées dans les flammes et réduites en fusion, afin que le feu tournât à l’usage et au plaisir des hommes ce qui les fit si longtemps frissonner d’épouvante. » 2

On aurait aussi apprécié que Tunzelmann s’attarde davantage sur l’iconoclasme, notamment celui pratiqué en Europe par ceux que l’on pourrait qualifier de « talibans des débuts de l’époque moderne », ces partisans de la Réforme qui ont vidé les églises de leurs « idoles ». Sans parler des démolitions de statues par les Jacobins de la Révolution française. 

Les conservateurs qui n’aiment pas voir déboulonner les statues d’esclavagistes feraient mieux de réviser leurs connaissances historiques avant de pontifier sur le sujet et, a fortiori, de chercher à légiférer pour protéger la version mythologique officielle. Certains des plus éminents d’entre eux, Tunzelmann a la délicatesse de ne pas le souligner, appartiennent à des groupes de réflexion qui considèrent surtout ces déboulonnages comme une arme politique utile dans le cadre d’une guerre culturelle. L’auteure montre que, dans près de la moitié des cas abordés dans le livre, les conservateurs ont été les premiers à réclamer que les statues soient démolies ou reléguées dans des « parcs de statues » où la mousse et les mauvaises herbes les recouvriraient tandis que les ados et les touristes pourraient les utiliser comme décor pour leurs selfies. Ont-ils protesté quand les Alliés ont fait sauter les monuments nazis, quand une grotesque statue de Staline a été décapitée à Budapest en 1956 ou quand l’armée américaine a monté une belle opération de communication à Bagdad en renversant, à l’aide d’un camion et de cordes, la statue de Saddam Hussein sur la place al-Firdous, en 2003 ? N’applaudiraient-ils pas des deux mains si quelques-unes des 40 000 statues célébrant la dynastie Kim en Corée du Nord étaient détruites ou recyclées ? Prétendre que seuls les gauchistes politiquement corrects ou « woke » aiment déboulonner les statues, c’est ignorer une bonne partie de l’Histoire.

Les conservateurs, réalise-t-on en lisant le livre de Tunzelmann, ne semblent vraiment s’offusquer que lorsqu’il s’agit de statues datant de l’époque des empires et de l’esclavage. Son meilleur chapitre est sans doute celui qui traite des monuments qui ont été dédiés à la « Cause perdue » dans tous les États vaincus du sud des États-Unis, parfois même quarante ou cinquante ans après la fin de la guerre de Sécession. C’est un peu comme si l’on avait érigé des statues des espions Guy Burgess ou Kim Philby après la guerre froide. Ces monuments étaient l’œuvre d’associations confédérées, comme la United Daughters of the Confederacy, qui ont réécrit l’histoire de ces (traîtres) défendant l’esclavage pour en faire de nobles héros combattant pour la souveraineté des États du Sud, alors même que les plus anciens de ces monuments témoignaient clairement d’une adhésion au « suprémacisme blanc ». Si j’étais un Afro-Américain vivant à La Nouvelle-Orléans, je n’aimerais sans doute pas voir tous les jours la gigantesque statue du général Beauregard, un homme qui regrettait, après la guerre de Sécession, que les Noirs n’aient pas subi le même sort que les bisons et les Amérindiens. On l’a ôtée de son socle en 2017, tout comme l’obélisque commémorant la bataille de Liberty Place, qui avait été dressé en 1891 à la mémoire d’une tentative de coup d’État ségrégationniste en 1874. Une notice explicative y avait été ajoutée en 1932 sur laquelle on pouvait lire : « McEnery et Penn, élus gouverneur et gouverneur adjoint de la Louisiane par les citoyens blancs, ont été dûment intronisés grâce au renversement d’un gouvernement fantoche, chassant les usurpateurs, le gouverneur Kellogg (blanc) et le gouverneur adjoint Antoine (noir). Les troupes fédérales ont repris le contrôle de l’État et rétabli les usurpateurs, mais l’élection présidentielle de novembre 1876 a reconnu la suprématie blanche dans le Sud et nous a rendu notre État. »

Tunzelmann est une bien trop bonne historienne pour se contenter de singer les discours passionnés des jeunes « woke », bien qu’elle nous rappelle le contexte dans lequel la statue du marchand d’esclaves Edward Colston a brièvement fait trempette dans les eaux du port de Bristol – elle a été repêchée, pas comme les 19 000 personnes qui sont mortes dans ses navires négriers entre la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle. La statue de Colston a récemment été exposée au musée M Shed de Bristol : elle est disposée sur le flanc, encore couverte de la peinture dont l’avaient aspergée les militants de Black Lives Matter. Une plaque informelle marque l’endroit où elle a été jetée à l’eau en juin 2020.

Quoi faire de certaines statues ? La question divise. Concernant celle de Cecil Rhodes, qui orne la façade de l’Oriel College d’Oxford, le sculpteur Antony Gormley a récemment proposé de la tourner face au mur, mais la proposition ne semble guère sérieuse. Tunzelmann pense qu’apposer des plaques révisionnistes au bas des statues ne sert pas à grand-chose, ne serait-ce parce que la plupart des passants ne remarquent même pas les statues elles-mêmes. Bien que je sois né à Londres, c’est en lisant ce livre que j’ai appris l’existence d’une statue de Jacques II à Trafalgar Square (il se trouve qu’il était l’actionnaire principal de la Royal African Company, le plus gros transporteur d’esclaves). Le sculpteur flamand qui l’a représenté en empereur romain a fait un trop bon travail à mon goût. La plupart des statues visibles dans l’espace public, notamment celles d’hommes en costume ou en uniforme, sont franchement médiocres, malgré le drapé de leurs pardessus censé produire un effet dramatique. On est loin du Richelieu du Bernin.

