Joseph Brodsky était un lecteur insatiable. Dans ses interviews, ses essais ou ses poèmes, il cite les noms de dizaines de prosateurs ou poètes qui l’ont influencé, inspiré, avec qui il a établi un dialogue intérieur. Pouvoir jeter un coup d’œil à sa bibliothèque était un rêve irréalisable jusqu’à ce que, miracle, nous apprenions qu’elle se trouve depuis peu à Saint-Pétersbourg [ex-Leningrad], hébergée par le musée Anna-Akhmatova, quai de la Fontanka. Second miracle, sa partie russe et sa partie étrangère y sont désormais réunies.
Nous avons demandé à Olga Seïfetdinova, conservatrice de la Bibliothèque américaine de Brodsky, de nous parler de son histoire, de son contenu et de ce qu’elle nous révèle du Brodsky lecteur. Voici ce qu’elle nous en a dit :
Brodsky était connu pour adorer le « ping-pong intellectuel ». C’est entre autres ce qui avait permis à ce Soviétique arrivé de fraîche date aux États-Unis de si bien s’intégrer à l’establishment intellectuel new-yorkais. Il était parfaitement à l’aise au milieu de ces érudits détenteurs de connaissances encyclopédiques. Et, même si ses réflexions ne semblaient pas toujours convaincantes, même si on les trouvait parfois excentriques et souvent paradoxales, personne ne niait l’infinie variété de ses centres d’intérêt. L’étendue et la profondeur des connaissances du poète, qui enseigna dans cinq universités américaines, s’expliquent à la fois par son cursus scolaire officiel, jusqu’à ses 15 ans, et par son inépuisable curiosité. Cet autodidacte vouait aux livres un véritable culte. Lorsqu’on lui demandait sur quoi il était en train de travailler, il n’était d’ailleurs pas rare qu’il réponde : « Sur moi-même. »
La bibliothèque qu’il a constituée a heureusement pu être préservée. Non seulement elle n’a pas été dispersée à sa mort, mais ses différentes parties ont finalement été réunies. Conformément aux dernières volontés de son père, Alexandre Brodsky, et grâce aux efforts de Yakov Gordine, un ami de la famille, et de Tsilia Rutkis, une proche parente, tous les ouvrages que le poète avait rassemblés lorsqu’il vivait à Leningrad, avant son départ pour les États-Unis, ont été sauvegardés. En 1990, Joseph Brodsky a pu les voir versés au fonds du musée Anna-Akhmatova, qui venait tout juste d’être créé.
Ces livres, qu’il avait accumulés entre les années 1950 et 1970, n’ont absolument rien à voir avec ce qui circulait en URSS à l’époque. Alors qu’il y devenait de plus en plus difficile de trouver des ouvrages en langues étrangères, ceux-ci composent plus de la moitié de la bibliothèque de Brodsky : en anglais, en polonais, en italien – il en possédait même en japonais et en français. Dans les années 1960, parler polonais n’avait certes rien d’exceptionnel – cela permettait d’accéder à la culture occidentale, et en particulier à la littérature –, mais les autres langues étaient vraiment exotiques. Et parfois dangereuses : éditions américaines, revues étrangères, anthologies, recueils de poèmes, livres dédicacés par des poètes et prosateurs occidentaux – tout cela avait une valeur inimaginable en ce temps-là.
Dans l’essai qu’il a consacré à W. H.Auden, « Plaire à une ombre » 1, Brodsky explique comment il était parvenu à mettre la main sur pareils trésors : « Lorsqu’ils rentraient dans leur pays, les étudiants et enseignants étrangers qui avaient séjourné en Russie dans le cadre d’échanges universitaires cherchaient à se délester d’éventuels excédents de bagages, et ce qu’ils abandonnaient en premier lieu, c’étaient les recueils de poèmes. Ils les laissaient pour trois fois rien à des bouquinistes qui s’empressaient de fixer des prix de revente exorbitants, afin que le moins de Soviétiques possible aient accès à ces fragments d’Occident. L’idée était par ailleurs que, lorsque ces livres seraient revendus, leurs anciens propriétaires seraient déjà loin et ne verraient jamais quelles sommes atteignaient tous ces recueils qu’ils avaient cédés pour une misère. »
En parcourant les titres de la bibliothèque de Brodsky, on découvre quelles étaient ses fréquentations : des étudiants étrangers et des slavistes, entre autres. En témoignent non seulement les diverses langues dans lesquelles sont rédigés les ouvrages, mais aussi le grand nombre de livres signés et dédicacés. Existe-t-il beaucoup de musées russes pouvant se targuer de posséder dans leurs collections des autographes de W. H. Auden ou de Robert Frost ? Dans le cas de ce dernier, le nom Robert Frost, tracé d’une main hésitante au feutre bleu entre deux poèmes d’une anthologie de poésie anglophone, est un souvenir de sa rencontre avec Anna Akhmatova lors de son séjour en URSS en 1962. Elle avait par la suite raconté la scène à Brodsky : « D’une part nous avions Frost, tout décoré, couvert d’honneurs, de prix et de médailles – il avait obtenu toutes les récompenses possibles et imaginables. Face à lui, j’étais là, assaillie de mon côté par tous les chiens de la création. » Il est fort probable que le livre se soit finalement retrouvé dans la bibliothèque de Brodsky parce que c’est lui qui avait fait connaître l’œuvre de Frost à Akhmatova. Il estimait que « l’on trouvait dans ses vers quelque chose de Frost, dans ses Élégies du Nord en particulier […]. Je la lui ai présentée, et j’ai donné à Akhmatova une multitude de poésies qu’il avait écrites. J’ai tenté de la convaincre que Frost était un poète génial. »
Sa proximité avec Anna Akhmatova transparaît également dans un petit recueil, Poèmes 1909-1960, publié à Moscou par les éditions Goslitizdat en 1961. Il faisait partie de la collection « Bibliothèque de la poésie soviétique » et comporte sur la page de titre ces quelques lignes tracées à l’encre noire : Pour Iossif Brodsky/ dont les vers me semblent/ être magiques./ Anna Akhmatova, 28 décembre 1963, Moscou.
Akhmatova offre ce cadeau à Brodsky à l’époque où il commence à être de plus en plus persécuté. Il a sans doute fait partie des quelques ouvrages qu’il a emportés aux États-Unis, car, à sa mort, son ami Mikhaïl Baryshnikov l’a confié au poète Alexandre Kouchner afin qu’il le rapporte à Saint-Pétersbourg et le remette au musée Akhmatova. C’est ainsi qu’une partie des livres de Brodsky ont regagné sa bibliothèque après avoir fait un tour complet du globe.
Certains de ses livres qui lui avaient été expédiés du vivant de ses parents n’ont jamais revu Saint-Pétersbourg. C’est le cas d’une série qui faisait la fierté de la famille Volpert [celle de la mère de Brodsky] : le Dictionnaire encyclopédique Brockhaus et Efron en 86 volumes, ayant d’abord appartenu à l’oncle de Brodsky, qui le lui avait donné parce qu’il était le seul membre de la famille à le consulter. Une fois son fils installé aux États-Unis, Maria Volpert le lui a fait parvenir, un tome après l’autre.
Certains livres de sa bibliothèque de Leningrad sont soigneusement répertoriés à part, notamment ceux qui ont été publiés après 1972. On peut aussi y voir le manuel avec lequel ses parents tentaient d’apprendre l’anglais pour ne pas se sentir trop perdus aux États-Unis au cas où ils obtiendraient leur visa de sortie. C’est d’ailleurs en anglais que Brodsky écrira son essai sur ses parents et leur appartement de Leningrad, « Dans une pièce et demie » 2, répugnant à employer la langue dans laquelle leur avait été refusée, douze années de suite, l’autorisation de quitter l’URSS pour rendre visite à leur fils. « Dans une pièce et demie » a été rédigé dans la cuisine de la maison, ou plutôt de la moitié de maison qui constituait le logement de fonction occupé par Brodsky, devenu professeur d’université à South Hadley, dans le Massachusetts. À l’époque, la photographe Nancy Palmieri avait scrupuleusement immortalisé le décor dans lequel il évoluait, ses livres empilés dans tous les coins, sur la cheminée, la table, les étagères, le secrétaire, et jusque dans la cuisine. Ils ont constitué sa seconde bibliothèque, qui est venue rejoindre les collections du musée Akhmatova en 2002, comme l’avait souhaité Maria Sozzani, la veuve de Brodsky.
Leurs sujets, qui vont de l’étude de la littérature à l’histoire en passant par la philosophie ou la poésie, n’ont rien de surprenant pour un enseignant. Toutefois, en balayant du regard les dos des livres, on tombe aussi sur des titres tels que Chats japonais d’intérieur. Cet album de photos couleur sans texte, au format paysage, ne montre que des chatons. La présence de cet ouvrage parmi tant d’autres radicalement différents ne signifie pas qu’il ait été acquis par Brodsky, il peut s’agir d’un cadeau, mais le fait qu’il l’ait conservé nous dit néanmoins quelque chose du poète. On pourrait évoquer en écho ce bon de réduction sur de la pâtée pour chat, orné d’une frimousse féline imprimée en rouge, trouvé dans un recueil de poèmes d’Akhmatova.
Les ouvrages de South Hadley comportent beaucoup moins d’autographes, de dédicaces ou de notes dans les marges, mais ils permettent malgré tout de se faire une idée des gens qu’a connus Brodsky à cette époque. Il y a eu Czesław Miłosz, un écrivain polonais émigré aux États-Unis, qui avait salué son arrivée et lui avait aussitôt adressé un message de soutien. Ses livres sont là, en polonais et en anglais. On découvre également les œuvres du poète mexicain Octavio Paz, chez qui il s’est rendu en 1975 en compagnie d’Elizabeth Bishop, totalement inconnue en Russie. Il considérait cette dernière comme l’une des voix poétiques les plus puissantes du XXè siècle, et ses ouvrages figurent en bonne place dans sa bibliothèque.
