Le débat sur le climat est très sensible, presque « théologique », comme vous l’écrivez. Donc, pour commencer, nos lecteurs voudront savoir qui vous êtes, d’où vous parlez. Votre première carrière était celle d’un physicien. Pouvez-vous expliquer en quelques mots le domaine de la physique dans lequel vous étiez impliqué et pendant combien de temps ?
Je suis physicien théoricien de formation. Pendant vingt ans, j’ai travaillé sur la simulation par ordinateur de la physique des systèmes quantiques à N corps, principalement la structure et les réactions nucléaires, mais aussi la matière condensée atomique et les systèmes de la physique des particules. J’ai également été impliqué pendant trente ans dans des études concernant le climat.
Dans une seconde carrière, vous vous êtes penché sur les questions énergétiques. Pourquoi ce choix et qu’avez-vous fait ?
Peu après 1990, en discutant avec des collègues, en lisant des revues scientifiques et en assistant à des colloques, j’ai compris que l’énergie allait être un domaine important à l’avenir et que ce sujet, aussi intéressant sur le plan technique que d’un point de vue économique et social, n’avait pas été suffisamment exploré. Donc, quand le directeur général de British Petroleum, John Browne, m’a proposé de devenir le directeur scientifique de l’entreprise, j’ai sauté sur l’occasion. J’ai passé cinq ans à aider le groupe BP à développer une stratégie pour les technologies de l’énergie capables de l’emmener « au-delà du pétrole ». Après quoi j’ai eu l’opportunité de jouer un rôle similaire pendant deux ans et demi au sein du département de l’Énergie de l’administration Obama, pour déterminer comment l’État devrait investir dans le développement et la mise en œuvre de technologies énergétiques à faible émission de gaz à effet de serre.
Nombre de vos critiques disent que, n’étant pas un expert en climatologie, vous n’êtes pas habilité à exprimer des vues sur la science du climat. Que répondez-vous ?
J’ai plusieurs réponses à formuler. – La science du climat est un domaine si vaste que des scientifiques de nombreuses disciplines y contribuent. – Beaucoup de climatologues, y compris James E. Hansen et Michael E. Mann, sont des physiciens, comme moi 1. – J’ai moi-même signé ou cosigné des articles de climatologie dans des journaux scientifiques de premier plan, avec comité de lecture. Ce fut le cas récemment des résultats d’un programme d’observation sur une durée de vingt ans qui a détecté une diminution de la réflectance de la Terre – une diminution de la lumière qu’elle réfléchit. Ce travail a été publié en août dernier dans Geophysical Research Letters 2, ce qui a attiré l’attention des médias. – Les problèmes que je souligne dans mon livre quant aux représentations que se fait l’opinion publique de la science du climat sont évidents pour tout lecteur ayant bénéficié d’une formation universitaire élémentaire. Nul besoin d’être un expert pour les comprendre. Pour prendre une analogie : je ne suis pas expert en moquette, mais si un vendeur me dit que j’ai besoin de 30 mètres carrés pour couvrir une surface de 5 mètres sur 3, je vais lui dire son fait.
Vous avez travaillé dans l’administration Obama, après quoi vous avez été approché par l’administration Trump. Où vous situez-vous sur l’échiquier politique ? Plutôt à gauche ? Plutôt à droite ? Ni l’un ni l’autre ?
Comme je l’écris dans le livre, je pense que les scientifiques, quand ils ont des conseils à donner, doivent rester neutres politiquement. Et, de fait, je ne me sens à l’aise dans aucun des partis politiques américains.
La raison pour laquelle vous avez été approché par l’administration Trump est un article d’opinion que vous avez publié dans The Wall Street Journal, dans lequel vous préconisiez une procédure red team (« équipe rouge ») pour le problème du climat. De quoi s’agit-il ? Et cela signifie-t-il que le Giec, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, n’est pas à la hauteur de la tâche ?
Une procédure red team est le recours à un groupe d’experts reconnus que l’on charge de répondre à la question : « Qu’est-ce qui cloche dans ce rapport ? ». Je pense que les représentations inexactes que j’ai identifiées dans les précédents rapports du Giec et leurs « résumés à l’intention des décideurs », lesquelles se retrouvent cette année dans le 6e rapport (AR6), montrent bien que ces rapports pourraient bénéficier d’une telle procédure.
Depuis la publication de votre livre, un nouveau rapport du Giec a en effet paru. Dans les premières pages, je lis : « L’étendue probable de l’augmentation totale de la température de surface causée par l’homme de 1850-1900 à 2010-2019 est de 0,8 à 1,3 °C, l’estimation la plus sûre étant 1,07 °C. » Qu’en pensez-vous ?
Cette affirmation simplifie exagérément la situation. Environ un tiers de cette augmentation a eu lieu entre 1910 et 1940, quand l’influence humaine était encore très faible. Après quoi il y a eu un léger refroidissement entre 1940 et 1970, alors même que les émissions de gaz à effet de serre augmentaient. Ces données montrent que d’autres forces sont en jeu, et qu’il s’agit de les identifier avant d’attribuer fermement le récent réchauffement aux seules influences humaines.
Dans le « Résumé à l’intention des décideurs » du dernier rapport du Giec, je lis : « Le niveau global de la mer a augmenté de 20 centimètres [15/25 cm] entre 1901 et 2018. Le rythme de l’augmentation du niveau de la mer a été de 1,3 millimètre par an en moyenne [0,6/2,1 mm] entre 1901 et 1971, passant à 1,9 millimètre par an [0,8/2,9 mm] entre 1971 et 2006, et s’accélérant encore pour atteindre 3,7 millimètres par an [3,2/4,2 mm] entre 2006 et 2018 (niveau de confiance élevé). » Qu’est-ce que cela vous inspire ?
C’est typiquement par ce genre de formulation que le rapport du Giec masque complètement ce que disent les données. En comparant la période de soixante-dix ans entre 1901 et 1971 avec la période de trente-cinq ans entre 1971 et 2006 puis la période de douze ans entre 2006 et 2018, on dissimule entièrement l’augmentation rapide du rythme de l’élévation du niveau de la mer entre 1925 et 1940 et le déclin qui a suivi jusqu’en 1970. Cette variabilité pluridécennale, que l’on peut supposer largement naturelle, fait qu’il est difficile d’attribuer l’augmentation récente du rythme aux influences humaines.
Dans votre livre, vous écrivez que, selon le 5e rapport du Giec, il n’y a pas d’évolution claire de la fréquence ni de l’intensité des inondations, des sécheresses, des événements météorologiques graves et des cyclones extratropicaux. Tirez-vous les mêmes conclusions du dernier rapport ?
Oui, le 6e rapport dit à peu près la même chose. Il relève une augmentation des vagues de canicule et une plus forte intensité des précipitations, mais pas de tendance longue en ce qui concerne les cyclones (que ce soit aux latitudes tropicales ou aux latitudes moyennes), les inondations et les sécheresses météorologiques ou hydrologiques. Il y a bien sûr des variations selon les régions.
La science du climat est « beaucoup moins mûre que je le supposais », écrivez-vous. Parmi les nombreux exemples illustrant votre propos, je remarque celui-ci : « Les courants océaniques profonds ont leurs propres comportements. » Pouvez-vous être plus précis ?
Comme nous le voyons sur les bulletins météo, l’atmosphère change rapidement – c’est une affaire de jours, de semaines. L’océan, lui, change beaucoup plus lentement, en termes d’années et de siècles. C’est là que se noue le temps long du climat. Or les observations montrent l’existence de comportements qui se répètent au rythme des décennies et même des siècles. Certains d’entre eux sont dus à de lents changements dans les courants océaniques et aux interactions entre les océans et l’atmosphère.
Le Giec produit des scénarios fondés sur des modèles. Vous affichez un grand scepticisme à l’égard de ces modèles. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi, en quelques mots ?
Il s’agit de détecter la réaction du climat à des influences humaines qui, du point de vue de la physique, sont faibles (1 %). Le système climatique a de nombreuses composantes – l’océan, l’atmosphère, la cryosphère (tout ce qui est gelé sur la Terre), la biosphère. Toutes changent et interagissent sur de grandes échelles d’espace et de temps, ce qui rend toute modélisation difficile. D’autant que, si les observations du système climatique sont de bonne qualité pour les dernières décennies, nous manquons de données fiables pour un passé plus lointain qui nous permettraient de tester nos modèles.
Vous concluez que l’annonce d’une apocalypse climatique est fortement exagérée. Mais, si exagération il y a, comment l’expliquer ? Dans votre livre, vous mentionnez « une parfaite concordance d’intérêts conduisant à une croyance fervente à un consensus qui n’existe pas ». Je repère trois mots-clés ici : « intérêts », « croyance fervente » et « consensus ». Commençons par les intérêts. Quels sont-ils ?
Il y a les journalistes, qui ne peuvent faire la une qu’en racontant une histoire dramatique. Il y a les hommes politiques, qui ont besoin d’une crise pour recueillir le soutien du public pour les actions qu’ils souhaitent mener à bien. Et il y a les scientifiques, en quête d’argent et de notoriété, dont certains croient sincèrement qu’ils sont en train de sauver la planète.
Qu’en est-il maintenant de cette « croyance fervente » ? L’histoire de l’humanité s’est toujours organisée autour d’un tissu de croyances. La croyance en un changement climatique terrifiant causé par l’homme serait-elle un fil essentiel du tissu de nos croyances actuelles, dans les pays développés ?
Je ne suis pas un expert en comportements humains, mais le mouvement actuel d’alarmisme climatique a beaucoup de points communs avec une religion – il y a un texte sacré, la répression des opinions dissidentes, une vision apocalyptique, la croyance qu’un changement de comportement peut mener au salut, etc. Peut-être ce sentiment religieux vient-il combler un vide laissé par le déclin des religions traditionnelles.
Et qu’en est-il du mot « consensus » ? Des scientifiques ont invoqué un « consensus à 97 % » sur la question climatique. Comment interpréter l’existence d’un « consensus scientifique » dans un domaine comme celui de la science du climat ?
Ce chiffre de 97 % est en effet souvent mis en avant. Mais la méthodologie qui a abouti à ce chiffre a été discréditée de bout en bout. Le problème fondamental est de savoir quelle question on pose. Le climat change-t-il ? Aucun doute. Les humains ont-ils un rôle dans ce changement ? À mon sens, oui. Le changement induit par l’homme sera-t-il catastrophique ? Je ne le pense pas.
En tant que journaliste, j’avoue avoir été effaré d’entendre Alan Rusbridger, qui fut le brillant rédacteur en chef du Guardian, dire : « Nous avons le devoir de ne pas être impartiaux » sur la science du climat. Vous mentionnez dans votre livre la même attitude chez certains scientifiques. Journalistes et scientifiques, même combat ?
En privé, les climatologues sont nombreux à admettre les insuffisances de leur science – c’est ce qui les motive pour mieux faire. Mais l’image que le public se fait de cette science est faussée, en grande partie du fait des institutions scientifiques et des journalistes.
Maintenant, qu’en est-il de l’avenir ? Que pensez-vous du mot d’ordre politique actuel, « zéro émission nette de carbone en 2050 » ?
Cet objectif n’est pas étayé par la science telle qu’elle s’exprime dans la littérature scientifique ou dans les rapports d’évaluation comme ceux du Giec. Il est beaucoup trop ambitieux, et son échéance est beaucoup trop proche – il aura des effets dévastateurs pour un bénéfice faible. Il n’y a pas de crise climatique. Nous avons le temps de développer nos technologies et de mener à bien une transition énergétique de manière beaucoup plus souple que cela risque d’être le cas si politiciens et activistes déterminent les priorités.
Vous écrivez : « Tenter de comprendre comment le système climatique réagit aux influences humaines, c’est un peu comme tenter de comprendre le lien entre l’alimentation et la perte de poids. » Pour conclure, que devrions-nous faire et qu’allons-nous faire, à votre avis ?
D’abord, il faut améliorer nos observations et notre compréhension du système climatique, en particulier de la façon dont il réagit aux influences humaines. Il y a trop d’incertitudes au niveau régional pour que la science actuelle puisse vraiment guider une politique. Ensuite, il nous faut travailler dur sur le développement et la mise en œuvre de technologies à faibles émissions de carbone. Enfin, il nous faut élaborer des stratégies et des politiques de réduction d’émissions qui intègrent technologie, économie, réglementations et changements de comportement, de manière à favoriser une réduction en douceur des émissions à mesure que progresseront notre compréhension et les technologies pertinentes. Quant à savoir ce que nous allons faire, à coup sûr : nous adapter localement – comme l’humanité a si souvent su le faire dans le passé.
— Propos recueillis par Olivier Postel-Vinay.
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Nous supposons souvent que les extraterrestres avec lesquels nous entrerons en contact seront plus intelligents que nous. Bien sûr, les exoplanètes hébergeront une grande diversité de formes de vie, certaines plus intelligentes, d’autres moins : on observera toute une gradation depuis des espèces ayant développé des technologies de communication jusqu’à l’équivalent de nos méduses. Mais nous présumons, et à raison, que la technologie des extraterrestres avec lesquels nous aurons une conversation sera plus avancée que la nôtre.
Un peu plus de cent ans seulement se sont écoulés depuis la première transmission radio effectuée par notre espèce ; et nous ne sommes qu’au début du développement de la radioastronomie. Si nous devions entrer en communication avec des extraterrestres à un moment X de leur histoire, il n’y a qu’une infime chance que nous tombions sur eux au cours des cent premières années qui auront suivi leur découverte des ondes radio. Face à des civilisations dont l’âge peut se compter en millions d’années, les chances que nous soyons les premiers de la classe sont infimes.
Notons que la longévité d’une espèce n’est pas automatiquement liée à son degré d’intelligence. Nos extraterrestres seront peut-être plus avancés technologiquement, mais cela signifie-t-il qu’ils seront plus intelligents ? Supposons que la race humaine survive encore un million d’années ; naturellement, nos technologies progresseraient, mais en irait-il de même de nos facultés cognitives ? Est-il possible qu’une espèce évolue à l’infini pour développer une intelligence toujours plus grande, ou bien cette évolution s’arrête-t-elle à un certain point ?
Les extraterrestres supérieurs à nous qui hantent les ouvrages de science-fiction font preuve de deux types distincts de super-intelligence : la première est essentiellement le résultat d’avancées technologiques, tandis que la seconde a évolué biologiquement avec l’espèce elle-même. Selon les codes de la science-fiction, c’est la différence entre une civilisation qui est « simplement » capable de construire des vaisseaux spatiaux interstellaires et une civilisation qui a évolué « au-delà » d’une telle technologie et qui a peut-être développé des super-pouvoirs tels que la télépathie et la télékinésie.
Dans le premier cas, on pourrait imaginer qu’après avoir atteint un niveau technologique suffisant, une civilisation extraterrestre – voire notre propre civilisation – délègue toutes les tâches requérant une certaine intelligence aux ordinateurs, les organismes biologiques que nous sommes ayant alors toute liberté d’occuper leur esprit à d’autres activités : réfléchir aux mystères de l’Univers, philosopher ou cultiver d’autres passe-temps intellectuels.
