WP_Post Object ( [ID] => 114397 [post_author] => 56398 [post_date] => 2022-01-05 08:22:35 [post_date_gmt] => 2022-01-05 08:22:35 [post_content] =>Une équipe de scientifiques marche d’un pas décidé vers un laboratoire où se trouvent plusieurs machines connectées les unes aux autres. La personne qui mène le groupe déclare : « Notre système algorithmique d’écriture n’a pas encore écrit de roman. Mais il a écrit une série de courriels à son éditeur affirmant y être “presque arrivé” et promettant d’envoyer le manuscrit “très bientôt”. » Ce mème a largement circulé sur les réseaux sociaux ces dernières semaines, provoquant un éclat de rire nerveux chez les écrivaillons de tout poil (force est de constater que, sans l’image, cette scène perd malheureusement 90 % de son potentiel comique). Un rapide coup d’œil à l’actualité internationale devrait cependant nous permettre de comprendre la soudaine viralité de cette vignette. En effet, une bien étrange nouvelle est arrivée au début de l’automne : une intelligence artificielle (IA) serait désormais capable de fournir un résumé convaincant des textes qui lui sont soumis.
Cette prouesse technologique est le fait de l’entreprise américaine OpenAI, basée à San Francisco et cofondée en 2015 par le milliardaire Elon Musk. Dans le style classiquement pompeux de la Silicon Valley, l’objectif affiché de ses dirigeants est de développer une intelligence artificielle « à visage humain qui bénéficiera à toute l’humanité ». OpenAI avait déjà été à l’origine de nombreux débats en 2019 après la présentation de son produit GPT-2 : une IA capable de rédiger des articles de presse et des œuvres de fiction grâce à un générateur de texte intelligent. Elle avait été conçue pour assimiler les quelques phrases ou expressions qui lui sont transmises et en proposer une suite logique correspondant à leur ton ainsi qu’à leurs enjeux. Le « bénéfice pour l’humanité » que représente cette innovation est pour le moins discutable, et les chercheurs qui ont travaillé à son élaboration rechignent à communiquer trop largement leurs résultats. La cause ? Un potentiel particulièrement dangereux à l’heure des fake news. La version bêta de cette IA est aujourd’hui au cœur des discussions. Lancée à l’été 2020, GPT-3 intègre 175 milliards de paramètres, soit dix fois plus que des algorithmes équivalents. Une expérience menée en septembre 2021 a en effet démontré que cette IA est capable de résumer n’importe quel ouvrage en quelques lignes, quelle que soit sa longueur. Un court article paru dans Le Progrès le 7 octobre annonçait ainsi : « Tous les élèves en ont rêvé un jour : plus besoin de lire le livre, mais juste un résumé ! » De quoi faire trembler les doigts qui pianotent actuellement sur un clavier dans l’espoir de rendre cette chronique à temps. Bien entendu, il ne s’agit pas de sombrer dans une technophobie primaire. Pour certains secteurs professionnels, voire dans ce moment de panique qui caractérise généralement les quelques jours précédant un examen, l’utilité d’une telle innovation peut s’entendre. Mais de quel résumé parle-t-on exactement ? C’est plus fort que moi, une terrible image mentale vient se superposer à cette annonce : celle d’une ribambelle de tech bros décidés à miser sur le génie du code pour s’offrir la plus grande culture littéraire possible en un minimum de temps, mâchonnant une barre protéinée Feed sous un portrait géant de Jeff Bezos.
La quête d’un temps optimisé à tous crins est un leurre, et il est bon de se rappeler combien la lenteur est non seulement douce, mais l’alliée du lecteur. C’est vrai dans le domaine de la recherche, où les idées novatrices germent et mûrissent bien souvent au détour de pages lues par hasard. Elle est surtout fondamentale en littérature, laquelle exige du lecteur qu’il crée sa propre temporalité, personnelle et intime. Si l’on peut sans peine envisager qu’une intelligence artificielle propose un synopsis reprenant les principales péripéties d’une trame narrative, il faut avoir un cœur, une expérience de l’existence, de ses joies et ses douleurs pour connaître la richesse de tout texte littéraire : une résonance qui n’appartient qu’à soi. C’est par cette force unique que, en bien moins de 175 milliards de paramètres, les livres non résumés sont capables de bénéficier à toute l’humanité.
— Floriane Zaslavsky est sociologue. Elle a publié avec la journaliste Célia Héron Dernier Brunch avant la fin du monde (Arkhê Éditions, 2020).
[post_title] => Vers nos lectures artificielles [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => vers-nos-lectures-artificielles [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-01-05 08:22:35 [post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:22:35 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=114397 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 114406 [post_author] => 56398 [post_date] => 2022-01-05 08:22:35 [post_date_gmt] => 2022-01-05 08:22:35 [post_content] =>Les grands auteurs français du XIXe avaient une certaine bougeotte. Tant mieux, car les livres issus de leurs pérégrinations méritent en général de figurer dans le canon littéraire. Alexandre Dumas est du lot, sauf qu’avec ses 20 volumes de récits de voyage il occupe une place à part. Mieux encore, tandis qu’à quelques exceptions près ses confrères se limitent à la vieille Europe et aux pourtours orientaux de la Méditerranée avec de rares incursions dans l’intérieur des terres, Dumas étend, lui, sa zone de chalandise jusqu’au Caucase. C’est d’ailleurs de cette région extrême à tous points de vue qu’il rapporte son récit le plus ébouriffant, gorgé d’aventures vécues et d’anecdotes remarquables. Du super-Dumas, l’authenticité (présumée) en sus.
En 1859, après une épique traversée en diagonale de l’inaccessible Russie par des moyens de plus en plus rustiques, Dumas finit par atteindre le Grand Caucase, le contourne par la Caspienne et arrive en Géorgie. Voilà un pays vraiment à sa (dé)mesure : massifs impénétrables, paysages grandioses et peuplades sauvages aux mœurs singulières mais essentiellement violentes. L’exposé qu’il fait de son séjour est à la hauteur des montagnes traversées et des dangers encourus. L’écrivain-voyageur, écrit Dumas, doit manier dans ses récits « la plume et le pinceau », mais il tient bien mieux la première que le second. Ses descriptions des paysages tombent en effet vite dans la grandiloquence, mais il croque les gens et les situations avec verve et précision. Et abreuve le lecteur de formules chocs : « Un Géorgien tient à grand honneur d’être cité comme ivrogne de première force » ; « Le ronflement de quelques-uns des dormeurs témoignait de la conscience qu’ils mettaient à s’acquitter de cette douce occupation »… Dumas pratique volontiers le remplissage, voire le plagiat, mais il a des excuses : plus de texte veut dire plus d’argent, et s’il voyage c’est pour regonfler ses finances en racontant son expédition – afin de pouvoir à nouveau voyager. Sous la pression commerciale, il multiplie donc les digressions historiques, prétextant que l’auteur doit « toujours procéder comme s’il savait ce que les lecteurs ne savent pas ».
Ce n’est pas que Dumas fasse bon marché de l’Histoire – au contraire, il la vénère et prend plaisir à restituer à très grands coups de brosse l’immense connaissance qu’il en a. Mais de façon très personnelle, en laissant le maximum de place aux légendes et surtout aux anecdotes – à tout ce qui frappe l’esprit et raconte l’humain et ses croyances. D’où des dissertations sur Prométhée, enchaîné trente mille ans sur le mont Kazbek, le foie dévoré par un aigle ; ou sur Mithridate, qui parlait les 24 langues des 24 peuples qui lui étaient soumis. Ou encore pas moins de quatre chapitres sur le rapt de la famille Tchavtchavadzé par le terrible imam Chamil. N’escomptez pas de fines analyses géopolitiques, mais plutôt des jugements à l’emporte-pièce du type : « Un jour, la Russie prendra Constantinople, c’est fatalement écrit ; la race blonde a toujours été la race conquérante ». Ou encore : « Il en est des fleuves russes comme de la civilisation russe : de l’étendue, pas de profondeur ».
D’ailleurs, chez Dumas voyageur, l’histoire dérive vite vers l’anthropologie, dont il est une sorte d’impertinent précurseur. Il multiplie les précisions comme : « La race ossète s’étend entre la grande Kabardah et le mont Kasbek. Elle se divise en 21 familles et donne 27 339 individus. » Mais, face à ce grouillement de peuplades volontiers hostiles qui parlent toutes d’impénétrables langues non indo-européennes saturées de consonnes (sauf les Ossètes, avec leur variété de persan), il va au plus pittoresque. Et, tandis que le cliché tient souvent lieu d’analyse (« En général, dans le Caucase et dans les provinces qui en dépendent, ce sont les Arméniens qui font tout. […] En général, la réputation de l’Arménien n’est pas très bonne »), il emploie des pages et des pages à décrire les concours de têtes coupées, les rapts sauvages avec victimes traînées à l’arrière des chevaux, les pendaisons dans des sacs de cuir pour que le condamné souffre davantage.
