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Quand ai-je entendu parler de l’histoire de mon grand-père pour la première fois ? Je ne saurais dire. Mais je me souviens d’un petit livre vert avec une croix blanche. Il était dans une armoire noire en acier qui se trouvait dans notre salon. Cette armoire était la plupart du temps fermée à clé. Elle ne pouvait receler que des objets importants, que je n’étais pas censée voir, pensais-je.

Mes grands-parents paternels ont fait partie intégrante de mon enfance ; ma sœur et moi les appelions mamie et papy et leur rendions régulièrement visite. Des parents de ma mère, en revanche, nous ne savions presque rien. Ils étaient décédés depuis longtemps, ma grand-mère en 1972, mon grand-père en 1979, six ans avant ma naissance. La seule trace de leur existence était une photo en noir et blanc, jaunie et enchâssée dans un hémisphère en verre que ma mère gardait sur sa table de nuit. Sur l’image, ma grand-mère porte une robe à col montant et un collier de perles, mon grand-père un costume et une cravate ; leurs visages respirent la gravité. Ils ressemblent à l’idée que je me faisais, enfant, des gens d’autrefois ; ils étaient d’un autre monde, d’une autre époque. Je savais que ma grand-mère avait été infirmière, mon grand-père pharmacien, et qu’ensemble ils avaient dirigé une ­maison de retraite près de Brême. Nous ne nous sommes jamais rendus sur leur tombe.

Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours ressenti un poids en moi. Une tristesse qui m’accompagne depuis toujours mais qui, en même temps, semble ne pas m’appartenir. Dans ma famille, je ne suis pas la seule de ma génération à avoir ce sentiment : une parente fait un cauchemar récurrent, depuis qu’elle est petite, dans lequel toutes les personnes qui l’entourent sont abattues. Elle fait semblant d’être morte et elle est la seule à survivre. Si les traumatismes ne manquent pas dans les deux branches de ma famille – la guerre, la fuite hors de la Prusse-Orientale, la violence –, une histoire éclipse toutes les autres : l’assassinat de douze personnes.

Le 20 novembre 1945, dans la nuit, toute la famille de mon grand-père maternel, y compris ses quatre enfants, a été tuée dans sa ferme du Blockland, non loin de Brême. Mon grand-père, grièvement blessé, fut le seul survivant. Quelques années plus tard, il a fondé une nouvelle famille, dont je suis issue. Ce massacre est entré dans l’histoire criminelle allemande sous le nom de « meurtres du Blockland ». Il a été abondamment couvert par la presse en 1945 et 1946 et, de nouveau, dans les années 1960, lorsque certains des coupables ont été graciés. Mon grand-père a consigné les événements dans le petit livre vert, mais il n’en a jamais parlé à ma mère ni à ses autres enfants. Plus l’affaire était médiatisée, plus on se taisait à l’intérieur de la famille. Aucun des quatre enfants de mon grand-père ne se rappelle quand et comment il a appris pour la première fois l’histoire de la famille assassinée. À la maison, on n’en soufflait mot et personne n’a jamais posé de questions.

À un peu plus de 20 ans, après des études de stylisme à Berlin, j’ai déménagé à Londres. J’y ai fait la rencontre de ceux qui, aujourd’hui encore, comptent parmi mes amis les plus proches, et j’y ai trouvé le grand amour. Mais j’étais régulièrement rattrapée par la peur et la panique. Peu avant mon trentième anniversaire, afin de tenter de comprendre pourquoi j’éprouvais tout cela, j’ai décidé d’explorer le passé familial. Je voulais savoir s’il était possible qu’un traumatisme se transmette sur deux générations ; si la source de ma peur inexplicable remontait à la nuit du 20 novembre 1945.

Je savais que je brisais des décennies de silence au sein de ma famille. J’ai lu le petit livre vert de mon grand-père, publié au début des années 1960 sous le titre Vergeben statt vergelten ; en 40 pages, il décrit en détail ce qui s’est passé lors de cette fameuse nuit. J’ai parlé avec ma mère, son frère et ses deux sœurs – je n’avais pas revu certains d’entre eux depuis l’enfance –, et avec une sœur de ma grand-mère que je n’avais jamais rencontrée. J’ai passé des jours entiers dans la salle des archives d’État de Brême, à compulser les dossiers et les articles de journaux, à apprendre les détails de ces meurtres violents. Ce qui m’a le plus étonnée, c’est que mon grand-père ait pardonné aux coupables et qu’il soit intervenu pour que certains de ceux qui avaient été condamnés à la réclusion à perpétuité soient graciés.

Comment parvient-on à pardonner aux responsables d’une telle tragédie ?

Fin 1945, mon grand-père Wilhelm Hamelmann, qui avait alors 43 ans, habitait dans la région isolée du Blockland. Le terrain, plat et humide, était sillonné de fossés et de canaux, et les habitations éloignées les unes des autres. Le soir du 20 novembre, mon grand-père était à la ferme avec toute la maisonnée : ses beaux-parents, Wilhelm et Meta Flothmeier, ses parents, Heinrich et Berta Hamelmann, son épouse, Margarete, les quatre enfants qu’ils avaient eus ensemble, Ruth, Martha, Lieschen et Willi, une certaine Beta Gerdes, qui était venue leur rendre visite, l’employée de maison, Meta Howald, et le valet de ferme, Fritz Heitmann – treize personnes en tout. Ils avaient passé la soirée ensemble, puis, vers 22 heures, avaient gagné leurs chambres.

Peu avant minuit, ainsi que l’a relaté mon grand-père devant le tribunal et, plus tard, dans son livre, ils furent réveillés par un grand bruit. Mon grand-père se leva et emprunta le couloir de la maison, où il tomba sur un groupe d’hommes armés, d’anciens travailleurs forcés polonais. Les intrus étaient menés par un homme qui parlait bien allemand ; il pointa son pistolet sur mon grand-père et l’obligea à aller chercher les autres occupants. Ils furent enfermés dans une chambre, sous bonne garde. Les agresseurs coupèrent la ligne téléphonique, occultèrent les fenêtres avec des oreillers, fouillèrent les armoires, les coffres et les tiroirs, volèrent des vêtements, des objets de valeur, des bijoux et rassemblèrent leur butin. Ensuite, le chef ordonna à mon grand-père et aux autres d’entrer dans la cave.

Elle était exiguë et trop basse de plafond pour qu’un adulte puisse s’y tenir debout ; ils s’agenouillèrent donc sur le sol humide. Le chef arriva avec trois complices et somma mon grand-père de jurer qu’il ne les dénoncerait pas à la police. Mon grand-père promit qu’il ne le ferait pas. Le chef s’avança alors vers lui et lui tira dessus.

La balle manqua la tête de mon grand-père mais l’atteignit à la poitrine, perforant son poumon ; il s’effondra sur le sol. Tous les autres furent abattus. Le procès ultérieur ne permit pas de déterminer combien d’hommes avaient tiré, mais il y en eut au moins deux – la police trouva des balles de deux calibres différents. Mon grand-père, gisant sur le sol, fut aussi touché au pied gauche, à l’avant-bras droit et aux fesses.
Après le dernier coup de feu, les hommes éteignirent la lumière et quittèrent la cave. Leur chef y retourna encore trois fois pour s’assurer que plus personne ne bougeait. La dernière fois, il s’approcha de mon grand-père, souleva sa jambe droite, celle qui était indemne, lui enleva sa chaussure et laissa retomber sa jambe sur le sol. Il fit de même avec sa jambe gauche, grièvement blessée par la balle reçue dans le pied. Malgré la douleur, mon grand-père continua à faire le mort jusqu’à ce que les assaillants aient quitté la ferme. Puis, s’aidant de son bras et de sa jambe valides, il rampa dans l’obscurité sur les cadavres de sa famille, jusqu’au salon. Il parvint à atteindre une ferme voisine, à 2 kilomètres de là, en s’appuyant sur un vélo d’enfant, le seul moyen de locomotion dont les hommes ne s’étaient pas emparés. Une fois là-bas, il appela la police et fut transporté à l’hôpital de Brême, où il passa trois mois alité.

Les photographies sur lesquelles je suis tombée à l’été 2018, en faisant mes recherches dans les archives de Brême, ont dû être prises peu après l’arrivée de la police sur les lieux du drame. Je feuilletais un dossier contenant des rapports de police et des expertises médicales lorsque je remarquai une enveloppe collée au dos d’un des rapports d’autopsie. Sans me douter de rien, je l’ouvris et en retirai trois photos en noir et blanc, qui me bouleversèrent. Je n’arrivais ni à les regarder, ni à en détourner mon regard. Elles montraient la cave la nuit du meurtre, sous trois angles différents. Les corps sans vie étaient serrés les uns contre les autres, recroquevillés, du sang s’écoulant de leur bouche et de leur nez, séchant sur leur visage, imbibant leurs chemises de nuit. À côté, il y avait des provisions, des bocaux, des conserves, des boîtes d’œufs, des pommes de terre. Je regardais ces images et je me disais que, si ces gens n’étaient pas morts, je ne vivrais pas aujourd’hui.

J’avais commencé mon enquête en toute innocence, presque naïvement. Je ne m’étais pas doutée qu’elle me réserverait des nuits d’insomnie, à pleurer sans comprendre comment je pouvais être si triste de la mort de personnes que je n’avais jamais connues.

Mon grand-père était un homme profondément religieux. En plus de son travail de pharmacien, il était membre du conseil d’une paroisse de Brême. Pendant la Seconde Guerre mondiale, celle-ci faisait partie de l’Église confessante, un mouvement d’opposition qui, à partir de 1934, résista à la politique de mise au pas du protestantisme menée par le régime nazi.

Le commandement d’aimer son prochain était au centre de sa foi. Un de ses amis, sensiblement plus jeune que lui et dont il avait fait la connaissance en travaillant à la paroisse, me l’a décrit avec un mélange de respect et d’admiration : « Il avait les pensées très claires. Il ne parlait pas beaucoup, mais ses paroles étaient profondes. J’ai appris de lui qu’il faut accepter les faiblesses des gens – qu’on peut et qu’on doit les aider à les supporter. »

Dans son livre, mon grand-père raconte comment, pendant cette nuit qui a tout changé, il a prié et réussi à trouver la paix et la force de continuer. Il évoque les pensées qui l’ont traversé lorsqu’il a quitté la cave : « Quel genre de Dieu permet des choses pareilles ? Comment s’accommoder de cette phrase : “Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent” 1 ? Contre ces hommes qui t’ont infligé une souffrance si incommensurable, il faut bien demander vengeance. » Il ajoutait : « Aussitôt il me fut évident que le Diable en avait après ma raison et que, si je succombais, j’étais perdu. » Alors se produisit ce qui restera incompréhensible pour beaucoup : « Le Seigneur m’envoya immédiatement de l’amour – Son amour – envers ces pauvres créatures séduites par Satan. […] Sa miséricorde était ma miséricorde. Son pardon était mon pardon. »

Le chef des agresseurs, Zygmunt, dont je n’ai pu trouver nulle part le nom de famille, prit la fuite pendant la nuit des meurtres et ne fut jamais appréhendé. Quelques années après le procès, mon grand-père apprit où il vivait, mais il garda l’information pour lui. « Je n’ai pas besoin de le pourchasser, écrit-il. J’ai recommandé ce pauvre homme à mon Seigneur ! Qu’Il lui accorde sa miséricorde, afin qu’il Lui livre son cœur. »

Le pardon de mon grand-père s’enracinait dans sa foi, mais c’était aussi un geste politique. Mon grand-père replaçait le crime dans le contexte de l’époque, il comprenait que de jeunes gens qui avaient été déportés en Allemagne comme travailleurs forcés aient eux-mêmes vécu quelque chose de terrible. Dans un article de Bremer Nachrichten d’avril 1967, mon grand-père déclare : « Ces gens avaient traversé de dures expériences qui les avaient remplis de haine. Le chef de la bande avait perdu ses parents pendant la guerre. Des SS les avaient abattus en Pologne. »

Pourquoi ce cambriolage déboucha-t-il sur une tuerie ? Encore aujourd’hui, cela reste un mystère. Les intrus n’avaient aucun lien avec mon grand-père et sa famille. L’un des hommes raconta au procès qu’il avait demandé à Zygmunt ce qui s’était passé dans la cave ; il lui avait répondu « qu’il avait enfin vengé sa famille ».

On arrêta huit des dix suspects, tous âgés de 20 ans à peine, dans le camp de Tirpitz pour personnes déplacées, à Brême, et on les remit au tribunal militaire américain (à l’époque, Brême faisait partie de la zone d’occupation américaine). Le lendemain, on les amena devant mon grand-père, qui était à l’hôpital entre la vie et la mort. Il pensa reconnaître dans ces hommes ceux de la nuit des meurtres. Les autorités voulaient appréhender les suspects le plus vite possible afin de rassurer la population. Le fait qu’elles se soient contentées des signes de main d’une victime grièvement blessée et traumatisée montre qu’elles avaient déjà décidé qui elles voulaient voir comparaître.

Les obsèques de la famille eurent lieu le 1er décembre 1945 au cimetière de Wasserhorst, dans le Blockland – sans mon grand-père, qui ne pouvait quitter son lit d’hôpital. Il demanda qu’on lise ces mots : « Notre maison fut toujours une maison d’amour, où on respectait les humbles et aidait les plus pauvres. Cela continuera d’être ma ligne de conduite. Quel moment plus propice pour que les gens recommencent à se chérir et à se faire du bien ? »

Le procès commença plusieurs mois plus tard. Dans son livre, mon grand-père écrit que, la veille de la première audience, le procureur lui annonça qu’il allait requérir la peine de mort pour les huit hommes. Mon grand-père lui demanda de ne le faire que pour le chef et pour ceux qui avaient tiré les coups de feu ; pour les autres, une peine moindre le satisferait.

Après trois jours d’audience, les juges rendirent leur verdict : quatre hommes furent condamnés à être fusillés ; le chef, Zygmunt, fut lui aussi condamné à mort par contumace. Trois autres écopèrent de la perpétuité, un autre de quarante ans de prison. Un neuvième homme fut arrêté quelques mois plus tard à Munich et condamné lui aussi à la prison à vie. Comme les pièces du procès ont disparu, il est impossible de savoir quelles raisons ont motivé les différentes sentences. Bien que les armes du crime n’aient jamais été retrouvées, il y avait d’autres preuves à charge, notamment les empreintes digitales de deux des suspects. Devant le tribunal, mon grand-père réussit à identifier cinq des accusés ; et certains firent des aveux partiels. Aucun d’entre eux, néanmoins, n’avoua avoir commis les meurtres. Les quatre condamnés à mort furent exécutés sur un ancien champ de tir le 13 juillet 1946.

