À Gênes, le mois de juillet 2021 a été celui d’un anniversaire particulier : vingt ans se sont écoulés depuis le G8 de 2001, marqué par la répression violente des manifestants altermondialistes venus du monde entier et par la mort d’un contestataire italien, Carlo Giuliani, âgé de 23 ans. Ces débordements policiers, dont un assaut nocturne de l’école Armando-Diaz, qui servait de dortoir à 300 militants, ont valu à l’Italie plusieurs condamnations par la Cour européenne des droits de l’homme. Si le G8 de Gênes a représenté à la fois l’apogée et le début du déclin du mouvement altermondialiste qui se développait depuis la fin des années 1990, les questions posées par ce mouvement « restent toutes d’actualité », souligne Il Manifesto.
Les événements de Gênes ont eu un impact très fort sur la jeunesse de l’époque, et c’est bien ce que montre l’ouvrage du chercheur en histoire contemporaine Gabriele Proglio, qui dresse en creux « le portrait d’une génération marquée par une expérience brutale ». Mêlant témoignages et récit médiatique fait au moment des événements, le livre « réussit à pénétrer là où le déluge d’images n’était pas arrivé ». Cette enquête, menée vingt ans après les faits, dit encore Il Manifesto, donne à lire « une narration encore à chaud mais épurée des excès de l’immédiateté ».
Chroniqueur au Financial Times, Simon Kuper est un amoureux du FC Barcelone depuis toujours et l’auteur de deux ouvrages de référence sur l’univers du ballon rond. Dans son nouveau livre, Barça, il retrace l’histoire de ce club mythique. « Il a pu puiser dans ses “plus de 200 carnets” compilés depuis 1998 et a interviewé la plupart des personnes associées au club », souligne The Spectator, qui salue un livre « incisif et fascinant ». Le magazine poursuit : « Pour comprendre l’âge d’or du Barça (2008-2015), Kuper s’est focalisé sur le triumvirat Johan Cruyff, Pep Guardiola et Lionel Messi. » Idole des supporters néerlandais et catalans, moins connu ailleurs, Cruyff a joué au Barça dans les années 1970 avant d’en prendre la direction. « Il est extrêmement rare qu’un joueur de génie soit aussi un fin stratège. C’était le cas de Cruyff. Ajoutez à cela “une dose quasi pathologique de confiance en soi” et vous aurez une idée de l’atmosphère qui régnait sur le terrain pendant les années où il a entraîné le FC Barcelone (1988-1996) », relève The New Statesman. Sa maxime « Avant de faire une erreur, je ne la fais pas » est devenue célèbre.
Mais c’est en 2008, sous la houlette de Pep Guardiola, disciple de Cruyff, que le club catalan a atteint des sommets à la fois techniques, tactiques et esthétiques. Cruyff a « construit la cathédrale », comme Guardiola aimait à le dire, et ce dernier « allait la restaurer, la mettre en valeur, lui donner une nouvelle lumière et une aura », poursuit The New Statesman. Kuper s’attarde sur l’importance de La Masia, ce centre de formation qui s’est imposé partout dans le monde comme une référence. En 2010, les finalistes du Ballon d’or – Lionel Messi, Xavi Hernández et Andrés Iniesta – y ont tous les trois fait leurs classes. « La montée en puissance du Barça a eu la chance de coïncider avec l’émergence de Messi », souligne The Spectator, à qui Kuper consacre le troisième volet du livre. Celui-ci finit pourtant sur une note plus sombre. Départ de Messi pour le PSG, dette abyssale de 1,2 milliard d’euros, transferts ratés, conséquences de la pandémie : le club iconique est aujourd’hui dans une situation compliquée. La cathédrale Barça tremble sur ses fondations.
[post_title] => Barça, la fin de l’âge d’or
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => barca-la-fin-de-lage-dor
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-01-05 08:22:35
[post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:22:35
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=114155
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Les grandes figures du passé colonial anglais se voient aujourd’hui déboulonnées l’une après l’autre, et pas seulement au figuré. La Compagnie britannique des Indes orientales (EIC), l’institution phare de la colonisation britannique, est évidemment du lot, et à fort juste titre, comme le démontre William Dalrymple. Cet écrivain voyageur devenu historien vit en Inde, parle les langues vernaculaires et descend lui-même d’un des administrateurs de l’EIC. Dalrymple retrace comme de l’intérieur le parcours de cet étrange organisme, partenariat public-privé avant la lettre avec sa charte et son capital « à la disposition du gouvernement », depuis sa création, en 1600 (pour contrecarrer les succès commerciaux outre-mer des nations rivales de l’Angleterre). Après des débuts modestes – juste quelques gros bonnets, plus un embryon de service administratif dans « une petite maison à cinq fenêtres » d’une ruelle de la City –, l’EIC conquiert des comptoirs commerciaux à Bombay et Calcutta, puis, profitant de ce que sa charte lui octroie en plus de juteuses exonérations fiscales, elle finit par s’emparer de tout le sous-continent indien.
Son plus éminent gouverneur fut sans nul doute Robert Clive. Ce nobliau-comptable désargenté, ambitieux, talentueux et dépourvu de scrupules part en Inde faire fortune pour financer une carrière politique at home (c’est dans ce sens-là que les choses fonctionnent à l’époque). Il doit s’y prendre à deux fois : la première s’est soldée par une condamnation pour corruption électorale qui a entraîné sa ruine. La seconde tentative fait de lui un lord et l’homme le plus riche du royaume – avant que, critiqué pour ses méthodes, ce grand administrateur ne finisse par se suicider avec son coupe-papier. C’est Clive qui mettra au point le modus operandi de l’EIC pour éliminer un à un tous ses rivaux sur le territoire indien, des Français aux Moghols en passant par les Marathes, les Rohillas et tout un ensemble de nababs locaux : alliances tactiques aussitôt trahies, accaparement des ressources du pays, population saignée à blanc.
À son apogée, vers 1770, la Compagnie est la plus puissante société commerciale du monde, et peut verser à ses heureux souscripteurs un colossal dividende de 12,5 %. Avec une armée de 200 000 supplétifs indiens, les cipayes, elle règne par monarques de paille interposés sur une Inde unifiée pour la première fois. Dans le même temps, le Bengale subit une terrible famine. En Angleterre, les belles âmes – Horace Walpole, lord North, Edmund Burke – s’indignent et donnent de la voix, tandis qu’en Amérique les colons, terrifiés à l’idée de subir à leur tour le sort de l’Inde, se rebellent (en commençant par jeter à l’eau une cargaison de thé indien). En 1803, rideau ; l’Inde devient une composante à part entière de l’Empire britannique. La langue anglaise s’est même enrichie d’un nouveau mot, loot, qui veut dire « pillage » en hindoustani !
— J.-L. M.
[post_title] => À la conquête de l’Inde
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => a-la-conquete-de-linde
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-01-05 08:22:35
[post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:22:35
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=114389
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Une équipe de scientifiques marche d’un pas décidé vers un laboratoire où se trouvent plusieurs machines connectées les unes aux autres. La personne qui mène le groupe déclare : « Notre système algorithmique d’écriture n’a pas encore écrit de roman. Mais il a écrit une série de courriels à son éditeur affirmant y être “presque arrivé” et promettant d’envoyer le manuscrit “très bientôt”. » Ce mème a largement circulé sur les réseaux sociaux ces dernières semaines, provoquant un éclat de rire nerveux chez les écrivaillons de tout poil (force est de constater que, sans l’image, cette scène perd malheureusement 90 % de son potentiel comique). Un rapide coup d’œil à l’actualité internationale devrait cependant nous permettre de comprendre la soudaine viralité de cette vignette. En effet, une bien étrange nouvelle est arrivée au début de l’automne : une intelligence artificielle (IA) serait désormais capable de fournir un résumé convaincant des textes qui lui sont soumis.
