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Enfant d’eunuque ? Pourquoi pas, si la Bible le dit 1… Et celle-ci raconte en effet l’histoire d’Aseneth, future femme de Joseph et par ailleurs fille de l’eunuque du pharaon, le richissime Putiphar. Peut-être y a-t-il des explications : l’enfant avait été adoptée, ou sa mère, qui avait l’esprit très large, s’était procuré un géniteur ailleurs, ou, comme le laisse entendre le Coran 2, il pourrait y avoir plusieurs Putiphar, pas tous eunuques… Mais, pour Léo Taxil, auteur à la fin du XIXe siècle d’un irrévérencieux résumé illustré du Livre saint, il s’agit encore d’une incongruité, une de plus à mettre au débit des rédacteurs de « l’impayable Bible ».

En France, à cette époque, l’anti­cléricalisme était un vrai sport de combat. L’enjeu : éviter à tout prix que l’Église catho­lique, qui avait déjà regagné beaucoup du terrain perdu à la fin du siècle précédent, n’impose quelque tragique retour en arrière politico-­religieux. Mais, si le camp clérical pouvait aligner de grandes plumes – Chateaubriand, Veuillot et consorts –, en face on en était assez démuni. Malgré le soutien plus ou moins actif de Victor Hugo ou de Jules Michelet et le talent de gens comme Ferdinand Buisson, Alphonse Karr ou Henri Rochefort, la réaction contre la réaction devait surtout compter sur des seconds couteaux que l’oubli, sinon l’enfer, a vite avalés. Une exception tout de même : le polémiste, polygraphe et mystificateur impénitent Léo Taxil, un des ennemis les plus acharnés du catholicisme, presque un martyr de la cause.

Taxil est à vrai dire un drôle de bonhomme – fabulateur, menteur, vénal, agent double, pornographe et on en passe. Mais il est animé d’une haine viscérale envers l’Église catholique depuis que son père, pour le punir d’avoir fugué et tenté de rejoindre Henri Rochefort à Bruxelles, l’a envoyé, à 14 ans, dans une colonie pénitentiaire pour jeunes délinquants près de Tours. L’adolescent est alors persuadé que ce sont les amis catholiques de son paternel qui l’ont convaincu de prendre une telle décision. M. Jogand-­Pagès, un quincaillier marseillais pieux et royaliste, voulait en effet sauver l’âme et la carrière de son rejeton, mais l’oppression intellectuelle et la surveillance continuelle (les internés étaient obligés d’aller toujours par trois) avaient à jamais dégoûté le jeune rebelle de l’autorité, de la Touraine et du clergé. Dans le sillage de Gambetta (« Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! »), il entame sous le nom de Léo Taxil une véritable croisade contre la « vermine noire », dénonçant à tour de bras les turpitudes du clergé, les infamies des confesseurs et les débauches des papes et des évêques, à commencer par celui d’Orléans, Mgr Dupanloup. Déjà inculpé pour trafic d’aphrodisiaques, expulsé de Suisse pour mystification (une cité sous-marine dans le Léman !), Taxil n’échappe ni à l’excommunication ni aux assises 3. Mais il ne monte pas en ligne sans armes ni munitions. Dans son arsenal : un journal, La République anticléricale ; une maison d’édition, la Librairie anticléricale (fondée avec sa femme) ; un mouvement politique, la Ligue anticléricale ; et même un hymne, La Marseillaise, oui, anticléricale… En fin stratège, Taxil choisit de livrer combat sur un champ de bataille inattendu : la Bible. Muni d’une arme encore plus inattendue : l’humour. Au cri de « Tuons-les par le rire ! », il partira donc à l’assaut des quelque 2 000 pages de la Bible pour les passer au crible d’une ironie et d’un scepticisme implacables. Saint Athanase avait bien raison de dire que le rire était « l’instrument du diable » 4.