Mon grand-père fit la connaissance de ma grand-mère à l’hôpital ; c’était l’infirmière qui prenait soin de lui. Les logements se faisant rares après la guerre, il n’eut pas d’autre choix que de retourner s’installer avec elle dans la ferme du Blockland. Ils fondèrent une famille, eurent quatre enfants. Tout comme dans la première famille de mon grand-père, ce furent à nouveau trois filles et un garçon. Les trois premiers reçurent les mêmes prénoms que les défunts : Ruth, Elisabeth et Wilhelm. Ma mère, née bien des années plus tard, en 1958, ne fut pas baptisée d’après le quatrième enfant assassiné, mais son anniversaire tombe le 20 novembre, le même jour que les meurtres.

Cela fait deux ans que je ne cesse de parler de cette histoire avec ma mère. Lors de notre première longue conversation sur le sujet, elle m’a raconté que tout le monde dans la famille avait souffert : dans les années 1960, l’affaire était tellement célèbre que des journalistes faisaient le pied de grue devant la porte de la maison. Quand je lui ai annoncé mon intention de publier le résultat de mes recherches, elle m’a dit que cela ne regardait personne. Les mois suivants, nous en avons reparlé plusieurs fois et, peu à peu, elle a commencé à comprendre mes motivations.

Lors de l’une de nos conversations, elle s’est souvenue qu’à ses anniversaires on mettait des images de la famille morte sur le piano. « À un moment donné, je me suis demandé pourquoi. Mais je n’ai jamais posé la question. Il régnait un non-dit pesant à la maison. Je ne sais plus si c’était seulement ces jours-là ou en permanence. »

Plus de vingt ans après la nuit des meurtres, en 1967, mon grand-père découvrit qu’une journaliste s’était entretenue avec trois détenus de la maison d’arrêt de Fuhlsbüttel, à Hambourg : Czeslaw Godlewski, Michael Strocki et Marjan Oboza. Il s’agissait de trois des hommes condamnés à la prison à vie ; selon le tribunal, ils avaient participé au cambriolage mais n’avaient pas tiré. Leur demande de grâce avait été plusieurs fois rejetée parce que cette grâce impliquait leur rapatriement en Pologne. Or le pays ne voulait pas les accueillir.

Mon grand-père décida de leur rendre visite. Le 8 avril 1967, écrit-il, il fut reçu par le directeur de la maison d’arrêt et parla avec Godlewski et Oboza. Le troisième détenu, Strocki, refusa de le voir – le pardon ne l’intéressait pas. Les deux hommes furent menés l’un après l’autre auprès de mon grand-père. Le premier était sur la défensive, persuadé que Hamelmann ne pourrait pas l’aider. Le second ne comprenait pas pourquoi mon grand-père lui rendait visite et dit qu’il avait eu des insomnies les nuits précédentes. Quelques semaines plus tard, mon grand-père retourna les voir.

Dans une lettre du 29 avril 1967, que j’ai trouvée dans les archives d’État de Brême, mon grand-père écrit à l’ambassadeur des États-Unis pour lui demander la grâce des deux détenus : « J’ai rendu visite à Godlewski au pénitencier de Fuhlsbüttel et lui ai dit que je lui avais pardonné. Je souhaite, s’il est gracié, l’accueillir chez moi et l’employer comme concierge dans une maison de retraite qui m’appartient. […] Je suis celui qui a été le plus touché par l’attaque, et, en tant que tel, je vous demande, monsieur l’ambassadeur, la grâce de cet homme qui, pris dans les tumultes d’une époque troublée, a commis l’injustice et le regrette. Il a expié pendant vingt et un ans. C’est très long. […] La haine engendrera toujours la haine, et c’est pourquoi il est temps de cesser une bonne fois pour toutes de se haïr. »

Ses recours en grâce furent entendus. En décembre 1968, Oboza obtint une liberté conditionnelle et alla vivre dans un foyer de réinsertion à Bielefeld, où mon grand-père vint plusieurs fois lui rendre visite. En mars 1969, ce fut au tour de Godlewski d’être gracié. Il fut d’abord placé dans un foyer à Hagen, puis mon grand-père l’accueillit dans la maison de retraite qu’il dirigeait avec ma grand-mère. Des menaces anonymes continuelles le contraignirent vite, cependant, à transférer Godlewski dans un lieu tenu secret.

En 2018, je rends deux fois visite à ma tante dans sa maison des environs de Brême. Je l’ai perdue de vue à l’adolescence, quand ma mère et elle se sont éloignées. Ma tante a un peu plus de 70 ans, elle est circonspecte et posée. Mon autre tante et elle ont repris, à la mort de leurs parents, la maison de retraite que dirige aujourd’hui mon cousin. Alors que nous sommes assises toutes les deux dans son jardin, je mentionne pour la première fois mes recherches et lui demande de m’aider. Nous étalons sur une table tous les articles de journaux et toutes les ­photos. C’est étrange d’interroger ainsi ma tante, mais elle fait preuve de gentillesse et s’efforce de me renseigner au mieux. Elle n’arrive pas à me dire dans quelles circonstances elle a appris pour la tuerie, ni à expliquer comment cela a influé sur sa vie.

Elle se souvient pourtant avoir rencontré Godlewski. Elle était une jeune femme et travaillait à la maison de retraite de ses parents. Ils n’ont pas beaucoup parlé, mais il s’est montré réservé et aimable. Rencontrer Godlewski, qui avait 23 ans au moment des meurtres, était beaucoup moins pénible que cette « époque terrible », dit-elle, où les journalistes écrivaient des articles sur son père, où le téléphone sonnait tous les jours et où des inconnus insultaient sa famille.

La famille avait soutenu mon grand-père dans sa décision, raconte ma tante. Son entourage savait que « pardonner plutôt que de se venger » n’étaient pas que des mots pour lui. Elle me tend une chemise en carton jauni sur laquelle est inscrit  « Correspondance Blockland ». Mon grand-père y a rassemblé les nombreuses lettres qu’on lui a envoyées en réaction au pardon qu’il avait accordé. Certaines sont longues, écrites à la main, pleines d’émotion et d’admiration. D’autres expriment de la perplexité : « Votre démarche n’a rien à voir avec le christianisme. Elle est incompréhensible. Avez-vous songé à ceux qui ont été cruellement assassinés ? Comment pouvez-vous faire cela à vos pauvres enfants ? »

Plus de soixante-dix ans ont passé depuis les meurtres. Tous les membres de ma famille sont prêts à me parler, mais je sens qu’ils préféreraient ne pas remuer le passé. J’entends sans cesse les mêmes phrases : « Nous n’en avons jamais parlé » et « Pourquoi ne peut-on pas laisser le passé en paix ? ». Je les interroge sur l’importance qu’a eue cette histoire dans leur vie. Ils me regardent avec étonnement, comme s’ils n’y avaient encore jamais réfléchi.

Je me rends à Hambourg pour y rencontrer la psychologue Sandra Konrad, afin qu’elle m’en apprenne plus sur ce que Sigmund Freud appelait l’« héritage émotionnel ». Konrad s’intéresse tout particulièrement à la manière dont les traumatismes se transmettent sur plusieurs générations. Au cœur d’un traumatisme, m’explique-t-elle, réside l’incapacité à traiter une expérience terrible, à la surmonter par le deuil et à l’intégrer à sa propre histoire. Le traumatisme qui n’a pas été traité se transmet à la génération suivante et se manifeste chez elle dans les rêves, les sentiments et le comportement.

Je ne saurais dire si mon angoisse – ces peurs dont j’arrive aujourd’hui à m’accommoder – plonge ses racines dans l’expérience vécue par mon grand-père, dans d’autres traumatismes familiaux ou dans des expériences qui me sont propres. Mais ce dont j’ai bien conscience, c’est que cette histoire fait partie de moi, tout comme d’autres histoires de ma famille. Avoir démêlé ce secret me permet de vivre avec plus sereinement.

De tous les membres de ma famille, je suis la plus éloignée de ce qui s’est passé et pourtant c’est moi qui en sais le plus. Peut-être n’ai-je pu me confronter à cette histoire que grâce à cette distance. Ou parce que mon désir d’être débarrassée de ce poids très ancien était plus grand. Rien qu’en écrivant, je me rends compte que ce fardeau diminue, qu’il se fait moins menaçant.
Beaucoup de mes questions demeurent sans réponse. J’admire mon grand-père pour sa clémence, mais je ne comprends toujours pas comment il en a été capable. Pardonner était peut-être une question de survie pour lui. Mais où était sa colère ? Où était sa douleur ? Et que dois-je penser de sa décision de mettre ces sentiments sous clé ?

Même si je n’aurai peut-être jamais de réponses, j’ai appris à connaître mon défunt grand-père par une voie détournée. On m’a dit qu’il était apprécié de tous, un modèle pour beaucoup – toujours de bonne humeur, un brin désordonné et « dingue de voitures » (il adorait rouler pied au plancher dans sa Borgward Isabella). Dans la pharmacie où il a longtemps travaillé, on vendait un analgésique dont il avait conçu lui-même la recette et à la fabrication duquel prenait part l’ensemble de la famille, sur la table de la cuisine. Son nom ? « Antidouleur. »

— Née en 1985, Lilli Heinemann est journaliste indépendante.
Cet article est paru dans Die Zeit le 26 juin 2019, puis dans The Guardian le 11 janvier 2020. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

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Un mème amusant a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux ces dernières semaines. On y lisait : « J’en ai assez d’être un spécialiste des maladies infectieuses et de la virologie… Aujourd’hui, j’ai décidé de devenir un expert de l’Afghanistan ! » Sommes-nous tous devenus pareils ? Des experts à l’emporte-pièce, toutologues hyperflexibles assénant péremptoirement nos analyses improvisées au gré de l’actualité et des nouveaux sujets à la mode ?

En tout cas, nous avons de qui nous inspirer. À commencer par les experts eux-mêmes : cela semble en effet être une habitude pour nombre de chercheurs, philosophes, artistes, sportifs, écrivains et autres chefs cuisiniers, renommés pour leurs compétences remarquables dans le domaine qui est le leur, de céder aux sirènes de l’expertise tout-terrain pour s’exprimer doctement sur des choses dont ils ne savent rien, ou du moins rien de plus que n’importe quel quidam.

Mais qu’avons-nous à faire de l’opinion d’un chanteur de rap ou d’un sociologue sur les mécanismes de la vaccination ? Pourquoi un prodige des mathématiques aurait-il des vues intéressantes sur l’aménagement urbain ? Qu’est-ce qu’un psychanalyste peut apporter à la réflexion sur la stratégie géopolitique dans le monde arabe ? Le phénomène n’est évidemment pas nouveau, ni propre à la France (quoiqu’on y trouve de très beaux spécimens), mais ce n’est que récemment qu’il a été véritablement formalisé. Le philosophe Nathan Ballantyne, de l’université Fordham, à New York, l’a popularisé et analysé sous le terme d’« effraction épistémique » (epistemic trespassing) 1. L’intrus épistémique est compétent dans un domaine spécifique, mais il commet l’erreur de porter des jugements péremptoires sur un sujet relevant d’une ou plusieurs autres sphères dans lesquelles il n’a aucune compétence particulière. Pourquoi ?

Il est possible que l’expertise elle-même produise l’illusion qu’elle peut aisément s’étendre au-delà de ses frontières propres. C’est d’autant plus le cas dans les domaines intellectuels, où lesdites frontières sont parfois floues : le transgresseur ne se rend peut-être pas toujours compte qu’il dépasse ses limites. Si on est doué dans un registre, pourquoi ne le serait-on pas automatiquement dans n’importe quel autre ? Certains experts aussi peuvent déplorer le fait de devoir se cantonner au périmètre restreint où s’applique d’ordinaire leur talent. De plus, objets d’admiration, ils sont souvent sollicités sur les implications lointaines de leurs connaissances et découvertes, et ils finissent à la longue par endosser un peu facilement le costume de gourou médiatique omniscient.

Mais il s’agit surtout d’une sorte d’aveuglement sur soi-même. Le transgresseur épistémique croit que ses connaissances et compétences valent autant que celles d’autres experts, et il ne voit ni le risque qu’il fait courir aux auditeurs qui pourraient le prendre au sérieux, ni les opportunités dont il se prive par son attitude. C’est que l’effraction épistémique, avant toute chose, est un refus d’apprendre, d’écouter et de collaborer.

Le concept élaboré par Ballantyne est parfois utilisé pour dénoncer quiconque s’exprime sur un sujet sans en être un expert. Mais le philosophe ne l’entend pas de cette manière : non seulement les experts n’ont pas toujours raison, mais il est toujours bon d’écouter des voix extérieures à notre domaine de compétences. Toutefois, cela doit idéalement donner lieu à un échange, un dialogue où chacun reconnaît ses propres limites et profite de la science d’autrui. À ce compte, les experts qui empiètent sur le terrain des autres non seulement rendent un mauvais service à la société et à l’avancement des connaissances, mais dévaluent ce faisant le concept même d’expertise, puisque, à cause de leur attitude, le public ne sait plus à qui se fier. Et c’est là une forme d’inconséquence beaucoup plus grave que le simple fait de se tromper ou de ne pas savoir. 

Sebastian Dieguez est chercheur en neurosciences au laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg, en Suisse. Il est l’auteur de Total Bullshit ! Au cœur de la post-vérité (PUF, 2018).

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Essayez d’imaginer que vous êtes un mycète. Pas simplement un champignon qui, en une nuit, perfore de son chapeau le sol humide ou se fraie délicatement un passage dans l’écorce d’une souche en décomposition : ce serait imaginer le raisin plutôt que la vigne. Essayez plutôt de visualiser la partie principale d’un champignon, le mycélium, ce réseau proliférant de minuscules filaments blancs appelés hyphes. Décentralisé, curieux, mobile et vorace, un réseau mycélien parcourt le sol à la recherche de nourriture. Il s’entremêle étroitement aux racines des plantes, échangeant avec elles sucres et nutriments ; il s’unit aux hyphes d’autres réseaux le temps d’une relation sexuelle mycélienne ; les messages envoyés depuis sa myriade de terminaisons sont transmis rapidement à l’ensemble du réseau par des moyens mystérieux, peut-être chimiques, peut-être électriques. En matière de nourriture, il préfère le bois, mais, avec un peu d’entraînement, il peut apprendre à absorber de nouvelles substances, notamment des produits chimiques toxiques, du plastique et du pétrole.

Lorsque ses milliers d’hyphes parcourent le sol de façon simultanée mais indépendante, le mycélium se comporte-t-il comme un individu ou comme un essaim ? Est-il doué d’une quelconque sensibilité ? Qu’est-ce que ça fait, d’être un réseau mycélien ?