Tunzelmann s’oppose à la destruction d’œuvres historiques, quelles qu’elles soient. Elle est pour qu’on les conserve dans des musées, si ceux-ci ont les moyens de les recontextualiser, ou dans des « parcs de statues » comme ceux qu’on trouve en Europe de l’Est et en Russie. L’idéal serait d’apprendre aux enfants à faire la différence entre l’histoire et les mythes, peut-être avec l’aide des technologies de réalité virtuelle, qu’on pourrait employer à Budapest, par exemple, pour montrer que ces objets en apparence immobiles bougent en réalité beaucoup, selon qui est au pouvoir. 

— Michael Burleigh est un historien britannique, spécialiste du nazisme. Son dernier livre est Day of the Assassins: A History of Political Murder (Picador, 2021). — Cet article a été publié par la Literary Review en juillet 2021. Il a été traduit par Lucile Pouthier.

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En novembre, j’ai démissionné de mon poste de professeure de philosophie à l’Université du Sussex. Pendant trois ans, j’ai été victime d’intimidation et de harcèlement en raison de mes opinions sur le sexe et le genre. Plus récemment, cela s’est intensifié pour devenir une véritable croisade. Des affiches et des graffitis sont apparus sur les murs pour me discréditer. Des étudiants ont organisé des manifestations, lancé des fusées de détresse et donné des interviews pour dire qu’ils ne se sentaient pas en sécurité lorsque j’étais dans les parages. Tout a commencé lorsque je me suis mise à faire des déclarations aussi sulfureuses que « il n’y a que deux sexes » ou « on ne devrait pas mettre de violeurs masculins dans des prisons pour femmes ». J’ai même été jusqu’à m’inquiéter des conséquences que pourrait entraîner le fait d’administrer à des enfants – susceptibles d’éprouver des sentiments fluctuants à propos de leur genre – des traitements hormonaux qui altéreraient leur corps.

C’en était trop pour certains de mes collègues. Mes détracteurs ont trouvé l’arme imparable : ils se sont mis à raconter que je suis une bigote et une terrible menace pour les étudiants trans. Et ils y mettent d’autant plus de conviction qu’ils manquent de preuves. Au bout du compte, tout espoir pour moi de mener une vie à peu près normale sur le campus s’est éteint 1. Je n’ai pas encore véritablement pris la mesure de ce que j’ai perdu, mais je ressens une certaine exaltation et un sentiment nouveau de liberté.

Cela fait des années que je critique le féminisme du monde académique pour ses échecs : contradictions internes, occultation des intérêts de classe, narcissisme insidieux de quelques-uns, capitulation carriériste de beaucoup. Plus particulièrement, je reproche à certains universitaires leur enthousiasme à l’égard de la « théorie de l’identité de genre » : en gros, la théorie selon laquelle le sentiment « intérieur » que l’on a d’appartenir à un certain genre prime sur le sexe biologique « extérieur » tel qu’il se manifeste concrètement. Ce qui rend automatiquement caduc le féminisme centré sur les femmes et les filles au sens premier des termes. En retour, les féministes universitaires m’ont attaquée, et durement : je suis une intellectuelle de seconde zone, je n’ai sûrement pas lu « la littérature » sur le sujet. Ne suis-je pas au courant que le sexe est un continuum et que la notion de sexe binaire est un complot colonial ? Et ainsi de suite. C’est une querelle de clocher et pas seulement une guerre intestine. En dehors du monde académique, la plupart des gens regardent tout cela avec une incompréhension totale. 

Depuis ma démission, j’ai été soutenue par de nombreuses personnes en dehors de l’université. Une amie, ayant entendu parler des affiches sur le campus qui proclamaient ma « transphobie », s’est précipitée avec un grattoir pour les enlever elle-même. J’ai reçu des mails de soutien, des lettres, des fleurs, de l’alcool, de la musique, des cosmétiques et un gâteau personnalisé. C’était à la fois le pire et le meilleur moment de ma vie. Entre deux dégustations de mets délicieux, ma femme et moi avons regardé la série documentaire Blair and Brown sur la « révolution » du Parti travailliste. Lorsque nous sommes arrivées à l’épisode sur la guerre en Irak, je me suis souvenue que, en 2003, 54 % des Britanniques interrogés pensaient que l’entrée en guerre était justifiée ; mais, lorsqu’on leur a posé la question à nouveau en 2015, seuls 37 % le pensaient toujours. Voilà qui offre une réponse possible à une question qui me préoccupe souvent : comment, dans les années à venir, les gens vont-ils se sortir de ce guêpier identitaire dans lequel beaucoup se sont fourrés ? Que penseront-ils de leurs anciennes prises de position ? Du fait qu’ils aient approuvé le placement de violeurs dans des prisons pour femmes, la pratique de doubles mastectomies sur des adolescentes, l’éviction d’athlètes féminines de compétitions sportives, la pression exercée sur les lesbiennes pour qu’elles aient des relations sexuelles avec des hommes qui disent être des femmes ? Espérons qu’une amnésie collective fort pratique mette vite ces absurdités derrière nous.

Je suis de gauche – ou du moins d’une gauche qui ne s’échine pas à faire licencier les employés qui ne rentrent pas dans le rang, ce qui n’est peut-être pas la gauche telle que nous la connaissons aujourd’hui. Beaucoup de mes camarades de gauche craignent qu’on les associe à la droite. Lorsque des féministes comme Julie Bindel et moi-même partageons une tribune avec un conservateur ou écrivons un texte pour The Spectator [hebdomadaire londonien de tendance conservatrice], n’est-ce pas là apporter de l’eau au moulin de nos ennemis ? 2 Et, avec le temps, cette pratique odieuse ne risque-t-elle pas de rendre moins féministes nos propres politiques ? Ma réponse habituelle consiste à souligner qu’une idéologie qui a pour ambition d’effacer des catégories aussi fondamentales que celles d’« homme » et de « femme » contrarie presque tout le monde, y compris les gens de droite. Mais, ces jours-ci, je suis plus optimiste. D’après ce que je vois, les féministes comme Julie Bindel ne se droitisent pas en étant publiées dans The Spectator, ce sont plutôt les lecteurs du Spectator qui deviennent plus féministes en lisant des articles de Julie Bindel. Et ça me va. 

