WP_Post Object
(
[ID] => 116172
[post_author] => 48457
[post_date] => 2022-02-24 08:48:24
[post_date_gmt] => 2022-02-24 08:48:24
[post_content] =>
Ce n’est sans doute pas le rôle d’un Premier ministre de résoudre des paradoxes métaphysiques, mais il semble bien que Jean Castex ait malencontreusement ajouté cette lourde tâche à son agenda déjà bien rempli. Évoquant le projet de loi sur le pass vaccinal, et afin de lutter contre les justificatifs frauduleux qui ont proliféré lors de la pandémie de Covid-19, il a ainsi indiqué que les gérants d’établissements recevant du public, comme les restaurateurs, « auront la possibilité, en cas de doute avéré, de vérifier eux-mêmes les identités ».
Intéressant concept que celui de « doute avéré »… Y aurait-il des doutes plus fiables que d’autres ? Des doutes moins douteux pour ainsi dire, à moins qu’il ne faille plutôt parler de doutes davantage douteux ? Faut-il alors envisager des perplexités certaines, des hésitations absolues, des affres incontestables et des embarras en béton, pour les distinguer de leurs cousins moins résolus ? Bref, Jean Castex semble dire qu’il faut être sûr d’avoir un doute avant de procéder à un contrôle d’identité. Après tout, c’est un geste qui n’a rien d’anodin sur les plans légal et éthique, aussi vaudrait-il mieux, effectivement, s’assurer d’être véritablement au clair quant à l’exactitude de son indétermination.
On se rapproche dangereusement d’un sketch de Raymond Devos, d’accord, mais il se trouve que le doute avéré est également un objet scientifique, et même un thème très à la mode dans les laboratoires de sciences cognitives. Les chercheurs appellent cela la « métacognition », c’est-à-dire la capacité de penser à ses propres pensées. On peut même la mesurer très précisément. Imaginez par exemple qu’on vous demande de mémoriser une liste de mots. Un expérimentateur facétieux pourrait ensuite vous demander d’estimer combien de ces mots vous serez capable, à votre avis, de restituer une heure plus tard. Pas si facile ! On trouve typiquement que certaines personnes se sous-estiment – elles parviennent à se souvenir de plus de mots qu’elles ne l’envisageaient –, tandis que d’autres, à l’inverse, se surestiment, et cela à des degrés divers. Aux extrêmes, il y a les gens qui ne réalisent pas du tout qu’ils ont une excellente mémoire et ceux qui n’ont aucune conscience de leur incompétence mnésique. Mais rares sont les individus qui se situent exactement au milieu du spectre, qui sont capables d’évaluer ou d’anticiper très précisément leurs performances réelles. Ceux-là semblent disposer d’un pouvoir remarquable : ils savent ce qu’ils savent et ce dont ils sont capables, et ils savent aussi ce qu’ils ne savent pas et ce dont ils ne sont pas capables. On peut en déduire qu’ils savent aussi quand ils doutent.
La métacognition est rarement calibrée à la perfection, et c’est bien ce qui rend le concept si passionnant. C’est l’image familière d’une conscience à deux étages, l’Homo duplex de Buffon, en somme : en bas l’expérience directe et spontanée, en haut le regard critique et plongeant, mais passablement déformé, sur cette même expérience. Philosophes et neuroscientifiques tentent aujourd’hui de clarifier les mécanismes et implications de cette étrange dualité, notamment dans les domaines de l’éducation, de la prise de décision, de la pathologie mentale et même de l’idéologie politique 1. Ne pas être en mesure de se connaître soi-même, ou refuser obstinément de le faire, voilà peut-être l’écueil qui explique bon nombre de nos déboires personnels et sociaux.
La métacognition est donc notre boussole interne, qui gouverne notre navigation mentale en nous orientant tant bien que mal entre l’ignorance et la certitude. On doit simplement à Jean Castex d’avoir inventé la méta-métacognition : si votre opinion fait l’objet d’un doute, à charge d’une partie encore inconnue de votre cerveau de vérifier l’authenticité de ce doute. Et, si ce doute se révèle bel et bien avéré, il reste encore à espérer qu’il soit fondé : d’où la vérification des papiers d’identité. Simple, non ? Et dire qu’il y en a qui doutent de la politique sanitaire du gouvernement…
— Sebastian Dieguez est chercheur en neurosciences au laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg, en Suisse. Il est l’auteur de Total Bullshit ! Au cœur de la post-vérité (PUF, 2018).
[post_title] => Êtes-vous certain d’avoir un doute ?
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => etes-vous-certain-davoir-un-doute%e2%80%89
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-02-24 08:48:25
[post_modified_gmt] => 2022-02-24 08:48:25
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=116172
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
WP_Post Object
(
[ID] => 116167
[post_author] => 48457
[post_date] => 2022-02-24 08:48:16
[post_date_gmt] => 2022-02-24 08:48:16
[post_content] =>
En février s’est tenu à la Bibliothèque nationale de France un nouveau festival littéraire qui a couronné de deux prix, dans les catégories fiction et non-fiction, des ouvrages publiés par des auteurs officiellement « engagés ». Précisons que je n’ai aucune idée de l’identité des heureux lauréats, pour la simple raison que la rédaction de cette chronique précède l’événement dont il est ici question (magie de la presse écrite). Ce texte n’a donc pas vocation à raconter par le menu le déroulement de cette journée, ni à proposer une vague critique de livres lus en diagonale. Non, il s’agit plutôt de s’interroger sur la pertinence d’un tel événement et, une fois n’est pas coutume, d’être de mauvaise humeur.
Intitulé « Aux livres citoyens ! 1 », ce festival, promu par Marlène Schiappa dans les semaines qui ont précédé sa première édition, se veut avant tout une célébration populaire. La ministre déléguée chargée de la Citoyenneté exposait ainsi, lors d’une interview accordée au Parisien le 16 janvier, son ambition d’en faire un événement « loin de tout snobisme culturel ». L’objectif était de décloisonner la littérature et la lecture, alors que cette dernière a été désignée par le gouvernement « grande cause nationale » de 2022. De fait, un rapide coup d’œil à la courbe du nombre de lecteurs sur ces dernières décennies a de quoi plonger dans une profonde neurasthénie n’importe quel acteur des métiers du livre 2.
Mais nous sommes une terre de paradoxes, et, malgré cette désaffection tendancielle, les Français aiment écrire. Certes pas autant que les Islandais, dont le quart s’est déjà lancé dans la production d’une somme au cours de sa vie, mais tout de même. La crise du Covid-19 a d’ailleurs été l’occasion de nous le rappeler, puisque 5 millions de manuscrits ont été recensés dans l’Hexagone à l’issue du premier confinement. Cet engouement tient peut-être à l’aura particulière qui nimbe la figure de l’écrivain dans notre pays. Les grandes personnalités des lettres – engagées, flamboyantes ou maudites – sont en effet des marqueurs de notre imaginaire collectif. La pop culture a elle aussi contribué à promouvoir l’image d’un écrivain pour papier glacé ou écran de cinéma – souvent échevelé, emporté par la fièvre de l’inspiration, avant d’être acclamé ou d’aller noyer son spleen dans des piscines de champagne. De quoi stimuler la fibre créatrice de bon nombre de personnes qui décident de sauter le pas (et il faut s’en réjouir), puis se heurtent à l’âpreté de l’écriture et aux murs des maisons d’édition.
Ainsi, le festival devait réunir des professionnels reconnus, éditeurs et écrivains, susceptibles de donner quelques clés aux participants désirant pénétrer ce milieu particulier et relativement fermé. Pour Marlène Schiappa, le problème de ces jeunes auteurs en puissance est en effet qu’ils « n’ont pas les codes pour tenter leur chance ». Au-delà de ces « codes », les aspirants écrivains gagneraient, selon moi, à avoir en tête quelques éléments quant à la vie d’auteur. Pour une grande majorité, l’écriture se fait tard le soir, le week-end, pendant les vacances : clairement, on n’écrit pas pour gagner de l’argent, et l’acte d’écrire est en soi un engagement. Le dernier rapport sur la situation économique et sociale des auteurs du livre (2013) relevait par exemple que seuls 12 % d’entre eux touchaient l’équivalent d’un salaire de 8 000 euros par an. À l’heure où je rédige cette chronique, nous célébrons par ailleurs le deuxième anniversaire du rapport Racine, portant sur les conditions de travail des créateurs et remis en janvier 2020 au ministère de la Culture. Il soulignait la faiblesse de la rémunération du travail des auteurs et particulièrement des écrivains, l’iniquité de la répartition des recettes entre les différents acteurs des milieux professionnels concernés, et insistait sur le fait que les jeunes et les femmes sont les plus exposés aux difficultés socio-économiques inhérentes à ces métiers. On ne peut pas dire que la situation se soit améliorée au cours des deux dernières années. Alors, plutôt que de voir une secrétaire d’État créer un « festival du livre citoyen » et encenser la figure de l’écrivain, les acteurs du livre (et en particulier les plus précaires) auraient sans doute préféré voir le gouvernement s’engager à leurs côtés pour leur permettre de faire dignement leur métier.
— Floriane Zaslavsky est sociologue. Elle a publié avec la journaliste Célia Héron Dernier Brunch avant la fin du monde (Arkhê Éditions, 2020).
[post_title] => « Aux livres citoyens ! », vraiment ?
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => aux-livres-citoyens%e2%80%89-vraiment%e2%80%89
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-02-24 08:48:17
[post_modified_gmt] => 2022-02-24 08:48:17
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=116167
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
WP_Post Object
(
[ID] => 116160
[post_author] => 48457
[post_date] => 2022-02-24 08:48:05
[post_date_gmt] => 2022-02-24 08:48:05
[post_content] =>
Il y a quelques années, quand j’ai entendu de plus en plus de jeunes adultes dire « je ne le calcule pas », « j’ai buggé », ou encore conjuguer l’expression « être en mode » à toutes les sauces, je me suis dit que, une fois encore, chaque nouveau symptôme de la mainmise de la technique sur les corps se manifestait dans le saccage de la parole. Certes, cette dernière est toujours l’exception au sein d’un océan langagier où domine essentiellement la langue comme instrument de communication, véhicule conventionnel permettant aux locuteurs de se faire comprendre les uns des autres. Et nous savons aussi comment, à grand renfort d’euphémismes et de noyades de poissons dans une novlangue de bois, les lexiques de l’économie, du management et du marketing ont contaminé le langage courant et contribué à modifier la perception des strates de réalité qui nous entourent.
Avec la numérisation intégrale de la vie quotidienne, une nouvelle étape de la tournure apocalyptique de l’histoire humaine est franchie. La fourniture incessante d’identifiants, de mots de passe, de logins, de codes alphanumériques pour simplement pouvoir continuer à vivre alors que nous devons simultanément cocher la case « je ne suis pas un robot » n’est qu’un aspect du ravage en cours. L’intériorisation du « langage machine » qui en découle en est un autre, assez bien relevé ces jours-ci par le psychanalyste Yann Diener dans LQI. Notre langue quotidienne informatisée 1, carnet de notes inspiré par LTI, la langue du IIIe Reich 2, réflexion pionnière sur le langage totalitaire due au fameux sémiologue Victor Klemperer.
« Je suis déconnecté de ma famille » ; « j’ai mon disque dur qui sature » ; « je dois faire l’interface entre mon père et ma mère » ; « je n’arrive pas à débrancher » : à force d’entendre ces expressions sur son divan, Diener s’est interrogé sur l’avenir de son métier, fondé sur la parole. Et a enquêté. Notamment sur l’histoire méconnue de l’informatique (contraction d’« information » et d’« automatique »), « fondatrice de notre époque d’obscurantisme high-tech ». Rappelant comment l’informatique – nouvelle religion, selon lui – est née et s’est développée dans le champ du langage et à quel point son vocabulaire (d’« ordinateur » à « présentiel ») emprunte à la sphère théologique, il s’inquiète de la prophétie d’Elon Musk selon laquelle le langage humain deviendra obsolète dans quinze à vingt ans grâce à l’implantation de microprocesseurs dans le cerveau et à l’interface entre ordinateurs et neurones. Il livre aussi deux ou trois idées fécondes à creuser.
La première, c’est la référence généralisée à l’autisme et l’attribution croissante de l’étiquette « Asperger » dans le monde contemporain. Lié à l’évitement de la parole – et donc de l’engagement affectif –, l’« autisme informatique », qui s’accommode si bien de l’aplatissement et de la neutralité des propos, congédiera par conséquent l’équivoque, la polysémie, les malentendus et l’humour.
Deuxième intuition : « Notre usage massif d’identifiants est contemporain d’une crispation identitaire. » À force d’établir des profils numériques sur des outils clivants, la logique binaire se renforce dans un contexte de réduction à la fois algorithmique et communautariste, culminant dans l’expression « je suis non binaire » (c’est-à-dire ni homme ni femme, ou un mélange des deux). Enfin, last but not least, nul hasard à ce que cette langue technico-machinique et fonctionnelle truffée de « process », de « traçage », de « gestion » et autres « évaluations » produise ses désastres majeurs dans les deux domaines les plus chers aux cœurs des êtres humains et aujourd’hui les plus menacés : l’éducation et la santé. C’est ainsi que tout se tient – capital et langage, mécanique et biologique – pour exproprier l’humanité de ce qui fait son essence. Comme d’habitude, seuls s’en esbaudiront les éberlués de la science et du marché. Les autres ? Ils méditeront la sentence du philosophe Franz Rosenzweig qui affirmait que « la langue est plus que le sang. »
— Cécile Guilbert est essayiste et romancière. Son dernier livre, Roue libre (Flammarion, 2020), a reçu le Grand Prix de la critique de l’Académie française.
[post_title] => Avatars de la novlangue
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => avatars-de-la-novlangue
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-02-24 08:48:07
[post_modified_gmt] => 2022-02-24 08:48:07
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=116160
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
WP_Post Object
(
[ID] => 116074
[post_author] => 48457
[post_date] => 2022-02-24 08:47:57
[post_date_gmt] => 2022-02-24 08:47:57
[post_content] =>
Jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, il était impossible d’obtenir un doctorat aux États-Unis. P. 13
L’enseignement à distance ne bénéficie qu’à ceux qui sont déjà les meilleurs. P. 14
Quand Pline le Jeune parle des statues, il semble aussi enfiévré qu’un militant de Black Lives Matter. P. 32
La théorie du genre rend caduc le féminisme centré sur les femmes et les filles. P. 34
Les parchemins de la bibliothèque d’Alexandrie servirent de combustible pour chauffer l’eau de bains locaux. P. 35
La désinvolture avec laquelle les probiotiques sont commercialisés est scandaleuse. P. 52
Pour Kurt Gödel, les concepts et les objets mathématiques sont dotés d’une réalité objective. P. 68
Avec Internet, la ludification tend à envahir tous les champs de la vie. P. 74
La Suisse est le pays du monde où la démocratie et la décentralisation sont les plus poussées. P. 91
L’homme est l’animal qui subit en vieillissant les métamorphoses physiques les plus spectaculaires. P. 96
L’État est impuissant à maîtriser le nombre des naissances. P. 98
[post_title] => 11 faits & idées à glaner dans ce numéro
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => 11-faits-idees-a-glaner-dans-ce-numero-2
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-02-24 08:47:59
[post_modified_gmt] => 2022-02-24 08:47:59
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=116074
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
WP_Post Object
(
[ID] => 115803
[post_author] => 48457
[post_date] => 2022-02-24 08:47:32
[post_date_gmt] => 2022-02-24 08:47:32
[post_content] =>
Vous venez de consacrer un ouvrage à l’histoire de l’enseignement dans les universités américaines. Comment jugez-vous la performance actuelle de cet enseignement ? Est-il globalement de bon niveau ?
Vous voulez une réponse honnête ? Triste et honnête ? Nous n’en savons rien. Le système est conçu de telle sorte qu’il est presque impossible de répondre à votre question. Quiconque fait des généralisations se trompe nécessairement. D’abord, il y a un nombre colossal d’universités aux États-Unis – plus que nulle part ailleurs. Leurs tailles et leurs objectifs sont très différents. On compte plus de 4 000 institutions où l’on peut obtenir un bachelor of arts, l’équivalent d’une licence. À titre de comparaison, en Grande-Bretagne on en recense 50 seulement (et, en France, un peu plus de 70). Surtout, il n’existe rien qui permette d’évaluer l’enseignement de manière professionnelle, comme nous évaluons la recherche. C’est un paradoxe : l’enseignement universitaire est un acte éminemment public qui est resté essentiellement privé. Des millions d’Américains ont enseigné dans notre gigantesque système universitaire, mais nous ne disposons pas de normes communes ni même de vocabulaire pour décrire ce qu’ils font. Eux-mêmes n’en parlent pas en général. La recherche scientifique repose sur l’évaluation par les pairs et d’autres pratiques collectives établies de longue date. Mais, lorsqu’il s’agit d’enseigner, nous sommes pour ainsi dire livrés à nous-mêmes. Nous restons des amateurs.