C’est ce que le biologiste Merlin Sheldrake a tenté d’imaginer : « Je fus transporté en sous-sol, entouré de filaments qui s’entrecroisaient lors de leur croissance – des troupeaux d’animaux sphériques en train de paître ; le tohu-bohu des racines des plantes ; le Far West du sol ; tous ces bandits, ces brigands, ces loups solitaires et ces parieurs. Le sol était un intestin sans fin exposé à l’air libre – partout la digestion et la récupération des ressources ; des hordes de bactéries surfant sur des ondes d’impulsions électriques ; des systèmes météorologiques chimiques ; des autoroutes souterraines ; une étreinte gluante et infectieuse ; de toutes parts, les contacts intimes du grouillant. »

Sheldrake fait ici le compte rendu d’une expérience scientifique effectuée dans le cadre d’une étude visant à déterminer si travailler sous acide pouvait permettre aux chercheurs de produire des idées originales. Il avait lui-même reçu une dose de LSD, une substance synthétisée à partir de l’ergot de seigle, un champignon toxique. Les travaux de Sheldrake portaient sur les champignons mycorhiziens, qui ont la particularité de pouvoir entrer en symbiose avec les racines des plantes. Les deux organismes tirent parti de cette association : le champignon obtient des sucres et des composés carbonés de la plante ; cette dernière reçoit de l’eau et des minéraux. Sheldrake voulait comprendre comment et pourquoi les champignons mycorhiziens avaient développé cette faculté, et comment à leur tour certaines plantes, appelées mycohétérotrophes, avaient tissé avec les champignons des relations si fortes qu’elles pouvaient se passer de la photosynthèse. Plus de 90 % des plantes ont besoin de partenaires mycorhiziens pour être en bonne santé, estime Sheldrake, ce qui fait de ces champignons un « élément du monde végétal encore plus essentiel que les fruits, les fleurs, les feuilles, le bois ou même les racines ». Les mycohétérotrophes, quant à elles, peuvent se nourrir exclusivement de l’énergie fournie par leurs compagnons fon­giques. Ces plantes ont trouvé un substitut au soleil comme source d’énergie ; elles ont perdu leur chlorophylle et donc leur couleur verte. Certaines ont développé de nouvelles couleurs, comme Sarcodes sanguinea, qui arbore un rouge vif ; d’autres n’ont plus aucune couleur, comme Monotropa uniflora, avec sa tige et sa fleur d’un blanc pâle.
Sheldrake s’est particulièrement intéressé à Voyria tenella, une délicate gentiane à fleurs bleues qui pousse dans les forêts tropicales d’Amérique latine. Voyria tenella est si dépendante de son acolyte mycorhizien que ses racines ont du mal à absorber seules l’eau et les minéraux dont elle a besoin. Le champignon peut également extraire des sucres et des lipides de différentes plantes voisines pour en faire bénéficier la fleur. Voyria tenella fait manifestement une bonne affaire, mais quel intérêt pour le champignon ? La fleur lui donne-t-elle quelque chose en retour ou se comporte-t-elle en parasite, utilisant son compagnon souterrain pour piller les ressources énergétiques de la forêt ?

Une fois le LSD ingurgité, Sheldrake s’est mis à rire et à divaguer en formulant toutes sortes d’hypothèses sur les champignons – « au mieux, elles sont plausibles ; au pire, ce sont de délirantes inepties ». Il n’a pas encore de solution à l’énigme de Voyria tenella. Une bonne part du comportement fongique demeure mystérieuse ; c’est l’un des thèmes centraux du livre de Sheldrake.

Nous pensons bien les connaître parce que nous en voyons souvent en forêt ou dans des barquettes au supermarché, mais les champignons sont des organismes étranges et complexes. Ils constituent un royaume biologique à part entière et ne se comportent ni comme des plantes, ni comme des animaux. Ils ont coutume de s’associer étroitement à d’autres espèces, tissant des relations changeantes et fugaces qui dépassent les limites de la symbiose ou du parasitisme tels qu’on les connaît. Les lichens, par exemple, souvent présentés comme une symbiose entre une plante et un champignon, sont des bouquets de vie tellement riches qu’il serait peut-être plus juste de les considérer comme de véritables écosystèmes miniatures, comprenant une grande variété de champignons et de plantes minuscules entrelacés de façon dense et inextricable.

Les lichens figurent parmi les organismes les plus robustes de la planète. Ils prospèrent dans les milieux extrêmes : certaines espèces sont insensibles aux radiations, à la chaleur brûlante ou au froid glacial ; d’autres peuvent survivre sans difficulté à des séjours dans l’espace, sans protection contre le rayonnement solaire. D’aucuns y voient une preuve de la plausibilité de la panspermie, cette théorie selon laquelle la vie sur Terre serait arrivée de l’espace. Peut-être de minuscules écosystèmes lichéneux, dormant depuis des milliers d’années sur des morceaux de roche provenant d’une lointaine collision entre deux planètes, ont-ils traversé l’abîme intersidéral pour semer la vie ici et là ? Il semble en tout cas que les champignons soient l’une des premières formes de vie complexes ayant apparu sur Terre : on a trouvé des fossiles de ce qui ressemble à du mycélium dans des roches vieilles de 2,4 milliards d’années. Sans l’aide des champignons, les premières plantes sans racines n’auraient pas pu coloniser le sol. Pendant cinquante millions d’années, ils ont joué le rôle de racines pour les premières plantes terrestres. Il est possible que les racines aient ensuite évolué pour les abriter.

Les génomes des champignons sont si hétéroclites et multiples que certains chercheurs ont proposé de renoncer à les classer en utilisant le système linnéen 1. On trouve des espèces fongiques partout et tout le temps : elles parcourent le sol et les fonds marins ; courent « le long des récifs coralliens ; pénètrent le corps de plantes et d’animaux, vivants ou morts ; habitent les décharges, les moquettes, les parquets, les vieux livres des bibliothèques, les grains de poussière et la toile des tableaux de maîtres accrochés dans les musées ». Si les filaments mycéliens contenus dans une seule cuillère à café de terre étaient démêlés et mis bout à bout, ils s’étendraient sur une distance allant de « 100 mètres à 10 kilomètres ». Le mycélium est un maillage continu qui enveloppe la Terre – un maillage étrange, inclassable, vivant et vigilant.

Les recherches récentes sur la singularité des champignons n’ont fait que soulever de nouvelles questions quant à leur nature profonde. Lorsqu’il s’agit de distinguer les animaux des végétaux, on considère généralement que les premiers peuvent se déplacer et sont doués de ­sensibilité, tandis que les seconds sont sessiles, ne se déplacent que très lentement (lorsqu’ils poussent) et ne sont pas vraiment sensibles. Cette distinction schématique entre les deux grands règnes du vivant se révèle naïve et limitée, surtout en ce qui concerne les plantes, auxquelles les champignons étaient considérés comme apparentés (dans les guides d’autrefois, on les ­appelait les « plantes sans fleurs »). Mais la vie des champignons ne ressemble guère à celle des plantes ; à certains égards, ils se ­comportent davantage comme des animaux.

Prenons par exemple la capacité des champignons à résoudre des problèmes. Ils ont l’habitude de chercher de la nourriture en explorant un environnement tridimensionnel complexe – le sous-sol, la plupart du temps. Rien de surprenant, donc, à ce que le mycélium fongique soit capable de trouver rapidement la sortie d’un labyrinthe. Il est également très doué lorsqu’il s’agit de relier le plus efficacement possible un point A à un point B. La mycologue Lynne Boddy a un jour conçu un modèle réduit de la Grande-Bretagne avec de la terre. Elle a disposé des blocs de bois colonisés par des champignons aux emplacements des grandes villes, chaque bloc étant de taille proportionnelle à la ville qu’il représentait. Les réseaux mycéliens se sont rapidement développés entre les blocs : la toile qu’ils ont formée ressemblait à s’y méprendre au réseau autoroutier britannique. D’autres chercheurs ont placé de la moisissure visqueuse (une classe de champignons) sur des maquettes de Tokyo et déposé de la nourriture dans les principaux centres névralgiques de la ville – en une seule journée, le réseau fongique a reproduit le plan du métro. Lors d’une expérience similaire, les champignons étaient cette fois placés sur la carte d’un magasin Ikea : ils ont trouvé la sortie plus facilement que les scientifiques qui avaient conçu l’exercice. Les moisissures visqueuses ont un tel talent pour ce genre de casse-tête que les chercheurs les utilisent maintenant pour planifier les réseaux de transport urbain et déterminer l’emplacement des issues de secours des grands bâtiments.

Le mycélium ne se développe pas seulement en réseaux efficaces, il se réorganise également en fonction de son environnement. À partir d’un bloc de bois colonisé, des hyphes se propagent d’abord dans toutes les directions à la recherche de nourriture. Lorsqu’une partie du réseau trouve quelque chose d’intéressant à consommer – un autre bloc de bois, par exemple –, le reste du mycélium suspend son exploration, se retire des zones infructueuses et commence à renforcer ses liens avec la nouvelle source de nourriture. De plus, si l’on enlève les hyphes qui relient le bloc de bois d’origine à celui qui vient d’être découvert, et si l’on place les deux blocs dans un nouveau récipient pour empêcher le rétablissement des anciennes voies, le mycélium qui repoussera sur le bloc d’origine prendra la direction de l’autre. « Il semblerait que le mycélium possède une mémoire directionnelle, même si nous ne savons pas encore comment cette mémoire fonctionne », pointe Sheldrake.

«Résoudre des labyrinthes et des problèmes d’itinéraires complexes n’est pas une mince affaire, écrit Sheldrake. C’est pourquoi les labyrinthes sont depuis longtemps utilisés pour évaluer les capacités de résolution de problèmes de nombreux organismes, des pieuvres aux abeilles en passant par les humains. » Si les champignons excellent dans ce genre d’exercice, c’est « précisément parce qu’ils ont évolué pour résoudre des problèmes spatiaux et géométriques ». Ce sont des êtres diffus et plastiques : ils se reforment autour du problème à résoudre. Le mycélium, poursuit Sheldrake, est un corps sans limites, « un corps sans plan ­d’organisation ».

Avec ce corps décentralisé dont les excroissances se développent de façon autonome, comment un champignon sait-il qu’il doit se transformer ? Lorsque l’extrémité d’une hyphe découvre un succulent morceau de bois, comment cette information est-elle transmise au reste du corps-réseau ? Par la chimie ? Les champignons sont connus pour produire et réagir à des substances chimiques qui peuvent servir de signaux. Par ailleurs, les réseaux mycéliens transportent rapidement l’eau et les nutriments à travers leurs hyphes via des microtubules susceptibles d’acheminer du liquide sous pression. Ils peuvent aussi orienter le flux vers des zones particulières : lorsque le moment est venu de produire un champignon, par exemple, le mycélium envoie de l’eau dans le fruit en train de pousser. Cette pression hydraulique est telle que des champignons comme Phallus impudicus 2 peuvent percer ­l’asphalte pour émerger, exerçant une force capable de soulever près de 130 kilos.

Cependant, cette méthode de communication hydraulique pèche par sa lenteur ; or le mycélium de certains champignons peut s’étendre sur des kilomètres. L’électricité jouerait-elle un rôle dans cette histoire ? Le mycologue suédois Stefan Olsson s’est penché sur cette question dans les années 1990. Il se servit des techniques alors utilisées pour étudier le cerveau des insectes et inséra des microélectrodes en verre dans le corps d’Armillaria mellea, une espèce connue pour créer de vastes réseaux mycéliens. Le mycélium, observa-t-il, produisait des impulsions électriques qui couraient le long des hyphes « à un rythme très proche de celui des neurones sensoriels des animaux ». Lorsqu’il mit un bloc de bois – source de nourriture – en contact avec le mycélium, la fréquence des impulsions électriques doubla, puis revint à la normale une fois le bloc de bois enlevé. Olsson renouvela l’expérience avec d’autres espèces de champignons et obtint des résultats similaires : il en conclut que les champignons utilisent des signaux électriques pour communiquer d’un bout à l’autre du mycélium. « Ce sont, écrit Sheldrake, des réseaux prodigieusement complexes de cellules excitables électriquement. »

Certains chercheurs comparent le fonctionnement du réseau mycélien à celui d’un cerveau, d’autres à celui d’un ordinateur. Les deux images sont séduisantes : la première présente les champignons comme des êtres fantastiques qui se déploient à travers la forêt et les champs en une ingestion contemplative ; la seconde suggère que la capacité du mycélium à analyser et à rendre compte de son environnement pourrait être exploitée comme une sorte de « bio-informatique » capable de fournir des rapports en temps réel sur la santé de l’environnement.

Que le mycélium se comporte ou non comme un cerveau, ce qui est sûr, c’est que les champignons ont un intérêt très développé pour le cerveau et le système nerveux des autres. Les effets psychotropes des champignons producteurs de psilocybine 3 sont bien connus, même s’ils demeurent très insuffisamment étudiés. Mais, en matière d’altération de la conscience, la palme revient aux « champignons zombies » : ces espèces sont capables de prendre le contrôle de l’esprit et du corps d’un insecte. Ils agissent avec une « précision chirurgicale », écrit Sheldrake. Voyez par exemple le champignon Ophiocordyceps unilateralis, qui infecte les fourmis charpentières. Une fois introduit dans le corps de sa proie, il commence à y développer un réseau mycélien. Les hyphes voyagent à travers l’organisme de la fourmi pour atteindre ses membres et ses organes ; l’insecte ainsi parasité devient champignon à 40 %. Lorsque la croissance fongique est terminée, la fourmi quitte sa fourmilière et grimpe le long de la tige de la plante la plus proche jusqu’à une hauteur d’environ 25 centimètres – une zone qui a « juste la bonne température et le bon taux d’humidité pour permettre au fungus de produire ses fruits ». Elle s’oriente vers le soleil et, à midi, plante ses mandibules dans la nervure d’une feuille – c’est « l’étreinte de la mort ». Le mycélium s’extrait alors des pattes de la fourmi et la soude à la feuille. Cloué sur place, mâchoires rigides, le corps de l’hôte est ensuite totalement cannibalisé par son alien. Un petit champignon pousse à l’arrière de la tête de la fourmi, libère des spores qui tombent sur les fourmis au sol, et le cycle recommence.

Autre exemple : Massospora, une espèce complètement différente d’Ophiocor­dyceps unilateralis. Ce champignon-là parasite les cigales : il s’attaque à leur abdomen, qu’il fait pourrir et recouvre d’une couche jaunâtre de spores s’apparentant à du pollen. Mais les cigales infectées ne sont ni invalides ni malades : au contraire, elles deviennent « hyperactives et hypersexuelles, bien que leurs appareils génitaux se soient depuis longtemps effrités ». Elles se ruent sur leurs congénères pour tenter de s’accoupler et, à la manière de « salières volantes de la mort », saupoudrent leurs partenaires de spores de Massospora.