Cette prouesse technologique est le fait de l’entreprise américaine OpenAI, basée à San Francisco et cofondée en 2015 par le milliardaire Elon Musk. Dans le style classiquement pompeux de la Silicon Valley, l’objectif affiché de ses dirigeants est de développer une intelligence artificielle « à visage humain qui bénéficiera à toute l’humanité ». OpenAI avait déjà été à l’origine de nombreux débats en 2019 après la présentation de son produit GPT-2 : une IA capable de rédiger des articles de presse et des œuvres de fiction grâce à un générateur de texte intelligent. Elle avait été conçue pour assimiler les quelques phrases ou expressions qui lui sont transmises et en proposer une suite logique correspondant à leur ton ainsi qu’à leurs enjeux. Le « bénéfice pour l’humanité » que représente cette innovation est pour le moins discutable, et les chercheurs qui ont travaillé à son élaboration rechignent à communiquer trop largement leurs résultats. La cause ? Un potentiel particulièrement dangereux à l’heure des fake news. La version bêta de cette IA est aujourd’hui au cœur des discussions. Lancée à l’été 2020, GPT-3 intègre 175 milliards de paramètres, soit dix fois plus que des algorithmes équivalents. Une expérience menée en septembre 2021 a en effet démontré que cette IA est capable de résumer n’importe quel ouvrage en quelques lignes, quelle que soit sa longueur. Un court article paru dans Le Progrès le 7 octobre annonçait ainsi : « Tous les élèves en ont rêvé un jour : plus besoin de lire le livre, mais juste un résumé ! » De quoi faire trembler les doigts qui pianotent actuellement sur un clavier dans l’espoir de rendre cette chronique à temps. Bien entendu, il ne s’agit pas de sombrer dans une technophobie primaire. Pour certains secteurs professionnels, voire dans ce moment de panique qui caractérise généralement les quelques jours précédant un examen, l’utilité d’une telle innovation peut s’entendre. Mais de quel résumé parle-t-on exactement ? C’est plus fort que moi, une terrible image mentale vient se superposer à cette annonce : celle d’une ribambelle de tech bros décidés à miser sur le génie du code pour s’offrir la plus grande culture littéraire possible en un minimum de temps, mâchonnant une barre protéinée Feed sous un portrait géant de Jeff Bezos.
La quête d’un temps optimisé à tous crins est un leurre, et il est bon de se rappeler combien la lenteur est non seulement douce, mais l’alliée du lecteur. C’est vrai dans le domaine de la recherche, où les idées novatrices germent et mûrissent bien souvent au détour de pages lues par hasard. Elle est surtout fondamentale en littérature, laquelle exige du lecteur qu’il crée sa propre temporalité, personnelle et intime. Si l’on peut sans peine envisager qu’une intelligence artificielle propose un synopsis reprenant les principales péripéties d’une trame narrative, il faut avoir un cœur, une expérience de l’existence, de ses joies et ses douleurs pour connaître la richesse de tout texte littéraire : une résonance qui n’appartient qu’à soi. C’est par cette force unique que, en bien moins de 175 milliards de paramètres, les livres non résumés sont capables de bénéficier à toute l’humanité.
— Floriane Zaslavsky est sociologue. Elle a publié avec la journaliste Célia Héron Dernier Brunch avant la fin du monde (Arkhê Éditions, 2020).
[post_title] => Vers nos lectures artificielles
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => vers-nos-lectures-artificielles
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-01-05 08:22:35
[post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:22:35
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=114397
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Les grands auteurs français du XIXe avaient une certaine bougeotte. Tant mieux, car les livres issus de leurs pérégrinations méritent en général de figurer dans le canon littéraire. Alexandre Dumas est du lot, sauf qu’avec ses 20 volumes de récits de voyage il occupe une place à part. Mieux encore, tandis qu’à quelques exceptions près ses confrères se limitent à la vieille Europe et aux pourtours orientaux de la Méditerranée avec de rares incursions dans l’intérieur des terres, Dumas étend, lui, sa zone de chalandise jusqu’au Caucase. C’est d’ailleurs de cette région extrême à tous points de vue qu’il rapporte son récit le plus ébouriffant, gorgé d’aventures vécues et d’anecdotes remarquables. Du super-Dumas, l’authenticité (présumée) en sus.
En 1859, après une épique traversée en diagonale de l’inaccessible Russie par des moyens de plus en plus rustiques, Dumas finit par atteindre le Grand Caucase, le contourne par la Caspienne et arrive en Géorgie. Voilà un pays vraiment à sa (dé)mesure : massifs impénétrables, paysages grandioses et peuplades sauvages aux mœurs singulières mais essentiellement violentes. L’exposé qu’il fait de son séjour est à la hauteur des montagnes traversées et des dangers encourus. L’écrivain-voyageur, écrit Dumas, doit manier dans ses récits « la plume et le pinceau », mais il tient bien mieux la première que le second. Ses descriptions des paysages tombent en effet vite dans la grandiloquence, mais il croque les gens et les situations avec verve et précision. Et abreuve le lecteur de formules chocs : « Un Géorgien tient à grand honneur d’être cité comme ivrogne de première force » ; « Le ronflement de quelques-uns des dormeurs témoignait de la conscience qu’ils mettaient à s’acquitter de cette douce occupation »… Dumas pratique volontiers le remplissage, voire le plagiat, mais il a des excuses : plus de texte veut dire plus d’argent, et s’il voyage c’est pour regonfler ses finances en racontant son expédition – afin de pouvoir à nouveau voyager. Sous la pression commerciale, il multiplie donc les digressions historiques, prétextant que l’auteur doit « toujours procéder comme s’il savait ce que les lecteurs ne savent pas ».
Ce n’est pas que Dumas fasse bon marché de l’Histoire – au contraire, il la vénère et prend plaisir à restituer à très grands coups de brosse l’immense connaissance qu’il en a. Mais de façon très personnelle, en laissant le maximum de place aux légendes et surtout aux anecdotes – à tout ce qui frappe l’esprit et raconte l’humain et ses croyances. D’où des dissertations sur Prométhée, enchaîné trente mille ans sur le mont Kazbek, le foie dévoré par un aigle ; ou sur Mithridate, qui parlait les 24 langues des 24 peuples qui lui étaient soumis. Ou encore pas moins de quatre chapitres sur le rapt de la famille Tchavtchavadzé par le terrible imam Chamil. N’escomptez pas de fines analyses géopolitiques, mais plutôt des jugements à l’emporte-pièce du type : « Un jour, la Russie prendra Constantinople, c’est fatalement écrit ; la race blonde a toujours été la race conquérante ». Ou encore : « Il en est des fleuves russes comme de la civilisation russe : de l’étendue, pas de profondeur ».