Ou peut-être ne ferions-nous rien d’autre que de jouer à Tetris et regarder des vidéos de chats sur Internet ; nous basculerions ainsi entre une super-intelligence et une super-paresse extraterrestres. Dans cette configuration, non seulement le temps dédié aux loisirs (et à la recherche scientifique) augmenterait, nos technologies ayant supprimé la lutte quotidienne pour l’existence, mais nous comprendrions beaucoup mieux l’Univers, avec des radiotélescopes plus grands et plus performants, des ordinateurs plus rapides et toutes sortes d’appareils de mesure et de détecteurs impressionnants tout droit sortis de Star Trek. Si nous pouvions rencontrer nos descendants dans mille ans, nous considérerions probablement ces humains du futur comme une civilisation « avancée ».
Cependant, notre intelligence biologique resterait plus ou moins la même. Nous serions intelligents, oui, mais sans changer d’espèce. L’excellent roman de science-fiction de Robert J. Sawyer Calculating God raconte l’histoire d’une espèce extraterrestre technologiquement avancée et biologiquement très différente qui visite la Terre et se lance dans une longue série de discussions philosophiques avec le protagoniste humain. Pour ces extraterrestres, le progrès technologique n’a pas encore résolu les mystères de l’Univers.
Mais qu’en est-il du second cas, c’est-à-dire de l’éventualité de rencontrer une espèce extraterrestre dont les capacités intellectuelles seraient bien supérieures aux nôtres en raison de son évolution naturelle ? Pouvons-nous imaginer un scénario réaliste qui aboutirait à ce résultat ? Existe-t-il une pression sélective qui conduirait à une forme d’intelligence dépassant de loin les facultés cognitives que nous possédons déjà ?
Les animaux sur Terre ont suivi ce qui est probablement un parcours typique. Ayant besoin de faire des prédictions sur leur environnement, ils ont développé des caractéristiques physiologiques et anatomiques adaptées : des organes pour récupérer des informations sensorielles et un système de traitement de l’information – ce que nous appelons un cerveau. Une espèce extraterrestre dont l’environnement serait plus imprévisible que le nôtre aurait des besoins plus complexes et développerait peut-être un « cerveau » plus sophistiqué, plus puissant et plus précis dans ses prédictions. Si ces animaux intelligents vivent en société, ce qui me semble assez probable […], ils finiraient par développer un langage afin que chaque individu puisse communiquer ses pensées aux autres membres du groupe. En toute logique, la technologie verrait également le jour.
Une fois qu’une espèce est suffisamment compétente sur le plan technologique, elle apprend petit à petit à construire des cerveaux plus puissants que le sien, un équivalent de l’intelligence artificielle […]. C’est à peu près la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, ou du moins celle que nous connaîtrons dans les prochains siècles. À partir de ce moment, même si nous continuons à nous développer intellectuellement en tant qu’individus et en tant que société, les pressions évolutives qui pousseraient l’intelligence biologique de notre espèce à augmenter se seront évaporées. Pourquoi évoluer pour devenir plus intelligents si des ordinateurs font tout le travail ?
Mais comment évoluerait une espèce intelligente non sociale ? Je doute que la technologie soit possible sans sociabilité ; un individu, si intelligent soit-il, ne peut tout simplement pas construire un vaisseau spatial ou un ordinateur tout seul (qui lui passerait la clé à molette ?). Dans ce cas, tant que leur environnement présentera des défis qu’une intelligence plus grande permet de résoudre de façon plus satisfaisante, ces organismes développeront des cerveaux plus gros, plus complexes et plus fiables. Une telle voie vers la super-intelligence est possible, bien que très peu probable. Le roman de Fred Hoyle […] LeNuage noir met par exemple en scène un être solitaire qui parcourt l’Univers pour son propre compte [sous la forme d’un étrange nuage de gaz interstellaire], avec des capacités bien supérieures à celles qu’une espèce semblable à l’Homme pourrait développer, même en tenant compte d’une période d’évolution incroyablement longue.
LeNuage noir de Hoyle est profondément irréaliste d’un point de vue biologique. Pour qu’une pression sélective continue s’exerce sur l’intelligence, l’espèce doit être en permanence confrontée à des problèmes qui nécessitent d’être résolus par une intelligence de plus en plus grande. Il est difficile de concevoir qu’un écosystème ou une intelligence illimitée continue à fournir des solutions pratiques aux problèmes de la vie quotidienne. Tôt ou tard, vous tomberez à court de problèmes.
En fait, et c’est le cas de nombreux extraterrestres super-intelligents de science-fiction, l’intelligence du Nuage noir semble être une fin en soi, plutôt qu’une solution adoptée pour sa valeur sélective. Ainsi que nous l’avons vu, l’évolution ne cherche pas à atteindre un but fixé à l’avance, mais apporte seulement des améliorations incrémentielles aux capacités d’une espèce. Malheureusement, le concept d’extraterrestres super-intelligents flottant dans l’Univers et philosophant pour le plaisir, bien qu’attrayant, n’est pas biologiquement plausible. Il semble donc peu probable qu’une super-intelligence biologique puisse naître des défis permanents posés par l’environnement. Soit l’espèce développera des technologies pour répondre aux défis qu’elle rencontre, soit elle finira par les épuiser.
Un autre mécanisme pourrait éventuellement aboutir à l’évolution d’une « véritable » super-intelligence. Dans ce scénario, de nombreux individus sont étroitement connectés mentalement ; ils partagent toutes leurs pensées entre eux presque instantanément. Une semblable colonie d’êtres intelligents, similaire à un super-ordinateur composé de nombreux petits ordinateurs travaillant en parallèle, peut être vue comme un seul organisme super-intelligent.
Bien sûr, on peut faire le parallèle avec des espèces qui existent déjà dans la nature. De nombreuses créatures vivent dans des colonies, des ruches et même au sein de regroupements temporaires qui semblent avoir une intelligence propre, dépassant les simples capacités de leurs membres. L’un des exemples les plus impressionnants sur le plan visuel est celui des bancs de poissons. Chaque poisson nage dans une direction qui est régie par des règles très simples, fondées sur la direction de déplacement et la distance de ses voisins immédiats. Quand des centaines de ces poissons se réunissent, le banc dans son ensemble manifeste un comportement sophistiqué. Quand un requin ou un dauphin tente de se précipiter au centre du banc, ce dernier se divise comme par magie, laissant le prédateur bredouille. Le fait qu’un groupe de poissons montre un tel comportement adaptatif et apparemment intelligent, alors que chaque élément pris individuellement en est incapable, est un exemple simple de super-intelligence émergente : le tout vaut plus que la somme de ses parties.
Les ruches constituent un autre exemple d’intelligence émergente. Lorsqu’une colonie déménage vers un nouveau site, des abeilles partent en éclaireur et étudient soigneusement les options qui s’offrent à la colonie. Chacune retourne à la ruche et communique à son entourage les avantages du site qu’elle a découvert. La ruche dans son ensemble est confrontée à deux problèmes : les éclaireuses vont « recommander » des sites différents, et chacune d’entre elles ne peut communiquer qu’avec un petit nombre d’abeilles, non avec la ruche entière. Comme il serait désastreux pour la colonie de s’éparpiller dans des directions différentes, un certain consensus doit être atteint. Mais comment ? Il n’y a pas de chef qui prenne la décision pour tous.
Là encore, des règles simples dictent des comportements complexes. Si une éclaireuse fournit une description particulièrement prometteuse d’un site, elle convaincra de nombreuses autres abeilles de la suivre pour une visite supplémentaire. Chacune de ces abeilles reviendra et fera ses propres recommandations ; de cette façon, les informations sur tous les sites disponibles sont intégrées dans ce qui peut être considéré (dans tous les sens du terme) comme le « cerveau » de la ruche. La seule différence est que ce cerveau n’est pas un organe, mais un ensemble d’individus, chacun ne communiquant qu’avec quelques autres (tout comme les neurones de notre propre cerveau ne sont connectés individuellement qu’à quelques autres neurones). Plusieurs destinations concurrentes se disputent l’attention du cerveau de la ruche ; finalement, un point de basculement est atteint, et toutes les abeilles s’envolent.
Bien que nous envisagions les colonies comme un assemblage d’individus séparés, chacun ayant ses propres intérêts et ses propres capacités de traitement de l’information, il est important de rappeler que notre propre corps (et celui de tous les autres animaux de la planète) est le résultat d’associations opportunistes. Lorsque les organismes multicellulaires ont émergé sur Terre, ils ont eu besoin de communiquer avec les autres cellules de leur colonie en pleine expansion. Aujourd’hui, les cellules de notre corps communiquent entre elles de manière si intégrée que nous nous considérons comme un seul organisme, et non comme un assemblage de parties indépendantes. En approfondissant cette analogie, on conçoit qu’un organisme super-intelligent puisse évoluer grâce à l’association de nombreuses créatures intelligentes, si étroitement interconnectées qu’elles ne seront plus considérées comme des individus à part entière.
L’existence d’un organisme extraterrestre composé de ces quasi-individus super-coopérants est un lieu commun de la science-fiction. L’évolution d’un tel organisme se ferait cependant sous de fortes contraintes. Sur Terre, les créatures équivalentes, comme la galère portugaise [qui ressemble à une méduse sans en être une] […], sont des colonies étroitement liées d’animaux individuels appelés zooïdes. Mais la galère portugaise est très simple, tant dans son comportement que dans sa structure. En effet, une forte contrainte pèse sur la complexité de ces super-organismes : elle est limitée par la quantité d’informations qui peut être transmise entre les différents individus. Dans le cas des zooïdes de la galère portugaise, peu d’informations sont partagées entre eux.
Les véritables colonies, comme celles des abeilles et des fourmis, sont beaucoup plus complexes, et leur communication l’est également. Mais les fourmis et les abeilles sont aussi génétiquement super-apparentées. Cela signifie que les individus ne sont pas vraiment – du point de vue évolutif – aussi distincts que vous et moi pouvons l’être. Une véritable intelligence supra-individuelle, similaire à celle des Borgs de Star Trek, nécessiterait un canal de communication acheminant efficacement de grandes quantités d’informations entre les individus ; et c’est en effet ce que postulent les auteurs de science-fiction. Mais un tel système pourrait-il évoluer de lui-même ? Il est beaucoup plus probable qu’il émerge en tant que résultat d’une ingénierie volontaire. […]
Je ne prétends pas être parvenu à une définition universelle de l’intelligence. Une telle définition n’existe d’ailleurs peut-être pas ! Mais, en examinant les différents types d’intelligence dont font preuve les animaux sur Terre, nous avons identifié certains indicateurs qui devraient être communs à la vie intelligente dans tout l’Univers. Tous les animaux perçoivent leur environnement et réagissent en conséquence pour résoudre leurs problèmes. Ceux que nous appelons « intelligents » possèdent de multiples canaux perceptifs et intègrent les informations qu’ils acquièrent à travers un processus crucial appelé apprentissage. L’apprentissage n’est pas l’intelligence, mais c’est le mécanisme grâce auquel les compétences spécifiques des animaux s’unissent pour constituer une faculté encore plus spectaculaire.
L’apprentissage est si utile qu’il existe nécessairement ailleurs dans l’Univers, de même que des intelligences spécifiques. Sur une planète où les noix sont exceptionnellement dures mais savoureuses, les animaux développeront des compétences pour les ouvrir. L’intelligence spécifique est un trait comme un autre, au même titre que de longs crocs ou un camouflage ; elle évolue si elle apporte un avantage adaptatif.
Puisque l’intelligence générale et l’intelligence spécifique sont toutes deux susceptibles d’évoluer partout, dans quelles conditions des créatures les combineront-elles pour devenir « intelligentes » au sens où nous l’entendons habituellement ? À peu près dans n’importe quelles conditions. Étant donné le nombre d’animaux qui font preuve d’intelligence sur Terre (les chiens, les corbeaux, les dauphins, les poulpes et bien d’autres), il est inconcevable qu’il s’agisse d’une aptitude limitée à notre planète. L’évolution favorisera partout l’intelligence telle que nous la connaissons.
La sociabilité et la technologie (qui peut être quelque chose d’aussi simple que de manipuler une brindille pour attraper une larve) semblent à la fois des exigences de l’évolution et des conséquences de l’intelligence. La relation entre ces compétences est si étroite que chercher laquelle des deux est apparue en premier n’a pas grand sens. Toutefois, elles jouent toutes deux un rôle déterminant dans le mécanisme évolutif poussant à l’intelligence. Et ce dernier débouche logiquement soit sur des cerveaux externes comme les ordinateurs, soit sur des organismes biologiques « super-intelligents ».
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Mai 2020. À pas de loup, la France sort du confinement – le premier, l’historique, celui qui a figé le tic-tac mondial et stupéfié l’humanité. Dans l’entrebâillure des restrictions, la vie hésite. Les commerces sont semi-déserts, les cafés encore fermés, les bureaux quasi vacants, les déplacements contrôlés. C’est à ce moment-là, à la jointure de l’anormal et du normal, que Frédéric Stucin, 43 ans, prend la route avec son matériel de photographe – et sa carte de presse, car il faut bien un laissez-passer. Direction la Seine, qu’il suivra jusqu’à sa source, à 260 kilomètres de son domicile. En chemin, il fera bien sûr des photos – c’est son métier – et des rencontres. Voilà les faits. Ils présagent d’un reportage centré sur le quotidien d’une ruralité engourdie par la pandémie. Ils sont trompeurs. Comme dans l’univers du polar tant aimé du photographe, la vérité est ailleurs.
Au commencement de ce qui donnera lieu à un livre magnifique et troublant, il y a les mantras du « monde d’après » : il faut « se mettre au vert », « faire un retour aux sources », « renouer avec une vie saine ». « On entendait cela tout le temps, explique Frédéric Stucin. Alors j’ai décidé de prendre les mots au pied de la lettre. Je suis parisien, mon fleuve, c’est la Seine. J’allais donc remonter à sa source jusqu’à cette bourgade si bien nommée Source-Seine, car j’y entends “source saine”. » Il part donc, l’œil aux aguets, avec pour viatique une brassée de métaphores, un ballot de mots. Nulle surprise, donc, si le monde qu’il fera jaillir des 43 clichés de La Source est déréalisé, fantomatique. « Nous sommes les héros discrets d’une histoire que nous rêvons », murmure en écho l’écrivaine Marie NDiaye dans le beau texte qui accompagne l’album.
« Rien n’est documentaire, tout est triché ici », s’amuse Stucin. Ainsi, l’ordre des photos ne suit en rien la remontée du fleuve. Les boutiques fermées, rideaux baissés, cafés désertés ne sont que les singeries d’une France sinistrée : « En réalité, le confinement était tout juste allégé, la vie encore à l’arrêt. Et cette boulangerie qui cède son bail, elle n’est pas en faillite, elle a simplement déménagé plus loin, sur la départementale, où elle prospère… » Enfin, il y a cette lumière qui semble émaner du fleuve, noyer le monde séquanien dans un entre-deux-eaux. Elle est l’effet d’un flash déclenché en plein jour doublé d’un usage très patient de la lumière naturelle. « J’utilise un appareil moyen format, lourd, que je pose sur un trépied, comme si je travaillais en argentique. Je prends mon temps, j’ai attendu parfois une heure qu’un nuage estompe un rayon de soleil. »
Ce faisant, Stucin met littéralement l’univers « au vert », mais pas celui du joli mois de mai. Il a la tonalité hallucinée qui baigne ses films de prédilection, L’Armée des ombres de Melville et L’Homme sans passé de Kaurismäki. Dans La Source, où l’on entre par l’énigmatique porte du Paradise, le temps est suspendu entre le jour et la nuit. On ne sait qui est qui. Pourquoi cette femme arrose-t-elle son jardin dans l’obscurité ? Et que fait cet homme qui émerge de l’eau noire parmi des roseaux ? On perd tous ses repères au fil de cette quête de salut, tels les évadés du Dead Man de Jim Jarmusch, souligne Stucin, qui aime le cinéma pour sa capacité « à faire de la fiction ».