Au cours de leur trajet vers Saint-Pétersbourg, les livres de Brodsky ont eu pour compagnons ceux de Macha Vorobiova, sa voisine de Morton Street, qui enseignait le russe et la littérature à l’université Vassar, au nord de New York. C’est une fusion hautement significative, consécration d’une intense amitié intellectuelle. On trouve là le premier tome des œuvres complètes de Marina Tsvetaïeva, qui avaient été publiées en 5 volumes. Brodsky déplorait qu’y soient incluses des poésies que Tsvetaïeva n’aurait jamais voulu voir imprimées. Il avait rédigé un avant-propos pour cette édition, et, quand son exemplaire d’auteur lui avait été remis, il l’avait offert à Macha.
La « liste » de Brodsky fait partie de sa légende. Il l’aurait établie afin d’encourager ses étudiants – trop ignorants à son goût – à lire. Elle comporte une telle quantité de titres qu’on ne peut s’empêcher de se demander combien de temps il faudrait pour en venir à bout, mais elle reflète moins le snobisme de l’écrivain (« le snobisme est une forme de désespoir », avait-il déclaré) que ses habitudes, lui qui y voyait le strict minimum à connaître pour avoir matière à échanger avec un interlocuteur. D’ailleurs, la dernière partie de sa bibliothèque, parvenue à Saint-Pétersbourg en 2015 et entrée au musée, correspond largement à sa fameuse liste. Il s’agit de 223 livres qui se trouvaient dans son dernier appartement, à Brooklyn, et suscitent une émotion toute particulière car ils l’ont entouré jusqu’à son dernier jour. Parmi eux, le dictionnaire russe de Dahl en 4 tomes, ainsi qu’un petit livre constitué d’une série de cartes postales de Marilyn Monroe, qui figure en couverture sur une plage, jouant avec l’écume des vagues.
Si elle inclut des ouvrages quelque peu marginaux, cette bibliothèque apparaît toutefois comme un tout éminemment cohérent. Dans son essai « Comment lire un livre » 3, Brodsky note que ceux-ci permettent de prolonger la vie de l’écrivain. Ainsi, les œuvres du propriétaire d’une bibliothèque seraient un métatexte de ce qu’il a lu et assimilé.
Dans « Plaire à une ombre », le poète donne l’une des raisons pour lesquelles les jeunes de son époque aimaient tant lire : cela leur permettait d’échapper à la réalité. « Pour ceux de ma génération qui s’intéressaient à la poésie anglophone, même si nous n’étions pas très nombreux, les années 1960 ont été l’époque des anthologies […]. Je les aimais beaucoup, non seulement pour leur contenu, mais aussi pour le parfum suave de leurs couvertures, pour la tranche jaune formée par leurs pages. Ces livres avaient un air très américain. C’étaient des formats de poche ; on pouvait facilement les emporter et s’y plonger dans le tramway ou dans un parc, et, même si on ne comprenait que la moitié ou le tiers de ce qui était écrit, le texte se substituait aussitôt au monde qui vous entourait. Mes préférés étaient les livres de Louis Untermeyer et d’Oscar Williams, parce qu’ils comportaient leur photo, et cela enflammait l’imagination au moins autant que le texte. »
On s’aperçoit facilement que ses livres lui ont servi d’outils de travail, de matériau, de nourriture intellectuelle. Brodsky ne les collectionnait pas, ce n’était pas un bibliophile. Plus que de les brûler, le pire crime à leur encontre, estimait-il, était de les ignorer, c’est-à-dire de ne pas les lire. La plupart de ceux qu’il avait acquis sont des éditions de poche, bon marché, à couverture souple. Certains perdent leurs pages. Sur son exemplaire à jaquette noire de la pièce de Tom Stoppard Rosencrantz et Guildenstern sont morts, on peut voir entre les répliques ses tentatives de traduction manuscrites remontant à l’époque où il vivait encore à Leningrad. Ce qui donna, en 1971, sa version en russe, montée de nombreuses années plus tard au Théâtre Maïakovski de Moscou. Il en est de même pour ses recueils de poèmes en différentes langues et de tous styles parus chez Penguin. On peut aussi voir les couvertures bleu foncé de ses propres livres édités par Ardis Publishers, ou celle de Howl, d’Allen Ginsberg, si difficile à imaginer dans le contexte du Leningrad d’alors, ou encore celle, bigarrée, de Moscou-sur-Vodka, de Venedikt Erofeïev. Parfois, la dernière page comporte des numéros de téléphone ou des noms notés au vol, voire des dessins griffonnés. Les taches et les ronds de tasse ne sont pas rares, et çà et là des cendres de cigarette sont restées prisonnières entre deux pages. L’état de ses livres n’est pas seul à trahir leur statut de documents de travail. Cela est confirmé par leur nature : une pléthore d’encyclopédies, de dictionnaires, de recueils d’images légendées, de catalogues et d’ouvrages de référence. Plusieurs sont des dictionnaires d’argot, en russe comme en anglais, ce qui vaut au musée Akhmatova de s’être enrichi d’un volume consacré au vocabulaire des camps et des prisons sur lequel Dmitri Likhatchev, qui en a rédigé une partie, a crayonné quelques mots bien sentis.
La prose est quasi absente de la bibliothèque de Brodsky. Celui-ci explique bien, dans « Comment lire un livre », que c’est la poésie qui constitue le moyen le plus sûr et le plus simple de développer le goût littéraire. Nommé poète lauréat aux États-Unis en 1991, il ne cessera de répéter que les recueils de poèmes devraient être accessibles à tous, partout, tout le temps, dans les trains et les hôtels, et vendus à bas prix en supermarché. Amtrak, la compagnie ferroviaire américaine, se saisira effectivement de l’idée – Brodsky a conservé une de leurs brochures avec les horaires des trains et la liste des titres proposés à bord.
Ces déclarations, si souvent prises à tort pour des plaisanteries, découlaient simplement de l’expérience personnelle de Brodsky, en tant que lecteur et en tant qu’écrivain. Et quoi de plus précieux que l’expérience vécue d’un poète ?
— Olga Seïfetdinova est conservatrice de la Bibliothèque américaine de Brodsky. — Cet article est paru dans le journal littéraire russe Knigui ou moria. Il a été traduit par Natalie Amargier.
«Dans la vie, on cherche toujours plus ou moins quelque chose : le bonheur, un emploi stable ou un peigne. » Cette phrase que l’auteur met dans la bouche de son héros pourrait à elle seule résumer l’état d’esprit de cet album qui oscille entre une quête d’absolu (la poésie, la littérature, l’amour) et un quotidien tristement banal, dont l’ironie, en images ou en mots, n’est pas absente. Quelque chose comme un sourire un peu mélancolique. Des paysages de terrains vagues, d’empilements d’immeubles lépreux, de grues et de cheminées d’usine qui laissent parfois apparaître un carré de ciel bleu.
L’histoire n’est pas située dans le temps ni dans l’espace, l’auteur revendiquant la mise en scène d’un monde issu de sa seule imagination. Mais le lecteur qui se poserait la question du « où » et du « quand » pourrait la replacer au début des années 1990 dans ce pays qui s’appelait Yougoslavie avant de se disloquer en plusieurs États. On y fait la queue pour acheter du salami et du pain noir, on y loue des VHS, on y évoque très succinctement le fracas de la guerre, notamment à travers un jeu d’ombres chinoises derrière des draps blancs séchant au soleil.
Si l’album s’intitule Petar et Liza, c’est d’abord Petar que nous suivons, ou plutôt que nous entendons, en voix off, dans un appartement en déshérence aux murs couverts de graffitis, où la vaisselle sale gît dans l’évier et des mégots traînent un peu partout. Où des feuilles griffonnées, chiffonnées parfois, jonchent le bureau et le sol, où des tas de vêtements tachés encombrent les chaises. L’image d’une solitude récente et douloureuse – Liza vient de quitter Petar.
Celui-ci, endossant le rôle du narrateur – un rôle qui reviendra ensuite à Natasha, une amie d’enfance, et à Francesco, un copain de l’armée –, déroule sa vie en flash-back, en commençant par le service militaire (« au fond, ça ne m’a pas déplu, si on excepte les cafards qui flottent dans la soupe ou ces types assommants qui vous expliquent comment manier les armes »), en poursuivant par un retour désœuvré à la vie civile, d’appartement en appartement, de petit boulot (ferronnier, cuistot) en petit boulot (employé d’hôpital, réparateur de presque tout), de fêtes enfumées dans des appartements surpeuplés en beuveries prolongées. Tout cela est conté avec un dessin d’une extrême précision, qui fourmille de détails, dont le trait relève tout à la fois de l’art naïf et du réalisme. L’auteur navigue entre les mosaïques de vignettes – jusqu’à dix-sept dans une seule page ! – et les dessins pleine page mettant en scène un fatras d’objets ou de corps, qui peuvent à l’occasion évoquer les banquets des peintres flamands, voire les scènes infernales de Jérôme Bosch.
Petar traîne sa vie et ses chaussures aux lacets défaits dans une ville où, malgré tout, il y a toujours un ami prêt à l’accueillir, un banc où dormir, une bière à offrir, noircissant des bouts de papier de ses poèmes rarement aboutis. « Il écrivait sur le tumulte du mois d’août, un voyage sur la lune à vélo, des femmes tristes hantées par de beaux messieurs en habits chics… Il y avait un monde fou dans sa tête », relate son amie d’enfance Natasha.