D’ailleurs, chez Dumas voyageur, l’histoire dérive vite vers l’anthropologie, dont il est une sorte d’impertinent précurseur. Il multiplie les précisions comme : « La race ossète s’étend entre la grande Kabardah et le mont Kasbek. Elle se divise en 21 familles et donne 27 339 individus. » Mais, face à ce grouillement de peuplades volontiers hostiles qui parlent toutes d’impénétrables langues non indo-européennes saturées de consonnes (sauf les Ossètes, avec leur variété de persan), il va au plus pittoresque. Et, tandis que le cliché tient souvent lieu d’analyse (« En général, dans le Caucase et dans les provinces qui en dépendent, ce sont les Arméniens qui font tout. […] En général, la réputation de l’Arménien n’est pas très bonne »), il emploie des pages et des pages à décrire les concours de têtes coupées, les rapts sauvages avec victimes traînées à l’arrière des chevaux, les pendaisons dans des sacs de cuir pour que le condamné souffre davantage.
Même la religion n’est considérée par Dumas que d’un point de vue historico-anthropologique. Il s’attarde peu sur les nuances doctrinales : « Les Ingouches ne sont ni mahométans ni chrétiens ; ils ont une religion très simple. Ils sont déistes. » En revanche, il décrit avec gourmandise la violence des cultes en lutte les uns contre les autres, et plus encore leurs extravagances. La palme ici va aux scoptes, « l’une des soixante et douze hérésies de la religion grecque », qui, « après un premier enfant […], se mutilent et stérilisent leurs femmes à l’aide d’opérations presque aussi douloureuses sur un sexe que sur l’autre ». Même la religion de sa chère Géorgie n’éveille guère sa curiosité. Pourtant, dans cet avant-poste très avancé et très isolé de la chrétienté en terre d’islam, les surprises abondent – par exemple ce pèlerinage annuel à la cathédrale d’Alaverdi, tout près de Tsinandali où Dumas a pourtant séjourné, qui (à ce jour encore) réunit chrétiens, yézidis, chaldéens, zoroastriens et musulmans pour la célébration… des vendanges.
En fait, l’activité principale de Dumas en voyage consiste à rencontrer des gens – toutes sortes de gens, des plus insignes au moins recommandables. Comme c’est un snob invétéré, il ne passe pas à portée d’un prince géorgien ou d’un grand-duc russe sans l’accrocher dans sa galerie de portraits. Mais il s’intéresse tout autant aux malfrats, aux ivrognes, aux aubergistes – à n’importe qui susceptible d’alimenter son moulin à anecdotes ou de justifier une description savoureuse.
Le personnage qui intéresse pourtant le plus l’auteur – et probablement les lecteurs –, c’est Dumas lui-même. Quel étonnant, incroyable voyageur ! Dumas en mouvement, c’est un Dumas surmultiplié : plus enthousiaste, plus énergique (à 56 ans), plus travailleur, plus égocentrique, plus vantard. Il se met constamment en scène et signale méticuleusement tous les hommages reçus, toutes les occasions où il est « spontanément » reconnu. Sa célébrité s’étend en effet jusqu’au tréfonds du Caucase et lui vaut certains privilèges – comme ce passeport impérial qui lui permet de circuler et même d’être assisté en route comme un « vrai général » et qu’il accepte sans étonnement ni vergogne. Mais il passe ses journées à cheval ou plutôt en tarantass (car peu de montures supportent son poids), sous un soleil de plomb comme dans un froid polaire, traversant des étendues de sable, de neige ou de boue. La nuit, il dort dans une mauvaise auberge ou un caravansérail sale « à faire reculer un Kalmouk », voire à la belle étoile. Il ne mange, lui, l’éternel affamé, que ce qu’il aura arraché à grands cris à l’aubergiste ou tué en cours de route, comme lorsqu’il était enfant dans la forêt de Retz. S’il y a des chambres, il installe ses deux acolytes – l’interprète Kalino et surtout le peintre Moynet, sa caméra ambulante – dans l’une et garde la meilleure pour lui, car il va passer des heures à consigner ses observations du jour. Et s’il n’y a pas de chambres, tant pis : « Si gênante que soit la position, quelque angle que fasse mon corps, je dors cinq minutes, et, au bout de cinq minutes, je me réveille assez reposé pour me remettre immédiatement au travail. »
Dumas parcourt ainsi « quelque chose comme 3 000 verstes 1 dans des chemins où une voiture de France ne ferait pas dix pas sans se briser », défiant l’inconfort mais plus encore le danger. Les contrées qu’il traverse grouillent en effet de kidnappeurs plus sauvages les uns que les autres, Lesguiens, Tchétchènes, Ingouches, Tatars, Avars… « Sur ce chemin-là tout est danger : on ne peut pas dire “l’ennemi est ici, ou l’ennemi est là” ; l’ennemi est partout. » Quoiqu’une troupe de cosaques l’accompagne souvent d’un relais à l’autre, il se fait tout de même tirer dessus, ce qui l’enchante. Et, quand il en a l’occasion, il ajoute encore du risque au risque, en se lançant par exemple dans une ascension du mont Kazbek au début de l’hiver (il devra rebrousser chemin après avoir failli mourir de froid) ou en obtenant d’accompagner ses cosaques dans une embuscade nocturne, ce qui nous vaut quelques pages dignes de ses meilleurs romans. « Le danger est une chose étrange, note-t-il ensuite avec une insolite modestie, on commence par le craindre, puis on le brave, puis on le désire […]. J’ai bien peur que le courage ne soit qu’une affaire d’habitude. » Une chose est sûre, Alexandre Dumas aime le « boum-boum », comme disent les reporters de guerre ; et il aime plus encore le décrire, avec un sens hollywoodien du spectaculaire sanglant. L’écrivain aux 38 ouvrages est plus à son affaire dans les steppes grouillantes de bandits que parmi les vestiges sacrés de l’Antiquité.
«Sortie mondiale », font valoir les éditions du Seuil sur la couverture de ce livre publié en plein Covid. Un bandeau rouge le justifie : « Si j’ai raison, c’est la plus grande découverte de l’histoire de l’humanité. » En 2017, les télescopes Pan-STARRS, perchés sur le volcan Haleakalā, à Hawaii, ont identifié un objet en forme de cigare basculant sur lui-même dont la trajectoire signalait une origine interstellaire. Bientôt évanoui dans le silence des espaces infinis, l’objet a été baptisé Oumuamua, mot hawaïen signifiant « messager venu de loin ». Pour Avi Loeb, « l’explication la plus simple des particularités de cet objet est qu’il a été créé par une civilisation intelligente ». Entre autres titres de noblesse, précise la couverture française du livre, Loeb dirige le département d’astronomie de Harvard et siège au « Comité des conseillers du président des États-Unis sur les sciences et les technologies à la Maison-Blanche » (sic).
La sortie mondiale du livre a valu à son auteur, ravi, de crouler sous les interviews et d’être contacté en l’espace de quelques semaines par « dix scénaristes et producteurs de films d’Hollywood ». Dans une interview donnée au mensuel Scientific American, il n’en dénonce pas moins la propension de trop de scientifiques à se laisser mener « par leur ego ». Il avait anticipé le mauvais accueil qu’une bonne partie de ses collègues ont réservé à son livre : « La quête d’une vie extraterrestre n’a jamais été plus qu’une bizarrerie pour la grande majorité des scientifiques. Pour eux, c’est un sujet digne au mieux d’un coup d’œil distrait, au pire de la pure dérision. » Et, pour dénoncer « les préjugés et l’étroitesse d’esprit de la communauté scientifique », il en appelle à un cas célèbre : « Souvenez-vous des clercs qui ont refusé de regarder dans le télescope de Galilée », dit-il au Washington Post, le journal de Jeff Bezos.