Même la religion n’est considérée par Dumas que d’un point de vue historico-anthropologique. Il s’attarde peu sur les nuances doctrinales : « Les Ingouches ne sont ni mahométans ni chrétiens ; ils ont une religion très simple. Ils sont déistes. » En revanche, il décrit avec gourmandise la violence des cultes en lutte les uns contre les autres, et plus encore leurs extravagances. La palme ici va aux scoptes, « l’une des soixante et douze hérésies de la religion grecque », qui, « après un premier enfant […], se mutilent et stérilisent leurs femmes à l’aide d’opérations presque aussi douloureuses sur un sexe que sur l’autre ». Même la religion de sa chère Géorgie n’éveille guère sa curiosité. Pourtant, dans cet avant-poste très avancé et très isolé de la chrétienté en terre d’islam, les surprises abondent – par exemple ce pèlerinage annuel à la cathédrale d’Alaverdi, tout près de Tsinandali où Dumas a pourtant séjourné, qui (à ce jour encore) réunit chrétiens, yézidis, chaldéens, zoroastriens et musulmans pour la célébration… des vendanges.
En fait, l’activité principale de Dumas en voyage consiste à rencontrer des gens – toutes sortes de gens, des plus insignes au moins recommandables. Comme c’est un snob invétéré, il ne passe pas à portée d’un prince géorgien ou d’un grand-duc russe sans l’accrocher dans sa galerie de portraits. Mais il s’intéresse tout autant aux malfrats, aux ivrognes, aux aubergistes – à n’importe qui susceptible d’alimenter son moulin à anecdotes ou de justifier une description savoureuse.
Le personnage qui intéresse pourtant le plus l’auteur – et probablement les lecteurs –, c’est Dumas lui-même. Quel étonnant, incroyable voyageur ! Dumas en mouvement, c’est un Dumas surmultiplié : plus enthousiaste, plus énergique (à 56 ans), plus travailleur, plus égocentrique, plus vantard. Il se met constamment en scène et signale méticuleusement tous les hommages reçus, toutes les occasions où il est « spontanément » reconnu. Sa célébrité s’étend en effet jusqu’au tréfonds du Caucase et lui vaut certains privilèges – comme ce passeport impérial qui lui permet de circuler et même d’être assisté en route comme un « vrai général » et qu’il accepte sans étonnement ni vergogne. Mais il passe ses journées à cheval ou plutôt en tarantass (car peu de montures supportent son poids), sous un soleil de plomb comme dans un froid polaire, traversant des étendues de sable, de neige ou de boue. La nuit, il dort dans une mauvaise auberge ou un caravansérail sale « à faire reculer un Kalmouk », voire à la belle étoile. Il ne mange, lui, l’éternel affamé, que ce qu’il aura arraché à grands cris à l’aubergiste ou tué en cours de route, comme lorsqu’il était enfant dans la forêt de Retz. S’il y a des chambres, il installe ses deux acolytes – l’interprète Kalino et surtout le peintre Moynet, sa caméra ambulante – dans l’une et garde la meilleure pour lui, car il va passer des heures à consigner ses observations du jour. Et s’il n’y a pas de chambres, tant pis : « Si gênante que soit la position, quelque angle que fasse mon corps, je dors cinq minutes, et, au bout de cinq minutes, je me réveille assez reposé pour me remettre immédiatement au travail. »
Dumas parcourt ainsi « quelque chose comme 3 000 verstes 1 dans des chemins où une voiture de France ne ferait pas dix pas sans se briser », défiant l’inconfort mais plus encore le danger. Les contrées qu’il traverse grouillent en effet de kidnappeurs plus sauvages les uns que les autres, Lesguiens, Tchétchènes, Ingouches, Tatars, Avars… « Sur ce chemin-là tout est danger : on ne peut pas dire “l’ennemi est ici, ou l’ennemi est là” ; l’ennemi est partout. » Quoiqu’une troupe de cosaques l’accompagne souvent d’un relais à l’autre, il se fait tout de même tirer dessus, ce qui l’enchante. Et, quand il en a l’occasion, il ajoute encore du risque au risque, en se lançant par exemple dans une ascension du mont Kazbek au début de l’hiver (il devra rebrousser chemin après avoir failli mourir de froid) ou en obtenant d’accompagner ses cosaques dans une embuscade nocturne, ce qui nous vaut quelques pages dignes de ses meilleurs romans. « Le danger est une chose étrange, note-t-il ensuite avec une insolite modestie, on commence par le craindre, puis on le brave, puis on le désire […]. J’ai bien peur que le courage ne soit qu’une affaire d’habitude. » Une chose est sûre, Alexandre Dumas aime le « boum-boum », comme disent les reporters de guerre ; et il aime plus encore le décrire, avec un sens hollywoodien du spectaculaire sanglant. L’écrivain aux 38 ouvrages est plus à son affaire dans les steppes grouillantes de bandits que parmi les vestiges sacrés de l’Antiquité.
— J.-L. M.
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WP_Post Object ( [ID] => 114415 [post_author] => 56398 [post_date] => 2022-01-05 08:22:35 [post_date_gmt] => 2022-01-05 08:22:35 [post_content] =>«Sortie mondiale », font valoir les éditions du Seuil sur la couverture de ce livre publié en plein Covid. Un bandeau rouge le justifie : « Si j’ai raison, c’est la plus grande découverte de l’histoire de l’humanité. » En 2017, les télescopes Pan-STARRS, perchés sur le volcan Haleakalā, à Hawaii, ont identifié un objet en forme de cigare basculant sur lui-même dont la trajectoire signalait une origine interstellaire. Bientôt évanoui dans le silence des espaces infinis, l’objet a été baptisé Oumuamua, mot hawaïen signifiant « messager venu de loin ». Pour Avi Loeb, « l’explication la plus simple des particularités de cet objet est qu’il a été créé par une civilisation intelligente ». Entre autres titres de noblesse, précise la couverture française du livre, Loeb dirige le département d’astronomie de Harvard et siège au « Comité des conseillers du président des États-Unis sur les sciences et les technologies à la Maison-Blanche » (sic).
La sortie mondiale du livre a valu à son auteur, ravi, de crouler sous les interviews et d’être contacté en l’espace de quelques semaines par « dix scénaristes et producteurs de films d’Hollywood ». Dans une interview donnée au mensuel Scientific American, il n’en dénonce pas moins la propension de trop de scientifiques à se laisser mener « par leur ego ». Il avait anticipé le mauvais accueil qu’une bonne partie de ses collègues ont réservé à son livre : « La quête d’une vie extraterrestre n’a jamais été plus qu’une bizarrerie pour la grande majorité des scientifiques. Pour eux, c’est un sujet digne au mieux d’un coup d’œil distrait, au pire de la pure dérision. » Et, pour dénoncer « les préjugés et l’étroitesse d’esprit de la communauté scientifique », il en appelle à un cas célèbre : « Souvenez-vous des clercs qui ont refusé de regarder dans le télescope de Galilée », dit-il au Washington Post, le journal de Jeff Bezos.
Il n’est pas Galilée, et ce n’est pas Jeff Bezos mais Mark Zuckerberg qui contribue à financer le projet Breakthrough Starshot, dont Avi Loeb préside le conseil scientifique. L’objectif ? Envoyer une flottille de microsondes spatiales de la taille d’un timbre-poste à la rencontre d’Alpha du Centaure, le système stellaire le plus proche de notre soleil. Proche, certes, mais tout de même à 4,37 années-lumière. Même si les microsondes voyagent à 20 % de la vitesse de la lumière, ce qui est une gageure, il leur faudra vingt ans pour atteindre leur objectif, relève le mensuel Astronomy. Breakthrough Starshot a été créé en 2017 sous les généreux auspices de l’oligarque russe Iouri Milner, qui en évalue le coût final à 5 à 10 milliards de dollars. Milner finance aussi le projet Breakthrough Listen, qui vise à détecter une vie intelligente extraterrestre.
Dans l’austère London Review of Books, l’astrophysicien Chris Lintott, professeur à Oxford et pilote du projet Planet Hunters (« chasseurs de planètes »), rejette courtoisement mais fermement la thèse de son collègue de Harvard – et dresse, pince-sans-rire, la liste non exhaustive des découvertes en astrophysique qui ont été interprétées comme autant de signes de la présence d’extraterrestres. Quand Jocelyn Bell Burnell observa en 1967 ce qu’on devait appeler ensuite un pulsar, celui-ci fut baptisé officiellement LGM-1 (pour Little Green Men-1, « petits hommes verts-1 »), ce qui l’exaspéra. Quand, plus récemment, on vit une étoile dont la brillance fluctuait considérablement, un article publié dans le très respecté Astrophysical Journal suggéra que c’était en raison d’une flotte de mégastructures orbitant autour d’elle. L’idée était empruntée au roman d’Olaf Stapledon Créateur d’étoiles 1. Plus récemment encore, la détection par l’observatoire de Parkes, en Australie, de « sursauts d’ondes radio » de nature incertaine a suscité une grande excitation. L’extraterrestre était un micro-ondes défectueux dans la cuisine de l’observatoire.