Itinérant à la triste figure, Petar semble commencer à vivre quand il rencontre enfin – à la moitié de l’album – Liza, jusqu’alors seulement entrevue. Les pages soudain prennent des couleurs, le printemps s’installe dans la vie du jeune homme.
Mais l’on sait que la vie sépare ceux qui s’aiment, et Petar, écrivain infructueux, poète empêché, s’égare dans le jeu et la fumée des cigarettes. Plus tard, il deviendra scénariste de sitcoms. Faut-il y voir le message selon lequel la télévision est le cercueil des rêves des poètes ? Pas sûr que Miroslav Sekulic-Struja ait un message à délivrer. Il donne plutôt à voir un univers qui regorge de ce qui fait la vie, entre solitude et amitié, crasse et beauté, et un héros qui semble toujours tenir la vie et le bonheur à distance.
Alors que nous venons à peine de digérer la rentrée littéraire d’automne et que celle de janvier se profile avec ses centaines de nouveaux titres, nous constatons qu’il est devenu encore plus difficile aujourd’hui qu’en 1948 de répondre à la fameuse question posée par Sartre dans l’essai Qu’est-ce que la littérature ?. Car nous savons bien que les anciennes conceptions tant classiques que modernes, fondées sur l’autonomie de l’art, les aventures de la forme, l’isolement du loisir studieux ou le surplomb élitaire, sont battues en brèche par d’autres attitudes, d’autres procédés, d’autres hybridations. D’autant qu’en parallèle tout se passe comme s’il ne fallait plus plaire à ceux qui lisent (et ont beaucoup lu), mais à ceux qui lisent peu, voire ne lisent plus.
Les anciens « genres » ? Ils sont désormais tous mêlés puisque le roman, par exemple, inclut désormais le récit, mais aussi les catégories du témoignage, de l’enquête, de la biographie et même de l’écriture documentaire, tandis que les vieux critères du style ou de l’originalité sont congédiés au nom d’une efficacité narrative qui a partie liée avec la lisibilité et la justesse, puisque « l’adéquation au réel » est devenu le fin mot de tout. Ouverte à l’histoire comme au journalisme, fécondée par les sciences humaines (notamment la sociologie), la littérature contemporaine est massivement devenue un instrument d’action sociale et politique auquel pourrait correspondre la feuille de route instaurée par la Nouvelle Académie, ce jury alternatif constitué en 2018 – au plus fort des scandales ayant entaché l’Académie suédoise, qui décerne le Nobel : « Promouvoir la démocratie, la transparence, l’empathie et le respect, contre les biais d’inégalité, d’arrogance et de sexisme. »
De toute évidence, il s’agit tout autant d’une « crise théorique majeure » que d’un « changement de paradigme », pour reprendre les mots d’Alexandre Gefen, qui les analyse très finement dans son dernier ouvrage, L’Idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention1. Le précédent, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle2, avait montré à quel point les projets littéraires contemporains étaient soucieux de bienveillance, d’empathie et de « soin » envers les individus fragiles, les communautés malmenées par l’Histoire, les minorités, les « victimes ». Autant d’états des lieux fort justes, d’exemples édifiants, d’analyses pertinentes très bien documentées. Autant de diagnostics se voulant impartiaux mais échouant un peu à l’être, tant l’auteur craint de désespérer le néo-Homo literatus comme de passer pour un affreux conservateur ou un horrible réactionnaire.
Aussi, rien ne sera dit des raisons profondes de ces mutations du champ littéraire et de ses valeurs. Comme de l’opportunisme cynique de l’industrie éditoriale et de ses agents soumis au marché. Bien qu’il soit trop facile de rameuter la célèbre phrase de Gide (« C’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature »), j’ai toujours pensé que la littérature se signalait dès lors qu’on y trouvait un effet de desquamation, de désillusion quant à l’espèce humaine de chaque époque. De Cervantès à Sade, de Molière à Sterne, de Faulkner à Philip Roth en passant par Balzac, Joyce, Proust, Fitzgerald, Céline, Bataille et j’en oublie, combien de coulisses explorées, d’envers radiographiés, de mensonges révélés à travers les tragi-comédies mondaines, conjugales, sociales, familiales et sexuelles que se jouent les humains ? Se sauver, se venger : y a-t-il d’autres raisons d’écrire de la littérature ? C’est pourquoi tout art suppose la prise en compte de la négativité, de la part du « Mal » qui le fait s’opposer au « Bien » auquel s’identifient toutes les causes politiques et sociales. Or c’est justement ce que ne veut plus lire notre époque si vertueuse, si morale et, au fond, si culturelle. Car, comme l’a implacablement écrit Philippe Muray, qui a tant défrisé ses pairs, « quand le Bien annexe l’art, cela s’appelle la culture ».
— Cécile Guilbert est essayiste et romancière. Son dernier livre, Roue libre (Flammarion, 2020), a reçu le Grand Prix de la critique de l’Académie française.
[post_title] => Qu’est-ce que la littérature ?
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => quest-ce-que-la-litterature%e2%80%89
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-01-05 08:21:33
[post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:21:33
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=113977
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
«Mon cerveau est tout endolori de stupéfaction engourdie ». En twittant le 6 août 2020 cette phrase inspirée des paroles d’une chanson des Doors, David Graeber, célèbre socio-anthropologue et militant anarchiste, partageait sa joie d’avoir mis le point final à son livre Au commencement était… Un projet ambitieux sur lequel il a travaillé en collaboration avec l’archéologue britannique David Wengrow pendant plus de dix ans. Un mois plus tard, le monde apprenait sa mort brutale à Venise, à l’âge de 59 ans. Considéré comme « le mouton noir de l’anthropologie universitaire » en raison de ses positions anarchistes, rappelle George Scialabba dans The New Republic, Graeber s’est vu refuser la titularisation et a été évincé de l’université Yale, où il dispensa des cours entre 1998 et 2007, avant d’enseigner à la London School of Economics. Figure de proue du mouvement Occupy Wall Street, il est l’auteur de plusieurs ouvrages qui ont eu un retentissement mondial, parmi lesquels Dette. 5 000 ans d’histoire et Bullshit Jobs (Les Liens qui libèrent, 2013 et 2018). Paru quasi simultanément en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en France, Au commencement était… vient couronner son œuvre prolifique. Trois semaines avant sa sortie, le livre s’est hissé en deuxième position des meilleures ventes (et préventes) sur Amazon, rapporte The New York Times, obligeant l’éditeur américain à lancer une réimpression de 75 000 exemplaires.
« L’histoire en tant que discipline universitaire est souvent inhospitalière pour les anarchistes, note Daniel Immerwahr dans l’hebdomadaire The Nation. Son lot habituel – rois, batailles et nazis – leur offre peu de prise ». C’est effectivement sur la très longue période de la préhistoire que Graeber et Wengrow portent leur regard critique pour contester le « récit dominant » hérité des deux grands penseurs des Lumières, Rousseau et Hobbes. Les chercheurs se donnent pour objectif audacieux d’« ébaucher un autre récit, plus optimiste, plus captivant et plus cohérent » de la trajectoire de l’humanité. Et de démontrer, en exploitant les découvertes archéologiques et anthropologiques récentes, l’« ineptie » des quatre étapes évolutionnistes habituellement admises : les clans, les tribus, les chefferies et les États, auxquelles correspondent les quatre modes de subsistance (la chasse et la cueillette, l’horticulture, l’agriculture, l’industrie).
Le récit conventionnel veut que chacune de ces étapes soit plus productive et plus civilisée que la précédente, mais aussi moins égalitaire et plus contraignante. Or tout est bien plus compliqué, estiment les auteurs. À grand renfort d’exemples, ils démontrent la souplesse institutionnelle des premières sociétés, notamment en fonction des variations saisonnières. Ainsi, chez les Indiens des Plaines, qui vivaient en petits groupes itinérants, la tribu devenait très hiérarchisée pendant la grande chasse annuelle au bison. De même, la plupart des sociétés amazoniennes avaient des structures de pouvoir différentes selon les périodes de l’année.
Dans le sillage des études menées par Jared Diamond puis par James C. Scott [voir « Avons-nous eu tort d’inventer l’agriculture ? », Books n° 97, mai 2019], Graeber et Wengrow proposent de revoir le récit habituel de la « révolution agricole », qui, d’après eux, était plutôt « une lente marche vers l’agriculture ». De nombreuses sociétés sont revenues à la cueillette après s’être mises à l’agriculture. Dans certains endroits, la transition agricole a pris des milliers d’années. « Le monde des chasseurs-cueilleurs avant l’apparition de l’agriculture était un monde d’expérimentations sociales audacieuses, beaucoup plus proche d’un carnaval des formes politiques », avancent les deux chercheurs.
Mais alors, pourquoi ce défilé s’est-il interrompu ? Pourquoi les États ont-ils fini par s’imposer partout ? Les auteurs ne répondent jamais vraiment à cette question, regrette l’historien Daniel Immerwahr : « Au commencement était… a pour but de briser le mythe de l’État inévitable, de tordre le cou à l’idée que les sociétés avancées ne peuvent fonctionner sans dirigeants, sans policiers ou sans bureaucrates. Ce livre de 700 pages est une pluie de balles ; si certaines seulement atteignent leur cible, c’est suffisant. » De son côté, George Scialabba confie que l’ouvrage l’a « fait tiquer de temps à autre », en particulier quand David Graeber et David Wengrow tentent de relativiser l’apport des penseurs du siècle des Lumières en mettant en avant l’influence de la pensée politique amérindienne. « Peut-être la gauche américaine devrait-elle suspendre ses tentatives de subversion de l’héritage des Lumières ? », suggère le critique.