Il n’est pas Galilée, et ce n’est pas Jeff Bezos mais Mark Zuckerberg qui contribue à financer le projet Breakthrough Starshot, dont Avi Loeb préside le conseil scientifique. L’objectif ? Envoyer une flottille de microsondes spatiales de la taille d’un timbre-poste à la rencontre d’Alpha du Centaure, le système stellaire le plus proche de notre soleil. Proche, certes, mais tout de même à 4,37 années-lumière. Même si les microsondes voyagent à 20 % de la vitesse de la lumière, ce qui est une gageure, il leur faudra vingt ans pour atteindre leur objectif, relève le mensuel Astronomy. Breakthrough Starshot a été créé en 2017 sous les généreux auspices de l’oligarque russe Iouri Milner, qui en évalue le coût final à 5 à 10 milliards de dollars. Milner finance aussi le projet Breakthrough Listen, qui vise à détecter une vie intelligente extraterrestre.
Dans l’austère London Review of Books, l’astrophysicien Chris Lintott, professeur à Oxford et pilote du projet Planet Hunters (« chasseurs de planètes »), rejette courtoisement mais fermement la thèse de son collègue de Harvard – et dresse, pince-sans-rire, la liste non exhaustive des découvertes en astrophysique qui ont été interprétées comme autant de signes de la présence d’extraterrestres. Quand Jocelyn Bell Burnell observa en 1967 ce qu’on devait appeler ensuite un pulsar, celui-ci fut baptisé officiellement LGM-1 (pour Little Green Men-1, « petits hommes verts-1 »), ce qui l’exaspéra. Quand, plus récemment, on vit une étoile dont la brillance fluctuait considérablement, un article publié dans le très respecté Astrophysical Journal suggéra que c’était en raison d’une flotte de mégastructures orbitant autour d’elle. L’idée était empruntée au roman d’Olaf Stapledon Créateur d’étoiles1. Plus récemment encore, la détection par l’observatoire de Parkes, en Australie, de « sursauts d’ondes radio » de nature incertaine a suscité une grande excitation. L’extraterrestre était un micro-ondes défectueux dans la cuisine de l’observatoire.
Il ne faut jurer de rien, car notre ignorance est grande. Nous n’avons peut-être examiné qu’un quintillionième (10-18) de la Voie lactée, écrit Lintott. Et pourquoi ne pas imaginer que nous vivons dans une réserve naturelle cosmique, mise sous cloche par une civilisation extraterrestre beaucoup plus avancée que la nôtre ?
Le débat sur le climat est très sensible, presque « théologique », comme vous l’écrivez. Donc, pour commencer, nos lecteurs voudront savoir qui vous êtes, d’où vous parlez. Votre première carrière était celle d’un physicien. Pouvez-vous expliquer en quelques mots le domaine de la physique dans lequel vous étiez impliqué et pendant combien de temps ?
Je suis physicien théoricien de formation. Pendant vingt ans, j’ai travaillé sur la simulation par ordinateur de la physique des systèmes quantiques à N corps, principalement la structure et les réactions nucléaires, mais aussi la matière condensée atomique et les systèmes de la physique des particules. J’ai également été impliqué pendant trente ans dans des études concernant le climat.
Dans une seconde carrière, vous vous êtes penché sur les questions énergétiques. Pourquoi ce choix et qu’avez-vous fait ?
Peu après 1990, en discutant avec des collègues, en lisant des revues scientifiques et en assistant à des colloques, j’ai compris que l’énergie allait être un domaine important à l’avenir et que ce sujet, aussi intéressant sur le plan technique que d’un point de vue économique et social, n’avait pas été suffisamment exploré. Donc, quand le directeur général de British Petroleum, John Browne, m’a proposé de devenir le directeur scientifique de l’entreprise, j’ai sauté sur l’occasion. J’ai passé cinq ans à aider le groupe BP à développer une stratégie pour les technologies de l’énergie capables de l’emmener « au-delà du pétrole ». Après quoi j’ai eu l’opportunité de jouer un rôle similaire pendant deux ans et demi au sein du département de l’Énergie de l’administration Obama, pour déterminer comment l’État devrait investir dans le développement et la mise en œuvre de technologies énergétiques à faible émission de gaz à effet de serre.
Nombre de vos critiques disent que, n’étant pas un expert en climatologie, vous n’êtes pas habilité à exprimer des vues sur la science du climat. Que répondez-vous ?
J’ai plusieurs réponses à formuler. – La science du climat est un domaine si vaste que des scientifiques de nombreuses disciplines y contribuent. – Beaucoup de climatologues, y compris James E. Hansen et Michael E. Mann, sont des physiciens, comme moi 1. – J’ai moi-même signé ou cosigné des articles de climatologie dans des journaux scientifiques de premier plan, avec comité de lecture. Ce fut le cas récemment des résultats d’un programme d’observation sur une durée de vingt ans qui a détecté une diminution de la réflectance de la Terre – une diminution de la lumière qu’elle réfléchit. Ce travail a été publié en août dernier dans Geophysical Research Letters 2, ce qui a attiré l’attention des médias. – Les problèmes que je souligne dans mon livre quant aux représentations que se fait l’opinion publique de la science du climat sont évidents pour tout lecteur ayant bénéficié d’une formation universitaire élémentaire. Nul besoin d’être un expert pour les comprendre. Pour prendre une analogie : je ne suis pas expert en moquette, mais si un vendeur me dit que j’ai besoin de 30 mètres carrés pour couvrir une surface de 5 mètres sur 3, je vais lui dire son fait.
Vous avez travaillé dans l’administration Obama, après quoi vous avez été approché par l’administration Trump. Où vous situez-vous sur l’échiquier politique ? Plutôt à gauche ? Plutôt à droite ? Ni l’un ni l’autre ?
Comme je l’écris dans le livre, je pense que les scientifiques, quand ils ont des conseils à donner, doivent rester neutres politiquement. Et, de fait, je ne me sens à l’aise dans aucun des partis politiques américains.
La raison pour laquelle vous avez été approché par l’administration Trump est un article d’opinion que vous avez publié dans The Wall Street Journal, dans lequel vous préconisiez une procédure red team (« équipe rouge ») pour le problème du climat. De quoi s’agit-il ? Et cela signifie-t-il que le Giec, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, n’est pas à la hauteur de la tâche ?
Une procédure red team est le recours à un groupe d’experts reconnus que l’on charge de répondre à la question : « Qu’est-ce qui cloche dans ce rapport ? ». Je pense que les représentations inexactes que j’ai identifiées dans les précédents rapports du Giec et leurs « résumés à l’intention des décideurs », lesquelles se retrouvent cette année dans le 6e rapport (AR6), montrent bien que ces rapports pourraient bénéficier d’une telle procédure.
Depuis la publication de votre livre, un nouveau rapport du Giec a en effet paru. Dans les premières pages, je lis : « L’étendue probable de l’augmentation totale de la température de surface causée par l’homme de 1850-1900 à 2010-2019 est de 0,8 à 1,3 °C, l’estimation la plus sûre étant 1,07 °C. » Qu’en pensez-vous ?
Cette affirmation simplifie exagérément la situation. Environ un tiers de cette augmentation a eu lieu entre 1910 et 1940, quand l’influence humaine était encore très faible. Après quoi il y a eu un léger refroidissement entre 1940 et 1970, alors même que les émissions de gaz à effet de serre augmentaient. Ces données montrent que d’autres forces sont en jeu, et qu’il s’agit de les identifier avant d’attribuer fermement le récent réchauffement aux seules influences humaines.