Il ne faut jurer de rien, car notre ignorance est grande. Nous n’avons peut-être examiné qu’un quintillionième (10-18) de la Voie lactée, écrit Lintott. Et pourquoi ne pas imaginer que nous vivons dans une réserve naturelle cosmique, mise sous cloche par une civilisation extraterrestre beaucoup plus avancée que la nôtre ?
— O. P.-V.
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WP_Post Object ( [ID] => 114285 [post_author] => 56398 [post_date] => 2022-01-05 08:22:35 [post_date_gmt] => 2022-01-05 08:22:35 [post_content] =>L’injonction est aujourd’hui très populaire. La remettre en cause risque fort de déclencher une certaine perplexité, voire de provoquer insultes et menaces (comme j’ai pu le constater personnellement). Après tout, n’est-elle pas l’un des fondements des Lumières, constitutif du « Sapere aude ! » (« Ose savoir ! ») d’Emmanuel Kant ? Qui songerait à dénier non seulement cette capacité, mais ce droit apparemment inaliénable à « penser par soi-même » ?
Eh bien Kant lui-même, en premier lieu. Dans sa Critique de la faculté de juger (1790), il préconise certes, comme première « maxime du sens commun », de « penser par soi-même », c’est-à-dire de façon active et non passive, et sans recours aux préjugés. Mais voici, immédiatement après, sa deuxième maxime : « Penser en se mettant à la place de tout autre. » C’est ce que le philosophe appelle la pensée « ouverte », qui reconnaît donc ses propres limites et insuffisances et qui est appelée, par nécessité, à s’enrichir au contact de la pensée d’autrui afin d’élargir son périmètre restreint et d’atteindre une vision universelle. Finalement, penser uniquement « par autrui » ou penser « par soi-même » tout seul dans son coin, c’est ne pas penser du tout. D’où quelques complications conceptuelles que Kant s’est empressé de mettre de côté.
Bien lui en a pris, d’ailleurs, parce que la réalité est encore pire qu’il ne commençait à le subodorer. Il se trouve que même la déduction logique, qu’on imaginerait le bastion de la pensée « par soi-même », est sociale de bout en bout. C’est l’argument développé magistralement par Catarina Dutilh Novaes, professeure de philosophie à l’Université libre d’Amsterdam et à l’Université de Saint Andrews, en Écosse, dans un livre ambitieux sur les « racines dialogiques de la déduction » 1. Un raisonnement déductif consiste à établir la conclusion qui découle nécessairement de prémisses, typiquement sous la forme d’un syllogisme : tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme, donc Socrate est mortel. En quoi n’est-ce pas le triomphe même de la « pensée par soi-même » ? En puisant aux sources historiques, cognitives, didactiques, mathématiques et épistémologiques de cette pratique de la déduction, et des obstacles qu’elle rencontre (les fameux sophismes), Dutilh Novaes montre qu’elle n’a d’utilité que dans un contexte antagoniste ou coopératif, c’est-à-dire sous la forme d’un dialogue, quand on pense « ensemble », et non « par soi-même ».
De fait, une déduction en tant que telle ne nous apprend rien. Si on connaît les prémisses, on connaît pour ainsi dire déjà la conclusion. Pourquoi Socrate est-il mortel ? Parce que c’est un homme, pardi ! Mais alors, si rien n’est jamais découvert suite à une déduction, quel est l’intérêt de déduire quoi que ce soit ?
La véritable fonction d’une déduction est ailleurs. Ses propriétés sont de préserver la vérité de façon nécessaire, d’isoler les différentes étapes d’un argument et de mettre entre parenthèses nos idées préconçues. Avec ces ingrédients, on réalise que la force du raisonnement déductif n’est pas tant de produire des conclusions que d’aligner une discussion sur un socle intellectuel commun. Du moment que le raisonnement est correct, on est forcé d’accepter ses conséquences logiques : sur cette base, on peut alors s’attacher à examiner de près la véracité des prémisses, demander des précisions et des développements, corriger des erreurs, désambiguïser des propositions floues, ajouter des éléments, renforcer des faiblesses, dissiper des malentendus…
La déduction est donc avant tout un dispositif communautaire destiné à calibrer différents individus sur une pensée qu’ils puissent partager, ce qu’illustre parfaitement la pratique du dialogue philosophique dans l’Antiquité. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle suscite tant de difficultés lorsqu’on l’enseigne comme un pur raisonnement individuel, et cela explique aussi que ceux qui prétendent « penser par eux-mêmes » aboutissent généralement, hélas, à des conclusions désastreuses.
— Sebastian Dieguez est chercheur en neurosciences au laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg, en Suisse. Il est l’auteur de Total Bullshit ! Au cœur de la post-vérité (PUF, 2018).
[post_title] => Peut-on « penser par soi-même » ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => peut-on-%e2%80%afpenser-par-soi-meme%e2%80%af [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-01-05 08:22:35 [post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:22:35 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=114285 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 114083 [post_author] => 56398 [post_date] => 2022-01-05 08:22:35 [post_date_gmt] => 2022-01-05 08:22:35 [post_content] =>Célébrée pour ses œuvres dédiées à la jeunesse, Eléni Katsamà débute avec succès en tant que romancière avec « Vie et morts d’Alexàndra Déllì ». Adolescente des années 1950, Alexàndra vit dans un village isolé, environné d’êtres fantastiques. Telles ces femmes qui dialoguent volontiers avec la mort et prévoient son arrivée. Dans un entretien accordé au site Tetragono, l’écrivaine raconte avoir connu « ces femmes infatigables, vers lesquelles elle continue de se tourner ». La revue littéraire Diastixo apprécie le « réalisme magique » qui imprègne le roman et note que « dans cet univers patriarcal, les femmes sont cantonnées à la transcendance ». L’héroïne se trouve arrachée à ce monde à la fois dur et enchanté pour être jetée dans le bruit de la grande ville, illustration de ce passage du monde rural à la pauvreté urbaine que les Grecs nomment l’« émigration intérieure ». Là, Alexàndra vit sous la férule d’un mari terrifiant qu’elle n’a pas choisi. Entre critique frontale et pas de côté vers le surnaturel, le livre emprunte beaucoup à l’univers du conte. Cette forme mixte suscite l’admiration de Lina Pandaleon, critique respectée au quotidien I Kathimeriní : « Ce conte pour adultes regorge de mort et de sang tout en laissant toujours place à l’inattendu », applaudit-elle.
[post_title] => Un conte pour adultes [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => un-conte-pour-adultes [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-01-05 08:22:35 [post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:22:35 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=114083 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 114328 [post_author] => 56398 [post_date] => 2022-01-05 08:22:35 [post_date_gmt] => 2022-01-05 08:22:35 [post_content] =>Ce fut l’un des succès de librairie les plus improbables de ces dernières années en Espagne, et Books n’avait pas manqué de s’en faire l’écho 1. Qui aurait prédit, en effet, qu’un pavé de quelque 550 pages sur l’invention et les tribulations des livres dans l’Antiquité, écrit par une spécialiste des lettres classiques, serait réimprimé seize fois en moins d’un an et s’écoulerait à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires ? L’auteur de ces lignes a eu l’occasion de vérifier que l’engouement outre-Pyrénées ne retombait pas. De passage à Barcelone cet automne, il avait emporté la traduction française du livre (en vue de cet article) et s’est fait alpaguer par des inconnus qui, reconnaissant la couverture (identique à celle de la version espagnole originale), voulaient connaître son avis.
Il est assez simple : ce livre est une merveille. Cela faisait longtemps qu’on n’avait pas rendu l’érudition aussi attrayante. Irene Vallejo est aussi romancière et elle excelle dans la mise en scène des informations, qu’elles soient ultrapointues, déconcertantes ou, au contraire, déjà rabâchées. Ses phrases sont simples, jamais niaises. À son exposé savant, qui ne suit aucun ordre apparent mais reste toujours très clair, elle mêle des réflexions plus personnelles, voire des confidences sur sa vie et celle de sa famille. Avec elle, l’Antiquité prend vie.