« Je ne crois pas à la volonté d’objectivité de la photo », insiste-t-il. Stucin a fait ses armes en courant après les meetings politiques et les défilés de mode avant d’exceller dans l’art du portrait. Il a immortalisé pour la presse des dizaines de célébrités de tous milieux, d’Isabelle Huppert à Édouard Philippe ou Stromae. Des vues jamais convenues, très construites, qui aiguillonnent l’imagination. « Je crée des trompe-l’œil », dit-il. Un peu comme ceux qu’il a dénichés dans son « retour à la source » – un pré vert avec des jolis moutons blancs peint sur la façade d’un préfabriqué posé sur une aire de parking ? Ce sont là les portraits joyeux d’une ruralité fantasmée. La Source, elle, raconte une ruralité fantastique, inquiétante, comme la pandémie.
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En 1945, le Japon capitule, ce qui met un terme à l’occupation de Taïwan depuis un demi-siècle. L’île retombe alors dans le giron chinois, mais les tensions entre la population locale et les nouveaux venus de Chine sont telles qu’en 1949, après la proclamation de la République populaire de Chine, Tchang Kaï-chek décrète la loi martiale. L’époque est donc marquée par une crise politique, économique, sociale mais aussi littéraire : tout est à construire pour les écrivains taïwanais, qui doivent oublier le japonais, se réapproprier le chinois, braver la censure et faire entendre une voix chinoise différente de celle du continent. C’est ce que Chu Yu-hsun, écrivain et critique littéraire, donne à voir dans son ouvrage en brossant le portrait de neuf grands auteurs du XXe siècle (comme Lin Hai-yin, Yeh Shih-tao et Chung Chao-cheng, pour ne citer qu’eux). C’est parce qu’il craignait que ces noms, qui ne diront probablement pas grand-chose au lecteur (même si certains ont été traduits en français), tombent dans l’oubli que Chu s’est lancé dans ce projet. Bien plus qu’une biographie commentée ou qu’un manuel d’histoire littéraire, il s’agit, pour la femme de lettres Yang Tsui, d’un « mélange de narration et d’argumentation [dont Chu] est à la fois le scénariste, le réalisateur, le monteur, le critique et le conteur ». Selon la revue Unitas, « soit ces écrivains se sont tus, soit ils sont partis à l’étranger, soit ils ont été emprisonnés ; mais tous ont connu l’oppression et l’exclusion. Derrière ce portrait de groupe, on voit se dessiner le vaste appareil de censure ainsi que les contours d’une époque où l’on parlait encore de “la province de Taiwan” ».
En 1973, Roger Deakin, écrivain et écologiste britannique, acquit un corps de ferme en ruine aux abords du petit village de Mellis, dans le Suffolk, et entreprit de le retaper. Il restaura les murs de pierre et refit la toiture. L’une des particularités de la Ferme du Noyer (le nom de sa maison) sont ses douves profondes alimentées par une source souterraine. Elles n’entourent pas la demeure, comme dans un château fort, mais ont été creusées à même la terre en deux lignes à peu près parallèles à l’avant et à l’arrière de la propriété. À l’origine, au XVIe siècle, elles faisaient office de réserve d’eau, de glacière et de signe extérieur de richesse. Au fil du temps, les douves tombèrent en désuétude et se remplirent de feuilles mortes et de racines d’arbres vermoulues. Deakin les fit draguer jusqu’à 3 mètres de profondeur, installa une échelle en bois près d’un saule et se mit à nager régulièrement dans leurs eaux froides et verdâtres. Il acquit ainsi ce qu’il appelait une « perception batracienne du cycle des saisons » et une certaine familiarité avec les créatures qui peuplaient les douves – des libellules aux tritons. Au milieu des années 1990, inspiré par le héros de la nouvelle « Le nageur », de John Cheever1, qui traverse son quartier résidentiel en allant de piscine en piscine, Deakin entama un voyage aquatique à travers l’Angleterre, le pays de Galles et l’Écosse, se baignant dans les mers, les rivières, les étangs et les lacs. Il consigna son aventure dans un livre, À la nage, qui est devenu un classique du nature writing britannique. Sa prose est sensuelle : « Dans les eaux algueuses de Kimmeridge, je me mêlai aux mulets trop indolents pour bouger. » Et son humour, caustique : une sangsue, observe-t-il, change sans cesse de forme dans l’eau, elle « étire et tord son corps semblable à un bas noir, comme le font les femmes quand elles veulent tester la qualité des collants chez Marks & Spencer ». Le livre est aussi d’une réjouissante érudition : quand Deakin décrit son bain au large de l’île quasiment inhabitée de Jura, dans les Hébrides écossaises, il note que c’est là que George Orwell s’est retiré pour écrire 1984.
À la nage est subtilement politique. Deakin tenait à remettre en question la privatisation d’eaux jadis publiques. « Le droit de se promener librement au bord d’une rivière et de s’y baigner ne devrait pas plus s’acheter ou se vendre que le droit de randonner en montagne ou de nager dans la mer qui borde nos plages », écrit-il. Dans un passage particulièrement marquant, il se dispute avec des gardes forestiers trop zélés lui reprochant de s’être baigné dans un fleuve poissonneux, l’Itchen, qui traverse le terrain d’un pensionnat d’élite : « Je me sentais déjà requinqué par ce bain de première qualité, je me sentis encore mieux après cette mise au point formidable. » Pour Deakin, nager en eaux libres est un acte subversif : une manière de se réapproprier un espace balisé par le capitalisme et de « renouer avec ce qui est ancien et sauvage dans nos îles Britanniques ».
Deakin est mort d’une tumeur au cerveau en 2006. Un an plus tard, la Ferme du Noyer a été rachetée par un couple, Jasmin et Titus Rowlandson, qui a perpétué son combat pour un mode de vie simple et rustique. Il n’y a toujours pas de chauffage central, la maison est chauffée par un poêle Aga et un gigantesque foyer ouvert où l’on fait généralement mijoter le dîner. Depuis l’année dernière, Titus, qui restaure des automobiles de collection dans la grange, et Jasmin, joaillière et peintre, louent à la nuit les deux cabanes de la propriété qu’ils ont rénovées. Début novembre, j’ai pris le train de Londres jusqu’au Suffolk pour nager dans la douve de Deakin. Une pluie diluvienne tombait depuis le matin, ruisselant sur les fenêtres du train tandis qu’il longeait le port d’Ipswich. Le livre de Deakin s’ouvre sur la description extatique d’un bain dans l’une des douves sous une pluie d’été, parmi les gouttes d’eau « semblables à d’étincelantes épingles dressées à la surface ». Ce jour d’automne frileux et humide me semblait considérablement moins enchanteur.
La pluie cessa néanmoins avant que je n’atteigne la Ferme du Noyer, et une lumière rasante et orangée de fin d’après-midi filtra entre les nuages effilochés et les branches nues des arbres détrempés. Après m’être installée dans la cabane que je louais (joliment décorée avec du mobilier d’antan, un poêle à bois et une bibliothèque choisie avec soin), j’enfilai mon maillot de bain, des chaussons et des gants en Néoprène et me dirigeai, la tête haute, vers la douve du jardin. Longue de 20 mètres, sa surface noire et scintillante était parsemée de feuilles mortes comme autant de disques dorés sur un bijou terni. Je descendis l’échelle branlante puis me propulsai dans l’eau, nageant jusqu’à la zone la plus profonde, au milieu de la douve, pour ne pas m’empêtrer dans les algues et les racines qui tapissaient le fond. J’étais transpercée par le froid. Je sentais les muscles de mon dos se contracter. Mes clavicules et mes côtes semblaient prêtes à se briser, et mes orteils et mes doigts commencèrent à s’engourdir, malgré mon équipement sophistiqué. Je fis quelques longueurs, essayant de m’imprégner au mieux de la perception batracienne de Deakin, mais, si je pouvais effectivement m’identifier à une grenouille, c’était à une grenouille qui, à l’inverse de celle de la fable, se trouvait dans une casserole d’eau dont on abaissait doucement la température pour voir si elle est capable d’en sortir avant de mourir congelée.
Malgré le froid – et malgré les deux heures qu’il me fallut pour me réchauffer une fois sortie, bourrant le poêle de bûches et buvant autant de thé que je le pouvais –, ma courte baignade dans la douve fut une expérience merveilleuse. Je me sentais extraordinairement bien. Deakin nageait dans la douve presque tous les jours, sauf quand elle était gelée, et je compris aisément comment il était devenu accro.
Je ne fus pas la seule lectrice de Deakin à me laisser ainsi séduire. À la nage a contribué à l’émergence de ce qu’on appelle désormais en Grande-Bretagne la « nage sauvage », un mouvement dont les adeptes préfèrent patauger brièvement ou crawler inlassablement en plein air plutôt que de faire des longueurs dans une piscine couverte. D’après les derniers chiffres de Sport England, un organisme qui encourage l’activité physique, quelque 500 000 Anglais s’adonnent régulièrement à la nage sauvage – soit presque deux fois plus qu’il y a trois ans. Beaucoup affirment que c’est non seulement amusant, mais aussi bon pour le moral. Les charmes de ce sport peuvent être difficiles à imaginer pour ceux qui associent la natation en plein air au soleil, à l’eau chaude, au sable fin et à un roman de plage à lire sur sa serviette. La Grande-Bretagne abonde en « espace bleu », un terme qu’utilisent, pour décrire les rivières, les étangs et les mers, ceux qui soutiennent qu’y avoir accès est bon pour la santé. Il y a près de 40 000 lacs en Grande-Bretagne, et on estime que personne, au Royaume-Uni, ne se trouve jamais à plus de 100 kilomètres d’un littoral. Mais les eaux britanniques sont incontestablement froides. La température de la mer grimpe rarement au-dessus de 20 °C, et les eaux douces d’Angleterre, qui sont souvent alimentées par des sources souterraines, tendent à être encore plus glaciales. En 2019, à la mi-octobre (période qui marque pour la plupart des gens la fin de la saison de nage en extérieur), la température du Serpentine Lido – un lac de Hyde Park, à Londres, où la baignade est autorisée – est descendue sous la barre des 10 °C. Les nageurs sauvages les plus courageux continuent d’aller y barboter même quand l’eau se retrouve en dessous de 0 °C. Outre une serviette en microfibre et un thermos de thé, ils emportent une hache, pour briser la glace.
La mode de la nage en extérieur a été alimentée, en partie, par Internet. On récolte facilement des likes quand on poste une photo de soi immergé jusqu’à la taille dans l’eau d’un loch inhospitalier. La presse britannique répertorie les meilleurs endroits où aller se baigner en amoureux. The Guardian s’extasiait récemment sur un lac au pied du mont Snowdon, au pays de Galles : « Piquez une tête, et vous nagerez avec des ombles arctiques, une espèce rare de la famille des salmonidés qui existe depuis l’ère glaciaire. »
Dans les librairies britanniques, des rayons entiers sont consacrés à ce sport. Un des guides les plus populaires est « Nage sauvage »2, de Kate Rew : richement illustré, il regorge de bons plans pour les nageurs qui n’auraient pas de douve à eux. Pourquoi ne pas goûter au lac le plus profond d’Angleterre, Wastwater, dans le Lake District, dont la profondeur équivaut à peu près à la hauteur de Big Ben ? Un nageur s’est fait photographier dans le Blue Lagoon, à Abereiddy, dans le Pembrokeshire, et, en faisant abstraction de sa combinaison de plongée, on pourrait croire que ces eaux turquoise sont celles de la mer Égée.
En 2006, Rew a fondé la Société de nage en plein air, qui compte aujourd’hui près de 80 000 membres. « Nager, c’est comme prendre des vacances condensées, m’a-t-elle dit récemment. C’est comme si on était transporté loin du quotidien, et tout ce qui se passe après ça, c’est du bonus. » Le site de l’association évoque l’éthique du nageur sauvage (« Prenez garde à votre impact sur les autres usagers des eaux, comme les pêcheurs, les plaisanciers ou les oiseaux nicheurs ») et prodigue des conseils de sécurité – que faire, par exemple, quand on se retrouve pris dans des algues (« Ralentissez et tentez la nage du petit chien pour vous extirper délicatement sans donner de coups de pied ni vous débattre »). Rew m’a confié qu’elle n’aime pas avoir froid et qu’elle considère la température des eaux britanniques comme un inconvénient, certes, mais pas forcément rédhibitoire : « Bien sûr, ce n’est pas idéal. Le froid peut vous couper le souffle et vous empêcher de rester aussi longtemps que vous le voudriez. Mais on apprend à faire avec. » Elle décrit avec humour ces aficionados de la nage sauvage qui utilisent des synonymes guillerets de l’adjectif « froid », tels que « fortifiant » ou « revigorant », pour donner à leur activité « un côté rassurant plutôt qu’inhibant ».
La nage sauvage se pratique à différents degrés d’implication. Ainsi, pour les triathlètes, nager dans un lac peut être considéré comme un défi supplémentaire dans leur quête de dépassement de soi, un peu comme une piste de VTT très pentue. Tandis que, pour les nageurs plus modestes, une courte baignade automnale dans la mer est une bonne raison de se retrouver autour d’une part de gâteau ou d’un petit verre de whisky une fois l’exploit accompli. « Beaucoup d’amateurs de nage sauvage ne nagent en fait presque pas, souligne Rew. Ils entrent dans l’eau et barbotent un peu. Ce qui est fantastique, c’est de pouvoir nager comme on veut, à condition de ne pas juger les autres. »
La natation est mentionnée pour la première fois dans des récits de la conquête romaine de la Grande-Bretagne, au Ier siècle. Tacite raconte que des soldats romains nageaient avec leur armure. Et Jules César était, dit-on, un excellent nageur. D’après Susie Parr, auteure d’une passionnante « Histoire de la natation »3, les manuels d’entraînement militaire qui circulaient au Moyen Âge insistaient sur l’utilité de savoir nager.
En 1587, sir Everard Digby, un théologien de Cambridge, a écrit un traité sur la natation, De arte natandi, dans lequel il expliquait comment flotter et comment entrer et sortir de l’eau en toute sécurité. Le texte, écrit en latin puis traduit en anglais quelques années plus tard, était accompagné de gravures représentant des nageurs nus exécutant une série de mouvements parfaitement saugrenus aujourd’hui. L’une des nages présentées requérait de mettre en même temps un bras et une jambe hors de l’eau ; une autre, que le nageur soit sur le dos et batte des pieds comme une grenouille, les mains posées sur ses parties génitales. Les nages que nous connaissons aujourd’hui, du crawl à la brasse, n’ont été normalisées qu’à partir du XIXe siècle, quand l’Angleterre a introduit la natation comme sport de compétition.