Dans son ouvrage dédicacé « au Saint-Père Infaillible » – un résumé de 780 pages tout de même, avec des dizaines d’illustrations –, Léo Taxil scrute l’Ancien Testament, traquant les incohérences, les invraisemblances, les redites, bref toutes les « perles divines et tout ce qui tombe à bon droit sous la critique de la saine raison ». Avec le renfort des exégètes de l’époque et de leurs prédécesseurs, Voltaire en tête, il s’attaque à la lettre sinon à l’esprit du texte sacré avec érudition mais surtout impertinence. L’Esprit saint, l’inspirateur présumé de la Bible, devient sous sa plume « le Divin Pigeon ». Et si « Papa bon Dieu » est dessiné en vieillard bonasse qui fume la pipe et ressemble au druide Panoramix, les descriptions bibliques sélectionnées par Taxil donnent de Jéhovah une tout autre image : pas vraiment tout-puissant, ni omniscient, ni même unique – plutôt un autocrate moyen-oriental qui, pour défendre son fragile monopole, ne recule devant rien : injustices, trahisons, revirements, cruautés, voire génocides… Bref, « un dieu corporel – tel, en un mot, que les dieux d’Homère ». D’ailleurs, Taxil se plaît à souligner les parallèles entre le récit biblique et les autres récits mythologiques, notamment grecs. L’histoire de Samson rasé par Dalila ne rappelle-t-elle pas, mais avec moins de piquant, celle d’Hercule qui se laisse lui aussi duper par amour ? Ovide est en effet meilleur écrivain que les auteurs du livre des Juges. Et la Bible n’est admirable ni pour ses qualités littéraires, ni pour son exactitude historiographique ou géographique ; elle regorge d’anachronismes ou de narrations hasardeuses. (« La mémorable marche des Hébreux à la suite de Moïse et Josué équivaut exactement à un voyage à pied que l’on ferait en partant de Paris pour descendre au sud-est jusqu’à Dijon et remonter ensuite au nord-est jusqu’à Liège, en Belgique […]. Un cul-de-jatte ne demanderait pas trois mois pour fournir ce parcours […] ! Les Israélites y ont mis quarante ans. »)

Mais pourquoi le lecteur (laïque) s’arrêterait-il à ces faiblesses alors que le texte biblique lui offre bien mieux : une surabondance d’anecdotes d’une paillardise extravagante ? C’est en tout cas ce que Taxil suggère, tandis que, feignant l’indignation, il énumère sans merci une indécence après l’autre : les épisodes scatologiques (l’épidémie d’hémorroïdes chez les Philistins, jugulée grâce à l’offrande de cinq anus d’or), les incestes à répétition (« Sous la plume de l’auteur sacré, une pratique tout à fait ordinaire… Allons, c’est du propre, la Bible ! »), les cas de pédophilie (Sichem et la jeune Dina, 14 ans), de sodomie, de « gomorrhéisme »… Ce n’est pas la matière qui manque, tant il semble n’exister aucune limite à la lubricité du peuple élu. Voyez les pulsions des Sodomites, qui tiennent absolument à violer deux anges, ou celles des Gabaïtes, qui convoitent frénétiquement un digne lévite avant de se rabattre sur sa femme, violée toute la nuit jusqu’à ce que mort s’ensuive. Face à ce récit aussi graveleux qu’absurde, Taxil s’offusque avec des airs de chattemite : au moins les deux anges étaient-ils dans la fleur de l’âge et d’une éclatante beauté. Mais un vieux lévite, tout de même…

Les pinaillages, les sarcasmes et les prétendues indignations de Léo Taxil visent au premier chef les porte-plume du Divin Pigeon, c’est-à-dire les innombrables rédacteurs bibliques, qui ne se soucient guère de se relire ou se laissent emporter par leurs fantasmes. Mais les vrais coupables sont à ses yeux tout autres : ce sont les premiers hiérarques catholiques, qui ont élagué, surinterprété ou carrément falsifié la Bible en la passant au tamis d’une traduction latine, la Vulgate, qui en atténuait les aspérités dogmatiques. Ils avaient éliminé du canon les livres problématiques, et carrément mis à l’index les traductions bibliques « en langue vulgaire » pour préserver à la fois leur monopole d’accès au divin et la pureté des jeunes lecteurs. Mais, fait valoir Taxil, les « tonsurés » d’aujourd’hui ne valent guère mieux. Même si la France, sous l’influence de l’exégèse protestante, commence à étudier et à assumer le texte biblique tel quel – approximations, aberrations et obscénités comprises –, la hiérarchie catholique reste pour sa part ambivalente. D’où la mission que se donne Taxil : révéler, « par des citations textuelles de la Bible, nombre d’épisodes que les tonsurés passent sous silence, mais dont les bizarres détails offrent parfois un piquant intérêt ». Incidemment, tout en pointant les efforts maladroits des auteurs bibliques pour promouvoir en même temps Israël et son dieu, Taxil met en lumière le processus d’« assemblage de briques Lego » qu’évoque le bibliste Thomas Römer 5 – ce laborieux agencement de textes épars et disparates qui est au fondement du « monothéisme inclusif » des juifs.