On ne sait pas exactement comment s’opèrent ces changements de comportement. Ophiocordyceps unilateralis remplit le corps des fourmis d’hyphes et prend le contrôle de leurs mouvements, mais il n’envahit pas leur cerveau (qui reste intact) ; Massospora se limite essentiellement à l’abdomen, ne touchant pas au reste du corps afin que la cigale infectée puisse continuer à se ­déplacer et à tenter de s’accoupler pendant que le champignon termine son cycle de vie. Il est possible que ces espèces prennent le contrôle de leur hôte au moyen d’interventions pharmacologiques extrêmement précises sur leur cerveau : Massospora fabrique à la fois de la psilocybine et de la cathinone, principale substance psychoactive présente dans le khat, une plante dont on aime mâcher les feuilles en Afrique de l’Est pour leur effet stimulant et euphorisant. Le champignon administre peut-être des amphétamines et des substances psychédéliques à sa cigale, mais, à l’heure actuelle, personne ne sait exactement comment. De même, le mécanisme par lequel Ophiocordyceps unilateralis amène une fourmi à accomplir des actions précises et parfaitement chronométrées demeure profondément mystérieux. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’il implique probablement une modification très fine des « sécrétions chimiques en temps réel » de la fourmi.

Des processus aussi subtils et complexes dépassent largement les connaissances de la pharmacologie médicale humaine. Sheldrake compare la façon dont ces champignons prennent le contrôle de leurs hôtes à une sorte de possession par des esprits. À la manière d’un esprit malin, le champignon investit et possède le corps d’un autre. La fourmi est entièrement commandée par le champignon lorsqu’elle se donne « l’étreinte de la mort ». Elle n’est plus qu’une enveloppe corporelle : « Pendant une partie de sa vie, Ophiocordyceps unilateralis est obligé d’endosser le corps d’une fourmi. » À quelle vitesse, avec quelle précision le réseau mycélien doit-il agir pour transformer le système nerveux central d’un être vivant en marionnette ? Pour évaluer la hauteur à laquelle faire grimper la fourmi sur sa tige, la direction dans laquelle la faire se tourner, l’heure à laquelle lui faire se donner la mort ?

La question de la sensibilité des champignons plane, à l’instar des formes fantomatiques de la photographie spirite. Quid des effets de la psilocybine sur les humains ? Les parents de Sheldrake étaient amis avec l’ethnobotaniste, philosophe renégat et fervent défenseur des psychédéliques Terence McKenna, mort en 2000 [lire « LSD : le grand retour de la médecine psychédélique », Books n° 105, mars 2020]. C’est lors d’une visite à McKenna dans sa maison d’Hawaii que le jeune Merlin a découvert que « les humains pouvaient altérer leur esprit en consommant d’autres organismes ». Pour McKenna, les champignons contenant de la psilocybine sont à l’origine du développement culturel de l’humanité : c’est leur consommation qui aurait stimulé l’invention de l’art, de la religion et même du langage. McKenna pensait aussi qu’absorber une dose suffisamment importante de psilocybine pouvait permettre à la conscience du champignon de se manifester à l’intérieur de son hôte humain, voire de communiquer avec le monde extérieur : « Avec la psilocybine comme messager chimique, les champignons pouvaient emprunter le corps d’un être humain, puis exploiter son cerveau et ses sens pour réfléchir et s’exprimer. »

« Les champignons à psilocybine revêtent-ils notre esprit comme Ophio­cordyceps et Massospora revêtent le corps des insectes ? » s’interroge Merlin Sheldrake. L’idée est géniale et troublante. Mais sa réponse est un « non » nuancé : il n’existe aucune preuve scientifique d’un quelconque avantage évolutif à long terme pour les champignons qui utilisent la psilocybine pour former une relation symbiotique avec les humains. Le fait que nous consommions ces champignons ne semble pas les aider en termes d’évolution ; notre présence sur Terre est bien trop récente comparée à celle des champignons producteurs de psilocybine pour qu’ils se soucient de nous. Il est plus probable que ce composé se soit développé pour agir sur d’autres êtres, vraisemblablement des insectes fongivores.

Toutefois, écrit Sheldrake, ce n’est pas une raison pour abandonner la suggestion de McKenna. Certains soupçonneront l’auteur d’avoir pris trop de champignons hallucinogènes et d’être un peu trop exalté par son sujet pour renoncer à l’idée que la psilocybine puisse nous donner un aperçu – ou même une expérience par procuration – de la vie fongique. Le trip sous champignons est une expérience tout simplement trop… champignonnesque, trop psychomycélienne, pour être écarté quand on essaie de réfléchir à ce que font les champignons. Dans le cerveau humain, la psilocybine court-circuite ce que l’on appelle le « réseau du mode par défaut » (MPD), c’est-à-dire ces régions cérébrales interconnectées responsables de l’introspection et de la conscience de soi, de la réflexion sur le passé et l’avenir et de la régulation d’autres processus cérébraux. Le MPD, selon Sheldrake, est « le garant d’un certain ordre, l’instituteur dans une salle de classe turbulente ». En termes neuronaux, la psilocybine et le LSD permettent de « lâcher la bride » : la connectivité cérébrale explose, et une multitude de nouvelles voies neuronales surgissent, reliant des régions du cerveau de façon inédite. Ceux qui ont pris des champignons racontent souvent avoir eu une révélation de l’interdépendance de toutes choses, une sensation de présence mystique, etc.

En d’autres termes, les pensées générées par les psychotropes semblent étonnamment analogues aux effets neurologiques de ces substances. Et cela fait également écho à ce que nous savons du mycélium et de son modus operandi : croissance exponentielle des interconnexions, développement de nouvelles relations flexibles, échanges d’informations à travers un réseau excitable électriquement… N’est-ce pas exactement ce que ferait un champignon qui s’emparerait de notre esprit ?

Francis Gooding est un écrivain britannique. Il écrit sur l’art, la musique, le cinéma, les sciences. Il contribue régulièrement à Critical Quarterly, une revue qui traite des sciences humaines, et au mensuel The Wire, consacré à la musique d’avant-garde.
— Cet article est paru dans The London Review of Books le 20 mai 2021. Il a été traduit par Marie et Frédéric Ogée.

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Enfant d’eunuque ? Pourquoi pas, si la Bible le dit 1… Et celle-ci raconte en effet l’histoire d’Aseneth, future femme de Joseph et par ailleurs fille de l’eunuque du pharaon, le richissime Putiphar. Peut-être y a-t-il des explications : l’enfant avait été adoptée, ou sa mère, qui avait l’esprit très large, s’était procuré un géniteur ailleurs, ou, comme le laisse entendre le Coran 2, il pourrait y avoir plusieurs Putiphar, pas tous eunuques… Mais, pour Léo Taxil, auteur à la fin du XIXe siècle d’un irrévérencieux résumé illustré du Livre saint, il s’agit encore d’une incongruité, une de plus à mettre au débit des rédacteurs de « l’impayable Bible ».

En France, à cette époque, l’anti­cléricalisme était un vrai sport de combat. L’enjeu : éviter à tout prix que l’Église catho­lique, qui avait déjà regagné beaucoup du terrain perdu à la fin du siècle précédent, n’impose quelque tragique retour en arrière politico-­religieux. Mais, si le camp clérical pouvait aligner de grandes plumes – Chateaubriand, Veuillot et consorts –, en face on en était assez démuni. Malgré le soutien plus ou moins actif de Victor Hugo ou de Jules Michelet et le talent de gens comme Ferdinand Buisson, Alphonse Karr ou Henri Rochefort, la réaction contre la réaction devait surtout compter sur des seconds couteaux que l’oubli, sinon l’enfer, a vite avalés. Une exception tout de même : le polémiste, polygraphe et mystificateur impénitent Léo Taxil, un des ennemis les plus acharnés du catholicisme, presque un martyr de la cause.

Taxil est à vrai dire un drôle de bonhomme – fabulateur, menteur, vénal, agent double, pornographe et on en passe. Mais il est animé d’une haine viscérale envers l’Église catholique depuis que son père, pour le punir d’avoir fugué et tenté de rejoindre Henri Rochefort à Bruxelles, l’a envoyé, à 14 ans, dans une colonie pénitentiaire pour jeunes délinquants près de Tours. L’adolescent est alors persuadé que ce sont les amis catholiques de son paternel qui l’ont convaincu de prendre une telle décision. M. Jogand-­Pagès, un quincaillier marseillais pieux et royaliste, voulait en effet sauver l’âme et la carrière de son rejeton, mais l’oppression intellectuelle et la surveillance continuelle (les internés étaient obligés d’aller toujours par trois) avaient à jamais dégoûté le jeune rebelle de l’autorité, de la Touraine et du clergé. Dans le sillage de Gambetta (« Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! »), il entame sous le nom de Léo Taxil une véritable croisade contre la « vermine noire », dénonçant à tour de bras les turpitudes du clergé, les infamies des confesseurs et les débauches des papes et des évêques, à commencer par celui d’Orléans, Mgr Dupanloup. Déjà inculpé pour trafic d’aphrodisiaques, expulsé de Suisse pour mystification (une cité sous-marine dans le Léman !), Taxil n’échappe ni à l’excommunication ni aux assises 3. Mais il ne monte pas en ligne sans armes ni munitions. Dans son arsenal : un journal, La République anticléricale ; une maison d’édition, la Librairie anticléricale (fondée avec sa femme) ; un mouvement politique, la Ligue anticléricale ; et même un hymne, La Marseillaise, oui, anticléricale… En fin stratège, Taxil choisit de livrer combat sur un champ de bataille inattendu : la Bible. Muni d’une arme encore plus inattendue : l’humour. Au cri de « Tuons-les par le rire ! », il partira donc à l’assaut des quelque 2 000 pages de la Bible pour les passer au crible d’une ironie et d’un scepticisme implacables. Saint Athanase avait bien raison de dire que le rire était « l’instrument du diable » 4.

Dans son ouvrage dédicacé « au Saint-Père Infaillible » – un résumé de 780 pages tout de même, avec des dizaines d’illustrations –, Léo Taxil scrute l’Ancien Testament, traquant les incohérences, les invraisemblances, les redites, bref toutes les « perles divines et tout ce qui tombe à bon droit sous la critique de la saine raison ». Avec le renfort des exégètes de l’époque et de leurs prédécesseurs, Voltaire en tête, il s’attaque à la lettre sinon à l’esprit du texte sacré avec érudition mais surtout impertinence. L’Esprit saint, l’inspirateur présumé de la Bible, devient sous sa plume « le Divin Pigeon ». Et si « Papa bon Dieu » est dessiné en vieillard bonasse qui fume la pipe et ressemble au druide Panoramix, les descriptions bibliques sélectionnées par Taxil donnent de Jéhovah une tout autre image : pas vraiment tout-puissant, ni omniscient, ni même unique – plutôt un autocrate moyen-oriental qui, pour défendre son fragile monopole, ne recule devant rien : injustices, trahisons, revirements, cruautés, voire génocides… Bref, « un dieu corporel – tel, en un mot, que les dieux d’Homère ». D’ailleurs, Taxil se plaît à souligner les parallèles entre le récit biblique et les autres récits mythologiques, notamment grecs. L’histoire de Samson rasé par Dalila ne rappelle-t-elle pas, mais avec moins de piquant, celle d’Hercule qui se laisse lui aussi duper par amour ? Ovide est en effet meilleur écrivain que les auteurs du livre des Juges. Et la Bible n’est admirable ni pour ses qualités littéraires, ni pour son exactitude historiographique ou géographique ; elle regorge d’anachronismes ou de narrations hasardeuses. (« La mémorable marche des Hébreux à la suite de Moïse et Josué équivaut exactement à un voyage à pied que l’on ferait en partant de Paris pour descendre au sud-est jusqu’à Dijon et remonter ensuite au nord-est jusqu’à Liège, en Belgique […]. Un cul-de-jatte ne demanderait pas trois mois pour fournir ce parcours […] ! Les Israélites y ont mis quarante ans. »)

Mais pourquoi le lecteur (laïque) s’arrêterait-il à ces faiblesses alors que le texte biblique lui offre bien mieux : une surabondance d’anecdotes d’une paillardise extravagante ? C’est en tout cas ce que Taxil suggère, tandis que, feignant l’indignation, il énumère sans merci une indécence après l’autre : les épisodes scatologiques (l’épidémie d’hémorroïdes chez les Philistins, jugulée grâce à l’offrande de cinq anus d’or), les incestes à répétition (« Sous la plume de l’auteur sacré, une pratique tout à fait ordinaire… Allons, c’est du propre, la Bible ! »), les cas de pédophilie (Sichem et la jeune Dina, 14 ans), de sodomie, de « gomorrhéisme »… Ce n’est pas la matière qui manque, tant il semble n’exister aucune limite à la lubricité du peuple élu. Voyez les pulsions des Sodomites, qui tiennent absolument à violer deux anges, ou celles des Gabaïtes, qui convoitent frénétiquement un digne lévite avant de se rabattre sur sa femme, violée toute la nuit jusqu’à ce que mort s’ensuive. Face à ce récit aussi graveleux qu’absurde, Taxil s’offusque avec des airs de chattemite : au moins les deux anges étaient-ils dans la fleur de l’âge et d’une éclatante beauté. Mais un vieux lévite, tout de même…

Les pinaillages, les sarcasmes et les prétendues indignations de Léo Taxil visent au premier chef les porte-plume du Divin Pigeon, c’est-à-dire les innombrables rédacteurs bibliques, qui ne se soucient guère de se relire ou se laissent emporter par leurs fantasmes. Mais les vrais coupables sont à ses yeux tout autres : ce sont les premiers hiérarques catholiques, qui ont élagué, surinterprété ou carrément falsifié la Bible en la passant au tamis d’une traduction latine, la Vulgate, qui en atténuait les aspérités dogmatiques. Ils avaient éliminé du canon les livres problématiques, et carrément mis à l’index les traductions bibliques « en langue vulgaire » pour préserver à la fois leur monopole d’accès au divin et la pureté des jeunes lecteurs. Mais, fait valoir Taxil, les « tonsurés » d’aujourd’hui ne valent guère mieux. Même si la France, sous l’influence de l’exégèse protestante, commence à étudier et à assumer le texte biblique tel quel – approximations, aberrations et obscénités comprises –, la hiérarchie catholique reste pour sa part ambivalente. D’où la mission que se donne Taxil : révéler, « par des citations textuelles de la Bible, nombre d’épisodes que les tonsurés passent sous silence, mais dont les bizarres détails offrent parfois un piquant intérêt ». Incidemment, tout en pointant les efforts maladroits des auteurs bibliques pour promouvoir en même temps Israël et son dieu, Taxil met en lumière le processus d’« assemblage de briques Lego » qu’évoque le bibliste Thomas Römer 5 – ce laborieux agencement de textes épars et disparates qui est au fondement du « monothéisme inclusif » des juifs.

