«Mon cerveau est tout endolori de stupéfaction engourdie ». En twittant le 6 août 2020 cette phrase inspirée des paroles d’une chanson des Doors, David Graeber, célèbre socio-anthropologue et militant anarchiste, partageait sa joie d’avoir mis le point final à son livre Au commencement était… Un projet ambitieux sur lequel il a travaillé en collaboration avec l’archéologue britannique David Wengrow pendant plus de dix ans. Un mois plus tard, le monde apprenait sa mort brutale à Venise, à l’âge de 59 ans. Considéré comme « le mouton noir de l’anthropologie universitaire » en raison de ses positions anarchistes, rappelle George Scialabba dans The New Republic, Graeber s’est vu refuser la titularisation et a été évincé de l’université Yale, où il dispensa des cours entre 1998 et 2007, avant d’enseigner à la London School of Economics. Figure de proue du mouvement Occupy Wall Street, il est l’auteur de plusieurs ouvrages qui ont eu un retentissement mondial, parmi lesquels Dette. 5 000 ans d’histoire et Bullshit Jobs (Les Liens qui libèrent, 2013 et 2018). Paru quasi simultanément en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en France, Au commencement était… vient couronner son œuvre prolifique. Trois semaines avant sa sortie, le livre s’est hissé en deuxième position des meilleures ventes (et préventes) sur Amazon, rapporte The New York Times, obligeant l’éditeur américain à lancer une réimpression de 75 000 exemplaires.
« L’histoire en tant que discipline universitaire est souvent inhospitalière pour les anarchistes, note Daniel Immerwahr dans l’hebdomadaire The Nation. Son lot habituel – rois, batailles et nazis – leur offre peu de prise ». C’est effectivement sur la très longue période de la préhistoire que Graeber et Wengrow portent leur regard critique pour contester le « récit dominant » hérité des deux grands penseurs des Lumières, Rousseau et Hobbes. Les chercheurs se donnent pour objectif audacieux d’« ébaucher un autre récit, plus optimiste, plus captivant et plus cohérent » de la trajectoire de l’humanité. Et de démontrer, en exploitant les découvertes archéologiques et anthropologiques récentes, l’« ineptie » des quatre étapes évolutionnistes habituellement admises : les clans, les tribus, les chefferies et les États, auxquelles correspondent les quatre modes de subsistance (la chasse et la cueillette, l’horticulture, l’agriculture, l’industrie).
Le récit conventionnel veut que chacune de ces étapes soit plus productive et plus civilisée que la précédente, mais aussi moins égalitaire et plus contraignante. Or tout est bien plus compliqué, estiment les auteurs. À grand renfort d’exemples, ils démontrent la souplesse institutionnelle des premières sociétés, notamment en fonction des variations saisonnières. Ainsi, chez les Indiens des Plaines, qui vivaient en petits groupes itinérants, la tribu devenait très hiérarchisée pendant la grande chasse annuelle au bison. De même, la plupart des sociétés amazoniennes avaient des structures de pouvoir différentes selon les périodes de l’année.
Dans le sillage des études menées par Jared Diamond puis par James C. Scott [voir « Avons-nous eu tort d’inventer l’agriculture ? », Books n° 97, mai 2019], Graeber et Wengrow proposent de revoir le récit habituel de la « révolution agricole », qui, d’après eux, était plutôt « une lente marche vers l’agriculture ». De nombreuses sociétés sont revenues à la cueillette après s’être mises à l’agriculture. Dans certains endroits, la transition agricole a pris des milliers d’années. « Le monde des chasseurs-cueilleurs avant l’apparition de l’agriculture était un monde d’expérimentations sociales audacieuses, beaucoup plus proche d’un carnaval des formes politiques », avancent les deux chercheurs.
Mais alors, pourquoi ce défilé s’est-il interrompu ? Pourquoi les États ont-ils fini par s’imposer partout ? Les auteurs ne répondent jamais vraiment à cette question, regrette l’historien Daniel Immerwahr : « Au commencement était… a pour but de briser le mythe de l’État inévitable, de tordre le cou à l’idée que les sociétés avancées ne peuvent fonctionner sans dirigeants, sans policiers ou sans bureaucrates. Ce livre de 700 pages est une pluie de balles ; si certaines seulement atteignent leur cible, c’est suffisant. » De son côté, George Scialabba confie que l’ouvrage l’a « fait tiquer de temps à autre », en particulier quand David Graeber et David Wengrow tentent de relativiser l’apport des penseurs du siècle des Lumières en mettant en avant l’influence de la pensée politique amérindienne. « Peut-être la gauche américaine devrait-elle suspendre ses tentatives de subversion de l’héritage des Lumières ? », suggère le critique.
[post_title] => Une histoire anarchiste de l’humanité
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => une-histoire-anarchiste-de-lhumanite
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-01-05 08:21:33
[post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:21:33
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=113512
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Si l’on prend la peine d’imaginer la manière dont se déroule une procédure d’expulsion, la première image qui vient à l’esprit est celle d’une audience d’immigration. La magistrate préside, vêtue d’une toge noire. Les migrants comparaissent seuls, le droit à bénéficier de l’assistance d’un avocat ne s’appliquant pas. De jeunes enfants, parfois âgés de 3 ans à peine, « assurent leur propre défense », une formulation pour le moins déconcertante. L’audience peut être très longue (jusqu’à quatre heures) ou très courte (quelques minutes). Un mandataire du Service de l’immigration et des douanes des États-Unis (ICE) présente les preuves à charge – une arrestation dans le désert, un visa arrivé à expiration –, et la magistrate examine s’il y a lieu d’expulser la personne devant elle ou de l’autoriser à rester. Elle prononce alors son jugement. Mais, en réalité, ce n’est pas ainsi que les choses se passent dans l’immense majorité des affaires d’expulsion instruites aux États-Unis.
Au cours des cent dernières années, pas moins de 90 % des expulsions de notre pays ont été des « départs volontaires », comme le montre l’historien Adam Goodman dans son livre The Deportation Machine. Le départ volontaire est l’un de ces euphémismes juridiques qui signifient le contraire de ce qu’ils évoquent. Il s’agit d’une procédure administrative officielle, et non d’une décision librement prise par le migrant. Le principe est le suivant : les personnes détenues par les services d’immigration ont le droit de demander une audience, mais, si le magistrat prononce un jugement défavorable, elles ne seront plus jamais autorisées à revenir aux États-Unis, même légalement. En revanche, si elles signent le formulaire de consentement au départ volontaire, la trace de leur expulsion peut être effacée et, en théorie, elles sont libres d’entrer à nouveau sur le sol américain. C’est aussi une manière d’éviter une détention prolongée. Étant donné que les migrants ont peu de chances d’avoir gain de cause, la plupart décident de ne pas prendre le risque de demander une audience. Ceux qui acceptent le départ volontaire s’engagent souvent à payer, partiellement ou en totalité, le voyage de retour dans leur pays d’origine. Les services d’immigration incitent les migrants placés en détention à choisir le départ volontaire « en leur donnant l’impression que c’est la meilleure des options dont ils disposent », relate Goodman.
Il distingue trois catégories d’expulsion : l’expulsion forcée, le départ volontaire et l’« autoexpulsion ». Cette dernière consiste à terroriser les gens par voie de presse pour qu’ils partent d’eux-mêmes, en médiatisant une ou deux rafles et en en annonçant d’autres, une tactique appelée scareheading (« affolement »). L’auteur se fixe l’objectif ambitieux de reconstituer l’historique de ces trois types d’expulsion, du XIXe siècle à nos jours : comment ils se sont développés, comment ils ont été contestés par les immigrés et leurs familles et, surtout, comment ils ont été financés. Les expulsions officielles – audiences, etc. – ont été relativement peu fréquentes jusqu’à récemment, étant chronophages et onéreuses. C’est en s’intéressant au business de l’expulsion que Goodman a été amené à se pencher sur les départs volontaires. Sans ce mécanisme, pointe-t-il, nous n’aurions jamais pu chasser les gens du pays à un tel rythme, quasi industriel.
Écrire sur un sujet historique prend du temps, et une grande partie de l’étude encyclopédique menée par Goodman, avec sa kyrielle de notes de bas de page, est antérieure à l’élection de Donald Trump. Il a dû lui sembler étrange de passer des années à faire des recherches sur l’histoire de l’expulsion, à consulter des archives aux quatre coins des États-Unis et du Mexique, pour finalement voir tout cela éclater au grand jour en 2015. Cette année-là, Trump s’est mis à divaguer au sujet de violeurs mexicains et s’est engagé à expulser les millions de personnes qui vivaient en situation irrégulière aux États-Unis. Ce qui était auparavant un sujet de réflexion pour un historien comme Adam Goodman – ainsi que pour les sans-papiers et leurs familles, que l’on écoute si rarement – est devenu une affaire d’intérêt public à traiter d’urgence. Sommes-nous, ou, plus exactement, avons-nous jamais été une « nation d’immigrés » ?
L’idée que les États-Unis seraient une nation d’immigrés a été popularisée dans les années 1950 par l’historien Oscar Handlin, à qui l’on attribue la création du champ de recherche sur l’histoire de l’immigration. Pendant les cinquante années qui ont suivi, les historiens de l’immigration ont beaucoup contribué au mythe du melting-pot et de l’assimilation heureuse, en se concentrant sur l’expérience des immigrés venus d’Europe. Mais, au début des années 2000, une nouvelle génération d’historiens de l’immigration s’est mise à écrire plutôt sur l’histoire du racisme, de l’exclusion et des sans-papiers. Or considérer les États-Unis comme une nation de migrants plutôt que d’immigrés met en lumière les migrations forcées qui ont eu lieu au cours de notre histoire : les Amérindiens arrachés à leurs terres, les manœuvres contractuels asiatiques, les travailleurs immigrés mexicains et les Africains réduits en esclavage.
Adam Goodman fait partie de ce récent mouvement qui considère les États-Unis comme une « nation expulsante », pour reprendre le titre d’un ouvrage publié en 2010 par le professeur de droit Daniel Kanstroom 1, la seule autre étude détaillée de l’histoire de l’expulsion aux États-Unis. Dans The Deportation Machine, Goodman calcule le nombre total d’expulsions qui ont eu lieu sur le sol américain au cours des cent dernières années, et le résultat est stupéfiant. Entre 1920 et 2018 (l’année la plus récente pour laquelle on dispose de données), les États-Unis ont expulsé 56,3 millions de personnes, davantage que les 51,7 millions qui se sont vu accorder un statut légal. Environ neuf personnes expulsées sur dix étaient de nationalité mexicaine (Goodman ne compte pas les autoexpulsions, admettant lui-même qu’elles sont « non quantifiables »).
Cette facette plus sombre de l’histoire des États-Unis est moins controversée qu’elle ne l’a été, grâce, en partie, à la propension de Trump à dire tout haut ce qui était tacite auparavant. En février 2018, le Service de la citoyenneté et de l’immigration (Uscis) a supprimé l’expression « nation d’immigrés » de son énoncé de mission. En janvier 2020, l’administration Trump a mis en œuvre une nouvelle politique qui permet de refuser d’octroyer un permis de séjour (la green card) aux immigrés ayant bénéficié de bons alimentaires ou d’autres aides sociales. La station de radio publique NPR a demandé à Ken Cuccinelli, alors à la tête de l’Uscis, si les vers de la poétesse Emma Lazarus gravés sur le socle de la statue de la Liberté « incarnaient un certain idéal de l’Amérique ». « Mais très certainement, a-t-il répondu. Donnez-moi vos pauvres et vos exténués qui peuvent subvenir à leurs besoins et qui ne vivront pas aux crochets de la société. » 2
Les expulsions étaient déjà fréquentes avant même l’indépendance des États-Unis. En Nouvelle-Angleterre, à l’époque coloniale, cette pratique était appelée le warning out (« avertissement »). Le premier cas a été enregistré dans le comté de Plymouth et concernait un dénommé Robert Titus. En 1654, il fut convoqué par le tribunal municipal et sommé de déménager avec sa famille parce qu’il avait permis à des « personnes de mauvaise réputation » de vivre sous son toit. Il est possible que ces personnes-là aient été accusées de sorcellerie, mais la plupart des « avertissements » concernaient des indigents que l’on jugeait susceptibles de peser sur les finances publiques. La majorité des gens partaient « de leur plein gré », mais ceux qui insistaient pour rester pouvaient être chassés par le connétable de la ville. Entre 1751 et 1800, plus de 20 % des personnes qui reçurent un avertissement étaient des personnes de couleur. Parmi elles, beaucoup d’esclaves récemment affranchis.
En 1788, le Massachusetts a exigé des étrangers qu’ils se fassent connaître auprès des autorités locales et interdit aux personnes susceptibles d’avoir besoin d’une aide publique d’entrer sur son sol. Six ans plus tard, ce même État adoptait l’une des premières lois américaines en matière d’expulsion qui permettait de renvoyer les nécessiteux « n’importe où, au-delà des mers, là où est leur place ». Goodman décrit très bien la mise en marche de la machine à expulser américaine : comment les agents des services d’immigration ont commencé à détenir un important pouvoir discrétionnaire ; comment une part croissante de la population s’est mise à répéter « les immigrés prennent nos emplois » à l’époque de la propagande et des lynchages anti-Chinois des années 1890 ; et comment les décisions successives de la Cour suprême ont restreint les droits des non-ressortissants et leur ont refusé une procédure officielle.
On dit parfois qu’avant 1924 les frontières de l’Amérique étaient ouvertes. Goodman fait remarquer que ce n’est pas tout à fait exact. Si vous vous présentiez à un poste-frontière, que vous vous acquittiez de la taxe d’entrée, que vous prouviez que vous saviez lire et écrire, que vous passiez avec succès un examen médical souvent humiliant, que vous prouviez que vous pouviez subvenir à vos besoins et – après l’adoption de la loi d’exclusion de 1882 – que vous n’étiez pas de nationalité chinoise, alors, et alors seulement, vous pouviez pénétrer sur le sol américain. Mais il est vrai que la loi Johnson-Reed sur l’immigration de 1924, en instaurant des quotas liés aux pays d’origine, a donné le coup d’envoi de la vaste campagne menée par les États-Unis pour restreindre l’immigration sur la base de l’appartenance ethnique. L’objectif était de freiner les grandes vagues migratoires en provenance d’Europe méridionale et d’Asie ; la loi ne prévoyait aucune restriction pour les pays du continent américain, notamment le Mexique. Les grands patrons de l’agriculture américaine ne voulaient pas se voir privés d’une main-d’œuvre bon marché.