Et puis, en 1886, coup de théâtre : après un passage malheureux dans la franc-maçonnerie, et alors qu’il a entamé la rédaction d’une sulfureuse biographie de Jeanne d’Arc, Taxil tourne casaque pour revenir dans le giron de l’Église. Sous l’influence de la sainte pucelle ? Non, plutôt de celle des 75 000 francs 6 offerts par le clergé pour prix de son âme et de son appui stratégique dans la croisade antimaçonnique que Léon XIII vient de lancer. Et le pape, qui reçoit lui-même l’ex-excommunié, en aura pour son argent. De la plume de Taxil va en effet couler un torrent de livres et d’articles dénonçant la collusion, en France, de la franc-maçonnerie et du satanisme, sur fond de trahison au bénéfice de l’Angleterre !

Hélas, encore une mys­ti­fication – « une des plus formidables de l’Histoire » 7. Le prince de l’entourloupe, qui avait jadis persuadé la mairie de Marseille que les requins envahissaient la rade ou les Suisses que les eaux du Léman recelaient de merveilles archéologiques, réussit à renvoyer dos à dos les francs-­maçons, les lucifériens et les militaires, et à ridiculiser ses spon­sors catholiques. Mais c’est aussi la supercherie de trop. Quand Léo Taxil dévoi­lera le pot aux roses au cours d’une conférence de presse, il échappera de justesse au lynchage. Puis il basculera dans l’indi­gence et l’anonymat, où il végétera jusqu’à sa mort, en 1907, malgré ses tentatives pour sortir de l’une et de l’autre à grand renfort de romans pornographiques et d’ouvrages d’instruction ménagère. 

J.-L. M

Extrait : Chapitre 6, « Une famille vouée à la multiplication »

« On ne m’accusera pas d’être de ceux qui affectent de résumer un ouvrage et qui, sous ce prétexte, le travestissent. Au contraire, il se trouvera peut-être des lecteurs qui penseront qu’il vaudrait mieux relater chaque épisode de la façon la plus succincte et développer la critique. Mais, étant donné la nature de l’œuvre qui est l’objet de cette analyse, j’estime que le résumé a uniquement sa raison d’être lorsqu’il s’agit d’épisodes dont les détails importent peu […]. C’est l’esprit divin qui a dicté cela ! On ne saurait donc mettre trop en lumière les perles de ce texte sacré. Voilà bien le cas où le critique ne doit pas exposer ses lecteurs à s’entendre dire par un curé qu’ils ont été trompés et qu’on a calomnié la Bible.
[…]

Ce n’est pas tout. Sur l’avis du roi, Joseph changea de nom, et il s’appela dès lors Tsaphénath-Pahanéah. Puis, Pharaon le maria, et vous ne devineriez jamais, chers lecteurs, qui Sa Majesté lui donna pour femme. La Genèse nous avait déjà procuré un étonnement, quand nous y lûmes tout à coup que l’eunuque Putiphar était marié ; eh bien, le Divin Pigeon nous gardait en réserve une nouvelle surprise. Pendant la longue captivité de Joseph, cet eunuque pourvu d’une femme très inflammable avait changé de fonctions : aux chapitres 37 et 39, nous l’avons vu prévôt de l’hôtel du roi ; au chapitre 41, nous le retrouvons prêtre d’Héliopolis. Or, pendant ce temps, Madame Putiphar devint mère ; ce qui donne à croire que les dieux des Égyptiens faisaient, eux aussi, des miracles. Avec les livres saints de n’importe quelle mythologie, il faut tout admettre : or, l’on constate qu’au chapitre 41, Putiphar n’est plus qualifié d’eunuque par la surépatante Genèse ; une prière au saint Antoine de cette époque-là lui avait donc fait retrouver ce qu’il avait perdu. Et voilà, sans aucun doute, comment Putiphar, devenu prêtre d’Héliopolis, ville sainte d’Égypte, fut papa d’une délicieuse petite fille, nommée Aseneth, laquelle grandit en âge et en beauté et se trouva là bien à point pour être Madame Tsaphénath-Pahanéah, lorsque Joseph fut nommé Premier ministre. Et l’on ne saurait trop admirer l’esprit de justice de Pharaon : le vertueux Joseph avait durement souffert par suite de la bêtise de Putiphar et de la coquinerie de son ardente épouse ; nulle autre réparation n’eût été aussi équitable. Moralité : Putiphar, n’ayant pas été cocufié par Joseph, lui devait bien de le prendre pour gendre ; c’est clair !