Dans le « Résumé à l’intention des décideurs » du dernier rapport du Giec, je lis : « Le niveau global de la mer a augmenté de 20 centimètres [15/25 cm] entre 1901 et 2018. Le rythme de l’augmentation du niveau de la mer a été de 1,3 millimètre par an en moyenne [0,6/2,1 mm] entre 1901 et 1971, passant à 1,9 millimètre par an [0,8/2,9 mm] entre 1971 et 2006, et s’accélérant encore pour atteindre 3,7 millimètres par an [3,2/4,2 mm] entre 2006 et 2018 (niveau de confiance élevé). » Qu’est-ce que cela vous inspire ?
C’est typiquement par ce genre de formulation que le rapport du Giec masque complètement ce que disent les données. En comparant la période de soixante-dix ans entre 1901 et 1971 avec la période de trente-cinq ans entre 1971 et 2006 puis la période de douze ans entre 2006 et 2018, on dissimule entièrement l’augmentation rapide du rythme de l’élévation du niveau de la mer entre 1925 et 1940 et le déclin qui a suivi jusqu’en 1970. Cette variabilité pluridécennale, que l’on peut supposer largement naturelle, fait qu’il est difficile d’attribuer l’augmentation récente du rythme aux influences humaines.
Dans votre livre, vous écrivez que, selon le 5e rapport du Giec, il n’y a pas d’évolution claire de la fréquence ni de l’intensité des inondations, des sécheresses, des événements météorologiques graves et des cyclones extratropicaux. Tirez-vous les mêmes conclusions du dernier rapport ?
Oui, le 6e rapport dit à peu près la même chose. Il relève une augmentation des vagues de canicule et une plus forte intensité des précipitations, mais pas de tendance longue en ce qui concerne les cyclones (que ce soit aux latitudes tropicales ou aux latitudes moyennes), les inondations et les sécheresses météorologiques ou hydrologiques. Il y a bien sûr des variations selon les régions.
La science du climat est « beaucoup moins mûre que je le supposais », écrivez-vous. Parmi les nombreux exemples illustrant votre propos, je remarque celui-ci : « Les courants océaniques profonds ont leurs propres comportements. » Pouvez-vous être plus précis ?
Comme nous le voyons sur les bulletins météo, l’atmosphère change rapidement – c’est une affaire de jours, de semaines. L’océan, lui, change beaucoup plus lentement, en termes d’années et de siècles. C’est là que se noue le temps long du climat. Or les observations montrent l’existence de comportements qui se répètent au rythme des décennies et même des siècles. Certains d’entre eux sont dus à de lents changements dans les courants océaniques et aux interactions entre les océans et l’atmosphère.
Le Giec produit des scénarios fondés sur des modèles. Vous affichez un grand scepticisme à l’égard de ces modèles. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi, en quelques mots ?
Il s’agit de détecter la réaction du climat à des influences humaines qui, du point de vue de la physique, sont faibles (1 %). Le système climatique a de nombreuses composantes – l’océan, l’atmosphère, la cryosphère (tout ce qui est gelé sur la Terre), la biosphère. Toutes changent et interagissent sur de grandes échelles d’espace et de temps, ce qui rend toute modélisation difficile. D’autant que, si les observations du système climatique sont de bonne qualité pour les dernières décennies, nous manquons de données fiables pour un passé plus lointain qui nous permettraient de tester nos modèles.
Vous concluez que l’annonce d’une apocalypse climatique est fortement exagérée. Mais, si exagération il y a, comment l’expliquer ? Dans votre livre, vous mentionnez « une parfaite concordance d’intérêts conduisant à une croyance fervente à un consensus qui n’existe pas ». Je repère trois mots-clés ici : « intérêts », « croyance fervente » et « consensus ». Commençons par les intérêts. Quels sont-ils ?
Il y a les journalistes, qui ne peuvent faire la une qu’en racontant une histoire dramatique. Il y a les hommes politiques, qui ont besoin d’une crise pour recueillir le soutien du public pour les actions qu’ils souhaitent mener à bien. Et il y a les scientifiques, en quête d’argent et de notoriété, dont certains croient sincèrement qu’ils sont en train de sauver la planète.
Qu’en est-il maintenant de cette « croyance fervente » ? L’histoire de l’humanité s’est toujours organisée autour d’un tissu de croyances. La croyance en un changement climatique terrifiant causé par l’homme serait-elle un fil essentiel du tissu de nos croyances actuelles, dans les pays développés ?
Je ne suis pas un expert en comportements humains, mais le mouvement actuel d’alarmisme climatique a beaucoup de points communs avec une religion – il y a un texte sacré, la répression des opinions dissidentes, une vision apocalyptique, la croyance qu’un changement de comportement peut mener au salut, etc. Peut-être ce sentiment religieux vient-il combler un vide laissé par le déclin des religions traditionnelles.
Et qu’en est-il du mot « consensus » ? Des scientifiques ont invoqué un « consensus à 97 % » sur la question climatique. Comment interpréter l’existence d’un « consensus scientifique » dans un domaine comme celui de la science du climat ?
Ce chiffre de 97 % est en effet souvent mis en avant. Mais la méthodologie qui a abouti à ce chiffre a été discréditée de bout en bout. Le problème fondamental est de savoir quelle question on pose. Le climat change-t-il ? Aucun doute. Les humains ont-ils un rôle dans ce changement ? À mon sens, oui. Le changement induit par l’homme sera-t-il catastrophique ? Je ne le pense pas.
En tant que journaliste, j’avoue avoir été effaré d’entendre Alan Rusbridger, qui fut le brillant rédacteur en chef du Guardian, dire : « Nous avons le devoir de ne pas être impartiaux » sur la science du climat. Vous mentionnez dans votre livre la même attitude chez certains scientifiques. Journalistes et scientifiques, même combat ?
En privé, les climatologues sont nombreux à admettre les insuffisances de leur science – c’est ce qui les motive pour mieux faire. Mais l’image que le public se fait de cette science est faussée, en grande partie du fait des institutions scientifiques et des journalistes.
Maintenant, qu’en est-il de l’avenir ? Que pensez-vous du mot d’ordre politique actuel, « zéro émission nette de carbone en 2050 » ?
Cet objectif n’est pas étayé par la science telle qu’elle s’exprime dans la littérature scientifique ou dans les rapports d’évaluation comme ceux du Giec. Il est beaucoup trop ambitieux, et son échéance est beaucoup trop proche – il aura des effets dévastateurs pour un bénéfice faible. Il n’y a pas de crise climatique. Nous avons le temps de développer nos technologies et de mener à bien une transition énergétique de manière beaucoup plus souple que cela risque d’être le cas si politiciens et activistes déterminent les priorités.
Vous écrivez : « Tenter de comprendre comment le système climatique réagit aux influences humaines, c’est un peu comme tenter de comprendre le lien entre l’alimentation et la perte de poids. » Pour conclure, que devrions-nous faire et qu’allons-nous faire, à votre avis ?
D’abord, il faut améliorer nos observations et notre compréhension du système climatique, en particulier de la façon dont il réagit aux influences humaines. Il y a trop d’incertitudes au niveau régional pour que la science actuelle puisse vraiment guider une politique. Ensuite, il nous faut travailler dur sur le développement et la mise en œuvre de technologies à faibles émissions de carbone. Enfin, il nous faut élaborer des stratégies et des politiques de réduction d’émissions qui intègrent technologie, économie, réglementations et changements de comportement, de manière à favoriser une réduction en douceur des émissions à mesure que progresseront notre compréhension et les technologies pertinentes. Quant à savoir ce que nous allons faire, à coup sûr : nous adapter localement – comme l’humanité a si souvent su le faire dans le passé.