C’est avec la prohibition que les Mexicains, dont certains traversaient la frontière chargés de whisky et de rhum pour répondre à la demande américaine, entrèrent dans le collimateur des services d’immigration. La Patrouille frontalière des États-Unis, fondée en 1924, était tellement focalisée sur les Mexicains qu’elle avait créé un terme pour les autres nationalités, les other than Mexicans (« autres que Mexicains ») ou OTM, encore en usage aujourd’hui. Dans les années 1920 et 1930, aucune mesure officielle ne prévoyait la remise en liberté des migrants qui acceptaient de payer leurs frais de rapatriement, mais certains agents ont commencé à faciliter ponctuellement les départs volontaires. Comme l’a écrit un agent des services frontaliers, « si l’étranger ne veut pas faire valoir ses arguments devant un tribunal, pourquoi ne pas le laisser retourner au Mexique plutôt que de le garder en détention pendant deux ou trois semaines, voire un mois ou plus ? ».
Les départs volontaires se sont généralisés pendant la Grande Dépression, donnant lieu aux premières expulsions massives de Mexicains. Les rafles menées en Californie, dans le Sud-Ouest, le Midwest et jusqu’en Alaska ont marqué un tournant dans l’histoire des reconduites à la frontière : l’expulsion est devenue un spectacle. Sous la présidence de Herbert Hoover, le ministre du Travail a autorisé les agents des services d’immigration à surveiller les grèves auxquelles participaient des étrangers et à expulser les agitateurs. Des annonces étaient publiées dans la presse anglophone et hispanophone pour prévenir des descentes de police dans les entreprises. Francisco E. Balderrama et Raymond Rodríguez ont écrit un ouvrage de référence sur l’histoire de cette période. Dans « La décennie de la trahison » 3, ils estiment qu’entre 500 000 et 1 million de Mexicains ont été chassés, en comptant les expulsions officielles, les départs volontaires et les personnes que l’on a terrorisées pour qu’elles quittent le pays.
Le premier de ces grands coups de filet a eu lieu le 26 février 1931. Cet après-midi-là, environ 400 personnes prenaient le soleil dans un parc appelé alors La Placita, où aimaient se retrouver les communautés mexicaine et mexico-américaine de Los Angeles. À 15 heures, six agents des services d’immigration en uniforme kaki ont fait irruption dans le parc, accompagnés d’un groupe de policiers. Deux policiers se sont postés à chacune des entrées pour empêcher les gens de sortir. Ils ont obligé tout le monde à rester assis, provoquant « une panique immense », selon un article de presse paru le lendemain. Pendant plus d’une heure, les agents ont interrogé les gens un à un, tandis qu’une foule se pressait aux abords du parc pour observer la scène. Ceux qui ne pouvaient pas présenter de passeport ou de document prouvant qu’ils étaient entrés sur le territoire en toute légalité ont été arrêtés.
Moisés González, qui passait par hasard près du parc au moment où la rafle avait lieu, a lui aussi été interrogé par les agents des services d’immigration. Il a montré ses papiers et prouvé qu’il vivait légalement aux États-Unis depuis qu’il avait passé la frontière à El Paso huit ans plus tôt. Néanmoins, un des agents a empoché ses papiers et lui a dit d’attendre avec les autres. Francisco E. Balderrama et Raymond Rodríguez estiment que pas moins de 60 % des personnes prises dans les rafles à cette époque étaient en situation régulière. En 2005, la Californie a présenté des excuses officielles pour les campagnes d’expulsion menées à l’époque de la Grande Dépression, soulignant que les familles mexicaines et mexico-américaines avaient été « obligées d’abandonner leurs biens personnels et immobiliers, lesquels étaient souvent vendus par les autorités locales pour “financer” leurs frais de rapatriement. » Le gouvernement fédéral n’a jamais présenté d’excuses.
Après avoir expulsé des centaines de milliers de Mexicains pendant la Grande Dépression, les États-Unis ont eu un léger problème : ils ont dû les faire revenir pour pallier la pénurie de main-d’œuvre causée par la Seconde Guerre mondiale. De 1942 à 1964, les États-Unis et le Mexique ont conclu une série d’accords qui ont permis de délivrer plus de 4,6 millions de contrats de travail à court terme à des ouvriers agricoles mexicains. Ce pacte sera connu par la suite sous le nom de « programme Bracero », le mot brazo, en espagnol, signifiant « bras ». Les conditions de travail étaient souvent épouvantables, et les visites médicales à la frontière extrêmement invasives. À leur arrivée, les travailleurs étrangers étaient fumigés avec des produits chimiques toxiques, notamment du DDT, un insecticide cancérigène aujourd’hui interdit. Une photographie de la collection de la Smithsonian Institution, prise en 1956, montre un agent américain portant un masque blanc en train de vaporiser du DDT sur le visage d’un bracero torse nu, tandis que d’autres attendent leur tour en formant une longue file derrière lui.
À la fin de la guerre, les hommes qui avaient été mobilisés sont rentrés au pays, mais un schéma de migration mexicaine avait été instauré. Des centaines de milliers de Mexicains – avec ou sans contrat, notamment des femmes et des enfants sans papiers accompagnant des braceros – ont continué à se rendre aux États-Unis. Certains Américains les désignaient sous le terme péjoratif de wetbacks (« dos mouillés ») parce qu’un grand nombre d’entre eux traversaient le Río Grande à pied ou à la nage pour entrer dans le pays. La plus grande campagne d’expulsion de l’histoire des États-Unis – et ce n’est pas un hasard si c’était aussi la première depuis que le départ volontaire était devenu la politique officielle, en 1940 – a été appelée « opération Wetback », en référence à cette insulte raciste. Trump y a fait allusion lors d’un débat en 2015 : « On les a envoyés vers le sud, a-t-il déclaré sur un ton approbateur. Ils ne sont jamais revenus. »
Officiellement, l’opération Wetback a commencé le 17 juin 1954. Des rafles s’apparentant à des opérations militaires ont eu lieu principalement le long de la frontière, mais aussi à Los Angeles, San Francisco et Chicago. Adam Goodman a découvert que l’INS avait loué un centre de loisirs à la municipalité de Los Angeles pour 125 dollars par jour dans le quartier d’Elysian Park et l’avait transformé en centre de détention à ciel ouvert. Cette année-là, le gouvernement a enregistré 30 000 expulsions officielles et plus de 1 million de départs volontaires. Quand un chef de district de l’INS a suggéré d’accorder une audience à chaque migrant, un autre responsable a écrit dans la marge de sa note de service : « Centre de détention coûteux et inutile si le traitement est rationalisé » et « Audiences non nécessaires si l’objectif est de réduire le volume de façon draconienne, et non d’établir des statistiques ».
L’opération Wetback a séparé des familles. Des parents ont été expulsés pendant que leurs enfants étaient à l’école. Des travailleurs ont été expulsés sans avoir eu le temps de récupérer leurs effets personnels. Certains Américains ont critiqué ces rafles parce qu’elles étaient inhumaines, d’autres parce qu’elles risquaient de leur faire perdre de l’argent. Quand l’opération Wetback a été étendue au Texas, un journal local a proposé une solution pour prévenir la pénurie de personnel disposé à faire certains types de travaux : « Envoyer les 700 ou 800 hommes de la Patrouille frontalière qui ont envahi la région cueillir le coton dans les champs. » Une pancarte placée en devanture d’une confiserie de Harlingen, au Texas, stipulait : « Prix multipliés par deux pour les hommes de la Patrouille frontalière jusqu’à ce que le coton soit cueilli. » Des agents de l’INS ont eu des difficultés à louer une chambre dans certaines villes, mais ils se sont débrouillés pour faire leur travail. Un habitant du sud du Texas a écrit au procureur général des États-Unis : « J’ai vu des mères être expulsées et devoir abandonner leur nourrisson de ce côté de la frontière. C’est à se demander ce qui ne va pas dans ce pays. »
La politique d’expulsion des États-Unis est aberrante parce qu’elle procède de deux pulsions opposées : la haine raciale et l’appât du gain. Nous voulons des immigrés parce qu’ils font le sale boulot que nous ne ferions pas nous-mêmes, et en même temps nous ne voulons pas d’eux parce qu’ils représentent une menace pour notre mode de vie. Au début de la pandémie de Covid-19, des sans-papiers qui ramassaient des fraises et des laitues dans la Vallée centrale de Californie ont reçu des courriers officiels de leurs employeurs les qualifiant de « travailleurs essentiels ». Pourtant, l’ICE a procédé à une rafle le tout premier jour du confinement en Californie, en mars 2020. « Business as usual [la routine] », a commenté un journaliste du Los Angeles Times, mis à part le fait que « les agents avaient des masques N95 dans leurs véhicules, au cas où ». Les ouvriers agricoles immigrés sont essentiels, mais il semble que l’ICE le soit aussi. Cette contradiction n’a pas échappé à Adam Goodman. Il démontre que la politique d’immigration du gouvernement fédéral découle à la fois de la volonté de contrôler les frontières et de contenter les employeurs qui veulent avoir à leur disposition une « main-d’œuvre immigrée bien réglementée et exploitable ». Faire venir des travailleurs mexicains aux États-Unis était très lucratif. Décrocher des contrats publics pour les expulser l’était tout autant. Ces contrats étaient payés, au moins en partie, par les migrants qui avaient signé le formulaire de consentement au départ volontaire, ce qui rendait le processus presque aussi rentable que le scareheading.
Bien avant que des sociétés privées ne construisent près de nos frontières les centres de détention où sont aujourd’hui enfermés les migrants, les expulsions relevaient d’un partenariat entre les secteurs public et privé. La sécurité n’était pas une priorité, c’est le moins que l’on puisse dire. En 1948, un avion transportant des personnes expulsées s’est écrasé en Californie ; tous les passagers furent tués. Le vol avait été affrété par un prestataire privé. La même année, des agents de l’INS se sont renseignés sur le type de compagnie charter dont ils pourraient légalement louer les services pour procéder aux expulsions. Ils ont conclu qu’il suffisait que les prestataires obtiennent un « permis pour le transport de marchandises inhabituelles, comme des effets personnels ». L’un des agents de l’INS responsable des rapatriements aériens a exprimé son sentiment à ce sujet : « Nous soutenons que les étrangers de nationalité mexicaine sont, d’une certaine façon, des effets personnels, dans la mesure où ils ne décident ni du moyen de transport ni de la destination. » Les contrats d’expulsion par avion, par bateau ou par train étaient entachés de corruption. L’opération Wetback a donné lieu à une série de 26 traversées en bateau, débarquant plus de 50 000 Mexicains au sud de la frontière entre 1954 et 1956. Le responsable mexicain qui a conclu cet accord avec les États-Unis était membre et actionnaire de l’une des compagnies maritimes mexicaines qui ont obtenu un contrat. Sa société expédiait déjà des bananes vers le nord ; pourquoi ne pas convoyer des personnes expulsées vers le sud, sur le trajet du retour ? En consultant les registres de l’INS, Goodman a découvert que l’air conditionné avait été installé sous le pont principal, « non pas pour le confort des personnes expulsées, mais pour que les bananes arrivent en bon état ».
Ces navires, dont l’un s’appelait Emancipación, avaient été conçus pour transporter des marchandises. Les Mexicains étaient obligés de descendre dans des cales bondées, pour une traversée qui durait quarante-huit heures. Ceux qui n’avaient pas le mal de mer passaient le voyage à patauger dans le vomi de ceux qui l’avaient. Les conditions étaient si pénibles que Goodman présente l’expulsion par bateau comme le précurseur des politiques de « prévention par la dissuasion » adoptées plus tard. À partir des années 1990, ces politiques ont en effet eu pour but de dissuader les Mexicains de traverser la frontière en rendant le voyage plus difficile et plus dangereux, voire mortel. « Ils détestent la traversée en bateau comme le diable déteste l’eau bénite, a clamé le général Joseph M. Swing, le commissaire de l’INS qui avait planifié et mis en œuvre l’opération Wetback, lors d’un témoignage devant le Congrès en 1955. L’expulsion par bateau est la méthode la plus salutaire que nous ayons trouvée jusqu’à présent. » Les expulsions par bateau ont pris fin en 1956, quand des Mexicains se sont mutinés au large de la côte de Tampico, dans le nord-est du Mexique, et ont forcé le capitaine à rapprocher le bateau de la côte. Une quarantaine de personnes ont alors sauté par-dessus bord et tenté de rejoindre le rivage à la nage. Deux hommes se sont noyés ; on a pu les identifier plus tard grâce à leurs jeans Levi’s.