Cette partie de l’histoire de Joseph permet d’émettre une réflexion venant à l’appui d’une observation qui a été faite au début de cet ouvrage. Les Juifs, avons-nous remarqué, disent « les dieux » à propos de la création et en de nombreuses circonstances, et cependant ils n’adorent qu’un seul dieu, Jéhovah, divinité suprême, qu’ils ne divisent pas en trois personnes, comme les chrétiens ; ils reconnaissaient donc autrefois l’existence d’autres dieux que le leur. En effet, selon eux, les autres peuples avaient aussi leurs dieux propres, et ils croyaient au pouvoir surnaturel de ces dieux-là, sans voir aucunement en eux des diables ; seulement, leur amour-propre national leur faisait admettre que Jéhovah, divinité des Juifs, était plus puissant que tous les autres dieux. C’est pourquoi nous voyons ici la Genèse faire ressortir le plus grand pouvoir du dieu de Joseph. Putiphar, l’échanson, Pharaon et ses ministres, en un mot, tous les Égyptiens qui sont mis en scène ont une autre religion que celle du fils de Jacob ; mais ils n’abandonnent pas leurs dieux parce que Joseph, inspiré par Jéhovah, est plus clairvoyant que les prêtres de leur culte. Chacun garde sa croyance, attendu que, dans l’esprit de chacun, la foi des uns n’est pas en contradiction avec la foi des autres. Joseph demeure fidèle à Jéhovah, même en épousant la fille d’un prêtre d’Apis, le dieu-bœuf, et il fera bon ménage avec Aseneth, sans que celle-ci ait à embrasser la religion juive. De ce point de vue, cet épisode de la Bible est donc très significatif. Joseph ne profite pas de l’autorité presque souveraine qu’il acquiert pour faire du prosélytisme en faveur de sa religion personnelle ; il lui suffit de savoir que son Jéhovah possède une puissance surnaturelle plus forte et plus étendue que celle des divinités de ses administrés.

Maintenant, si de la Bible hébraïque on rapproche le Coran musulman, on constate que les Arabes et les Juifs avaient un fonds commun de légendes, où ont puisé les auteurs sacrés des deux religions. Avant que la Genèse fût écrite, on se racontait dans ces contrées la merveilleuse histoire de Joseph ; mais elle a varié dans ses détails à travers les générations et en se répétant chez les divers peuples sortis de l’Arabie. Ainsi, selon le Coran, Putiphar n’était pas eunuque, et Aseneth vivait déjà, était une enfant au berceau, lorsque sa mère accusa Joseph d’avoir voulu la violer. Cette petite fille se montra fort judicieuse dès ses premières années. Un jour, son père parlait de l’incident, dont il resta longtemps préoccupé ; il avait même gardé le fameux manteau que sa femme avait arraché à Joseph et qui s’était quelque peu déchiré dans la lutte. Un des serviteurs conseilla à Putiphar de demander à la petite Aseneth ce qu’elle pensait de tout cela ; la fillette, qui commençait à peine à parler, dit : “Écoutez, mon père ; si ma mère a déchiré le manteau de Joseph par-devant, c’est une preuve que Joseph voulait la prendre de force ; mais si le manteau se trouve déchiré par-derrière, c’est une preuve que ma mère courait après Joseph.” De toutes façons, on le voit, Aseneth était prédestinée à devenir Madame Joseph.

La Bible et le Coran sont d’accord pour nous apprendre qu’Aseneth fut une épouse modèle. Au cours des sept années d’abondance, elle eut de Joseph deux fils : le premier reçut le nom de Manassé, et le second celui d’Éphraïm. Puis, survinrent les sept années de disette ; mais les Égyptiens n’eurent pas à en souffrir, grâce à la clairvoyance de Joseph, qui avait fait établir des greniers nationaux remplis de blé qui se conserva très bien. On en eut même à revendre, et de tout pays on venait en Égypte acheter des provisions ; car la famine désolait alors toute la terre.

Or les fils de Jacob, à l’exception de Benjamin, se rendirent en Égypte, sur le conseil de leur père, pour acheter du blé. Il paraît que Joseph présidait en personne à ces distributions de vivres aux caravanes qui arrivaient de tous les points de la terre ; comment le Premier ministre pouvait-il suffire lui-même à une telle besogne ? La Bible ne le dit pas. Toujours est-il que Joseph ne fut pas reconnu par ses frères, mais qu’il les reconnut très bien, lui. Il les traita avec beaucoup de dureté, sans se nommer à eux, et sans qu’aucun Égyptien, pendant leur séjour dans le pays, n’ait songé à leur dire que le gouverneur et bienfaiteur de l’Égypte, l’homme d’État si immensément populaire, était précisément un de leurs compatriotes. »