— Propos recueillis par Olivier Postel-Vinay.
[post_title] => « Les rapports du Giec masquent les données »
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => les-rapports-du-giec-masquent-les-donnees
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-01-05 08:21:33
[post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:21:33
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=113591
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Nous supposons souvent que les extraterrestres avec lesquels nous entrerons en contact seront plus intelligents que nous. Bien sûr, les exoplanètes hébergeront une grande diversité de formes de vie, certaines plus intelligentes, d’autres moins : on observera toute une gradation depuis des espèces ayant développé des technologies de communication jusqu’à l’équivalent de nos méduses. Mais nous présumons, et à raison, que la technologie des extraterrestres avec lesquels nous aurons une conversation sera plus avancée que la nôtre.
Un peu plus de cent ans seulement se sont écoulés depuis la première transmission radio effectuée par notre espèce ; et nous ne sommes qu’au début du développement de la radioastronomie. Si nous devions entrer en communication avec des extraterrestres à un moment X de leur histoire, il n’y a qu’une infime chance que nous tombions sur eux au cours des cent premières années qui auront suivi leur découverte des ondes radio. Face à des civilisations dont l’âge peut se compter en millions d’années, les chances que nous soyons les premiers de la classe sont infimes.
Notons que la longévité d’une espèce n’est pas automatiquement liée à son degré d’intelligence. Nos extraterrestres seront peut-être plus avancés technologiquement, mais cela signifie-t-il qu’ils seront plus intelligents ? Supposons que la race humaine survive encore un million d’années ; naturellement, nos technologies progresseraient, mais en irait-il de même de nos facultés cognitives ? Est-il possible qu’une espèce évolue à l’infini pour développer une intelligence toujours plus grande, ou bien cette évolution s’arrête-t-elle à un certain point ?
Les extraterrestres supérieurs à nous qui hantent les ouvrages de science-fiction font preuve de deux types distincts de super-intelligence : la première est essentiellement le résultat d’avancées technologiques, tandis que la seconde a évolué biologiquement avec l’espèce elle-même. Selon les codes de la science-fiction, c’est la différence entre une civilisation qui est « simplement » capable de construire des vaisseaux spatiaux interstellaires et une civilisation qui a évolué « au-delà » d’une telle technologie et qui a peut-être développé des super-pouvoirs tels que la télépathie et la télékinésie.
Dans le premier cas, on pourrait imaginer qu’après avoir atteint un niveau technologique suffisant, une civilisation extraterrestre – voire notre propre civilisation – délègue toutes les tâches requérant une certaine intelligence aux ordinateurs, les organismes biologiques que nous sommes ayant alors toute liberté d’occuper leur esprit à d’autres activités : réfléchir aux mystères de l’Univers, philosopher ou cultiver d’autres passe-temps intellectuels.
Ou peut-être ne ferions-nous rien d’autre que de jouer à Tetris et regarder des vidéos de chats sur Internet ; nous basculerions ainsi entre une super-intelligence et une super-paresse extraterrestres. Dans cette configuration, non seulement le temps dédié aux loisirs (et à la recherche scientifique) augmenterait, nos technologies ayant supprimé la lutte quotidienne pour l’existence, mais nous comprendrions beaucoup mieux l’Univers, avec des radiotélescopes plus grands et plus performants, des ordinateurs plus rapides et toutes sortes d’appareils de mesure et de détecteurs impressionnants tout droit sortis de Star Trek. Si nous pouvions rencontrer nos descendants dans mille ans, nous considérerions probablement ces humains du futur comme une civilisation « avancée ».
Cependant, notre intelligence biologique resterait plus ou moins la même. Nous serions intelligents, oui, mais sans changer d’espèce. L’excellent roman de science-fiction de Robert J. Sawyer Calculating God raconte l’histoire d’une espèce extraterrestre technologiquement avancée et biologiquement très différente qui visite la Terre et se lance dans une longue série de discussions philosophiques avec le protagoniste humain. Pour ces extraterrestres, le progrès technologique n’a pas encore résolu les mystères de l’Univers.
Mais qu’en est-il du second cas, c’est-à-dire de l’éventualité de rencontrer une espèce extraterrestre dont les capacités intellectuelles seraient bien supérieures aux nôtres en raison de son évolution naturelle ? Pouvons-nous imaginer un scénario réaliste qui aboutirait à ce résultat ? Existe-t-il une pression sélective qui conduirait à une forme d’intelligence dépassant de loin les facultés cognitives que nous possédons déjà ?
Les animaux sur Terre ont suivi ce qui est probablement un parcours typique. Ayant besoin de faire des prédictions sur leur environnement, ils ont développé des caractéristiques physiologiques et anatomiques adaptées : des organes pour récupérer des informations sensorielles et un système de traitement de l’information – ce que nous appelons un cerveau. Une espèce extraterrestre dont l’environnement serait plus imprévisible que le nôtre aurait des besoins plus complexes et développerait peut-être un « cerveau » plus sophistiqué, plus puissant et plus précis dans ses prédictions. Si ces animaux intelligents vivent en société, ce qui me semble assez probable […], ils finiraient par développer un langage afin que chaque individu puisse communiquer ses pensées aux autres membres du groupe. En toute logique, la technologie verrait également le jour.
Une fois qu’une espèce est suffisamment compétente sur le plan technologique, elle apprend petit à petit à construire des cerveaux plus puissants que le sien, un équivalent de l’intelligence artificielle […]. C’est à peu près la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, ou du moins celle que nous connaîtrons dans les prochains siècles. À partir de ce moment, même si nous continuons à nous développer intellectuellement en tant qu’individus et en tant que société, les pressions évolutives qui pousseraient l’intelligence biologique de notre espèce à augmenter se seront évaporées. Pourquoi évoluer pour devenir plus intelligents si des ordinateurs font tout le travail ?
Mais comment évoluerait une espèce intelligente non sociale ? Je doute que la technologie soit possible sans sociabilité ; un individu, si intelligent soit-il, ne peut tout simplement pas construire un vaisseau spatial ou un ordinateur tout seul (qui lui passerait la clé à molette ?). Dans ce cas, tant que leur environnement présentera des défis qu’une intelligence plus grande permet de résoudre de façon plus satisfaisante, ces organismes développeront des cerveaux plus gros, plus complexes et plus fiables. Une telle voie vers la super-intelligence est possible, bien que très peu probable. Le roman de Fred Hoyle […] LeNuage noir met par exemple en scène un être solitaire qui parcourt l’Univers pour son propre compte [sous la forme d’un étrange nuage de gaz interstellaire], avec des capacités bien supérieures à celles qu’une espèce semblable à l’Homme pourrait développer, même en tenant compte d’une période d’évolution incroyablement longue.
LeNuage noir de Hoyle est profondément irréaliste d’un point de vue biologique. Pour qu’une pression sélective continue s’exerce sur l’intelligence, l’espèce doit être en permanence confrontée à des problèmes qui nécessitent d’être résolus par une intelligence de plus en plus grande. Il est difficile de concevoir qu’un écosystème ou une intelligence illimitée continue à fournir des solutions pratiques aux problèmes de la vie quotidienne. Tôt ou tard, vous tomberez à court de problèmes.