[post_title] => Une histoire anarchiste de l’humanité
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => une-histoire-anarchiste-de-lhumanite
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-01-05 08:21:33
[post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:21:33
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=113512
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Si l’on prend la peine d’imaginer la manière dont se déroule une procédure d’expulsion, la première image qui vient à l’esprit est celle d’une audience d’immigration. La magistrate préside, vêtue d’une toge noire. Les migrants comparaissent seuls, le droit à bénéficier de l’assistance d’un avocat ne s’appliquant pas. De jeunes enfants, parfois âgés de 3 ans à peine, « assurent leur propre défense », une formulation pour le moins déconcertante. L’audience peut être très longue (jusqu’à quatre heures) ou très courte (quelques minutes). Un mandataire du Service de l’immigration et des douanes des États-Unis (ICE) présente les preuves à charge – une arrestation dans le désert, un visa arrivé à expiration –, et la magistrate examine s’il y a lieu d’expulser la personne devant elle ou de l’autoriser à rester. Elle prononce alors son jugement. Mais, en réalité, ce n’est pas ainsi que les choses se passent dans l’immense majorité des affaires d’expulsion instruites aux États-Unis.
Au cours des cent dernières années, pas moins de 90 % des expulsions de notre pays ont été des « départs volontaires », comme le montre l’historien Adam Goodman dans son livre The Deportation Machine. Le départ volontaire est l’un de ces euphémismes juridiques qui signifient le contraire de ce qu’ils évoquent. Il s’agit d’une procédure administrative officielle, et non d’une décision librement prise par le migrant. Le principe est le suivant : les personnes détenues par les services d’immigration ont le droit de demander une audience, mais, si le magistrat prononce un jugement défavorable, elles ne seront plus jamais autorisées à revenir aux États-Unis, même légalement. En revanche, si elles signent le formulaire de consentement au départ volontaire, la trace de leur expulsion peut être effacée et, en théorie, elles sont libres d’entrer à nouveau sur le sol américain. C’est aussi une manière d’éviter une détention prolongée. Étant donné que les migrants ont peu de chances d’avoir gain de cause, la plupart décident de ne pas prendre le risque de demander une audience. Ceux qui acceptent le départ volontaire s’engagent souvent à payer, partiellement ou en totalité, le voyage de retour dans leur pays d’origine. Les services d’immigration incitent les migrants placés en détention à choisir le départ volontaire « en leur donnant l’impression que c’est la meilleure des options dont ils disposent », relate Goodman.
Il distingue trois catégories d’expulsion : l’expulsion forcée, le départ volontaire et l’« autoexpulsion ». Cette dernière consiste à terroriser les gens par voie de presse pour qu’ils partent d’eux-mêmes, en médiatisant une ou deux rafles et en en annonçant d’autres, une tactique appelée scareheading (« affolement »). L’auteur se fixe l’objectif ambitieux de reconstituer l’historique de ces trois types d’expulsion, du XIXe siècle à nos jours : comment ils se sont développés, comment ils ont été contestés par les immigrés et leurs familles et, surtout, comment ils ont été financés. Les expulsions officielles – audiences, etc. – ont été relativement peu fréquentes jusqu’à récemment, étant chronophages et onéreuses. C’est en s’intéressant au business de l’expulsion que Goodman a été amené à se pencher sur les départs volontaires. Sans ce mécanisme, pointe-t-il, nous n’aurions jamais pu chasser les gens du pays à un tel rythme, quasi industriel.
Écrire sur un sujet historique prend du temps, et une grande partie de l’étude encyclopédique menée par Goodman, avec sa kyrielle de notes de bas de page, est antérieure à l’élection de Donald Trump. Il a dû lui sembler étrange de passer des années à faire des recherches sur l’histoire de l’expulsion, à consulter des archives aux quatre coins des États-Unis et du Mexique, pour finalement voir tout cela éclater au grand jour en 2015. Cette année-là, Trump s’est mis à divaguer au sujet de violeurs mexicains et s’est engagé à expulser les millions de personnes qui vivaient en situation irrégulière aux États-Unis. Ce qui était auparavant un sujet de réflexion pour un historien comme Adam Goodman – ainsi que pour les sans-papiers et leurs familles, que l’on écoute si rarement – est devenu une affaire d’intérêt public à traiter d’urgence. Sommes-nous, ou, plus exactement, avons-nous jamais été une « nation d’immigrés » ?
L’idée que les États-Unis seraient une nation d’immigrés a été popularisée dans les années 1950 par l’historien Oscar Handlin, à qui l’on attribue la création du champ de recherche sur l’histoire de l’immigration. Pendant les cinquante années qui ont suivi, les historiens de l’immigration ont beaucoup contribué au mythe du melting-pot et de l’assimilation heureuse, en se concentrant sur l’expérience des immigrés venus d’Europe. Mais, au début des années 2000, une nouvelle génération d’historiens de l’immigration s’est mise à écrire plutôt sur l’histoire du racisme, de l’exclusion et des sans-papiers. Or considérer les États-Unis comme une nation de migrants plutôt que d’immigrés met en lumière les migrations forcées qui ont eu lieu au cours de notre histoire : les Amérindiens arrachés à leurs terres, les manœuvres contractuels asiatiques, les travailleurs immigrés mexicains et les Africains réduits en esclavage.
Adam Goodman fait partie de ce récent mouvement qui considère les États-Unis comme une « nation expulsante », pour reprendre le titre d’un ouvrage publié en 2010 par le professeur de droit Daniel Kanstroom 1, la seule autre étude détaillée de l’histoire de l’expulsion aux États-Unis. Dans The Deportation Machine, Goodman calcule le nombre total d’expulsions qui ont eu lieu sur le sol américain au cours des cent dernières années, et le résultat est stupéfiant. Entre 1920 et 2018 (l’année la plus récente pour laquelle on dispose de données), les États-Unis ont expulsé 56,3 millions de personnes, davantage que les 51,7 millions qui se sont vu accorder un statut légal. Environ neuf personnes expulsées sur dix étaient de nationalité mexicaine (Goodman ne compte pas les autoexpulsions, admettant lui-même qu’elles sont « non quantifiables »).
Cette facette plus sombre de l’histoire des États-Unis est moins controversée qu’elle ne l’a été, grâce, en partie, à la propension de Trump à dire tout haut ce qui était tacite auparavant. En février 2018, le Service de la citoyenneté et de l’immigration (Uscis) a supprimé l’expression « nation d’immigrés » de son énoncé de mission. En janvier 2020, l’administration Trump a mis en œuvre une nouvelle politique qui permet de refuser d’octroyer un permis de séjour (la green card) aux immigrés ayant bénéficié de bons alimentaires ou d’autres aides sociales. La station de radio publique NPR a demandé à Ken Cuccinelli, alors à la tête de l’Uscis, si les vers de la poétesse Emma Lazarus gravés sur le socle de la statue de la Liberté « incarnaient un certain idéal de l’Amérique ». « Mais très certainement, a-t-il répondu. Donnez-moi vos pauvres et vos exténués qui peuvent subvenir à leurs besoins et qui ne vivront pas aux crochets de la société. » 2
Les expulsions étaient déjà fréquentes avant même l’indépendance des États-Unis. En Nouvelle-Angleterre, à l’époque coloniale, cette pratique était appelée le warning out (« avertissement »). Le premier cas a été enregistré dans le comté de Plymouth et concernait un dénommé Robert Titus. En 1654, il fut convoqué par le tribunal municipal et sommé de déménager avec sa famille parce qu’il avait permis à des « personnes de mauvaise réputation » de vivre sous son toit. Il est possible que ces personnes-là aient été accusées de sorcellerie, mais la plupart des « avertissements » concernaient des indigents que l’on jugeait susceptibles de peser sur les finances publiques. La majorité des gens partaient « de leur plein gré », mais ceux qui insistaient pour rester pouvaient être chassés par le connétable de la ville. Entre 1751 et 1800, plus de 20 % des personnes qui reçurent un avertissement étaient des personnes de couleur. Parmi elles, beaucoup d’esclaves récemment affranchis.
En 1788, le Massachusetts a exigé des étrangers qu’ils se fassent connaître auprès des autorités locales et interdit aux personnes susceptibles d’avoir besoin d’une aide publique d’entrer sur son sol. Six ans plus tard, ce même État adoptait l’une des premières lois américaines en matière d’expulsion qui permettait de renvoyer les nécessiteux « n’importe où, au-delà des mers, là où est leur place ». Goodman décrit très bien la mise en marche de la machine à expulser américaine : comment les agents des services d’immigration ont commencé à détenir un important pouvoir discrétionnaire ; comment une part croissante de la population s’est mise à répéter « les immigrés prennent nos emplois » à l’époque de la propagande et des lynchages anti-Chinois des années 1890 ; et comment les décisions successives de la Cour suprême ont restreint les droits des non-ressortissants et leur ont refusé une procédure officielle.
On dit parfois qu’avant 1924 les frontières de l’Amérique étaient ouvertes. Goodman fait remarquer que ce n’est pas tout à fait exact. Si vous vous présentiez à un poste-frontière, que vous vous acquittiez de la taxe d’entrée, que vous prouviez que vous saviez lire et écrire, que vous passiez avec succès un examen médical souvent humiliant, que vous prouviez que vous pouviez subvenir à vos besoins et – après l’adoption de la loi d’exclusion de 1882 – que vous n’étiez pas de nationalité chinoise, alors, et alors seulement, vous pouviez pénétrer sur le sol américain. Mais il est vrai que la loi Johnson-Reed sur l’immigration de 1924, en instaurant des quotas liés aux pays d’origine, a donné le coup d’envoi de la vaste campagne menée par les États-Unis pour restreindre l’immigration sur la base de l’appartenance ethnique. L’objectif était de freiner les grandes vagues migratoires en provenance d’Europe méridionale et d’Asie ; la loi ne prévoyait aucune restriction pour les pays du continent américain, notamment le Mexique. Les grands patrons de l’agriculture américaine ne voulaient pas se voir privés d’une main-d’œuvre bon marché.