Au centre de son ouvrage, la fabuleuse bibliothèque d’Alexandrie, ce projet fou, unique dans l’Histoire, de rassembler à un même endroit tous les livres jamais écrits. Il naquit dans l’esprit mégalomane des souverains grecs d’Égypte au IIIe siècle avant notre ère. Vallejo raconte comment leurs envoyés parcoururent tout le monde connu afin de collecter le maximum de manuscrits. Pour mettre la main sur certains d’entre eux, tous les moyens étaient bons, même le mensonge et l’escroquerie : « Ptolémée III, écrit-elle, désirait ardemment les versions officielles des œuvres d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide conservées à Athènes depuis leur représentation lors des concours tragiques. Les ambassadeurs du pharaon demandèrent qu’on leur prête les précieux rouleaux pour que leurs scribes minutieux en fassent des copies. Les autorités athéniennes exigèrent la garantie exorbitante de 15 talents d’argent, l’équivalent de millions de dollars d’aujourd’hui. Les Égyptiens payèrent, remercièrent platement, jurèrent solennellement de rapporter les œuvres prêtées avant – disons – douze lunes, se vouèrent eux-mêmes à de truculentes gémonies si les livres n’étaient pas rendus en parfait état puis, bien entendu, se les approprièrent, renonçant à leur caution. »
Par rapport à toutes les autres régions du monde ancien, l’Égypte bénéficiait, en matière de livres, d’un atout décisif : elle était le premier producteur du matériau qui, pendant des millénaires, servit à les fabriquer, le papyrus. Auparavant, en Mésopotamie, on avait utilisé des tablettes d’argile : solides, durables, mais peu pratiques. Les rouleaux de papyrus, qui mesuraient en général entre 13 et 30 centimètres de large pour une longueur de 3 mètres (et parfois beaucoup plus), étaient des « objets flexibles, légers, prêts pour le voyage et l’aventure ».
Cela dit, hormis le rouleau, au moment où fut inaugurée la bibliothèque d’Alexandrie, tout ou presque restait encore à inventer – et d’abord le métier même de bibliothécaire. Démétrios de Phalère s’en chargea : il avait fréquenté à Athènes la première bibliothèque organisée selon un système de classement rigoureux, celle d’Aristote. Il en transplanta le modèle en Égypte. Il eut pour successeurs Aristophane de Byzance et Callimaque de Cyrène. Le premier, renommé pour sa mémoire prodigieuse, était une véritable archive vivante. Le second, comprenant que la fabuleuse collection de la bibliothèque commençait à dépasser les capacités de mémorisation humaine, entreprit d’en dresser le catalogue : « Il traça un atlas de tous les écrivains et de toutes les œuvres. Il résolut des problèmes d’authenticité et de fausses attributions. Il trouva des rouleaux sans titre qu’il était nécessaire d’identifier. Quand deux auteurs portaient le même nom, il enquêta sur chacun pour les différencier. Dans certains cas, on avait confondu le nom et le surnom. Par exemple, le véritable nom – oublié – de Platon était Aristoclès. Aujourd’hui, on le connaît seulement par ce qui semble avoir été son surnom au gymnase, Platon, qui en grec signifiait “dos large” – le philosophe devait être très fier de ses talents de pugiliste sur le sable. »
Ce fut à Alexandrie aussi qu’on se rendit compte qu’à force d’avoir été copiés et recopiés les textes de beaucoup d’œuvres s’étaient gâtés, alourdis d’erreurs et de contresens parfois grossiers. On décida d’y remédier. « Les gardiens de la bibliothèque se lancèrent alors dans un travail de quasi-détectives, comparant toutes les versions de chaque œuvre qu’ils avaient à leur portée pour reconstruire la forme originale des textes. Ils cherchaient les fossiles de mots perdus et des strates de signification sous l’absence de sens des couches supérieures. Cet effort fit avancer les méthodes d’étude et d’investigation, et servit d’entraînement à une importante génération de critiques. Les philologues alexandrins préparèrent des exemplaires corrigés et extrêmement soignés des œuvres littéraires qu’ils considéraient comme les plus précieuses. Ces versions optimales étaient à la disposition du public comme matrice pour de futures copies et même pour le marché des livres. Les éditions que nous lisons et traduisons aujourd’hui sont les enfants des chercheurs de mots d’Alexandrie. »
Tant de choses ayant trait aux livres nous semblent aller de soi : qu’ils aient un titre, par exemple. Longtemps, pourtant, ce ne fut pas le cas. On les désignait par leur sujet ou leurs premiers mots : L’Énéide était ainsi « Arma virumque cano ». Et Vallejo rappelle que l’usage s’est perpétué jusqu’à aujourd’hui dans les encycliques papales.
Combien d’ouvrages rassemblait la bibliothèque d’Alexandrie ? On l’ignore. Sans doute des dizaines, des centaines de milliers, peut-être 400 000. Ce que l’on sait, c’est que le catalogue finit par occuper 120 rouleaux, cinq fois plus que tout le texte de L’Iliade. L’un des leitmotivs de L’Infini dans un roseau est l’extrême fragilité des livres et le miracle qu’a constitué la survie de bon nombre d’entre eux pendant des millénaires. À l’époque où les Ptolémées créaient leur grande bibliothèque, Qin Shi Huangdi, le premier empereur de Chine, dressait des bûchers, lui, pour faire disparaître tous les écrits qui s’écartaient de sa nouvelle orthodoxie.
L’Histoire est pleine de ces destructions irrémédiables. La bibliothèque d’Alexandrie n’y échappa d’ailleurs pas, même si les historiens ne s’accordent pas sur le moment où elle aurait eu lieu. Fut-elle réduite en cendres par un incendie qu’avaient allumé les troupes de César et qui se serait propagé par accident à une partie de la ville ? Vallejo en doute. Elle pense que ce qui brûla, ce fut tout au plus des entrepôts du port contenant des rouleaux peut-être vierges. Fut-ce alors la faute des Arabes ? L’anecdote est célèbre : Amr ibn al-As, le conquérant de l’Égypte, demande au calife Omar ce qu’il convient de faire des livres de la bibliothèque d’Alexandrie. La réponse du calife : « Si leur contenu coïncide avec le Coran, ils sont superflus ; sinon, ils sont sacrilèges. Il faut donc les détruire. » Là encore, Vallejo ne croit guère à cette histoire trop romanesque pour être vraie. Elle penche plutôt pour une décadence progressive. Après la chute des Ptolémées, sous l’occupation romaine, les fonds si généreusement dispensés jusqu’ici se tarirent peu à peu. Fini le couvert gratuit pour les savants. On cessa de subventionner leurs travaux, tout comme la restauration des rouleaux usés et l’acquisition de nouveaux. La ruine gagna peu à peu ce qui avait été et reste l’un des projets les plus ambitieux de toute l’histoire humaine. Une fin aussi peu spectaculaire que tragique.
— B. T.
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WP_Post Object ( [ID] => 113680 [post_author] => 56398 [post_date] => 2022-01-05 08:22:35 [post_date_gmt] => 2022-01-05 08:22:35 [post_content] =>Ils fracassèrent les crânes à coups de masse et de marteau en bois de prunier. Ils percèrent les chairs de leurs lances, de leurs épées, de leurs poignards, bandèrent leurs arcs et firent pleuvoir des flèches du ciel. Puis les corps ensanglantés furent abandonnés dans la boue. Certains furent emportés par le courant ou coulèrent au fond de la rivière, qui s’appelle aujourd’hui la Tollense et serpente dans le même lit qu’il y a trois mille trois cents ans.
Ce massacre de l’âge du bronze survenu dans le Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, dans l’est de l’Allemagne, constitue l’un des grands mystères de la préhistoire. Plus de 12 000 fragments de squelette ont été exhumés depuis 1996, et l’on en découvre de nouveaux presque chaque semaine. L’une des trouvailles les plus impressionnantes est un crâne dans lequel est fichée une pointe de bronze.
Nulle part en Europe n’existent des preuves plus anciennes d’un massacre d’une telle ampleur. Est-il possible que la première guerre de notre continent se soit déroulée près du petit village de Weltzin, que l’on peut rejoindre par un paisible chemin de campagne ?
Les découvertes faites sur les berges de la rivière, dont des armes, des bijoux et des os de chevaux, ont fait sensation dans le monde entier. Elles ont donné lieu à des centaines d’essais, d’articles et de reportages télévisés, ainsi qu’à une exposition très courue qui a contribué à promouvoir la théorie selon laquelle les rives de la Tollense auraient été le théâtre de la toute première guerre. Mais aujourd’hui des doutes s’élèvent : il n’est plus si sûr que le récit d’un affrontement entre deux « armées » tienne encore la route. Cette remise en question vient, excusez du peu, de Detlef Jantzen, directeur du service régional d’archéologie du Mecklembourg-Poméranie-Occidentale. Il prend ses distances par rapport au scénario guerrier si médiatisé et privilégie désormais une autre théorie : selon celle-ci, la confrontation sanglante survenue au bord de la Tollense n’était pas une bataille entre deux armées. Il s’agissait d’un raid sur un important convoi de marchandises, perpétré par des voleurs qui ont agi avec une extrême brutalité puisque les morts se comptent par centaines.