Le bain de mer s’est popularisé au XVIIIe siècle. Dans des stations balnéaires comme Weymouth, dans le Dorset, on faisait traverser la plage aux baigneurs dans de petites cabines de bois montées sur roues dont ils descendaient les marches pour entrer dans l’eau, aidés par des personnes – le plus souvent des femmes – appelées « trempeurs » ou « trempeuses ». Avec l’avènement du mouvement romantique, la nage devint – comme les promenades dans les collines couvertes de jonquilles – une activité qui, pensait-on, promettait une rencontre avec le sublime. À l’époque victorienne, le développement des chemins de fer a favorisé l’essor de nombreuses stations balnéaires, dont Ramsgate, dans le Kent, à propos de laquelle un journaliste observait : « Les hommes gambadent dans le plus simple appareil et les femmes s’ébattent dans des costumes de bain d’un goût douteux à quelques mètres d’eux. » Au XXe siècle, de nombreux nageurs sont passés aux piscines chlorées. Les formules bon marché all inclusive, qui permettaient de passer ses vacances dans les stations balnéaires d’Espagne, où l’eau est chaude et le soleil indéfectible, ont achevé d’éloigner les Britanniques de leurs eaux locales. De toute façon, la plupart des lacs et des côtes étaient devenus trop pollués. Dans son histoire de la natation, Parr rapporte que, en 1980, aucune des eaux intérieures britanniques n’était conforme aux normes environnementales de la Directive sur les eaux de baignade de la Communauté économique européenne. Depuis, la qualité de l’eau s’est considérablement améliorée, ce qui a contribué au renouveau de la nage sauvage. La prudence reste néanmoins de mise : une enquête du London Times a montré que 86 % des fleuves et rivières anglais présentaient des niveaux de pollution supérieurs aux critères actuels de l’UE. Un autre facteur explique la popularité de la nage sauvage : son faible coût. Une combinaison de plongée peut certes coûter une centaine d’euros, mais le seul équipement vraiment indispensable est un maillot de bain. Certains puristes prétendent d’ailleurs – avec cette pointe de masochisme propre aux écoles d’élite anglaises – que la nage sauvage se pratique mieux nu.
Beaucoup de passionnés adhèrent à un club, comme le Club de natation de Brighton (le plus vieux du pays, fondé en 1860). Ils peuvent ainsi nager en groupe, ce qui représente un gage de sécurité, notamment quand la mer est agitée. Les clubs offrent aussi des douches chaudes, une perspective réjouissante lorsque vous venez de traverser clopin-clopant, avec la chair de poule, une plage de galets fouettée par le vent pour regagner les vestiaires. D’autres nageurs se rassemblent de manière plus informelle. Les Oiseaux de mer salés, un collectif peu structuré et majoritairement féminin, organise des rencontres quotidiennes à Brighton via Facebook. Ses membres descendent sur la plage dans leurs bottes Ugg et leurs ponchos Dryrobe flottant au vent, telles des mouettes multicolores. Après s’être rapidement mises en maillot, elles entrent dans l’eau et se retrouvent bientôt immergées jusqu’au menton. D’autres préfèrent faire cavalier seul, considérant que la natation est une activité méditative par excellence. Rien n’affûte autant l’esprit que de nager dans une eau tellement froide que, si l’on n’y prend pas garde, on peut en avoir le souffle littéralement coupé. Celui qui saute ou plonge dans une eau glacée, plutôt que d’y entrer graduellement en gardant la tête hors de l’eau, risque d’ailleurs l’hydrocution. Quand j’ai emménagé, il y a environ trois ans, dans un quartier du nord de Londres, près du parc d’Hampstead Heath, des voisins m’ont demandé si j’allais aller nager dans les étangs qui y ont été creusés aux XVIIe et XVIIIe siècles afin de servir de réservoirs. Ceux-ci sont très vite devenus des lieux de baignade informels. Entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, un étang a été réservé aux hommes et un autre aux femmes. Ces bassins non mixtes sont alimentés par la rivière Fleet, qui traversait jadis Londres mais a été canalisée et enterrée au XIXe siècle. Ouverts toute l’année, ce sont de véritables institutions qui inspirent une ferveur presque religieuse à leurs usagers. (Un troisième étang, mixte, de l’autre côté du parc, n’est accessible qu’en été.) Un recueil de textes sur l’étang des Femmes, « À l’étang » 4, a été publié récemment. Il contient une contribution de la romancière Margaret Drabble, qui a fréquenté l’étang dans les années 1970 avec une amie lesbienne plus âgée, une nonne cistercienne défroquée. « Je ne crois pas qu’elle aimait nager, mais elle appréciait l’ambiance, avec son mélange étrange de licence et de pureté », écrit Drabble. Dans un autre texte, l’écrivaine Deborah Moggach raconte, à propos de l’étang, que de « se glisser dans ses eaux c’est se glisser dans le bonheur ». L’étang des Femmes a été célébré avec un peu moins de révérence par un compte Twitter parodique, Bougie London Literary Woman [« Femme de lettres londonienne et bourgeoise »] : « Suite à une brasse exagérément vigoureuse, l’étang a englouti mon pendentif. Il ira se déposer dans la vase, peut-être près de mon cœur, que j’ai abandonné à ces troubles profondeurs il y a longtemps déjà. »
J’ai appris à nager dans la piscine extérieure non chauffée de mon école primaire. J’ai grandi près de la mer, dans la station balnéaire favorite du roi George III, Weymouth, qui donne sur une large baie bien abritée mais où j’allais rarement me baigner dans mon enfance (seulement quand le soleil était suffisamment chaud pour compenser les brises marines omniprésentes). Je suis plutôt une bonne nageuse, mais j’ai dû attendre d’avoir 30 ans et d’emménager à Brooklyn (à quelques stations de métro de Brighton Beach) pour découvrir les plaisirs de la nage en plein air. J’ai troqué une ville balnéaire pour une autre, au cœur de New York. Lorsque j’en avais marre de barboter, je me retranchais dans un petit restaurant russe sur la promenade, où l’on servait du poisson fumé et de la bière tchèque. Mais, même à Brighton Beach, je ne nageais qu’en été, quand la ville devenait une telle étuve que je choisissais d’ignorer les eaux troubles et les bouts de polystyrène que je voyais flotter près de moi.
Avec les étangs d’Hampstead Heath, ce fut une autre histoire. Un jour ensoleillé du mois de mai, je me suis rendue pour la première fois à l’étang des Femmes de Kenwood. Il n’y avait que quelques semaines que les maîtres-nageurs avaient enlevé la ligne de bouées qui barre le plan d’eau en hiver, empêchant les nageuses d’aller au-delà d’une petite zone autour du ponton. La ligne est installée dès que la température de l’eau descend au-dessous de 12 °C, généralement fin octobre. Elle reste là jusqu’à ce que le mercure repasse au-dessus de ce seuil. Je me suis changée dans un bel édifice d’aspect scandinave, construit il y a quelques années, où l’on trouve des douches chaudes. Il remplace une vieille baraque dont certaines habituées de longue date pleurent la disparition, considérant les douches comme un signe de décadence. La plupart des autres femmes présentes à l’étang ce jour-là avaient la cinquantaine ou plus. On aurait pu imaginer sans problème que certaines y venaient déjà dans les années 1970 avec Margaret Drabble. Une ardoise au bord de l’étang indiquait que la température de l’eau était montée à 14 °C. Un panneau rappelait aux visiteuses que l’eau est froide et profonde, et que la baignade est réservée aux nageuses expérimentées. L’un des deux maîtres-nageurs de service toute l’année scrutait la surface d’un œil attentif depuis la cabine vitrée, près du ponton. Je suis entrée dans l’eau en empruntant l’échelle métallique. Je n’ai pas pu m’empêcher de haleter pendant plusieurs minutes. J’ai essayé de me concentrer, non sur mon cœur qui tambourinait ni sur la sensation de picotement au niveau de mes extrémités, mais sur les bourgeons des arbres qui entourent l’étang et procurent aux nageuses, en été, une intimité verdoyante.
Les scientifiques qui étudient la réaction du corps lorsqu’il est plongé dans l’eau froide (généralement définie comme telle au-dessous de 15 °C) ont identifié les différentes étapes de notre réponse physiologique. Pendant les trois premières minutes, la peau se refroidit, vous éprouvez une sensation de brûlure ou de picotement. Cela peut être stressant, mais le risque le plus grave survient plus tard, quand le froid commence à devenir presque tolérable. Vient alors le stade du refroidissement neuromusculaire superficiel, qui peut engendrer une « incapacité due au froid » : vos membres, notamment vos bras (qui ont un rapport surface/masse élevé), semblent trop faibles pour bouger et vos mains trop engourdies pour agripper un ponton ou le barreau d’une échelle.
Les nageurs redoutent parfois l’hypothermie, qui provoque un ralentissement de la circulation sanguine, des fonctions neurologiques et du métabolisme cellulaire – jusqu’à entraîner une perte de conscience. Cependant, dans des eaux au-dessus de 15 °C, l’hypothermie ne survient qu’au bout de trente minutes, soit plus qu’il n’en faut à un nageur expérimenté pour rejoindre la rive. Évidemment, dans des eaux plus froides, l’hypothermie apparaît beaucoup plus vite. La règle, c’est de passer à peu près autant de minutes dans l’eau que sa température en degrés Celsius. (Dans une eau à 10 °C, par exemple, mieux vaut ne pas barboter plus de dix minutes.) Le risque toutefois est moins de sombrer lentement dans l’engourdissement, les lèvres bleues et les doigts crispés sur un morceau de bois tel Leonardo DiCaprio dans Titanic, que de souffrir d’un choc thermique (le nageur se met à hyperventiler, il avale et inhale de l’eau et commence à se noyer). Quand le choc thermique se combine à d’autres changements physiologiques, notamment ceux qui surviennent quand on plonge dans de l’eau glaciale, certains peuvent faire de l’arythmie, ce qui, s’ils sont cardiaques, peut s’avérer fatal. Des noyades surviennent parfois à Hampstead Heath ; l’une d’elles a eu lieu au printemps 2019 dans l’étang des Hommes. L’autopsie a révélé que la victime, un architecte du coin, avait une maladie coronarienne non diagnostiquée. Il a fait une crise cardiaque dans l’eau. Un de ses proches a déclaré à la presse qu’il était conscient des dangers de la baignade en eau froide, et que « la dernière chose qu’il aurait voulue soit qu’on mette en place des mesures de sécurité supplémentaires ».
Je suis allée nager à l’étang des Femmes pendant tout le printemps 2019. Les autres nageuses et moi-même étions accompagnées dans nos tours de bassin par une maman canard suivie de ses canetons duveteux en file indienne. En revanche, le héron qui venait parfois se poser lourdement sur les branches d’un arbre penché au-dessus de l’eau nous ignorait. Petit à petit, la température de l’étang a augmenté. Fin juillet, elle atteignait 20 °C. Les habituées qui viennent toute l’année toléraient l’arrivée des nouvelles venues à la belle saison : des jeunes femmes en Bikini taille haute qui hurlaient en entrant dans l’eau, puis allaient lézarder dans un pré adjacent où le bronzage seins nus est autorisé. (S’il est rare que l’on vous réclame les 2 livres sterling vous donnant le droit d’accéder à l’étang, les maîtres-nageurs et les autres nageuses défendent bec et ongles l’interdiction de prendre des photos.)
Quand, en septembre et en octobre, la température de l’eau a commencé à baisser, j’ai sorti mes chaussons et mes gants en Néoprène. J’ai adopté le bonnet de bain en silicone plutôt que le bonnet de laine porté par de nombreuses femmes de l’étang. À mesure que le froid automnal s’installait, les liens de notre petite communauté se sont resserrés. Le jour d’Halloween, peu après le lever du soleil sur une aube grise, je me suis jointe aux membres de l’Association de l’étang des Femmes de Kenwood qui se retrouvaient, pour l’occasion, autour d’une baignade et d’un petit déjeuner. Nous nous sommes regroupées sur le ponton pendant que Jane Smith, une sauveteuse qui travaille depuis longtemps à l’étang, nous rappelait qu’en ce 31 octobre la frontière qui sépare les vivants des morts est particulièrement ténue. Elle nous a invitées à imaginer les générations de femmes qui avaient nagé là avant nous et nous a exhortées à nager avec elles. Certaines sont entrées dans l’eau en maillot de bain et chapeau de sorcière, faisant des brasses tels des corbeaux qui se seraient soudain métamorphosés en oiseaux aquatiques.
Bien que se baigner les jours de fête soit une tradition à Hampstead Heath et ailleurs (des milliers de personnes participent chaque premier de l’an au « plongeon des ours polaires », à Coney Island, dans l’espoir de faire passer leur gueule de bois), les nageurs chevronnés recommandent de se mettre à l’eau au moins trois fois par semaine pour que le corps conserve ses facultés d’adaptation. Au début du mois de novembre, mes chaussons en Néoprène sont devenus indispensables pour me protéger du froid qui me transperçait les pieds comme des couteaux lorsque je marchais sur le ponton en béton. Par mesure de précaution, j’ai acheté une combinaison en Néoprène sans manches et zippée sur le devant, avec une coupe cintrée digne d’une James Bond girl. Mais, même quand l’ardoise indiquait que la température de l’eau était descendue à 5 °C, je n’ai jamais jugé utile de la mettre. Ces jours-là, je faisais rapidement le tour de l’étang en écartant les feuilles mortes qui n’avaient pas réussi à résister aussi longtemps que moi à l’automne. Je restais juste assez pour ressentir ce qu’on pourrait appeler une « bouffée de suffisance » : ce sentiment de satisfaction que l’on ressent quand on accomplit, et même apprécie, quelque chose que la plupart des gens trouveraient absolument rebutant.
Les promoteurs de la nage en eau froide s’attardent moins sur ses risques que sur ses bienfaits. On entend souvent dire que nager dans de l’eau glacée stimule le système immunitaire, et les passionnés affirment que cette pratique a un réel impact sur leur moral. Dans un documentaire sur les étangs d’Hampstead Heath diffusé par la BBC, certains nageurs évoquent l’effet euphorisant de leurs bains quotidiens, d’autres la façon dont la nage sauvage les a aidés à lutter contre le cancer ou à faire le deuil d’un proche. En réalité, peu de recherches ont été menées sur les bénéfices de ce sport pour la santé mentale. Mark Harper, médecin à l’Hôpital universitaire de Brighton et du Sussex, souligne toutefois que se plonger régulièrement dans l’eau froide permet de réduire l’inflammation, laquelle peut entraîner des douleurs, voire une dépression. Harper, lui-même adepte de la nage en eau froide, explique : « Plus vous vous habituez au stress causé par le froid, moins votre réponse à ce stress est marquée : votre pression artérielle n’augmente plus autant et votre rythme cardiaque ne s’accélère plus comme avant. L’avantage, c’est que vous réagirez moins au stress dans la vie de tous les jours. » Selon Harper, mettre la tête sous l’eau apporterait même des bienfaits supplémentaires.
Pour un scientifique, il est beaucoup plus difficile de mesurer empiriquement les bienfaits de la baignade en eau froide pour le corps et l’esprit que de mesurer, mettons, ceux de la course à pied, activité que l’on peut pratiquer sur un tapis de course en laboratoire.