— Kathleen Stock enseignait à l’Université du Sussex jusqu’à sa démission, à l’automne 2021. — Cet article a été publié par The Spectator le 13 novembre 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

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Un beau jour de 1953, les éditions Ballantine Books demandent à leur service publicité d’augmenter quelque peu le budget prévu pour la sortie prochaine d’un roman. Les créatifs prennent un temps de réflexion, puis proposent au service production de fabriquer une couverture en amiante pour environ 200 exemplaires de Fahrenheit 451, la dystopie de Ray Bradbury qui dépeint un monde devenu fou. Cadeau promotionnel ! Dans le roman, il est interdit de lire et de posséder des livres, et le terme « pompiers » désigne des individus qui s’invitent chez vous pour incendier votre bibliothèque. Il faut dire que c’était chaud, comme époque. Entre la bombe H, Les Sorcières de Salem et McCarthy, l’atmosphère s’embrasait 1

Burning the Books relate (nous ne sommes plus là dans la fiction) les diverses formes qu’ont prises, à travers les âges, les attaques contre le savoir. L’auteur, Richard Ovenden, directeur de la bibliothèque Bodléienne de l’Université d’Oxford, ouvre son exposé sur la journée du 10 mai 1933, où un grand brasier crépite sur l’avenue Unter den Linden, dans le Berlin d’Hitler. Sous les acclamations de 40 000 Allemands, dont des soldats arborant leur nouvel uniforme nazi et aboyant leur salut distinctif, « Sieg Heil ! », des étudiants jettent au feu des livres écrits par des juifs (cette scène a été la source d’inspiration de Bradbury : le titre de son roman vient du fait que le papier s’enflamme à 451 °F, soit 232 °C). Dès la première page, on comprend qu’entre brûler des livres et brûler des humains il n’y a que l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarettes. À partir de cette scène d’ouverture extrêmement visuelle (cet autodafé à Berlin est « l’une des opérations d’éradication de livres les mieux coordonnées et ayant mobilisé le plus de moyens de toute l’Histoire »), Ovenden nous embarque dans un voyage de 300 pages et trois mille ans, remontant et redescendant le cours du temps, sur la trace des déprédations et de la dépravation dont les humains se sont rendus coupables. Burning the Books commence par nous ramener loin, très loin en arrière, au VIIe siècle avant notre ère, à Ninive, près de Mossoul, dans l’Irak actuel, devant la gigantesque bibliothèque du roi assyrien Assurbanipal. Elle fut « peut-être la première tentative de réunir sous un même toit la totalité du savoir qu’il était possible de recueillir sous forme physique à cette époque », explique Richard Ovenden avant de nous projeter en Égypte, au IIIe siècle avant notre ère, dans la bibliothèque d’Alexandrie, fondée par la dynastie des Ptolémées. Arrêtons-nous en ce lieu afin de partager l’ébahissement qui saisit l’auteur devant l’ampleur et la profondeur des connaissances antiques rassemblées ici, devant l’ambition des hommes qui ont élaboré les collections et devant leurs pratiques d’acquisition (pillage, pour l’essentiel) et de conservation des œuvres. Les plus grands mathématiciens, scientifiques et philosophes de l’Antiquité, les Archimède, Ératosthène, Euclide, Galien, tous ont travaillé à la bibliothèque d’Alexandrie. De fait, écrit Ovenden, « nombre d’avancées intellectuelles décisives sur lesquelles se fonde notre civilisation moderne découlent de leurs travaux ». Nous voyons ensuite cette bibliothèque et d’autres être mises à sac, incendiées et pillées – la plupart des parchemins d’Alexandrie qui n’existaient qu’en un seul exemplaire, raconte un témoin de l’époque, furent utilisés comme combustible par un calife en maraude désireux de chauffer l’eau des bains locaux afin que ses soldats profitent d’un moment de détente.

Mais Ovenden ne nous laisse pas nous éterniser dans le monde antique, vu le nombre d’épisodes de « destruction délibérée du savoir » survenus dans le monde moderne. Et il les connaît extrêmement bien, comme le montrent quinze chapitres détaillés dans lesquels il décrit, par exemple, les édits des papes du Moyen Âge enjoignant à tous les catholiques de rechercher et de détruire les exemplaires du Talmud et autres ouvrages « hérétiques ». Ou encore lorsqu’il se penche sur la Réforme et rapporte par le menu l’incendie, en 1814, de la première bibliothèque du Congrès américain par les troupes britanniques qui avaient pris Washington : « Le ciel était ­violemment illuminé par les diverses conflagrations ; un rougeoiement fusa au-dessus de la route, assez puissant pour permettre à chaque homme de distinguer nettement le visage de son camarade [...]. Je ne me souviens pas avoir contemplé, à aucun autre moment de ma vie, scène plus frappante ou plus sublime. »

Ovenden nous présente la très secrète « Brigade des papiers », qui, durant la Seconde Guerre mondiale, a déployé des efforts inouïs pour sauver le patrimoine juif des pillages méthodiques orchestrés par les nazis. Il fait valoir que les empires européens ont systématiquement détruit les savoirs des pays qu’ils ont colonisés et passe en revue les cas de l’Algérie, de Ceylan (Sri Lanka), de l’Éthiopie, du Guatemala, de Hongkong, de l’Inde, de l’Indonésie, de l’Irak, du Kenya, du Koweït, de la Malaisie, de Singapour, de la Turquie et du Zimbabwe. Il nous transporte au XXe siècle, plus précisément en 1941, pour observer le bombardement de la Bibliothèque nationale de Serbie. Son livre est émaillé de scènes stupéfiantes, ahurissantes. Il faut imaginer une même bibliothèque prise pour cible et brûlée à plusieurs reprises au cours des siècles – celle de Louvain, en Belgique ; des orgues d’église ne pouvant plus produire un son juste après la guerre parce que des résistants avaient sauvé des œuvres de la culture juive en les dissimulant dans leurs tuyaux ; des pages à moitié carbonisées d’ouvrages de la bibliothèque de Sarajevo tourbillonnant dans le ciel pendant des jours et des jours après qu’elle eut été bombardée, semblables, selon les termes mémorables d’un chroniqueur bosniaque, à une nuée d’« oiseaux noirs ».