C’est avec la prohibition que les Mexicains, dont certains traversaient la frontière chargés de whisky et de rhum pour répondre à la demande américaine, entrèrent dans le collimateur des services d’immigration. La Patrouille frontalière des États-Unis, fondée en 1924, était tellement focalisée sur les Mexicains qu’elle avait créé un terme pour les autres nationalités, les other than Mexicans (« autres que Mexicains ») ou OTM, encore en usage aujourd’hui. Dans les années 1920 et 1930, aucune mesure officielle ne prévoyait la remise en liberté des migrants qui acceptaient de payer leurs frais de rapatriement, mais certains agents ont commencé à faciliter ponctuellement les départs volontaires. Comme l’a écrit un agent des services frontaliers, « si l’étranger ne veut pas faire valoir ses arguments devant un tribunal, pourquoi ne pas le laisser retourner au Mexique plutôt que de le garder en détention pendant deux ou trois semaines, voire un mois ou plus ? ».
Les départs volontaires se sont généralisés pendant la Grande Dépression, donnant lieu aux premières expulsions massives de Mexicains. Les rafles menées en Californie, dans le Sud-Ouest, le Midwest et jusqu’en Alaska ont marqué un tournant dans l’histoire des reconduites à la frontière : l’expulsion est devenue un spectacle. Sous la présidence de Herbert Hoover, le ministre du Travail a autorisé les agents des services d’immigration à surveiller les grèves auxquelles participaient des étrangers et à expulser les agitateurs. Des annonces étaient publiées dans la presse anglophone et hispanophone pour prévenir des descentes de police dans les entreprises. Francisco E. Balderrama et Raymond Rodríguez ont écrit un ouvrage de référence sur l’histoire de cette période. Dans « La décennie de la trahison » 3, ils estiment qu’entre 500 000 et 1 million de Mexicains ont été chassés, en comptant les expulsions officielles, les départs volontaires et les personnes que l’on a terrorisées pour qu’elles quittent le pays.
Le premier de ces grands coups de filet a eu lieu le 26 février 1931. Cet après-midi-là, environ 400 personnes prenaient le soleil dans un parc appelé alors La Placita, où aimaient se retrouver les communautés mexicaine et mexico-américaine de Los Angeles. À 15 heures, six agents des services d’immigration en uniforme kaki ont fait irruption dans le parc, accompagnés d’un groupe de policiers. Deux policiers se sont postés à chacune des entrées pour empêcher les gens de sortir. Ils ont obligé tout le monde à rester assis, provoquant « une panique immense », selon un article de presse paru le lendemain. Pendant plus d’une heure, les agents ont interrogé les gens un à un, tandis qu’une foule se pressait aux abords du parc pour observer la scène. Ceux qui ne pouvaient pas présenter de passeport ou de document prouvant qu’ils étaient entrés sur le territoire en toute légalité ont été arrêtés.
Moisés González, qui passait par hasard près du parc au moment où la rafle avait lieu, a lui aussi été interrogé par les agents des services d’immigration. Il a montré ses papiers et prouvé qu’il vivait légalement aux États-Unis depuis qu’il avait passé la frontière à El Paso huit ans plus tôt. Néanmoins, un des agents a empoché ses papiers et lui a dit d’attendre avec les autres. Francisco E. Balderrama et Raymond Rodríguez estiment que pas moins de 60 % des personnes prises dans les rafles à cette époque étaient en situation régulière. En 2005, la Californie a présenté des excuses officielles pour les campagnes d’expulsion menées à l’époque de la Grande Dépression, soulignant que les familles mexicaines et mexico-américaines avaient été « obligées d’abandonner leurs biens personnels et immobiliers, lesquels étaient souvent vendus par les autorités locales pour “financer” leurs frais de rapatriement. » Le gouvernement fédéral n’a jamais présenté d’excuses.
Après avoir expulsé des centaines de milliers de Mexicains pendant la Grande Dépression, les États-Unis ont eu un léger problème : ils ont dû les faire revenir pour pallier la pénurie de main-d’œuvre causée par la Seconde Guerre mondiale. De 1942 à 1964, les États-Unis et le Mexique ont conclu une série d’accords qui ont permis de délivrer plus de 4,6 millions de contrats de travail à court terme à des ouvriers agricoles mexicains. Ce pacte sera connu par la suite sous le nom de « programme Bracero », le mot brazo, en espagnol, signifiant « bras ». Les conditions de travail étaient souvent épouvantables, et les visites médicales à la frontière extrêmement invasives. À leur arrivée, les travailleurs étrangers étaient fumigés avec des produits chimiques toxiques, notamment du DDT, un insecticide cancérigène aujourd’hui interdit. Une photographie de la collection de la Smithsonian Institution, prise en 1956, montre un agent américain portant un masque blanc en train de vaporiser du DDT sur le visage d’un bracero torse nu, tandis que d’autres attendent leur tour en formant une longue file derrière lui.
À la fin de la guerre, les hommes qui avaient été mobilisés sont rentrés au pays, mais un schéma de migration mexicaine avait été instauré. Des centaines de milliers de Mexicains – avec ou sans contrat, notamment des femmes et des enfants sans papiers accompagnant des braceros – ont continué à se rendre aux États-Unis. Certains Américains les désignaient sous le terme péjoratif de wetbacks (« dos mouillés ») parce qu’un grand nombre d’entre eux traversaient le Río Grande à pied ou à la nage pour entrer dans le pays. La plus grande campagne d’expulsion de l’histoire des États-Unis – et ce n’est pas un hasard si c’était aussi la première depuis que le départ volontaire était devenu la politique officielle, en 1940 – a été appelée « opération Wetback », en référence à cette insulte raciste. Trump y a fait allusion lors d’un débat en 2015 : « On les a envoyés vers le sud, a-t-il déclaré sur un ton approbateur. Ils ne sont jamais revenus. »
Officiellement, l’opération Wetback a commencé le 17 juin 1954. Des rafles s’apparentant à des opérations militaires ont eu lieu principalement le long de la frontière, mais aussi à Los Angeles, San Francisco et Chicago. Adam Goodman a découvert que l’INS avait loué un centre de loisirs à la municipalité de Los Angeles pour 125 dollars par jour dans le quartier d’Elysian Park et l’avait transformé en centre de détention à ciel ouvert. Cette année-là, le gouvernement a enregistré 30 000 expulsions officielles et plus de 1 million de départs volontaires. Quand un chef de district de l’INS a suggéré d’accorder une audience à chaque migrant, un autre responsable a écrit dans la marge de sa note de service : « Centre de détention coûteux et inutile si le traitement est rationalisé » et « Audiences non nécessaires si l’objectif est de réduire le volume de façon draconienne, et non d’établir des statistiques ».
L’opération Wetback a séparé des familles. Des parents ont été expulsés pendant que leurs enfants étaient à l’école. Des travailleurs ont été expulsés sans avoir eu le temps de récupérer leurs effets personnels. Certains Américains ont critiqué ces rafles parce qu’elles étaient inhumaines, d’autres parce qu’elles risquaient de leur faire perdre de l’argent. Quand l’opération Wetback a été étendue au Texas, un journal local a proposé une solution pour prévenir la pénurie de personnel disposé à faire certains types de travaux : « Envoyer les 700 ou 800 hommes de la Patrouille frontalière qui ont envahi la région cueillir le coton dans les champs. » Une pancarte placée en devanture d’une confiserie de Harlingen, au Texas, stipulait : « Prix multipliés par deux pour les hommes de la Patrouille frontalière jusqu’à ce que le coton soit cueilli. » Des agents de l’INS ont eu des difficultés à louer une chambre dans certaines villes, mais ils se sont débrouillés pour faire leur travail. Un habitant du sud du Texas a écrit au procureur général des États-Unis : « J’ai vu des mères être expulsées et devoir abandonner leur nourrisson de ce côté de la frontière. C’est à se demander ce qui ne va pas dans ce pays. »
La politique d’expulsion des États-Unis est aberrante parce qu’elle procède de deux pulsions opposées : la haine raciale et l’appât du gain. Nous voulons des immigrés parce qu’ils font le sale boulot que nous ne ferions pas nous-mêmes, et en même temps nous ne voulons pas d’eux parce qu’ils représentent une menace pour notre mode de vie. Au début de la pandémie de Covid-19, des sans-papiers qui ramassaient des fraises et des laitues dans la Vallée centrale de Californie ont reçu des courriers officiels de leurs employeurs les qualifiant de « travailleurs essentiels ». Pourtant, l’ICE a procédé à une rafle le tout premier jour du confinement en Californie, en mars 2020. « Business as usual [la routine] », a commenté un journaliste du Los Angeles Times, mis à part le fait que « les agents avaient des masques N95 dans leurs véhicules, au cas où ». Les ouvriers agricoles immigrés sont essentiels, mais il semble que l’ICE le soit aussi. Cette contradiction n’a pas échappé à Adam Goodman. Il démontre que la politique d’immigration du gouvernement fédéral découle à la fois de la volonté de contrôler les frontières et de contenter les employeurs qui veulent avoir à leur disposition une « main-d’œuvre immigrée bien réglementée et exploitable ». Faire venir des travailleurs mexicains aux États-Unis était très lucratif. Décrocher des contrats publics pour les expulser l’était tout autant. Ces contrats étaient payés, au moins en partie, par les migrants qui avaient signé le formulaire de consentement au départ volontaire, ce qui rendait le processus presque aussi rentable que le scareheading.