Et puis, en 1886, coup de théâtre : après un passage malheureux dans la franc-maçonnerie, et alors qu’il a entamé la rédaction d’une sulfureuse biographie de Jeanne d’Arc, Taxil tourne casaque pour revenir dans le giron de l’Église. Sous l’influence de la sainte pucelle ? Non, plutôt de celle des 75 000 francs 6 offerts par le clergé pour prix de son âme et de son appui stratégique dans la croisade antimaçonnique que Léon XIII vient de lancer. Et le pape, qui reçoit lui-même l’ex-excommunié, en aura pour son argent. De la plume de Taxil va en effet couler un torrent de livres et d’articles dénonçant la collusion, en France, de la franc-maçonnerie et du satanisme, sur fond de trahison au bénéfice de l’Angleterre !

Hélas, encore une mys­ti­fication – « une des plus formidables de l’Histoire » 7. Le prince de l’entourloupe, qui avait jadis persuadé la mairie de Marseille que les requins envahissaient la rade ou les Suisses que les eaux du Léman recelaient de merveilles archéologiques, réussit à renvoyer dos à dos les francs-­maçons, les lucifériens et les militaires, et à ridiculiser ses spon­sors catholiques. Mais c’est aussi la supercherie de trop. Quand Léo Taxil dévoi­lera le pot aux roses au cours d’une conférence de presse, il échappera de justesse au lynchage. Puis il basculera dans l’indi­gence et l’anonymat, où il végétera jusqu’à sa mort, en 1907, malgré ses tentatives pour sortir de l’une et de l’autre à grand renfort de romans pornographiques et d’ouvrages d’instruction ménagère. 

J.-L. M

Extrait : Chapitre 6, « Une famille vouée à la multiplication »

« On ne m’accusera pas d’être de ceux qui affectent de résumer un ouvrage et qui, sous ce prétexte, le travestissent. Au contraire, il se trouvera peut-être des lecteurs qui penseront qu’il vaudrait mieux relater chaque épisode de la façon la plus succincte et développer la critique. Mais, étant donné la nature de l’œuvre qui est l’objet de cette analyse, j’estime que le résumé a uniquement sa raison d’être lorsqu’il s’agit d’épisodes dont les détails importent peu […]. C’est l’esprit divin qui a dicté cela ! On ne saurait donc mettre trop en lumière les perles de ce texte sacré. Voilà bien le cas où le critique ne doit pas exposer ses lecteurs à s’entendre dire par un curé qu’ils ont été trompés et qu’on a calomnié la Bible.
[…]

Ce n’est pas tout. Sur l’avis du roi, Joseph changea de nom, et il s’appela dès lors Tsaphénath-Pahanéah. Puis, Pharaon le maria, et vous ne devineriez jamais, chers lecteurs, qui Sa Majesté lui donna pour femme. La Genèse nous avait déjà procuré un étonnement, quand nous y lûmes tout à coup que l’eunuque Putiphar était marié ; eh bien, le Divin Pigeon nous gardait en réserve une nouvelle surprise. Pendant la longue captivité de Joseph, cet eunuque pourvu d’une femme très inflammable avait changé de fonctions : aux chapitres 37 et 39, nous l’avons vu prévôt de l’hôtel du roi ; au chapitre 41, nous le retrouvons prêtre d’Héliopolis. Or, pendant ce temps, Madame Putiphar devint mère ; ce qui donne à croire que les dieux des Égyptiens faisaient, eux aussi, des miracles. Avec les livres saints de n’importe quelle mythologie, il faut tout admettre : or, l’on constate qu’au chapitre 41, Putiphar n’est plus qualifié d’eunuque par la surépatante Genèse ; une prière au saint Antoine de cette époque-là lui avait donc fait retrouver ce qu’il avait perdu. Et voilà, sans aucun doute, comment Putiphar, devenu prêtre d’Héliopolis, ville sainte d’Égypte, fut papa d’une délicieuse petite fille, nommée Aseneth, laquelle grandit en âge et en beauté et se trouva là bien à point pour être Madame Tsaphénath-Pahanéah, lorsque Joseph fut nommé Premier ministre. Et l’on ne saurait trop admirer l’esprit de justice de Pharaon : le vertueux Joseph avait durement souffert par suite de la bêtise de Putiphar et de la coquinerie de son ardente épouse ; nulle autre réparation n’eût été aussi équitable. Moralité : Putiphar, n’ayant pas été cocufié par Joseph, lui devait bien de le prendre pour gendre ; c’est clair !

Cette partie de l’histoire de Joseph permet d’émettre une réflexion venant à l’appui d’une observation qui a été faite au début de cet ouvrage. Les Juifs, avons-nous remarqué, disent « les dieux » à propos de la création et en de nombreuses circonstances, et cependant ils n’adorent qu’un seul dieu, Jéhovah, divinité suprême, qu’ils ne divisent pas en trois personnes, comme les chrétiens ; ils reconnaissaient donc autrefois l’existence d’autres dieux que le leur. En effet, selon eux, les autres peuples avaient aussi leurs dieux propres, et ils croyaient au pouvoir surnaturel de ces dieux-là, sans voir aucunement en eux des diables ; seulement, leur amour-propre national leur faisait admettre que Jéhovah, divinité des Juifs, était plus puissant que tous les autres dieux. C’est pourquoi nous voyons ici la Genèse faire ressortir le plus grand pouvoir du dieu de Joseph. Putiphar, l’échanson, Pharaon et ses ministres, en un mot, tous les Égyptiens qui sont mis en scène ont une autre religion que celle du fils de Jacob ; mais ils n’abandonnent pas leurs dieux parce que Joseph, inspiré par Jéhovah, est plus clairvoyant que les prêtres de leur culte. Chacun garde sa croyance, attendu que, dans l’esprit de chacun, la foi des uns n’est pas en contradiction avec la foi des autres. Joseph demeure fidèle à Jéhovah, même en épousant la fille d’un prêtre d’Apis, le dieu-bœuf, et il fera bon ménage avec Aseneth, sans que celle-ci ait à embrasser la religion juive. De ce point de vue, cet épisode de la Bible est donc très significatif. Joseph ne profite pas de l’autorité presque souveraine qu’il acquiert pour faire du prosélytisme en faveur de sa religion personnelle ; il lui suffit de savoir que son Jéhovah possède une puissance surnaturelle plus forte et plus étendue que celle des divinités de ses administrés.

Maintenant, si de la Bible hébraïque on rapproche le Coran musulman, on constate que les Arabes et les Juifs avaient un fonds commun de légendes, où ont puisé les auteurs sacrés des deux religions. Avant que la Genèse fût écrite, on se racontait dans ces contrées la merveilleuse histoire de Joseph ; mais elle a varié dans ses détails à travers les générations et en se répétant chez les divers peuples sortis de l’Arabie. Ainsi, selon le Coran, Putiphar n’était pas eunuque, et Aseneth vivait déjà, était une enfant au berceau, lorsque sa mère accusa Joseph d’avoir voulu la violer. Cette petite fille se montra fort judicieuse dès ses premières années. Un jour, son père parlait de l’incident, dont il resta longtemps préoccupé ; il avait même gardé le fameux manteau que sa femme avait arraché à Joseph et qui s’était quelque peu déchiré dans la lutte. Un des serviteurs conseilla à Putiphar de demander à la petite Aseneth ce qu’elle pensait de tout cela ; la fillette, qui commençait à peine à parler, dit : “Écoutez, mon père ; si ma mère a déchiré le manteau de Joseph par-devant, c’est une preuve que Joseph voulait la prendre de force ; mais si le manteau se trouve déchiré par-derrière, c’est une preuve que ma mère courait après Joseph.” De toutes façons, on le voit, Aseneth était prédestinée à devenir Madame Joseph.

La Bible et le Coran sont d’accord pour nous apprendre qu’Aseneth fut une épouse modèle. Au cours des sept années d’abondance, elle eut de Joseph deux fils : le premier reçut le nom de Manassé, et le second celui d’Éphraïm. Puis, survinrent les sept années de disette ; mais les Égyptiens n’eurent pas à en souffrir, grâce à la clairvoyance de Joseph, qui avait fait établir des greniers nationaux remplis de blé qui se conserva très bien. On en eut même à revendre, et de tout pays on venait en Égypte acheter des provisions ; car la famine désolait alors toute la terre.

Or les fils de Jacob, à l’exception de Benjamin, se rendirent en Égypte, sur le conseil de leur père, pour acheter du blé. Il paraît que Joseph présidait en personne à ces distributions de vivres aux caravanes qui arrivaient de tous les points de la terre ; comment le Premier ministre pouvait-il suffire lui-même à une telle besogne ? La Bible ne le dit pas. Toujours est-il que Joseph ne fut pas reconnu par ses frères, mais qu’il les reconnut très bien, lui. Il les traita avec beaucoup de dureté, sans se nommer à eux, et sans qu’aucun Égyptien, pendant leur séjour dans le pays, n’ait songé à leur dire que le gouverneur et bienfaiteur de l’Égypte, l’homme d’État si immensément populaire, était précisément un de leurs compatriotes. »

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Le 5 septembre 1967 se tient à l’Université nationale d’ingénierie de Lima un événement qui attire les foules : une rencontre entre deux étoiles montantes de la littérature latino-­américaine, le Colombien Gabriel García Márquez et le Péruvien Mario Vargas Llosa. Le premier a 40 ans et vient de publier Cent Ans de solitude, qui s’est déjà écoulé à des milliers d’exemplaires en quelques semaines ; le second, de dix ans son cadet, s’est vu attribuer un mois plus tôt le prix Rómulo Gallegos pour La Maison verte. Si les deux hommes s’estiment et se lisent, c’est la première fois qu’ils se rencontrent en chair et en os. Pendant plusieurs heures, ils parlent de leur conception du métier d’écrivain, de leurs influences (allant de Faulkner à Sartre en passant par Borges), du fameux « boom » que connaît alors la littérature latino-américaine. À l’époque, les deux romanciers sont à l’orée de leur carrière, et personne dans l’assistance ne peut se douter que le colloque réunit deux futurs prix Nobel de littérature – le Colombien sera couronné en 1982 et le Péruvien en 2010. « Bien que leur discussion ait été publiée l’année suivante sous forme de brochure, celle-ci a rapidement été épuisée. Pendant un demi-siècle, ceux d’entre nous qui ont accédé à cette conversation devenue mythique n’ont pu le faire que par le biais de mauvaises copies pirates et de photocopies défraîchies », se souvient José Carlos Yrigoyen dans le quotidien péruvien El Comercio. C’est de l’histoire ancienne, puisqu’une nouvelle édition de ce texte, augmentée d’une série de témoignages et de photographies, est parue au printemps. Nadal Suau, du magazine El Cultural, s’en frotte les mains : « Dos soledades est un dialogue exceptionnel entre deux génies de la narration, écrit-il. Deux archétypes se dégagent : Vargas Llosa apparaît comme un écrivain “intellectuel”, critique, analytique ; García Márquez est plus enjoué, préfère l’anecdote à la théorie et donne volontiers dans l’anti-intellectualisme. » Ainsi Gabo botte-t-il en touche lorsque Vargas Llosa l’interroge sur l’origine de sa vocation : « J’écris pour que mes amis m’aiment davantage ! »

« Leur conversation est vivante, érudite, amusante. Elle jette un regard neuf sur un phénomène littéraire, le boom latino-améri­cain, qui a été commenté ad nauseam », note Nicolás Bernales dans le quotidien chilien El Mostrador. Impossible pour le critique – et ses confrères – de résister à la tentation d’évoquer l’épisode qui marqua la fin de l’amitié entre les deux hommes. L’his­toire est d’autant plus célèbre qu’aucun des protagonistes ne s’est jamais exprimé sur le sujet : le 12 février 1976, lors d’une soirée au palais des Beaux-Arts de Mexico, Vargas Llosa se rue sur García Márquez et, sans plus d’explication, lui colle son poing dans la figure. Le Colombien s’écroule, sonné – le boom latino-américain porte décidément bien son nom. 

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Federico Fellini partage avec quelques grands écrivains un rare privilège. De son nom est dérivé un adjectif passé dans le langage courant : on dit « un spectacle fellinien » comme on évoque « une vision dantesque » ou « une situation kafkaïenne ». Dans son acception la plus répandue, « fellinien » est synonyme de bizarre, grotesque, monstrueux, baroque, onirique. Bien des images et des situations des films de Fellini peuvent assurément être qualifiées de la sorte : visages grimaçants, maquillages outranciers, décors somptueux et fantastiques, figures troublantes de nains ou de femmes géantes aux formes plantureuses, scènes de chaos hystérique. À l’évidence, certaines images le hantent. On les retrouve de film en film sous des formes variées. Le cahier illustré au centre d’un ouvrage collectif dirigé par Enrico Giacovelli 1 le montre de manière saisissante : hommes en haut-de-forme, arbres solitaires, postérieurs féminins charnus, public dans l’obscurité – des gestes, mimiques, jeux de physionomie et regards frappants de similitude. La pluie qui trouble la fête au début de Les Vitelloni annonce celle qui, dans Fellini Roma, tombe sur le convoi entrant dans la ville par la bretelle d’autoroute, ainsi que l’orage qui éclate à la fin d’Inter­vista, obligeant l’équipe de tournage à se réfugier sous des bâches en plastique transparent. L’extravagant défilé de mode ecclésiastique qui constitue un des morceaux de bravoure de Fellini Roma rappelle, en plus délirant, celui des clowns blancs en costume à paillettes et chapeau en forme de pain de sucre dans Les Clowns. Les casquettes agitées en l’honneur du majestueux paquebot Rex, dans Amarcord, préfigurent celles qui salueront le départ du Gloria N. dans Et vogue le navire… Et puis il y a la brume et le brouillard, dans lesquels baignent de nombreuses scènes, la neige, qui couvre souvent le sol, et bien sûr la mer, omniprésente dans l’œuvre de Fellini, fréquemment sous un ciel d’hiver, sur le rivage de laquelle s’achèvent plusieurs de ses films.

Le retour obsessionnel de ces images a fait dire à certains que Fellini se répétait. Rien n’est plus faux : chacune de ses réalisations, pour reprendre la formule de Michel Ciment, constitue une aventure qui se distingue profondément des autres par son ambition, son esthétique et son sujet. S’il est un point commun entre tous ses films, il se situe plutôt au niveau de certains thèmes : l’innocence des faibles (prostituées, fous, marginaux), l’adieu à la jeunesse, la mélancolie de l’enfance et l’évanouissement du passé, la décadence de la société – la Rome antique barbare, presque africaine ou orientale de Satyricon, la bourgeoisie romaine dépravée de La Dolce Vita, un XVIIIe épuisé dans Le Casanova de Fellini, la société de la Belle Époque glissant vers la catastrophe dans Et vogue le navire…, celle d’aujourd’hui, abêtie par la télévision et la publicité, dans Ginger et Fred et La Voix de la lune.