L’opération Wetback était censée augmenter le nombre de braceros et réduire celui de travailleurs sans papiers, mais la distinction entre les deux échappait souvent aux forces de l’ordre lors des rafles. Il est impossible de savoir combien d’immigrés en situation régulière et de citoyens américains ont été expulsés, ou encore combien de personnes expulsées ont été recrutées ensuite pour rejoindre le programme Bracero. En 1954, l’un des pilotes qui travaillaient pour un prestataire de l’INS notait : « Cette histoire de Mexicains me laisse perplexe. Nous venons juste de transporter une flopée de travailleurs contractuels du Mexique au Michigan. À présent, nous transportons une flopée d’autres Mexicains pour les ramener au Mexique. Mais bon, moi, je me contente de piloter l’avion. » Le programme Bracero a pris fin en 1964, un an avant que le président Lyndon B. Johnson ne signe la loi relative à l’immigration et à la nationalité, lors d’une cérémonie qui s’est tenue au pied de la statue de la Liberté. Cette loi a jeté les bases de celle sur l’immigration en vigueur aujourd’hui. Elle prévoyait que les immigrés seraient admis non pas en fonction de leur appartenance ethnique ou de leur nationalité, mais sur la base de leurs compétences, de leur statut de réfugié ou du regroupement familial. Cette loi a donné lieu à une augmentation spectaculaire de l’immigration extra-européenne, bien plus importante que les promoteurs de la loi eux-mêmes ne l’avaient envisagé. Dans son excellent ouvrage « La vie des sans-papiers » 4, l’historienne Ana Raquel Minian indique que, entre 1965 et 1986, un flux permanent de travailleurs mexicains a circulé entre les deux pays au gré des saisons. L’augmentation des arrivées aux États-Unis était compensée à 86 % par les départs. Ce mode de migration circulaire n’a pris fin qu’en raison de nouvelles politiques plus strictes aux frontières. En 1986, Ronald Reagan a accordé l’amnistie à 3 millions de sans-papiers et, en contrepartie, le Congrès a adopté une série de mesures visant à militariser la frontière, à augmenter le budget de la Patrouille frontalière, à sanctionner les employeurs de sans-papiers et à réduire le contrôle juridictionnel en matière de lois sur l’expulsion. Ana Raquel Minian écrit que les Mexicains qui voulaient être payés en dollars américains « se sont retrouvés piégés aux États-Unis, qu’ils appelaient la “jaula de oro”, la prison dorée. »
Il aura fallu un durcissement de la législation pour que les États-Unis mettent fin aux départs volontaires. Ce sont les démocrates qui ont supervisé le passage aux expulsions officielles, soi-disant pour porter un coup dur à la criminalité. En 1996, le Congrès a ainsi adopté une nouvelle série de lois sur l’immigration qui prévoyaient des « expulsions accélérées » et le « rétablissement des procédures d’expulsion ». Elles permettaient aux agents des services d’immigration d’arrêter, d’inculper et d’expulser officiellement un individu sans enquête préalable, ni intervention d’un juge. De ce fait, les expulsions « officielles » en sont venues à ressembler de plus en plus à des départs volontaires : rapides et non encadrées par une procédure régulière. Pour les expulsés, les conséquences étaient très lourdes : interdiction à vie de pénétrer à nouveau aux États-Unis (et non plus pour une durée de cinq ans) et poursuite pénale en cas de nouvelle interpellation aux États-Unis. Pour l’historien du droit Daniel Kanstroom, 1996 est « l’année où l’expulsion a cessé d’être encadrée légalement ».
Le livre d’Adam Goodman est tellement foisonnant qu’on peut difficilement lui reprocher de ne pas accorder plus d’attention à la question de la demande d’asile. Étant donné que la procédure d’expulsion officielle s’est vraiment accélérée, demander l’asile est désormais le principal moyen, si ce n’est le seul, dont disposent les migrants pour ralentir le système et faire valoir leurs droits. Depuis une dizaine d’années, nous assistons à un changement important aux frontières : davantage de personnes viennent aux États-Unis pour y demander l’asile, pas seulement pour y travailler. En 2008, 1 % des migrants ont déposé une demande d’asile ou d’aide humanitaire. En 2018, ils étaient plus de 30 %. Cette évolution est en relation directe avec la situation en Amérique latine. En raison de l’amélioration des perspectives économiques au Mexique et de la grande récession aux États-Unis, les Mexicains qui en partent sont plus nombreux que ceux qui y entrent. Pour la première fois depuis près de cent ans, notre système d’immigration a désormais dans le collimateur ceux que le gouvernement appelle toujours des OTM, les ressortissants des pays du triangle nord : le Salvador, le Guatemala et le Honduras. Les Centraméricains fuient les gangs, les exactions contre les peuples indigènes, la violence conjugale, la pauvreté, la corruption et l’instabilité politique. Soit une multitude de problèmes connexes que les États-Unis ont contribué à créer en finançant des dictatures militaires dans les années 1970 et 1980.
Des demandeurs d’asile affirment qu’ils ont été dupés et forcés à signer le formulaire I-210 de l’ICE, une version actualisée du formulaire utilisé pour les départs volontaires depuis l’opération Wetback. Certains parents qui ont été séparés de leurs enfants à la frontière racontent qu’on leur a dit qu’ils devaient signer ledit formulaire pour pouvoir retrouver leurs proches. Enfin, en pleine pandémie, le gouvernement Trump a entrepris de mettre fin à la procédure de demande d’asile, une première depuis sa création, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Des milliers de demandeurs d’asile ont dû attendre au Mexique que leur demande soit examinée, dans des camps sordides et dangereux, sans savoir combien de temps cela prendrait.
Depuis le début de la pandémie, les travailleurs sans papiers sont exposés au Covid-19 – lorsqu’ils cueillent les fraises de Californie, font le ménage chez des particuliers ou livrent des repas et des colis aux quatre coins des États-Unis. Ces travailleurs sont toujours « essentiels », mais cela n’est jamais aussi évident que lorsque le pays traverse une crise. C’est ce qu’a souligné l’Équatorienne Karla Cornejo Villavicencio, qui était elle-même en situation irrégulière lorsqu’elle a écrit « Les Américains sans papiers » 5. Au sujet du 11-Septembre, elle remarque : « Les pompiers et les ambulanciers ont été les premiers sur les lieux. Suivis de près par les sans-papiers. » La municipalité de New York a sollicité des prestataires de services pour évacuer les gravats des tours jumelles. Ces prestataires ont recruté des sous-traitants qui ont à leur tour engagé des journaliers, principalement originaires d’Europe de l’Est et d’Amérique latine. « Beaucoup des femmes connaissaient bien le quartier, écrit Karla Cornejo Villavicencio, parce qu’elles faisaient le ménage dans les bureaux et les appartements de Lower Manhattan depuis des années. Elles savaient qu’on les appellerait pour faire la poussière. Il y en avait tellement, de la poussière. »
— Rachel Nolan est une historienne spécialiste de l’Amérique latine qui enseigne à l’Université de Boston. — Cet article est paru dans le numéro de septembre 2020 du mensuel américain Harper’s Magazine. Il a été traduit par Béatrice Murail.
[post_title] => États-Unis : par ici la sortie !
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => etats-unis-par-ici-la-sortie
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-01-05 08:21:33
[post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:21:33
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=113986
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
«Depuis 1989, peu de livres ont été attendus avec autant d’impatience que le nouveau roman d’Alena Mornštajnová. Rien d’étonnant, car Listopád a tout pour être un best-seller », promettait Lidové Noviny. Le quotidien prenait peu de risques : l’auteure de 58 ans est une valeur sûre de la littérature tchèque depuis le succès d’Hana, paru en 2017. Tiré d’un événement historique, l’épidémie de fièvre typhoïde de 1954, Hana retrace l’histoire des juifs en Europe depuis 1930. Il fait alterner deux voix féminines, celle de Mira, dont la famille a succombé à la fièvre, et celle de sa tante Hana, survivante de l’Holocauste, qui la recueille.
Dans Listopád aussi, l’Histoire est omniprésente, même si c’est une histoire alternative : la révolution de Velours n’a pas eu lieu, et la Tchécoslovaquie vit sous le joug d’un terrible régime communiste. Ici, le récit va et vient entre Marie, prisonnière politique, et Magda, fillette arrachée à ses parents et placée dans un « sanatorium », « un piège où l’État éduque ses futurs cadres », précise le journal MF Dnes. Pour Lidové Noviny, Listopád surpasse Hana parce qu’il est « plus actuel, plus évocateur pour le lecteur, lequel est troublé dès le début tant la dystopie est proche de la réalité ». Le quotidien salue une « chorégraphie tissée à la perfection entre haute littérature et mélodrame populaire ».
[post_title] => La révolution à rebours
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => la-revolution-a-rebours
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-01-05 08:21:33
[post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:21:33
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=113531
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
«Brassens, me disait-il, Souchon, mais aussi Franck avec sa sonate ou Fauré avec sa sicilienne m’ont totalement “enoreillé”. Pas un matin où un de leurs worms ne me réveille. Pas une douche où ils ne me worment les oreilles.» D. P.
Earworm, littéralement « ver d’oreille », désigne en anglais un air obsédant qui vous trotte dans la tête. Plusieurs lecteurs de Books ont trouvé la solution. Béatrice Nicolas nous signale que le mot existe aussi en allemand : Ohrwurm.
Aidez-nous à trouver le prochain mot manquant : Existe-t-il dans une langue un mot pour désigner le pire état qui soit atteint dans des conditions données ? Écrivez à
Maîtresse de Napoléon III, de Victor-Emmanuel II et de beaucoup d’autres, espionne au service de l’homme d’État piémontais Camillo Cavour, partisane d’une Italie unie et monarchique, la comtesse de Castiglione est loin d’être une anonyme. Depuis La Divine Comtesse, de Robert de Montesquiou, des dizaines d’ouvrages lui ont déjà été consacrés, des pièces de théâtre, des films. Elle passait pour la femme la plus belle de son époque et, surtout, savait mettre cette beauté en valeur : « Obsédée par le culte de sa propre image », elle se servit des « moyens offerts par un art alors en plein essor : la photographie », rapporte Annamaria Guadagni dans Il Foglio. On compte des dizaines de clichés d’elle, posant souvent dans des costumes extravagants.
Si l’historienne Benedetta Craveri propose une nouvelle biographie qui paraît simultanément en Italie et en France, c’est parce qu’elle a eu accès à des documents inédits : les journaux intimes, la correspondance de ses proches ainsi que les lettres que la comtesse écrivit à son unique ami, le prince Joseph Poniatowski, dans une langue où le français se mêle à l’italien.
Née Virginia Oldoini et fille unique d’un aristocrate en qui Cavour ne voyait qu’un « fat stupide » ne plaisant à personne, « pas même à sa femme », elle épouse à 16 ans le comte de Castiglione, mais ses infidélités ne tardent pas à le lasser. Elle n’a que 18 ans quand elle est envoyée à Paris par Cavour. Sa mission : séduire l’empereur Napoléon III et le rendre favorable aux intérêts de la maison de Savoie. Elle n’y réussit pas tout de suite. Lors de leur première rencontre, elle est intimidée. Lui la trouve belle mais dénuée d’esprit. Ce n’est que lors de leur deuxième entrevue que le charme opère. Elle arrive à un bal que l’empereur quitte. Il lui dit qu’elle est très en retard, elle lui réplique que c’est lui qui part très tôt. Elle ne tarde pas à devenir sa maîtresse officielle. Il a trente ans de plus qu’elle, et, dans ses lettres, elle le surnomme « le vieux ». Pas très flatteur, mais mieux que « le roi porc », comme elle qualifie Victor-Emmanuel II, à qui elle a succombé avant de partir pour Paris et dont les mauvaises langues prétendent qu’il se comportait de manière effectivement assez bestiale dans l’intimité.
« Elle était animée par le besoin constant de tester ses capacités de séduction, y compris sur son fils en bas âge. Elle tenait une comptabilité amoureuse digne d’un coureur de jupons, adoptant un code pour enregistrer le degré d’intimité qu’elle accordait à tel ou tel », nous apprend Guadagni. A-t-elle jamais sincèrement aimé quelqu’un ? s’interroge Marco Cicala dans La Repubblica. Sans doute pas. « Elle était trop occupée à lutter pour sa liberté, à comploter, à spéculer en Bourse. » L’un des mérites de l’ouvrage de Craveri est de « renverser le cliché » qui voudrait que la comtesse n’ait été qu’une « courtisane de luxe ». « Elle fut certes utilisée par les hommes, résume Cicala, mais elle les a aussi exploités. » Et son « volumineux narcissisme » ne l’empêcha pas d’être « une vibrante patriote ».
[post_title] => Les dessous chics de la diplomatie
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => les-dessous-chics-de-la-diplomatie
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-01-05 08:21:33
[post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:21:33
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=114243
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Le débat sur le climat est très sensible, presque « théologique », comme vous l’écrivez. Donc, pour commencer, nos lecteurs voudront savoir qui vous êtes, d’où vous parlez. Votre première carrière était celle d’un physicien. Pouvez-vous expliquer en quelques mots le domaine de la physique dans lequel vous étiez impliqué et pendant combien de temps ?
Je suis physicien théoricien de formation. Pendant vingt ans, j’ai travaillé sur la simulation par ordinateur de la physique des systèmes quantiques à N corps, principalement la structure et les réactions nucléaires, mais aussi la matière condensée atomique et les systèmes de la physique des particules. J’ai également été impliqué pendant trente ans dans des études concernant le climat.
Dans une seconde carrière, vous vous êtes penché sur les questions énergétiques. Pourquoi ce choix et qu’avez-vous fait ?
Peu après 1990, en discutant avec des collègues, en lisant des revues scientifiques et en assistant à des colloques, j’ai compris que l’énergie allait être un domaine important à l’avenir et que ce sujet, aussi intéressant sur le plan technique que d’un point de vue économique et social, n’avait pas été suffisamment exploré. Donc, quand le directeur général de British Petroleum, John Browne, m’a proposé de devenir le directeur scientifique de l’entreprise, j’ai sauté sur l’occasion. J’ai passé cinq ans à aider le groupe BP à développer une stratégie pour les technologies de l’énergie capables de l’emmener « au-delà du pétrole ». Après quoi j’ai eu l’opportunité de jouer un rôle similaire pendant deux ans et demi au sein du département de l’Énergie de l’administration Obama, pour déterminer comment l’État devrait investir dans le développement et la mise en œuvre de technologies énergétiques à faible émission de gaz à effet de serre.
Nombre de vos critiques disent que, n’étant pas un expert en climatologie, vous n’êtes pas habilité à exprimer des vues sur la science du climat. Que répondez-vous ?
J’ai plusieurs réponses à formuler. – La science du climat est un domaine si vaste que des scientifiques de nombreuses disciplines y contribuent. – Beaucoup de climatologues, y compris James E. Hansen et Michael E. Mann, sont des physiciens, comme moi 1. – J’ai moi-même signé ou cosigné des articles de climatologie dans des journaux scientifiques de premier plan, avec comité de lecture. Ce fut le cas récemment des résultats d’un programme d’observation sur une durée de vingt ans qui a détecté une diminution de la réflectance de la Terre – une diminution de la lumière qu’elle réfléchit. Ce travail a été publié en août dernier dans Geophysical Research Letters 2, ce qui a attiré l’attention des médias. – Les problèmes que je souligne dans mon livre quant aux représentations que se fait l’opinion publique de la science du climat sont évidents pour tout lecteur ayant bénéficié d’une formation universitaire élémentaire. Nul besoin d’être un expert pour les comprendre. Pour prendre une analogie : je ne suis pas expert en moquette, mais si un vendeur me dit que j’ai besoin de 30 mètres carrés pour couvrir une surface de 5 mètres sur 3, je vais lui dire son fait.