Traiter les enseignants d’amateurs, n’est-ce pas un peu insultant ?
Qu’on me comprenne bien : quand je dis que les enseignants sont des amateurs (et je m’inclus parmi eux), je ne dis pas qu’ils sont nécessairement mauvais. Les amateurs peuvent être très bons. Quand j’étais enfant, tous les athlètes qui participaient aux jeux Olympiques étaient des amateurs, les professionnels y étaient interdits. La meilleure gymnaste du monde s’appelait Nadia Comăneci. C’était une amatrice, et elle était fantastique. Amateur, cela ne signifie donc pas mauvais, ni bon d’ailleurs. Ce que cela signifie pour l’enseignement universitaire, c’est que nous n’avons aucun critère établi pour définir ce qui est « bon » ou « mauvais ».
Vous dites qu’il n’existe pas de système d’évaluation des enseignants, mais, dans la plupart des universités américaines, les étudiants évaluent leurs professeurs.
Oui, c’est ce qu’on appelle le student survey, un questionnaire que remplissent les étudiants à propos du cours qu’ils ont suivi. C’est important, nécessaire même, mais ce n’est pas suffisant. On va y apprendre si l’enseignant est ponctuel, s’il corrige les copies correctement, s’il se rend disponible en dehors des cours. Les étudiants sont les mieux placés pour évaluer ces choses-là. Mais est-ce un cours de bon niveau ? Ils ne connaissent pas assez le sujet pour le dire. Si je me rendais à un cours de physique à mon université, je ne pense pas que je pourrais en être un bon examinateur. Peut-être pourrais-je donner quelques conseils au professeur, mais en aucun cas formuler une évaluation professionnelle : je n’en sais pas assez sur la physique. De la même manière, mes élèves n’en savent pas assez sur l’histoire de l’éducation pour m’évaluer.
Vous pensez qu’il faudrait professionnaliser davantage l’enseignement ?
On le pourrait. Cela supposerait que ceux qui aspirent à enseigner suivent une vraie formation. Pour obtenir son doctorat, il ne s’agirait plus simplement de démontrer ses compétences dans un domaine de recherche ; il faudrait aussi démontrer des compétences pédagogiques. Et, par la suite, cet enseignement serait régulièrement soumis à un examen par les pairs, comme on le fait pour la recherche. Ce serait possible, mais cela coûterait très cher. Et la question est : sommes-nous prêts à y mettre le prix ?
À lire votre livre, on a l’impression que, depuis les débuts de l’université aux États-Unis, les mêmes problèmes ne cessent de se poser. En premier lieu, celui de la qualité de l’enseignement. Chaque génération propose ses propres solutions, qui ne sont jamais satisfaisantes ni définitives. Dans quelle mesure, cependant, l’enseignement à l’université a-t-il changé depuis les deux derniers siècles ?
Il y a eu des changements parce que les institutions elles-mêmes ont changé. Au xixe siècle, du moins avant la guerre de Sécession, n’allaient à l’université que des hommes blancs, en très petit nombre. Et le système d’enseignement était presque entièrement fondé sur la répétition : on devait mémoriser de longs textes, en général en latin et en grec, qu’on récitait par cœur, sans nécessairement bien les comprendre. Si j’essayais de faire ça avec mes élèves, il y aurait une révolution ! Le cours magistral est chez nous une importation venue d’Allemagne, car c’est là-bas que, pendant longtemps, la plupart des universitaires américains sont allés se former. Il faut savoir que jusqu’à la seconde moitié du xixe siècle, il était impossible d’obtenir un doctorat aux États-Unis. On se rendait donc en Europe, principalement en Allemagne, et on en a rapporté certaines innovations : outre le cours magistral, qui reste la forme d’enseignement la plus répandue aujourd’hui, le modèle de l’enseignant-chercheur. En revanche, on s’est abstenu de faire dépendre, comme c’était le cas dans les universités allemandes, le salaire de l’enseignant du nombre d’élèves qu’il réussissait à attirer dans ses cours ! Tout cela pour dire que oui, bien sûr, il y a eu des changements. Là où vous avez raison, en revanche, c’est qu’au-delà de tous ces changements on observe des schémas récurrents, des leitmotivs à propos de l’enseignement universitaire. L’un d’eux peut se formuler ainsi : nous avons besoin de meilleurs enseignants. Un autre : nous devons mieux les former. Un troisième, paradoxalement : nous devons les remplacer.
Mais par quoi peut-on remplacer les enseignants ?
Par des machines, par exemple. Nous avons une expression aux États-Unis : « Build a better mousetrap ». Elle signifie que la technologie fournira la solution, qu’il suffit d’inventer une meilleure machine pour que tout s’arrange. Les champions de l’innovation technologique ont pu ainsi défendre l’idée que la télévision allait résoudre le problème des mauvais enseignants à l’université. En écrivant mon livre, j’ai eu la surprise de découvrir que les cours sur Zoom, qui se sont développés pendant la pandémie de Covid-19, n’étaient pas vraiment une nouveauté : dans les années 1950 et 1960, la « télévision scolaire » a connu un réel, mais bref, engouement. À la fin des années 1950, une centaine d’universités dispensaient des cours à près d’un demi-million d’étudiants via la télévision. Dans certaines universités, un quart des élèves suivait au moins un enseignement télévisé ! Ces cours étaient diffusés en circuit fermé ou sur des chaînes locales, où on pouvait les suivre pour obtenir des crédits (moyennant des frais et des modalités d’examens variant d’une université à l’autre) ou simplement pour nourrir sa curiosité. L’exemple le plus marquant est le Sunrise Semester, une série éducative télévisée proposée par l’Université de New York sur la chaîne locale de CBS à partir de 1957. Le premier épisode était un cours de littérature comparée dispensé par le professeur Floyd Zulli, qui « déambulait dans un décor attrayant tapissé de livres », notait un journaliste, tout en discourant sur Stendhal et Balzac. Il a déclenché une ruée vers les librairies de New York, où les romans des deux auteurs ont vite été épuisés ! La logique sous-jacente était puissante : nous savons que des centaines de milliers d’élèves vont suivre un cours dans telle ou telle matière, mettons l’algèbre. Au lieu d’avoir un millier de professeurs d’algèbre différents, pourquoi ne pas trouver le meilleur du pays et le faire enseigner à tout le monde grâce à la télévision ? Le président de l’université Johns-Hopkins et frère du président des États-Unis de l’époque, Milton Eisenhower, pensait que la télévision permettrait aux universités de remplacer les professeurs médiocres par les plus grands professeurs d’histoire, de mathématiques, de sciences et de médecine. Sur le papier, la logique était imparable. Dans la pratique, ça n’a pas fonctionné.
Comment expliquez-vous cet échec ?
Les élèves n’aimaient pas ça, tout simplement. De même qu’ils n’ont pas aimé les cours en distanciel pendant la pandémie. La raison est à chaque fois identique : que ce soit à la télévision ou par Internet, ils trouvent cet enseignement impersonnel. C’est là un autre point essentiel : je ne crois pas que l’on puisse reproduire à l’aide d’un quelconque dispositif technique ce qui se passe dans une salle de cours et, plus généralement, ce qui se passe quand des gens sont réunis dans une pièce. Pourquoi va-t-on à l’église, à la synagogue ou à la mosquée alors qu’on peut prier seul chez soi ? Pourquoi est-on prêt à payer 200 euros pour assister, depuis les gradins, à un match de football alors qu’on peut voir le même match à la télévision, sur un écran haute définition, et distinguer chaque brin d’herbe de la pelouse ? Parce que quelque chose a lieu, quelque chose se passe dans la salle, dans l’église, dans le stade, en présence des autres, ce qu’Émile Durkheim appelle l’« effervescence collective ». Aucune machine ne pourra jamais rivaliser avec ça.
Votre livre raconte d’autres tentatives pour révolutionner l’enseignement à l’université, grâce à la technologie ou à des méthodes nouvelles. Je pense en particulier à la Teaching Machine, conçue par le psychologue de Harvard B. F. Skinner, ou au Personalized System of Instruction (PSI). Autant de fiascos. Pourquoi, selon vous ?
C’étaient deux choses différentes, mais toutes deux ont tenté de créer des méthodes pédagogiques qui faisaient l’économie du professeur en permettant de travailler et de progresser seul. Le paradoxe du PSI, c’est que, en dépit de son nom, il n’était pas suffisamment personnalisé : il l’était au sens où chacun pouvait l’utiliser de façon autonome, individuelle, mais, par ailleurs, il n’impliquait aucun contact humain, en particulier entre le professeur et les élèves. D’autres élèves vous faisaient passer des tests, mais le professeur ne servait à rien.
A-t-on besoin d’un professeur pour apprendre ?
À vrai dire, non. On peut lire les ouvrages de référence, s’entraîner soi-même et passer les examens. Mais ce qu’on a découvert avec le PSI et, plus récemment, avec les cours sur Zoom, c’est que, si vous avez déjà de bonnes bases, ces méthodes vous seront profitables, parfois autant que l’enseignement en présentiel. En revanche, si vos acquis sont fragiles, si vous n’avez pas bénéficié d’une bonne formation au préalable, vous n’en tirerez rien. La recherche sur l’apprentissage en ligne le montre : pour les gens qui ont déjà des prédispositions à l’étude, cela peut donner de très bons résultats. Pas pour les autres. Donc, si l’on se soucie d’équité, on ne peut que s’inquiéter de cet enseignement impersonnel. Il ne bénéficie qu’à ceux qui sont déjà les meilleurs. C’est paradoxal, car on vante souvent l’enseignement à distance comme un moyen de réduire les inégalités. L’université est tellement chère, tellement hors de portée de tant de gens : les cours en ligne, plus accessibles, ne sont-ils pas la solution ? C’est vrai qu’ils sont moins chers. Mais ils ne permettent pas de rattraper son retard.
Nous avons donc besoin de professeurs en chair et en os face à nous dans une pièce. Et nous avons besoin, si possible, de bons professeurs. Mais comment les définiriez-vous ?
Ce sont ceux qui impliquent activement les élèves dans les grandes questions de leur discipline. Qui leur permettent, à eux qui, au départ, n’y connaissent rien ou pas grand-chose, de commencer à recomposer le puzzle. Il existe d’innombrables façons de le faire. Le problème, c’est que nous n’avons toujours pas mis au point des méthodes qui, de manière systématique et professionnelle, favorisent les « bonnes pratiques », comme c’est le cas pour la recherche.
On en revient au fameux couple recherche-enseignement. Au-delà de la dissymétrie dans les méthodes d’évaluation, vous semble-t-il bien assorti ? Fonctionne-t-il ?
Non, il ne fonctionne pas. Toutes les institutions reposent sur des mythes, des histoires qu’elles se racontent à elles-mêmes. En l’occurrence, ce que nous nous racontons, c’est que, si nous mettons l’auteur d’un excellent livre dans une salle de classe, il va se révéler aussi un excellent professeur. Or la recherche et l’enseignement ont des objectifs très différents et mettent en jeu des qualités qui n’ont rien à voir. Quand j’écris un livre, comme celui que vous avez lu, j’essaie de développer mon propre point de vue et de l’étayer par des arguments. J’espère que ceux que j’avance sont bons, voire meilleurs que ceux qui ont déjà été avancés. Mon objectif, lorsque j’enseigne, est tout autre : c’est d’aider les élèves à développer leurs idées, ce qu’ils pensent, eux ; de les initier aux grandes questions, afin qu’ils parviennent à leurs propres réponses. Ce n’est pas de mettre en avant mes conclusions.
Pourquoi, alors, les universités des États-Unis, de France ou d’ailleurs favorisent-elles la recherche plutôt que l’enseignement quand il s’agit de recruter des professeurs ?
La réponse remonte à ce qu’on appelle l’ère progressiste, à la fin du xixe et au début du xxe siècle, quand a émergé une société fondée à bien des égards sur l’expertise. Songez à la théorie des germes : Pasteur, Koch… C’est génial, et ce n’est pas du tout intuitif. Il y a quarante ans, j’ai servi dans le Peace Corps, au Népal, dans une région où il n’y avait ni eau courante ni sanitaires. Je traitais mon eau avec des pastilles de purification. Les gens se rassemblaient autour de moi et me demandaient pourquoi je faisais ça. Je leur répondais qu’il y avait des petits animaux dans l’eau, qui allaient dans les intestins et rendaient malade. Eux scrutaient l’eau et ne les voyaient pas. Il fallait que je leur explique que ces animaux étaient si petits qu’on ne pouvait les voir qu’avec un instrument spécial. Ils voulaient alors savoir si je les avais déjà vus. Ce n’était pas le cas. « Comment alors savez-vous qu’ils sont là ? » me disaient-ils. Eh bien, la raison pour laquelle je sais qu’ils sont là, c’est parce que l’expertise fonctionne. Dans certains quartiers de New York, avant Pasteur et la théorie des germes, la mortalité infantile était de 35 % – un tiers des enfants mouraient avant d’avoir 5 ans. Quand je vivais au Népal, soit dit en passant, c’était 25 %. Tout cela à cause de l’eau et des maladies qu’elle peut véhiculer. Les biologistes, les biochimistes, les médecins ont démontré le pouvoir de l’expertise au tournant du xxe siècle et ont conféré un immense prestige à la recherche. D’où la préférence que lui ont accordée les universités. D’ailleurs, c’est l’un des facteurs qui ont contribué à imposer le cours magistral. Il faut se rappeler que les travaux d’un Pasteur étaient tout à fait nouveaux et ne se trouvaient souvent dans aucun livre. Le cours magistral était le meilleur moyen de les diffuser comme d’en prendre connaissance.
Cette prééminence accordée à la recherche est-elle néfaste, selon vous ?
Non, il ne s’agit pas de dévaloriser la recherche ni l’expertise, surtout à l’heure où celle-ci est confrontée à une inquiétante vague de scepticisme. Mais il s’agit de trouver le moyen d’élever l’enseignement. Le principe fondateur de la recherche, c’est que l’on s’évalue les uns les autres. Pasteur a pu élaborer sa théorie des germes grâce aux échanges qu’il a eus avec d’autres savants dont les idées étaient différentes. La microbiologie est devenue un domaine d’expertise parce que des spécialistes ont débattu à son propos. Nous pourrions procéder de même avec l’enseignement. Quand j’enseigne, d’autres historiens pourraient venir examiner ce que je fais, regarder mon programme, les tests que je fais passer. On pourrait transformer cela en un domaine professionnel. Mais on a préféré ne pas le faire.
Pour des raisons budgétaires, parce que cela coûterait trop cher, comme vous le disiez précédemment ?
Oui. Parce que, pour le dire autrement, ce n’est pas un problème éducatif, c’est un problème politique. La plupart des questions liées à l’éducation sont somme toute assez simples. Si l’on voulait améliorer l’enseignement, on le pourrait. On sait même comment le faire. Mais on choisit de s’en abstenir. Par manque de volonté politique.
— Propos recueillis par Baptiste Touverey.
[post_title] => « L’enseignement dans les universités ? Du travail d’amateur »
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => lenseignement-dans-les-universites%e2%80%89-du-travail-damateur
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-02-24 15:37:49
[post_modified_gmt] => 2022-02-24 15:37:49
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=115803
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
WP_Post Object
(
[ID] => 116066
[post_author] => 48457
[post_date] => 2022-02-24 08:47:26
[post_date_gmt] => 2022-02-24 08:47:26
[post_content] =>
La vieillesse n’a pas vraiment bonne presse. Mais puisque près de 20 % des Français ont plus de 65 ans, la question mérite d’être regardée bien en face et de près. Pas besoin d’aller pour autant enquêter dans les Ehpad : la lecture, certes éprouvante, du compendium de 600 pages de Simone de Beauvoir suffit. En 1970, soit vingt ans après Le Deuxième Sexe, c’est au « tabou » du troisième âge, dont à 62 ans elle s’approchait dangereusement, que la romancière-philosophe-féministe s’est en effet attaquée. Hélas, cette nouvelle charge contre une « conspiration du silence » n’a connu ni le succès ni le retentissement de la précédente. Le sexe est plus glamour que la sénescence.