En fait, et c’est le cas de nombreux extraterrestres super-intelligents de science-fiction, l’intelligence du Nuage noir semble être une fin en soi, plutôt qu’une solution adoptée pour sa valeur sélective. Ainsi que nous l’avons vu, l’évolution ne cherche pas à atteindre un but fixé à l’avance, mais apporte seulement des améliorations incrémentielles aux capacités d’une espèce. Malheureusement, le concept d’extraterrestres super-intelligents flottant dans l’Univers et philosophant pour le plaisir, bien qu’attrayant, n’est pas biologiquement plausible. Il semble donc peu probable qu’une super-intelligence biologique puisse naître des défis permanents posés par l’environnement. Soit l’espèce développera des technologies pour répondre aux défis qu’elle rencontre, soit elle finira par les épuiser.
Un autre mécanisme pourrait éventuellement aboutir à l’évolution d’une « véritable » super-intelligence. Dans ce scénario, de nombreux individus sont étroitement connectés mentalement ; ils partagent toutes leurs pensées entre eux presque instantanément. Une semblable colonie d’êtres intelligents, similaire à un super-ordinateur composé de nombreux petits ordinateurs travaillant en parallèle, peut être vue comme un seul organisme super-intelligent.
Bien sûr, on peut faire le parallèle avec des espèces qui existent déjà dans la nature. De nombreuses créatures vivent dans des colonies, des ruches et même au sein de regroupements temporaires qui semblent avoir une intelligence propre, dépassant les simples capacités de leurs membres. L’un des exemples les plus impressionnants sur le plan visuel est celui des bancs de poissons. Chaque poisson nage dans une direction qui est régie par des règles très simples, fondées sur la direction de déplacement et la distance de ses voisins immédiats. Quand des centaines de ces poissons se réunissent, le banc dans son ensemble manifeste un comportement sophistiqué. Quand un requin ou un dauphin tente de se précipiter au centre du banc, ce dernier se divise comme par magie, laissant le prédateur bredouille. Le fait qu’un groupe de poissons montre un tel comportement adaptatif et apparemment intelligent, alors que chaque élément pris individuellement en est incapable, est un exemple simple de super-intelligence émergente : le tout vaut plus que la somme de ses parties.
Les ruches constituent un autre exemple d’intelligence émergente. Lorsqu’une colonie déménage vers un nouveau site, des abeilles partent en éclaireur et étudient soigneusement les options qui s’offrent à la colonie. Chacune retourne à la ruche et communique à son entourage les avantages du site qu’elle a découvert. La ruche dans son ensemble est confrontée à deux problèmes : les éclaireuses vont « recommander » des sites différents, et chacune d’entre elles ne peut communiquer qu’avec un petit nombre d’abeilles, non avec la ruche entière. Comme il serait désastreux pour la colonie de s’éparpiller dans des directions différentes, un certain consensus doit être atteint. Mais comment ? Il n’y a pas de chef qui prenne la décision pour tous.
Là encore, des règles simples dictent des comportements complexes. Si une éclaireuse fournit une description particulièrement prometteuse d’un site, elle convaincra de nombreuses autres abeilles de la suivre pour une visite supplémentaire. Chacune de ces abeilles reviendra et fera ses propres recommandations ; de cette façon, les informations sur tous les sites disponibles sont intégrées dans ce qui peut être considéré (dans tous les sens du terme) comme le « cerveau » de la ruche. La seule différence est que ce cerveau n’est pas un organe, mais un ensemble d’individus, chacun ne communiquant qu’avec quelques autres (tout comme les neurones de notre propre cerveau ne sont connectés individuellement qu’à quelques autres neurones). Plusieurs destinations concurrentes se disputent l’attention du cerveau de la ruche ; finalement, un point de basculement est atteint, et toutes les abeilles s’envolent.
Bien que nous envisagions les colonies comme un assemblage d’individus séparés, chacun ayant ses propres intérêts et ses propres capacités de traitement de l’information, il est important de rappeler que notre propre corps (et celui de tous les autres animaux de la planète) est le résultat d’associations opportunistes. Lorsque les organismes multicellulaires ont émergé sur Terre, ils ont eu besoin de communiquer avec les autres cellules de leur colonie en pleine expansion. Aujourd’hui, les cellules de notre corps communiquent entre elles de manière si intégrée que nous nous considérons comme un seul organisme, et non comme un assemblage de parties indépendantes. En approfondissant cette analogie, on conçoit qu’un organisme super-intelligent puisse évoluer grâce à l’association de nombreuses créatures intelligentes, si étroitement interconnectées qu’elles ne seront plus considérées comme des individus à part entière.
L’existence d’un organisme extraterrestre composé de ces quasi-individus super-coopérants est un lieu commun de la science-fiction. L’évolution d’un tel organisme se ferait cependant sous de fortes contraintes. Sur Terre, les créatures équivalentes, comme la galère portugaise [qui ressemble à une méduse sans en être une] […], sont des colonies étroitement liées d’animaux individuels appelés zooïdes. Mais la galère portugaise est très simple, tant dans son comportement que dans sa structure. En effet, une forte contrainte pèse sur la complexité de ces super-organismes : elle est limitée par la quantité d’informations qui peut être transmise entre les différents individus. Dans le cas des zooïdes de la galère portugaise, peu d’informations sont partagées entre eux.
Les véritables colonies, comme celles des abeilles et des fourmis, sont beaucoup plus complexes, et leur communication l’est également. Mais les fourmis et les abeilles sont aussi génétiquement super-apparentées. Cela signifie que les individus ne sont pas vraiment – du point de vue évolutif – aussi distincts que vous et moi pouvons l’être. Une véritable intelligence supra-individuelle, similaire à celle des Borgs de Star Trek, nécessiterait un canal de communication acheminant efficacement de grandes quantités d’informations entre les individus ; et c’est en effet ce que postulent les auteurs de science-fiction. Mais un tel système pourrait-il évoluer de lui-même ? Il est beaucoup plus probable qu’il émerge en tant que résultat d’une ingénierie volontaire. […]
Je ne prétends pas être parvenu à une définition universelle de l’intelligence. Une telle définition n’existe d’ailleurs peut-être pas ! Mais, en examinant les différents types d’intelligence dont font preuve les animaux sur Terre, nous avons identifié certains indicateurs qui devraient être communs à la vie intelligente dans tout l’Univers. Tous les animaux perçoivent leur environnement et réagissent en conséquence pour résoudre leurs problèmes. Ceux que nous appelons « intelligents » possèdent de multiples canaux perceptifs et intègrent les informations qu’ils acquièrent à travers un processus crucial appelé apprentissage. L’apprentissage n’est pas l’intelligence, mais c’est le mécanisme grâce auquel les compétences spécifiques des animaux s’unissent pour constituer une faculté encore plus spectaculaire.
L’apprentissage est si utile qu’il existe nécessairement ailleurs dans l’Univers, de même que des intelligences spécifiques. Sur une planète où les noix sont exceptionnellement dures mais savoureuses, les animaux développeront des compétences pour les ouvrir. L’intelligence spécifique est un trait comme un autre, au même titre que de longs crocs ou un camouflage ; elle évolue si elle apporte un avantage adaptatif.
Puisque l’intelligence générale et l’intelligence spécifique sont toutes deux susceptibles d’évoluer partout, dans quelles conditions des créatures les combineront-elles pour devenir « intelligentes » au sens où nous l’entendons habituellement ? À peu près dans n’importe quelles conditions. Étant donné le nombre d’animaux qui font preuve d’intelligence sur Terre (les chiens, les corbeaux, les dauphins, les poulpes et bien d’autres), il est inconcevable qu’il s’agisse d’une aptitude limitée à notre planète. L’évolution favorisera partout l’intelligence telle que nous la connaissons.