En résumé, que l’on considère l’histoire antique ou l’histoire contemporaine, on retrouve les mêmes actes destructeurs. Mais tous ceux qui cherchent à anéantir les connaissances accumulées ne se contentent pas d’avoir recours à la violence. L’auteur montre aussi comment ce désir de destruction se manifeste sur le long terme de manière plus insidieuse, sans brûler de livres, mais plutôt par une combustion lente et métaphorique. Parfois le savoir est détruit par la négligence progressive des conditions permettant de l’acquérir : « manque d’encadrement, d’impulsion et d’investissement ». Sans oublier « le sous-financement, la relégation et le mépris global  » envers les institutions qui protègent et diffusent les connaissances – une féroce mise en accusation d’une forme de destruction bureaucratique qui se lit comme une énumération de notes de service. Heureusement, nos actes malveillants ne sont qu’un aspect des choses. « Ce livre n’a pas seulement été écrit pour donner un coup de projecteur sur la destruction des [...] institutions dans le passé, rappelle Ovenden, mais aussi pour célébrer la façon dont les archivistes et les bibliothécaires y ont réagi. » On ne peut qu’être admiratif devant les histoires d’anciennes colonies en lutte pour que leurs archives leur soient restituées ; d’Allemands de l’ex-RDA récupérant, reconstituant et épluchant leurs fiches établies par la Stasi ; de résistants de la Brigade des papiers et de tant d’autres qui ont sauvé des pans entiers de notre patrimoine culturel. Comme les constructions des grandes bibliothèques elles-mêmes, tout cela force le respect. L’auteur évoque également les batailles qui se sont déroulées autour de l’héritage de plusieurs écrivains, tels Franz Kafka ou Sylvia Plath, qui avaient demandé, dans leurs dernières volontés, que soient brûlés leurs manuscrits non publiés. Leurs ayants droit n’ont pas toujours respecté ce souhait, certains prenant à cet égard des décisions controversées.

Pourquoi protéger toutes ces archives, et comment ? Nul hasard dans le fait que le mot « archive » dérive étymologiquement du grec ἄρχω (« commander »), racine que l’on retrouve dans « monarque », « autocratie », « hiérarchie ». Si les premières archives remontent aux « archontes », les magistrats suprêmes dans l’Athènes antique, leur pouvoir n’a toutefois jamais été aussi patent qu’au XXIe siècle. On en arrive à se demander si les grands textes sur les droits humains adoptés au siècle passé – la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ou, plus récemment, les déclarations internationales au sujet de la liberté d’expression sur Internet – ne devraient pas bénéficier d’un amendement spécifique entérinant l’inviolabilité de nos archives. À ce propos, Ovenden conclut son ouvrage par une synthèse reprenant cinq principes clés, « cinq fonctions des bibliothèques et fonds d’archives », à l’attention des « détenteurs du pouvoir » : jouer un rôle éducatif moteur ; servir à promouvoir la diversité des idées ; favoriser « le bien-être des citoyens et les principes d’une société ouverte » (en particulier l’« intégrité en matière de prise de décisions ») ; offrir « un solide point de repère – si important de nos jours – à partir duquel le vrai peut être distingué du faux grâce aux vérifications, aux citations et à la reproductibilité » ; et enfin « ancrer les sociétés dans leurs identités culturelles et historiques en préservant leurs traces écrites ». Sa conclusion : « Dans cent ans, historiens, spécialistes des sciences politiques, climatologues et autres scientifiques chercheront à comprendre comment le monde de 2120 est devenu ce qu’il est. En ce début de XXIe siècle, il est temps pour les bibliothèques et les fonds d’archives de s’emparer de ces corpus de connaissances numériques et de les préserver, protégeant ainsi la société dans son ensemble. »

S’il fallait émettre une critique à l’égard de l’ouvrage de Richard Ovenden, on pourrait avancer qu’il ne fait pas suffisamment cas des médias autres que le livre. La télévision, le cinéma, la radio et le Web ne sont guère abordés, alors que, dans le domaine de la conservation, le papier n’a plus l’exclusivité. Les archives de la télévision font désormais, elles aussi, partie de notre patrimoine commun, et l’importance de notre histoire audiovisuelle, ainsi que de l’accès à cette histoire, ne cesse de croître. L’idée de numériser systématiquement les productions culturelles aurait également mérité plus de place : elle offre la perspective de moins se concentrer sur l’objet matériel lui-même, le livre (le manuscrit, le rouleau), et plus sur l’archivage et l’analyse du contenu.

Comme Bradbury, Ovenden se projette dans un avenir lointain, voire très lointain – jusqu’à cinq cents ans après notre époque. À ce moment-là, pour transmettre nos récits, nous pourrions bien être revenus à l’oralité, ou au son, à peu près comme on le voit à la fin de Fahrenheit 451. Bradbury avait déclaré que le véritable méchant de son livre n’était pas la censure d’État, ni même la manipulation mentale, mais la télévision, qui, à l’époque, commençait à envahir nos consciences (le film que François Truffaut a tiré du roman, en 1966, contient plusieurs scènes terrifiantes où des familles réfractaires cachent leurs livres dans leur poste de télévision ; les pompiers détruisent le tout au lance-flammes). Comme le fait observer Ovenden, à mesure que notre culture évolue, la bataille pour le contrôle de nos esprits et de notre liberté d’expression va prendre des formes nouvelles. En attendant, les exemplaires de Fahrenheit 451 reliés avec de l’amiante, bien que hautement toxiques, dépassent les 10 000 dollars pièce dans les ventes aux enchères. 

— Peter B. Kaufman est un essayiste et producteur de documentaires. Il travaille à l’Office of Open Learning du Massachusetts Institute of Technology. Son dernier livre est The New Enlightenment and the Fight to Free Knowledge (Seven Stories Press, 2021). — Cet article a été publié par The Los Angeles Review of Books le 28 mars 2021. Il a été traduit par Natalie Amargier.