Un sujet auquel Simone de Beauvoir a consacré une place conséquente dans son immense bibliographie 1, et qu’elle a scrupuleusement étudié sur le terrain comme dans les livres. Le sien, intitulé La Vieillesse, est une somme gorgée de citations épatantes et de formules étincelantes. De la vieillesse, elle s’est forgé une vision qu’on peut résumer ainsi : ce n’est pas formidable (sauf exceptions), mais beaucoup de sociétés, la nôtre en particulier, sont coupables d’avoir transformé un phénomène déplaisant en une authentique tragédie.
La vieillesse est en effet le plus souvent mal vécue : « Un naufrage » et « une disgrâce » pour Chateaubriand, par exemple, qui avait interdit qu’on le représente vieux ; une tare pour Tourgueniev (« Savez-vous quel est le plus grand de tous les vices ? Avoir plus de 55 ans ») ; un phénomène qui déclenche des éruptions de passions négatives allant de la résignation dépressive à l’amertume, au déni grotesque, au rejet méprisant de l’époque (voyez Clemenceau) ou carrément à la jalousie face « au spectacle du bonheur des générations nouvelles » (Chateaubriand encore). Et, quoique redoutée, la vieillesse demeure jusqu’à ce qu’on en fasse l’expérience « une notion abstraite », dit Proust qui l’a beaucoup examinée. On ne sait même pas quand la faire commencer. Après 35 ans, âge de la perfection du corps pour Aristote ? À 45 ans, comme le pensait Dante ? À 56 ans précisément, comme l’avait décrété le pointilleux Hippocrate ? À l’âge de la retraite, quel qu’il soit ?
Serait-il plus facile de définir la vieillesse par ce qu’elle n’est pas – la bonne santé, par exemple ? Mais la vieillesse n’est pas forcément synonyme de maladie : c’est un « état anormalement normal », au mieux « à mi-chemin entre la santé et la maladie » (Galien), au pire « une infirmité résumée » (Péguy). La vieillesse n’est pas non plus équivalente à la mort, ne serait-ce que parce que la mort est un phénomène relativement bref et surtout prévisible – « on contient sa mort comme le fruit son noyau » (Rilke) –, alors que la vieillesse nous prend au dépourvu et peut durer fort longtemps. Elle n’est pas non plus une borne au bonheur, au désir voire au plaisir, ni même à la procréation. À la créativité non plus, comme tant d’artistes l’ont prouvé en parachevant leur carrière dans le « sublime sénile » 2 de leurs œuvres tardives. En revanche, aucun doute : la vieillesse est bien synonyme de lâchage du corps (« 80 ans ! Plus d’yeux, plus d’oreilles, plus de dents, plus de jambes, plus de souffle ! » gémit Claudel).
De tous les animaux, signale Simone de Beauvoir, c’est bien l’homme qui subit en vieillissant la métamorphose physique la plus spectaculaire. Elle en inflige au lecteur une implacable description qui fait froid dans le dos. Sur le plan de l’intellect, les choses sont un tantinet moins tragiques. Certes, le vieillard se « dénourrit », ses vaisseaux s’atrophient, sa consommation d’oxygène baisse et l’efficacité de son cerveau avec. D’où gâtisme, pathologies mentales, déclin de la curiosité et de la présence au monde… Mais beaucoup d’artistes et d’intellectuels saluent néanmoins l’effet inverse, jugeant comme Joseph Joubert que « le soir de la vie apporte avec lui sa lampe ». Si les facultés du corps périclitent, celles de l’esprit prennent le relais : « Mon corps décline, ma pensée croît ; dans ma vieillesse, il y a une éclosion », se félicite Victor Hugo. Mais cette vision angélique ne fait pas l’unanimité. Sainte-Beuve dit drôlement qu’en vieillissant « on durcit par places, on pourrit à d’autres, on ne mûrit jamais ». Et même ceux qui reconnaissent que le grand âge stimule l’intelligence et favorise la sagesse y voient une source de frustrations : « Malheureuse condition des hommes ! À peine l’esprit est-il parvenu au point de sa maturité, le corps commence à s’affaiblir ! » (Montesquieu).
Voilà sans doute une des grandes caractéristiques du phénomène : impossible de s’accorder sur les effets de la vieillesse, encore moins sur la meilleure façon d’y faire face et de la prolonger dans des conditions optimales. Ne comptez pas trop sur le progrès, dit Simone de Beauvoir : ni sur le progrès scientifique – Bogomoletz et son sérum, Voronoff et ses greffes de testicules de singe – ni sur le progrès technique, par-delà cannes et béquilles, fausses dents, sonotones. Comme palliatifs aux soins palliatifs, la philosophe mise davantage sur les moyens psychologiques voire pratiques permettant de desserrer le carcan de l’âge. Elle cite Solon, qui exalte le plaisir d’apprendre encore et toujours, et surtout les objurgations enthousiastes de Sénèque : « Faisons bon accueil à la vieillesse, chérissons-la ; elle abonde en douceurs si on sait tirer parti d’elle. Les fruits n’ont toute leur saveur qu’au moment où ils passent. […] L’âme est en sa verdeur et s’épanouit de n’avoir plus avec le corps grand commerce. » Soit. La vieillesse libère des passions désastreuses ou pénibles que suscite le corps. Elle libère aussi de certaines angoisses, de croyances toxiques, des contraintes sociales – parfois jusqu’au scandale (« la vieille dame indigne »). La vieillesse modifie aussi la présence au monde et la perception du temps, qui semble s’accélérer au fil des ans. C’est Ionesco que Simone de Beauvoir cite à ce propos : « Je suis à l’âge […] où une heure ne vaut que quelques minutes, où l’on ne peut même plus enregistrer les quarts d’heure. […] L’habitude polit le temps, on y glisse comme sur un parquet trop ciré. » À titre personnel, elle ne penche quant à elle ni du côté du déni, ni – on s’en serait douté – du côté de la résignation ou de la démission. Ces attitudes « moins fatigantes » conviennent à ceux et celles qui, « ayant de tout temps choisi la médiocrité, n’ont pas beaucoup de mal à se ménager, à se réduire ». Elle privilégie l’attention au monde et surtout l’écriture (« la seule issue ») – ou, mieux encore, l’écriture de combat.
Mais à vrai dire, en bonne existentialiste, elle voit dans la vieillesse, comme dans la féminité, un fait tant culturel que biologique, et les approches individuelles des problèmes l’intéressent moins que les attitudes collectives. Elle en décrit plusieurs, dans des sociétés très éloignées dans le temps comme dans l’espace, et distingue deux grands pôles (avec bien sûr des échelons intermédiaires) diamétralement opposés : soit on se débarrasse des vieux avec plus ou moins de cérémonie, parce qu’ils gênent, sont malheureux ou symbolisent le déclin de la tribu ; soit on les vénère pour leur expérience et leur sagesse. L’anthropologue Leo Simmons, rappelle Simone de Beauvoir, « indique que, sur 39 tribus étudiées, la négligence et l’abandon des vieillards étaient ordinaires dans 18, non seulement chez les nomades mais dans les sociétés sédentaires ». Notre société capitaliste à nous penche clairement du côté de l’abandon. Elle témoigne envers les anciens d’un mépris rare et les met précocement au rebut, c’est-à-dire à la retraite – « le mot le plus répugnant de la langue » selon Hemingway, qui pour son compte préférera le suicide. Le retraité perd en général toute fonction sociale (« Le rôle du retraité c’est de n’en plus avoir », dit Anthony Burgess) et toute assise financière (« Vieux et pauvre constitue presque un pléonasme », déplore Simone de Beauvoir). La retraite, qui n’était en 1970 encore qu’un problème philosophique, révèle l’inconséquence de la société tout entière : « Les gérontologues déplorent que les gens âgés soient condamnés à une inactivité qui hâte leur déchéance. Cependant les syndicalistes s’opposent à ce qu’on élève l’âge de la retraite et même demandent qu’on l’abaisse. » Or, « par le sort qu’elle assigne à ses membres inactifs, la société se démasque » ; notre cruelle indifférence « manifeste l’échec de notre civilisation », assène l’impitoyable de Beauvoir.
Elle-même ne tranche pourtant pas tout à fait entre la valorisation des vieux et de leur expérience, et les risques qu’entraîne leur racornissement. Elle reconnaît que « la ruine des États a toujours été le fait de gens jeunes » mais concède qu’Einstein, à la fin de sa vie, « a gêné le progrès de la science plus qu’il ne l’a servi ».
— J.-L. M.
EXTRAIT
« L’apparence de l’individu se transforme et permet à quelques années près de lui assigner un âge. Les cheveux blanchissent et se raréfient ; on ne sait pas pourquoi : le mécanisme de la dépigmentation du bulbe capillaire reste inconnu ; les poils blanchissent aussi cependant qu’en certains endroits – par exemple au menton des vieilles femmes – ils se mettent à proliférer. Par déshydratation et par suite de la perte d’élasticité du tissu dermique sous-jacent, la peau se ride. Les dents tombent. En août 1957, on comptait aux USA 21,6 millions d’édentés, soit 13 % de la population. La perte des dents amène un raccourcissement de la partie inférieure du visage, si bien que le nez – qui s’allonge verticalement à cause de l’atrophie de ses tissus élastiques – se rapproche du menton. La prolifération sénile de la peau amène un épaississement des paupières supérieures, cependant que des poches se creusent sous les yeux. La lèvre supérieure s’amincit ; le lobe de l’oreille grandit. Le squelette aussi se modifie. Les disques de la colonne vertébrale se tassent et les corps vertébraux s’affaissent : entre 45 et 85 ans le buste diminue de dix centimètres chez les hommes, de quinze chez les femmes. La largeur des épaules se réduit, celle du bassin augmente ; le thorax tend à prendre une forme sagittale, surtout chez les femmes. L’atrophie musculaire, la sclérose des articulations entraînent des troubles de la locomotion. Le squelette souffre d’ostéoporose : la substance compacte de l’os devient spongieuse et fragile ; c’est pourquoi la rupture du col du fémur, qui supporte le poids du corps, est un accident fréquent. Le cœur ne change pas beaucoup mais son fonctionnement s’altère ; il perd progressivement ses facultés d’adaptation ; le sujet doit réduire ses activités afin de le ménager. »
[post_title] => Splendeurs et misères du grand âge
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => splendeurs-et-miseres-du-grand-age
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-02-24 08:47:27
[post_modified_gmt] => 2022-02-24 08:47:27
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=116066
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
WP_Post Object
(
[ID] => 116056
[post_author] => 48457
[post_date] => 2022-02-24 08:46:33
[post_date_gmt] => 2022-02-24 08:46:33
[post_content] =>
À l’Institute for Advanced Study de Princeton, Albert Einstein avait pour meilleur ami Kurt Gödel. À ses yeux, il était « le plus grand logicien depuis Aristote ». Pour le prolifique mathématicien John von Neumann, il était « une classe à lui seul », quelqu’un d’« absolument irremplaçable ». Sa réputation de génie tient à deux théorèmes de logique qu’il a démontrés en 1931 et qui sont de toute première importance en philosophie des mathématiques. Mais Kurt Gödel était aussi connu pour les bizarreries de son caractère, son comportement parfois déroutant et les sérieux problèmes de santé mentale dont il souffrait. On sait désormais qu’il avait toutes sortes d’idées étranges. Hypocondriaque, introverti et discret, voire secret, il n’a publié qu’une petite partie de ses travaux. Des milliers de pages de notes personnelles qu’il a laissées à sa mort sont rédigées dans une écriture sténographique que peu savent lire. Avec le temps, on a appris à mieux le connaître. Aux témoignages de ceux qui l’ont côtoyé à Vienne ou aux États-Unis sont venus s’ajouter deux recueils de souvenirs du logicien et philosophe Hao Wang, qui a eu de nombreuses conversations avec lui durant les dernières années de sa vie 1. Les travaux et les lettres de Gödel ont été édités, une grande partie de ses notes ont été déchiffrées. En 1997 paraissait une première biographie, substantielle, par John W. Dawson 2, bientôt suivie par plusieurs essais biographiques 3. Publiée l’an dernier, la nouvelle biographie de Stephen Budiansky est facile d’accès, bien documentée, correcte sur le plan scientifique et fait une large place à sa vie privée et à sa psychologie.
Kurt Gödel est né en 1906 à Brünn (aujourd’hui Brno), en Moravie, une région de la République tchèque qui faisait alors partie de l’Empire austro-hongrois. Comme beaucoup d’habitants de la ville, ses parents étaient germanophones. Son père, un homme énergique et doté d’un esprit pratique, était un industriel du textile. De tempérament plus intellectuel, sa mère était une personne lettrée et cultivée. Il lui était très attaché et resta proche d’elle toute sa vie, entretenant avec elle une abondante correspondance. C’était un enfant vif et curieux, studieux et de santé fragile. À 8 ans, il souffrit d’une grave crise de rhumatisme articulaire que son frère aîné Rudolf, devenu médecin, considéra à l’origine de son hypocondrie. Adolescent intellectuellement précoce, il s’intéressait surtout aux mathématiques et à la philosophie. Entré à l’Université de Vienne, il commença par étudier la physique. Au bout d’un certain temps, trouvant que cette discipline manquait de précision, il se tourna vers les mathématiques et la logique. Depuis ses années d’école à Brünn, bien que n’étant pas juif lui-même, il avait surtout des juifs pour amis. En marge de l’université, où étudiants et professeurs juifs se heurtaient à l’antisémitisme, existaient à Vienne de nombreux cercles de discussion philosophique. Sur l’invitation de son directeur de thèse, Hans Hahn, qui en faisait partie, Gödel rejoignit le plus prestigieux d’entre eux, le Cercle de Vienne. Il réunissait principalement des philosophes des sciences, comme Moritz Schlick, son fondateur, ou encore Otto Neurath et Rudolf Carnap. La philosophie du Cercle était l’empirisme (ou positivisme) logique. Pour ses tenants, la connaissance, lorsqu’elle ne se réduit pas à la simple application des lois de la logique, ne saurait provenir que de l’observation et de l’expérience. Une conception très différente de celle de Gödel, pour qui, dans l’esprit de la philosophie de Platon, les concepts et les objets mathématiques sont dotés d’une réalité objective, directement accessible à l’intelligence. Pour la même raison, il ne partageait pas la fascination de ses collègues pour la pensée de Ludwig Wittgenstein, selon laquelle les mathématiques, à l’instar du langage, ne sont qu’un outil, un ensemble de règles fondées sur des conventions. Socialiste comme la plupart des membres du Cercle, il n’appréciait guère les efforts d’Otto Neurath, le plus radical d’entre eux, pour politiser son activité. Même si Gödel n’intervenait pas souvent, les discussions du Cercle de Vienne ont nourri sa réflexion.
En 1928, il se lia avec une Viennoise un peu plus âgée que lui et séparée de son mari, Adele Nimbursky. Ancienne danseuse de cabaret, elle gagnait sa vie en travaillant comme masseuse et esthéticienne. Ses amis et sa famille furent choqués, la trouvant peu éduquée et bavarde. Peu à peu, ils apprirent à apprécier ses qualités domestiques, mais aussi sa vivacité d’esprit. Le divorce n’étant pas autorisé dans la très catholique Autriche, Gödel ne l’épousa qu’en 1938, lorsqu’avec l’annexion du pays par l’Allemagne nazie de nouvelles lois sur le mariage et le divorce entrèrent en vigueur. L’économiste Oskar Morgenstern, qui allait devenir l’un de ses meilleurs amis à Princeton, affirma un jour qu’Adele avait « sauvé la vie » de Gödel. Il avait à l’esprit la dévotion qu’elle lui témoigna lors du dernier et plus grave des trois épisodes de troubles psychiatriques qu’il traversa durant les années qui suivirent leur rencontre. Les deux premiers avaient pris la forme d’accès d’anxiété et d’indécision, de dépression et d’hypocondrie. En 1936, Gödel fut la proie d’une vraie crise de paranoïa. Persuadé que ses médecins le droguaient secrètement et voulaient l’empoisonner, il refusa de s’alimenter. Adele parvint à le convaincre d’absorber un peu de nourriture en goûtant chaque cuillerée devant lui.
Entre-temps, Gödel avait accédé à la célébrité en apportant une contribution décisive à la réflexion sur les fondements des mathématiques qui agitait le monde savant à cette époque. Au tournant du XXe siècle, des paradoxes avaient été découverts dans la théorie des ensembles de Georg Cantor – le plus connu étant : l’ensemble des ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes se contient-il lui-même ? Cela incita philosophes et mathématiciens à chercher le moyen d’asseoir le savoir mathématique sur des bases solides. Comme Euclide l’avait fait pour la géométrie dans l’Antiquité, il s’agissait d’établir l’arithmétique, considérée comme la pierre angulaire de tout l’édifice mathématique, sur un socle d’axiomes, de définitions et de règles.