Hannah Denton, psychologue à Brighton, a surmonté ces difficultés pratiques en fixant un magnétophone à une bouée pour pouvoir interroger in situ une demi-douzaine de nageurs volontaires. Les interviewés étaient tous convaincus que la baignade en eau froide était essentielle à leur bien-être, mais ils ont aussi reconnu avoir parfois traversé des moments de panique. « À l’instant T vous vous sentez bien, et une minute après vous vous dites : “Merde, j’ai trop froid, j’aurais dû sortir”, raconte l’un d’eux. Et, là, c’est littéralement : “Nage ou crève.” »
Les personnes interrogées par Denton ont aussi affirmé que le sentiment d’un contact étroit, et potentiellement dangereux, avec la nature explique également leur attrait pour cette activité. « Tous vos sens sont complètement bouleversés, explique un nageur. Ça vous éclaircit les idées. » Pour les personnes ayant vécu un traumatisme, la concentration que requiert la nage en eau froide peut générer, paradoxalement, un sentiment de quiétude et de maîtrise. Pour d’autres, l’eau froide peut offrir ce que Nicky Mayhew, une des coprésidentes de l’Association de l’étang des Femmes de Kenwood, appelle l’attrait du « danger en toute sécurité » : une excursion hors de sa zone de confort, chose appréciable lorsqu’au quotidien on a la chance de n’être que rarement confronté à des situations extrêmes.
Un autre problème avec l’étude des effets de la nage en eau froide est que tous ceux qui s’y adonnent l’ont clairement voulu, ce qui les prédispose sans doute à penser que cela leur fait du bien. Comme l’observe Sarah Atkinson, professeure de géographie et d’humanités médicales à l’Université de Durham, dans « Espace bleu, santé et bien-être » 5 : « Selon leur degré d’implication, les amateurs de nage sauvage peuvent décrire leur expérience de façon très différente. »
Un dimanche matin de la mi-novembre, peu après le lever du soleil, je retrouve Gilly McArthur, une illustratrice qui vit à Kendal, dans le Lake District, une région du nord de l’Angleterre très prisée des poètes romantiques et des nageurs sauvages. McArthur se baigne régulièrement dans le lac Windermere – même si elle préfère de loin les lacs de montagne gelés –, et elle m’a proposé de me joindre à elle. Pendant notre trajet en voiture, McArthur a sorti son téléphone pour me montrer une photo d’elle prise au mois de janvier précédent, quand elle s’était mis en tête de nager dans la glace tous les jours. Sur la photo, on la voit portant des lunettes et un bonnet de laine, immergée jusqu’au nez dans un mélange grisâtre d’eau et de glace. Elle fait partie d’un petit cercle de nageurs, le Club de la bouée 13, nommé d’après une balise amarrée à 150 mètres du rivage. Pendant que nous traversons la forêt qui borde le lac, elle m’explique qu’il n’y a généralement qu’une demi-douzaine de nageurs. Ce week-end, cependant, a lieu le Mountain Festival de Kendal, consacré aux sports et activités en plein air, et pas moins de quarante lève-tôt se pressent près du hangar à bateaux et sur le ponton au bord de l’eau. Certains sont déjà en maillot. D’autres sont emmitouflés dans des peignoirs moelleux. Il bruine, et la température extérieure dépasse à peine 4 °C. Je me déshabille couche par couche, j’enfile mes chaussons et mes gants en Néoprène et je rejoins les dizaines de nageurs qui commencent à entrer dans l’eau noire et calme. « Au moins, il n’y a pas de vent », note McArthur avec entrain alors que nous entamons notre brasse vers la bouée. La température de l’eau est d’à peu près 6 °C, un poil plus chaude que ce à quoi j’avais été habituée à l’étang des Femmes. Le paysage autour de nous est spectaculaire : sous un ciel de plomb, on peut voir le lac s’étendre vers le nord jusqu’aux reliefs bruns de la chaîne des Langdale Pikes avec, au loin, des sommets coiffés de neige. Je continue de nager tout en bavardant avec McArthur, mais, à une dizaine de mètres de la bouée, je préfère ne pas en faire trop et je l’invite à poursuivre sans moi.
En faisant demi-tour, je réalise que je me suis beaucoup éloignée du ponton. Je ne me sens pas faible, je n’ai même pas particulièrement froid, mais une angoisse me saisit et me pousse à nager plus vite. Je me rends compte que j’ignore la profondeur de l’eau noire qui m’entoure. Je n’ai rien à quoi m’accrocher, et seuls mes bras et mes jambes peuvent me maintenir à la surface. Il n’y a personne autour de moi. Quelle façon idiote de mourir, me dis-je, puis je réalise que c’est sûrement ce qu’on pense juste avant de subir les conséquences d’une décision imprudente et irrévocable. Une femme avec un bonnet en tricot surmonté d’un pompon nage vers moi en direction de la bouée. Lorsqu’elle arrive à mon niveau, j’en profite pour lui demander si elle veut bien me raccompagner jusqu’à la rive. Un homme qui est déjà allé jusqu’à la bouée nous rejoint. « Je vais nager avec vous », me propose-t-il gentiment. À chaque mouvement, je sens l’angoisse refluer. « Et voilà », dit-il en souriant quand j’ai de nouveau pied. Je sors de l’eau, grelottante et encore secouée, mais infiniment reconnaissante envers cet homme, même si, comme aiment à le dire les nageurs, je ne le reconnaîtrais pas si je le croisais habillé.
Une heure plus tard, mon mal au cœur s’est atténué et mes dents ont cessé de claquer. Je me joins aux nageurs du Club de la bouée 13 qui se rendent à la mairie de Kendal pour écouter la conférence du Mountain Festival sur la natation en plein air. La salle où a lieu l’événement, organisé par le magazine Outdoor Swimmer, est pleine à craquer : quelque 300 festivaliers sont assis dans un décor victorien. La scène est équipée d’un pupitre et d’un écran de projection. Le premier intervenant, Fenwick Ridley, est un homme grand et robuste, avec une abondante barbe rousse et des épaules particulièrement larges. Ridley raconte comment il a remonté à la nage le fleuve Tyne, dans le nord-est de l’Angleterre, de Newcastle jusqu’à Kielder Water – un grand lac de barrage. Il nous montre le court-métrage qu’il a tiré de ses sept jours de périple, filmé avec une caméra GoPro. On le voit lutter contre le courant jusqu’à l’épuisement et, dans des moments plus détendus, tremper sa barbe dans la mousse créée par les tourbillons de l’eau. Ridley reconnaît avoir eu quelques frayeurs : les courants étaient forts, et les capitaines de bateaux ne s’attendaient pas à croiser la route d’un nageur. « J’étais très angoissé, mais aussi surexcité à l’idée de voir ce qui se cachait derrière chaque méandre. »
Après lui, c’est au tour d’un habitant de Kendal du nom de Ben Dowman, qui a parcouru en une journée 150 kilomètres à vélo à travers le Lake District et 10 kilomètres à la nage dans quatre lacs différents. Il a dû prévoir l’assistance d’une équipe technique avec un van, car, s’il pouvait porter sa combinaison de plongée sur son vélo, il ne pouvait pas porter celui-ci pendant qu’il nageait dans sa combinaison. L’aventure s’est terminée par une traversée à la nage de Rydal Water, un joli lac qu’affectionnait beaucoup le poète romantique William Wordsworth. À la fin de son parcours, Dowman a rampé, éreinté, jusqu’à la rive. Il décrit ainsi ce dernier tronçon : « J’avais des crampes aux jambes et j’étais étendu à plat ventre au bord de l’eau à me demander pourquoi mon équipe n’arrivait pas. Ils pensaient que je voulais profiter du moment, alors qu’en fait j’étais en train de sombrer lentement dans l’hypothermie. »
La dernière intervenante est une femme appelée Lindsey Cole qui, à la fin de l’année 2018, a descendu la Tamise à la nage déguisée en sirène. Elle était équipée d’une monopalme, du genre de celles qu’utilisent les apnéistes pour une propulsion optimale. Un fourreau en Nylon d’un bleu-vert irisé allait de sa taille jusqu’à la palme. Elle portait une combinaison couleur chair – assortie à son teint – pour se protéger du froid.
Sa traversée, réalisée dans le but de sensibiliser le public aux déchets plastiques et autres détritus qui polluent la Tamise, a commencé à proximité de la source du fleuve, dans la chaîne de collines des Cotswolds. Le voyage s’est révélé épuisant, raconte-t-elle, mais aussi étrangement sympathique : des gens surgissaient parfois des roseaux et lui demandaient s’ils pouvaient nager à ses côtés. La nuit, elle dormait dans des pubs. Alors qu’elle traversait l’Oxfordshire, Cole aperçut ce qu’elle prit d’abord pour un morceau de plastique flottant à la surface de l’eau avant de réaliser que le plastique meuglait. Elle alerta les autorités, qui aidèrent l’animal à rejoindre la rive. (« Une vache sauvée de la noyade par une sirène », titra The Sun.) Nageant jusqu’à six heures par jour, Cole a mis plus de trois semaines à accomplir son exploit. Alors que son périple touchait à sa fin, elle fut accueillie à Teddington, dans la banlieue de Londres, par un groupe de nageurs qui se glissèrent dans l’eau glaciale pour barboter à ses côtés. Un large sourire aux lèvres, Cole explique à l’assistance : « C’était la première fois que je découvrais le monde merveilleux des nageurs en plein air. »
En février dernier, raconte toujours Cole, elle est partie à vélo du Devon, dans le sud de l’Angleterre, jusqu’au Loch Tay, au centre de l’Écosse, pour les championnats écossais de nage hivernale. En chemin, elle s’est arrêtée une douzaine de fois pour faire trempette en compagnie de nageurs sauvages venus d’Angleterre et d’Écosse. À Clevedon, près de Bristol, elle s’est mêlée aux habitants du coin pour une petite baignade, suivie de ce qu’ils appellent le « débrief » : une longue discussion autour d’un bon vin chaud dans un pub. À l’aube, près de Sheffield, elle s’est baignée avec une dizaine de femmes dans le fleuve Derwent pendant qu’une autre jouait de la flûte. Par une nuit d’encre à Skipton, dans le Yorkshire, elle s’est baignée nue avec des inconnus. À Newcastle, elle a fait quelques brasses au côté d’une nageuse sauvage débutante qui espérait que l’eau de mer glacée l’aiderait à se remettre du décès récent de son père. Cole a nagé auprès de milliers de nageurs en traversant la Grande-Bretagne – et, dans les Shetland, au bord de la plage la plus septentrionale d’Écosse, elle s’est même baignée avec des phoques.
De temps en temps, le chemin de Lindsey Cole a croisé celui qu’avait emprunté Roger Deakin vingt ans plus tôt. Son périple aquatique s’est achevé dans les îles Scilly, au large de la pointe ouest des Cornouailles, là où Deakin avait entamé le sien. Dans À la nage, il décrit son « émerveillement face à l’éclat de la nature » de ces îles : le sable blanc, les rochers scintillants de quartz et de mica. Avec son sens de la formule, il qualifie le bruit des mouettes de « cornemuse de la nature. »
Le voyage de Roger Deakin à travers le Royaume-Uni et son attachement à sa parcelle d’espace bleu dans le Suffolk l’ont poussé à réfléchir au goût des Britanniques pour l’insularité. « Nous sommes un peuple endouvé, méfiant vis-à-vis de l’Europe et peu convaincu par le tunnel sous la Manche », écrit-il. Et pourtant, les gens que Lindsey Cole a rencontrés n’étaient pas repliés sur eux-mêmes, mais ouverts. Leur communauté accueillait tout le monde – à condition qu’on aime avoir la chair de poule. Ces nageurs sauvages étaient aussi des gens civilisés, qui tiraient le meilleur parti de ce qu’ils avaient : une île entourée d’une eau froide et inquiétante en guise de foyer. Comme Deakin, Cole a appris à apprécier le charme discret de son pays. « Mon trek jusqu’aux Shetland n’a pas été de tout repos, mais c’était vraiment romantique, raconte-t-elle. La nature était si sauvage, si rude. Et Scilly… Le sable des îles Scilly scintille. Il étincelle. C’est vraiment magique. La Grande-Bretagne est assez magique. »
— Rebecca Mead est une journaliste et écrivaine britannique. — Cet article est paru dans The New Yorker le 20 janvier 2020. Il a été traduit par Lucile Pouthier.
Carolina Maria de Jesus, née en 1914, est l’une des premières écrivaines noires du Brésil à avoir vécu une grande partie de sa vie dans la favela du Canindé, au nord de São Paulo. Elle subvenait à ses besoins et à ceux de ses trois enfants en ramassant des papiers qu’elle revendait pour acheter de la farine ou des haricots. Son livre Le Dépotoir, paru en 1960 (en français chez Stock en 1962), qui relate son quotidien de femme noire dans la misère de la favela, a été un phénomène littéraire exceptionnel au Brésil et au-delà. Elle écrivait pendant que le dîner mijotait, une fois les tâches quotidiennes terminées. Fréquemment interrompue, elle commentait une bagarre, la musique s’échappant d’un autre baraquement, les cris de plaisir des voisins. Le manque d’intimité gênait la concentration nécessaire à l’écriture. Le 21 juillet 1955, elle note dans son journal : « J’ai lu un peu. Je ne sais pas m’endormir sans lire. J’aime feuilleter un livre. Le livre est la meilleure invention de l’homme. »
La chercheuse Fernanda Miranda et les éditions Companhia das Letras viennent de rééditer Casa de alvenaria, ses journaux intimes en deux volumes, enrichis de manuscrits inédits dans lesquels l’auteure raconte les changements survenus dans sa vie après le succès du Dépotoir. De Jesus quitte la favela, réalise son rêve de vivre dans une « vraie maison » et évoque le racisme, une barrière à sa reconnaissance comme femme de lettres. Pour la célèbre écrivaine brésilienne Conceição Evaristo, qui a préfacé ses livres, « on lit encore Carolina Maria de Jesus comme le témoignage d’une réalité, au détriment de considérations sur son désir […] de produire une œuvre d’art et sur sa subjectivité de femme noire », rapporte Stephanie Borges dans la revue Quatro Cinco Um.
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Ted Sarandos n’est pas du genre à éluder les controverses qui façonnent le présent et l’avenir de l’empire qu’il a contribué à bâtir ces dernières années. Chaque fois que le directeur des contenus de Netflix est interrogé par des cinéastes, des critiques de cinéma et des artistes sur les dommages que le streaming aurait causés au secteur de l’exploitation cinématographique, il aime répondre par une autre question : où ont-ils vu pour la première fois les films qui ont fait d’eux les cinéphiles qu’ils sont aujourd’hui ?
La réponse, sans surprise, est rarement « dans une salle de cinéma », mais « à la maison », grâce à un magnétoscope, un lecteur de DVD ou, pour les plus jeunes, grâce à la télévision par câble et aux plateformes de vidéo à la demande (VOD). « Pourquoi, alors, présenter Netflix comme le méchant de l’histoire ? » pointe Sarandos.