Avec cette nouvelle théorie, Jantzen a ouvert un débat sur l’une des plus importantes découvertes de l’histoire archéologique allemande. La question n’est pas simplement de savoir ce qui s’est passé dans la vallée de la Tollense, mais aussi, de façon plus générale, de comprendre jusqu’où les archéologues peuvent aller dans leur interprétation des os et autres vestiges qu’ils mettent au jour.
S’il s’avérait que les protagonistes de l’affrontement n’étaient « que » des voleurs et des commerçants, et non des armées, la dimension spectaculaire de ces fouilles s’en trouverait sensiblement réduite. Après tout, une guerre indiquerait l’existence de structures organisationnelles inconnues jusqu’alors en Europe à l’âge du bronze – peut-être une sorte d’empire avec à sa tête une puissante maison régnante, qui, au bord de la Tollense, aurait voulu défendre son territoire et sa souveraineté. En revanche, un raid ne fournirait qu’une énième preuve du fait bien connu qu’il y a trois mille trois cents ans existait déjà un vaste commerce du cuivre, de l’étain, de la laine et d’autres marchandises, non seulement en Égypte et en Mésopotamie, mais aussi sur le continent européen. Ce sont notamment les résultats de nouvelles recherches menées à Mayence qui ont mis la puce à l’oreille de notre archéologue. Des chercheurs de l’université Johannes-Gutenberg ont examiné des restes provenant de victimes du massacre de la Tollense. Au fil du temps, les squelettes enfouis dans le limon s’étaient désagrégés sous l’effet de la putréfaction et du courant, si bien que l’on n’a retrouvé que des fragments épars impossibles à associer entre eux.
Lors de précédentes enquêtes anthropologiques, la plupart des ossements avaient été attribués à des hommes âgés de 18 à 40 ans. Or les analyses ADN effectuées à Mayence ont montré que certains débris provenaient en fait de squelettes féminins. Une découverte déconcertante. A-t-on affaire à des amazones, à des guerrières chevronnées qui maniaient elles-mêmes l’épée ? Ou s’agissait-il plutôt de commerçantes appartenant à une caravane ? Selon Jantzen, certaines traces sur les ossements vont, elles aussi, à l’encontre de l’hypothèse d’une guerre. Celles-ci suggèrent que beaucoup des morts de la Tollense étaient habitués de leur vivant à faire de longues marches et à porter de lourds bagages – mais pas à tirer à l’arc ni à combattre à l’épée. L’archéologue considère donc que l’affirmation selon laquelle ce sont des guerriers morts sur les rives de la Tollense est « scientifiquement infondée ». D’autant que les épées, massues et couteaux trouvés dans la vallée ne peuvent être attribués à aucune des personnes tuées.
La théorie d’une attaque contre des marchands relativement sans défense est également corroborée par le fait que la route qui traverse la vallée de la Tollense était, selon toute probabilité, une voie importante pour le commerce à longue distance : lors des fouilles, les archéologues ont trouvé les restes d’un pont de bois. Une analyse dendrochronologique a révélé que la structure avait au moins 500 ans au moment du massacre et qu’elle avait été réparée à plusieurs reprises.
Le pont a été découvert par Joachim Krüger, archéologue et historien à l’université de Greifswald, qui participe depuis de nombreuses années aux recherches sur la Tollense. Par un jour brumeux de début novembre, cet homme de 49 ans gare sa voiture sous un vieux chêne du village de Weltzin pour rencontrer Ronald Borgwardt. Ce conservateur bénévole de sites archéologiques et amateur de plongée se rend presque tous les jours dans la « vallée de la mort », comme il l’appelle. Il tombe sans cesse sur des ossements et autres souvenirs du massacre. Les deux hommes se dirigent vers la rivière en foulant l’herbe humide. Ici, le courant est fort, et la Tollense atteint parfois 4 mètres de profondeur. Au bout de vingt minutes, Krüger et Borgwardt arrivent près d’un vaste pâturage. Juste à côté passait l’ancienne voie de communication, large d’environ 3 mètres – suffisamment pour les charrettes et les animaux de bât comme les chevaux. « Cet endroit a été un point stratégique pour le commerce pendant des siècles », estime Krüger. Néanmoins, il pourrait ne pas adhérer à la théorie du raid chère à son confrère Jantzen.
Pour Krüger, c’est surtout le nombre d’ossements qui plaide en faveur d’une bataille. Les restes de squelette découverts jusqu’à présent peuvent être attribués à au moins 144 individus, mais le nombre de personnes réellement tuées est sans doute beaucoup plus élevé. Un quart, tout au plus, du champ de bataille potentiel a été exploré à l’heure actuelle. En outre, seuls les restes des corps qui ont été enfouis dans le sous-sol marécageux ou qui ont fini dans la rivière ont été préservés. Les dépouilles des personnes tuées loin des berges ont d’abord été mangées par des animaux, puis elles se sont décomposées en quelques années. Il est par ailleurs possible qu’un certain nombre de corps aient été enterrés dans d’autres endroits, encore inconnus.
Les modélisations qui ont été réalisées indiquent que 4 000 personnes pourraient avoir été impliquées dans les événements de la Tollense – et que plus de 1 000 d’entre elles sont mortes. Les traces de blessures spécifiques trouvées sur les os suggèrent qu’une grêle de flèches a fait un grand nombre de victimes. Krüger ne croit pas à la présence de nombreuses femmes, comme l’ont supposé certains médias après les analyses de Mayence.
Les ossements qui ont été livrés à l’université Johannes-Gutenberg pour y être soumis à une analyse ADN appartenaient à 14 individus au moins. Or on avait délibérément inclus dans ce lot les deux seuls crânes ayant été identifiés comme « probablement féminins » lors des examens précédents. Le fait que cette évaluation ait pu être confirmée en laboratoire témoigne de l’œil exercé de l’anthropologue qui les a étudiés. Il est cependant délicat, d’un point de vue statistique, d’extrapoler à partir de ces résultats ADN et d’en déduire la présence de nombreuses femmes.
Quant aux marques sur les os laissant supposer que les victimes se déplaçaient lourdement chargées, notre historien les considèrent elles aussi comme un « argument faible ». Un bon nombre des arcs connus de l’âge du bronze avaient, selon lui, un poids de traction d’à peu près 20 kilos, tandis que les épées étaient extrêmement légères (environ 1 kilo). Manier les deux armes ne requérait, par conséquent, aucun effort particulier. Leur usage régulier n’a « probablement » pas eu d’effet sur le squelette. Pour Krüger, que les études anthropologiques aient mis en évidence le fait que certains individus marchaient apparemment beaucoup et portaient de lourdes charges ne veut pas dire grand-chose. Il est tout à fait possible que les guerriers n’aient pas fait que se battre, qu’ils aient aussi beaucoup marché.
Thomas Terberger, 61 ans, qui a enseigné à l’Université de Greifswald et travaille aujourd’hui à l’Université de Göttingen et à l’Office national de conservation des monuments de Basse-Saxe, est du même avis. Avec Krüger et plusieurs autres auteurs, ce préhistorien est à l’origine d’un livre très réussi, Tollensetal 1300 v. Chr. « Je ne vois aucune raison de rejeter notre théorie d’une grande bataille entre deux groupes », soutient Terberger. Toutefois, il appelle à approfondir les recherches pour identifier enfin les protagonistes de l’affrontement et leurs motivations. Y avait-il deux camps qui se disputaient le pont ? Était-ce l’accès aux matières premières ou la possibilité de percevoir une taxe de passage qui était en jeu ? Un conflit local entre une poignée d’agriculteurs semble exclu au vu des découvertes et des dimensions du champ de bataille. Il est beaucoup plus probable que des personnes venant de régions éloignées aient également participé à l’événement.
Une méthode courante pour déterminer l’origine géographique d’un individu dont on a retrouvé la dépouille consiste à mesurer la teneur en strontium de ses os, de ses dents, de ses ongles ou de ses cheveux. Le strontium est stocké dans l’organisme selon des rapports isotopiques différents, en fonction du lieu de vie et du type de nourriture qu’on y trouve. Les analyses ont montré que certaines personnes étaient probablement originaires de la région, mais que d’autres avaient dû grandir ailleurs. Ces résultats pourraient corroborer la thèse de guerriers indigènes contraints de se défendre contre une armée étrangère. Cependant, l’analyse isotopique du strontium a aussi ses inconvénients. On a pu le voir récemment avec le cas de la « fille d’Egtved », qui a vécu un peu plus tôt que les victimes des bords de la Tollense. Les résultats des analyses de laboratoire racontaient une histoire passionnante, celle d’une adolescente qui avait voyagé à plusieurs reprises de la Forêt-Noire jusqu’à ce qui est maintenant le Danemark. La raison de ces longs trajets a fait l’objet de vives spéculations dans le monde scientifique et dans les médias. Jusqu’à ce qu’il s’avère que l’agriculture moderne pouvait avoir une influence considérable sur la signature isotopique en strontium des sols – et que la jeune fille n’avait peut-être jamais quitté le Danemark.