Dans le prolongement des travaux pionniers des mathématiciens Giuseppe Peano, Gottlob Frege et Ernst Zermelo, Bertrand Russell et Alfred North Whitehead proposèrent des solutions qui permettaient de résoudre certains problèmes mais en laissaient subsister d’autres – quand ils n’en créaient pas de nouveaux. Dans le but d’éliminer tout doute au sujet de la solidité des mathématiques, l’Allemand David Hilbert suggéra une nouvelle approche, dont la mise en œuvre est connue sous le nom de « programme de Hilbert ». Elle consistait à considérer les propositions mathématiques en fonction non de leur contenu mais de leur structure, et à vérifier par des moyens eux-mêmes de type mathématique que leur articulation formait un ensemble cohérent. Un système d’axiomes est cohérent (ou consistant) s’il n’est pas contradictoire : on ne peut pas y démontrer à la fois une proposition et son contraire. Il est complet s’il ne contient aucune proposition « indécidable » (on ne peut ni la démontrer ni la réfuter).
Gödel, dans sa thèse de doctorat, prouva la complétude d’un système formel assez simple appelé « logique du premier ordre ». Dans la foulée, il découvrit que le programme de Hilbert n’était pas réalisable. Après s’en être ouvert en privé à Carnap, il rendit cette conclusion publique en 1930, lors d’un congrès de plusieurs sociétés savantes allemandes à Königsberg. L’année suivante, il en publiait la démonstration sous la forme d’un « premier théorème d’incomplétude », qui peut s’énoncer de la manière suivante : « Tout système cohérent d’axiomes assez puissant pour qu’on puisse y formaliser l’arithmétique (par exemple les Principia Mathematica de Russell et Whitehead) contient nécessairement au moins une proposition indécidable. » Pour l’établir, Gödel avait très ingénieusement converti en nombres tous les symboles logiques et transformé une proposition énonçant sa propre indémontrabilité en une formule mathématique dont on pouvait montrer qu’elle était à la fois vraie et indémontrable dans le système considéré.
Le premier à comprendre les implications de ce théorème fut John von Neumann. Peu après la conférence de Königsberg, il écrivit à Gödel pour lui annoncer qu’il avait découvert et prouvé une conséquence importante de sa démonstration : aucun système cohérent ne peut démontrer sa propre cohérence, la proposition qui l’énonce étant, précisément, une des propositions indécidables dans le système. Un système d’axiomes suffisamment puissant ne peut donc être à la fois cohérent et complet. À sa grande déception, Gödel lui répondit qu’il était lui-même déjà arrivé à cette conclusion et était sur le point d’en publier la preuve. Elle deviendra son « second théorème d’incomplétude ». Von Neumann n’avait pas l’habitude d’être pris de vitesse. Mais ses regrets furent atténués par la grande estime dans laquelle il tenait Gödel, dont il resta un ami fidèle. Les deux théorèmes ruinaient le programme de Hilbert, sans que cela ait été leur objectif. Ils n’empêchèrent pas les connaissances mathématiques, dont la plus grande partie est indépendante de la question de leurs fondements, de continuer à progresser. Ni Zermelo, ni Russell, ni Wittgenstein ne semblent avoir compris la signification et la portée des théorèmes de Gödel. « Plus de choses inexactes ont probablement été dites à leur sujet [...] que de n’importe quel autre théorème mathématique dans l’Histoire », relève Budiansky. On a ainsi soutenu qu’ils établissent l’existence de vérités inconnaissables ou indémontrables, ou qu’on ne peut rien connaître avec certitude. Gödel les présentait en termes bien plus modestes : « Mes théorèmes montrent uniquement que la mécanisation des mathématiques […] est impossible. […] Je n’ai pas démontré qu’il existe des questions mathématiques indécidables pour l’esprit humain, mais seulement qu’il n’y a pas de machine (ou de formalisme aveugle) qui puisse décider de toutes les questions de théorie des nombres. » Des philosophes et des scientifiques ont voulu étendre la portée de ces théorèmes au-delà du champ des systèmes formels. Stephen Hawking et Freeman Dyson (qui reconnut son erreur) les ont indûment invoqués pour contester la possibilité d’une « théorie du tout » en physique. Les idées de Gödel ont été appliquées par analogie et de manière métaphorique à des questions politiques, sociales ou théologiques, avec une légèreté qu’ont dénoncée Alan Sokal et Jean Bricmont et, à leur suite, Jacques Bouveresse 4.
En 1937, dans un article sur « les nombres calculables et le problème de la décision », Alan Turing fournissait une démonstration à la fois plus générale et plus précise des théorèmes de Gödel. Pour arriver à ce résultat, il avait imaginé une machine théorique (dite aujourd’hui « machine de Turing universelle ») capable de simuler son propre fonctionnement et constituant un équivalent mécanique du dispositif logique de Gödel. Découle-t-il de sa démonstration que l’esprit humain peut avoir accès à des vérités indémontrables par une machine ? Certains l’ont soutenu (le mathématicien Roger Penrose, par exemple), sans en fournir de preuve convaincante. Tout indique que Gödel le pensait lui-même, mais il ne l’a jamais affirmé publiquement. Dans une conférence donnée en 1951, il laissait la question ouverte sous la forme d’une alternative : soit l’esprit surpasse la machine, soit il existe des problèmes théoriques concernant les nombres qui sont insolubles.
Tout au long des années 1930, le climat politique en Autriche ne cessa de se dégrader. En 1936, Moritz Schlick était abattu par un de ses anciens étudiants. La condamnation de son assassin donna lieu à une vague de dénonciations des scientifiques « athées » du Cercle de Vienne et, par association, des juifs. La montée en puissance du parti nazi autrichien facilita le rattachement du pays à l’Allemagne. Mis en danger par ses liens avec les intellectuels juifs et menacé d’être enrôlé dans l’armée allemande, Gödel, qui avait effectué trois séjours à Princeton au cours des années précédentes, se décida à suivre l’exemple de ses amis et à quitter le pays. Après de nombreuses péripéties administratives, grâce aux efforts et à l’habileté de John von Neumann, qui était sur place, il obtint un visa pour les États-Unis. N’étant pas autorisé à traverser l’Atlantique, il dut prendre le Transsibérien jusqu’au Japon avant d’embarquer sur un bateau pour San Francisco. Lors de son premier voyage aux États-Unis, il avait fait la connaissance d’Einstein. Rapidement, ils devinrent très proches. On ne pouvait imaginer deux hommes plus différents : Gödel vêtu en permanence avec le plus grand soin, Einstein pieds nus dans ses chaussures et affublé de pantalons informes tenus par des bretelles. « Einstein sociable, joyeux et plein de bon sens, note son assistant Ernst Straus, […] Gödel extrêmement solennel, très sérieux, assez solitaire, méfiant à l’égard du sens commun […]. » Mais tous les deux, ajoute-t-il, allaient directement aux questions fondamentales. Moitié en plaisantant, Einstein dit un jour à Morgenstern que, s’il se rendait tous les jours au bureau, son travail ne le stimulant plus guère, c’était « pour pouvoir [...] rentrer chez lui en marchant avec Gödel ». Selon ce dernier, si Einstein prenait tant de plaisir à converser avec lui, c’était entre autres parce que ses opinions étaient souvent en désaccord avec les siennes et qu’il ne s’en cachait pas.
Au cours de leurs promenades, ils parlaient de physique, de philosophie et de politique. Gödel admirait Franklin Roosevelt et, comme Einstein, détestait Harry Truman. Mais il révérait aussi Dwight Eisenhower, pour qui il vota en 1952, ce qui surprit beaucoup Einstein. Pour obtenir la nationalité américaine, il avait soigneusement préparé le test d’aptitude. Interrogé par le juge sur la possibilité que les États-Unis deviennent une dictature, le logicien, qui pensait avoir trouvé une faille dans la Constitution, répondit : « Oh oui, je peux le prouver. » Le juge, Einstein et Morgenstern le firent immédiatement taire.
En guise de contribution à un ouvrage d’hommage à Einstein, Gödel rédigea un article proposant, sur la base de solutions inédites aux équations de la relativité générale, un modèle cosmologique d’univers stationnaire en rotation dans lequel les voyages dans le passé sont possibles. Il se débarrassait des paradoxes liés à la violation des règles de la causalité à l’aide de l’argument, très faible, que de tels voyages, théoriquement envisageables, étaient en pratique irréalisables. Tout en reconnaissant la valeur de cette contribution à la réflexion cosmologique, Einstein était d’avis qu’il fallait vérifier s’il ne convenait pas d’écarter ce modèle d’univers « sur la base de considérations physiques ». Cette position est celle de la plupart des physiciens. « Le modèle cosmologique de Gödel, résume l’épistémologue espagnol Jesús Mosterín, est compatible avec la relativité générale mais incompatible avec le monde réel 5. »
À Princeton, Gödel frappait par son comportement curieux et ses idées singulières. Persuadé que son frigo et les radiateurs produisaient des émanations toxiques, il fit changer le premier à plusieurs reprises, déménagea souvent et, dans un des appartements qu’il occupa, se débarrassa carrément des radiateurs. La manière dont il interprétait l’Histoire et l’actualité était souvent déconcertante. Des coïncidences dans les dates de décès de personnalités connues lui semblaient grosses de significations ; il mettait en doute les versions officielles de certains événements. Il étonnait aussi par ses goûts simples, très éloignés de ceux, plus sophistiqués, de ses collègues. Il aimait les dessins animés, plus particulièrement Blanche-Neige, les contes pour enfants, les valses viennoises, la musique populaire, les histoires sentimentales illustrées. Il contemplait avec fierté, dans son jardin, le flamant rose en ciment d’un kitsch achevé que lui avait offert Adele. Il lisait des romans classiques mais ne découvrit Kafka que sur le tard.
Dans la dernière partie de sa vie, il consacra beaucoup de temps à la philosophie. Il étudia les œuvres d’Edmund Husserl, pensant trouver chez lui des idées étayant ses positions platoniciennes, ainsi que la philosophie de Leibniz, qui l’inspirait par son rationalisme extrême et dont il s’employa à adapter la preuve ontologique de l’existence de Dieu. Il développa à son propos des idées conspirationnistes, prétendant que des pans entiers de son œuvre avaient été délibérément occultés. Jamais il ne fit ouvertement état de ses vues en philosophie. « Gödel, remarque le philosophe des mathématiques Solomon Feferman, était extrêmement réticent à l’idée de rendre publiques ses convictions philosophiques lorsqu’il ne parvenait pas à produire des arguments inattaquables en leur faveur 6. » En lisant ses carnets de notes et sa correspondance, on a découvert qu’il croyait aux esprits, aux démons, aux fantômes, au diable, aux médiums et à la vie après la mort 7.
Ses dernières années furent pénibles. La mort d’Einstein, qui le dévasta, fut bientôt suivie par celle de von Neumann. Lorsque celui-ci était à l’agonie, Gödel l’interrogea dans une lettre au sujet de ce que l’on appelle aujourd’hui le « problème P vs NP » : la solution d’un problème dont on peut rapidement vérifier l’exactitude peut-elle être trouvée rapidement ? Von Neumann était bien trop malade pour répondre. La santé de Gödel se détériora, en grande partie par sa faute. Atteint d’une hypertrophie de la prostate, il refusa de se faire opérer, s’administrant lui-même des antibiotiques pour combattre les risques d’infection. Plus hypocondriaque que jamais, se méfiant des médecins, il prenait sa température plusieurs fois par jour et absorbait de grandes quantités de laxatifs et d’autres médicaments. Convaincu que l’institut de Princeton voulait le supprimer, imaginant qu’on lui faisait des injections dans son sommeil comme, pensait-il, autrefois dans les hôpitaux psychiatriques de Vienne, craignant à nouveau d’être empoisonné, il mangeait de moins en moins. Une première hospitalisation d’Adele, malade elle aussi, le laissa désemparé. Une seconde puis la mort de Morgenstern précipitèrent sa fin. Au début de l’année 1978, il mourut de malnutrition et d’inanition.
On peut être déconcerté par la coexistence, chez lui, d’idées scientifiques de grande valeur, d’opinions philosophiques et religieuses discutables, de croyances superstitieuses et de troubles pathologiques. Mais tout cela est lié. Gödel était persuadé que rien ne pouvait se produire sans raison et par accident. Une telle conviction, observe Budiansky, est à la fois l’expression d’un rationalisme extrême et un terreau fertile pour la paranoïa. Elle pourrait aussi expliquer, paradoxalement, son attrait pour le surnaturel et l’occulte. Son perfectionnisme et son obsession maniaque de l’ordre et de la précision pouvaient être paralysants et l’ont souvent conduit à une prudence excessive. D’un autre côté, c’est cette tournure d’esprit qui lui a permis de résoudre des problèmes qui étaient dans l’air mais que personne n’avait jamais réussi à formuler avec autant de justesse que lui. Et ces qualités étaient appréciées. Gödel, souligne Budiansky, étudiait et commentait les travaux des autres avec la méticulosité dont il témoignait dans les siens, « un souci d’exactitude et une conscience professionnelle élevée que beaucoup de ses amis reconnaissaient comme un de ses traits de caractère les plus admirables ».
— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008). — Cet article a été écrit pour Books.
[post_title] => L’âme tourmentée de Kurt Gödel
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => lame-tourmentee-de-kurt-godel
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-02-24 09:55:34
[post_modified_gmt] => 2022-02-24 09:55:34
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=116056
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
WP_Post Object
(
[ID] => 116050
[post_author] => 48457
[post_date] => 2022-02-24 08:46:03
[post_date_gmt] => 2022-02-24 08:46:03
[post_content] =>
C’est l’un des exploits les plus audacieux de la Seconde Guerre mondiale : la capture par deux agents secrets britanniques aidés d’un groupe de résistants grecs, en Crète occupée par les nazis, du commandant de la principale division de la garnison allemande, le général Heinrich Kreipe. Pendant dix-huit jours, alors que la nasse des troupes ennemies se resserrait autour d’eux, les ravisseurs parvinrent à traverser les montagnes de l’île avec leur prisonnier, puis à le faire embarquer sur une vedette à destination de l’Égypte.
« De toutes les histoires qui se sont produites pendant la guerre, déclarera triomphalement un présentateur radio, voilà celle dont les écoliers du monde entier se souviendront le mieux. » Le numéro deux de l’équipée, William Stanley Moss, a commémoré l’exploit en 1950 dans son livre « Fâcheuse rencontre au clair de lune », porté à l’écran par Michael Powell et Emeric Pressburger en 1957 1.
Le cerveau de l’opération, Patrick Leigh Fermor (interprété par Dirk Bogarde dans le film), deviendra une figure légendaire de la Grande-Bretagne et de la Grèce d’après-guerre, en même temps que l’écrivain de voyage le plus révéré de sa génération. Pourtant, Enlever un général. Coup d’éclat en Crète occupée, le livre dans lequel il relate à son tour toute l’affaire, ne sera publié que plusieurs années après sa mort – un récit hautement dramatique écrit dans un style souvent impeccable, mais qui laisse affleurer de nombreuses questions à demi résolues. Le jeu en valait-il la chandelle ? L’opération a-t-elle eu le moindre impact stratégique ? Et surtout : est-ce pour se venger de l’enlèvement de leur général que les Allemands ont massacré des villages crétois quelque temps plus tard ?
L’œuvre et la vie de Leigh Fermor ont suscité dernièrement un vif regain d’intérêt. Depuis sa mort, en 2011, on a pu lire la belle et minutieuse biographie écrite par Artemis Cooper 2 ; ses archives conservées à la Bibliothèque nationale d’Écosse ont été disséquées pour en extraire de nouveaux éléments ; et deux volumes de ses lettres ont été publiés, dans lesquels Leigh Fermor évoque entre autres ses retours périodiques en Crète 3. Lors de son dernier séjour sur l’île, en 1982, ses compagnons d’armes crétois, qui vivaient toujours dans les cahutes où Leigh Fermor s’était caché pendant la guerre, lui avaient réservé un accueil chaleureux qui l’avait enchanté – et sans doute rassuré. Ces vieillards grisonnants gardaient pourtant de la guerre des souvenirs indélébiles et douloureux. L’occupation nazie de la Crète – de toute la Grèce, en fait – a été particulièrement violente. Quelque 9 % de la population grecque a péri ; presque tous les juifs de Crète sont morts noyés lorsque le navire qui les transportait vers les camps de la mort a par erreur été torpillé par un sous-marin britannique. Des centaines de villages, dont beaucoup en Crète, ont été rasés.