C’est une question complexe. Certains cinéphiles soutiennent mordicus que voir un film en salle est une expérience quasi mystique qui doit être préservée et rejettent presque par principe l’idée qu’une telle expérience puisse être vécue chez soi – encore moins lorsqu’il s’agit d’une série ou d’une émission de télé. D’autres affirment qu’à une époque caractérisée par l’omniprésence des écrans, ce débat n’a pas de sens. Selon eux, la seule différence entre un film et une série, c’est la durée. On pourrait considérer que chaque long-métrage Marvel est un épisode de deux heures, et qu’une saison d’American Crime Story ou de Fargo est un film de huit à dix heures. David Lynch souligne, par exemple, que la dernière saison de Twin Peaks n’est pas une série de dix-huit épisodes mais un film de dix-huit heures. Et il fait valoir que c’est ainsi qu’il l’a tournée, d’une traite, comme Rainer Werner Fassbinder lorsqu’il avait réalisé Berlin Alexanderplatz pour la télévision allemande en 1980.
Au-delà de la controverse, ce qui est certain, c’est que la pandémie de Covid-19 a sapé l’hégémonie des salles de cinéma comme principales vitrines d’exposition. Lorsque les cinémas ont dû fermer pour des raisons sanitaires, la traditionnelle fenêtre de trois mois qui leur garantissait l’exclusivité des nouvelles sorties s’est volatilisée. L’avenir de l’exploitation cinématographique ressemble de plus en plus à celui du théâtre de Broadway : un circuit réservé aux franchises de plusieurs millions de dollars, conçues pour être diffusées dans des multiplexes high-tech où le prix du billet est élevé. Les autres films, y compris les œuvres que nous qualifions pompeusement de « cinéma d’auteur », seront diffusés presque exclusivement en streaming et à la télévision. Ben Fritz, journaliste au Wall Street Journal et auteur de The Big Picture: The Fight for the Future of Movies, revient dans cet entretien sur la fascinante métamorphose d’Hollywood au XXIe siècle et sur ce qui attend l’industrie du cinéma à l’ère du contenu illimité.
Sommes-nous vraiment confrontés à la mort des salles de cinéma ?
Les observateurs de l’industrie du divertissement ont tendance à exagérer. La télévision, les magnétoscopes et les lecteurs DVD n’ont pas tué le cinéma, mais ils ont eu un impact sur son développement. Les salles de cinéma ont certes rouvert, mais la pandémie a porté un coup considérable à leur fréquentation, qui était déjà en baisse avant la crise sanitaire. Si certains films comme Sans un bruit 2 et Godzilla vs Kong ont bien marché, ils ont toutefois fait moins d’entrées que ce qu’ils auraient pu faire il y a deux ans. Les gens ont développé de nouvelles habitudes de consommation. Non seulement la traditionnelle sortie au cinéma a cédé la place aux séries regardées sur son canapé, mais aujourd’hui les téléspectateurs s’attendent à pouvoir profiter chez eux des mêmes films que ceux qui sortent en salles, comme ce fut le cas pour Mulan, Wonder Woman 1984 et les films Pixar. L’exploitation en salles représente une part de plus en plus réduite de l’industrie cinématographique. Avant la pandémie, un Américain allait en moyenne au cinéma entre six et huit fois par an ; aujourd’hui, il n’y va peut-être plus que trois ou quatre fois. Ce n’est pas un coup fatal, mais cela redéfinit les règles du jeu : réduction du nombre de sorties en salles, faillite des sociétés d’exploitation, hausse du prix des billets. Seules les superproductions à gros budget, qui font partie d’une franchise dont la rentabilité est assurée, seront diffusées au cinéma. Les films à budget moyen – les comédies romantiques, les drames et même les thrillers avec des acteurs connus – seront exclusivement destinés au streaming. Regardez ce qui s’est passé aux Oscars en avril : presque tous les films nommés dans les principales catégories ont été diffusés uniquement en streaming, et personne n’a semblé s’en soucier outre mesure. On trouvera toujours des cinéphiles pour soutenir le contraire, mais à mon sens on peut difficilement prétendre que des films comme Nomadland ou Sound of Metal sont des œuvres dont la qualité ne peut être réellement appréciée qu’en salle. D’autre part, dans le cas des superproductions issues de franchises à succès où les explosions et les effets spéciaux abondent, il y a cette idée que l’expérience sera maximisée par le grand écran et par le son spatialisé. Cette tendance est là pour durer.
Est-il vrai que les adultes ne souhaitant voir ni films pour enfants ni films de super-héros vont de moins en moins au cinéma ? Et comment l’expliquer ?
À l’exception des comédies et des films d’horreur à petit budget, tous les films qui n’appartiennent pas à une franchise populaire sont une espèce en voie de disparition pour les grands studios de production hollywoodiens. C’est encore plus vrai aujourd’hui qu’il y a trois ans, lorsque j’ai abordé le sujet dans mon livre. Cela s’explique par deux facteurs. Le premier, c’est que les investisseurs rechignent désormais à risquer de l’argent dans des films qui, aujourd’hui, seraient l’équivalent du Parrain dans les années 1970. Investir dans une franchise est un pari sans risque qui sera toujours plus rentable. Par conséquent, la plupart des films qui restent en marge des franchises ont perdu une certaine ambition technique et visuelle. Aujourd’hui, on ne produit presque plus de drames à gros budget. Le second facteur, c’est le degré de sophistication atteint par la télévision au cours des dernières années. Autrefois, il y avait une asymétrie technique flagrante entre les programmes que l’on pouvait voir à la télévision et les films hollywoodiens projetés en salles. Les téléviseurs étaient de mauvaise qualité, l’image manquait de netteté, le budget des émissions était limité, etc. La meilleure télévision américaine ne pouvait offrir une expérience esthétique équivalente à celle du cinéma. Aujourd’hui, en revanche, les téléviseurs nous permettent de bénéficier d’une image haute définition et d’un son de pointe. La qualité des programmes s’est également améliorée. La raison en est technologique : les téléspectateurs qui voulaient regarder un programme précis étaient auparavant tributaires de la date et de l’heure auxquelles la chaîne le diffusait. Il était donc absurde de produire des récits compliqués qui exigeaient de ne manquer aucun rendez-vous hebdomadaire pour pouvoir suivre l’intrigue. La série dite « bouclée » était la norme : les épisodes pouvaient être regardés indépendamment les uns des autres. La technologie a balayé ces contraintes et fait évoluer les attentes des spectateurs, permettant l’avènement de programmes qui ont façonné ce que l’on appelle « le nouvel âge d’or de la télévision ».
Personne ne renoncera à aller au cinéma pour regarder l’épisode de New York, police judiciaire qui passe à la télé ce jour-là. En revanche, à quoi bon sortir quand je peux regarder chez moi une saison complète de Mad Men ou de Game of Thrones ? Cette nouvelle réalité a rendu les studios plus frileux et les a encouragés à orienter leurs financements vers des films destinés au grand public. Ironiquement, ce sont les plateformes de streaming, désireuses d’augmenter le nombre de productions originales de leur catalogue, qui financent désormais les films à budget moyen destinés aux adultes. La conséquence de cela, c’est que l’ambition formelle d’antan est absente de nombre de ces œuvres, qui ne sont plus destinées à être projetées sur grand écran. Presque toutes les fictions américaines pour adultes ont vocation à être diffusées en VOD. Ces films sont de bonne facture mais n’offrent pas une expérience esthétique éblouissante comme dans les années 1970. Dans certaines séries d’aujourd’hui, on sent davantage cette obsession d’égaler le cinéma que dans bien des longs-métrages.
Produire une série comme The Mandalorian (inspirée de Star Wars) coûte moins cher qu’un film de la saga ; pourtant, la marionnette de Bébé Yoda (un personnage de la série) est devenue plus célèbre que le dernier Star Wars…
Chaque épisode de The Mandalorian coûte entre 10 et 15 millions de dollars, de sorte qu’une saison de dix épisodes représente un coût de production similaire à celui d’un film, à savoir 150 millions de dollars. La différence, c’est qu’un film peut générer des pertes bien plus importantes qu’une série. Un flop comme celui de Solo: A Star Wars Story est plus lourd de conséquences que la réception en demi-teinte d’une série, qui dispose de plus de temps pour trouver un public et devenir rentable. Tout est relatif, mais le streaming constitue d’ores et déjà un élément fondamental de ce que nous appelons l’univers cinématographique. Pour Marvel, des séries comme WandaVision, Falcon et le Soldat de l’hiver et Loki sont aussi précieuses que n’importe quel film.
En fait, la valeur des actions de la société Disney est davantage conditionnée par le nombre d’abonnés à sa plateforme Disney+ que par le succès au box-office de ses films. Pour Wall Street, le carton de la série The Mandalorian est un indicateur plus pertinent que le nombre d’entrées du prochain Star Wars. L’argent et l’énergie créative sont concentrés sur le streaming, pas sur les productions destinées au cinéma. Un producteur comme Kevin Feige, à la tête de Marvel Studios, ne s’intéressait guère à la télévision. Il se moquait pas mal des séries produites par Marvel pour la chaîne ABC et Netflix, comme Marvel : les Agents du SHIELD ou Daredevil. Aujourd’hui, les choses ont changé.
L’atomisation des spectateurs semble avoir mis fin aux rituels collectifs. La définition même de « populaire » est devenue floue.
À quelques exceptions près – le final de Game of Thrones, par exemple –, l’un des aspects déterminants du streaming est le défi que représente la création de moments référentiels qui déterminent l’orientation de la culture. Avec autant de contenu diffusé en continu, il est difficile de réunir les différents publics potentiels au même moment. C’est l’une des forces des films projetés au cinéma : les productions hollywoodiennes parviennent encore à capter l’attention des médias et du public au cours de leur première semaine d’exploitation. Dans le contexte de la reprise post-pandémie, la sortie du neuvième volet de Fast and Furious s’est muée en un véritable événement. Aujourd’hui, seules les franchises semblent pouvoir donner lieu à des phénomènes culturels de ce type.
Le film Get Out, de Jordan Peele, constitue un cas intéressant. Ce film est sorti il y a presque cinq ans et, grâce au bouche-à-oreille, il est devenu l’un des succès du box-office en 2017. S’il était produit aujourd’hui, je suis presque sûr que Get Out serait destiné exclusivement aux plateformes de streaming. Dans ces conditions, il n’aurait pas pu susciter suffisamment d’intérêt pour devenir le phénomène culturel qu’il a été en 2017. La projection en salles conserve une certaine capacité à déterminer le goût du jour. L’idéal serait de voir émerger un modèle hybride, où certaines salles de cinéma continueraient à servir de vitrines pour les films destinés aux adultes – à l’instar des enseignes de mode qui utilisent des showrooms pour présenter leurs créations : l’essentiel des ventes se fait en ligne, mais l’exposition physique du produit génère des attentes et des conversations. Miramax, la société de production fondée par les frères Harvey et Robert Weinstein, avait l’habitude d’organiser des avant-premières réservées à certaines salles pour promouvoir des films comme The Crying Game ou Pulp Fiction. Peut-être qu’à l’avenir quelque chose de semblable se mettra en place, bien que cela ne semble pas aller dans le sens de l’évolution du contexte économique actuel.
Peut-on recycler à l’infini les œuvres du passé ou allons-nous assister à l’émergence de nouvelles franchises ?
C’est le cœur du problème : d’où viendront les nouvelles histoires ? Le modèle qui prévaut aujourd’hui permet à des franchises sans grand intérêt de perdurer, en vertu du principe que, dans le pire des cas, elles rapporteront plus d’argent qu’un drame au succès modéré. C’est le cas de la franchise Terminator. Six films et une série télévisée ont été produits à partir de l’idée de James Cameron, mais de combien d’entre eux nous souvenons-nous réellement ? Les trois derniers étaient de vrais navets, mais les studios continuent à les produire à la chaîne, convaincus que miser sur le plaisir qu’auront les spectateurs à retrouver un univers familier comporte moins de risques que de financer une création originale. Cette position n’est pas sans fondement. Prenez par exemple les 50 films les plus rentables de la dernière décennie : pour l’essentiel, ce sont des suites, des films de super-héros ou des adaptations de sagas littéraires destinées aux adolescents et aux jeunes adultes. D’un point de vue économique, les studios ont adopté une approche pragmatique. Tout l’enjeu à présent est de créer de nouvelles licences.
Aujourd’hui, Hollywood ne court plus après les stars ou les cinéastes de renom, mais après les personnes capables de dénicher de nouvelles propriétés intellectuelles et de les exploiter au maximum pour en tirer des films, des séries à voir en streaming et des produits dérivés. Des sortes de showrunners [directeurs de série qui supervisent celle-ci de l’écriture à la réalisation en passant par la production] de franchises à succès. C’est ce qu’a réussi à faire Kevin Feige avec Marvel : il a élevé la franchise au rang d’univers cinématographique. Deux ou trois films reliés par un même arc narratif sortent chaque année, engendrant à leur tour d’autres films. Chaque opus constitue une « bande-annonce » du film suivant, et les fans les regardent tous. Pourquoi se risquer à produire d’autres types de contenu ? On ne change pas une équipe qui gagne.
Les franchises ont tué les stars de cinéma. Aujourd’hui, presque tous les acteurs se réfugient dans le streaming.
Aucun acteur n’a le palmarès de Tom Cruise au box-office. Il ne sera probablement jamais égalé. À 59 ans, Tom Cruise a un temps de rentabilité limité, mais des franchises comme Fast and Furious, Harry Potter, Star Wars ou Marvel pourront, elles, générer des millions de dollars de recettes pendant des années. Le public n’est plus fidèle aux acteurs mais aux univers cinématographiques. Bien sûr, le bon acteur dans le bon rôle peut attirer l’attention, mais ce n’est pas comparable à l’engouement généré par les franchises. Personne n’y est irremplaçable, et pour cause : la star, c’est la franchise, pas l’acteur. Autrefois, les studios déboursaient des sommes considérables pour choyer leurs acteurs et s’assurer leur loyauté. L’industrie ne fonctionne plus ainsi.
Pour autant, cela ne veut pas dire que les stars adulées par des légions de fans sont désormais mises au rancart. Un studio n’a certes aucun intérêt à financer un film avec Adam Sandler, lequel va coûter plusieurs dizaines de millions de dollars et n’attirer en salles qu’un nombre limité de spectateurs. Mais, pour Netflix, c’est le contraire : avoir Adam Sandler en exclusivité est un vrai plus. Le public de Sandler n’est pas prêt à payer 10 dollars pour voir son dernier film au cinéma, mais il ne se privera pas d’en profiter sur Netflix si le film est ajouté au catalogue. C’est pour cette raison que beaucoup d’acteurs tentent désormais de conclure des contrats avec des plateformes de streaming. Mais seuls ceux qui disposent d’un public captif seront en mesure d’obtenir des accords juteux.
Qui va gagner la guerre du streaming ?
Aujourd’hui, Netflix est le leader incontesté. Il a été le pionnier, il dispose d’une assise financière solide et d’un catalogue de productions originales qui l’ont placé en pole position. Netflix, c’est le Kleenex de la VOD : tout comme on dit « un Kleenex » pour « un mouchoir en papier », Netflix est synonyme de streaming dans l’imaginaire populaire. Cependant, Disney+ connaît une croissance rapide et, à mon avis, finira par le détrôner. La force de Disney+ réside dans le vaste éventail de licences dont il détient la propriété intellectuelle. Sur le long terme, je ne pense pas que Netflix puisse gagner la bataille contre Disney, surtout depuis que celui-ci a décidé de diffuser ses productions exclusivement sur sa plateforme, comme il l’a fait récemment avec les films Pixar 1. Disney sera le géant à abattre, non seulement pour Netflix, mais aussi pour Amazon Prime Video, AppleTV+, HBO Max et tous ceux qui parviendront à survivre à ces années de concurrence féroce.