Les analyses ADN effectuées à Mayence étaient censées lever le voile sur l’origine des victimes de la Tollense, mais les résultats se révélèrent décevants. Les chercheurs ont seulement constaté que les individus examinés venaient vraisemblablement de quelque part en Europe centrale ou du Nord.
Pour ce qui est du massacre de la Tollense, la « bonne vieille typologie » est beaucoup plus pertinente que les méthodes archéométriques et génétiques modernes, affirme le préhistorien Terberger. La soixantaine de pointes de flèche en bronze et les quelques fibules découvertes sur le champ de bataille potentiel sont plutôt atypiques pour le nord de l’actuelle Allemagne. Des modèles similaires ont été découverts dans la région de moyennes montagnes qui va du Rhin aux monts Métallifères, par exemple. Des hommes originaires de ce qui est aujourd’hui la République tchèque et la Pologne ont-ils participé au massacre de la Tollense ? Étaient-ils des guerriers ou des voleurs ? Ou s’agissait-il de commerçants inoffensifs qui voulaient proposer leurs marchandises dans ce qui est devenu le Land de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale ?
Peut-être tomberons-nous un jour sur les vestiges d’une forteresse ou d’une tombe, estime Joachim Krüger. Peut-être en surgira-t-il des indices de l’existence d’un prince de l’âge du bronze qui avait le pouvoir de mener plusieurs centaines d’hommes au combat, et, pourquoi pas ? contre des envahisseurs venus du sud-est. « La vérité pourrait être encore enfouie sous terre », spécule Krüger lors d’une promenade sur les rives de la Tollense. Ne reste qu’à la trouver.
— Guido Kleinhubbert est journaliste à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel. — Cet article est paru dans le Spiegel le 4 décembre 2020. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
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À l’instar de Kowalczyk, la presse polonaise a profité de cette année 2021, centenaire de la naissance de Stanislas Lem, pour célébrer un auteur à part dans le pays : romancier, philosophe, essayiste, humaniste, il est devenu, avec des traductions dans plus de 40 langues, l’un des écrivains de SF les plus lus et reconnus au monde. Même chez les Américains, qui le nommèrent membre honoraire de la Science Fiction & Fantasy Writers of America – lui-même dénigrait la SF américaine, à part Philip K. Dick, ce même Dick qui le dénonça au FBI comme agent de Moscou… Les adaptations de plusieurs de ses œuvres, comme Solaris et Le Congrès de futurologie, furent par ailleurs des succès au cinéma (ces deux romans viennent d’être réédités en France chez Actes Sud).
« Lem était un maître, mais un maître atypique, explique Kowalczyk. En tant que scientifique, il possédait de grandes connaissances dans le domaine des mathématiques, de la robotique, de l’astronomie et de la physique. » Résultat : son univers ne sent pas le carton-pâte. Les décors sont ultraréalistes, les inventions comme surtestées en laboratoire, les personnages font corps avec leur combinaison, l’accélération de la pesanteur est calculée au gramme près, les astres cartographiés au millimètre. De quoi créer un sentiment de vraisemblance, de normalité, voire de routine unique dans ce genre littéraire.
Et c’est, selon Culture.pl, dans Les Aventures du pilote Pirx que ce réalisme se déploie avec le plus d’efficacité. Ce recueil de nouvelles, s’il vient de sortir en France, a été publié en 1968 en Pologne, au nez et à la barbe d’un régime communiste peu suspicieux en matière de SF – des histoires qui se passent très loin et dans très longtemps, et qui surtout subliment un progrès technologique après lequel le régime lui-même courait. Dans ces dix nouvelles, le Système solaire est en effet apprivoisé, la Galaxie démystifiée (la Terre « ressemblait à une minuscule rognure d’ongle bleuie »), les voyages interstellaires sont d’une banalité absolue (« les vols de patrouille étaient comparés, non sans raison, à un séjour dans une salle d’attente, la seule différence étant que le dentiste n’arrivait pas »). Mais, dans chaque nouvelle, l’ordinaire est bousculé par des événements qui ne le sont pas. Et c’est le héros Pirx qui va en faire les frais.
Au début, Pirx est un apprenti pilote au visage poupin, c’est le « cadet Pirx », motivé mais pas forcément doué, distrait et surtout malchanceux – une mouche qui crée un court-circuit dans un vaisseau en se posant sur deux fils dénudés ! « Et il est isolé socialement », note le quotidien Gazeta Wyborcza, résumant : « On dirait aujourd’hui que c’est un geek. » Puis, au fil des nouvelles, il va passer de cadet à pilote d’un « patrouilleur où il y avait juste la place de faire un large sourire », puis d’un monstre de 19 000 tonnes avec « l’impression d’être un vieux loup du cosmos, un routier du vide galactique ». Une réussite attribuée à « son intuition, qui lui permet d’agir de façon non schématique, à son sang-froid et à une conception du monde pleine de bon sens », juge la Gazeta Wyborcza.
Mais l’approche drôle et grotesque propre à ce recueil ainsi que sa vision optimiste de l’être humain s’étioleront au fil de l’œuvre de Lem, obsédé par les problèmes éthiques liés à la science et aux conséquences du développement technologique pour l’humanité. À la fin, ce n’est pas cette dernière qui gagne : « Le mythe du progrès et de l’expansion joyeuse, conclut Culture.pl, est irrémédiablement supplanté par des récits soulignant le côté obscur de l’humanité. »
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WP_Post Object ( [ID] => 113900 [post_author] => 56398 [post_date] => 2022-01-05 08:21:33 [post_date_gmt] => 2022-01-05 08:21:33 [post_content] =>Ted Sarandos n’est pas du genre à éluder les controverses qui façonnent le présent et l’avenir de l’empire qu’il a contribué à bâtir ces dernières années. Chaque fois que le directeur des contenus de Netflix est interrogé par des cinéastes, des critiques de cinéma et des artistes sur les dommages que le streaming aurait causés au secteur de l’exploitation cinématographique, il aime répondre par une autre question : où ont-ils vu pour la première fois les films qui ont fait d’eux les cinéphiles qu’ils sont aujourd’hui ?
La réponse, sans surprise, est rarement « dans une salle de cinéma », mais « à la maison », grâce à un magnétoscope, un lecteur de DVD ou, pour les plus jeunes, grâce à la télévision par câble et aux plateformes de vidéo à la demande (VOD). « Pourquoi, alors, présenter Netflix comme le méchant de l’histoire ? » pointe Sarandos.
C’est une question complexe. Certains cinéphiles soutiennent mordicus que voir un film en salle est une expérience quasi mystique qui doit être préservée et rejettent presque par principe l’idée qu’une telle expérience puisse être vécue chez soi – encore moins lorsqu’il s’agit d’une série ou d’une émission de télé. D’autres affirment qu’à une époque caractérisée par l’omniprésence des écrans, ce débat n’a pas de sens. Selon eux, la seule différence entre un film et une série, c’est la durée. On pourrait considérer que chaque long-métrage Marvel est un épisode de deux heures, et qu’une saison d’American Crime Story ou de Fargo est un film de huit à dix heures. David Lynch souligne, par exemple, que la dernière saison de Twin Peaks n’est pas une série de dix-huit épisodes mais un film de dix-huit heures. Et il fait valoir que c’est ainsi qu’il l’a tournée, d’une traite, comme Rainer Werner Fassbinder lorsqu’il avait réalisé Berlin Alexanderplatz pour la télévision allemande en 1980.
Au-delà de la controverse, ce qui est certain, c’est que la pandémie de Covid-19 a sapé l’hégémonie des salles de cinéma comme principales vitrines d’exposition. Lorsque les cinémas ont dû fermer pour des raisons sanitaires, la traditionnelle fenêtre de trois mois qui leur garantissait l’exclusivité des nouvelles sorties s’est volatilisée. L’avenir de l’exploitation cinématographique ressemble de plus en plus à celui du théâtre de Broadway : un circuit réservé aux franchises de plusieurs millions de dollars, conçues pour être diffusées dans des multiplexes high-tech où le prix du billet est élevé. Les autres films, y compris les œuvres que nous qualifions pompeusement de « cinéma d’auteur », seront diffusés presque exclusivement en streaming et à la télévision. Ben Fritz, journaliste au Wall Street Journal et auteur de The Big Picture: The Fight for the Future of Movies, revient dans cet entretien sur la fascinante métamorphose d’Hollywood au XXIe siècle et sur ce qui attend l’industrie du cinéma à l’ère du contenu illimité.