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Lalbum est en noir et blanc, mais c’est le noir qui domine. Largement. Le noir d’où surgit, dès la première page, le visage crayonné de Terence Michael Lynch, alias « Monsieur ». Il côtoie, sur une table à dessin, un cendrier débordant de mégots, un paquet de cigarettes, une bouteille de bière à moitié vide faisant office de cendrier secondaire… Au mur, le calendrier publicitaire d’un pub indique l’année : 1988.

D’emblée le ton est donné : notre personnage vit dans le laisser-aller et l’obsession de ce « Monsieur », figure indélébile des souvenirs et de la vie de l’auteur-­narrateur. C’est le bien nommé album des Rolling Stones Through the Past, Darkly (« À travers le passé, obscurément »), présent tout au long du récit, qui l’emmène, et nous avec, dans un flash-back. 

1971. Glenn a 13 ans, il est nul en maths et, pour le remettre dans le droit chemin, ses parents l’envoient en pension au manoir de Chartwell. L’établissement, tenu par un Anglais, Terence Michael Lynch, est situé à Mendham, dans le New Jersey. Le lieu présente bien – c’est un coquet château à l’allure gothique, tout en briques rouges et pans de bois. Le directeur ne manque pas de superbe non plus : « Exubérant, grandiose, au langage fleuri – presque une parodie de directeur de pensionnat », relate aujourd’hui Glenn Head. Le discours que cet homme tient aux parents est rassurant : ici règnent tout à la fois l’excellence et la discipline.

« Monsieur », comme chacun est tenu de l’appeler, aime ses élèves. Il les aime tellement qu’il se glisse dans leur lit pour les caresser et leur raconter des histoires glauques, il les aime si fort que, lorsqu’il leur assène des claques et des coups de canne ou de ceinture, il les prend ensuite dans ses bras pour leur exprimer son amour ou les assied sur ses genoux, cul nu de préférence. 

L’emprise de ce manipulateur est telle que Glenn n’arrive pas à en parler à ses parents – qui n’ont d’ailleurs aucune envie d’entendre quoi que ce soit lorsque leur fils tente timidement d’aborder le sujet…

Au terme de cette année, le jeune garçon passe à autre chose. Mais, au lycée comme plus tard dans sa vie d’adulte, ses tentatives avec les filles puis ses histoires d’amour sont calamiteuses ; la cigarette et l’alcool sont ses complices de chaque instant, les revues pornos sa lecture préférée, les peep-shows sa destination favorite. Glenn se laisse insidieusement glisser vers le néant ; il vivote en travaillant comme coursier alors que son goût, jamais démenti depuis l’enfance, pour le dessin, nourri par les comics qui fleurissaient dans les années 1970, aurait logiquement dû le conduire tout droit vers une carrière de dessinateur. Mais le chemin est sinueux – et accidenté. À 30 ans, Glenn a un sursaut. Il rejoint les Alcooliques anonymes et commence à vendre des illustrations aux journaux. Il apprend que le manoir de Chartwell a fermé, que Lynch, qui hante toujours ses nuits, pourrait être poursuivi. De fait, le directeur déchu doit répondre de 103 cas d’abus sexuels. Il est condamné à quatorze ans de prison. 

L’auteur publie les fac-similés de coupures de presse qui relatent le procès, avec des photos du « vrai Lynch ». Car tout est vrai ici, jusqu’à la libération anticipée de Lynch, devenu bénévole dans un centre de désintoxication où il fera des palpations de l’aine pour déceler d’éventuelles hernies et fessera ceux dont les tests urinaires révèlent l’usage de drogues. Réelles aussi, les existences brisées des condisciples de Glenn qui sont devenus délinquants, alcooliques ou qui se sont suicidés.

Si Lynch a marqué au fer rouge la vie de Glenn Head, il est une autre personne qui a eu sur lui une influence énorme – positive, cette fois : c’est Robert Crumb, figure de proue de la bande dessinée underground des années 1960 et 1970. Head marche dans ses pas, avec son dessin très dense, habité par des figures psychédéliques et marqué par le surréalisme. Ce style est le sien depuis ses débuts, et ce dernier album est assurément le plus personnel de tous. 

— O. C.

[post_title] => Dessiner le diable pour le congédier [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => dessiner-le-diable-pour-le-congedier [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-02-24 08:49:05 [post_modified_gmt] => 2022-02-24 08:49:05 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=116232 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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L’un des serviteurs de Galilée l’avait dénoncé au motif qu’il n’allait pas régulièrement à la messe. La cancel culture ne date pas d’aujourd’hui ! Mais ses formes actuelles ont de quoi dérouter. Notre dossier fournit un guide pour se repérer dans les méandres du phénomène et donne des clés pour se faire une opinion.

Universitaire spécialiste du totalitarisme soviétique, Anne Applebaum expose en détail pourquoi nous devrions nous inquiéter de voir s’imposer une forme de totalitarisme au sein de nos démocraties. Les exemples qu’elle donne montrent comment une justice populaire se substitue aux procédures régulières et comment s’y plient les institutions les plus prestigieuses. Deux témoignages de victimes de la cancel culture complètent le tableau. Nous rappelons ce qu’est le mouvement « woke », dont la cancel culture est le bras armé. Pour mieux comprendre le phénomène, nous présentons un bref exposé sur la théorie critique de la race et l’indignation en retour d’un Noir américain, ainsi qu’un livre qui y voit un produit dérivé du postmodernisme français. La cancel culture va-t-elle d’ailleurs s’imposer en France comme outre-Atlantique et outre-Manche ? 