Ces souvenirs amers ont récemment refait surface dans le discours des politiciens grecs. L’Allemagne, ironiquement, est le principal créancier de la Grèce. Le ressentiment des Grecs suscité par le rigorisme allemand face à la dette colossale de leur pays a fait resurgir la vieille question des indemnités de guerre, prétendument réglées par l’Allemagne en 1990. En 2015, les Grecs ont réclamé 303 milliards de dollars supplémentaires en guise de dédommagement pour les crimes de guerre et les infrastructures détruites et en remboursement d’un prêt qu’ils avaient dû accorder sous la contrainte à l’Allemagne nazie. L’actuel Premier ministre grec s’est montré moins véhément que son prédécesseur, mais la revendication est toujours présente. Cette rancœur tenace n’aurait guère étonné les agents du Special Operations Executive (SOE) britannique qui agirent sous couverture dans les montagnes crétoises et furent les témoins directs de la haine de la population locale envers ses oppresseurs. Si Leigh Fermor a tenu à raconter dans un livre le kidnapping du général Kreipe, c’est en partie pour rendre hommage au courage sans faille et à la détermination des habitants de l’île.
Pourtant, l’existence de ce récit est le fruit du hasard. En 1966, l’éditeur de « L’histoire de la Seconde Guerre mondiale par Purnell » 4, une anthologie hebdomadaire de témoignages sur le sujet, avait commandé à Leigh Fermor un compte rendu de l’opération en 5 000 mots. Mais Leigh Fermor, qui ne faisait pas dans la demi-mesure, avait rendu, avec presque un an de retard, un texte de plus de 30 000 mots. Une version condensée par un journaliste avait fini par paraître, mais dénuée de la couleur, de la tension et des anecdotes qui faisaient le sel de l’original. On comprend que le texte initial, publié ultérieurement sous le titre Enlever un général, ait vivement agacé l’éditeur de l’anthologie. Car il se lit comme un récit d’aventures foisonnant et pittoresque plutôt que comme un rapport militaire, même si chaque mouvement tactique y est dûment rapporté.
Nuit du 5 février 1944 : des feux de balisage clignotent sur un étroit plateau crétois tandis que Leigh Fermor saute en parachute d’un bombardier britannique reconverti. D’emblée, les choses vont de travers : les nuages s’épaississant, son acolyte, l’officier Billy Moss, ne peut pas sauter derrière lui. Ce n’est que deux mois plus tard, sur la côte sud de l’île, que Leigh Fermor retrouvera Moss, arrivé d’Égypte en vedette. Leigh Fermor a 29 ans, Moss 22 seulement ; mais tous deux ont déjà une solide expérience des combats. Moss, capitaine dans les Coldstream Guards [un régiment d’infanterie de l’armée britannique], a combattu en Afrique du Nord, sans avoir jamais, toutefois, pratiqué la guérilla. Leigh Fermor, quant à lui, vient de passer quinze mois en Crète, déguisé en berger, pour recueillir des renseignements et organiser la résistance. Il parle couramment le grec et a noué de chaleureuses relations avec les andartes, les guérilleros qui ont pris le maquis.
L’île où ils débarquent est la redoutable Festung Kreta allemande, la « forteresse de Crète », avec sa garnison de quelque 50 000 soldats sans cesse menacée par un hinterland de villages de montagne récalcitrants. La cible initiale des Britanniques était le cruel général Friedrich-Wilhelm Müller (qui sera exécuté pour crimes de guerre en 1947). Mais celui-ci a été muté et vient d’être remplacé par le général Kreipe, un vétéran du front oriental – prise tout aussi valable en termes de propagande.
Un tel enlèvement saperait en effet le moral des forces allemandes, écrit Leigh Fermor ; il ranimerait la résistance (qui avait subi de récents revers) et contrecarrerait les efforts des militants communistes pour diviser la Crète comme ils l’avaient fait en Grèce continentale. Leigh Fermor a suggéré à ses supérieurs du SOE au Caire que l’opération constitue une « action anglo-crétoise » : « Elle pouvait s’effectuer, insistai-je, avec une telle discrétion et un tel minutage que toute effusion de sang et donc toutes représailles seraient évitées. (Je n’avais qu’une vague idée de la méthode appropriée.) À ma stupéfaction, le projet fut accepté. »
Chaque soir, Kreipe est conduit sans escorte – curieuse défaillance de la sécurité allemande – du QG de sa division à sa résidence fortifiée, située à 8 kilomètres de là. Une nuit, Leigh Fermor, Moss et un groupe d’andartes triés sur le volet se postent à un croisement en haut d’une côte, guettant le signal lumineux qu’un complice leur enverra pour les prévenir du départ de la voiture. À l’approche des phares de l’Opel, les deux agents du SOE, vêtus d’uniformes volés de caporaux allemands, lui font signe de s’arrêter avec leur matraque. Côté passager, Leigh Fermor salue et demande en allemand les papiers d’identité des deux hommes, puis il ouvre la portière et extirpe le général de la voiture en le menaçant de son arme. Alors que le chauffeur s’apprête à saisir son revolver, Moss l’assomme et prend sa place derrière le volant. Simultanément, les Crétois menottent le général, le flanquent à l’arrière de l’Opel et traînent le chauffeur inconscient dans un fossé. Tandis que sur la banquette arrière trois andartes gardent leurs pistolets braqués sur Kreipe, Leigh Fermor coiffe le képi du général et Moss prend la direction à laquelle l’ennemi s’attend le moins : celle de la forteresse allemande d’Héraklion. Le long de la route, puis à l’intérieur des remparts vénitiens qui enserrent la ville, la voiture du général ornée de ses fanions distinctifs passe devant des barrières levées et des sentinelles faisant le salut nazi. Dans ces ruelles non éclairées, l’intérieur de la voiture est quasi invisible. Moss franchit vingt-deux checkpoints. De temps en temps, Leigh Fermor, le visage dissimulé sous le képi du général, répond aux saluts. Puis la voiture quitte la ville par la porte ouest et s’enfonce dans la nuit.
Au cours des dix-huit jours qui suivent, le groupe se sépare et se reforme souvent. L’Opel est abandonnée près d’une baie suffisamment profonde pour laisser croire qu’un sous-marin britannique a embarqué le général. Soucieux d’éviter que les Crétois soient victimes de représailles, Leigh Fermor épingle sur le siège avant une lettre rédigée au préalable :
« Messieurs,
Votre commandant de division, le général Kreipe, vient d’être capturé par un commando BRITANNIQUE sous notre commandement. Lorsque vous lirez ces lignes, lui comme nous serons en route pour Le Caire.
Nous voulons souligner avec la plus grande insistance que cette opération a été menée sans l’aide de CRÉTOIS ou de résistants CRÉTOIS ; nos seuls guides ont été des soldats de métier des FORCES DE SA MAJESTÉ HELLÉNIQUE au Moyen-Orient, qui nous accompagnaient.
Votre Général est un honorable prisonnier de guerre et sera traité avec tous les égards dus à son rang. Toutes représailles contre la population locale seraient donc tout à fait injustifiées et injustes. »
Sous leur signature, ils ajoutent un post-scriptum : « Nous regrettons beaucoup de devoir abandonner cette belle automobile. » D’autres indices de l’implication britannique – des mégots de cigarettes Player’s, un béret de commando, un roman d’Agatha Christie, un emballage de chocolat Cadbury – sont disséminés dans la voiture ou à proximité.
Au lever du jour, le général est caché dans une grotte près du village rebelle d’Anógia. Leigh Fermor est encore en uniforme allemand lorsqu’il entre dans le bourg accompagné d’un andarte. « Pour la première fois, écrit-il, je me rendais compte du traitement infligé à un soldat allemand isolé dans un village de montagne crétois. Toute conversation, tous rires cessèrent au lavoir, les femmes me tournèrent le dos et frappèrent leur linge avec une sonore violence ; des bergers sous leur cape répondirent à nos saluts par un regard vide et muet ; puis ils s’arrêtèrent et nous suivirent des yeux jusqu’à ce que nous disparaissions. Une vieille femme cracha sur le sol. […] Au bout d’un instant, on entendit des voix féminines se plaindre dans les collines : “Le bétail noir s’est égaré dans le blé !” ou “Nos beaux-parents sont arrivés !” – avertissements connus des insulaires signalant l’arrivée de l’ennemi. »
Pourtant, la progression de son groupe prend peu à peu l’allure d’une procession royale. Les résistants et les villageois qui savent de quoi il retourne les accueillent avec chaleur et leur fournissent nourriture, guides et escortes. Mais leur cheminement est très difficile. Des milliers de soldats allemands quadrillent la montagne à leur recherche. Des avions de reconnaissance inondent l’île de tracts menaçants. Le groupe parvient néanmoins à passer entre les mailles du filet nazi, en empruntant des sentiers escarpés et en crapahutant dans des gorges à l’est du mont Ida, dont la masse rocheuse, du haut de ses 2 500 mètres, domine un quart de l’île. Ils en atteignent le sommet dans une neige épaisse.
Le général est un homme corpulent, plutôt terne, qui chemine péniblement avec eux en affichant un air morose mais dénué d’animosité. Ce n’est pas une brute, comme Müller, mais le treizième enfant d’un pasteur luthérien ; au début, son principal souci était d’avoir perdu sa Croix de fer dans l’échauffourée. On lui trouve parfois une mule, mais il fait deux mauvaises chutes. « J’aimerais n’être jamais venu sur cette île maudite, dit-il un jour. Elle était supposée constituer un changement bienvenu après le front russe… »
Un jour à l’aube, sur les pentes de l’Ida où les deux officiers du SOE et le général ont dormi dans une grotte sous la même couverture grouillante de puces, se produit un événement sur lequel Leigh Fermor reviendra quelque trente ans plus tard dans son récit de voyage Le Temps des offrandes 5. Contemplant la crête de la montagne de l’autre côté de la vallée, le général murmure pour lui-même le début d’une ode d’Horace en latin. Leigh Fermor la connaît (il a une mémoire prodigieuse), et il récite les cinq strophes suivantes. « Les yeux bleus du général s’étaient détachés du sommet de la montagne pour se tourner vers les miens, et, quand j’ai eu fini, après un long silence, il a dit : “Ach so, Herr Major !” C’était très étrange. Comme si, pendant un long moment, la guerre avait cessé d’exister. Jadis, nous nous étions abreuvés aux mêmes sources ; et pour le reste du temps que nous passerions ensemble les choses seraient différentes entre nous. »
Pour l’heure, les troupes allemandes se déploient sur la longue côte sud, d’où le général devrait logiquement être expédié en Égypte à bord d’une vedette ou d’un sous-marin appelé par radio. Mais les mouvements des Allemands forcent les radios et leurs opérateurs clandestins à se déplacer sans cesse ; une pièce cruciale d’un des émetteurs tombe en panne ; et, à mesure que les troupes ennemies prennent position sur les plages éloignées, il devient de plus en plus difficile de transmettre des messages par coureur. Pourtant, le groupe de Leigh Fermor, parfois guidé par les signaux lumineux des andartes, parvient à se faufiler à travers les mailles de plus en plus serrées du filet et trouve refuge dans les villages rebelles de la vallée d’Amarí. Il leur faudra encore huit jours pour dénicher une plage qui ne soit pas contrôlée par les Allemands, loin à l’ouest. Ils entrent alors en contact avec un opérateur radio et le quartier général du SOE au Caire et se voient promettre un bateau pour la nuit suivante. Ultime et grotesque pépin : lorsque Leigh Fermor et Moss tentent d’envoyer dans l’obscurité le signal convenu en morse pour signifier au bateau que la voie est libre, ils ne se souviennent plus du code pour « B » ! Mais un autre membre du groupe le connaît ; la vedette revient et ils embarquent, euphoriques, pour l’Égypte, après avoir donné leurs bottes et leurs armes à leurs camarades restés sur place.
Peu après sa capture, alors qu’ils venaient de dépasser Héraklion, le général Kreipe, en soldat endurci, avait demandé : « Dites-moi, major, quel est le but de cet exploit à la hussarde ? » Dans Enlever un général, Leigh Fermor met l’accent sur l’effet moral : porter un coup à la confiance des Allemands et conforter la fierté des Crétois et de la résistance. Partageant les émotions politiques des insulaires, Leigh Fermor estimait que le jeu en valait la chandelle. Mais d’autres en seront moins convaincus. Sur le plan stratégique, l’opération était dénuée d’intérêt ; et, lorsque le général Kreipe finira par être interrogé, il ne révélera rien de déterminant. « Kreipe est plutôt insignifiant […]. Quelqu’un d’assez faible et ignorant », conclura le ministère de la Guerre britannique. L’historien Michael R. D. Foot qualifiera l’enlèvement de « formidable plaisanterie », ce qui agacera prodigieusement Leigh Fermor. Avant même que le plan ne soit approuvé, un officier supérieur du SOE au Caire, interrogé sur son opportunité, s’y était déjà opposé : « Je me suis rendu tout à fait odieux en recommandant avec la dernière énergie de ne pas l’autoriser, écrira-t-il. Je pensais qu’un succès n’aurait qu’un seul effet sur l’effort de guerre, celui de dynamiser le moral crétois, mais que le prix en serait sans doute lourd pour les vies des habitants. Ce sacrifice aurait pu être souhaitable durant le sombre hiver de 1941, quand la situation était très mauvaise. Mais l’opérer en 1944, quand tous savaient que la victoire n’était qu’une question de mois, ne me semblait guère valable. »
Le coût de l’opération se révélera en effet très lourd. Quelque trois mois et demi après l’enlèvement du général, alors que le cruel Müller est redevenu commandant de l’île, les Allemands rasent le village rebelle d’Anógia. L’ordre donné par Müller est sans équivoque. Pour avoir abrité longtemps des résistants et des agents des services secrets britanniques, décimé deux contingents allemands distincts et contribué à l’enlèvement de Kreipe : « Nous ordonnons la DESTRUCTION COMPLÈTE d’Anógia et l’exécution de chaque homme qui se trouvera dans le village ou dans un rayon d’un kilomètre. » Neuf jours plus tard, les villages de la vallée d’Amarí subiront le même sort, avec 164 exécutions. Le journal grec Paratiritis, organe de la propagande allemande, invoquera comme justification la complicité des villageois dans l’enlèvement de Kreipe.
Leigh Fermor, alors en convalescence dans un hôpital du Caire, est bouleversé par la nouvelle. Pourtant, avec le recul, il constate que près de quatre mois se sont écoulés entre l’opération et les représailles allemandes – une durée sans précédent, les représailles étant d’ordinaire instantanées. Certains historiens soupçonnent que l’enlèvement de Kreipe n’était qu’un prétexte, et que la véritable raison de ce massacre, impossible à invoquer, était que sous deux mois les forces allemandes commenceraient à se replier vers l’ouest de l’île. Or leur retraite impliquait de traverser des régions hostiles comme Amarí. Le colonel Dunbabin, le supérieur de Leigh Fermor, confirmera cette analyse dans son rapport final sur les missions du SOE en Crète, ajoutant que le but de Müller était « d’impliquer les soldats allemands dans des actes barbares pour qu’ils sachent qu’ils seraient traités sans pitié s’ils se rendaient ou désertaient ».
Lorsque Leigh Fermor retournera sur l’île peu après, ses amis crétois le réconforteront en lui disant que les Allemands se seraient vengés de toute façon : « C’étaient là des paroles consolatrices, sans jamais un mot de reproche. Je les avais bues sur leurs lèvres à l’époque et les retranscris aujourd’hui avec la même ardeur. »
Ces réflexions et souvenirs, Leigh Fermor les a consignés plusieurs années après les faits. Lors de leur rédaction, en 1966-1967, il avait déjà publié un roman, une brève étude sur la vie monastique et trois récits de voyage, dont deux belles descriptions de la Grèce, Mani. Voyages dans le sud du Péloponnèse et Roumeli. Voyages en Grèce du Nord 6. Son Enlever un général constitue non seulement un document intéressant sur le plan historique, mais aussi – c’est même son principal attrait – un récit de voyage gorgé d’action, pimenté d’anecdotes et de formidables apartés. Les faits militaires se mêlent à l’évocation des personnes et des paysages. Une tempête qui menace convoque l’image d’un déchaînement céleste s’abattant sur des falaises friables et des gorges sillonnées d’éclairs – une phrase d’une complexité proustienne compte 138 mots ! Et la description d’une grotte dans laquelle le groupe se cache pendant une journée va bien au-delà du simple exposé de ses avantages tactiques : « C’était une insondable caverne naturelle qui s’enfonçait en garennes et en ramifications dans les rochers puis s’affaissait, niveau après niveau, vers des cachots stalagmitiques privés de lumière et presque d’air, jonchés de squelettes de bêtes cornues qui y étaient tombées et mortes de faim au cours des siècles passés : une tanière lugubre, tapissée de millénaires de déjections de chèvres, humide comme un tombeau. »
La seconde partie du livre, plus courte, reproduit des rapports de guerre rédigés par Leigh Fermor à la même époque. Le plus intéressant d’entre eux relate une autre exfiltration. En septembre 1943, l’Italie fasciste capitule et passe du côté des Alliés. Le général Angelo Carta, commandant la division italienne de Sienne, forte de 32 000 hommes et qui occupe l’est de la Crète, est alors pourchassé par les Allemands. Avec l’aide de Franco Tavana, l’officier responsable du contre-espionnage qui lui a transmis des plans détaillés des défenses italiennes, Leigh Fermor organise la fuite rocambolesque du général vers l’Égypte.