Vous avez travaillé dans l’administration Obama, après quoi vous avez été approché par l’administration Trump. Où vous situez-vous sur l’échiquier politique ? Plutôt à gauche ? Plutôt à droite ? Ni l’un ni l’autre ?
Comme je l’écris dans le livre, je pense que les scientifiques, quand ils ont des conseils à donner, doivent rester neutres politiquement. Et, de fait, je ne me sens à l’aise dans aucun des partis politiques américains.
La raison pour laquelle vous avez été approché par l’administration Trump est un article d’opinion que vous avez publié dans The Wall Street Journal, dans lequel vous préconisiez une procédure red team (« équipe rouge ») pour le problème du climat. De quoi s’agit-il ? Et cela signifie-t-il que le Giec, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, n’est pas à la hauteur de la tâche ?
Une procédure red team est le recours à un groupe d’experts reconnus que l’on charge de répondre à la question : « Qu’est-ce qui cloche dans ce rapport ? ». Je pense que les représentations inexactes que j’ai identifiées dans les précédents rapports du Giec et leurs « résumés à l’intention des décideurs », lesquelles se retrouvent cette année dans le 6e rapport (AR6), montrent bien que ces rapports pourraient bénéficier d’une telle procédure.
Depuis la publication de votre livre, un nouveau rapport du Giec a en effet paru. Dans les premières pages, je lis : « L’étendue probable de l’augmentation totale de la température de surface causée par l’homme de 1850-1900 à 2010-2019 est de 0,8 à 1,3 °C, l’estimation la plus sûre étant 1,07 °C. » Qu’en pensez-vous ?
Cette affirmation simplifie exagérément la situation. Environ un tiers de cette augmentation a eu lieu entre 1910 et 1940, quand l’influence humaine était encore très faible. Après quoi il y a eu un léger refroidissement entre 1940 et 1970, alors même que les émissions de gaz à effet de serre augmentaient. Ces données montrent que d’autres forces sont en jeu, et qu’il s’agit de les identifier avant d’attribuer fermement le récent réchauffement aux seules influences humaines.
Dans le « Résumé à l’intention des décideurs » du dernier rapport du Giec, je lis : « Le niveau global de la mer a augmenté de 20 centimètres [15/25 cm] entre 1901 et 2018. Le rythme de l’augmentation du niveau de la mer a été de 1,3 millimètre par an en moyenne [0,6/2,1 mm] entre 1901 et 1971, passant à 1,9 millimètre par an [0,8/2,9 mm] entre 1971 et 2006, et s’accélérant encore pour atteindre 3,7 millimètres par an [3,2/4,2 mm] entre 2006 et 2018 (niveau de confiance élevé). » Qu’est-ce que cela vous inspire ?
C’est typiquement par ce genre de formulation que le rapport du Giec masque complètement ce que disent les données. En comparant la période de soixante-dix ans entre 1901 et 1971 avec la période de trente-cinq ans entre 1971 et 2006 puis la période de douze ans entre 2006 et 2018, on dissimule entièrement l’augmentation rapide du rythme de l’élévation du niveau de la mer entre 1925 et 1940 et le déclin qui a suivi jusqu’en 1970. Cette variabilité pluridécennale, que l’on peut supposer largement naturelle, fait qu’il est difficile d’attribuer l’augmentation récente du rythme aux influences humaines.
Dans votre livre, vous écrivez que, selon le 5e rapport du Giec, il n’y a pas d’évolution claire de la fréquence ni de l’intensité des inondations, des sécheresses, des événements météorologiques graves et des cyclones extratropicaux. Tirez-vous les mêmes conclusions du dernier rapport ?
Oui, le 6e rapport dit à peu près la même chose. Il relève une augmentation des vagues de canicule et une plus forte intensité des précipitations, mais pas de tendance longue en ce qui concerne les cyclones (que ce soit aux latitudes tropicales ou aux latitudes moyennes), les inondations et les sécheresses météorologiques ou hydrologiques. Il y a bien sûr des variations selon les régions.
La science du climat est « beaucoup moins mûre que je le supposais », écrivez-vous. Parmi les nombreux exemples illustrant votre propos, je remarque celui-ci : « Les courants océaniques profonds ont leurs propres comportements. » Pouvez-vous être plus précis ?
Comme nous le voyons sur les bulletins météo, l’atmosphère change rapidement – c’est une affaire de jours, de semaines. L’océan, lui, change beaucoup plus lentement, en termes d’années et de siècles. C’est là que se noue le temps long du climat. Or les observations montrent l’existence de comportements qui se répètent au rythme des décennies et même des siècles. Certains d’entre eux sont dus à de lents changements dans les courants océaniques et aux interactions entre les océans et l’atmosphère.
Le Giec produit des scénarios fondés sur des modèles. Vous affichez un grand scepticisme à l’égard de ces modèles. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi, en quelques mots ?
Il s’agit de détecter la réaction du climat à des influences humaines qui, du point de vue de la physique, sont faibles (1 %). Le système climatique a de nombreuses composantes – l’océan, l’atmosphère, la cryosphère (tout ce qui est gelé sur la Terre), la biosphère. Toutes changent et interagissent sur de grandes échelles d’espace et de temps, ce qui rend toute modélisation difficile. D’autant que, si les observations du système climatique sont de bonne qualité pour les dernières décennies, nous manquons de données fiables pour un passé plus lointain qui nous permettraient de tester nos modèles.
Vous concluez que l’annonce d’une apocalypse climatique est fortement exagérée. Mais, si exagération il y a, comment l’expliquer ? Dans votre livre, vous mentionnez « une parfaite concordance d’intérêts conduisant à une croyance fervente à un consensus qui n’existe pas ». Je repère trois mots-clés ici : « intérêts », « croyance fervente » et « consensus ». Commençons par les intérêts. Quels sont-ils ?
Il y a les journalistes, qui ne peuvent faire la une qu’en racontant une histoire dramatique. Il y a les hommes politiques, qui ont besoin d’une crise pour recueillir le soutien du public pour les actions qu’ils souhaitent mener à bien. Et il y a les scientifiques, en quête d’argent et de notoriété, dont certains croient sincèrement qu’ils sont en train de sauver la planète.
Qu’en est-il maintenant de cette « croyance fervente » ? L’histoire de l’humanité s’est toujours organisée autour d’un tissu de croyances. La croyance en un changement climatique terrifiant causé par l’homme serait-elle un fil essentiel du tissu de nos croyances actuelles, dans les pays développés ?
Je ne suis pas un expert en comportements humains, mais le mouvement actuel d’alarmisme climatique a beaucoup de points communs avec une religion – il y a un texte sacré, la répression des opinions dissidentes, une vision apocalyptique, la croyance qu’un changement de comportement peut mener au salut, etc. Peut-être ce sentiment religieux vient-il combler un vide laissé par le déclin des religions traditionnelles.
Et qu’en est-il du mot « consensus » ? Des scientifiques ont invoqué un « consensus à 97 % » sur la question climatique. Comment interpréter l’existence d’un « consensus scientifique » dans un domaine comme celui de la science du climat ?
Ce chiffre de 97 % est en effet souvent mis en avant. Mais la méthodologie qui a abouti à ce chiffre a été discréditée de bout en bout. Le problème fondamental est de savoir quelle question on pose. Le climat change-t-il ? Aucun doute. Les humains ont-ils un rôle dans ce changement ? À mon sens, oui. Le changement induit par l’homme sera-t-il catastrophique ? Je ne le pense pas.
En tant que journaliste, j’avoue avoir été effaré d’entendre Alan Rusbridger, qui fut le brillant rédacteur en chef du Guardian, dire : « Nous avons le devoir de ne pas être impartiaux » sur la science du climat. Vous mentionnez dans votre livre la même attitude chez certains scientifiques. Journalistes et scientifiques, même combat ?
En privé, les climatologues sont nombreux à admettre les insuffisances de leur science – c’est ce qui les motive pour mieux faire. Mais l’image que le public se fait de cette science est faussée, en grande partie du fait des institutions scientifiques et des journalistes.
Maintenant, qu’en est-il de l’avenir ? Que pensez-vous du mot d’ordre politique actuel, « zéro émission nette de carbone en 2050 » ?
Cet objectif n’est pas étayé par la science telle qu’elle s’exprime dans la littérature scientifique ou dans les rapports d’évaluation comme ceux du Giec. Il est beaucoup trop ambitieux, et son échéance est beaucoup trop proche – il aura des effets dévastateurs pour un bénéfice faible. Il n’y a pas de crise climatique. Nous avons le temps de développer nos technologies et de mener à bien une transition énergétique de manière beaucoup plus souple que cela risque d’être le cas si politiciens et activistes déterminent les priorités.
Vous écrivez : « Tenter de comprendre comment le système climatique réagit aux influences humaines, c’est un peu comme tenter de comprendre le lien entre l’alimentation et la perte de poids. » Pour conclure, que devrions-nous faire et qu’allons-nous faire, à votre avis ?
D’abord, il faut améliorer nos observations et notre compréhension du système climatique, en particulier de la façon dont il réagit aux influences humaines. Il y a trop d’incertitudes au niveau régional pour que la science actuelle puisse vraiment guider une politique. Ensuite, il nous faut travailler dur sur le développement et la mise en œuvre de technologies à faibles émissions de carbone. Enfin, il nous faut élaborer des stratégies et des politiques de réduction d’émissions qui intègrent technologie, économie, réglementations et changements de comportement, de manière à favoriser une réduction en douceur des émissions à mesure que progresseront notre compréhension et les technologies pertinentes. Quant à savoir ce que nous allons faire, à coup sûr : nous adapter localement – comme l’humanité a si souvent su le faire dans le passé.
— Propos recueillis par Olivier Postel-Vinay.
[post_title] => « Les rapports du Giec masquent les données »
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => les-rapports-du-giec-masquent-les-donnees
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-01-05 08:21:33
[post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:21:33
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=113591
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Nous supposons souvent que les extraterrestres avec lesquels nous entrerons en contact seront plus intelligents que nous. Bien sûr, les exoplanètes hébergeront une grande diversité de formes de vie, certaines plus intelligentes, d’autres moins : on observera toute une gradation depuis des espèces ayant développé des technologies de communication jusqu’à l’équivalent de nos méduses. Mais nous présumons, et à raison, que la technologie des extraterrestres avec lesquels nous aurons une conversation sera plus avancée que la nôtre.
Un peu plus de cent ans seulement se sont écoulés depuis la première transmission radio effectuée par notre espèce ; et nous ne sommes qu’au début du développement de la radioastronomie. Si nous devions entrer en communication avec des extraterrestres à un moment X de leur histoire, il n’y a qu’une infime chance que nous tombions sur eux au cours des cent premières années qui auront suivi leur découverte des ondes radio. Face à des civilisations dont l’âge peut se compter en millions d’années, les chances que nous soyons les premiers de la classe sont infimes.
Notons que la longévité d’une espèce n’est pas automatiquement liée à son degré d’intelligence. Nos extraterrestres seront peut-être plus avancés technologiquement, mais cela signifie-t-il qu’ils seront plus intelligents ? Supposons que la race humaine survive encore un million d’années ; naturellement, nos technologies progresseraient, mais en irait-il de même de nos facultés cognitives ? Est-il possible qu’une espèce évolue à l’infini pour développer une intelligence toujours plus grande, ou bien cette évolution s’arrête-t-elle à un certain point ?
Les extraterrestres supérieurs à nous qui hantent les ouvrages de science-fiction font preuve de deux types distincts de super-intelligence : la première est essentiellement le résultat d’avancées technologiques, tandis que la seconde a évolué biologiquement avec l’espèce elle-même. Selon les codes de la science-fiction, c’est la différence entre une civilisation qui est « simplement » capable de construire des vaisseaux spatiaux interstellaires et une civilisation qui a évolué « au-delà » d’une telle technologie et qui a peut-être développé des super-pouvoirs tels que la télépathie et la télékinésie.
Dans le premier cas, on pourrait imaginer qu’après avoir atteint un niveau technologique suffisant, une civilisation extraterrestre – voire notre propre civilisation – délègue toutes les tâches requérant une certaine intelligence aux ordinateurs, les organismes biologiques que nous sommes ayant alors toute liberté d’occuper leur esprit à d’autres activités : réfléchir aux mystères de l’Univers, philosopher ou cultiver d’autres passe-temps intellectuels.
Ou peut-être ne ferions-nous rien d’autre que de jouer à Tetris et regarder des vidéos de chats sur Internet ; nous basculerions ainsi entre une super-intelligence et une super-paresse extraterrestres. Dans cette configuration, non seulement le temps dédié aux loisirs (et à la recherche scientifique) augmenterait, nos technologies ayant supprimé la lutte quotidienne pour l’existence, mais nous comprendrions beaucoup mieux l’Univers, avec des radiotélescopes plus grands et plus performants, des ordinateurs plus rapides et toutes sortes d’appareils de mesure et de détecteurs impressionnants tout droit sortis de Star Trek. Si nous pouvions rencontrer nos descendants dans mille ans, nous considérerions probablement ces humains du futur comme une civilisation « avancée ».
Cependant, notre intelligence biologique resterait plus ou moins la même. Nous serions intelligents, oui, mais sans changer d’espèce. L’excellent roman de science-fiction de Robert J. Sawyer Calculating God raconte l’histoire d’une espèce extraterrestre technologiquement avancée et biologiquement très différente qui visite la Terre et se lance dans une longue série de discussions philosophiques avec le protagoniste humain. Pour ces extraterrestres, le progrès technologique n’a pas encore résolu les mystères de l’Univers.
Mais qu’en est-il du second cas, c’est-à-dire de l’éventualité de rencontrer une espèce extraterrestre dont les capacités intellectuelles seraient bien supérieures aux nôtres en raison de son évolution naturelle ? Pouvons-nous imaginer un scénario réaliste qui aboutirait à ce résultat ? Existe-t-il une pression sélective qui conduirait à une forme d’intelligence dépassant de loin les facultés cognitives que nous possédons déjà ?