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Le 5 septembre 1967 se tient à l’Université nationale d’ingénierie de Lima un événement qui attire les foules : une rencontre entre deux étoiles montantes de la littérature latino-­américaine, le Colombien Gabriel García Márquez et le Péruvien Mario Vargas Llosa. Le premier a 40 ans et vient de publier Cent Ans de solitude, qui s’est déjà écoulé à des milliers d’exemplaires en quelques semaines ; le second, de dix ans son cadet, s’est vu attribuer un mois plus tôt le prix Rómulo Gallegos pour La Maison verte. Si les deux hommes s’estiment et se lisent, c’est la première fois qu’ils se rencontrent en chair et en os. Pendant plusieurs heures, ils parlent de leur conception du métier d’écrivain, de leurs influences (allant de Faulkner à Sartre en passant par Borges), du fameux « boom » que connaît alors la littérature latino-américaine. À l’époque, les deux romanciers sont à l’orée de leur carrière, et personne dans l’assistance ne peut se douter que le colloque réunit deux futurs prix Nobel de littérature – le Colombien sera couronné en 1982 et le Péruvien en 2010. « Bien que leur discussion ait été publiée l’année suivante sous forme de brochure, celle-ci a rapidement été épuisée. Pendant un demi-siècle, ceux d’entre nous qui ont accédé à cette conversation devenue mythique n’ont pu le faire que par le biais de mauvaises copies pirates et de photocopies défraîchies », se souvient José Carlos Yrigoyen dans le quotidien péruvien El Comercio. C’est de l’histoire ancienne, puisqu’une nouvelle édition de ce texte, augmentée d’une série de témoignages et de photographies, est parue au printemps. Nadal Suau, du magazine El Cultural, s’en frotte les mains : « Dos soledades est un dialogue exceptionnel entre deux génies de la narration, écrit-il. Deux archétypes se dégagent : Vargas Llosa apparaît comme un écrivain “intellectuel”, critique, analytique ; García Márquez est plus enjoué, préfère l’anecdote à la théorie et donne volontiers dans l’anti-intellectualisme. » Ainsi Gabo botte-t-il en touche lorsque Vargas Llosa l’interroge sur l’origine de sa vocation : « J’écris pour que mes amis m’aiment davantage ! »

« Leur conversation est vivante, érudite, amusante. Elle jette un regard neuf sur un phénomène littéraire, le boom latino-améri­cain, qui a été commenté ad nauseam », note Nicolás Bernales dans le quotidien chilien El Mostrador. Impossible pour le critique – et ses confrères – de résister à la tentation d’évoquer l’épisode qui marqua la fin de l’amitié entre les deux hommes. L’his­toire est d’autant plus célèbre qu’aucun des protagonistes ne s’est jamais exprimé sur le sujet : le 12 février 1976, lors d’une soirée au palais des Beaux-Arts de Mexico, Vargas Llosa se rue sur García Márquez et, sans plus d’explication, lui colle son poing dans la figure. Le Colombien s’écroule, sonné – le boom latino-américain porte décidément bien son nom. 

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Federico Fellini partage avec quelques grands écrivains un rare privilège. De son nom est dérivé un adjectif passé dans le langage courant : on dit « un spectacle fellinien » comme on évoque « une vision dantesque » ou « une situation kafkaïenne ». Dans son acception la plus répandue, « fellinien » est synonyme de bizarre, grotesque, monstrueux, baroque, onirique. Bien des images et des situations des films de Fellini peuvent assurément être qualifiées de la sorte : visages grimaçants, maquillages outranciers, décors somptueux et fantastiques, figures troublantes de nains ou de femmes géantes aux formes plantureuses, scènes de chaos hystérique. À l’évidence, certaines images le hantent. On les retrouve de film en film sous des formes variées. Le cahier illustré au centre d’un ouvrage collectif dirigé par Enrico Giacovelli 1 le montre de manière saisissante : hommes en haut-de-forme, arbres solitaires, postérieurs féminins charnus, public dans l’obscurité – des gestes, mimiques, jeux de physionomie et regards frappants de similitude. La pluie qui trouble la fête au début de Les Vitelloni annonce celle qui, dans Fellini Roma, tombe sur le convoi entrant dans la ville par la bretelle d’autoroute, ainsi que l’orage qui éclate à la fin d’Inter­vista, obligeant l’équipe de tournage à se réfugier sous des bâches en plastique transparent. L’extravagant défilé de mode ecclésiastique qui constitue un des morceaux de bravoure de Fellini Roma rappelle, en plus délirant, celui des clowns blancs en costume à paillettes et chapeau en forme de pain de sucre dans Les Clowns. Les casquettes agitées en l’honneur du majestueux paquebot Rex, dans Amarcord, préfigurent celles qui salueront le départ du Gloria N. dans Et vogue le navire… Et puis il y a la brume et le brouillard, dans lesquels baignent de nombreuses scènes, la neige, qui couvre souvent le sol, et bien sûr la mer, omniprésente dans l’œuvre de Fellini, fréquemment sous un ciel d’hiver, sur le rivage de laquelle s’achèvent plusieurs de ses films.