La sociabilité et la technologie (qui peut être quelque chose d’aussi simple que de manipuler une brindille pour attraper une larve) semblent à la fois des exigences de l’évolution et des conséquences de l’intelligence. La relation entre ces compétences est si étroite que chercher laquelle des deux est apparue en premier n’a pas grand sens. Toutefois, elles jouent toutes deux un rôle déterminant dans le mécanisme évolutif poussant à l’intelligence. Et ce dernier débouche logiquement soit sur des cerveaux externes comme les ordinateurs, soit sur des organismes biologiques « super-intelligents ».
[post_title] => Rencontre avec une super-intelligence extraterrestre
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => rencontre-avec-une-super-intelligence-extraterrestre
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-01-05 08:21:33
[post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:21:33
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=114290
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
Mai 2020. À pas de loup, la France sort du confinement – le premier, l’historique, celui qui a figé le tic-tac mondial et stupéfié l’humanité. Dans l’entrebâillure des restrictions, la vie hésite. Les commerces sont semi-déserts, les cafés encore fermés, les bureaux quasi vacants, les déplacements contrôlés. C’est à ce moment-là, à la jointure de l’anormal et du normal, que Frédéric Stucin, 43 ans, prend la route avec son matériel de photographe – et sa carte de presse, car il faut bien un laissez-passer. Direction la Seine, qu’il suivra jusqu’à sa source, à 260 kilomètres de son domicile. En chemin, il fera bien sûr des photos – c’est son métier – et des rencontres. Voilà les faits. Ils présagent d’un reportage centré sur le quotidien d’une ruralité engourdie par la pandémie. Ils sont trompeurs. Comme dans l’univers du polar tant aimé du photographe, la vérité est ailleurs.
Au commencement de ce qui donnera lieu à un livre magnifique et troublant, il y a les mantras du « monde d’après » : il faut « se mettre au vert », « faire un retour aux sources », « renouer avec une vie saine ». « On entendait cela tout le temps, explique Frédéric Stucin. Alors j’ai décidé de prendre les mots au pied de la lettre. Je suis parisien, mon fleuve, c’est la Seine. J’allais donc remonter à sa source jusqu’à cette bourgade si bien nommée Source-Seine, car j’y entends “source saine”. » Il part donc, l’œil aux aguets, avec pour viatique une brassée de métaphores, un ballot de mots. Nulle surprise, donc, si le monde qu’il fera jaillir des 43 clichés de La Source est déréalisé, fantomatique. « Nous sommes les héros discrets d’une histoire que nous rêvons », murmure en écho l’écrivaine Marie NDiaye dans le beau texte qui accompagne l’album.
« Rien n’est documentaire, tout est triché ici », s’amuse Stucin. Ainsi, l’ordre des photos ne suit en rien la remontée du fleuve. Les boutiques fermées, rideaux baissés, cafés désertés ne sont que les singeries d’une France sinistrée : « En réalité, le confinement était tout juste allégé, la vie encore à l’arrêt. Et cette boulangerie qui cède son bail, elle n’est pas en faillite, elle a simplement déménagé plus loin, sur la départementale, où elle prospère… » Enfin, il y a cette lumière qui semble émaner du fleuve, noyer le monde séquanien dans un entre-deux-eaux. Elle est l’effet d’un flash déclenché en plein jour doublé d’un usage très patient de la lumière naturelle. « J’utilise un appareil moyen format, lourd, que je pose sur un trépied, comme si je travaillais en argentique. Je prends mon temps, j’ai attendu parfois une heure qu’un nuage estompe un rayon de soleil. »
Ce faisant, Stucin met littéralement l’univers « au vert », mais pas celui du joli mois de mai. Il a la tonalité hallucinée qui baigne ses films de prédilection, L’Armée des ombres de Melville et L’Homme sans passé de Kaurismäki. Dans La Source, où l’on entre par l’énigmatique porte du Paradise, le temps est suspendu entre le jour et la nuit. On ne sait qui est qui. Pourquoi cette femme arrose-t-elle son jardin dans l’obscurité ? Et que fait cet homme qui émerge de l’eau noire parmi des roseaux ? On perd tous ses repères au fil de cette quête de salut, tels les évadés du Dead Man de Jim Jarmusch, souligne Stucin, qui aime le cinéma pour sa capacité « à faire de la fiction ».
« Je ne crois pas à la volonté d’objectivité de la photo », insiste-t-il. Stucin a fait ses armes en courant après les meetings politiques et les défilés de mode avant d’exceller dans l’art du portrait. Il a immortalisé pour la presse des dizaines de célébrités de tous milieux, d’Isabelle Huppert à Édouard Philippe ou Stromae. Des vues jamais convenues, très construites, qui aiguillonnent l’imagination. « Je crée des trompe-l’œil », dit-il. Un peu comme ceux qu’il a dénichés dans son « retour à la source » – un pré vert avec des jolis moutons blancs peint sur la façade d’un préfabriqué posé sur une aire de parking ? Ce sont là les portraits joyeux d’une ruralité fantasmée. La Source, elle, raconte une ruralité fantastique, inquiétante, comme la pandémie.
[post_title] => Et au milieu coule une lumière
[post_excerpt] =>
[post_status] => publish
[comment_status] => open
[ping_status] => open
[post_password] =>
[post_name] => et-au-milieu-coule-une-lumiere
[to_ping] =>
[pinged] =>
[post_modified] => 2022-01-05 08:21:33
[post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:21:33
[post_content_filtered] =>
[post_parent] => 0
[guid] => https://www.books.fr/?p=113634
[menu_order] => 0
[post_type] => post
[post_mime_type] =>
[comment_count] => 0
[filter] => raw
)
En 1945, le Japon capitule, ce qui met un terme à l’occupation de Taïwan depuis un demi-siècle. L’île retombe alors dans le giron chinois, mais les tensions entre la population locale et les nouveaux venus de Chine sont telles qu’en 1949, après la proclamation de la République populaire de Chine, Tchang Kaï-chek décrète la loi martiale. L’époque est donc marquée par une crise politique, économique, sociale mais aussi littéraire : tout est à construire pour les écrivains taïwanais, qui doivent oublier le japonais, se réapproprier le chinois, braver la censure et faire entendre une voix chinoise différente de celle du continent. C’est ce que Chu Yu-hsun, écrivain et critique littéraire, donne à voir dans son ouvrage en brossant le portrait de neuf grands auteurs du XXe siècle (comme Lin Hai-yin, Yeh Shih-tao et Chung Chao-cheng, pour ne citer qu’eux). C’est parce qu’il craignait que ces noms, qui ne diront probablement pas grand-chose au lecteur (même si certains ont été traduits en français), tombent dans l’oubli que Chu s’est lancé dans ce projet. Bien plus qu’une biographie commentée ou qu’un manuel d’histoire littéraire, il s’agit, pour la femme de lettres Yang Tsui, d’un « mélange de narration et d’argumentation [dont Chu] est à la fois le scénariste, le réalisateur, le monteur, le critique et le conteur ». Selon la revue Unitas, « soit ces écrivains se sont tus, soit ils sont partis à l’étranger, soit ils ont été emprisonnés ; mais tous ont connu l’oppression et l’exclusion. Derrière ce portrait de groupe, on voit se dessiner le vaste appareil de censure ainsi que les contours d’une époque où l’on parlait encore de “la province de Taiwan” ».
Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à utiliser ce dernier, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.Ok