Même ces rapports-là sont émaillés de péripéties haletantes. Lors d’une visite clandestine à Tavana, Leigh Fermor se glisse sous un lit pour échapper aux Allemands qui viennent de faire irruption – « J’ai passé une demi-heure désagréable, à serrer mon revolver et avaler quantité de poussière et de toiles d’araignée. » Accroupi dans la cave d’un abbé orthodoxe, alors qu’il se cache d’une patrouille ennemie – « Il s’en est fallu de très peu » –, il aperçoit à travers les lattes du plancher les bottes des Allemands à quelques centimètres au-dessus de sa tête. Ailleurs, il décrit comment, déguisé en berger crétois, il montre à un trio de sergents ivres de la Wehrmacht comment danser le pentozali grec. On découvre aussi avec horreur que tout agent allié arrêté sur l’île était abominablement torturé, puis fusillé.
Le courage, la générosité et la bonne humeur de Leigh Fermor lui ont valu une popularité légendaire auprès des Crétois. Il chantait, dansait et buvait avec eux. D’un naturel bienveillant, il présente presque chaque montagnard comme un modèle de robustesse et de bravoure : « Originalité et invention de la conversation, vitalité explosive […]. Il y avait quelque chose d’à la fois patricien et bohème dans leur approche de la vie » (on dirait sa propre description !). « Nous n’aurions pas tenu un jour sans le soutien passionné des insulaires. » Parmi les Crétois que Leigh Fermor admirait le plus, il y avait un jeune homme mince et plein d’entrain du nom de Geórgios Psychoundákis (il était surnommé affectueusement Changebug, « changeur-de-fréquence-radio »), que le SOE utilisait comme coureur pour transporter des messages à travers les montagnes. Ce berger pauvre qu’un concitoyen de Leigh Fermor, Xan Fielding, qualifiait de « Crétois le plus naturellement sage et le plus instinctivement savant que j’aie jamais rencontré », crapahutait dans ces terrains accidentés à la vitesse de l’éclair, quoique vêtu de loques et de bottes tellement usées qu’il les fermait avec du fil de fer. Après la libération, Psychoundákis est emprisonné par erreur pour désertion, puis il travaille comme charbonnier pour subvenir aux besoins de sa famille. C’est à cette époque – dans sa cellule puis dans une grotte surplombant le lieu où il fabrique son charbon de bois – que Psychoundákis entame la rédaction d’un livre qui deviendra « Le coureur crétois » 7 et que Leigh Fermor traduira après avoir retrouvé la trace de son auteur. Ce récit, qui émane – phénomène rare – du plus bas échelon de la résistance grecque, est écrit par un homme à peine instruit qui relate ses quatre années passées à porter des dépêches à travers le relief tourmenté de la Crète occidentale. Psychoundákis réceptionnait parfois des armes britanniques qui avaient été parachutées ou guidait jusqu’à la mer des soldats alliés en fuite, échappant à ses poursuivants grâce à sa vivacité d’esprit, son ingéniosité et son intime connaissance du terrain. Il écrit : « Ma stratégie consistait à connaître peu de gens pour que peu me connaissent, même s’ils étaient “des nôtres” et de bons patriotes. Je restais coi avec tous, jusqu’à en paraître idiot, et cela m’a protégé jusqu’à la fin. »
Le livre décrit les tribulations de Psychoundákis au jour le jour, dans un style simple et direct qui ne tombe dans la grandiloquence que si le sujet (le patriotisme, les morts) lui semble l’exiger. Des années plus tard, ce prodige autodidacte traduira L’Iliade et L’Odyssée dans son dialecte crétois, en utilisant la métrique de l’épopée du XVIIe siècle Erotókritos – un travail salué par l’Académie d’Athènes.
C’est par amour de la culture crétoise et respect pour Psychoundákis que Leigh Fermor s’est lancé dans la traduction de cette œuvre difficile. Mais sa propre immersion dans l’île a eu de lourdes conséquences. L’un de ses rapports de guerre revient sur cette nuit terrible où il tira accidentellement sur son grand ami Yanni Tsangarakis, causant sa mort. Cette tragédie marquera à jamais Leigh Fermor. Et sans doute n’a-t-il jamais vraiment cessé de regretter que l’opération Kreipe – pour brillante et courageuse qu’elle ait été – ait pu causer du tort à l’île qu’il aimait.
— Colin Thubron est un romancier et auteur de récits de voyages britannique. — Cet article a été publié par The New York Review of Books le 11 mars 2021. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.
[post_title] => Coup de filet sur l’île des Dieux
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => coup-de-filet-sur-lile-des-dieux
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-02-24 08:46:04
[post_modified_gmt] => 2022-02-24 08:46:04
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=116050
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
WP_Post Object
(
[ID] => 116043
[post_author] => 48457
[post_date] => 2022-02-24 08:45:57
[post_date_gmt] => 2022-02-24 08:45:57
[post_content] =>
«Non, ce n’était vraiment pas moi ! » Cette phrase, combien de fois, adolescente, n’ai-je pas dû la prononcer ? Non pour me disculper, mais parce qu’on me confondait souvent avec d’autres. « Je t’ai vue hier à la boulangerie, mais tu as détourné le regard d’un air agacé. » Ou bien : « Depuis quand vas-tu à la ferme le samedi ? On t’a aperçue avec un loubard en blouson de cuir ! » Ou encore : « Tu t’es fait tatouer les bras et tu ne nous as rien dit ? » La boulangerie, cela restait plausible, mais le loubard en cuir ? La ferme ? Les tatouages ? Ce n’était pas moi ! Est-ce que j’avais un double ?
Depuis qu’enfant j’ai lu Deux pour une, d’Erich Kästner, et Deux Jumelles, d’Enid Blyton, j’ai toujours souhaité avoir une sœur jumelle. Mais lorsque j’ai soupçonné pour la première fois que je pouvais avoir un double, cela ne m’a plus semblé si excitant. J’ai grandi dans la forêt de Thuringe, en Allemagne. La grande ville la plus proche compte 30 000 habitants – comment, dans une région aussi peu peuplée, quelqu’un peut-il se promener avec mon propre visage ? D’autant que mon père affirmait que j’avais la dentition typique de sa famille et que ma mère m’appelait affectueusement « petit nez insolent » parce que, selon elle, la forme de mon nez correspondait très bien à mon caractère. « Mais qu’est-ce que c’est que cette bonne femme qui se promène avec ma figure ? » pensais-je à l’époque. Comme s’il existait une sorte de droit à ne pas être confondu et que le caractère unique d’une personne devait se lire sur son nez, ses yeux, sa bouche. Lorsque j’ai passé l’examen du Code de la route, je me suis assise dans la même pièce qu’une fille qui me ressemblait de façon stupéfiante. Nous nous sommes regardées et avons crié en même temps, figées d’effroi : « Toi ? ! » Elle aussi avait dû se débattre depuis longtemps avec les conséquences de mon existence en tant que jumelle de visage. C’était indéniable : nous avions les mêmes yeux bleu-gris, le même nez et le même front haut sous une crinière blonde. Un visage, deux étrangères.
Selon une étude menée en 2015 par la faculté de médecine d’Adélaïde, en Australie, la probabilité de rencontrer un sosie est de un sur 1 milliard, c’est-à-dire presque nulle. Les chercheurs avaient mesuré environ 4 000 visages issus d’une base de données anthropométriques de l’armée américaine selon huit caractéristiques biométriques et avaient cherché à savoir si parmi eux se trouvaient des visages complètement identiques. Résultat : non. D’autres études portant sur un échantillon plus grand ont également démontré que la répartition des caractéristiques faciales est si unique qu’elle permet d’identifier un individu de façon aussi précise qu’une empreinte digitale. Si on lit les visages de manière strictement biométrique – qu’on mesure donc la distance entre certains points –, ils sont si impossibles à confondre que la reconnaissance faciale est désormais utilisée pour déverrouiller les téléphones portables, payer et s’identifier lors des contrôles aux frontières. Si l’on réduit le nombre à seulement quatre caractéristiques biométriques identiques, la probabilité de trouver un jumeau est nettement plus élevée, mais toujours infime : environ un sur 1 million. Et pourtant, comme je n’ai pas tardé à le découvrir, la fille du Code de la route n’était que le premier de mes sosies.
Lorsque j’ai quitté ma campagne pour Leipzig, puis Berlin et Hambourg avant de revenir à Leipzig, ces expériences ont continué. Pendant un certain temps, mes amis me voyaient très souvent sur la Helmholtzplatz, à Berlin, même si je ne vivais déjà plus dans la capitale à cette époque. Une fois de plus, il m’a fallu me justifier : « Ce n’était pas moi ! » Un jour, j’étais à une fête du solstice dans le Brandebourg et je bavardais avec un hippie qui, après une demi-heure d’épanchements, a soupiré : « Ah, Marie ! » – il me prenait pour sa guérisseuse, une sorte de psychothérapeute spirituelle. Je me souviens de discussions passionnées en Grèce, où un homme a essayé de me convaincre qu’il me connaissait, ou du moins ma sœur jumelle, depuis toujours. Un videur m’a même interdit d’entrer dans une boîte de nuit parce que j’avais soi-disant causé des ennuis la dernière fois. J’ai protesté que ce n’était pas possible, puisque c’était la première fois que je venais, mais il m’a répondu en haussant les épaules : « C’était quelqu’un dans ton genre, alors ! » Aujourd’hui encore, à 37 ans, je suis confondue au moins une fois par mois et je dois m’expliquer : je est la plupart du temps une autre.
Désormais, lorsque cela m’arrive, je demande toujours à mes interlocuteurs s’ils connaissent mon double et, si c’est le cas, de me donner son nom ou carrément ses coordonnées. C’est ainsi qu’est née toute une liste de sosies que j’ai recherchés et contactés via Facebook ou Instagram, ou que j’ai même appelés pour leur proposer de me rencontrer. Je n’ai pas pu les retrouver tous : une vendeuse de plage à la Gomera, dans les Canaries, ne m’a plus donné signe de vie après un bref échange de mails ; une chanteuse de jazz canadienne m’a renvoyée vers son agent, mais le contact n’a pas été établi ; une clown ne m’a pas répondu du tout – peut-être trouvait-elle l’affaire trop risible. Sur une douzaine de sosies, il en restait cinq qui souhaitaient faire ma connaissance. Toutes ces femmes, je le savais déjà avant d’entreprendre mon voyage à travers l’Allemagne, ont des caractéristiques sociodémographiques très différentes. Elles vivent dans des villages, des banlieues, des petites villes ou des métropoles, ont des familles nombreuses ou juste un compagnon. Elles ont entre 27 et 54 ans, et parmi elles on trouve une journaliste de droite connue et une militante de gauche.
Lorsque je me rends chez mon premier double, cela fait longtemps que je n’ai pas fait face à un étranger ni observé son visage. Dans le monde pandémique, les inconnus ont disparu derrière des masques. Moi-même masquée, je monte dans le train pour Berlin, où je prends le RER jusqu’à la limite de la ville : Berlin-Frohnau, ses jardins à l’avant des maisons avec leurs pins et leurs clôtures de bois jusqu’à la lisière de la forêt, derrière laquelle commence le Brandebourg. Mes amis disent que j’aurais dû naître dans une région comme celle-ci, tant j’aime ce sol sablonneux, le doux parfum des arbres et la lumière mordorée.
Une haute clôture, juste à côté de l’arrêt de bus. Je sonne à la porte. Un terrier irlandais hirsute accourt vers moi et détourne mon attention de ce moment important que j’ai attendu si longtemps. C’est de propos délibéré que je n’ai pas cherché sur le Net à quoi ressemblait cette femme, je voulais être surprise. Lorsque je lève la tête, Antje Gellert se tient devant moi, une femme de taille moyenne, d’âge moyen, aux cheveux d’un blond moyen. Nous nous examinons brièvement. « Eh bien, oui, peut-être », bégayons-nous ensemble. « Les yeux ! » dis-je. « La bouche ! » ajoute-
t-elle. Bon, sa bouche est un peu plus petite que la mienne, mais nous avons tout de même des paupières similaires. En vérité, nous ne sommes ni l’une ni l’autre totalement convaincues. Ce qui nous lie, c’est une « certaine manière d’être, merveilleusement ouverte », m’avait prévenue un de mes amis – Antje et lui étaient en couple il y a des années. Il jurait que j’étais « tout à fait comme elle. Mais vraiment à 100 % ! ». Ce n’est que plus tard que je le remarque sur les photos que nous prenons de nous ce jour-là : quand nous rions, nous nous ressemblons effectivement beaucoup. Antje Gellert, 41 ans, est chargée de clientèle au service commercial de la Deutsche Bahn [les chemins de fer allemands]. Elle a une fille, et son compagnon deux autres enfants. Celui-ci l’a prise pour une folle d’accepter de me laisser entrer comme ça, raconte-t-elle. Je voulais sûrement lui refourguer quelque chose. « Mais je trouve ces idées folles amusantes. » Une nature joyeuse ! Elle m’emmène sur sa terrasse, le café est fumant sur la table. Elle se met à bavarder comme si je venais tous les mardis depuis des années tailler une bavette.
Il arrive également à Antje d’être prise pour une autre. Elle me montre des photos de ses « jumelles » sur Facebook. Si l’on jette un coup d’œil rapide, elles me ressemblent aussi un peu. Est-ce parce que, sur les réseaux sociaux, les gens prennent toujours les mêmes poses et ont ainsi tendance à se ressembler ? Ou avons-nous toutes un visage passe-partout ?
« Effectivement », me répond Brad Duchaine, psychologue cognitif au Dartmouth College, dans le New Hampshire, qui mène des recherches sur la reconnaissance faciale. « Je suppose que vous avez un visage biométriquement moyen », m’écrit-il – bien qu’il ne l’ait jamais vu. Les chercheurs savent depuis longtemps que les gens se souviennent plus facilement des visages marquants. Un individu doté de sourcils très fournis ou d’un gros grain de beauté sera plus rapidement reconnu. Dans le cas contraire, on aura davantage tendance à le confondre avec d’autres. Les personnes dont les caractéristiques biométriques sont particulièrement moyennes laissent une trace moindre dans la mémoire. « Mais voyez le bon côté des choses, glisse Duchaine après coup, de tels visages sont en général perçus comme plus attrayants. » Je prends un selfie d’Antje Gellert et de moi-même afin de superposer nos deux visages à l’aide d’une application de morphing.
La thèse selon laquelle les visages moyens sont plus beaux que la moyenne a été émise par l’anthropologue Francis Galton dès 1878, lorsqu’il a surimprimé plusieurs clichés de criminels sur une même plaque photographique afin de représenter un « criminel typique ». Presque incidemment, il a remarqué que, de son point de vue, les visages composites ainsi obtenus avaient souvent meilleure mine que les originaux. L’anthropologue viennois Karl Grammer a toutefois nuancé cette conclusion : seuls les visages moyens de femmes semblaient plus attrayants. Les visages masculins passe-partout ne sont pas forcément plus séduisants. Je regarde la photo de l’être composite formé par Antje Gellert et moi : les caractéristiques marquantes ressortent davantage, j’ai des sourcils plus épais, elle a une bouche plus pleine. Je ne peux pas évaluer objectivement si nous sommes plus belles ensemble que chacune séparément. Pour ma part, je ne trouve pas que les visages artificiellement lisses et archétypaux sont plus beaux que ceux qui présentent des singularités.