Bien avant que des sociétés privées ne construisent près de nos frontières les centres de détention où sont aujourd’hui enfermés les migrants, les expulsions relevaient d’un partenariat entre les secteurs public et privé. La sécurité n’était pas une priorité, c’est le moins que l’on puisse dire. En 1948, un avion transportant des personnes expulsées s’est écrasé en Californie ; tous les passagers furent tués. Le vol avait été affrété par un prestataire privé. La même année, des agents de l’INS se sont renseignés sur le type de compagnie charter dont ils pourraient légalement louer les services pour procéder aux expulsions. Ils ont conclu qu’il suffisait que les prestataires obtiennent un « permis pour le transport de marchandises inhabituelles, comme des effets personnels ». L’un des agents de l’INS responsable des rapatriements aériens a exprimé son sentiment à ce sujet : « Nous soutenons que les étrangers de nationalité mexicaine sont, d’une certaine façon, des effets personnels, dans la mesure où ils ne décident ni du moyen de transport ni de la destination. » Les contrats d’expulsion par avion, par bateau ou par train étaient entachés de corruption. L’opération Wetback a donné lieu à une série de 26 traversées en bateau, débarquant plus de 50 000 Mexicains au sud de la frontière entre 1954 et 1956. Le responsable mexicain qui a conclu cet accord avec les États-Unis était membre et actionnaire de l’une des compagnies maritimes mexicaines qui ont obtenu un contrat. Sa société expédiait déjà des bananes vers le nord ; pourquoi ne pas convoyer des personnes expulsées vers le sud, sur le trajet du retour ? En consultant les registres de l’INS, Goodman a découvert que l’air conditionné avait été installé sous le pont principal, « non pas pour le confort des personnes expulsées, mais pour que les bananes arrivent en bon état ».
Ces navires, dont l’un s’appelait Emancipación, avaient été conçus pour transporter des marchandises. Les Mexicains étaient obligés de descendre dans des cales bondées, pour une traversée qui durait quarante-huit heures. Ceux qui n’avaient pas le mal de mer passaient le voyage à patauger dans le vomi de ceux qui l’avaient. Les conditions étaient si pénibles que Goodman présente l’expulsion par bateau comme le précurseur des politiques de « prévention par la dissuasion » adoptées plus tard. À partir des années 1990, ces politiques ont en effet eu pour but de dissuader les Mexicains de traverser la frontière en rendant le voyage plus difficile et plus dangereux, voire mortel. « Ils détestent la traversée en bateau comme le diable déteste l’eau bénite, a clamé le général Joseph M. Swing, le commissaire de l’INS qui avait planifié et mis en œuvre l’opération Wetback, lors d’un témoignage devant le Congrès en 1955. L’expulsion par bateau est la méthode la plus salutaire que nous ayons trouvée jusqu’à présent. » Les expulsions par bateau ont pris fin en 1956, quand des Mexicains se sont mutinés au large de la côte de Tampico, dans le nord-est du Mexique, et ont forcé le capitaine à rapprocher le bateau de la côte. Une quarantaine de personnes ont alors sauté par-dessus bord et tenté de rejoindre le rivage à la nage. Deux hommes se sont noyés ; on a pu les identifier plus tard grâce à leurs jeans Levi’s.
L’opération Wetback était censée augmenter le nombre de braceros et réduire celui de travailleurs sans papiers, mais la distinction entre les deux échappait souvent aux forces de l’ordre lors des rafles. Il est impossible de savoir combien d’immigrés en situation régulière et de citoyens américains ont été expulsés, ou encore combien de personnes expulsées ont été recrutées ensuite pour rejoindre le programme Bracero. En 1954, l’un des pilotes qui travaillaient pour un prestataire de l’INS notait : « Cette histoire de Mexicains me laisse perplexe. Nous venons juste de transporter une flopée de travailleurs contractuels du Mexique au Michigan. À présent, nous transportons une flopée d’autres Mexicains pour les ramener au Mexique. Mais bon, moi, je me contente de piloter l’avion. » Le programme Bracero a pris fin en 1964, un an avant que le président Lyndon B. Johnson ne signe la loi relative à l’immigration et à la nationalité, lors d’une cérémonie qui s’est tenue au pied de la statue de la Liberté. Cette loi a jeté les bases de celle sur l’immigration en vigueur aujourd’hui. Elle prévoyait que les immigrés seraient admis non pas en fonction de leur appartenance ethnique ou de leur nationalité, mais sur la base de leurs compétences, de leur statut de réfugié ou du regroupement familial. Cette loi a donné lieu à une augmentation spectaculaire de l’immigration extra-européenne, bien plus importante que les promoteurs de la loi eux-mêmes ne l’avaient envisagé. Dans son excellent ouvrage « La vie des sans-papiers » 4, l’historienne Ana Raquel Minian indique que, entre 1965 et 1986, un flux permanent de travailleurs mexicains a circulé entre les deux pays au gré des saisons. L’augmentation des arrivées aux États-Unis était compensée à 86 % par les départs. Ce mode de migration circulaire n’a pris fin qu’en raison de nouvelles politiques plus strictes aux frontières. En 1986, Ronald Reagan a accordé l’amnistie à 3 millions de sans-papiers et, en contrepartie, le Congrès a adopté une série de mesures visant à militariser la frontière, à augmenter le budget de la Patrouille frontalière, à sanctionner les employeurs de sans-papiers et à réduire le contrôle juridictionnel en matière de lois sur l’expulsion. Ana Raquel Minian écrit que les Mexicains qui voulaient être payés en dollars américains « se sont retrouvés piégés aux États-Unis, qu’ils appelaient la “jaula de oro”, la prison dorée. »
Il aura fallu un durcissement de la législation pour que les États-Unis mettent fin aux départs volontaires. Ce sont les démocrates qui ont supervisé le passage aux expulsions officielles, soi-disant pour porter un coup dur à la criminalité. En 1996, le Congrès a ainsi adopté une nouvelle série de lois sur l’immigration qui prévoyaient des « expulsions accélérées » et le « rétablissement des procédures d’expulsion ». Elles permettaient aux agents des services d’immigration d’arrêter, d’inculper et d’expulser officiellement un individu sans enquête préalable, ni intervention d’un juge. De ce fait, les expulsions « officielles » en sont venues à ressembler de plus en plus à des départs volontaires : rapides et non encadrées par une procédure régulière. Pour les expulsés, les conséquences étaient très lourdes : interdiction à vie de pénétrer à nouveau aux États-Unis (et non plus pour une durée de cinq ans) et poursuite pénale en cas de nouvelle interpellation aux États-Unis. Pour l’historien du droit Daniel Kanstroom, 1996 est « l’année où l’expulsion a cessé d’être encadrée légalement ».
Le livre d’Adam Goodman est tellement foisonnant qu’on peut difficilement lui reprocher de ne pas accorder plus d’attention à la question de la demande d’asile. Étant donné que la procédure d’expulsion officielle s’est vraiment accélérée, demander l’asile est désormais le principal moyen, si ce n’est le seul, dont disposent les migrants pour ralentir le système et faire valoir leurs droits. Depuis une dizaine d’années, nous assistons à un changement important aux frontières : davantage de personnes viennent aux États-Unis pour y demander l’asile, pas seulement pour y travailler. En 2008, 1 % des migrants ont déposé une demande d’asile ou d’aide humanitaire. En 2018, ils étaient plus de 30 %. Cette évolution est en relation directe avec la situation en Amérique latine. En raison de l’amélioration des perspectives économiques au Mexique et de la grande récession aux États-Unis, les Mexicains qui en partent sont plus nombreux que ceux qui y entrent. Pour la première fois depuis près de cent ans, notre système d’immigration a désormais dans le collimateur ceux que le gouvernement appelle toujours des OTM, les ressortissants des pays du triangle nord : le Salvador, le Guatemala et le Honduras. Les Centraméricains fuient les gangs, les exactions contre les peuples indigènes, la violence conjugale, la pauvreté, la corruption et l’instabilité politique. Soit une multitude de problèmes connexes que les États-Unis ont contribué à créer en finançant des dictatures militaires dans les années 1970 et 1980.
Des demandeurs d’asile affirment qu’ils ont été dupés et forcés à signer le formulaire I-210 de l’ICE, une version actualisée du formulaire utilisé pour les départs volontaires depuis l’opération Wetback. Certains parents qui ont été séparés de leurs enfants à la frontière racontent qu’on leur a dit qu’ils devaient signer ledit formulaire pour pouvoir retrouver leurs proches. Enfin, en pleine pandémie, le gouvernement Trump a entrepris de mettre fin à la procédure de demande d’asile, une première depuis sa création, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Des milliers de demandeurs d’asile ont dû attendre au Mexique que leur demande soit examinée, dans des camps sordides et dangereux, sans savoir combien de temps cela prendrait.
Depuis le début de la pandémie, les travailleurs sans papiers sont exposés au Covid-19 – lorsqu’ils cueillent les fraises de Californie, font le ménage chez des particuliers ou livrent des repas et des colis aux quatre coins des États-Unis. Ces travailleurs sont toujours « essentiels », mais cela n’est jamais aussi évident que lorsque le pays traverse une crise. C’est ce qu’a souligné l’Équatorienne Karla Cornejo Villavicencio, qui était elle-même en situation irrégulière lorsqu’elle a écrit « Les Américains sans papiers » 5. Au sujet du 11-Septembre, elle remarque : « Les pompiers et les ambulanciers ont été les premiers sur les lieux. Suivis de près par les sans-papiers. » La municipalité de New York a sollicité des prestataires de services pour évacuer les gravats des tours jumelles. Ces prestataires ont recruté des sous-traitants qui ont à leur tour engagé des journaliers, principalement originaires d’Europe de l’Est et d’Amérique latine. « Beaucoup des femmes connaissaient bien le quartier, écrit Karla Cornejo Villavicencio, parce qu’elles faisaient le ménage dans les bureaux et les appartements de Lower Manhattan depuis des années. Elles savaient qu’on les appellerait pour faire la poussière. Il y en avait tellement, de la poussière. »
— Rachel Nolan est une historienne spécialiste de l’Amérique latine qui enseigne à l’Université de Boston. — Cet article est paru dans le numéro de septembre 2020 du mensuel américain Harper’s Magazine. Il a été traduit par Béatrice Murail.