En contrepoint, deux articles, l’un sur le déboulonnage des statues, l’autre sur la destruction des livres et des bibliothèques, invitent au recul historique. La cancel culture a aussi ses défenseurs ; quel crédit apporter à leurs arguments ? Si elle a un mérite, c’est bien celui de nous alerter sur le risque de formuler des jugements sommaires…

Dans ce dossier :

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La deuxième partie du poème de T. S. Eliot, La Terre vaine, intitulée « Une partie d’échecs », est interrompue par une voix de plus en plus forte et insistante qui répète : « Pressons-nous s’il vous plaît il est l’heure. » La phrase résume bien l’humeur qui régnait dans le monde des échecs au début de 1972. Enfin, la confrontation que la planète attendait allait avoir lieu. [...]

Si Spassky se préparait à l’aide d’un régime à base de bon air, de plats raffinés et d’aussi peu d’échecs que possible, Fischer choisit l’extrême inverse. Claquemuré dans l’enceinte de Grossinger’s, un complexe hôtelier dans le nord de l’État de New York, il n’émergeait de sa chambre que pour se nourrir et faire de l’exercice. Le régime casher de Grossinger’s, qui respectait le sabbat, plaisait à Fischer, dont la secte chrétienne fondamentaliste appliquait à la lettre la Loi mosaïque. Partout où il allait, il emportait avec lui l’énorme dossier sur les parties de Spassky, surnommé le « Grand Livre rouge » (Fischer adorait les plaisanteries anticommunistes), que lui avait compilé R. G. Wade, un maître néo-zélandais, qui avait accompli le même exercice avant chacun des trois matchs précédents. C’était une mission ingrate – en ces temps d’avant Internet, il fallait retrouver les parties d’échecs dans d’obscures publications – qui ne valait aucun remerciement à Wade. Fischer travaillait seul, avec une concentration de tous les instants, en quête de failles dans l’armure de Spassky. Comme l’a dit Euwe, il vivait « dans un monde complètement à part ». La vie nomade d’un maître d’échecs, sans autre foyer que des chambres d’hôtels, convenait parfaitement à Fischer. [...]

La cérémonie d’ouverture du championnat du monde d’échecs étant fixée au 1er juillet 1972, les médias de la planète s’abattirent sur Reykjavík. Chester Fox, brillant entrepreneur new-yorkais, avait acheté les droits exclusifs pour la télévision, tandis que des revues plus élitistes avaient dépêché de grandes plumes amateurs d’échecs, comme Arthur Koestler et George Steiner. Soudain, l’Islande, île de 210 000 habitants, fit l’objet d’une attention de tous les instants. [...]

Fischer imposa sa volonté aux organisateurs. Le temps que débute la première partie, Fischer les avait déjà forcés à changer son fauteuil, l’échiquier, l’éclairage, la table et bien d’autres choses. En outre, il arriva en retard, bondissant sur l’estrade six minutes après que Spassky (qui jouait les blancs) eut effectué son premier coup. La partie se déroula sans incident jusqu’à une finale égale, chaque camp ne disposant plus que de fous et de pions. Dans cette position, Fischer prit un pion avec son fou, qui se retrouva aussitôt pris au piège et fut perdu. Ce coup fit sensation. On pouvait croire qu’il s’agissait d’une erreur de débutant, mais depuis, il fait l’objet de débats incessants. Les Izvestia donnèrent une interprétation idéologique de la capture du fou, y voyant un symptôme de la cupidité capitaliste. Karpov, lui, y vit la démonstration d’un jeu de pouvoir : Fischer aurait sacrifié son fou « sans rime ni raison » pour prouver que Spassky ne pouvait pas le contraindre à accepter un résultat nul. D’autres pensèrent que Fischer avait simplement fait preuve de témérité, qu’il avait cru pouvoir se créer des chances de victoire en semant la confusion. « En gros, c’est à peu près ça », reconnut Fischer lui-même des années plus tard. Mais, à l’époque, il prétendit avoir été distrait par le bruit.

La partie fut interrompue alors que Fischer était dans une position désespérée. Le lendemain, il abandonna. Avant de partir, Fischer lança en russe (qu’il parlait couramment) : « À demain. » Une analyse assistée par ordinateur de la partie a depuis démontré que l’issue était loin d’être jouée. Le grand maître Jon Speelman s’est efforcé de démontrer que Fischer aurait malgré tout dû obtenir l’égalité à la meilleure partie. Kasparov confirme que Fischer a manqué une occasion : « Fischer a eu beaucoup de mal à trouver son rythme. » 

Alors survint une deuxième catastrophe, qui faillit compromettre le match dans son ensemble. Fischer rejeta la faute de sa première défaite sur les caméras de télévision et refusa de jouer en leur présence. Chester Fox, qui avait versé une somme respectable pour les droits, menaça d’intenter une action en justice. Les organisateurs s’efforcèrent en vain de parvenir à un compromis. Ils eurent beau dissimuler les caméras, Fischer ne se présenta pas pour la deuxième partie, le 13 juillet à cinq heures, l’après-midi. Les caméras furent donc définitivement retirées. Mais Fischer refusa de se montrer tant que son horloge ne serait pas redémarrée, réclamation qui se heurta à l’opposition de Spassky. Lothar Schmid n’eut donc d’autre choix que de déclarer que Fischer avait perdu par forfait. Toutefois, il savait mieux que tout autre ce qui comptait le plus : « Il faut sauver le match. » Jusqu’à minuit, il négocia pour persuader l’Américain de revenir sur sa décision dans le délai légal de six heures. Mais si la commission du match parvint à la conclusion que cet appel avait été effectué dans les règles, elle n’en statua pas moins que le forfait était maintenu. Tout le monde était désormais certain que Fischer allait repartir drapé dans son indignation.