Sommes-nous vraiment confrontés à la mort des salles de cinéma ?
Les observateurs de l’industrie du divertissement ont tendance à exagérer. La télévision, les magnétoscopes et les lecteurs DVD n’ont pas tué le cinéma, mais ils ont eu un impact sur son développement. Les salles de cinéma ont certes rouvert, mais la pandémie a porté un coup considérable à leur fréquentation, qui était déjà en baisse avant la crise sanitaire. Si certains films comme Sans un bruit 2 et Godzilla vs Kong ont bien marché, ils ont toutefois fait moins d’entrées que ce qu’ils auraient pu faire il y a deux ans. Les gens ont développé de nouvelles habitudes de consommation. Non seulement la traditionnelle sortie au cinéma a cédé la place aux séries regardées sur son canapé, mais aujourd’hui les téléspectateurs s’attendent à pouvoir profiter chez eux des mêmes films que ceux qui sortent en salles, comme ce fut le cas pour Mulan, Wonder Woman 1984 et les films Pixar. L’exploitation en salles représente une part de plus en plus réduite de l’industrie cinématographique. Avant la pandémie, un Américain allait en moyenne au cinéma entre six et huit fois par an ; aujourd’hui, il n’y va peut-être plus que trois ou quatre fois. Ce n’est pas un coup fatal, mais cela redéfinit les règles du jeu : réduction du nombre de sorties en salles, faillite des sociétés d’exploitation, hausse du prix des billets. Seules les superproductions à gros budget, qui font partie d’une franchise dont la rentabilité est assurée, seront diffusées au cinéma. Les films à budget moyen – les comédies romantiques, les drames et même les thrillers avec des acteurs connus – seront exclusivement destinés au streaming. Regardez ce qui s’est passé aux Oscars en avril : presque tous les films nommés dans les principales catégories ont été diffusés uniquement en streaming, et personne n’a semblé s’en soucier outre mesure. On trouvera toujours des cinéphiles pour soutenir le contraire, mais à mon sens on peut difficilement prétendre que des films comme Nomadland ou Sound of Metal sont des œuvres dont la qualité ne peut être réellement appréciée qu’en salle. D’autre part, dans le cas des superproductions issues de franchises à succès où les explosions et les effets spéciaux abondent, il y a cette idée que l’expérience sera maximisée par le grand écran et par le son spatialisé. Cette tendance est là pour durer.
Est-il vrai que les adultes ne souhaitant voir ni films pour enfants ni films de super-héros vont de moins en moins au cinéma ? Et comment l’expliquer ?
À l’exception des comédies et des films d’horreur à petit budget, tous les films qui n’appartiennent pas à une franchise populaire sont une espèce en voie de disparition pour les grands studios de production hollywoodiens. C’est encore plus vrai aujourd’hui qu’il y a trois ans, lorsque j’ai abordé le sujet dans mon livre. Cela s’explique par deux facteurs. Le premier, c’est que les investisseurs rechignent désormais à risquer de l’argent dans des films qui, aujourd’hui, seraient l’équivalent du Parrain dans les années 1970. Investir dans une franchise est un pari sans risque qui sera toujours plus rentable. Par conséquent, la plupart des films qui restent en marge des franchises ont perdu une certaine ambition technique et visuelle. Aujourd’hui, on ne produit presque plus de drames à gros budget. Le second facteur, c’est le degré de sophistication atteint par la télévision au cours des dernières années. Autrefois, il y avait une asymétrie technique flagrante entre les programmes que l’on pouvait voir à la télévision et les films hollywoodiens projetés en salles. Les téléviseurs étaient de mauvaise qualité, l’image manquait de netteté, le budget des émissions était limité, etc. La meilleure télévision américaine ne pouvait offrir une expérience esthétique équivalente à celle du cinéma. Aujourd’hui, en revanche, les téléviseurs nous permettent de bénéficier d’une image haute définition et d’un son de pointe. La qualité des programmes s’est également améliorée. La raison en est technologique : les téléspectateurs qui voulaient regarder un programme précis étaient auparavant tributaires de la date et de l’heure auxquelles la chaîne le diffusait. Il était donc absurde de produire des récits compliqués qui exigeaient de ne manquer aucun rendez-vous hebdomadaire pour pouvoir suivre l’intrigue. La série dite « bouclée » était la norme : les épisodes pouvaient être regardés indépendamment les uns des autres. La technologie a balayé ces contraintes et fait évoluer les attentes des spectateurs, permettant l’avènement de programmes qui ont façonné ce que l’on appelle « le nouvel âge d’or de la télévision ».
Personne ne renoncera à aller au cinéma pour regarder l’épisode de New York, police judiciaire qui passe à la télé ce jour-là. En revanche, à quoi bon sortir quand je peux regarder chez moi une saison complète de Mad Men ou de Game of Thrones ? Cette nouvelle réalité a rendu les studios plus frileux et les a encouragés à orienter leurs financements vers des films destinés au grand public. Ironiquement, ce sont les plateformes de streaming, désireuses d’augmenter le nombre de productions originales de leur catalogue, qui financent désormais les films à budget moyen destinés aux adultes. La conséquence de cela, c’est que l’ambition formelle d’antan est absente de nombre de ces œuvres, qui ne sont plus destinées à être projetées sur grand écran. Presque toutes les fictions américaines pour adultes ont vocation à être diffusées en VOD. Ces films sont de bonne facture mais n’offrent pas une expérience esthétique éblouissante comme dans les années 1970. Dans certaines séries d’aujourd’hui, on sent davantage cette obsession d’égaler le cinéma que dans bien des longs-métrages.
Produire une série comme The Mandalorian (inspirée de Star Wars) coûte moins cher qu’un film de la saga ; pourtant, la marionnette de Bébé Yoda (un personnage de la série) est devenue plus célèbre que le dernier Star Wars…
Chaque épisode de The Mandalorian coûte entre 10 et 15 millions de dollars, de sorte qu’une saison de dix épisodes représente un coût de production similaire à celui d’un film, à savoir 150 millions de dollars. La différence, c’est qu’un film peut générer des pertes bien plus importantes qu’une série. Un flop comme celui de Solo: A Star Wars Story est plus lourd de conséquences que la réception en demi-teinte d’une série, qui dispose de plus de temps pour trouver un public et devenir rentable. Tout est relatif, mais le streaming constitue d’ores et déjà un élément fondamental de ce que nous appelons l’univers cinématographique. Pour Marvel, des séries comme WandaVision, Falcon et le Soldat de l’hiver et Loki sont aussi précieuses que n’importe quel film.
En fait, la valeur des actions de la société Disney est davantage conditionnée par le nombre d’abonnés à sa plateforme Disney+ que par le succès au box-office de ses films. Pour Wall Street, le carton de la série The Mandalorian est un indicateur plus pertinent que le nombre d’entrées du prochain Star Wars. L’argent et l’énergie créative sont concentrés sur le streaming, pas sur les productions destinées au cinéma. Un producteur comme Kevin Feige, à la tête de Marvel Studios, ne s’intéressait guère à la télévision. Il se moquait pas mal des séries produites par Marvel pour la chaîne ABC et Netflix, comme Marvel : les Agents du SHIELD ou Daredevil. Aujourd’hui, les choses ont changé.
L’atomisation des spectateurs semble avoir mis fin aux rituels collectifs. La définition même de « populaire » est devenue floue.
À quelques exceptions près – le final de Game of Thrones, par exemple –, l’un des aspects déterminants du streaming est le défi que représente la création de moments référentiels qui déterminent l’orientation de la culture. Avec autant de contenu diffusé en continu, il est difficile de réunir les différents publics potentiels au même moment. C’est l’une des forces des films projetés au cinéma : les productions hollywoodiennes parviennent encore à capter l’attention des médias et du public au cours de leur première semaine d’exploitation. Dans le contexte de la reprise post-pandémie, la sortie du neuvième volet de Fast and Furious s’est muée en un véritable événement. Aujourd’hui, seules les franchises semblent pouvoir donner lieu à des phénomènes culturels de ce type.