Mon deuxième sosie est Charlotte – elle ne veut pas révéler son nom de famille ici –, étudiante en biologie et en art, militante de la gauche alternative, pas d’enfants. Elle a dix ans de moins que moi et est assise en tailleur, vêtue d’un jean court délavé et d’un débardeur, sur la pelouse du parc Lene-Voigt de Leipzig où nous nous sommes donné rendez-vous. Autour de nous, des hipsters, des bobos, des grunges. L’avantage d’être sœurs de visage, c’est qu’au milieu de la foule nous nous reconnaissons tout de suite, même si ses cheveux sont plutôt blonds-roux et les miens plus ébouriffés. Sous ses yeux, il y a des taches de rousseur, sous les miens, des cernes. Il existe des similitudes, mais elles ne sont pas frappantes. Je suis un peu flattée que, un an plus tôt, un étudiant m’ait confondue avec elle dans la rue et fait de grands signes. Après avoir freiné net sur mon vélo, j’ai dissipé le malentendu et je lui ai demandé leurs deux numéros : le sien et celui de mon double. En même temps, je m’agace de ce réflexe qui consiste à vouloir paraître plus jeune : comment parler d’émancipation après ça ?
Je lui demande : « Est-ce que tu te soucies souvent de l’effet que tu produis sur les autres ? » Elle répond : « Plus le contexte est important pour moi, plus j’y fais attention. » Mais cela ne signifie pas se faire belle pour des inconnus. Aucun des vêtements qu’elle porte n’a été acheté, et ils passent de main en main au sein de la maison qu’elle partage avec 21 autres personnes à l’est de Leipzig. Là-bas règne un mode de vie féministe, orienté vers le développement durable et une consommation réduite au minimum. Ce qui nous unit, elle et moi : nous ne nous maquillons presque pas, la plupart de nos habits viennent de marchés aux puces, de dons ou d’échanges, notre mode de vie est écolo, féministe et roots. Son existence m’est donc très familière.
Mon futur visage me regarde par une fenêtre du deuxième étage d’un immeuble ancien de Weimar en criant : « Hou-hou ! » Mon sosie numéro trois est nettement plus âgé que moi. Je suis en bas dans le jardin avec mon pote Josa. Il a un rire incertain, mais, après tout, c’est lui qui s’est mis dans cette situation. « Tu es ma mère tout craché ! » m’avait-il déclaré il y a quelques années, ce qui m’avait agacée. « Eh, c’était un compliment », avait-il rétorqué.
À quoi fait-on attention quand on regarde quelqu’un ? Le psychologue cognitif Duchaine – celui qui m’a renvoyée au caractère pitoyablement commun de mes traits – dit que la capacité à reconnaître les visages varie d’un individu à l’autre. Certains ne parviennent pas toujours à les identifier immédiatement, même s’ils leur sont familiers. Et d’autres n’oublient jamais un visage. À quelle fraction Josa appartient-il ? Malheureusement, il n’est pas si facile de savoir si son interlocuteur est extrêmement physionomiste ou pas du tout, m’a expliqué Duchaine. « L’autoévaluation n’est pas fiable. »
Je regarde vers la fenêtre – et ne me reconnais pas tout de suite en Sibylle, la mère de Josa. Mais il émane d’elle une gaieté juvénile et une grande franchise. Josa ne nous a probablement pas comparées comme on compare deux photos. Les visages vivants sont constamment en mouvement, ils traduisent les émotions, les sentiments et la personnalité. Regarder la figure d’une personne, c’est apercevoir son essence.
Lorsque j’ai demandé à Josa, avant la visite, comment il décrirait sa mère, il a marmonné quelque chose comme « Allemande de l’Est, pragmatique, facile à vivre » et « grande, blonde, femme formidable ». Bien que, de tous les visages du monde, celui de sa mère soit sans doute celui qu’il a regardé le plus longtemps et grâce auquel il a appris à reconnaître les autres visages, il a eu du mal à le décrire.
Sibylle Mania a 54 ans, elle est artiste. Mariée deux fois et mère de trois fils, elle me fait visiter sa vie : le jardin sauvage (« Je ne m’en occupe pas du tout ! »), l’atelier de céramique de son mari, au deuxième étage (« Il est professeur à l’école d’art de Halle »), sa pièce consacrée à la photographie – elle fait aussi de la photo –, les bureaux, la salle à manger remplie de peintures à l’huile, d’assiettes décoratives, de gravures à l’eau-forte (« Je viens juste de m’y mettre »), les chambres des enfants, le grenier plein d’antiquités. Les autoportraits ou même les œuvres d’art représentant des gens sont rares. Nous feuilletons un livre récent composé de photos d’ateliers prises par Sibylle Mania. Selon elle, les espaces en disent long sur les créateurs. C’est peut-être un truc d’artiste : elle pense que c’est dans son travail, dans son œuvre que l’on peut le mieux discerner son essence – en quelque sorte son visage artistique, coulé, gratté, dessiné, façonné dans la matière. Le voilà, son visage, regardez !
Les visites à mes doubles me donnent rapidement l’impression d’aller voir des amies. Il n’y a qu’un seul nom sur la liste qui suscite chez moi de l’appréhension. Il s’agit d’Ellen Kositza, 48 ans, journaliste, mère de sept enfants, qui vit à Schnellroda, en Saxe-Anhalt. Elle est mariée à Götz Kubitschek, et tous deux sont considérés comme les principaux représentants de la Nouvelle Droite. Elle fait partie du comité de lecture de la maison d’édition Antaios, qui publie également ses propres livres, et est surveillée de près par l’Office fédéral de protection de la Constitution.
C’est une écrivaine que j’apprécie beaucoup qui, lors d’une foire du livre, m’a comparée à Kositza. Cette ressemblance supposée a représenté un vrai dilemme. Certains de mes amis m’ont dit que je ne devais pas aller la voir. Parce qu’on ne parle pas à « des gens comme ça ». Parce qu’il ne faut pas les normaliser dans les médias. Parce que c’était peut-être même dangereux de se rendre dans un repaire de l’AfD [Alternative pour l’Allemagne, parti d’extrême droite]. Mais ces arguments ont eu l’effet inverse. Kositza est le visage féminin de la droite européenne – et il paraît qu’elle me ressemble comme deux gouttes d’eau.
Toute la famille « raffole des sosies », m’écrit Kositza dans un mail. Sa fille a recouvert un mur entier de la cuisine avec des photos de personnalités ressemblant aux membres de sa famille. Son mari, par exemple, est la réplique de l’acteur Heino Ferch. Il y a plusieurs années, à la foire du livre de Francfort, Kubitschek a aussi été confondu par un fan avec l’écrivain Benjamin von Stuckrad-Barre, au point qu’il a dû lui signer un autographe en tant que tel. Kositza elle-même s’est retrouvée récemment dans un épisode de la série policière Tatort sous les traits de l’actrice Tina Seydel. « Quand on se découvre un sosie, cela peut vraiment devenir une obsession », m’écrit-elle. Je suis invitée.
Et c’est ainsi que je me rends à Schnellroda, que j’entre dans la ferme peinte en jaune avec des fenêtres grillagées au premier étage. Le soleil brille au-dessus de la table abritée par les arbres, la chatte dort dans son panier avec ses minuscules chatons, les enfants gambadent dans le jardin, le maître de maison vient discuter. Tout est si idyllique – pourtant, derrière mon front sourd la pensée qu’il ne s’agit pas d’une table normale mais d’un des centres intellectuels de l’extrême droite.
« Aimiez-vous aussi monter à cheval ? demande Kositza. Et nager ? Êtes-vous Sagittaire ? Votre élément est-il aussi le feu ? Vos ancêtres viennent-ils aussi de Silésie ? Ne vous êtes-vous pas beaucoup rebellée dans votre jeunesse ? » Nous ne nous ressemblons que très peu sur ces points, à ceci près que Kositza pose des questions tout aussi énergiques et répond aussi ouvertement que moi. Il est facile de s’identifier à d’autres femmes qui écrivent, remarque-t-elle, car on partage un certain sens de l’observation et de l’expression.
Il lui arrive de façonner en pensée une jumelle secrète : une variante d’elle-même. Qui serait-elle si elle n’avait pas sept enfants, si elle n’avait pas bifurqué à droite pendant ses études, si elle n’avait pas coédité les écrits intellectuels du mouvement identitaire dans la revue Sezession et aux éditions Antaios de son mari ? « J’aimerais bien écrire un jour un de ces reportages sur les jumeaux, confie-t-elle. Simplement aller partout et parler aux gens. Mais je ne peux pas faire ça. Où que j’aille et quoi que je fasse, je suis toujours d’abord l’extrême droite. Je suis cantonnée à mes thèmes et à mon public. » Ma compassion est aussi limitée que son repentir. Kositza est-elle ma jumelle autoritaire secrète, celle qui se cache dans chaque Allemand et chaque Allemande ?
Nous nous regardons ; bien que Kositza ait dix ans de plus que moi, elle me ressemble étonnamment. « Nous avons des têtes de cheval », dit-elle, et nous rions. Elle est sérieuse cependant. Elle est une « lookiste » avouée, c’est-à-dire qu’elle déduit le caractère d’une personne de son apparence. La plupart des personnes à fossettes qu’elle connaît sont par exemple très matérialistes. Les chercheurs en sciences humaines marchent souvent les pieds tournés vers l’intérieur, comme elle.
Aristote avait déjà développé des considérations de ce genre, et, au Moyen Âge, les astrologues défendaient ce principe : si quelqu’un avait un visage de lion, il était courageux ; s’il avait l’air d’un bouledogue, il était persévérant, et ainsi de suite. À la fin du XVIIIe siècle, cette théorie a été poussée plus loin encore par le pasteur zurichois Johann Caspar Lavater, qui, en s’appuyant sur les traits du visage d’un individu, entendait mettre au jour son essence. Lèvres fermes, caractère ferme. Front haut, haute intelligence. De là est née plus tard la pseudoscience de la physiognomonie, qui fonda une biologie raciste sur des faits douteux.
« Je trouve ce domaine très intéressant, m’explique Kositza. Non pas pour pratiquer un quelconque tri génétique, mais anthropologiquement parlant. » Cette façon pernicieuse de sélectionner et d’interpréter les visages est à nouveau en vogue depuis quelques années en psychologie expérimentale. Le psychologue américain Paul Ekman a écrit une espèce de guide des sept émotions de base, grâce auquel les ordinateurs peuvent lire nos sentiments. La reconnaissance des émotions et des visages dans l’espace numérique détermine désormais si nous sommes considérés comme solvables ou si nos intentions sont honnêtes.
Par exemple, le système automatisé de contrôle aux frontières EasyPass permet aux voyageurs de s’autocontrôler dans les aéroports allemands à l’aide de scanners faciaux au lieu de se faire scruter par un agent frontalier. En 2018, la police fédérale a testé la fiabilité de la reconnaissance faciale dans l’espace public à la gare Südkreuz de Berlin. Le ministère de l’Intérieur y a vu « une importante plus-value pour le travail de la police ». En Chine, enfin, le métro de la ville de Shenzhen teste actuellement le paiement automatique avec des caméras qui identifient le visage des usagers.
Le marché connaît une croissance énorme : s’élevant à 3,2 milliards de dollars en 2019, il devrait, estime-t-on, atteindre 7 milliards de dollars en 2024. D’année en année, le visage numériquement reconnaissable prend donc de la valeur. Je m’interroge : les algorithmes vont-ils eux aussi me confondre ?
Je télécharge ma photo sur Google et j’effectue ce qu’on appelle une recherche inversée. Le moteur de recherche trouve plus de 200 photos – la plupart me montrent moi, les autres visages sont apparus sur au moins un site Web en même temps que ma photo. Apple aussi connaît désormais si bien mon visage que personne n’est mal classé dans les dossiers créés automatiquement sur mon iPhone. Ce n’est que sur Facebook, qui trie également les photos sans aide extérieure, que je trouve une erreur d’attribution d’une de mes photos : j’ai été confondue avec Martina Weber, 34 ans, auteure de radio, pas d’enfants – et ma voisine préférée. Elle habite dans le centre de Leipzig, une rue plus loin, et nous nous voyons souvent.
Je lui envoie une capture d’écran, elle me renvoie un smiley avec des yeux en forme de cœur et le message suivant : « La preuve, enfin ! Same same [les mêmes] ! » Ce n’est qu’alors que je m’aperçois à quel point nous nous ressemblons : Martina aussi a une tête de cheval – pour reprendre la comparaison d’Ellen Kositza. Sauf qu’elle me ressemble encore plus. Il nous arrive même d’échanger nos vêtements, comme le font Charlotte et ses colocataires. Et Martina vit dans mon ancien appartement – l’expression élargie de soi, comme je l’ai appris de Sibylle, l’artiste de Weimar. Nos visages sont très similaires – et c’est justement une machine qui s’en est aperçue.
Après mon enquête, je suis allée à une rave avec des amis. Un inconnu se tenait à côté de nous. Il m’a dit : « Tu te souviens de moi ? J’ai déjà été dans ta cuisine ! » Une sensation de chaud et froid m’a envahie. Qui était-il et pourquoi ne m’en souvenais-je pas ? Fête improvisée chez moi ? Trop d’alcool ? J’ai d’abord fait semblant de me rappeler, mais rien de ce qu’il disait ne m’évoquait quoi que ce soit. « La cuisine avait-elle un papier peint à fleurs ? » ai-je demandé à tout hasard. Il a hoché la tête. « Alors ce n’était pas moi. Tu étais avec l’un de mes doubles, Martina. » Soulagement. Mes amis ont ri – ils avaient déjà connu ce genre de situation. L’homme semblait gêné.
Pour la première fois, j’ai compris à quel point c’était génial d’avoir un visage passe-partout. Je peux toujours dire : « Ce n’était pas moi » – et, dans de nombreux cas, c’est même vrai. De plus, je ne ressens plus comme une insulte personnelle le fait de partager mon visage avec d’autres. Au contraire, cela me rappelle que j’ai quelque chose en commun avec toutes ces femmes. Y compris dans notre essence, dans nos expériences. Lors de toutes ces rencontres, au bout de quelques minutes seulement, l’apparence devenait secondaire et nous entrions dans des conversations profondes. Je reste en contact avec toutes ces femmes. Le voyage n’est pas encore terminé et ne le sera probablement jamais.
Si nous y regardons de plus près, nous reconnaissons chez la plupart des gens quelque chose de familier – dont il est bon de se souvenir à l’heure où nos sociétés sont divisées. Nous ne sommes pas seuls avec notre physionomie singulière et nos problèmes, nous nous ressemblons plus que nous ne le pensons. Il nous suffit de le reconnaître. Peut-être devrions-nous tous un jour nous lancer à la recherche de nos doubles.
— Greta Taubert est journaliste et essayiste. Elle collabore à Die Zeit, Das Süddeutsche Zeitung Magazin ou Vice. On lui doit notamment l’ouvrage Apokalypse jetzt ! (Bastei Entertainment, 2014). — Cet article a été publié par Die Zeit le 18 août 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
[post_title] => Mes doubles et moi
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => mes-doubles-et-moi
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-02-24 08:45:58
[post_modified_gmt] => 2022-02-24 08:45:58
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=116043
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
WP_Post Object
(
[ID] => 116033
[post_author] => 48457
[post_date] => 2022-02-24 08:45:47
[post_date_gmt] => 2022-02-24 08:45:47
[post_content] =>
Christo Grozev est membre de Bellingcat, un collectif de journalistes d’investigation qui travaillent à partir de contenu librement accessible en ligne. En novembre 2020, il a téléphoné à Alexeï Navalny, le leader de l’opposition russe. Trois mois plus tôt, Navalny était tombé gravement malade lors d’un vol entre Tomsk (en Sibérie) et Moscou. Il avait été évacué, dans le coma, à Berlin, où la substance qui avait failli le tuer avait été identifiée : un agent neurotoxique de type Novichok, un poison de fabrication soviétique dont l’utilisation semblait incriminer directement le Kremlin. Lorsque Grozev a appelé Navalny, celui-ci était en convalescence à Ibach, une bourgade de la Forêt-Noire. « Je pense que j’ai peut-être trouvé les personnes qui ont essayé de vous tuer », a-t-il déclaré.