Les animaux sur Terre ont suivi ce qui est probablement un parcours typique. Ayant besoin de faire des prédictions sur leur environnement, ils ont développé des caractéristiques physiologiques et anatomiques adaptées : des organes pour récupérer des informations sensorielles et un système de traitement de l’information – ce que nous appelons un cerveau. Une espèce extraterrestre dont l’environnement serait plus imprévisible que le nôtre aurait des besoins plus complexes et développerait peut-être un « cerveau » plus sophistiqué, plus puissant et plus précis dans ses prédictions. Si ces animaux intelligents vivent en société, ce qui me semble assez probable […], ils finiraient par développer un langage afin que chaque individu puisse communiquer ses pensées aux autres membres du groupe. En toute logique, la technologie verrait également le jour.
Une fois qu’une espèce est suffisamment compétente sur le plan technologique, elle apprend petit à petit à construire des cerveaux plus puissants que le sien, un équivalent de l’intelligence artificielle […]. C’est à peu près la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, ou du moins celle que nous connaîtrons dans les prochains siècles. À partir de ce moment, même si nous continuons à nous développer intellectuellement en tant qu’individus et en tant que société, les pressions évolutives qui pousseraient l’intelligence biologique de notre espèce à augmenter se seront évaporées. Pourquoi évoluer pour devenir plus intelligents si des ordinateurs font tout le travail ?
Mais comment évoluerait une espèce intelligente non sociale ? Je doute que la technologie soit possible sans sociabilité ; un individu, si intelligent soit-il, ne peut tout simplement pas construire un vaisseau spatial ou un ordinateur tout seul (qui lui passerait la clé à molette ?). Dans ce cas, tant que leur environnement présentera des défis qu’une intelligence plus grande permet de résoudre de façon plus satisfaisante, ces organismes développeront des cerveaux plus gros, plus complexes et plus fiables. Une telle voie vers la super-intelligence est possible, bien que très peu probable. Le roman de Fred Hoyle […] LeNuage noir met par exemple en scène un être solitaire qui parcourt l’Univers pour son propre compte [sous la forme d’un étrange nuage de gaz interstellaire], avec des capacités bien supérieures à celles qu’une espèce semblable à l’Homme pourrait développer, même en tenant compte d’une période d’évolution incroyablement longue.
LeNuage noir de Hoyle est profondément irréaliste d’un point de vue biologique. Pour qu’une pression sélective continue s’exerce sur l’intelligence, l’espèce doit être en permanence confrontée à des problèmes qui nécessitent d’être résolus par une intelligence de plus en plus grande. Il est difficile de concevoir qu’un écosystème ou une intelligence illimitée continue à fournir des solutions pratiques aux problèmes de la vie quotidienne. Tôt ou tard, vous tomberez à court de problèmes.
En fait, et c’est le cas de nombreux extraterrestres super-intelligents de science-fiction, l’intelligence du Nuage noir semble être une fin en soi, plutôt qu’une solution adoptée pour sa valeur sélective. Ainsi que nous l’avons vu, l’évolution ne cherche pas à atteindre un but fixé à l’avance, mais apporte seulement des améliorations incrémentielles aux capacités d’une espèce. Malheureusement, le concept d’extraterrestres super-intelligents flottant dans l’Univers et philosophant pour le plaisir, bien qu’attrayant, n’est pas biologiquement plausible. Il semble donc peu probable qu’une super-intelligence biologique puisse naître des défis permanents posés par l’environnement. Soit l’espèce développera des technologies pour répondre aux défis qu’elle rencontre, soit elle finira par les épuiser.
Un autre mécanisme pourrait éventuellement aboutir à l’évolution d’une « véritable » super-intelligence. Dans ce scénario, de nombreux individus sont étroitement connectés mentalement ; ils partagent toutes leurs pensées entre eux presque instantanément. Une semblable colonie d’êtres intelligents, similaire à un super-ordinateur composé de nombreux petits ordinateurs travaillant en parallèle, peut être vue comme un seul organisme super-intelligent.
Bien sûr, on peut faire le parallèle avec des espèces qui existent déjà dans la nature. De nombreuses créatures vivent dans des colonies, des ruches et même au sein de regroupements temporaires qui semblent avoir une intelligence propre, dépassant les simples capacités de leurs membres. L’un des exemples les plus impressionnants sur le plan visuel est celui des bancs de poissons. Chaque poisson nage dans une direction qui est régie par des règles très simples, fondées sur la direction de déplacement et la distance de ses voisins immédiats. Quand des centaines de ces poissons se réunissent, le banc dans son ensemble manifeste un comportement sophistiqué. Quand un requin ou un dauphin tente de se précipiter au centre du banc, ce dernier se divise comme par magie, laissant le prédateur bredouille. Le fait qu’un groupe de poissons montre un tel comportement adaptatif et apparemment intelligent, alors que chaque élément pris individuellement en est incapable, est un exemple simple de super-intelligence émergente : le tout vaut plus que la somme de ses parties.
Les ruches constituent un autre exemple d’intelligence émergente. Lorsqu’une colonie déménage vers un nouveau site, des abeilles partent en éclaireur et étudient soigneusement les options qui s’offrent à la colonie. Chacune retourne à la ruche et communique à son entourage les avantages du site qu’elle a découvert. La ruche dans son ensemble est confrontée à deux problèmes : les éclaireuses vont « recommander » des sites différents, et chacune d’entre elles ne peut communiquer qu’avec un petit nombre d’abeilles, non avec la ruche entière. Comme il serait désastreux pour la colonie de s’éparpiller dans des directions différentes, un certain consensus doit être atteint. Mais comment ? Il n’y a pas de chef qui prenne la décision pour tous.
Là encore, des règles simples dictent des comportements complexes. Si une éclaireuse fournit une description particulièrement prometteuse d’un site, elle convaincra de nombreuses autres abeilles de la suivre pour une visite supplémentaire. Chacune de ces abeilles reviendra et fera ses propres recommandations ; de cette façon, les informations sur tous les sites disponibles sont intégrées dans ce qui peut être considéré (dans tous les sens du terme) comme le « cerveau » de la ruche. La seule différence est que ce cerveau n’est pas un organe, mais un ensemble d’individus, chacun ne communiquant qu’avec quelques autres (tout comme les neurones de notre propre cerveau ne sont connectés individuellement qu’à quelques autres neurones). Plusieurs destinations concurrentes se disputent l’attention du cerveau de la ruche ; finalement, un point de basculement est atteint, et toutes les abeilles s’envolent.
Bien que nous envisagions les colonies comme un assemblage d’individus séparés, chacun ayant ses propres intérêts et ses propres capacités de traitement de l’information, il est important de rappeler que notre propre corps (et celui de tous les autres animaux de la planète) est le résultat d’associations opportunistes. Lorsque les organismes multicellulaires ont émergé sur Terre, ils ont eu besoin de communiquer avec les autres cellules de leur colonie en pleine expansion. Aujourd’hui, les cellules de notre corps communiquent entre elles de manière si intégrée que nous nous considérons comme un seul organisme, et non comme un assemblage de parties indépendantes. En approfondissant cette analogie, on conçoit qu’un organisme super-intelligent puisse évoluer grâce à l’association de nombreuses créatures intelligentes, si étroitement interconnectées qu’elles ne seront plus considérées comme des individus à part entière.
L’existence d’un organisme extraterrestre composé de ces quasi-individus super-coopérants est un lieu commun de la science-fiction. L’évolution d’un tel organisme se ferait cependant sous de fortes contraintes. Sur Terre, les créatures équivalentes, comme la galère portugaise [qui ressemble à une méduse sans en être une] […], sont des colonies étroitement liées d’animaux individuels appelés zooïdes. Mais la galère portugaise est très simple, tant dans son comportement que dans sa structure. En effet, une forte contrainte pèse sur la complexité de ces super-organismes : elle est limitée par la quantité d’informations qui peut être transmise entre les différents individus. Dans le cas des zooïdes de la galère portugaise, peu d’informations sont partagées entre eux.
Les véritables colonies, comme celles des abeilles et des fourmis, sont beaucoup plus complexes, et leur communication l’est également. Mais les fourmis et les abeilles sont aussi génétiquement super-apparentées. Cela signifie que les individus ne sont pas vraiment – du point de vue évolutif – aussi distincts que vous et moi pouvons l’être. Une véritable intelligence supra-individuelle, similaire à celle des Borgs de Star Trek, nécessiterait un canal de communication acheminant efficacement de grandes quantités d’informations entre les individus ; et c’est en effet ce que postulent les auteurs de science-fiction. Mais un tel système pourrait-il évoluer de lui-même ? Il est beaucoup plus probable qu’il émerge en tant que résultat d’une ingénierie volontaire. […]
Je ne prétends pas être parvenu à une définition universelle de l’intelligence. Une telle définition n’existe d’ailleurs peut-être pas ! Mais, en examinant les différents types d’intelligence dont font preuve les animaux sur Terre, nous avons identifié certains indicateurs qui devraient être communs à la vie intelligente dans tout l’Univers. Tous les animaux perçoivent leur environnement et réagissent en conséquence pour résoudre leurs problèmes. Ceux que nous appelons « intelligents » possèdent de multiples canaux perceptifs et intègrent les informations qu’ils acquièrent à travers un processus crucial appelé apprentissage. L’apprentissage n’est pas l’intelligence, mais c’est le mécanisme grâce auquel les compétences spécifiques des animaux s’unissent pour constituer une faculté encore plus spectaculaire.
L’apprentissage est si utile qu’il existe nécessairement ailleurs dans l’Univers, de même que des intelligences spécifiques. Sur une planète où les noix sont exceptionnellement dures mais savoureuses, les animaux développeront des compétences pour les ouvrir. L’intelligence spécifique est un trait comme un autre, au même titre que de longs crocs ou un camouflage ; elle évolue si elle apporte un avantage adaptatif.
Puisque l’intelligence générale et l’intelligence spécifique sont toutes deux susceptibles d’évoluer partout, dans quelles conditions des créatures les combineront-elles pour devenir « intelligentes » au sens où nous l’entendons habituellement ? À peu près dans n’importe quelles conditions. Étant donné le nombre d’animaux qui font preuve d’intelligence sur Terre (les chiens, les corbeaux, les dauphins, les poulpes et bien d’autres), il est inconcevable qu’il s’agisse d’une aptitude limitée à notre planète. L’évolution favorisera partout l’intelligence telle que nous la connaissons.
La sociabilité et la technologie (qui peut être quelque chose d’aussi simple que de manipuler une brindille pour attraper une larve) semblent à la fois des exigences de l’évolution et des conséquences de l’intelligence. La relation entre ces compétences est si étroite que chercher laquelle des deux est apparue en premier n’a pas grand sens. Toutefois, elles jouent toutes deux un rôle déterminant dans le mécanisme évolutif poussant à l’intelligence. Et ce dernier débouche logiquement soit sur des cerveaux externes comme les ordinateurs, soit sur des organismes biologiques « super-intelligents ».
[post_title] => Rencontre avec une super-intelligence extraterrestre
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => rencontre-avec-une-super-intelligence-extraterrestre
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-01-05 08:21:33
[post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:21:33
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=114290
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Mai 2020. À pas de loup, la France sort du confinement – le premier, l’historique, celui qui a figé le tic-tac mondial et stupéfié l’humanité. Dans l’entrebâillure des restrictions, la vie hésite. Les commerces sont semi-déserts, les cafés encore fermés, les bureaux quasi vacants, les déplacements contrôlés. C’est à ce moment-là, à la jointure de l’anormal et du normal, que Frédéric Stucin, 43 ans, prend la route avec son matériel de photographe – et sa carte de presse, car il faut bien un laissez-passer. Direction la Seine, qu’il suivra jusqu’à sa source, à 260 kilomètres de son domicile. En chemin, il fera bien sûr des photos – c’est son métier – et des rencontres. Voilà les faits. Ils présagent d’un reportage centré sur le quotidien d’une ruralité engourdie par la pandémie. Ils sont trompeurs. Comme dans l’univers du polar tant aimé du photographe, la vérité est ailleurs.
Au commencement de ce qui donnera lieu à un livre magnifique et troublant, il y a les mantras du « monde d’après » : il faut « se mettre au vert », « faire un retour aux sources », « renouer avec une vie saine ». « On entendait cela tout le temps, explique Frédéric Stucin. Alors j’ai décidé de prendre les mots au pied de la lettre. Je suis parisien, mon fleuve, c’est la Seine. J’allais donc remonter à sa source jusqu’à cette bourgade si bien nommée Source-Seine, car j’y entends “source saine”. » Il part donc, l’œil aux aguets, avec pour viatique une brassée de métaphores, un ballot de mots. Nulle surprise, donc, si le monde qu’il fera jaillir des 43 clichés de La Source est déréalisé, fantomatique. « Nous sommes les héros discrets d’une histoire que nous rêvons », murmure en écho l’écrivaine Marie NDiaye dans le beau texte qui accompagne l’album.
« Rien n’est documentaire, tout est triché ici », s’amuse Stucin. Ainsi, l’ordre des photos ne suit en rien la remontée du fleuve. Les boutiques fermées, rideaux baissés, cafés désertés ne sont que les singeries d’une France sinistrée : « En réalité, le confinement était tout juste allégé, la vie encore à l’arrêt. Et cette boulangerie qui cède son bail, elle n’est pas en faillite, elle a simplement déménagé plus loin, sur la départementale, où elle prospère… » Enfin, il y a cette lumière qui semble émaner du fleuve, noyer le monde séquanien dans un entre-deux-eaux. Elle est l’effet d’un flash déclenché en plein jour doublé d’un usage très patient de la lumière naturelle. « J’utilise un appareil moyen format, lourd, que je pose sur un trépied, comme si je travaillais en argentique. Je prends mon temps, j’ai attendu parfois une heure qu’un nuage estompe un rayon de soleil. »
Ce faisant, Stucin met littéralement l’univers « au vert », mais pas celui du joli mois de mai. Il a la tonalité hallucinée qui baigne ses films de prédilection, L’Armée des ombres de Melville et L’Homme sans passé de Kaurismäki. Dans La Source, où l’on entre par l’énigmatique porte du Paradise, le temps est suspendu entre le jour et la nuit. On ne sait qui est qui. Pourquoi cette femme arrose-t-elle son jardin dans l’obscurité ? Et que fait cet homme qui émerge de l’eau noire parmi des roseaux ? On perd tous ses repères au fil de cette quête de salut, tels les évadés du Dead Man de Jim Jarmusch, souligne Stucin, qui aime le cinéma pour sa capacité « à faire de la fiction ».