Le film Get Out, de Jordan Peele, constitue un cas intéressant. Ce film est sorti il y a presque cinq ans et, grâce au bouche-à-oreille, il est devenu l’un des succès du box-office en 2017. S’il était produit aujourd’hui, je suis presque sûr que Get Out serait destiné exclusivement aux plateformes de streaming. Dans ces conditions, il n’aurait pas pu susciter suffisamment d’intérêt pour devenir le phénomène culturel qu’il a été en 2017. La projection en salles conserve une certaine capacité à déterminer le goût du jour. L’idéal serait de voir émerger un modèle hybride, où certaines salles de cinéma continueraient à servir de vitrines pour les films destinés aux adultes – à l’instar des enseignes de mode qui utilisent des showrooms pour présenter leurs créations : l’essentiel des ventes se fait en ligne, mais l’exposition physique du produit génère des attentes et des conversations. Miramax, la société de production fondée par les frères Harvey et Robert Weinstein, avait l’habitude d’organiser des avant-premières réservées à certaines salles pour promouvoir des films comme The Crying Game ou Pulp Fiction. Peut-être qu’à l’avenir quelque chose de semblable se mettra en place, bien que cela ne semble pas aller dans le sens de l’évolution du contexte économique actuel.
Peut-on recycler à l’infini les œuvres du passé ou allons-nous assister à l’émergence de nouvelles franchises ?
C’est le cœur du problème : d’où viendront les nouvelles histoires ? Le modèle qui prévaut aujourd’hui permet à des franchises sans grand intérêt de perdurer, en vertu du principe que, dans le pire des cas, elles rapporteront plus d’argent qu’un drame au succès modéré. C’est le cas de la franchise Terminator. Six films et une série télévisée ont été produits à partir de l’idée de James Cameron, mais de combien d’entre eux nous souvenons-nous réellement ? Les trois derniers étaient de vrais navets, mais les studios continuent à les produire à la chaîne, convaincus que miser sur le plaisir qu’auront les spectateurs à retrouver un univers familier comporte moins de risques que de financer une création originale. Cette position n’est pas sans fondement. Prenez par exemple les 50 films les plus rentables de la dernière décennie : pour l’essentiel, ce sont des suites, des films de super-héros ou des adaptations de sagas littéraires destinées aux adolescents et aux jeunes adultes. D’un point de vue économique, les studios ont adopté une approche pragmatique. Tout l’enjeu à présent est de créer de nouvelles licences.
Aujourd’hui, Hollywood ne court plus après les stars ou les cinéastes de renom, mais après les personnes capables de dénicher de nouvelles propriétés intellectuelles et de les exploiter au maximum pour en tirer des films, des séries à voir en streaming et des produits dérivés. Des sortes de showrunners [directeurs de série qui supervisent celle-ci de l’écriture à la réalisation en passant par la production] de franchises à succès. C’est ce qu’a réussi à faire Kevin Feige avec Marvel : il a élevé la franchise au rang d’univers cinématographique. Deux ou trois films reliés par un même arc narratif sortent chaque année, engendrant à leur tour d’autres films. Chaque opus constitue une « bande-annonce » du film suivant, et les fans les regardent tous. Pourquoi se risquer à produire d’autres types de contenu ? On ne change pas une équipe qui gagne.
Les franchises ont tué les stars de cinéma. Aujourd’hui, presque tous les acteurs se réfugient dans le streaming.
Aucun acteur n’a le palmarès de Tom Cruise au box-office. Il ne sera probablement jamais égalé. À 59 ans, Tom Cruise a un temps de rentabilité limité, mais des franchises comme Fast and Furious, Harry Potter, Star Wars ou Marvel pourront, elles, générer des millions de dollars de recettes pendant des années. Le public n’est plus fidèle aux acteurs mais aux univers cinématographiques. Bien sûr, le bon acteur dans le bon rôle peut attirer l’attention, mais ce n’est pas comparable à l’engouement généré par les franchises. Personne n’y est irremplaçable, et pour cause : la star, c’est la franchise, pas l’acteur. Autrefois, les studios déboursaient des sommes considérables pour choyer leurs acteurs et s’assurer leur loyauté. L’industrie ne fonctionne plus ainsi.
Pour autant, cela ne veut pas dire que les stars adulées par des légions de fans sont désormais mises au rancart. Un studio n’a certes aucun intérêt à financer un film avec Adam Sandler, lequel va coûter plusieurs dizaines de millions de dollars et n’attirer en salles qu’un nombre limité de spectateurs. Mais, pour Netflix, c’est le contraire : avoir Adam Sandler en exclusivité est un vrai plus. Le public de Sandler n’est pas prêt à payer 10 dollars pour voir son dernier film au cinéma, mais il ne se privera pas d’en profiter sur Netflix si le film est ajouté au catalogue. C’est pour cette raison que beaucoup d’acteurs tentent désormais de conclure des contrats avec des plateformes de streaming. Mais seuls ceux qui disposent d’un public captif seront en mesure d’obtenir des accords juteux.
Qui va gagner la guerre du streaming ?
Aujourd’hui, Netflix est le leader incontesté. Il a été le pionnier, il dispose d’une assise financière solide et d’un catalogue de productions originales qui l’ont placé en pole position. Netflix, c’est le Kleenex de la VOD : tout comme on dit « un Kleenex » pour « un mouchoir en papier », Netflix est synonyme de streaming dans l’imaginaire populaire. Cependant, Disney+ connaît une croissance rapide et, à mon avis, finira par le détrôner. La force de Disney+ réside dans le vaste éventail de licences dont il détient la propriété intellectuelle. Sur le long terme, je ne pense pas que Netflix puisse gagner la bataille contre Disney, surtout depuis que celui-ci a décidé de diffuser ses productions exclusivement sur sa plateforme, comme il l’a fait récemment avec les films Pixar 1. Disney sera le géant à abattre, non seulement pour Netflix, mais aussi pour Amazon Prime Video, AppleTV+, HBO Max et tous ceux qui parviendront à survivre à ces années de concurrence féroce.
Le streaming permet d’accéder à des récits du monde entier. Pourquoi n’y a-t-il pas plus de contenus internationaux sur les plateformes de VOD ? Le streaming a-t-il contribué à améliorer la représentation des minorités dans les productions culturelles américaines ?
A priori, rien n’empêche les œuvres étrangères de trouver un public aux États-Unis, en particulier parmi les communautés immigrées qui sont susceptibles de s’y reconnaître. Ce sont les Latino-Américains qui vont le plus au cinéma aux États-Unis. Ils représentent un marché énorme. Cependant, ceux de la deuxième génération et des suivantes, qui ont été élevés sur le sol américain et ne connaissent pas leur pays d’origine, ne semblent pas s’intéresser aux produits culturels conçus spécifiquement pour eux. Ce n’est pas le cas de la communauté afro-américaine. Et c’est curieux, parce que, si vous regardez la part de Latinos dans la population américaine et que vous la comparez à la représentation des Latinos dans les films grand public, que ce soit au cinéma ou à la télévision, la disproportion est flagrante. La communauté hispanique est clairement sous-représentée. Les franchises dont les rôles-titres sont tenus par des Latinos bénéficient habituellement d’une forte audience latino – c’est le cas, par exemple, de Fast and Furious. Mais les films qui présentent un casting entièrement latino ont tendance à essuyer des échecs au box-office, à l’instar du film D’où l’on vient, sorti à l’été 2021. Le public hispanique ne l’a pas autant plébiscité que prévu. Ce phénomène mérite sans doute une analyse plus approfondie. Il nous reste encore beaucoup à décrypter.
— Mauricio González Lara est un journaliste mexicain, spécialiste de la culture et des médias. Il prépare actuellement un livre sur la série américaine Mad Men. — Cet article est paru dans le mensuel Letras libres le 1er août 2021. Il a été traduit par Pauline Toulet.
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Et pourtant… Un livre n’est pas un film. Ce serait même le contraire. Au cinéma, le spectateur bien calé dans son siège ingurgite passivement la potion que le réalisateur lui a préparée. Le lecteur en revanche est le cocréateur du livre, qu’il réinvente à chaque lecture. C’est lui qui fait tout le travail, Roland Barthes l’a déclaré, et Borges l’a prouvé à travers son personnage de Pierre Ménard, cet érudit qui réécrivit mot à mot Don Quichotte pour produire un texte « verbalement » identique à celui de Cervantès mais, dixit Borges, « infiniment plus riche ». Marguerite Duras, elle, a été claire sur la question : « Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance : l’imaginaire. C’est là sa vertu même : de fermer. » 4 Et même avant le cinéma, Flaubert s’indignait à l’idée qu’on puisse juste dessiner Emma Bovary, ce qui la ferait ressembler à une femme, alors que « la femme écrite fait rêver à mille femmes ». Le lecteur paie peut-être son livre un peu plus cher qu’une place de cinéma, mais il gagne au change sur la durée. En tout cas, inutile pour lui de proclamer, comme la petite souris de la blague alors qu’elle ronge une pellicule de film : « C’est bien meilleur que le livre ! » Il ne s’agit tout simplement pas de la même substance.
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