Aujourd’hui âgé de 52 ans, Grozev est originaire de Bulgarie et a passé une grande partie de sa vie à créer des stations de radio indépendantes en Russie. Il rejoint Bellingcat à la suite d’enquêtes qu’il avait publiées sur son blog : elles documentaient des opérations secrètes menées par les Russes en Bulgarie, en Grèce et en Ukraine. Au moment de son appel à Navalny, Grozev venait de terminer une enquête pour Bellingcat sur l’Institut de médecine militaire expérimentale de Saint-Pétersbourg, rattaché au ministère de la Défense. Selon lui, cet institut jouait un rôle central dans le programme Novichok, tenu secret par Moscou. Après l’empoisonnement de Navalny, Grozev a épluché de nombreuses métadonnées téléphoniques – des relevés d’appels émis depuis des numéros de téléphone portable russes qui avaient fuité – et a découvert une série de communications passées entre des personnalités de haut rang de l’Institut et des numéros attribués au FSB, le service de renseignement russe.
Au cours de leur conversation téléphonique, Grozev a demandé à Navalny de lui fournir des informations sur ses récents déplacements en Russie, que Grozev et d’autres pourraient recouper avec les données qu’ils avaient collectées sur les mouvements des agents du FSB. Un mois plus tard, les résultats de l’enquête sur l’empoisonnement de Navalny étaient publiés sur le site de Bellingcat : à l’aide des métadonnées téléphoniques et des enregistrements de vols, Grozev a démontré que plus d’une douzaine d’agents du FSB, dont beaucoup avaient une expérience des poisons neurotoxiques, avaient suivi Navalny lors de trente-sept de ses voyages, y compris son séjour fatidique en Sibérie. « Ces agents se trouvaient à proximité du leader de l’opposition pendant les jours et les heures qui ont précédé son empoisonnement avec une arme chimique de type militaire », affirme le compte rendu d’enquête. L’un des agents du FSB, stipule ce document, a par mégarde allumé son téléphone portable la nuit où l’empoisonnement a probablement eu lieu, ce qui a permis d’identifier l’antenne-relais la plus proche de sa position : à quelques centaines de mètres au nord de l’hôtel où séjournait Navalny 1.
Bellingcat avait décrypté l’opération du FSB sans même lancer un satellite espion, mettre une ligne téléphonique sur écoute ni déployer un seul agent sur le terrain. « Nous avons découvert la vérité simplement en analysant les données disponibles, à des milliers de kilomètres de distance », m’a expliqué Grozev. L’un des mérites de ce collectif d’enquêteurs a été de montrer que le panoptique de l’ère numérique fonctionne en fait dans les deux sens. « Les données sont le grand égalisateur entre l’individu et l’État, pointe Grozev. Le système est bien plus symétrique que ce que les agents des services secrets imaginent : ils pensent que toutes ces informations que l’on dissémine en permanence permettent d’améliorer leurs capacités de surveillance et de contrôle, mais ils n’ont pas encore compris à quel point elles les exposent, eux aussi. »
Dans son nouveau livre, We Are Bellingcat, le fondateur du collectif, Eliot Higgins, décrit Bellingcat comme « un service de renseignement au service du peuple ». « Nous ne sommes pas exactement des journalistes, ni des militants des droits de l’homme, ni des informaticiens, ni des archivistes, ni des chercheurs universitaires, ni des enquêteurs criminels, reconnaît-il. Mais nous sommes au carrefour de toutes ces disciplines. » Les membres de ce collectif peu structuré, écrit Higgins, sont des « obsessionnels du détail » qui ont passé « des années formatrices rivés à leur ordinateur, hypnotisés par la puissance d’Internet. Mais nous avions suffisamment de sens moral pour ne pas nous égarer dans des pratiques comme le trollage et le piratage ».
Lorsque j’ai téléphoné à Higgins, il se trouvait dans sa maison de Leicester, en Angleterre. C’est là que, en 2012, il a créé le blog Brown Moses, qui doit son nom à une chanson de Frank Zappa. Fasciné par le Printemps arabe, il s’est mis à passer des heures à décortiquer les images des soulèvements, notamment en Syrie. Higgins ne parlait pas arabe et n’était pas un expert reconnu de la région – son créneau, c’était plutôt ce que l’on pourrait appeler la « criminalistique » numérique à distance. De nombreuses personnes partageaient des photos et des vidéos postées sur les réseaux par des civils depuis les zones de combats, mais rares furent celles qui examinèrent les étranges marques présentes sur les débris des bombes pour tenter de déterminer qui les avait larguées, et d’où. En 2013, Higgins a été parmi les premiers à faire le lien entre des roquettes utilisées lors d’une attaque chimique à la Ghouta, dans la banlieue de Damas, et le régime de Bachar al-Assad. La même année, un article du Times s’appuyant sur la méthode de Higgins pour identifier les armes de fabrication yougoslave révélait que l’Arabie saoudite avait acheté des armes à la Croatie pour les expédier aux rebelles anti-Assad. Mon confrère du New Yorker, Patrick Radden Keefe, a ensuite rédigé un portrait de Higgins pour le magazine, dans lequel il le décrit comme « l’un des plus grands experts en matière de munitions utilisées pendant le conflit syrien ». « Il scrute chaque jour jusqu’à 300 vidéos sur YouTube avec la patience d’un ornithologue », notait Keefe.
À l’été 2014, Higgins a lancé Bellingcat. « Un prolongement de mon hobby », m’a-t-il raconté. Trois jours plus tard, un Boeing assurant le vol 17 de la Malaysia Airlines (MH17), qui relie Amsterdam à Kuala Lumpur, était abattu au-dessus du Donbass, une région de l’est de l’Ukraine. Les 298 personnes à bord furent tuées. Les milliers d’images postées presque immédiatement en ligne – photos prises d’un balcon avec un téléphone portable, vidéos de la caméra embarquée d’une voiture fonçant sur l’autoroute – fournirent des indices sur ce qui s’était passé. Au premier rang des suspects, les forces séparatistes du Donbass, soutenues par la Russie dans la guerre qui les oppose à l’État ukrainien. Dans plusieurs vidéos qui ont fait surface, on aperçoit un lanceur de missiles Buk, un système de défense antiaérien de fabrication russe, traversant un territoire contrôlé par les rebelles quelques heures avant le crash du vol MH17. Bellingcat a rassemblé d’autres éléments probants, comme une photographie du lanceur Buk rentrant en Russie avec seulement trois de ses quatre missiles. En octobre 2015, Bellingcat a publié une enquête qui retrace le parcours du Buk depuis la 53e brigade antiaérienne russe basée à Koursk, dans l’ouest de la Russie, jusqu’à un champ situé à proximité de la ville ukrainienne de Snijné. Un carré de terre brûlée, visible sur des photos satellite, marquait l’endroit d’où le missile a probablement été lancé.
L’un des principes fondamentaux de Bellingcat est que ses enquêtes doivent être transparentes et reproductibles – « une sorte de méthode scientifique appliquée au journalisme », écrit Higgins dans son livre. Dans son rapport sur le crash du vol MH17, toutes les vidéos, images et données utilisées dans l’enquête sont dévoilées, ainsi que la manière dont chaque élément a été géolocalisé ou horodaté. Bellingcat ne travaille pas à partir de sources secrètes ou d’informations qui auraient fuité. Il s’agit d’une forme rare de journalisme d’investigation, dans la mesure où elle ne s’appuie pas sur la confiance aveugle du public : les lecteurs férus de technologie peuvent corroborer eux-mêmes les thèses avancées par Bellingcat à partir des données mises à leur disposition. Higgins a également partagé son rapport avec la joint investigation team (JIT) – équipe plurinationale chargée de recueillir des preuves pour une enquête criminelle – créée après le drame et chapeautée par les Pays-Bas. « C’est plutôt un processus à sens unique, estime-t-il. Ils disent merci et c’est à peu près tout. » Une personne de la JIT a exprimé son admiration pour le travail de Bellingcat : « Nous n’imaginions pas que tant d’informations étaient disponibles sur les réseaux sociaux, m’a-t-elle confié. Nous avons été surpris par la profondeur de leurs enquêtes et, à bien des égards, elles ont servi de points de départ aux nôtres. »
Il n’y a pas que la Russie qui soit dans le collimateur de Bellingcat. Une série de rapports publiés par ce collectif sur la vente d’armes du Royaume-Uni à l’Arabie saoudite et sur l’utilisation de ces mêmes armes lors de frappes aériennes au Yémen a été citée dans le cadre d’une procédure devant le Parlement britannique visant à suspendre les licences d’exportation d’équipements militaires à destination de la coalition arabe. Un autre rapport a révélé que Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, avait chassé des bateaux de migrants hors des eaux européennes en direction de la Turquie. Plus récemment, le collectif a joué un rôle dans l’identification de plusieurs individus qui avaient participé à l’attaque du Capitole. « J’aimerais vivre dans un monde dans lequel nous n’aurions plus à écrire sur la Russie, m’affirme Higgins. Mais nous ne pouvons tout simplement pas fermer les yeux sur quelque chose comme un programme secret d’agents neurotoxiques. »
En septembre 2018, six mois après l’empoisonnement au Novichok de Sergueï Skripal – un ex-espion russe devenu agent double pour le compte du Royaume-Uni – et de sa fille Ioulia à Salisbury, dans le sud-ouest de l’Angleterre, le parquet britannique a inculpé deux agents russes sous couverture pour tentative de meurtre. Leurs noms d’emprunt –Alexander Petrov et Ruslan Boshirov – ont été dévoilés, ainsi que leurs photos, tirées d’images de caméras de surveillance et de leur passeport. « Nous avons immédiatement relevé le défi », raconte Grozev.
Les sources ouvertes n’ayant pu fournir aucune information sur l’identité réelle des deux agents, Bellingcat les a démasqués en grande partie grâce à des données achetées sur le vaste marché gris du probiv, un terme russe signifiant « taper quelque chose dans un moteur de recherche ». « Aujourd’hui, explique Ben Smith dans une récente chronique du New York Times, cette pratique permet d’acheter, pour quelques dollars sur la messagerie cryptée Telegram ou quelques centaines sur le darknet, les relevés téléphoniques, la géolocalisation du téléphone portable ou le listing des voyages aériens de n’importe quelle personne que vous voudriez surveiller en Russie. »
L’enquête de Grozev pour Bellingcat sur l’empoisonnement de Navalny repose essentiellement sur des données issues du marché du probiv – les enregistrements de ses déplacements aériens ont montré que des officiers du FSB formés aux armes chimiques étaient à bord des mêmes avions que Navalny ; les fichiers d’immatriculation des voitures des agents sous couverture ont permis de remonter jusqu’à des bureaux et des instituts scientifiques liés au FSB ; et les relevés téléphoniques montrent que l’équipe de tueurs à gages est restée en contact avant et après la tentative d’assassinat. L’incursion de Bellingcat dans le monde du probiv pose une « question morale complexe », reconnaît Higgins. « Ces données ne devraient pas être disponibles, ajoute-t-il, mais elles le sont. » En fin de compte, les enjeux étaient trop élevés pour négliger des informations potentiellement décisives pour l’enquête : « La Russie semblait mener un programme illégal d’agents neurotoxiques, et je ne vois pas comment nous aurions pu le prouver autrement. »
À un certain moment, cependant, les contacts de Grozev ont mystérieusement cessé de lui envoyer les données qu’ils lui avaient promises. Lorsque Grozev a demandé la liste des passagers du vol Tomsk-Moscou, à bord duquel se trouvait, selon lui, l’équipe d’intervention du FSB qui s’apprêtait à rentrer au bercail, il n’a pas vu leurs noms. Pourtant, il les a trouvés plus tard dans une version archivée du même document. Il en a conclu que le marché du probiv avait été expurgé des données compromettantes. « À ce moment-là, nous savions qu’ils savaient », raconte Grozev à propos du FSB.
Ces derniers mois, la police russe a arrêté plusieurs officiers de grade intermédiaire qui, selon elle, utilisaient leur accès aux bases de données gouvernementales pour vendre du probiv. « Le marché des métadonnées téléphoniques a pris un coup dans l’aile », observe Grozev. Beaucoup des vendeurs restants s’inquiètent de ce qu’il appelle la « toxicité » des individus sur lesquels il enquête : par exemple, si une recherche sur Google suggère que la personne en question est quelqu’un d’important aux yeux du Kremlin plutôt qu’un partenaire financier avec qui on se serait brouillé ou une ex-femme sur laquelle on aurait encore des vues, l’affaire tourne court.
Mais les autorités russes ne peuvent pas tout faire disparaître : Bellingcat détient des centaines de bases de données contenant probablement des informations sur d’innombrables agents secrets – et leurs missions – qui, puisqu’elles ont été téléchargées, ne peuvent plus être manipulées ni effacées. Et les piliers jumeaux du système Poutine – autoritarisme et corruption – impliquent que le marché du probiv ne disparaîtra jamais complètement. « L’État, que ce soit par le biais du FSB ou de toute autre agence gouvernementale, essaie de garder un œil sur ses citoyens en collectant une énorme quantité de données sur eux, observe Roman Dobrokhotov, fondateur du site d’information The Insider, qui collabore régulièrement avec Bellingcat. Et puis, en parallèle, les agents de ce même État vendent ces données à la sauvette pour se faire de l’argent. »
Le marché du probiv, qui contient principalement des données destinées à rester privées ou secrètes, n’est donc pas, à proprement parler, une source ouverte. Son rôle croissant dans les enquêtes de Bellingcat a poussé le collectif à adopter certaines stratégies des services de renseignement traditionnels et des consortiums de journalistes – ceux-ci, à des degrés divers, font appel aux motivations individuelles de leurs informateurs. Dans certains cas, cela a joué en faveur de Bellingcat. Si quelques sources ont effectivement disparu du paysage, relève Grozev, d’autres sont de plus en plus désireuses d’aider leurs enquêtes. « Si la grogne s’intensifie à l’intérieur du système, l’assèchement du marché n’aura guère d’importance. » Lorsque j’ai discuté avec Higgins, il m’a raconté que l’un de ses interlocuteurs du marché du probiv, qui lui a vendu des données pour l’enquête sur l’empoisonnement de Navalny, a pris contact avec lui après la publication de son livre. « Nous savons maintenant qui vous êtes, a-t-il déclaré, et nous sommes heureux de pouvoir vous aider. » « En fait, c’était assez touchant », s’est amusé Higgins.
Du fait de l’évolution de ses méthodes, Bellingcat se trouve désormais davantage exposé à l’ire du Kremlin. Au lendemain des révélations sur les Skripal, Alexander Yakovenko, alors ambassadeur de Russie au Royaume-Uni, a qualifié Bellingcat d’« instrument de l’État profond ». Sommé de justifier ses propos, il a répondu : « Je ne peux pas vous présenter de preuves […]. Nous avons une intuition. » La même année, le ministère russe des Affaires étrangères a publié une déclaration dans laquelle il taxait les membres de Bellingcat de « pseudo-enquêteurs qui, comme chacun sait, diffusent de fausses informations ». En décembre 2020, Poutine a réagi au rapport de Bellingcat sur l’empoisonnement de Navalny : « Il ne s’agit pas d’une enquête, a-t-il déclaré. C’est la mise en circulation d’informations fournies par les services de renseignement américains. »
Si Poutine dénigre ainsi Bellingcat, c’est probablement parce qu’il doute fortement qu’un site Web géré par une poignée de personnes équipées de simples ordinateurs portables parvienne systématiquement à percer à jour ses opérations secrètes. « Et heureusement pour nous, estime Dobrokhotov. Si le Kremlin savait que Bellingcat et moi sommes véritablement capables de faire tout cela, nous serions traqués. » Il ajoute : « Ces derniers mois, j’ai eu l’impression que la situation était en train de changer. » « Ça ressemble moins à un passe-temps qu’auparavant, juge pour sa part Grozev. J’ai d’ores et déjà adopté certaines mesures de sécurité, et à l’avenir nous devrons procéder à de nombreux autres ajustements d’importance. Ces types ont la mémoire longue. »
Higgins, qui débat régulièrement avec les sceptiques sur Twitter, m’a dit : « Bizarrement, j’ai l’impression que c’est la suite logique de ce que je faisais quand j’ai commencé : me chamailler avec des gens sur Internet et utiliser des données libres d’accès pour leur prouver qu’ils ont tort. La seule différence, c’est que maintenant je fais ça avec l’État russe. »
— Joshua Yaffa est le correspondant du New Yorker à Moscou et l’auteur de Between Two Fires: Truth, Ambition, and Compromise in Putin’s Russia (Tim Duggan Books, 2020). — Cet article a été publié par The New Yorker le 31 mars 2021. Il a été traduit par Pauline Toulet.
[post_title] => Bellingcat ou l’art de faire parler les données
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => bellingcat-ou-lart-de-faire-parler-les-donnees
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-02-24 08:45:47
[post_modified_gmt] => 2022-02-24 08:45:47
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=116033
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)