Le streaming permet d’accéder à des récits du monde entier. Pourquoi n’y a-t-il pas plus de contenus internationaux sur les plateformes de VOD ? Le streaming a-t-il contribué à améliorer la représentation des minorités dans les productions culturelles américaines ?
A priori, rien n’empêche les œuvres étrangères de trouver un public aux États-Unis, en particulier parmi les communautés immigrées qui sont susceptibles de s’y reconnaître. Ce sont les Latino-Américains qui vont le plus au cinéma aux États-Unis. Ils représentent un marché énorme. Cependant, ceux de la deuxième génération et des suivantes, qui ont été élevés sur le sol américain et ne connaissent pas leur pays d’origine, ne semblent pas s’intéresser aux produits culturels conçus spécifiquement pour eux. Ce n’est pas le cas de la communauté afro-américaine. Et c’est curieux, parce que, si vous regardez la part de Latinos dans la population américaine et que vous la comparez à la représentation des Latinos dans les films grand public, que ce soit au cinéma ou à la télévision, la disproportion est flagrante. La communauté hispanique est clairement sous-représentée. Les franchises dont les rôles-titres sont tenus par des Latinos bénéficient habituellement d’une forte audience latino – c’est le cas, par exemple, de Fast and Furious. Mais les films qui présentent un casting entièrement latino ont tendance à essuyer des échecs au box-office, à l’instar du film D’où l’on vient, sorti à l’été 2021. Le public hispanique ne l’a pas autant plébiscité que prévu. Ce phénomène mérite sans doute une analyse plus approfondie. Il nous reste encore beaucoup à décrypter.
— Mauricio González Lara est un journaliste mexicain, spécialiste de la culture et des médias. Il prépare actuellement un livre sur la série américaine Mad Men. — Cet article est paru dans le mensuel Letras libres le 1er août 2021. Il a été traduit par Pauline Toulet.
[post_title] => La star est morte, vive les franchises !
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Déconfinement : les salles de cinéma se remplissent à nouveau, et les ventes de livres déclinent. Événements connectés ? Sans doute. Évolution fâcheuse ? Sans doute aussi. Car la lecture d’un livre n’est pas juste l’équivalent, en termes de loisirs, du visionnage d’un film. Littérature et cinéma ont certes partie liée depuis la naissance (récente) du second. « Le cinéma a tant besoin d’histoires », écrit un spécialiste 1 – et où en trouver sinon dans les romans ? En 2014, plus de 700 ouvrages français avaient déjà été adaptés pour le cinéma, sans compter la télévision ; certains classiques, comme Madame Bovary, l’avaient même été jusqu’à dix fois 2 ! La porosité entre le cinquième art (la littérature) et le septième prend d’ailleurs d’autres formes. Nombre d’écrivains ont sauté le pas de leur table d’écriture aux plateaux de tournage – Guitry, Giono, Pagnol, Cendrars, Cocteau, Genet, Malraux, Beckett, Robbe-Grillet et il faut en passer… D’autres, encore plus nombreux sans doute, se sont impliqués de près dans la transposition de leur œuvre sur pellicule. Le marché encourage d’ailleurs cette confraternité : les films tirés de romans rapporteraient au moins 50 % de plus que ceux qui sont issus d’un scénario original 3 ; et les éditeurs savent bien qu’un roman porté à l’écran voit soudainement ses ventes considérablement boostées.
Et pourtant… Un livre n’est pas un film. Ce serait même le contraire. Au cinéma, le spectateur bien calé dans son siège ingurgite passivement la potion que le réalisateur lui a préparée. Le lecteur en revanche est le cocréateur du livre, qu’il réinvente à chaque lecture. C’est lui qui fait tout le travail, Roland Barthes l’a déclaré, et Borges l’a prouvé à travers son personnage de Pierre Ménard, cet érudit qui réécrivit mot à mot Don Quichotte pour produire un texte « verbalement » identique à celui de Cervantès mais, dixit Borges, « infiniment plus riche ». Marguerite Duras, elle, a été claire sur la question : « Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance : l’imaginaire. C’est là sa vertu même : de fermer. » 4 Et même avant le cinéma, Flaubert s’indignait à l’idée qu’on puisse juste dessiner Emma Bovary, ce qui la ferait ressembler à une femme, alors que « la femme écrite fait rêver à mille femmes ». Le lecteur paie peut-être son livre un peu plus cher qu’une place de cinéma, mais il gagne au change sur la durée. En tout cas, inutile pour lui de proclamer, comme la petite souris de la blague alors qu’elle ronge une pellicule de film : « C’est bien meilleur que le livre ! » Il ne s’agit tout simplement pas de la même substance.
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La célèbre remarque de William Goldman selon laquelle, à Hollywood, « personne ne sait rien » est caduque. Après un siècle d’expérimentation, Hollywood a trouvé la recette qui fonctionne : des histoires de super-héros dans des mondes fantastiques, avec des personnages récurrents, des intrigues croisées et des effets spéciaux ébouriffants. Non seulement ces films génèrent des milliards de dollars de recettes au box-office mondial, mais ils donnent lieu à des séries ou des produits dérivés, des jeux vidéo et des parcs à thème. De 2017 à 2019, presque tous les membres du top 10 des films les plus rentables faisaient partie d’une franchise de blockbusters (la seule exception étant Bohemian Rhapsody, qui retrace la vie de Freddie Mercury, le chanteur du groupe Queen).
Un nom en particulier domine cette liste. L’Univers cinématographique Marvel (UCM) est la franchise cinématographique la plus rentable du monde. Elle a obtenu trois entrées dans le top 10 chaque année depuis 2017, dont deux premières places (Black Panther en 2018 et Avengers: Endgame en 2019, le deuxième film le plus rentable de tous les temps). Le dernier long-métrage Marvel, Black Widow, devrait être l’un des plus gros succès de 2021 1.
Il y a vingt ans, lorsque Marvel était un studio relativement petit qui avait fait faillite et en était ressorti criblé de dettes, peu de gens auraient parié sur sa suprématie actuelle. Cette improbable réussite doit beaucoup à un visionnaire sans prétention. Adolescent à la fin des années 1980, Kevin Feige, qui est aujourd’hui le président de Marvel Studios et la personne la plus puissante d’Hollywood, était obsédé par Star Wars. Non seulement par les films, mais aussi par les livres et les jeux dont l’intrigue commençait là où celle des films s’arrêtait, développant l’univers de la saga. Dans cette sous-culture, chaque personnage secondaire, si fugace fût-il à l’écran, avait un nom et une histoire, et pouvait devenir le protagoniste d’aventures inédites que Feige engloutissait. Pour lui, les œuvres de George Lucas étaient plus que des films, ils étaient des portails vers un monde vaste et dépaysant.
Ils étaient également une rampe de lancement pour son imagination. Feige avait l’habitude de jouer avec des figurines de Star Wars dans son jardin et de créer ses propres scénarios. Star Wars était son premier amour, mais il en connut d’autres – Star Trek et Retour vers le futur, notamment. Après avoir vu Superman 4, il imagina son propre Superman 5. Dans son esprit, chaque film était une préquelle, chaque personnage faisait partie d’un univers qui s’étendait au-delà des limites de l’écran. Feige décida de faire des films. Il fut admis dans la même école de cinéma que Lucas (après avoir échoué cinq fois au concours d’entrée). En 2000, cinq ans après avoir obtenu son diplôme, il fut engagé comme cadre junior chez Marvel Studios. À l’époque, Marvel ne réalisait pas ses propres films mais cédait les droits d’exploitation de certains personnages aux studios d’Hollywood. L’essentiel de ses revenus provenait de la vente de produits dérivés. Parfois, les studios faisaient du bon travail, comme avec le film Spider-Man de Columbia Pictures en 2002, mais souvent ils ne parvenaient pas à exploiter pleinement le potentiel d’un personnage.
Marvel venait juste d’accepter que le cinéma puisse être sa planche de salut. Pendant une grande partie des années 1990, l’industrie de la bande dessinée avait connu un boom sans précédent. Le rapport annuel 1993 de Marvel (publié sous forme de BD) indique des revenus de 415 millions de dollars, contre 224 millions l’année précédente et 115 millions l’année d’avant. Mais ce boom était dû en grande partie aux collectionneurs qui achetaient des BD dans l’espoir qu’elles prennent de la valeur plutôt qu’à une réelle demande de nouvelles histoires.
L’écrivain Neil Gaiman fut parmi les premiers à identifier le problème. Dans un discours adressé aux détaillants, il compara ce succès à la tulipomanie du XVIIe siècle : « Vous pouvez vendre beaucoup de BD à la même personne, surtout si vous lui dites que ce placement lui garantira un retour sur investissement élevé. Mais vous vendez des bulles et des tulipes, et un jour la bulle éclatera, et les tulipes pourriront dans l’entrepôt. » Gaiman avait vu juste.
La bulle éclata au milieu des années 1990 et faillit faire couler Marvel. Les ventes de bandes dessinées chutèrent de 70 %, et le cours des actions Marvel s’effondra. Sous la direction de Ronald Perelman, un homme d’affaires fantasque qui avait fait fortune dans plusieurs secteurs, Marvel déposa le bilan en 1996, en partie afin de pouvoir se recentrer sur l’activité cinématographique sans avoir à obtenir le consentement des actionnaires.
Avant de rejoindre l’entreprise, Kevin Feige n’était pas spécialement amateur de bandes dessinées, mais il devint rapidement un fanatique de Marvel, se plongeant dans un univers encore plus riche en histoires que Star Wars. Il ne tarda pas à connaître les personnages sur le bout des doigts : leur apparence, leurs traumatismes formateurs et les conflits qui les définissaient. Il admirait la façon dont Stan Lee, le visionnaire si créatif à l’origine de Marvel Comics, avait élaboré des mondes séparés mais permis ensuite aux personnages de circuler de l’un à l’autre : Spider-Man s’introduisant dans le quartier général des Quatre Fantastiques, l’Incroyable Hulk se déchaînant dans une histoire d’Iron Man.
Les patrons de Marvel, impressionnés par les connaissances de Feige, le nommèrent ambassadeur créatif auprès des studios. Son rôle consistait à dispenser des conseils sur la façon de présenter les personnages ; en fait, il était le geek en chef de Marvel. Feige se sentait frustré lorsque les réalisateurs ne respectaient pas l’origine des histoires. Les réponses, selon lui, se trouvaient toujours dans les bandes dessinées. Feige contribua à convaincre les patrons de la division cinéma de Marvel que la société pouvait prendre le contrôle de sa propriété intellectuelle et produire ses propres films. À l’époque, Marvel ne possédait plus les droits de certains de ses plus célèbres super-héros, mais Feige estima qu’elle en possédait suffisamment pour recréer l’univers Marvel au cinéma.
Il proposa que les super-héros individuels, comme Captain America, aient leur propre franchise, mais que chaque franchise puisse être liée aux autres via des éléments de l’intrigue, du décor, du casting et des personnages, formant ainsi une franchise géante. Les liens pourraient être ténus au début, mais, au bout de quelques années, les héros pourraient être réunis sous l’égide des Avengers, une autre propriété de Marvel. Feige voulait que chaque film devienne une publicité pour tous les autres films Marvel, créant ainsi une dynamique imparable pour l’ensemble de la gamme. Ce plan directeur, connu sous le nom d’UCM, fit partie des arguments de Marvel pour financer son indépendance.
En 2005, Marvel devint un studio indépendant, après avoir emprunté 525 millions de dollars à la banque d’investissement Merrill Lynch. Il était désormais en concurrence avec des sociétés comme Sony et Fox, sauf qu’il n’était que du menu fretin en comparaison. Le nouveau studio fit le pari – risqué – de tout miser sur Iron Man, le premier film UCM. Il recruta Jon Favreau pour le réaliser et Robert Downey Jr. pour y jouer le rôle-titre. Favreau, une star du cinéma indépendant célèbre pour ses comédies potaches, n’avait jamais réalisé de superproduction. Downey Jr., un acteur talentueux au parcours en dents de scie, était tout sauf fiable. En 2007, alors que l’entreprise était en plein bouleversement, le PDG démissionna et Feige, encore relativement inconnu dans le secteur, prit sa place. Il avait 33 ans. Sorti en 2008, Iron Man fut un énorme succès critique et public. Marvel Studios était viable, l’UCM en marche et Feige en charge du coffre à jouets.
Un an après le triomphe d’Iron Man, la société mère de Marvel Studios, Marvel Entertainment, fut rachetée par Disney pour la somme astronomique de 4 milliards de dollars. De nombreux experts du secteur considérèrent qu’il s’agissait d’une folie, et les actions de Disney chutèrent à l’annonce de l’opération. Mais le patron de Disney, Robert Iger, partageait la foi de Feige dans le potentiel de l’UCM et du catalogue Marvel, riche de plus de 5 000 personnages. Personne ne critique plus cette décision aujourd’hui. Marvel Studios a connu une série de succès sans précédent dans l’histoire d’Hollywood. Les 23 films Marvel produits depuis 2008 ont rapporté, en moyenne, près de 1 milliard de dollars chacun au box-office 2. Douze de ces films sont des suites, qui ont presque toutes rapporté davantage que le film qu’elles prolongeaient. De juteuses sous-franchises ont été créées autour des personnages Marvel, comme Captain America, Thor, Les Gardiens de la galaxie et Ant-Man. L’UCM englobe aussi des séries télévisées, comme WandaVision et, plus récemment, Loki.
Quelles sont les caractéristiques de l’Univers cinématographique Marvel ? Les super-héros, bien sûr, mais pas que : le sentiment, également, qu’une menace imminente pèse sur la planète voire sur l’Univers tout entier ; des effets spéciaux spectaculaires ; un large éventail de personnages incarnés par des visages familiers, dont certains étaient déjà mondialement célèbres (Gwyneth Paltrow, Scarlett Johansson, Samuel L. Jackson) et d’autres le sont devenus grâce à l’UCM (Chris Hemsworth, Tom Hiddleston) ; des dialogues mordants et plein d’esprit ; l’impression que, même si les histoires se déroulent dans des mondes alternatifs, elles ont quelque chose à dire sur le nôtre, bien qu’à mots couverts. Les superproductions de Marvel ne sont pas profondes, mais elles sont intelligentes et remportent l’adhésion de la critique.
Black Panther, basé sur l’un des personnages les moins connus de la bibliothèque Marvel, a décroché une nomination dans la catégorie « meilleur film » lors des Oscars 2019 et est devenu le quatrième film le plus rentable de l’Histoire. Détail d’importance : c’était le premier blockbuster à avoir un casting majoritairement afro-américain.