[post_title] => États-Unis : par ici la sortie !
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => etats-unis-par-ici-la-sortie
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-01-05 08:21:33
[post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:21:33
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=113986
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
«Depuis 1989, peu de livres ont été attendus avec autant d’impatience que le nouveau roman d’Alena Mornštajnová. Rien d’étonnant, car Listopád a tout pour être un best-seller », promettait Lidové Noviny. Le quotidien prenait peu de risques : l’auteure de 58 ans est une valeur sûre de la littérature tchèque depuis le succès d’Hana, paru en 2017. Tiré d’un événement historique, l’épidémie de fièvre typhoïde de 1954, Hana retrace l’histoire des juifs en Europe depuis 1930. Il fait alterner deux voix féminines, celle de Mira, dont la famille a succombé à la fièvre, et celle de sa tante Hana, survivante de l’Holocauste, qui la recueille.
Dans Listopád aussi, l’Histoire est omniprésente, même si c’est une histoire alternative : la révolution de Velours n’a pas eu lieu, et la Tchécoslovaquie vit sous le joug d’un terrible régime communiste. Ici, le récit va et vient entre Marie, prisonnière politique, et Magda, fillette arrachée à ses parents et placée dans un « sanatorium », « un piège où l’État éduque ses futurs cadres », précise le journal MF Dnes. Pour Lidové Noviny, Listopád surpasse Hana parce qu’il est « plus actuel, plus évocateur pour le lecteur, lequel est troublé dès le début tant la dystopie est proche de la réalité ». Le quotidien salue une « chorégraphie tissée à la perfection entre haute littérature et mélodrame populaire ».
[post_title] => La révolution à rebours
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => la-revolution-a-rebours
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-01-05 08:21:33
[post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:21:33
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=113531
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
«Brassens, me disait-il, Souchon, mais aussi Franck avec sa sonate ou Fauré avec sa sicilienne m’ont totalement “enoreillé”. Pas un matin où un de leurs worms ne me réveille. Pas une douche où ils ne me worment les oreilles.» D. P.
Earworm, littéralement « ver d’oreille », désigne en anglais un air obsédant qui vous trotte dans la tête. Plusieurs lecteurs de Books ont trouvé la solution. Béatrice Nicolas nous signale que le mot existe aussi en allemand : Ohrwurm.
Aidez-nous à trouver le prochain mot manquant : Existe-t-il dans une langue un mot pour désigner le pire état qui soit atteint dans des conditions données ? Écrivez à
Maîtresse de Napoléon III, de Victor-Emmanuel II et de beaucoup d’autres, espionne au service de l’homme d’État piémontais Camillo Cavour, partisane d’une Italie unie et monarchique, la comtesse de Castiglione est loin d’être une anonyme. Depuis La Divine Comtesse, de Robert de Montesquiou, des dizaines d’ouvrages lui ont déjà été consacrés, des pièces de théâtre, des films. Elle passait pour la femme la plus belle de son époque et, surtout, savait mettre cette beauté en valeur : « Obsédée par le culte de sa propre image », elle se servit des « moyens offerts par un art alors en plein essor : la photographie », rapporte Annamaria Guadagni dans Il Foglio. On compte des dizaines de clichés d’elle, posant souvent dans des costumes extravagants.
Si l’historienne Benedetta Craveri propose une nouvelle biographie qui paraît simultanément en Italie et en France, c’est parce qu’elle a eu accès à des documents inédits : les journaux intimes, la correspondance de ses proches ainsi que les lettres que la comtesse écrivit à son unique ami, le prince Joseph Poniatowski, dans une langue où le français se mêle à l’italien.
Née Virginia Oldoini et fille unique d’un aristocrate en qui Cavour ne voyait qu’un « fat stupide » ne plaisant à personne, « pas même à sa femme », elle épouse à 16 ans le comte de Castiglione, mais ses infidélités ne tardent pas à le lasser. Elle n’a que 18 ans quand elle est envoyée à Paris par Cavour. Sa mission : séduire l’empereur Napoléon III et le rendre favorable aux intérêts de la maison de Savoie. Elle n’y réussit pas tout de suite. Lors de leur première rencontre, elle est intimidée. Lui la trouve belle mais dénuée d’esprit. Ce n’est que lors de leur deuxième entrevue que le charme opère. Elle arrive à un bal que l’empereur quitte. Il lui dit qu’elle est très en retard, elle lui réplique que c’est lui qui part très tôt. Elle ne tarde pas à devenir sa maîtresse officielle. Il a trente ans de plus qu’elle, et, dans ses lettres, elle le surnomme « le vieux ». Pas très flatteur, mais mieux que « le roi porc », comme elle qualifie Victor-Emmanuel II, à qui elle a succombé avant de partir pour Paris et dont les mauvaises langues prétendent qu’il se comportait de manière effectivement assez bestiale dans l’intimité.
« Elle était animée par le besoin constant de tester ses capacités de séduction, y compris sur son fils en bas âge. Elle tenait une comptabilité amoureuse digne d’un coureur de jupons, adoptant un code pour enregistrer le degré d’intimité qu’elle accordait à tel ou tel », nous apprend Guadagni. A-t-elle jamais sincèrement aimé quelqu’un ? s’interroge Marco Cicala dans La Repubblica. Sans doute pas. « Elle était trop occupée à lutter pour sa liberté, à comploter, à spéculer en Bourse. » L’un des mérites de l’ouvrage de Craveri est de « renverser le cliché » qui voudrait que la comtesse n’ait été qu’une « courtisane de luxe ». « Elle fut certes utilisée par les hommes, résume Cicala, mais elle les a aussi exploités. » Et son « volumineux narcissisme » ne l’empêcha pas d’être « une vibrante patriote ».
[post_title] => Les dessous chics de la diplomatie
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => les-dessous-chics-de-la-diplomatie
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-01-05 08:21:33
[post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:21:33
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=114243
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Le débat sur le climat est très sensible, presque « théologique », comme vous l’écrivez. Donc, pour commencer, nos lecteurs voudront savoir qui vous êtes, d’où vous parlez. Votre première carrière était celle d’un physicien. Pouvez-vous expliquer en quelques mots le domaine de la physique dans lequel vous étiez impliqué et pendant combien de temps ?
Je suis physicien théoricien de formation. Pendant vingt ans, j’ai travaillé sur la simulation par ordinateur de la physique des systèmes quantiques à N corps, principalement la structure et les réactions nucléaires, mais aussi la matière condensée atomique et les systèmes de la physique des particules. J’ai également été impliqué pendant trente ans dans des études concernant le climat.
Dans une seconde carrière, vous vous êtes penché sur les questions énergétiques. Pourquoi ce choix et qu’avez-vous fait ?
Peu après 1990, en discutant avec des collègues, en lisant des revues scientifiques et en assistant à des colloques, j’ai compris que l’énergie allait être un domaine important à l’avenir et que ce sujet, aussi intéressant sur le plan technique que d’un point de vue économique et social, n’avait pas été suffisamment exploré. Donc, quand le directeur général de British Petroleum, John Browne, m’a proposé de devenir le directeur scientifique de l’entreprise, j’ai sauté sur l’occasion. J’ai passé cinq ans à aider le groupe BP à développer une stratégie pour les technologies de l’énergie capables de l’emmener « au-delà du pétrole ». Après quoi j’ai eu l’opportunité de jouer un rôle similaire pendant deux ans et demi au sein du département de l’Énergie de l’administration Obama, pour déterminer comment l’État devrait investir dans le développement et la mise en œuvre de technologies énergétiques à faible émission de gaz à effet de serre.
Nombre de vos critiques disent que, n’étant pas un expert en climatologie, vous n’êtes pas habilité à exprimer des vues sur la science du climat. Que répondez-vous ?
J’ai plusieurs réponses à formuler. – La science du climat est un domaine si vaste que des scientifiques de nombreuses disciplines y contribuent. – Beaucoup de climatologues, y compris James E. Hansen et Michael E. Mann, sont des physiciens, comme moi 1. – J’ai moi-même signé ou cosigné des articles de climatologie dans des journaux scientifiques de premier plan, avec comité de lecture. Ce fut le cas récemment des résultats d’un programme d’observation sur une durée de vingt ans qui a détecté une diminution de la réflectance de la Terre – une diminution de la lumière qu’elle réfléchit. Ce travail a été publié en août dernier dans Geophysical Research Letters 2, ce qui a attiré l’attention des médias. – Les problèmes que je souligne dans mon livre quant aux représentations que se fait l’opinion publique de la science du climat sont évidents pour tout lecteur ayant bénéficié d’une formation universitaire élémentaire. Nul besoin d’être un expert pour les comprendre. Pour prendre une analogie : je ne suis pas expert en moquette, mais si un vendeur me dit que j’ai besoin de 30 mètres carrés pour couvrir une surface de 5 mètres sur 3, je vais lui dire son fait.
Vous avez travaillé dans l’administration Obama, après quoi vous avez été approché par l’administration Trump. Où vous situez-vous sur l’échiquier politique ? Plutôt à gauche ? Plutôt à droite ? Ni l’un ni l’autre ?