« Je ne crois pas à la volonté d’objectivité de la photo », insiste-t-il. Stucin a fait ses armes en courant après les meetings politiques et les défilés de mode avant d’exceller dans l’art du portrait. Il a immortalisé pour la presse des dizaines de célébrités de tous milieux, d’Isabelle Huppert à Édouard Philippe ou Stromae. Des vues jamais convenues, très construites, qui aiguillonnent l’imagination. « Je crée des trompe-l’œil », dit-il. Un peu comme ceux qu’il a dénichés dans son « retour à la source » – un pré vert avec des jolis moutons blancs peint sur la façade d’un préfabriqué posé sur une aire de parking ? Ce sont là les portraits joyeux d’une ruralité fantasmée. La Source, elle, raconte une ruralité fantastique, inquiétante, comme la pandémie.
[post_title] => Et au milieu coule une lumière
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => et-au-milieu-coule-une-lumiere
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-01-05 08:21:33
[post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:21:33
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=113634
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
En 1945, le Japon capitule, ce qui met un terme à l’occupation de Taïwan depuis un demi-siècle. L’île retombe alors dans le giron chinois, mais les tensions entre la population locale et les nouveaux venus de Chine sont telles qu’en 1949, après la proclamation de la République populaire de Chine, Tchang Kaï-chek décrète la loi martiale. L’époque est donc marquée par une crise politique, économique, sociale mais aussi littéraire : tout est à construire pour les écrivains taïwanais, qui doivent oublier le japonais, se réapproprier le chinois, braver la censure et faire entendre une voix chinoise différente de celle du continent. C’est ce que Chu Yu-hsun, écrivain et critique littéraire, donne à voir dans son ouvrage en brossant le portrait de neuf grands auteurs du XXe siècle (comme Lin Hai-yin, Yeh Shih-tao et Chung Chao-cheng, pour ne citer qu’eux). C’est parce qu’il craignait que ces noms, qui ne diront probablement pas grand-chose au lecteur (même si certains ont été traduits en français), tombent dans l’oubli que Chu s’est lancé dans ce projet. Bien plus qu’une biographie commentée ou qu’un manuel d’histoire littéraire, il s’agit, pour la femme de lettres Yang Tsui, d’un « mélange de narration et d’argumentation [dont Chu] est à la fois le scénariste, le réalisateur, le monteur, le critique et le conteur ». Selon la revue Unitas, « soit ces écrivains se sont tus, soit ils sont partis à l’étranger, soit ils ont été emprisonnés ; mais tous ont connu l’oppression et l’exclusion. Derrière ce portrait de groupe, on voit se dessiner le vaste appareil de censure ainsi que les contours d’une époque où l’on parlait encore de “la province de Taiwan” ».
En 1973, Roger Deakin, écrivain et écologiste britannique, acquit un corps de ferme en ruine aux abords du petit village de Mellis, dans le Suffolk, et entreprit de le retaper. Il restaura les murs de pierre et refit la toiture. L’une des particularités de la Ferme du Noyer (le nom de sa maison) sont ses douves profondes alimentées par une source souterraine. Elles n’entourent pas la demeure, comme dans un château fort, mais ont été creusées à même la terre en deux lignes à peu près parallèles à l’avant et à l’arrière de la propriété. À l’origine, au XVIe siècle, elles faisaient office de réserve d’eau, de glacière et de signe extérieur de richesse. Au fil du temps, les douves tombèrent en désuétude et se remplirent de feuilles mortes et de racines d’arbres vermoulues. Deakin les fit draguer jusqu’à 3 mètres de profondeur, installa une échelle en bois près d’un saule et se mit à nager régulièrement dans leurs eaux froides et verdâtres. Il acquit ainsi ce qu’il appelait une « perception batracienne du cycle des saisons » et une certaine familiarité avec les créatures qui peuplaient les douves – des libellules aux tritons. Au milieu des années 1990, inspiré par le héros de la nouvelle « Le nageur », de John Cheever1, qui traverse son quartier résidentiel en allant de piscine en piscine, Deakin entama un voyage aquatique à travers l’Angleterre, le pays de Galles et l’Écosse, se baignant dans les mers, les rivières, les étangs et les lacs. Il consigna son aventure dans un livre, À la nage, qui est devenu un classique du nature writing britannique. Sa prose est sensuelle : « Dans les eaux algueuses de Kimmeridge, je me mêlai aux mulets trop indolents pour bouger. » Et son humour, caustique : une sangsue, observe-t-il, change sans cesse de forme dans l’eau, elle « étire et tord son corps semblable à un bas noir, comme le font les femmes quand elles veulent tester la qualité des collants chez Marks & Spencer ». Le livre est aussi d’une réjouissante érudition : quand Deakin décrit son bain au large de l’île quasiment inhabitée de Jura, dans les Hébrides écossaises, il note que c’est là que George Orwell s’est retiré pour écrire 1984.
À la nage est subtilement politique. Deakin tenait à remettre en question la privatisation d’eaux jadis publiques. « Le droit de se promener librement au bord d’une rivière et de s’y baigner ne devrait pas plus s’acheter ou se vendre que le droit de randonner en montagne ou de nager dans la mer qui borde nos plages », écrit-il. Dans un passage particulièrement marquant, il se dispute avec des gardes forestiers trop zélés lui reprochant de s’être baigné dans un fleuve poissonneux, l’Itchen, qui traverse le terrain d’un pensionnat d’élite : « Je me sentais déjà requinqué par ce bain de première qualité, je me sentis encore mieux après cette mise au point formidable. » Pour Deakin, nager en eaux libres est un acte subversif : une manière de se réapproprier un espace balisé par le capitalisme et de « renouer avec ce qui est ancien et sauvage dans nos îles Britanniques ».
Deakin est mort d’une tumeur au cerveau en 2006. Un an plus tard, la Ferme du Noyer a été rachetée par un couple, Jasmin et Titus Rowlandson, qui a perpétué son combat pour un mode de vie simple et rustique. Il n’y a toujours pas de chauffage central, la maison est chauffée par un poêle Aga et un gigantesque foyer ouvert où l’on fait généralement mijoter le dîner. Depuis l’année dernière, Titus, qui restaure des automobiles de collection dans la grange, et Jasmin, joaillière et peintre, louent à la nuit les deux cabanes de la propriété qu’ils ont rénovées. Début novembre, j’ai pris le train de Londres jusqu’au Suffolk pour nager dans la douve de Deakin. Une pluie diluvienne tombait depuis le matin, ruisselant sur les fenêtres du train tandis qu’il longeait le port d’Ipswich. Le livre de Deakin s’ouvre sur la description extatique d’un bain dans l’une des douves sous une pluie d’été, parmi les gouttes d’eau « semblables à d’étincelantes épingles dressées à la surface ». Ce jour d’automne frileux et humide me semblait considérablement moins enchanteur.
La pluie cessa néanmoins avant que je n’atteigne la Ferme du Noyer, et une lumière rasante et orangée de fin d’après-midi filtra entre les nuages effilochés et les branches nues des arbres détrempés. Après m’être installée dans la cabane que je louais (joliment décorée avec du mobilier d’antan, un poêle à bois et une bibliothèque choisie avec soin), j’enfilai mon maillot de bain, des chaussons et des gants en Néoprène et me dirigeai, la tête haute, vers la douve du jardin. Longue de 20 mètres, sa surface noire et scintillante était parsemée de feuilles mortes comme autant de disques dorés sur un bijou terni. Je descendis l’échelle branlante puis me propulsai dans l’eau, nageant jusqu’à la zone la plus profonde, au milieu de la douve, pour ne pas m’empêtrer dans les algues et les racines qui tapissaient le fond. J’étais transpercée par le froid. Je sentais les muscles de mon dos se contracter. Mes clavicules et mes côtes semblaient prêtes à se briser, et mes orteils et mes doigts commencèrent à s’engourdir, malgré mon équipement sophistiqué. Je fis quelques longueurs, essayant de m’imprégner au mieux de la perception batracienne de Deakin, mais, si je pouvais effectivement m’identifier à une grenouille, c’était à une grenouille qui, à l’inverse de celle de la fable, se trouvait dans une casserole d’eau dont on abaissait doucement la température pour voir si elle est capable d’en sortir avant de mourir congelée.
Malgré le froid – et malgré les deux heures qu’il me fallut pour me réchauffer une fois sortie, bourrant le poêle de bûches et buvant autant de thé que je le pouvais –, ma courte baignade dans la douve fut une expérience merveilleuse. Je me sentais extraordinairement bien. Deakin nageait dans la douve presque tous les jours, sauf quand elle était gelée, et je compris aisément comment il était devenu accro.
Je ne fus pas la seule lectrice de Deakin à me laisser ainsi séduire. À la nage a contribué à l’émergence de ce qu’on appelle désormais en Grande-Bretagne la « nage sauvage », un mouvement dont les adeptes préfèrent patauger brièvement ou crawler inlassablement en plein air plutôt que de faire des longueurs dans une piscine couverte. D’après les derniers chiffres de Sport England, un organisme qui encourage l’activité physique, quelque 500 000 Anglais s’adonnent régulièrement à la nage sauvage – soit presque deux fois plus qu’il y a trois ans. Beaucoup affirment que c’est non seulement amusant, mais aussi bon pour le moral. Les charmes de ce sport peuvent être difficiles à imaginer pour ceux qui associent la natation en plein air au soleil, à l’eau chaude, au sable fin et à un roman de plage à lire sur sa serviette. La Grande-Bretagne abonde en « espace bleu », un terme qu’utilisent, pour décrire les rivières, les étangs et les mers, ceux qui soutiennent qu’y avoir accès est bon pour la santé. Il y a près de 40 000 lacs en Grande-Bretagne, et on estime que personne, au Royaume-Uni, ne se trouve jamais à plus de 100 kilomètres d’un littoral. Mais les eaux britanniques sont incontestablement froides. La température de la mer grimpe rarement au-dessus de 20 °C, et les eaux douces d’Angleterre, qui sont souvent alimentées par des sources souterraines, tendent à être encore plus glaciales. En 2019, à la mi-octobre (période qui marque pour la plupart des gens la fin de la saison de nage en extérieur), la température du Serpentine Lido – un lac de Hyde Park, à Londres, où la baignade est autorisée – est descendue sous la barre des 10 °C. Les nageurs sauvages les plus courageux continuent d’aller y barboter même quand l’eau se retrouve en dessous de 0 °C. Outre une serviette en microfibre et un thermos de thé, ils emportent une hache, pour briser la glace.
La mode de la nage en extérieur a été alimentée, en partie, par Internet. On récolte facilement des likes quand on poste une photo de soi immergé jusqu’à la taille dans l’eau d’un loch inhospitalier. La presse britannique répertorie les meilleurs endroits où aller se baigner en amoureux. The Guardian s’extasiait récemment sur un lac au pied du mont Snowdon, au pays de Galles : « Piquez une tête, et vous nagerez avec des ombles arctiques, une espèce rare de la famille des salmonidés qui existe depuis l’ère glaciaire. »
Dans les librairies britanniques, des rayons entiers sont consacrés à ce sport. Un des guides les plus populaires est « Nage sauvage »2, de Kate Rew : richement illustré, il regorge de bons plans pour les nageurs qui n’auraient pas de douve à eux. Pourquoi ne pas goûter au lac le plus profond d’Angleterre, Wastwater, dans le Lake District, dont la profondeur équivaut à peu près à la hauteur de Big Ben ? Un nageur s’est fait photographier dans le Blue Lagoon, à Abereiddy, dans le Pembrokeshire, et, en faisant abstraction de sa combinaison de plongée, on pourrait croire que ces eaux turquoise sont celles de la mer Égée.
En 2006, Rew a fondé la Société de nage en plein air, qui compte aujourd’hui près de 80 000 membres. « Nager, c’est comme prendre des vacances condensées, m’a-t-elle dit récemment. C’est comme si on était transporté loin du quotidien, et tout ce qui se passe après ça, c’est du bonus. » Le site de l’association évoque l’éthique du nageur sauvage (« Prenez garde à votre impact sur les autres usagers des eaux, comme les pêcheurs, les plaisanciers ou les oiseaux nicheurs ») et prodigue des conseils de sécurité – que faire, par exemple, quand on se retrouve pris dans des algues (« Ralentissez et tentez la nage du petit chien pour vous extirper délicatement sans donner de coups de pied ni vous débattre »). Rew m’a confié qu’elle n’aime pas avoir froid et qu’elle considère la température des eaux britanniques comme un inconvénient, certes, mais pas forcément rédhibitoire : « Bien sûr, ce n’est pas idéal. Le froid peut vous couper le souffle et vous empêcher de rester aussi longtemps que vous le voudriez. Mais on apprend à faire avec. » Elle décrit avec humour ces aficionados de la nage sauvage qui utilisent des synonymes guillerets de l’adjectif « froid », tels que « fortifiant » ou « revigorant », pour donner à leur activité « un côté rassurant plutôt qu’inhibant ».
La nage sauvage se pratique à différents degrés d’implication. Ainsi, pour les triathlètes, nager dans un lac peut être considéré comme un défi supplémentaire dans leur quête de dépassement de soi, un peu comme une piste de VTT très pentue. Tandis que, pour les nageurs plus modestes, une courte baignade automnale dans la mer est une bonne raison de se retrouver autour d’une part de gâteau ou d’un petit verre de whisky une fois l’exploit accompli. « Beaucoup d’amateurs de nage sauvage ne nagent en fait presque pas, souligne Rew. Ils entrent dans l’eau et barbotent un peu. Ce qui est fantastique, c’est de pouvoir nager comme on veut, à condition de ne pas juger les autres. »
La natation est mentionnée pour la première fois dans des récits de la conquête romaine de la Grande-Bretagne, au Ier siècle. Tacite raconte que des soldats romains nageaient avec leur armure. Et Jules César était, dit-on, un excellent nageur. D’après Susie Parr, auteure d’une passionnante « Histoire de la natation »3, les manuels d’entraînement militaire qui circulaient au Moyen Âge insistaient sur l’utilité de savoir nager.