Fellini a toujours reconnu sa dette envers Roberto Rossellini, dont il a été le scénariste pour Rome, ville ouverte et ­l’assistant pour Païsa. Il ne s’est cependant jamais revendiqué du néoréalisme, école dont il considérait d’ailleurs Rossellini comme le seul vrai représentant. Pour qualifier ses premiers films (Le Cheik blanc, Les Vitelloni, La Strada, Il Bidone, Les Nuits de Cabiria), il est plus judicieux d’évoquer le réalisme poétique. La Dolce Vita marque de ce point de vue une rupture décisive. Avec ce film, Fellini s’affranchit des contraintes du récit linéaire et opte pour un réalisme supérieur faisant place à l’expression de la vie intérieure, aux fantasmes et aux rêves. Dorénavant, ses films seront organisés en grands blocs reliés par un fil conducteur narratif assez lâche.

Son style cinématographique a dès le départ été caractérisé par des mouvements de caméra d’une extraordinaire fluidité et un type de plans qui deviendra sa marque de fabrique : des plans larges dans lesquels des objets ou des figures surgissent du fond de l’image ou de ses marges ; des regards caméra comme celui sur lequel se clôt Les Nuits de Cabiria, avec le visage de la petite prostituée trompée et abusée par tous, qui, les yeux mouillés de larmes de joie triste, esquisse un sourire – une scène dont Luis Buñuel avoua qu’elle l’avait fait pleurer. Avec le temps, le noir et blanc très expressionniste utilisé dans tous ses films jusqu’à Huit et demi a fait place à la couleur, employée pour des compositions de caractère résolument pictural. La caméra se déplace avec de plus en plus d’agilité : « Comment a-t-il fait cela ? » se demandait Martin Scorsese à propos de certaines séquences de Huit et demi. On peut légitimement se poser la question au sujet de très nombreuses autres scènes : les hilarantes funérailles de l’auguste dans Les Clowns, le chaos automobile et l’étourdissante ronde nocturne des motocyclistes dans Fellini Roma. Comme Orson Welles ou Alfred Hitchcock, Fellini faisait ce qu’il voulait de sa caméra, qui était comme le prolongement de son esprit.

Dans la construction de son monde si personnel, la bande-son joue un rôle déterminant. Ses films étaient postsynchronisés, comme l’étaient la plupart des films italiens de l’époque. L’absence de prise de son direct l’autorisait à engager des acteurs étrangers ou complètement amateurs, qu’il choisissait pour leur apparence générale ou leur visage, une même voix doublant souvent plusieurs d’entre eux en italien. Ce procédé lui permettait aussi de diffuser de la musique sur le plateau durant le tournage, avec pour effet d’imprimer un air de danse aux mouvements des comédiens. Il pouvait également donner en permanence des indications de jeu à ses acteurs : un portrait emblématique de Fellini le montre coiffé de son légendaire chapeau, sa tout aussi célèbre écharpe autour du cou, communiquant ses instructions à l’aide d’un mégaphone.

Le paysage sonore de ses films se caractérise par certains bruits typiques. Dans presque toutes ses œuvres, sans que cela soit d’ailleurs nécessairement justifié par ce que montrent les images, on entend siffler le vent, sonner des cloches d’église, crépiter des flammes. Il est bien sûr impossible de ne pas mentionner la musique de Nino Rota. Fellini s’est toujours entouré de collaborateurs fidèles, qui l’ont accompagné pendant plusieurs années. Différents scénaristes, chefs opérateurs, décorateurs et costumiers se sont ainsi succédé à ses côtés. Le seul avec lequel il n’a jamais envisagé de cesser de travailler, et dont seule la mort, en 1979, l’a privé, est Nino Rota. Leur collaboration est une des plus longues de l’histoire du cinéma, puisqu’ils ont fait ensemble dix-sept films. Rota était un maître dans l’art de transformer et combiner des motifs tirés du répertoire classique (Verdi, Donizetti), des airs de music-hall et de chansons populaires (Stormy Weather, Coimbra), et de la musique de cirque (Entrée des gladiateurs). Entretenant avec Fellini une relation fusionnelle, il a réussi à traduire musicalement son univers mental et émotionnel avec une telle fidélité qu’on ne peut imaginer les films de l’un sans la musique de l’autre. Tout le monde connaît les mélodies que Rota a composées pour La Dolce Vita, Huit et demi, Les Clowns (célébration de la trompette et de la musique de cirque) et Amarcord. Moins familières, plus éloignées de sa manière habituelle, les partitions écrites pour Satyricon et Casanova sont audacieuses et envoûtantes. Dans le second film, un des moments les plus mémorables est un fabuleux concert d’orgue à la cour de Wurtemberg, dont François Truffaut déclarait qu’on voudrait qu’il ne s’arrête jamais. À la demande de Fellini, les compositeurs qui succédèrent à Rota s’inspirèrent de son style.

La Dolce Vita a marqué une inflexion sur un autre point que la structure narrative des films de Fellini. L’action s’y déroule largement Via Veneto, l’avenue chic de Rome. Éprouvant des difficultés à tourner dans ce lieu très fréquenté, le cinéaste se résolut à reconstituer en studio une partie de la rue. Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver cette Via Veneto factice plus convaincante que l’authentique. À partir de là, il renonça pratiquement à tourner en décors naturels, à la fois parce que le travail en studio lui donnait les moyens de maîtriser complètement l’environnement de tournage et parce qu’il avait le sentiment que les réalités fabriquées étaient plus vraies que nature. Tous les films de la seconde partie de sa carrière furent donc tournés en studio, plus précisément, à deux exceptions près, à Cinecittà, dans le mythique studio 5. Pour les besoins de Roma, plusieurs centaines de mètres de l’anneau autoroutier ceinturant la capitale italienne y furent construits, et c’est dans une des grandes piscines du studio que fut tournée, pour Amarcord, la scène du passage du Rex au large des côtes italiennes. Lorsque le paquebot apparaît à l’image, on se rend compte immédiatement qu’il s’agit d’une gigantesque maquette. On voit aussi que des feuilles de plastique ont été utilisées pour figurer la surface de la mer et les vagues. C’est tout à fait voulu. Lors du tournage de Et vogue le navire…, où un coucher de soleil est ostensiblement représenté sur une toile peinte, Fellini s’inquiétait : l’illusion n’était-elle pas trop parfaite ? Se libérant des contraintes de la vraisemblance, il voulait mettre en évidence tout l’artifice à la base du cinéma. « Fellini, disait le critique américain Roger Ebert, est un magicien qui discute, révèle, explique et démonte ses tours, tout en continuant à nous illusionner. »

En même temps qu’une réflexion sur la course à l’abîme de l’Europe du début du siècle dernier, Et vogue le navire… est un hommage explicite au cinéma muet, évoqué à plusieurs reprises et dont plusieurs séquences reproduisent le rythme saccadé. Les dernières images du film montrent d’ailleurs toute la machinerie de vérins qui supportait le faux navire ayant servi au tournage. C’est en même temps un hommage à l’opéra, dont Fellini s’est longtemps senti éloigné car il l’a découvert sur le tard. Tout comme Ginger et Fred est un hommage au music-hall autant qu’une satire cruelle de la télévision ; Roma, dans une de ses séquences, un hommage aux petits théâtres populaires ; Huit et demi, un hommage au métier de cinéaste qui inspirera Truffaut, Woody Allen et plusieurs autres réalisateurs ; et Les Clowns, mélange de faux documentaire et de fiction, un hommage au cirque. Le cirque est d’ailleurs la matrice de l’imaginaire de Fellini, et sa présence habite la totalité de ses films. Lorsqu’il l’a découvert enfant, il s’est d’emblée senti chez lui. « Dès la première fois, dit-il, j’ai […] ressenti en moi une adhésion traumatisante et totale à ce vacarme, aux musiques assourdissantes, aux apparitions inquiétantes, aux dangers de mort. » Les clowns lui sont apparus comme les ambassadeurs de sa vocation de cinéaste : « Le cinéma […] n’est-ce pas comme la vie du cirque ? Des artistes extravagants, des ouvriers musclés, des techniciens experts en bizarrerie, des femmes belles à s’évanouir, des couturiers, des coiffeurs, des gens qui viennent de tous les coins du monde et qui se comprennent tout de même dans une confusion de langues, et ces invasions des places et des rues comme par une armée de canailles en un désordre chaotique de cris, de colères, de disputes […] et, sous ce désordre apparent, un programme qui n’est jamais négligé […], et enfin le plaisir d’être ensemble, de travailler ensemble. »

Les grandes lignes de la vie de Federico Fellini sont connues : sa naissance à Rimini, son enfance marquée par l’éducation catholique et le fascisme telle qu’évoquée dans Amarcord, son départ pour Rome, où il travaillera plusieurs années comme journaliste et caricaturiste (il continuera à dessiner toute sa vie, illustrant de croquis les récits de ses rêves 2 et entamant toujours la préparation d’un film en crayonnant les silhouettes et les visages des personnages), son mariage avec la comédienne Giulietta Masina, qui restera sa ­compagne toute sa vie, ses rapports ­difficiles avec les ­producteurs. On connaît son intérêt pour la psychanalyse jungienne, l’occulte et le spiritisme, ses liens avec le médium turinois Gustavo Rol, sa grande amitié avec Georges Simenon, fondée sur une admiration réciproque – leur correspondance a été publiée 3 –, ses relations souvent cordiales, mais aussi parfois compliquées, avec d’autres réalisateurs comme Pasolini, Antonioni et Visconti, l’estime que lui témoignaient les écrivains Dino Buzzati, Pietro Citati et Alberto Moravia, dont il appréciait les critiques perspicaces. Mais beaucoup d’aspects de sa personnalité restent difficiles à saisir. Sa vie sentimentale, par exemple, demeure entourée de mystère. Jamais il n’aurait quitté Giulietta Masina, en qui il a immédiatement vu une âme sœur, qui le fascinait parce qu’elle représentait pour lui une énigme et qui constituait un pôle de stabilité dans son existence. Ses biographes lui attribuent deux liaisons à peu près avérées, et en dehors de cela il n’y a que des rumeurs et des légendes 4.

Lui qui prétendait détester les interviews se prêtait volontiers au jeu et donna des centaines d’entretiens. C’était un brillant causeur, souvent drôle, qui s’exprimait avec une grande aisance et dans une langue très littéraire. Il était de son propre aveu un grand menteur (« Je n’ai pas confiance en ce que je dis », plaisantait-il), certes, mais un menteur « honnête » et « sincère ». Les anecdotes qu’il raconte sont souvent le produit d’exagérations, voire carrément fabriquées. Ses souvenirs d’enfance sont remaniés au point de devenir un passé inventé. On lira cependant avec beaucoup d’intérêt ses entretiens 5, qui donnent à voir son imagination créative en pleine action. Fellini y fournit des précisions sur l’influence qu’ont exercée sur lui les bandes dessinées américaines (plus particulièrement Winsor McCay et son univers onirique) ainsi que les grands acteurs du burlesque : Buster Keaton, Laurel et Hardy, Harold Lloyd et surtout Chaplin. Ces entretiens contiennent également des réflexions sur les femmes et la sexualité, les âges de la vie, l’impact du catholicisme sur la psychologie italienne ou le rôle de la lumière au cinéma : « La lumière est la matière du film, donc du cinéma. […] La lumière creuse un visage ou l’adoucit, crée des expressions où il n’y en a pas, donne de l’intelligence à l’opacité, de la séduction à l’insipide, […] glorifie un paysage, l’invente à partir de rien. […] Le film s’écrit avec de la lumière. » Fellini esquivait avec adresse et humour toutes les questions qu’on lui posait sur la signification et le « message » de ses films. « On peut faire une analyse politique ou sociologique de Répétition d’orchestre, disait-il, mais ce que j’ai voulu faire c’est un film sur une répétition d’orchestre, la difficulté de faire jouer ensemble des gens très différents qui ne jurent que par leur instrument. » La lecture de ce qu’il dit de ses films n’en demeure pas moins très éclairante.

Tous n’ont pas immédiatement remporté un franc succès. Satyricon, que le réalisateur définissait comme un film de science-fiction sur le passé, a beaucoup troublé le public par son étrangeté. Casanova, à ses yeux son film « le plus achevé, le plus expressif, le plus courageux », a profondément dérangé parce qu’il présentait un personnage mythique, qu’il détestait, comme une marionnette seulement capable de s’éprendre d’une poupée mécanique. Aujourd’hui, l’un et l’autre sont considérés comme des chefs-d’œuvre. Les derniers films qu’il a tournés n’ont pas la puissance de ceux de sa maturité. Mais, comme le faisait remarquer un réalisateur anonyme d’Hollywood, cité par le critique Kevin Thomas, « les réussites et les échecs de Fellini se situent à un niveau auquel la plus grande partie d’entre nous peuvent seulement aspirer à accéder ».

À partir d’un certain moment, Fellini a cessé de terminer ses films par le mot « fin ». Il avait le sentiment qu’ils n’en constituaient tous qu’un seul, dont faisait intégralement partie le mythique Voyage de G. Mastorna, qu’il n’est jamais parvenu à tourner mais qui n’a cessé d’inspirer et de nourrir tout ce qu’il faisait, « comme l’épave d’un navire naufragé qui continue à envoyer sa radioactivité du fond des abysses ». À sa mort, il avait encore de nombreux projets que seule l’absence de financement l’empêchait de mener à bien.
« On a dit que je ne réalisais des films que pour me faire plaisir, faisait-il observer. C’est la vérité. C’est la seule façon dont je peux travailler. […] Il faut d’abord se faire plaisir […]. Dans ce cas, on donne le meilleur de soi-même […]. Je ne suis jamais aussi heureux que lorsque je fais un film. »

Lors d’un entretien avec Charlie Rose pour CBS peu après le décès du réalisateur italien, en 1993, Martin Scorsese soulignait combien, plus que n’importe qui, Fellini avait créé son propre monde. Il avait ajouté, à propos de celui qu’il baptisait Il Maestro : « Il a porté le cinéma à un niveau permettant de faire des choses auxquelles aucun autre art ne peut prétendre. »

Dans l’esprit de Scorsese, ces deux traits étaient clairement liés. L’univers de Fellini est de fait à la fois défini par les formes d’expression nouvelles qu’il a inventées et par son contenu. Et ces deux éléments sont indissociables. C’est le propre des grands créateurs, et il ne faut pas chercher plus loin la raison de la dévotion que lui vouent ses confrères. Si ses films ont presque toujours divisé la critique et le public, qui l’a régulièrement boudé, Fellini n’a cessé de susciter l’admiration sincère de presque tous les cinéastes, à commencer par les plus grands : Bergman, Kurosawa, Buñuel, Kubrick, Wilder, Coppola, Altman, Forman, Woody Allen, Antonioni, Truffaut, Resnais et bien d’autres. « Fellini était ce que nous rêvions tous de devenir, déclarait Louis Malle, mais il n’y avait qu’un seul Fellini, et nous savions qu’il n’y en aurait aucun autre. »

Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).
— Cet article a été écrit pour Books.