Comme je l’écris dans le livre, je pense que les scientifiques, quand ils ont des conseils à donner, doivent rester neutres politiquement. Et, de fait, je ne me sens à l’aise dans aucun des partis politiques américains.
La raison pour laquelle vous avez été approché par l’administration Trump est un article d’opinion que vous avez publié dans The Wall Street Journal, dans lequel vous préconisiez une procédure red team (« équipe rouge ») pour le problème du climat. De quoi s’agit-il ? Et cela signifie-t-il que le Giec, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, n’est pas à la hauteur de la tâche ?
Une procédure red team est le recours à un groupe d’experts reconnus que l’on charge de répondre à la question : « Qu’est-ce qui cloche dans ce rapport ? ». Je pense que les représentations inexactes que j’ai identifiées dans les précédents rapports du Giec et leurs « résumés à l’intention des décideurs », lesquelles se retrouvent cette année dans le 6e rapport (AR6), montrent bien que ces rapports pourraient bénéficier d’une telle procédure.
Depuis la publication de votre livre, un nouveau rapport du Giec a en effet paru. Dans les premières pages, je lis : « L’étendue probable de l’augmentation totale de la température de surface causée par l’homme de 1850-1900 à 2010-2019 est de 0,8 à 1,3 °C, l’estimation la plus sûre étant 1,07 °C. » Qu’en pensez-vous ?
Cette affirmation simplifie exagérément la situation. Environ un tiers de cette augmentation a eu lieu entre 1910 et 1940, quand l’influence humaine était encore très faible. Après quoi il y a eu un léger refroidissement entre 1940 et 1970, alors même que les émissions de gaz à effet de serre augmentaient. Ces données montrent que d’autres forces sont en jeu, et qu’il s’agit de les identifier avant d’attribuer fermement le récent réchauffement aux seules influences humaines.
Dans le « Résumé à l’intention des décideurs » du dernier rapport du Giec, je lis : « Le niveau global de la mer a augmenté de 20 centimètres [15/25 cm] entre 1901 et 2018. Le rythme de l’augmentation du niveau de la mer a été de 1,3 millimètre par an en moyenne [0,6/2,1 mm] entre 1901 et 1971, passant à 1,9 millimètre par an [0,8/2,9 mm] entre 1971 et 2006, et s’accélérant encore pour atteindre 3,7 millimètres par an [3,2/4,2 mm] entre 2006 et 2018 (niveau de confiance élevé). » Qu’est-ce que cela vous inspire ?
C’est typiquement par ce genre de formulation que le rapport du Giec masque complètement ce que disent les données. En comparant la période de soixante-dix ans entre 1901 et 1971 avec la période de trente-cinq ans entre 1971 et 2006 puis la période de douze ans entre 2006 et 2018, on dissimule entièrement l’augmentation rapide du rythme de l’élévation du niveau de la mer entre 1925 et 1940 et le déclin qui a suivi jusqu’en 1970. Cette variabilité pluridécennale, que l’on peut supposer largement naturelle, fait qu’il est difficile d’attribuer l’augmentation récente du rythme aux influences humaines.
Dans votre livre, vous écrivez que, selon le 5e rapport du Giec, il n’y a pas d’évolution claire de la fréquence ni de l’intensité des inondations, des sécheresses, des événements météorologiques graves et des cyclones extratropicaux. Tirez-vous les mêmes conclusions du dernier rapport ?
Oui, le 6e rapport dit à peu près la même chose. Il relève une augmentation des vagues de canicule et une plus forte intensité des précipitations, mais pas de tendance longue en ce qui concerne les cyclones (que ce soit aux latitudes tropicales ou aux latitudes moyennes), les inondations et les sécheresses météorologiques ou hydrologiques. Il y a bien sûr des variations selon les régions.
La science du climat est « beaucoup moins mûre que je le supposais », écrivez-vous. Parmi les nombreux exemples illustrant votre propos, je remarque celui-ci : « Les courants océaniques profonds ont leurs propres comportements. » Pouvez-vous être plus précis ?
Comme nous le voyons sur les bulletins météo, l’atmosphère change rapidement – c’est une affaire de jours, de semaines. L’océan, lui, change beaucoup plus lentement, en termes d’années et de siècles. C’est là que se noue le temps long du climat. Or les observations montrent l’existence de comportements qui se répètent au rythme des décennies et même des siècles. Certains d’entre eux sont dus à de lents changements dans les courants océaniques et aux interactions entre les océans et l’atmosphère.
Le Giec produit des scénarios fondés sur des modèles. Vous affichez un grand scepticisme à l’égard de ces modèles. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi, en quelques mots ?
Il s’agit de détecter la réaction du climat à des influences humaines qui, du point de vue de la physique, sont faibles (1 %). Le système climatique a de nombreuses composantes – l’océan, l’atmosphère, la cryosphère (tout ce qui est gelé sur la Terre), la biosphère. Toutes changent et interagissent sur de grandes échelles d’espace et de temps, ce qui rend toute modélisation difficile. D’autant que, si les observations du système climatique sont de bonne qualité pour les dernières décennies, nous manquons de données fiables pour un passé plus lointain qui nous permettraient de tester nos modèles.
Vous concluez que l’annonce d’une apocalypse climatique est fortement exagérée. Mais, si exagération il y a, comment l’expliquer ? Dans votre livre, vous mentionnez « une parfaite concordance d’intérêts conduisant à une croyance fervente à un consensus qui n’existe pas ». Je repère trois mots-clés ici : « intérêts », « croyance fervente » et « consensus ». Commençons par les intérêts. Quels sont-ils ?
Il y a les journalistes, qui ne peuvent faire la une qu’en racontant une histoire dramatique. Il y a les hommes politiques, qui ont besoin d’une crise pour recueillir le soutien du public pour les actions qu’ils souhaitent mener à bien. Et il y a les scientifiques, en quête d’argent et de notoriété, dont certains croient sincèrement qu’ils sont en train de sauver la planète.
Qu’en est-il maintenant de cette « croyance fervente » ? L’histoire de l’humanité s’est toujours organisée autour d’un tissu de croyances. La croyance en un changement climatique terrifiant causé par l’homme serait-elle un fil essentiel du tissu de nos croyances actuelles, dans les pays développés ?
Je ne suis pas un expert en comportements humains, mais le mouvement actuel d’alarmisme climatique a beaucoup de points communs avec une religion – il y a un texte sacré, la répression des opinions dissidentes, une vision apocalyptique, la croyance qu’un changement de comportement peut mener au salut, etc. Peut-être ce sentiment religieux vient-il combler un vide laissé par le déclin des religions traditionnelles.
Et qu’en est-il du mot « consensus » ? Des scientifiques ont invoqué un « consensus à 97 % » sur la question climatique. Comment interpréter l’existence d’un « consensus scientifique » dans un domaine comme celui de la science du climat ?
Ce chiffre de 97 % est en effet souvent mis en avant. Mais la méthodologie qui a abouti à ce chiffre a été discréditée de bout en bout. Le problème fondamental est de savoir quelle question on pose. Le climat change-t-il ? Aucun doute. Les humains ont-ils un rôle dans ce changement ? À mon sens, oui. Le changement induit par l’homme sera-t-il catastrophique ? Je ne le pense pas.
En tant que journaliste, j’avoue avoir été effaré d’entendre Alan Rusbridger, qui fut le brillant rédacteur en chef du Guardian, dire : « Nous avons le devoir de ne pas être impartiaux » sur la science du climat. Vous mentionnez dans votre livre la même attitude chez certains scientifiques. Journalistes et scientifiques, même combat ?
En privé, les climatologues sont nombreux à admettre les insuffisances de leur science – c’est ce qui les motive pour mieux faire. Mais l’image que le public se fait de cette science est faussée, en grande partie du fait des institutions scientifiques et des journalistes.
Maintenant, qu’en est-il de l’avenir ? Que pensez-vous du mot d’ordre politique actuel, « zéro émission nette de carbone en 2050 » ?
Cet objectif n’est pas étayé par la science telle qu’elle s’exprime dans la littérature scientifique ou dans les rapports d’évaluation comme ceux du Giec. Il est beaucoup trop ambitieux, et son échéance est beaucoup trop proche – il aura des effets dévastateurs pour un bénéfice faible. Il n’y a pas de crise climatique. Nous avons le temps de développer nos technologies et de mener à bien une transition énergétique de manière beaucoup plus souple que cela risque d’être le cas si politiciens et activistes déterminent les priorités.
Vous écrivez : « Tenter de comprendre comment le système climatique réagit aux influences humaines, c’est un peu comme tenter de comprendre le lien entre l’alimentation et la perte de poids. » Pour conclure, que devrions-nous faire et qu’allons-nous faire, à votre avis ?
D’abord, il faut améliorer nos observations et notre compréhension du système climatique, en particulier de la façon dont il réagit aux influences humaines. Il y a trop d’incertitudes au niveau régional pour que la science actuelle puisse vraiment guider une politique. Ensuite, il nous faut travailler dur sur le développement et la mise en œuvre de technologies à faibles émissions de carbone. Enfin, il nous faut élaborer des stratégies et des politiques de réduction d’émissions qui intègrent technologie, économie, réglementations et changements de comportement, de manière à favoriser une réduction en douceur des émissions à mesure que progresseront notre compréhension et les technologies pertinentes. Quant à savoir ce que nous allons faire, à coup sûr : nous adapter localement – comme l’humanité a si souvent su le faire dans le passé.
— Propos recueillis par Olivier Postel-Vinay.
[post_title] => « Les rapports du Giec masquent les données »
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => les-rapports-du-giec-masquent-les-donnees
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-01-05 08:21:33
[post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:21:33
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=113591
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à utiliser ce dernier, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.Ok