En 1587, sir Everard Digby, un théologien de Cambridge, a écrit un traité sur la natation, De arte natandi, dans lequel il expliquait comment flotter et comment entrer et sortir de l’eau en toute sécurité. Le texte, écrit en latin puis traduit en anglais quelques années plus tard, était accompagné de gravures représentant des nageurs nus exécutant une série de mouvements parfaitement saugrenus aujourd’hui. L’une des nages présentées requérait de mettre en même temps un bras et une jambe hors de l’eau ; une autre, que le nageur soit sur le dos et batte des pieds comme une grenouille, les mains posées sur ses parties génitales. Les nages que nous connaissons aujourd’hui, du crawl à la brasse, n’ont été normalisées qu’à partir du XIXe siècle, quand l’Angleterre a introduit la natation comme sport de compétition.
Le bain de mer s’est popularisé au XVIIIe siècle. Dans des stations balnéaires comme Weymouth, dans le Dorset, on faisait traverser la plage aux baigneurs dans de petites cabines de bois montées sur roues dont ils descendaient les marches pour entrer dans l’eau, aidés par des personnes – le plus souvent des femmes – appelées « trempeurs » ou « trempeuses ». Avec l’avènement du mouvement romantique, la nage devint – comme les promenades dans les collines couvertes de jonquilles – une activité qui, pensait-on, promettait une rencontre avec le sublime. À l’époque victorienne, le développement des chemins de fer a favorisé l’essor de nombreuses stations balnéaires, dont Ramsgate, dans le Kent, à propos de laquelle un journaliste observait : « Les hommes gambadent dans le plus simple appareil et les femmes s’ébattent dans des costumes de bain d’un goût douteux à quelques mètres d’eux. » Au XXe siècle, de nombreux nageurs sont passés aux piscines chlorées. Les formules bon marché all inclusive, qui permettaient de passer ses vacances dans les stations balnéaires d’Espagne, où l’eau est chaude et le soleil indéfectible, ont achevé d’éloigner les Britanniques de leurs eaux locales. De toute façon, la plupart des lacs et des côtes étaient devenus trop pollués. Dans son histoire de la natation, Parr rapporte que, en 1980, aucune des eaux intérieures britanniques n’était conforme aux normes environnementales de la Directive sur les eaux de baignade de la Communauté économique européenne. Depuis, la qualité de l’eau s’est considérablement améliorée, ce qui a contribué au renouveau de la nage sauvage. La prudence reste néanmoins de mise : une enquête du London Times a montré que 86 % des fleuves et rivières anglais présentaient des niveaux de pollution supérieurs aux critères actuels de l’UE. Un autre facteur explique la popularité de la nage sauvage : son faible coût. Une combinaison de plongée peut certes coûter une centaine d’euros, mais le seul équipement vraiment indispensable est un maillot de bain. Certains puristes prétendent d’ailleurs – avec cette pointe de masochisme propre aux écoles d’élite anglaises – que la nage sauvage se pratique mieux nu.
Beaucoup de passionnés adhèrent à un club, comme le Club de natation de Brighton (le plus vieux du pays, fondé en 1860). Ils peuvent ainsi nager en groupe, ce qui représente un gage de sécurité, notamment quand la mer est agitée. Les clubs offrent aussi des douches chaudes, une perspective réjouissante lorsque vous venez de traverser clopin-clopant, avec la chair de poule, une plage de galets fouettée par le vent pour regagner les vestiaires. D’autres nageurs se rassemblent de manière plus informelle. Les Oiseaux de mer salés, un collectif peu structuré et majoritairement féminin, organise des rencontres quotidiennes à Brighton via Facebook. Ses membres descendent sur la plage dans leurs bottes Ugg et leurs ponchos Dryrobe flottant au vent, telles des mouettes multicolores. Après s’être rapidement mises en maillot, elles entrent dans l’eau et se retrouvent bientôt immergées jusqu’au menton. D’autres préfèrent faire cavalier seul, considérant que la natation est une activité méditative par excellence. Rien n’affûte autant l’esprit que de nager dans une eau tellement froide que, si l’on n’y prend pas garde, on peut en avoir le souffle littéralement coupé. Celui qui saute ou plonge dans une eau glacée, plutôt que d’y entrer graduellement en gardant la tête hors de l’eau, risque d’ailleurs l’hydrocution. Quand j’ai emménagé, il y a environ trois ans, dans un quartier du nord de Londres, près du parc d’Hampstead Heath, des voisins m’ont demandé si j’allais aller nager dans les étangs qui y ont été creusés aux XVIIe et XVIIIe siècles afin de servir de réservoirs. Ceux-ci sont très vite devenus des lieux de baignade informels. Entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, un étang a été réservé aux hommes et un autre aux femmes. Ces bassins non mixtes sont alimentés par la rivière Fleet, qui traversait jadis Londres mais a été canalisée et enterrée au XIXe siècle. Ouverts toute l’année, ce sont de véritables institutions qui inspirent une ferveur presque religieuse à leurs usagers. (Un troisième étang, mixte, de l’autre côté du parc, n’est accessible qu’en été.) Un recueil de textes sur l’étang des Femmes, « À l’étang » 4, a été publié récemment. Il contient une contribution de la romancière Margaret Drabble, qui a fréquenté l’étang dans les années 1970 avec une amie lesbienne plus âgée, une nonne cistercienne défroquée. « Je ne crois pas qu’elle aimait nager, mais elle appréciait l’ambiance, avec son mélange étrange de licence et de pureté », écrit Drabble. Dans un autre texte, l’écrivaine Deborah Moggach raconte, à propos de l’étang, que de « se glisser dans ses eaux c’est se glisser dans le bonheur ». L’étang des Femmes a été célébré avec un peu moins de révérence par un compte Twitter parodique, Bougie London Literary Woman [« Femme de lettres londonienne et bourgeoise »] : « Suite à une brasse exagérément vigoureuse, l’étang a englouti mon pendentif. Il ira se déposer dans la vase, peut-être près de mon cœur, que j’ai abandonné à ces troubles profondeurs il y a longtemps déjà. »
J’ai appris à nager dans la piscine extérieure non chauffée de mon école primaire. J’ai grandi près de la mer, dans la station balnéaire favorite du roi George III, Weymouth, qui donne sur une large baie bien abritée mais où j’allais rarement me baigner dans mon enfance (seulement quand le soleil était suffisamment chaud pour compenser les brises marines omniprésentes). Je suis plutôt une bonne nageuse, mais j’ai dû attendre d’avoir 30 ans et d’emménager à Brooklyn (à quelques stations de métro de Brighton Beach) pour découvrir les plaisirs de la nage en plein air. J’ai troqué une ville balnéaire pour une autre, au cœur de New York. Lorsque j’en avais marre de barboter, je me retranchais dans un petit restaurant russe sur la promenade, où l’on servait du poisson fumé et de la bière tchèque. Mais, même à Brighton Beach, je ne nageais qu’en été, quand la ville devenait une telle étuve que je choisissais d’ignorer les eaux troubles et les bouts de polystyrène que je voyais flotter près de moi.
Avec les étangs d’Hampstead Heath, ce fut une autre histoire. Un jour ensoleillé du mois de mai, je me suis rendue pour la première fois à l’étang des Femmes de Kenwood. Il n’y avait que quelques semaines que les maîtres-nageurs avaient enlevé la ligne de bouées qui barre le plan d’eau en hiver, empêchant les nageuses d’aller au-delà d’une petite zone autour du ponton. La ligne est installée dès que la température de l’eau descend au-dessous de 12 °C, généralement fin octobre. Elle reste là jusqu’à ce que le mercure repasse au-dessus de ce seuil. Je me suis changée dans un bel édifice d’aspect scandinave, construit il y a quelques années, où l’on trouve des douches chaudes. Il remplace une vieille baraque dont certaines habituées de longue date pleurent la disparition, considérant les douches comme un signe de décadence. La plupart des autres femmes présentes à l’étang ce jour-là avaient la cinquantaine ou plus. On aurait pu imaginer sans problème que certaines y venaient déjà dans les années 1970 avec Margaret Drabble. Une ardoise au bord de l’étang indiquait que la température de l’eau était montée à 14 °C. Un panneau rappelait aux visiteuses que l’eau est froide et profonde, et que la baignade est réservée aux nageuses expérimentées. L’un des deux maîtres-nageurs de service toute l’année scrutait la surface d’un œil attentif depuis la cabine vitrée, près du ponton. Je suis entrée dans l’eau en empruntant l’échelle métallique. Je n’ai pas pu m’empêcher de haleter pendant plusieurs minutes. J’ai essayé de me concentrer, non sur mon cœur qui tambourinait ni sur la sensation de picotement au niveau de mes extrémités, mais sur les bourgeons des arbres qui entourent l’étang et procurent aux nageuses, en été, une intimité verdoyante.
Les scientifiques qui étudient la réaction du corps lorsqu’il est plongé dans l’eau froide (généralement définie comme telle au-dessous de 15 °C) ont identifié les différentes étapes de notre réponse physiologique. Pendant les trois premières minutes, la peau se refroidit, vous éprouvez une sensation de brûlure ou de picotement. Cela peut être stressant, mais le risque le plus grave survient plus tard, quand le froid commence à devenir presque tolérable. Vient alors le stade du refroidissement neuromusculaire superficiel, qui peut engendrer une « incapacité due au froid » : vos membres, notamment vos bras (qui ont un rapport surface/masse élevé), semblent trop faibles pour bouger et vos mains trop engourdies pour agripper un ponton ou le barreau d’une échelle.
Les nageurs redoutent parfois l’hypothermie, qui provoque un ralentissement de la circulation sanguine, des fonctions neurologiques et du métabolisme cellulaire – jusqu’à entraîner une perte de conscience. Cependant, dans des eaux au-dessus de 15 °C, l’hypothermie ne survient qu’au bout de trente minutes, soit plus qu’il n’en faut à un nageur expérimenté pour rejoindre la rive. Évidemment, dans des eaux plus froides, l’hypothermie apparaît beaucoup plus vite. La règle, c’est de passer à peu près autant de minutes dans l’eau que sa température en degrés Celsius. (Dans une eau à 10 °C, par exemple, mieux vaut ne pas barboter plus de dix minutes.) Le risque toutefois est moins de sombrer lentement dans l’engourdissement, les lèvres bleues et les doigts crispés sur un morceau de bois tel Leonardo DiCaprio dans Titanic, que de souffrir d’un choc thermique (le nageur se met à hyperventiler, il avale et inhale de l’eau et commence à se noyer). Quand le choc thermique se combine à d’autres changements physiologiques, notamment ceux qui surviennent quand on plonge dans de l’eau glaciale, certains peuvent faire de l’arythmie, ce qui, s’ils sont cardiaques, peut s’avérer fatal. Des noyades surviennent parfois à Hampstead Heath ; l’une d’elles a eu lieu au printemps 2019 dans l’étang des Hommes. L’autopsie a révélé que la victime, un architecte du coin, avait une maladie coronarienne non diagnostiquée. Il a fait une crise cardiaque dans l’eau. Un de ses proches a déclaré à la presse qu’il était conscient des dangers de la baignade en eau froide, et que « la dernière chose qu’il aurait voulue soit qu’on mette en place des mesures de sécurité supplémentaires ».
Je suis allée nager à l’étang des Femmes pendant tout le printemps 2019. Les autres nageuses et moi-même étions accompagnées dans nos tours de bassin par une maman canard suivie de ses canetons duveteux en file indienne. En revanche, le héron qui venait parfois se poser lourdement sur les branches d’un arbre penché au-dessus de l’eau nous ignorait. Petit à petit, la température de l’étang a augmenté. Fin juillet, elle atteignait 20 °C. Les habituées qui viennent toute l’année toléraient l’arrivée des nouvelles venues à la belle saison : des jeunes femmes en Bikini taille haute qui hurlaient en entrant dans l’eau, puis allaient lézarder dans un pré adjacent où le bronzage seins nus est autorisé. (S’il est rare que l’on vous réclame les 2 livres sterling vous donnant le droit d’accéder à l’étang, les maîtres-nageurs et les autres nageuses défendent bec et ongles l’interdiction de prendre des photos.)
Quand, en septembre et en octobre, la température de l’eau a commencé à baisser, j’ai sorti mes chaussons et mes gants en Néoprène. J’ai adopté le bonnet de bain en silicone plutôt que le bonnet de laine porté par de nombreuses femmes de l’étang. À mesure que le froid automnal s’installait, les liens de notre petite communauté se sont resserrés. Le jour d’Halloween, peu après le lever du soleil sur une aube grise, je me suis jointe aux membres de l’Association de l’étang des Femmes de Kenwood qui se retrouvaient, pour l’occasion, autour d’une baignade et d’un petit déjeuner. Nous nous sommes regroupées sur le ponton pendant que Jane Smith, une sauveteuse qui travaille depuis longtemps à l’étang, nous rappelait qu’en ce 31 octobre la frontière qui sépare les vivants des morts est particulièrement ténue. Elle nous a invitées à imaginer les générations de femmes qui avaient nagé là avant nous et nous a exhortées à nager avec elles. Certaines sont entrées dans l’eau en maillot de bain et chapeau de sorcière, faisant des brasses tels des corbeaux qui se seraient soudain métamorphosés en oiseaux aquatiques.
Bien que se baigner les jours de fête soit une tradition à Hampstead Heath et ailleurs (des milliers de personnes participent chaque premier de l’an au « plongeon des ours polaires », à Coney Island, dans l’espoir de faire passer leur gueule de bois), les nageurs chevronnés recommandent de se mettre à l’eau au moins trois fois par semaine pour que le corps conserve ses facultés d’adaptation. Au début du mois de novembre, mes chaussons en Néoprène sont devenus indispensables pour me protéger du froid qui me transperçait les pieds comme des couteaux lorsque je marchais sur le ponton en béton. Par mesure de précaution, j’ai acheté une combinaison en Néoprène sans manches et zippée sur le devant, avec une coupe cintrée digne d’une James Bond girl. Mais, même quand l’ardoise indiquait que la température de l’eau était descendue à 5 °C, je n’ai jamais jugé utile de la mettre. Ces jours-là, je faisais rapidement le tour de l’étang en écartant les feuilles mortes qui n’avaient pas réussi à résister aussi longtemps que moi à l’automne. Je restais juste assez pour ressentir ce qu’on pourrait appeler une « bouffée de suffisance » : ce sentiment de satisfaction que l’on ressent quand on accomplit, et même apprécie, quelque chose que la plupart des gens trouveraient absolument rebutant.