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L’un des tout premiers numéros de Books était intitulé « Inde : la démocratie miraculeuse ». C’est en effet une sorte de miracle que cet État géant de 1,3 milliard d’habitants soit une démocratie. Une démocratie certes réduite à sa plus simple expression, à savoir la possibilité de renverser un gouvernement par des élections. Une confirmation récente en a d’ailleurs été donnée, le parti de Narendra Modi ayant, au printemps dernier, subi une cuisante défaite dans l’État du Bengale-Occidental. Comment ne pas faire valoir aussi que, selon l’ONU, dans les vingt ans qui ont précédé l’arrivée de Modi au pouvoir, 270 millions d’Indiens sont sortis de la pauvreté ? Cependant, le nouveau maître de l’Inde, élu triomphalement en 2014, donne tous les signes de vouloir en finir avec ces éléments essentiels à la démocratie que sont la tolérance religieuse, la liberté d’expression et le respect des minorités. En 1990, rappelle Sonia Faleiro dans The Times Literary Supplement, Salman Rushdie avait averti : « C’est une question de survie. Si ce que les Indiens appellent le “communalisme”, la politique religieuse sectaire, venait à être autorisé à prendre le contrôle de la cité, le résultat serait trop horrible à imaginer. » Trente ans plus tard, observe Faleiro, les agressions motivées par le fanatisme religieux se traduisent par des lynchages en série, des journalistes sont emprisonnés – certains sont retrouvés morts – et la peur empêche les gens de s’exprimer. Modi, qui dit avoir été « choisi par Dieu », est ouvertement un suprémaciste hindou. Comme le font remarquer d’autres commentateurs, les organismes internationaux compétents ont déclassé cette année la démocratie indienne, la rangeant parmi les États « partiellement libres ».

Plusieurs ouvrages analysent en détail cette évolution. Traduit en anglais, celui du Français Christophe Jaffrelot, L’Inde de Modi (Fayard 2019), est qualifié dans le Financial Times de « chef-d’œuvre de recherche nuancée ». Jaffrelot répartit l’histoire de l’Inde en trois phases : d’abord une « démocratie conservatrice », animée par Nehru et la dynastie familiale qui l’a suivi ; ensuite une démocratie plus sociale, dans laquelle davantage de pouvoir et de voies de promotion ont été donnés aux castes inférieures. Inaugurée par Modi, la troisième phase est celle d’une « démocratie ethnique », un système dominé par les hindous, dans lequel les minorités deviennent des citoyens de second ordre.

L’ouvrage le plus commenté est To Kill a Democracy, par le journaliste Debasish Roy Chowdhury et le politologue John Keane. Contrairement à la plupart des analystes, ils ne voient « rien de neuf dans l’assaut mené par Modi contre la démocratie indienne », écrit Abhimanyu Arni dans la Literary Review. Ils mettent en cause l’ascension progressive des « poligarques », ces hommes d’affaires immensément riches qui se sont liés à la classe politique et qui, sans se préoccuper de l’état désastreux de la société indienne, entretiennent la corruption et soufflent sur les braises de l’islamophobie par l’intermédiaire des médias qu’ils ont achetés peu à peu. Les auteurs soulignent le délabrement des services publics et de la politique sanitaire et sociale. Un tiers des enfants indiens souffrent de malnutrition, 365 millions d’Indiens vivent en dessous du seuil de pauvreté, 70 % de l’eau est impropre à la consommation, les factures des hôpitaux sont astronomiques, la seule façon d’obtenir de bons emplois est de passer par des écoles privées, inaccessibles au plus grand nombre.

Ce faisant, les auteurs négligent la nouveauté de la situation, écrit Arni : Modi est en train de transformer l’Inde en théocratie. Plusieurs États ont été jusqu’à légiférer contre la façon de s’habiller. Certains envisagent d’interdire les mariages entre hindous et musulmans, et même de priver les musulmans de la nationalité indienne. Que peut-on encore espérer de la démocratie indienne ?

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Le chevalier fascine, il fait rêver, et ce n’est pas tout à fait un hasard. Comme le note Frances Gies dès les premières lignes du Chevalier dans l’Histoire, l’ouvrage qu’elle lui consacre : « De tous les types de soldats qui sont apparus sur la scène militaire au cours de l’Histoire, depuis l’hoplite grec jusqu’aux branches spécialisées des forces armées modernes en passant par le légionnaire romain et le janissaire ottoman, aucun n’a eu de carrière aussi longue que le chevalier du Moyen Âge européen, ni d’impact aussi profond sur l’histoire sociale, culturelle mais aussi politique. » Aujourd’hui, l’image qu’en ont non seulement les Anglo-Amé­ricains mais aussi bon nombre de Français – notamment à cause de Walter Scott, du cinéma et des séries télévisées – est celle d’un chevalier principalement anglais ou, du moins, anglophone. Or, comme le rappelle Gies, « en réalité, le chevalier est né en France et resta inconnu en Angleterre jusqu’à la conquête normande », c’est-à-dire jusqu’à la colonisation de l’île par une élite francophone.

Même la littérature arthurienne, dont les aventures sont centrées sur l’Angleterre, est en fait bien plus française qu’anglaise. Certes, le personnage légendaire d’Arthur est mentionné pour la première fois dans des chroniques saxonnes et prend véritablement forme sous la plume du clerc gallois Geoffroy de Monmouth. Mais celui-ci écrit en latin. Ensuite, à partir du poète normand Wace (contemporain de Monmouth), la plupart des romans arthuriens – et les plus beaux d’entre eux – seront écrits en français. Le dernier, celui de sir Thomas Malory, Le Morte d’Arthur, qui date de 1485, fait exception. Mais l’Angleterre vient alors de perdre la guerre de Cent Ans et, avec elle, ses possessions sur le continent. Elle se détache alors de l’univers francophone auquel elle était intégrée jusqu’ici. Par ailleurs, comme le reconnaît Gies, inutile de chercher chez Malory « le mysticisme de la légende du Graal, la comédie de l’amour courtois et les nuances satiriques ». Il n’a ni la grâce ni le talent d’un Chrétien de Troyes. Par rapport à ses illustres devanciers, la narration est devenue lourde et plate.

Décédée en 2013, l’Américaine Frances Gies a écrit, avec son époux Joseph, une vingtaine d’ouvrages de vulgarisation consacrés au Moyen Âge. Ils ont connu un grand succès outre-Atlantique (sur la couverture du Chevalier dans l’Histoire, on peut lire une citation de George R. R. Martin, l’auteur du Trône de fer, leur rendant hommage). En France, ce n’est qu’en 2018 qu’ils ont commencé à être traduits. Le Chevalier dans l’Histoire est le quatrième à l’être et le premier signé uniquement de Frances. Sans révolutionner notre vision du sujet, il en offre une image claire et attrayante. Il retrace l’évolution du chevalier depuis son apparition à l’époque carolingienne, quand il ne s’agit encore que d’un soldat qui possède un cheval et une armure, jusqu’au XVIe siècle, quand Bayard, le chevalier « sans peur et sans reproche », meurt d’une balle de mousquet. C’est l’histoire d’une prodigieuse ascension qui culmine au XIIIe siècle, quand la société féodale arrive à maturité, puis d’un lent déclin.

L’importance et la centralité du territoire français au sein du monde médiéval transparaissent à chaque chapitre. La plupart des impulsions viennent de là. L’« invention » du chevalier serait à mettre au crédit de Charles Martel, qui, pour faire face aux musulmans à Poitiers, aurait imité leur cavalerie en introduisant l’usage de l’étrier (sans lequel un soldat lourdement armé n’est guère efficace sur le dos d’un cheval). Cette thèse a été contestée. Il n’en demeure pas moins que c’est à peu près à cette époque qu’apparaissent les premiers chevaliers dans la France du Nord.

L’Église joue un rôle fondamental en transformant progressivement ces simples soudards illettrés, grossiers et violents, en preux héros courtois, obligés (du moins en théorie) de respecter et protéger les plus faibles. « L’Église était déjà allée jusqu’à sanctifier le chevalier par des formules qui bénissaient son épée ; elles étaient apparues au Xe siècle et devenues courantes au siècle suivant. Peu après 1070, la cérémonie de l’adoubement, qui se faisait généralement dans une église, est mentionnée pour la première fois dans des sources françaises. Par ce rituel d’initiation, l’Église adoptait la chevalerie, comme elle l’avait fait de tant d’autres institutions laïques telles que les fêtes et les sanctuaires païens », explique Gies. En échange de ses services, le chevalier reçoit un fief qui devient héréditaire. Il intègre ainsi la noblesse, dont il occupe le premier échelon. Encore ouverte au début du XIe siècle, la chevalerie se ferme peu à peu aux « hommes nouveaux ».

Son plus grand exploit est sans doute la première croisade, dont le résultat, rappelle Gies, dépasse largement l’objectif du fameux appel lancé par le pape (champenois) Urbain II en 1095, à Clermont. Celui-ci pensait n’envoyer qu’« une petite armée pour aider l’empereur byzantin, Alexis Comnènes, qui avait appelé à l’aide contre les Turcs ». Mais à l’issue d’une « remarquable opération militaire », dont l’efficacité est d’autant plus étonnante que son organisation et son financement étaient « complètement improvisés », les croisés s’emparent de Jérusalem et fondent plusieurs principautés au Proche-Orient.

Pour illustrer les métamorphoses du chevalier, Gies choisit trois de ses plus célèbres incarnations : Guillaume le Maréchal, Bertrand Du Guesclin et sir John Fastolf. Le premier commença par servir le fils aîné d’Henri II Plantagenêt et finit régent d’Angleterre à la mort de Jean sans Terre. Il brilla dans les tournois et fit l’objet d’une biographie en vers (et en français) qui assura sa réputation posthume de « meilleur chevalier du monde ». On ne présente plus le second, qui contribua à renverser le cours de la guerre de Cent Ans sous le règne de Charles V, dans les années 1360 et 1370. Lui aussi brilla dans les tournois, mais il ne fut adoubé que sur le tard, à 34 ans. C’est que devenir chevalier coûtait cher, et beaucoup préféraient rester écuyers : « En tant qu’écuyer, un homme avait de bonnes chances que l’on pourvoie à ses besoins, et que son cheval et son équipement lui soient fournis. En tant que chevalier, il était supposé s’équiper lui-même non pas d’un seul mais de trois chevaux, et équiper en outre son propre écuyer. » Or Du Guesclin ne fut jamais très riche. Bien qu’il ait obtenu le titre de connétable, réservé d’ordinaire à la haute noblesse, et que l’on ait déboursé pour lui des rançons stratosphériques dignes d’un prince de sang royal, il mourut presque aussi pauvre qu’avant ses exploits. Gies en dresse un portrait où, si l’on mesure la distance qui le sépare des héros fictifs de la Table ronde, on voit bien aussi qu’il n’était pas sans posséder certaines de leurs vertus. Ce que son aspect, du reste, ne laissait pas nécessairement présager : il était, en effet, « de taille moyenne (sans doute guère plus de 1,52 m) et de teint bistre. Il avait le nez camard, les yeux gris, les épaules larges, les mains petites ».

Le contraste est saisissant entre d’un côté Guillaume le Maréchal et Bertrand Du Guesclin, et de l’autre John Fastolf. Ce dernier fut certes « un soldat capable et courageux », qui se distingua lors de la grande victoire anglaise d’Azincourt, mais il ne présente pas « l’attrait romanesque » de ses prédécesseurs. Sachant lire et écrire, il possédait même une bibliothèque bien garnie pour son époque (le XVe siècle). Il savait aussi compter et se lança dans le commerce, ce qui aurait été inenvisageable pour les deux autres. Si le lecteur pense n’en avoir jamais entendu parler, c’est qu’il est passé à la postérité sous le nom de Falstaff : Shakespeare, reprenant de vieilles calomnies selon lesquelles il aurait, par sa lâcheté, provoqué la défaite anglaise de Patay, l’a figé en un personnage « bouffon, couard et corpulent ». Il semble n’avoir été rien de tout cela.

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Peut-on arrêter le progrès technique ? Pour l’heure, il n’y a guère d’autre réponse que négative. La question va se poser, inéluctablement, lorsque la méthode d’« édition » des gènes, dite CRISPR-Cas9, pour laquelle le Nobel de chimie a été attribué à Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna, sera jugée applicable à l’embryon humain. Comme le rappelle la journaliste Elizabeth Kolbert dans The New Yorker, cette méthode a déjà permis de créer des fourmis privées d’odorat, des chiens beagles qui manifestent une vigueur digne de Superman, des cochons résistant à la peste porcine, des macaques souffrant de troubles du sommeil, des grains de café sans caféine, des saumons infertiles, des souris qui n’engraissent pas et des bactéries dans lesquelles on a codé une série de photographies montrant un cheval en mouvement. On le sait, un biologiste chinois a écopé de trois ans de prison pour avoir modifié, en 2018, un gène spécifique chez deux embryons humains (des jumelles) afin de les rendre résistants au virus du sida.

La méthode n’est pas mûre, car on ignore les effets induits par une mutation ainsi opérée. C’est dû au fait qu’un gène n’agit jamais seul. En supprimer ou en modifier un va nécessairement solliciter l’action d’autres gènes. Réagissant à un article publié récemment dans The New York Review of Books, un biologiste le souligne : « Même un trait en principe codé par un seul gène est établi avec la participation de douzaines, voire de centaines d’autres. Si bien que, chez certains individus, une double dose de variants d’un gène codant pour la mucoviscidose ou l’anémie falciforme ne produit aucun symptôme. » Mais, selon l’auteure de l’article en question, la biologiste Natalie de Souza, « il est tout à fait vraisemblable que ces problèmes de sécurité finiront par être résolus ». La méthode CRISPR fait déjà l’objet d’essais cliniques encourageants pour la correction, non chez des embryons mais chez des malades, d’une forme héréditaire de cécité, de l’anémie falciforme, de la bêta-thalassémie et de certains cancers. Le moment viendra où il faudra prendre la décision d’autoriser ou non l’utilisation de la technique CRISPR pour modifier un embryon.
Le premier pas consistera à le faire dans les rares cas où les deux membres d’un couple sont porteurs d’un même gène susceptible d’entraîner une grave maladie chez leur enfant. Il est déjà possible de faire cela sans recourir à la méthode CRISPR, dans le cadre de la FIV, en éliminant les embryons à l’état cellulaire qui portent le gène en question et en réimplantant dans l’utérus un ou plusieurs embryons qui n’en sont pas porteurs. C’est le diagnostic préimplantatoire (DPI), qui permet par exemple d’éliminer les embryons trisomiques ou porteurs de la maladie de Huntington. Dans certains pays, comme les États-Unis, le DPI est même autorisé pour choisir le sexe de l’embryon ou la couleur des yeux. Mais il s’agit d’une procédure lourde et coûteuse, impliquant souvent plusieurs FIV. La méthode CRISPR pourrait vraiment simplifier la chose, écrit de Souza.