Qu’est-ce qui l’en empêcha ? En partie le fait que son handicap de 2 points, presque insurmontable dans un match de championnat, était en quelque sorte un gambit psychologique. Ayant résisté aux exigences de Spassky, qui réclamait qu’il soit déclaré forfait pour la première partie, Fischer était en réalité en train de lui dire : tu peux l’avoir, ce point, et prends-en donc un deuxième avec ! Il pouvait se le permettre. Sa défaite inutile, suivie d’un forfait encore plus inutile, trahissait une forme de condescendance cavalière face à l’homme qui l’avait battu trois fois et que lui n’avait encore jamais vaincu. Plus d’une fois, Fischer avait assuré : « Quiconque s’y connaît vaguement aux échecs sait que je suis champion du monde sous tous les aspects sauf en titre, depuis dix ans. » Son comportement apparemment autodestructeur durant la première phase du match encouragea chez Spassky le développement d’un complexe d’infériorité. Les inhibitions du champion quant au rôle politique qui lui était échu ne firent que renforcer ses propres doutes à propos de son jeu. 

À ce moment décisif, Fischer entendit de nouveau la voix de l’Amérique. Henry Kissinger l’appela depuis la Californie, où il se trouvait pour des pourparlers informels avec l’ambassadeur soviétique Anatoli Dobrynine. Un des cameramen de Chester Fox prétendit avoir entendu Henry Kissinger dire à Fischer : « Vous êtes notre homme face aux cocos. » Compte tenu de l’attitude de Fischer vis-à-vis de Fox et de ses caméras, cela paraît peu probable, mais Kissinger galvanisa son protégé et le poussa à se jeter une fois encore dans la mêlée. Peut-être Fischer fut-il flatté d’être convié à discuter de géostratégie avec le champion du monde de la realpolitik. En tout cas, il ne renâcla pas. Si le New York Times consacra un éditorial à « la tragédie de Bobby Fischer », aux yeux de beaucoup, l’affaire prenait des allures de farce. Comme quelque deus ex machina, Kissinger était apparu pour ré­soudre les complexités du drame. Fischer fut prompt à déclarer à la BBC : « En fait, c’est le monde libre contre les Russes menteurs, tricheurs, hypocrites [...] cette petite histoire entre Spassky et moi. C’est un microcosme de l’ensemble de la situation politique mondiale. » Ce fut seulement alors que la compétition commença véritablement. Fischer était prêt à se battre pour la guerre froide. Spassky, lui, ne l’était pas. 

Il était plus que temps. Le monde en général et son microcosme réuni à Reykjavík s’étaient retournés contre Fischer. Quand il ne se présenta pas pour la deuxième partie et fut déclaré forfait, Spassky fut ovationné. « Il est la pièce la plus forte du gouvernement soviétique sur l’échiquier de la guerre froide », délira le bulletin du match. L’ambiance était délétère : non seulement anti-Fischer, mais aussi antiaméricaine. Fischer recevait des « milliers » de messages et de lettres, la plupart le suppliant, quelques-uns d’une hostilité cinglante. L’intervention de Kissinger n’avait pas mis un terme à la guerre d’usure psychologique qu’il livrait. Il continuait à réserver des vols pour l’Amérique chaque jour ; refusait de céder d’un pouce sur les caméras, bien qu’aucun équipement n’ait pu détecter le moindre son audible ; continuait d’aligner les exigences, réclamant que les feux de circulation soient mis au vert pour lui, ou que la partie suivante soit jouée dans une petite pièce isolée, loin des spectateurs. Ce caprice-là fut difficile à avaler pour les Islandais, qui avaient vendu les billets à l’avance, mais Schmid comprit que c’était le seul espoir de voir Bobby Fischer revenir sur l’échiquier. Il soumit l’idée au champion. Sans consulter son équipe, Spassky, étonnamment, accepta : « Ça me va [...] mais seulement pour cette partie. » 

Ce fut l’ultime concession et, semblait-il, la plus insignifiante, mais elle s’avéra fatale. « Spassky aurait dû refuser. S’il avait campé sur ses positions, ç’aurait été fini ! écrivit Kasparov. Ce n’est pas tant que Fischer avait bouleversé les conditions du match, mais plutôt qu’il avait tout simplement brisé Spassky. Il avait commencé à imposer ses conditions autour de l’échiquier, puis sur l’échiquier lui-même ! » Le champion avait oublié les avertissements de Larsen et Petrossian, qui l’avaient enjoint de ne pas céder aux exigences de Fischer. Une fois n’est pas coutume, Karpov partage l’avis de Kas­parov sur ce point : Spassky « le philosophe » fut mis en échec hors de l’échiquier par la forfaiture de Fischer, un « coup de génie » dont il mit dix parties à se remettre. [...]

Juste après le début de la troisième partie, la tension se mua en une dispute ouverte entre les joueurs. Fischer commença à chercher maladivement des caméras, à actionner des interrupteurs et à hurler. Quand Schmid l’invita poliment à se tenir tranquille, il lui cria de se taire, et Spassky menaça de quitter la pièce. Schmid, au mépris des règles, dut arrêter l’horloge de Spassky tandis qu’il calmait les deux hommes et tentait de les convaincre de se rasseoir. Spassky, un instant, envisagea tout simplement de sortir et de déclarer forfait. Ce qui aurait retourné la situation et aurait laissé Fischer « dans une terrible position psychologique », expliqua-t-il vingt-cinq ans plus tard. Dans ce cas, il en était sûr, il aurait remporté le match. Mais c’était juste faire preuve d’esprit d’escalier. Les deux hommes se calmèrent, la partie reprit et, au onzième coup, elle s’anima lorsque le cavalier de Fischer lança une attaque sur le flanc. Ce coup avait déjà été employé, mais Fischer pariait sur le fait que Spassky ne saurait comment réagir. Krogius révéla par la suite que même si les Russes avaient préparé un plan, au bout de trente minutes de réflexion, Spassky était incapable de se souvenir de l’analyse. Peu à peu, Fischer consolida son avantage sur les deux côtés du plateau, mais la position restait incertaine, jusqu’à ce que Spassky commette une erreur juste avant le contrôle de temps. Quand la partie reprit le lendemain, Spassky comprit aussitôt que Fischer tenait le coup gagnant. Il abandonna au bout de cinq minutes, avant même l’arrivée de Fischer. Spassky insista pour qu’à l’avenir les parties aient lieu dans l’auditorium, mais il était trop tard. C’en était fait de sa réputation d’invincibilité. Après le match, il reconnut : « J’idéalisais Fischer en tant qu’homme, et j’ai voulu me mettre à son niveau. Mon idéalisme a volé en éclats au cours de la troisième partie, et Fischer a commencé à m’énerver. » Non seulement il avait été battu, mais il avait été dépassé sur le plan intellectuel, et il le savait. 