Le retour obsessionnel de ces images a fait dire à certains que Fellini se répétait. Rien n’est plus faux : chacune de ses réalisations, pour reprendre la formule de Michel Ciment, constitue une aventure qui se distingue profondément des autres par son ambition, son esthétique et son sujet. S’il est un point commun entre tous ses films, il se situe plutôt au niveau de certains thèmes : l’innocence des faibles (prostituées, fous, marginaux), l’adieu à la jeunesse, la mélancolie de l’enfance et l’évanouissement du passé, la décadence de la société – la Rome antique barbare, presque africaine ou orientale de Satyricon, la bourgeoisie romaine dépravée de La Dolce Vita, un XVIIIe épuisé dans Le Casanova de Fellini, la société de la Belle Époque glissant vers la catastrophe dans Et vogue le navire…, celle d’aujourd’hui, abêtie par la télévision et la publicité, dans Ginger et Fred et La Voix de la lune.

Fellini a toujours reconnu sa dette envers Roberto Rossellini, dont il a été le scénariste pour Rome, ville ouverte et ­l’assistant pour Païsa. Il ne s’est cependant jamais revendiqué du néoréalisme, école dont il considérait d’ailleurs Rossellini comme le seul vrai représentant. Pour qualifier ses premiers films (Le Cheik blanc, Les Vitelloni, La Strada, Il Bidone, Les Nuits de Cabiria), il est plus judicieux d’évoquer le réalisme poétique. La Dolce Vita marque de ce point de vue une rupture décisive. Avec ce film, Fellini s’affranchit des contraintes du récit linéaire et opte pour un réalisme supérieur faisant place à l’expression de la vie intérieure, aux fantasmes et aux rêves. Dorénavant, ses films seront organisés en grands blocs reliés par un fil conducteur narratif assez lâche.

Son style cinématographique a dès le départ été caractérisé par des mouvements de caméra d’une extraordinaire fluidité et un type de plans qui deviendra sa marque de fabrique : des plans larges dans lesquels des objets ou des figures surgissent du fond de l’image ou de ses marges ; des regards caméra comme celui sur lequel se clôt Les Nuits de Cabiria, avec le visage de la petite prostituée trompée et abusée par tous, qui, les yeux mouillés de larmes de joie triste, esquisse un sourire – une scène dont Luis Buñuel avoua qu’elle l’avait fait pleurer. Avec le temps, le noir et blanc très expressionniste utilisé dans tous ses films jusqu’à Huit et demi a fait place à la couleur, employée pour des compositions de caractère résolument pictural. La caméra se déplace avec de plus en plus d’agilité : « Comment a-t-il fait cela ? » se demandait Martin Scorsese à propos de certaines séquences de Huit et demi. On peut légitimement se poser la question au sujet de très nombreuses autres scènes : les hilarantes funérailles de l’auguste dans Les Clowns, le chaos automobile et l’étourdissante ronde nocturne des motocyclistes dans Fellini Roma. Comme Orson Welles ou Alfred Hitchcock, Fellini faisait ce qu’il voulait de sa caméra, qui était comme le prolongement de son esprit.

Dans la construction de son monde si personnel, la bande-son joue un rôle déterminant. Ses films étaient postsynchronisés, comme l’étaient la plupart des films italiens de l’époque. L’absence de prise de son direct l’autorisait à engager des acteurs étrangers ou complètement amateurs, qu’il choisissait pour leur apparence générale ou leur visage, une même voix doublant souvent plusieurs d’entre eux en italien. Ce procédé lui permettait aussi de diffuser de la musique sur le plateau durant le tournage, avec pour effet d’imprimer un air de danse aux mouvements des comédiens. Il pouvait également donner en permanence des indications de jeu à ses acteurs : un portrait emblématique de Fellini le montre coiffé de son légendaire chapeau, sa tout aussi célèbre écharpe autour du cou, communiquant ses instructions à l’aide d’un mégaphone.