Les personnages Marvel, et les acteurs qui les incarnent, défilent dans les différentes sous-franchises. L’alter ego d’Iron Man, Tony Stark (Downey Jr.), est apparu dans onze films de l’UCM, dont ceux des sagas Avengers et Captain America. Nick Fury, un personnage joué par Samuel L. Jackson qui fait une brève apparition dans le premier Iron Man, est également présent dans onze films de l’UCM, sans être au centre d’aucun d’entre eux. Les personnages comme Fury forment une toile de fond commune à tous les films de cette société, rappelant aux spectateurs qu’ils regardent un film Marvel. L’UCM possède également son propre espace-temps, avec des lieux récurrents aux niveaux planétaire et cosmologique, et une chronologie gérée avec soin. Captain America : le Soldat de l’hiver comprend une scène qui préfigure les événements de Black Panther, lequel commence une semaine après la fin du Soldat de l’hiver. La série WandaVision se déroule trois semaines après les péripéties d’Avengers: Endgame. Feige est l’architecte de cet univers fictionnel densément entrelacé, qui se déploie à l’infini. À lui de faire en sorte que la sortie de chaque film fasse l’effet d’une bombe.
Feige n’a jamais accepté la traditionnelle dichotomie qui veut qu’à Hollywood il y ait le talent artistique d’un côté et les spécialistes des superproductions de l’autre. En témoigne son choix de Mark Ruffalo, star par excellence du cinéma indépendant, pour jouer Hulk. Tout comme sa décision de confier la réalisation de Thor au shakespearien Kenneth Branagh. Plus tard, après avoir décidé qu’une approche différente était nécessaire, Feige a fait appel à Taika Waititi, un Néo-Zélandais qui réalisait des comédies loufoques, pour réinventer l’un des personnages les plus importants de Marvel. Thor: Ragnarok, un film à la fois drôle et décalé, fut une réussite commerciale.
L’approche de Feige met l’accent sur le système plutôt que sur l’individu. Lorsqu’un réalisateur est embauché pour faire un film Marvel, il accepte d’intégrer l’infrastructure de l’UCM (intrigues, cadre spatiotemporel et personnages) à l’histoire qu’il veut raconter. De même, les acteurs signent des contrats qui les engagent sur plusieurs films, pendant des années, leur laissant peu de temps pour d’autres projets. Ils sont grassement rémunérés, mais les films Marvel mettent davantage en valeur les personnages qu’ils incarnent que leur talent de comédien. La franchise ne dépend pas d’un acteur unique. Lorsqu’il s’est avéré difficile de travailler avec Edward Norton, qui jouait Hulk dans le premier film que les studios Marvel ont consacré au personnage, Feige l’a remplacé par Ruffalo. Les acteurs peuvent tourner des apparitions dans plusieurs films au cours d’une même journée. Interrogée en interview au sujet de son caméo dans Spider-Man: Homecoming, Paltrow avoua ignorer qu’elle avait figuré dans le film.
Tous ceux qui travaillent avec Feige le décrivent comme un passionné d’histoires qui ne fait pas étalage de son statut. Il porte des sweats à capuche et une casquette de base-ball. Il vit avec sa femme, qui est infirmière, et leurs deux enfants dans une maison modeste par rapport aux normes d’Hollywood. Sa fiche de poste est atypique au regard des standards hollywoodiens : d’une part, Feige est un magnat qui prend chaque semaine des décisions commerciales dont les enjeux se comptent en millions de dollars et, d’autre part, il est le storyteller en chef. Ces dernières décennies, un nouveau rôle est apparu à la télévision, mêlant fonctions exécutives et créatives : le showrunner. Feige est allé un cran plus loin en se créant un rôle sur mesure : le worldrunner.
Hollywood envisage de plus en plus les films de la même manière que Kevin Feige quand il avait 18 ans : comme des éléments constitutifs d’univers multimédias aux intrigues multiples. L’objectif n’est pas seulement de produire le prochain Parrain ou Die Hard – des superproductions qui ont engendré des suites – mais de développer des mondes fantastiques qui, comme l’hydre, ont plusieurs têtes. Pensez au Seigneur des anneaux, à Harry Potter et, bien sûr, à Star Wars. La logique commerciale a beau être puissante, rien de tout cela ne fonctionnerait si le public n’adorait cette forme de narration.
Comme l’a observé l’analyste des médias Matthew Ball, le concept d’univers cinématographique a des racines profondes. Pendant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, la forme narrative prédominante dans toutes les cultures a été l’épopée orale : une saga de dieux, de demi-dieux et d’humains qui se déroule sur plusieurs générations et s’étend sur différents royaumes au-dessus et au-dessous de la surface terrestre. On peut citer L’Épopée de Gilgamesh, L’Iliade, la mythologie nordique, le Mahabharata et même les écritures hébraïques. Ils comprennent chacun une multitude d’histoires au sein d’un récit principal, souvent une guerre ou une quête. Dans une épopée, aucune histoire n’existe de manière isolée, et chaque personnage est relié à tous les autres via un réseau complexe de liens formés par le sang, les batailles et l’amour. N’importe qui pouvait s’emparer de ces épopées, elles sont l’œuvre de conteurs multiples. Leurs histoires étaient constamment complétées et amendées, et seules les plus marquantes furent transmises puis, plus tard, couchées par écrit.
La trilogie Star Wars est inspirée de ces formes anciennes, ainsi que d’autres, cinématographiques et plus modernes, comme la science-fiction et le western. Au début, Lucas s’est contenté de tolérer les « fanfictions », ces histoires élaborées autour de la trilogie pour en prolonger l’univers. Plus tard, il s’en est servi comme base pour les préquelles et les séries dérivées. Feige a compris, ou pressenti, que l’univers des comics Marvel était mûr pour une adaptation cinématographique. Son premier worldrunner, Stan Lee, avait déjà veillé à ce que tous les comics Marvel soient liés les uns aux autres par l’intrigue et les personnages. Chacune des milliers d’histoires de Marvel a été testée par des millions de lecteurs et améliorée par de multiples conteurs. Feige s’appuie sur huit décennies de développement créatif et cinq mille ans de culture humaine.
Tout le monde aimerait imiter le modèle Marvel, mais personne ne l’a fait à la même échelle. Le rival de longue date de la société de Feige, DC Comics, propriétaire de Wonder Woman et de Batman, a essayé en vain de créer un univers autour de ses personnages avant de revenir à des films autonomes. D’autres studios ont tenté de le faire autour de Robin des bois, du roi Arthur et des Power Rangers – sans succès. Comment Marvel a-t-il réussi ? En partie en réussissant. Comme le remarque Ball, « une culture n’accepte que quelques épopées à la fois, et peut-être même qu’une seule ». Le public n’a tout simplement pas le temps de se plonger dans un autre univers, ce qui rendra l’ascension de Marvel très difficile à reproduire par ses concurrents.
L’UCM bénéficie d’une longueur d’avance grâce à Marvel Comics, mais il ne se serait pas imposé s’il n’avait pas exécuté un impressionnant sans-faute – qu’il s’agisse de la planification narrative, de la cohérence interne ou des choix de casting, de costumes, de mise en scène et d’écriture. Ce sans-faute est à mettre au crédit d’un worldrunner pour qui les personnages de Marvel ne sont pas seulement une propriété intellectuelle, mais des légendes débordantes de vie. Le secteur du divertissement mondial est peut-être cynique, mais la clé du succès consiste à se trouver un geek aussi candide que Kevin Feige.
— Après une carrière de publicitaire, Ian Leslie est devenu journaliste et essayiste. Son dernier ouvrage est Conflicted: Why Arguments Are Tearing Us Apart and How They Can Bring Us Together (Faber & Faber, 2021). — Cet article est paru dans The New Statesman le 28 juillet 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
[post_title] => Les super-héros à la rescousse
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En France, la gastronomie est bien plus qu’un plaisir des sens. Au XIXe siècle, nous explique le sociologue américain Rick Fantasia – qui a étudié la question de près –, la haute cuisine a contribué à l’émergence d’un « nationalisme culinaire », facteur de « consolidation de la conscience nationale » presque au même titre que la littérature, avec laquelle elle avait alors partie liée (voyez Balzac, voyez Dumas).
La gastronomie est même devenue, grâce aux efforts conjugués de Talleyrand et de Carême au congrès de Vienne de 1814, un puissant instrument diplomatique – pas du soft power, du power tout court. Talleyrand disait déjà à Napoléon, un antigastronome qui préférait manger debout pour gagner du temps : « Donnez-moi de bons cuisiniers, je vous ferai de bons traités. » De Gaulle, pourtant lui aussi peu gourmet, avait décidé d’emblée que la cuisine française était un élément essentiel du prestige national, et que la puissance de la nation devait se manifester autant sur la table de l’Élysée que sur les mers du globe 1.
Très bien. Mais alors, s’interroge Rick Fantasia, comment les Français, ces becs fins si cocardiers, ont-ils pu réserver un tel accueil au fast-food à l’américaine, exacte antithèse de leur cuisine et de leurs valeurs ? Comment l’Hexagone a-t-il osé devenir dès 1980 le second marché de McDonald’s après les États-Unis, avec plus de 1 400 établissements ? Où est passé ce que Jean Baudrillard appelait le « fétichisme français du patrimoine » 2 ?
Pour percer le mystère, Rick Fantasia mobilise sa connaissance du terrain (son épouse est française et fille de chef), mais aussi les approches sociologiques développées par Pierre Bourdieu, son maître, son gourou. Il commence donc par scruter le contexte : la prestigieuse gastronomie française est par essence une fille de la Révolution, qui a chassé des châteaux à la fois les maîtres et leurs maîtres queux, poussant les premiers à l’exil et les seconds vers Paris, où ils partirent ouvrir des restaurants et diffuser leur art. Mais diffusion n’est pas démocratisation. En cessant d’être l’apanage des aristocrates, la grande cuisine n’est pas récupérée par le peuple mais par les bourgeois, prêts à débourser des sommes rondelettes pour se faire servir avec déférence des plats compliqués dans un cadre intime et raffiné. D’où, sans surprise, un siècle et demi plus tard, une révolution bis : le restaurant cher et compassé, franchouillard et volontiers provincial, s’est vu dépasser sur sa gauche par l’égalitaire McDo où le client prend son plateau pour chercher lui-même au guichet une pitance bon marché, parfaitement standardisée, qu’il consommera en plein brouhaha et sous une lumière aveuglante (jusqu’à 1 000 lumens, contre 300 à peine dans un bon restaurant !). Adieu les cuisiniers formés lentement et péniblement et les serveurs obséquieux : chez McDonald’s, quinze minutes suffisent pour former « un nouvel employé qui atteindra son efficacité maximale en une demi-heure ». Succès colossal.
Il faut dire que, dans le dernier tiers du XXe siècle – on a peine à le croire aujourd’hui –, presque tout ce qui venait d’Amérique était encore béni. Les jeunes (impécunieux) acclamaient la culture californienne « sex, drugs and rock’n’roll », et, pour soutenir leurs épuisants débordements, se gavaient de gras hamburgers payés juste 1,10 franc pièce. Quant aux parents, ils voyaient eux aussi l’Amérique en rose – abondance, prospérité, consumérisme, électro-ménager – et se répandaient dans de pimpantes zones périurbaines modelées sur les suburbs d’outre-Atlantique. Pendant que leurs enfants fumaient et dansaient, eux-mêmes faisaient du shopping dans les tout nouveaux centres commerciaux. Eux aussi raffolaient des fast-foods, ces satellites culinaires des shopping centers, et s’y attablaient avec enthousiasme pour savourer moins leur casse-dalle que l’illusion d’appartenir enfin à une société juste et sans classes. Accablée, Ariane Mnouchkine parlera de « Tchernobyl culturel » (en visant plus spécifiquement Disneyland Paris, mais l’idée est la même).
De la résistance ? Oui, il y en a eu. En général très timide (commentaires dédaigneux, création par le gouvernement en 1989 d’un inoffensif Conseil national des arts culinaires), mais parfois plus virile, comme la démolition par José Bové en 1999 du McDo de Millau. Mais ce n’était qu’un combat d’arrière-garde, pour l’honneur. Face à l’irrésistible modèle américain – avec en plus une Amérique ultradominante dans l’agroalimentaire –, la France des provinces et des fourneaux n’était pas de taille.
Pourtant, les élites culinaires ne se sont pas inclinées. Elles ont préféré porter la lutte sur le terrain de l’adversaire – celui de l’argent – et rétro-infiltrer la vilaine cuisine industrielle. Sans forcément avoir lu Pierre Bourdieu, les grands chefs ont vite réalisé qu’ils pouvaient monétiser la « charge symbolique » dont ils étaient dépositaires, tout comme venaient de le faire les grands couturiers que Bourdieu avait examinés sous toutes les coutures 3. Les cuistots ne contrôlent-ils pas, comme les couturiers, « un produit culturel fondé sur la rareté et la magie de la signature du producteur et son charisme » ? N’ont-ils pas eux aussi une « griffe » ? Le premier à troquer son « capital symbolique » contre du capital tout court fut Michel Guérard, qui sauta le pas en 1976 pour, de son propre aveu, « s’encanailler avec un industriel » – Nestlé en l’occurrence. Guérard « apporterait du romantisme au surgelé » (Findus) tout en diffusant plus largement les mérites de sa cuisine minceur. Ses pairs, Paul Bocuse, Bernard Loiseau, Joël Robuchon, Alain Ducasse, Guy Savoy et consorts, se laissèrent à leur tour tenter par cette « transsubstantiation ». On les comprend : Loiseau expliquait qu’avec son plat phare, les célébrissimes « jambonnettes de grenouille à la purée d’ail et au jus de persil », 300 francs à la carte, il ne gagnait en propre que 6,50 francs.
Diagrammes bourdieusiens à l’appui, Rick Fantasia dessine les mécanismes de cette « interpénétration des champs » respectifs de la grande bouffe et de la malbouffe. Il en identifie quatre – la haute cuisine ; les chaînes de restauration ; les indépendants et les bistrots ; les industriels de l’agroalimentaire –, séparés par de solides « garde-fous », d’infranchissables « frontières symboliques ». Mais les garde-fous peuvent céder (le phénomène avait même commencé à la fin du XIXe siècle, avec l’affrontement entre deux augustes cuisiniers, l’hyper-individualiste Auguste Escoffier et le vulgarisateur Auguste Corthay). Et quoi de plus contournable qu’une frontière – mouvements de capitaux dans un sens, transferts de technologie ou d’image dans l’autre ? L’auteur détecte même ce qui déclencherait l’inéluctable basculement du fourneau au conseil d’administration : l’obtention de la troisième étoile au Michelin. C’est alors que le grand chef abandonne son discours bien rodé sur l’excellence et l’exclusivité pour une vibrante apologie de la démocratie culinaire et de l’ouverture de l’art gastronomique au plus grand nombre (« Chacun doit avoir la possibilité d’expérimenter les merveilleuses créations de nos cuisines », plaide Alain Ducasse).
Les optimistes pourraient en conclure que la haute cuisine française a, comme jadis la Grèce conquise par Rome, conquis en retour son glorieux vainqueur. Mais ce serait aller un peu vite. La revue Cultural Sociology, dans son analyse de l’ouvrage de Rick Fantasia, constate prudemment que celui-ci invite à « repenser la nature du champ culturel de la gastronomie française ». Fantasia lui-même ne se mouille pas trop, se contentant de saluer l’émergence d’un nouveau « cosmopolitisme alimentaire » et d’un « syncrétisme transculturel ». Match nul – pour le moment.
— J.-L. M.
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