Le fait de savoir qu’il avait permis à Fischer de le blesser pour la première fois lui était pénible, et le démoralisa. Soudain, le champion perdit son calme olympien. Ceux qui, haletants, suivaient les coups de la troisième partie, transmise directement à un studio de télévision à Londres – réponse sans précédent à une exigence sans précédent –, surent que cela allait cependant beaucoup plus loin. Tout comme Zeus fit pencher la balance en faveur d’Achille contre Hector, le sort fit de même avec Spassky. Il eut beau lutter, à partir de la troisième partie, rien n’alla plus pour lui. Quant à Fischer, ses prétentions à la suprématie ne pouvaient plus être taxées de rodomontades. Il avait fait ses preuves.

Pour Spassky, il était vital de contre-attaquer immédiatement. En comptant le forfait, le score lui était toujours favorable. Mais il n’y avait qu’en remportant une victoire convaincante qu’il pourrait rétablir l’ordre naturel des choses. L’occasion se présenta dès la partie suivante, la quatrième, qui se déroula de nouveau devant le public, mais sans caméras. Jouant les noirs, Spassky s’essaya à la défense sicilienne, invitant Fischer à adopter son plan de bataille habituel. L’Américain décida d’en prendre le risque. Au treizième coup, Spassky le prit en embuscade grâce à un nouveau coup, sacrifiant un pion pour avoir l’initiative. Ce que Fischer, téméraire, accepta. La partie se déroulait conformément à l’analyse russe, ce qui aurait dû donner aux noirs de bonnes chances de l’emporter, même si Fischer jouait avec rapidité et assurance. Au vingt et unième coup, Spassky s’abîma dans ses réflexions pendant quarante-cinq minutes. Quand il bougea enfin, ce fut pour diverger de ce qui avait été prévu. Il pensait avoir trouvé un coup plus puissant, et tout au fond de lui, il nourrissait la crainte, issue de la paranoïa soviétique, que son analyse secrète n’ait été victime de fuite. Tandis que Spassky poursuivait son attaque en force, Fischer lui opposait une défense tenace. « J’ai eu la possibilité de gagner, se souvint Spassky par la suite. Mais c’est là que j’ai craqué. » La partie s’enlisa et s’acheva sur un match nul. [...] 

Bien que Fischer ait joué pour gagner, surtout avec les blancs, cette fois, il était satisfait d’être parvenu à l’égalité. Il était tombé dans un piège préparé par la puissance combinée de l’école soviétique des échecs, et il avait survécu ! Certes, il lui fallait développer un nouveau moyen de contrer la défense sicilienne, mais il avait dans sa manche un atout qui lui éviterait de s’en soucier. Quand la cinquième partie commença, Spassky était toujours en tête. Quand elle prit fin, son triomphe initial semblait ne plus être qu’un lointain souvenir. Fischer tenta une ligne de la défense nimzo-indienne qu’il n’avait encore jamais jouée. Spassky joua sans assurance : « J’avais cessé de travailler trop tôt. » Fischer fixa les faibles pions de son adversaire, bloqua ses fous et se prépara à un long siège. Spassky, toutefois, lui épargna cette peine : au vingt-septième coup, il commit l’une des pires erreurs de sa carrière, et fut promptement défait. La foule se mit à scander : « Bobby ! Bobby ! » Bien qu’ayant entre-temps demandé à Cramer, son homme à tout faire, à la patience d’ange, de soumettre aux organisateurs une nouvelle liste de quatorze exigences, dont quelques-unes d’une mesquinerie embarrassante (davantage d’argent de poche, une meilleure voiture, etc.), il n’était plus le sale gosse de Brooklyn mais un champion en devenir. Le monde prenait conscience de l’importance du revirement. Time et Newsweek se bousculèrent pour louer Fischer, dont « la victoire triomphale et écrasante dans la cinquième partie signifie que la sentence de Spassky a déjà été prononcée ». Face à cette exultation médiatique, Moscou s’inquiéta, en proie à la fois à la dépression et à l’indignation. Le ministre des Sports Pavlov convoqua dans son bureau l’élite soviétique des échecs, dont trois anciens champions du monde. Si chacun des experts avait une opinion quant au moment où Spassky avait commis une erreur, aucun ne pouvait dire pourquoi.

Pour le camp soviétique, le pire était à venir. La sixième partie fut la première au cours de laquelle Fischer fit la démonstration de sa véritable force – cette forme impressionnante qui avait brisé le moral de Taïmanov, Larsen et Petrossian. Ce fut une sensation dès le premier coup. À la télévision, les commentateurs furent surpris quand Fischer, contrairement à toutes ses habitudes, opta pour un gambit de la reine. Spassky, qui avait rejeté le plan d’urgence concocté par Krogius précisément pour faire face à une telle surprise en déclarant : « Jamais Fischer ne jouera ça », maudit probablement sa propre complaisance. Après être passé à côté de la suite logique au vingtième coup, Spassky rata l’occasion de riposter deux tours plus tard. Les forces du Russe furent débordées, étape par étape, jusqu’à ce que l’Américain soit prêt à lancer l’assaut final. Alors, à l’aide d’un sacrifice soigneusement calculé, Fischer perça. Ses positions en ruine, le mat n’étant plus qu’une question de temps, Spassky abandonna. L’enfer se déchaîna. La délégation soviétique, qui avait été rejointe par le vice-président du Comité des sports Viktor Ivonine, un apparatchik de plus haut rang, fut horrifiée par le spectacle du champion qui, manifestant sa magnanimité, se joignait aux applaudissements en l’honneur de son adversaire. 

Avec cette victoire, Fischer prit la tête et ne fut plus jamais rattrapé. 

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