Le paysage sonore de ses films se caractérise par certains bruits typiques. Dans presque toutes ses œuvres, sans que cela soit d’ailleurs nécessairement justifié par ce que montrent les images, on entend siffler le vent, sonner des cloches d’église, crépiter des flammes. Il est bien sûr impossible de ne pas mentionner la musique de Nino Rota. Fellini s’est toujours entouré de collaborateurs fidèles, qui l’ont accompagné pendant plusieurs années. Différents scénaristes, chefs opérateurs, décorateurs et costumiers se sont ainsi succédé à ses côtés. Le seul avec lequel il n’a jamais envisagé de cesser de travailler, et dont seule la mort, en 1979, l’a privé, est Nino Rota. Leur collaboration est une des plus longues de l’histoire du cinéma, puisqu’ils ont fait ensemble dix-sept films. Rota était un maître dans l’art de transformer et combiner des motifs tirés du répertoire classique (Verdi, Donizetti), des airs de music-hall et de chansons populaires (Stormy Weather, Coimbra), et de la musique de cirque (Entrée des gladiateurs). Entretenant avec Fellini une relation fusionnelle, il a réussi à traduire musicalement son univers mental et émotionnel avec une telle fidélité qu’on ne peut imaginer les films de l’un sans la musique de l’autre. Tout le monde connaît les mélodies que Rota a composées pour La Dolce Vita, Huit et demi, Les Clowns (célébration de la trompette et de la musique de cirque) et Amarcord. Moins familières, plus éloignées de sa manière habituelle, les partitions écrites pour Satyricon et Casanova sont audacieuses et envoûtantes. Dans le second film, un des moments les plus mémorables est un fabuleux concert d’orgue à la cour de Wurtemberg, dont François Truffaut déclarait qu’on voudrait qu’il ne s’arrête jamais. À la demande de Fellini, les compositeurs qui succédèrent à Rota s’inspirèrent de son style.

La Dolce Vita a marqué une inflexion sur un autre point que la structure narrative des films de Fellini. L’action s’y déroule largement Via Veneto, l’avenue chic de Rome. Éprouvant des difficultés à tourner dans ce lieu très fréquenté, le cinéaste se résolut à reconstituer en studio une partie de la rue. Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver cette Via Veneto factice plus convaincante que l’authentique. À partir de là, il renonça pratiquement à tourner en décors naturels, à la fois parce que le travail en studio lui donnait les moyens de maîtriser complètement l’environnement de tournage et parce qu’il avait le sentiment que les réalités fabriquées étaient plus vraies que nature. Tous les films de la seconde partie de sa carrière furent donc tournés en studio, plus précisément, à deux exceptions près, à Cinecittà, dans le mythique studio 5. Pour les besoins de Roma, plusieurs centaines de mètres de l’anneau autoroutier ceinturant la capitale italienne y furent construits, et c’est dans une des grandes piscines du studio que fut tournée, pour Amarcord, la scène du passage du Rex au large des côtes italiennes. Lorsque le paquebot apparaît à l’image, on se rend compte immédiatement qu’il s’agit d’une gigantesque maquette. On voit aussi que des feuilles de plastique ont été utilisées pour figurer la surface de la mer et les vagues. C’est tout à fait voulu. Lors du tournage de Et vogue le navire…, où un coucher de soleil est ostensiblement représenté sur une toile peinte, Fellini s’inquiétait : l’illusion n’était-elle pas trop parfaite ? Se libérant des contraintes de la vraisemblance, il voulait mettre en évidence tout l’artifice à la base du cinéma. « Fellini, disait le critique américain Roger Ebert, est un magicien qui discute, révèle, explique et démonte ses tours, tout en continuant à nous illusionner. »

En même temps qu’une réflexion sur la course à l’abîme de l’Europe du début du siècle dernier, Et vogue le navire… est un hommage explicite au cinéma muet, évoqué à plusieurs reprises et dont plusieurs séquences reproduisent le rythme saccadé. Les dernières images du film montrent d’ailleurs toute la machinerie de vérins qui supportait le faux navire ayant servi au tournage. C’est en même temps un hommage à l’opéra, dont Fellini s’est longtemps senti éloigné car il l’a découvert sur le tard. Tout comme Ginger et Fred est un hommage au music-hall autant qu’une satire cruelle de la télévision ; Roma, dans une de ses séquences, un hommage aux petits théâtres populaires ; Huit et demi, un hommage au métier de cinéaste qui inspirera Truffaut, Woody Allen et plusieurs autres réalisateurs ; et Les Clowns, mélange de faux documentaire et de fiction, un hommage au cirque. Le cirque est d’ailleurs la matrice de l’imaginaire de Fellini, et sa présence habite la totalité de ses films. Lorsqu’il l’a découvert enfant, il s’est d’emblée senti chez lui. « Dès la première fois, dit-il, j’ai […] ressenti en moi une adhésion traumatisante et totale à ce vacarme, aux musiques assourdissantes, aux apparitions inquiétantes, aux dangers de mort. » Les clowns lui sont apparus comme les ambassadeurs de sa vocation de cinéaste : « Le cinéma […] n’est-ce pas comme la vie du cirque ? Des artistes extravagants, des ouvriers musclés, des techniciens experts en bizarrerie, des femmes belles à s’évanouir, des couturiers, des coiffeurs, des gens qui viennent de tous les coins du monde et qui se comprennent tout de même dans une confusion de langues, et ces invasions des places et des rues comme par une armée de canailles en un désordre chaotique de cris, de colères, de disputes […] et, sous ce désordre apparent, un programme qui n’est jamais négligé […], et enfin le plaisir d’être ensemble, de travailler ensemble. »