De l’avis général, la nouvelle technologie sera d’ici quelque temps à la disposition des parents souhaitant non seulement corriger un problème génétique grave mais rectifier un problème génétique lié à un simple risque (réduire la probabilité de développer un cancer du sein, par exemple), voire améliorer les chances de succès de leur enfant, par exemple en espérant doper son QI. Selon le futuriste Jamie Metzl, qui l’écrit dans son livre « Pirater Darwin » 1, la soif de pouvoir qui anime l’espèce humaine est telle que, si nous devenons capables de bidouiller les êtres humains, nous le ferons. CRISPR connaîtrait le sort de la FIV : une technique qui, certes, a pu, au départ, faire pousser de hauts cris, mais à laquelle 10 millions de couples ont déjà eu recours. Au contraire, pour la bioéthicienne canadienne Françoise Baylis, qui a signé avec d’éminents scientifiques un texte demandant un moratoire, appliquer cette nouvelle technologie aux humains n’a rien d’inévitable. Elle ne saurait être mise en œuvre qu’à l’issue d’un vaste débat public, dans lequel serait aussi mis en évidence le risque d’une nouvelle forme d’inégalité, entre ceux qui auraient les moyens d’y avoir recours et les autres. Un vœu pieux ?

— O. P.-V.

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Je ne me rappelle plus comment je me suis retrouvée dans ce train. Je me souviens de la foule, des soldats, des cris, des coups, de la cohue… Et du wagon, bourré à craquer de gens affolés et dépenaillés.
Et je me souviens du coucher de soleil, si paisible.

Un militaire avait longé deux fois le convoi à la recherche d’un médecin. Voyant que personne ne se présentait, j’ai déclaré qu’étant aide-vétérinaire, je pouvais, le cas échéant, aider un être humain s’il n’y avait personne de plus qualifié. On m’a emmenée. Je n’ai pas eu à aller bien loin : on avait besoin de moi dans le wagon voisin.

Oh, nous avions de la chance dans notre wagon ! Chez nous, il n’y avait qu’une demi-douzaine d’enfants, dont le plus jeune avait déjà six ans. Et nous n’avions pas de malades, si l’on ne tient pas compte de deux vieilles femmes. Mais dans le wagon voisin, c’était un vrai cauchemar ! Il y avait dix-huit enfants… Et dans ce petit enfer, une fillette était en train de naître, le treizième enfant d’une malheureuse terrorisée ! Son mari, un gendarme, s’était enfui en Roumanie, or les familles de ce genre de « transfuges » étaient condamnées à la relégation. Les enfants étaient hâves, maigres, déguenillés. La mère perdait du sang. À en juger par les ongles du nouveau-né, la naissance était prématurée.

Dans ce coin d’enfer, une petite fille venait au monde…

Des gens de toutes sortes défilent dans ma mémoire : le petit garçon qui n’avait eu que le temps de saisir son pot de chambre, la vieille qui avait emporté un pot de géraniums en fleur et une lampe allumée, le vieux Juif dont les hémorroïdes saignaient, la femme enceinte en train d’accoucher, avec sa douzaine d’enfants à moitié nus… Et les deux jeunes filles avec leur gramophone.

L’ensemble était pour le moins hétéroclite : petits employés, commerçants, demoiselles de petite vertu, instituteurs… Ils n’avaient qu’un seul point commun : ils ne comprenaient pas ce qui leur arrivait, ils sanglotaient de peur et de désespoir. Surtout quand leur regard tombait sur le conduit fabriqué avec des planches et encastré dans la cloison dans lequel tous, hommes et femmes, pour la plupart des gens qui se connaissaient, allaient devoir, devant tout le monde, soulager leurs besoins naturels.
Oui, c’était inexplicable, incompréhensible et, comme tout ce que l’on ne comprend pas, c’était terrifiant.

J’avais remarqué par hasard que la porte de notre wagon n’était pas fermée à clé. Je l’ai poussée, elle a glissé, et je me suis retrouvée devant un tableau paisible, si familier que j’en ai été pétrifiée. Ma raison se refusait à admettre que tout cela ne m’appartenait plus et me serait bientôt enlevé, peut-être pour toujours. Un instinct vieux comme le monde, celui qui pousse les animaux pris au piège à chercher une issue, me soufflait : « Fuis ! »
Qu’est-ce qui m’a retenue ? Était-ce vraiment la pensée que « ça pourrait être pire ? » Non. La bêtise alors ? Ou bien… l’espoir ?

Ah, la confiance, cette sœur jumelle de la bêtise !

Ce jour-là, nos gardiens se sont livrés à un acte d’une cruauté inutile : ils ont séparé les familles, emmenant presque tous les hommes et une partie des femmes.
— Femmes ! Là où nous vous conduisons, rien n’est prêt pour vous accueillir. Les hommes partent en avant, ils arriveront les premiers et vous les retrouverez là-bas.
Bien entendu, c’était un mensonge. Mais un mensonge génial. Il a beaucoup facilité la tâche de nos gardiens : tous étaient prêts à faire preuve de docilité et de patience pourvu que leurs familles fussent réunies.
Mais moi, je me suis sentie mal à l’aise. Si c’était vrai, alors pourquoi avait-on emmené deux vieillards complètement décrépits et laissé plusieurs jeunes gens ? Pourquoi avait-on pris une femme en nous laissant ses trois enfants ?
Toujours est-il que personne n’a jamais revu ceux qu’on avait emmenés ce soir-là. Avec quelle joie elles se précipitaient toutes pour regarder par les fenêtres et par les fentes quand notre train croisait des files d’hommes sous escorte !
— Ce sont nos maris, ils vont nous accueillir ! criaient-elles, agglutinées devant les fenêtres.
Et pleines d’espoir, elles suivaient des yeux ces colonnes d’hommes. Hélas ! Chaque fois, leur espoir était déçu.
« Ce sont sans doute des puits de pétrole ! me disais-je. On doit faire de la prospection, par ici. »
Le moment venu, j’apprendrais ce que représentaient ces miradors, ces baraques, ces palissades…

Non, à cette époque-là, j’étais loin de penser qu’au XXe siècle l’esclavage était encore possible ! Alors pourquoi mon cœur se serrait-il, comme saisi d’un funeste pressentiment ?

Le soir du 15 juin, nous sommes arrivés à Rézine, où un pont enjambait le Dniestr. Détruit en 1918, il avait été reconstruit de bric et de broc. Notre train avançait tout doucement. Le pont grinçait et tressautait, des cercles concentriques se formaient autour des pilotis.
De tous les wagons montaient des gémissements et des lamentations. C’est ainsi que l’on pleure des morts… Et cela n’avait rien d’étonnant : ils disaient adieu à leur patrie, à leur terre natale de Bessarabie.
Les derniers feux du soleil couchant se sont éteints. La nuit est tombée.

Je n’arrivais pas à dormir. Les pensées se bousculaient dans ma tête, j’essayais de démêler les événements de ces trois derniers jours. De les assimiler, de les comprendre. Une seule chose était claire : il y avait quelque chose qui clochait dans ce pays ! Mais j’étais loin de penser que, pendant bien des années encore, j’allais avoir affaire à ce « quelque chose qui clochait »…

Ceux qui savent ce qu’est la honte – la honte amère, cuisante, torturante –, ceux-là comprendront à quel point cette épreuve était insupportable. En Russie, les mœurs sont différentes : à l’école, les enfants sont habitués à aller aux toilettes en groupe. Au bain, des femmes d’âges différents se retrouvent ensemble toutes nues. Et enfin, énormément de gens ont fait de la prison, où l’on perd vite tout sentiment de honte. Même pendant les visites médicales, on ne tient aucun compte de la pudeur. Mais chez nous, en Bessarabie, où une mère ne se montrait jamais nue à sa fille, ni un père à son fils, même entrevoir son reflet dans un miroir était considéré comme impudique…
Et là, il nous fallait soulager nos besoins sous les yeux de nos amis ! Je sais bien que l’on ne meurt pas de honte, mais il est difficile d’expliquer à quel point c’était pénible. Nous isolions le conduit avec un châle, un drap… Et peu à peu, non sans des larmes d’humiliation, nous avons fini par nous y faire.
Et la faim, la soif, la touffeur, la fatigue ? Tout cela nous accompagnait sans cesse, bien sûr, mais c’était plus facile à supporter !

La population de notre wagon était assez disparate, dans l’ensemble, ce n’étaient pas des gens très instruits, essentiellement des petits commerçants, des employés et des paysans, ces derniers étant majoritaires. Il y avait une famille d’intellectuels. Comme représentant de la noblesse – moi. Et trois prostituées professionnelles.

Le Dniepr. L’Ukraine. Poltava. Kharkov. Puis Voronej, Tambov, Penza… La Volga. Les kilomètres défilaient sous les roues. On traversait des villes. Kouibychev. Oufa. Et ce fut l’Oural. L’Europe disparaissait. Tchéliabinsk. Notre train poursuivait sa route vers l’est. Il avançait très lentement.

Nous roulions… Non, ce n’est pas le mot : on nous transportait. Personne ne savait où. On nous transportait comme des objets volés qu’il fallait cacher à la population. Notre convoi s’arrêtait sur des voies de garage, afin que nous ne puissions pas savoir où nous étions. Nous restions là longtemps, sans bouger. On attendait. Qui ? Quoi ?

On nous donnait à manger de plus en plus rarement, et la nourriture était de plus en plus infecte. Parfois, nous avions l’impression que l’on nous avait purement et simplement oubliés, et qu’eux-mêmes ne savaient pas où ils nous conduisaient, ni pourquoi.

Je me souviens tout particulièrement de ce jour de juin 1941. C’était quelque part entre Petropavlosk et Omsk. Il faisait une chaleur torride, insupportable. Nous étions arrêtés, et les soldats d’escorte, sauf bien entendu ceux qui étaient de garde, s’ébattaient dans le lac comme des dauphins.
Dans le wagon voisin, la femme qui avait accouché au début du voyage réclamait de l’eau pour laver son bébé et lessiver ses couches.
J’ai crié au chef de convoi qui déambulait le long du train de faire preuve d’humanité et de ne pas laisser périr un enfant innocent.
— Ce n’est pas votre affaire ! Je n’ai pas de conseils à recevoir de vous !
Le sang m’est monté à la tête, j’ai senti mes tempes palpiter.
— Les gars ! ai-je crié. Nous allons aider cette femme et son enfant ! Vassilika, Ionel, tenez-vous près de la porte, et dès que je dirai « Gata », « Prêt ! », vous la pousserez pour la faire coulisser. Et vous, Daniloutsa, vous me tiendrez par les jambes pour m’empêcher de tomber. Quand je dirai « Tirez ! », vous tirerez. Puis, passant la tête par la fenêtre, j’ai crié à la femme du wagon voisin :
— Prépare un seau. Je vais te donner de l’eau.

Je me suis armée d’un grand parapluie avec un manche en bec de cane et je me suis faufilée par la fenêtre.

C’était très étroit. Heureusement, j’avais de l’entraînement, car il y avait à la maison une fenêtre tout aussi petite.
Tout se passa on ne peut mieux : j’ai attrapé le loquet avec le manche du parapluie, je l’ai arraché, et j’ai crié : « Prêt ! » La porte a glissé sur ses roulettes en grinçant… J’ai couru jusqu’au wagon voisin et j’ai saisi le seau. En trois bonds, j’étais au bord du lac. J’ai rempli le seau et j’ai grimpé sur le talus en répandant de l’eau partout. Les baigneurs se sont rués hors du lac, tout nus, et se sont précipités vers moi.
Trop tard ! J’étais déjà devant le wagon, sur la pointe des pieds, en train de passer le seau – non sans renverser une bonne moitié de l’eau sur mes manches. Le chef du convoi accourait de l’autre bout du train en hurlant :
— Camarade Sokolov ! Pourquoi vous ne tirez pas ?
Et le soldat, qui arrivait de l’autre côté au pas de course, de lui répondre du tac au tac :
— Et vous, camarade lieutenant, pourquoi vous ne tirez pas ?

On m’a mis des menottes et on m’a enfermée dans une sorte de placard métallique situé dans le dernier wagon.
— Tu resteras au cachot jusqu’à l’arrivée !
Ah ! C’était donc ça, le cachot ? Un peu exigu… Mais ce n’était pas si mal. Et pour passer le temps, on pouvait toujours chanter. J’avais un répertoire assez étendu, il allait m’occuper longtemps.

C’est ainsi que j’ai fait la connaissance des menottes. Et cela, parce que j’avais fait preuve de compassion. La deuxième fois que j’y ai eu droit, c’est parce que je n’ai pas pu laisser insulter la mémoire de mon père. Et la troisième, parce que je n’ai pas voulu supporter une offense.
Et alors ? Les trois fois, cela en valait la peine.

Au bout de deux heures, la porte s’est ouverte.
— Alors, Kersnovskaïa ? Vous avez l’intention de continuer à désobéir ?
— Certainement ! Je défendrai toujours ceux dont vous bafouez les droits !

On m’a pourtant enlevé les menottes, et je suis retournée dans mon wagon. Mais j’ai fait par la suite l’objet d’une attention toute particulière. Aux arrêts et aux changements, la première question était toujours :
— Kersnovskaïa ? Où est Kersnovskaïa ?

Comme si cette Kersnovskaïa était le nombril, sinon du monde, du moins du convoi !

À Novossibirsk, on nous a trimbalés longtemps d’une voie à l’autre… Puis nous sommes repartis. Vers le sud. Le paysage avait changé. Ce n’était plus la steppe, mais des collines, puis des montagnes de plus en plus escarpées. La locomotive haletait en tirant notre long convoi.
Nous sommes arrivés ! Nous voilà à Kouzdeïevo !
La voie ferrée s’arrêtait ici. En fait, c’était la ligne de Tachtagol, mais les trains n’allaient pas jusque-là. On avait envie de croire que la frontière était proche. Les monts Altaï ? Ce n’était rien, on pouvait les franchir ! Et après ? La Mongolie ? C’était l’étranger ? Ou c’était encore soviétique ? Peu importait, après la Mongolie, il y avait la Chine ! Pourquoi ne pas courir le risque ?

« À la folie des audacieux je chante une chanson. » 1

Hélas… Oui, je la chanterai, ma chanson. Mais pas ici. Et pas maintenant.

Pour être franche, Kouzedeïevo m’a plu. Une vraie « tanière d’ours » ! Et qui plus est, un musée du XVIIIe ou même du XVIIIe siècle… Seulement, il y avait des kolkhozes, le pouvoir soviétique… Et cela se traduisait par la présence d’un appareil administratif lourd et encombrant, par l’abattement et l’inertie totale de la paysannerie, et par une famine organisée.
On nous a installés dans un camp de « pionniers ». De minuscules cahutes en bois dans lesquelles on entrait en courbant l’échine. Des pins centenaires…

Quelle beauté ! Que d’espace ! Ce furent mes derniers moments de joie avant de longues années de souffrances, d’humiliations, et d’innombrables découvertes.

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