Les promoteurs de la nage en eau froide s’attardent moins sur ses risques que sur ses bienfaits. On entend souvent dire que nager dans de l’eau glacée stimule le système immunitaire, et les passionnés affirment que cette pratique a un réel impact sur leur moral. Dans un documentaire sur les étangs d’Hampstead Heath diffusé par la BBC, certains nageurs évoquent l’effet euphorisant de leurs bains quotidiens, d’autres la façon dont la nage sauvage les a aidés à lutter contre le cancer ou à faire le deuil d’un proche. En réalité, peu de recherches ont été menées sur les bénéfices de ce sport pour la santé mentale. Mark Harper, médecin à l’Hôpital universitaire de Brighton et du Sussex, souligne toutefois que se plonger régulièrement dans l’eau froide permet de réduire l’inflammation, laquelle peut entraîner des douleurs, voire une dépression. Harper, lui-même adepte de la nage en eau froide, explique : « Plus vous vous habituez au stress causé par le froid, moins votre réponse à ce stress est marquée : votre pression artérielle n’augmente plus autant et votre rythme cardiaque ne s’accélère plus comme avant. L’avantage, c’est que vous réagirez moins au stress dans la vie de tous les jours. » Selon Harper, mettre la tête sous l’eau apporterait même des bienfaits supplémentaires.
Pour un scientifique, il est beaucoup plus difficile de mesurer empiriquement les bienfaits de la baignade en eau froide pour le corps et l’esprit que de mesurer, mettons, ceux de la course à pied, activité que l’on peut pratiquer sur un tapis de course en laboratoire.
Hannah Denton, psychologue à Brighton, a surmonté ces difficultés pratiques en fixant un magnétophone à une bouée pour pouvoir interroger in situ une demi-douzaine de nageurs volontaires. Les interviewés étaient tous convaincus que la baignade en eau froide était essentielle à leur bien-être, mais ils ont aussi reconnu avoir parfois traversé des moments de panique. « À l’instant T vous vous sentez bien, et une minute après vous vous dites : “Merde, j’ai trop froid, j’aurais dû sortir”, raconte l’un d’eux. Et, là, c’est littéralement : “Nage ou crève.” »
Les personnes interrogées par Denton ont aussi affirmé que le sentiment d’un contact étroit, et potentiellement dangereux, avec la nature explique également leur attrait pour cette activité. « Tous vos sens sont complètement bouleversés, explique un nageur. Ça vous éclaircit les idées. » Pour les personnes ayant vécu un traumatisme, la concentration que requiert la nage en eau froide peut générer, paradoxalement, un sentiment de quiétude et de maîtrise. Pour d’autres, l’eau froide peut offrir ce que Nicky Mayhew, une des coprésidentes de l’Association de l’étang des Femmes de Kenwood, appelle l’attrait du « danger en toute sécurité » : une excursion hors de sa zone de confort, chose appréciable lorsqu’au quotidien on a la chance de n’être que rarement confronté à des situations extrêmes.
Un autre problème avec l’étude des effets de la nage en eau froide est que tous ceux qui s’y adonnent l’ont clairement voulu, ce qui les prédispose sans doute à penser que cela leur fait du bien. Comme l’observe Sarah Atkinson, professeure de géographie et d’humanités médicales à l’Université de Durham, dans « Espace bleu, santé et bien-être » 5 : « Selon leur degré d’implication, les amateurs de nage sauvage peuvent décrire leur expérience de façon très différente. »
Un dimanche matin de la mi-novembre, peu après le lever du soleil, je retrouve Gilly McArthur, une illustratrice qui vit à Kendal, dans le Lake District, une région du nord de l’Angleterre très prisée des poètes romantiques et des nageurs sauvages. McArthur se baigne régulièrement dans le lac Windermere – même si elle préfère de loin les lacs de montagne gelés –, et elle m’a proposé de me joindre à elle. Pendant notre trajet en voiture, McArthur a sorti son téléphone pour me montrer une photo d’elle prise au mois de janvier précédent, quand elle s’était mis en tête de nager dans la glace tous les jours. Sur la photo, on la voit portant des lunettes et un bonnet de laine, immergée jusqu’au nez dans un mélange grisâtre d’eau et de glace. Elle fait partie d’un petit cercle de nageurs, le Club de la bouée 13, nommé d’après une balise amarrée à 150 mètres du rivage. Pendant que nous traversons la forêt qui borde le lac, elle m’explique qu’il n’y a généralement qu’une demi-douzaine de nageurs. Ce week-end, cependant, a lieu le Mountain Festival de Kendal, consacré aux sports et activités en plein air, et pas moins de quarante lève-tôt se pressent près du hangar à bateaux et sur le ponton au bord de l’eau. Certains sont déjà en maillot. D’autres sont emmitouflés dans des peignoirs moelleux. Il bruine, et la température extérieure dépasse à peine 4 °C. Je me déshabille couche par couche, j’enfile mes chaussons et mes gants en Néoprène et je rejoins les dizaines de nageurs qui commencent à entrer dans l’eau noire et calme. « Au moins, il n’y a pas de vent », note McArthur avec entrain alors que nous entamons notre brasse vers la bouée. La température de l’eau est d’à peu près 6 °C, un poil plus chaude que ce à quoi j’avais été habituée à l’étang des Femmes. Le paysage autour de nous est spectaculaire : sous un ciel de plomb, on peut voir le lac s’étendre vers le nord jusqu’aux reliefs bruns de la chaîne des Langdale Pikes avec, au loin, des sommets coiffés de neige. Je continue de nager tout en bavardant avec McArthur, mais, à une dizaine de mètres de la bouée, je préfère ne pas en faire trop et je l’invite à poursuivre sans moi.
En faisant demi-tour, je réalise que je me suis beaucoup éloignée du ponton. Je ne me sens pas faible, je n’ai même pas particulièrement froid, mais une angoisse me saisit et me pousse à nager plus vite. Je me rends compte que j’ignore la profondeur de l’eau noire qui m’entoure. Je n’ai rien à quoi m’accrocher, et seuls mes bras et mes jambes peuvent me maintenir à la surface. Il n’y a personne autour de moi. Quelle façon idiote de mourir, me dis-je, puis je réalise que c’est sûrement ce qu’on pense juste avant de subir les conséquences d’une décision imprudente et irrévocable. Une femme avec un bonnet en tricot surmonté d’un pompon nage vers moi en direction de la bouée. Lorsqu’elle arrive à mon niveau, j’en profite pour lui demander si elle veut bien me raccompagner jusqu’à la rive. Un homme qui est déjà allé jusqu’à la bouée nous rejoint. « Je vais nager avec vous », me propose-t-il gentiment. À chaque mouvement, je sens l’angoisse refluer. « Et voilà », dit-il en souriant quand j’ai de nouveau pied. Je sors de l’eau, grelottante et encore secouée, mais infiniment reconnaissante envers cet homme, même si, comme aiment à le dire les nageurs, je ne le reconnaîtrais pas si je le croisais habillé.
Une heure plus tard, mon mal au cœur s’est atténué et mes dents ont cessé de claquer. Je me joins aux nageurs du Club de la bouée 13 qui se rendent à la mairie de Kendal pour écouter la conférence du Mountain Festival sur la natation en plein air. La salle où a lieu l’événement, organisé par le magazine Outdoor Swimmer, est pleine à craquer : quelque 300 festivaliers sont assis dans un décor victorien. La scène est équipée d’un pupitre et d’un écran de projection. Le premier intervenant, Fenwick Ridley, est un homme grand et robuste, avec une abondante barbe rousse et des épaules particulièrement larges. Ridley raconte comment il a remonté à la nage le fleuve Tyne, dans le nord-est de l’Angleterre, de Newcastle jusqu’à Kielder Water – un grand lac de barrage. Il nous montre le court-métrage qu’il a tiré de ses sept jours de périple, filmé avec une caméra GoPro. On le voit lutter contre le courant jusqu’à l’épuisement et, dans des moments plus détendus, tremper sa barbe dans la mousse créée par les tourbillons de l’eau. Ridley reconnaît avoir eu quelques frayeurs : les courants étaient forts, et les capitaines de bateaux ne s’attendaient pas à croiser la route d’un nageur. « J’étais très angoissé, mais aussi surexcité à l’idée de voir ce qui se cachait derrière chaque méandre. »
Après lui, c’est au tour d’un habitant de Kendal du nom de Ben Dowman, qui a parcouru en une journée 150 kilomètres à vélo à travers le Lake District et 10 kilomètres à la nage dans quatre lacs différents. Il a dû prévoir l’assistance d’une équipe technique avec un van, car, s’il pouvait porter sa combinaison de plongée sur son vélo, il ne pouvait pas porter celui-ci pendant qu’il nageait dans sa combinaison. L’aventure s’est terminée par une traversée à la nage de Rydal Water, un joli lac qu’affectionnait beaucoup le poète romantique William Wordsworth. À la fin de son parcours, Dowman a rampé, éreinté, jusqu’à la rive. Il décrit ainsi ce dernier tronçon : « J’avais des crampes aux jambes et j’étais étendu à plat ventre au bord de l’eau à me demander pourquoi mon équipe n’arrivait pas. Ils pensaient que je voulais profiter du moment, alors qu’en fait j’étais en train de sombrer lentement dans l’hypothermie. »
La dernière intervenante est une femme appelée Lindsey Cole qui, à la fin de l’année 2018, a descendu la Tamise à la nage déguisée en sirène. Elle était équipée d’une monopalme, du genre de celles qu’utilisent les apnéistes pour une propulsion optimale. Un fourreau en Nylon d’un bleu-vert irisé allait de sa taille jusqu’à la palme. Elle portait une combinaison couleur chair – assortie à son teint – pour se protéger du froid.
Sa traversée, réalisée dans le but de sensibiliser le public aux déchets plastiques et autres détritus qui polluent la Tamise, a commencé à proximité de la source du fleuve, dans la chaîne de collines des Cotswolds. Le voyage s’est révélé épuisant, raconte-t-elle, mais aussi étrangement sympathique : des gens surgissaient parfois des roseaux et lui demandaient s’ils pouvaient nager à ses côtés. La nuit, elle dormait dans des pubs. Alors qu’elle traversait l’Oxfordshire, Cole aperçut ce qu’elle prit d’abord pour un morceau de plastique flottant à la surface de l’eau avant de réaliser que le plastique meuglait. Elle alerta les autorités, qui aidèrent l’animal à rejoindre la rive. (« Une vache sauvée de la noyade par une sirène », titra The Sun.) Nageant jusqu’à six heures par jour, Cole a mis plus de trois semaines à accomplir son exploit. Alors que son périple touchait à sa fin, elle fut accueillie à Teddington, dans la banlieue de Londres, par un groupe de nageurs qui se glissèrent dans l’eau glaciale pour barboter à ses côtés. Un large sourire aux lèvres, Cole explique à l’assistance : « C’était la première fois que je découvrais le monde merveilleux des nageurs en plein air. »
En février dernier, raconte toujours Cole, elle est partie à vélo du Devon, dans le sud de l’Angleterre, jusqu’au Loch Tay, au centre de l’Écosse, pour les championnats écossais de nage hivernale. En chemin, elle s’est arrêtée une douzaine de fois pour faire trempette en compagnie de nageurs sauvages venus d’Angleterre et d’Écosse. À Clevedon, près de Bristol, elle s’est mêlée aux habitants du coin pour une petite baignade, suivie de ce qu’ils appellent le « débrief » : une longue discussion autour d’un bon vin chaud dans un pub. À l’aube, près de Sheffield, elle s’est baignée avec une dizaine de femmes dans le fleuve Derwent pendant qu’une autre jouait de la flûte. Par une nuit d’encre à Skipton, dans le Yorkshire, elle s’est baignée nue avec des inconnus. À Newcastle, elle a fait quelques brasses au côté d’une nageuse sauvage débutante qui espérait que l’eau de mer glacée l’aiderait à se remettre du décès récent de son père. Cole a nagé auprès de milliers de nageurs en traversant la Grande-Bretagne – et, dans les Shetland, au bord de la plage la plus septentrionale d’Écosse, elle s’est même baignée avec des phoques.
De temps en temps, le chemin de Lindsey Cole a croisé celui qu’avait emprunté Roger Deakin vingt ans plus tôt. Son périple aquatique s’est achevé dans les îles Scilly, au large de la pointe ouest des Cornouailles, là où Deakin avait entamé le sien. Dans À la nage, il décrit son « émerveillement face à l’éclat de la nature » de ces îles : le sable blanc, les rochers scintillants de quartz et de mica. Avec son sens de la formule, il qualifie le bruit des mouettes de « cornemuse de la nature. »
Le voyage de Roger Deakin à travers le Royaume-Uni et son attachement à sa parcelle d’espace bleu dans le Suffolk l’ont poussé à réfléchir au goût des Britanniques pour l’insularité. « Nous sommes un peuple endouvé, méfiant vis-à-vis de l’Europe et peu convaincu par le tunnel sous la Manche », écrit-il. Et pourtant, les gens que Lindsey Cole a rencontrés n’étaient pas repliés sur eux-mêmes, mais ouverts. Leur communauté accueillait tout le monde – à condition qu’on aime avoir la chair de poule. Ces nageurs sauvages étaient aussi des gens civilisés, qui tiraient le meilleur parti de ce qu’ils avaient : une île entourée d’une eau froide et inquiétante en guise de foyer. Comme Deakin, Cole a appris à apprécier le charme discret de son pays. « Mon trek jusqu’aux Shetland n’a pas été de tout repos, mais c’était vraiment romantique, raconte-t-elle. La nature était si sauvage, si rude. Et Scilly… Le sable des îles Scilly scintille. Il étincelle. C’est vraiment magique. La Grande-Bretagne est assez magique. »
— Rebecca Mead est une journaliste et écrivaine britannique. — Cet article est paru dans The New Yorker le 20 janvier 2020. Il a été traduit par Lucile Pouthier.
Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à utiliser ce dernier, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.Ok