Les grandes lignes de la vie de Federico Fellini sont connues : sa naissance à Rimini, son enfance marquée par l’éducation catholique et le fascisme telle qu’évoquée dans Amarcord, son départ pour Rome, où il travaillera plusieurs années comme journaliste et caricaturiste (il continuera à dessiner toute sa vie, illustrant de croquis les récits de ses rêves 2 et entamant toujours la préparation d’un film en crayonnant les silhouettes et les visages des personnages), son mariage avec la comédienne Giulietta Masina, qui restera sa ­compagne toute sa vie, ses rapports ­difficiles avec les ­producteurs. On connaît son intérêt pour la psychanalyse jungienne, l’occulte et le spiritisme, ses liens avec le médium turinois Gustavo Rol, sa grande amitié avec Georges Simenon, fondée sur une admiration réciproque – leur correspondance a été publiée 3 –, ses relations souvent cordiales, mais aussi parfois compliquées, avec d’autres réalisateurs comme Pasolini, Antonioni et Visconti, l’estime que lui témoignaient les écrivains Dino Buzzati, Pietro Citati et Alberto Moravia, dont il appréciait les critiques perspicaces. Mais beaucoup d’aspects de sa personnalité restent difficiles à saisir. Sa vie sentimentale, par exemple, demeure entourée de mystère. Jamais il n’aurait quitté Giulietta Masina, en qui il a immédiatement vu une âme sœur, qui le fascinait parce qu’elle représentait pour lui une énigme et qui constituait un pôle de stabilité dans son existence. Ses biographes lui attribuent deux liaisons à peu près avérées, et en dehors de cela il n’y a que des rumeurs et des légendes 4.

Lui qui prétendait détester les interviews se prêtait volontiers au jeu et donna des centaines d’entretiens. C’était un brillant causeur, souvent drôle, qui s’exprimait avec une grande aisance et dans une langue très littéraire. Il était de son propre aveu un grand menteur (« Je n’ai pas confiance en ce que je dis », plaisantait-il), certes, mais un menteur « honnête » et « sincère ». Les anecdotes qu’il raconte sont souvent le produit d’exagérations, voire carrément fabriquées. Ses souvenirs d’enfance sont remaniés au point de devenir un passé inventé. On lira cependant avec beaucoup d’intérêt ses entretiens 5, qui donnent à voir son imagination créative en pleine action. Fellini y fournit des précisions sur l’influence qu’ont exercée sur lui les bandes dessinées américaines (plus particulièrement Winsor McCay et son univers onirique) ainsi que les grands acteurs du burlesque : Buster Keaton, Laurel et Hardy, Harold Lloyd et surtout Chaplin. Ces entretiens contiennent également des réflexions sur les femmes et la sexualité, les âges de la vie, l’impact du catholicisme sur la psychologie italienne ou le rôle de la lumière au cinéma : « La lumière est la matière du film, donc du cinéma. […] La lumière creuse un visage ou l’adoucit, crée des expressions où il n’y en a pas, donne de l’intelligence à l’opacité, de la séduction à l’insipide, […] glorifie un paysage, l’invente à partir de rien. […] Le film s’écrit avec de la lumière. » Fellini esquivait avec adresse et humour toutes les questions qu’on lui posait sur la signification et le « message » de ses films. « On peut faire une analyse politique ou sociologique de Répétition d’orchestre, disait-il, mais ce que j’ai voulu faire c’est un film sur une répétition d’orchestre, la difficulté de faire jouer ensemble des gens très différents qui ne jurent que par leur instrument. » La lecture de ce qu’il dit de ses films n’en demeure pas moins très éclairante.

Tous n’ont pas immédiatement remporté un franc succès. Satyricon, que le réalisateur définissait comme un film de science-fiction sur le passé, a beaucoup troublé le public par son étrangeté. Casanova, à ses yeux son film « le plus achevé, le plus expressif, le plus courageux », a profondément dérangé parce qu’il présentait un personnage mythique, qu’il détestait, comme une marionnette seulement capable de s’éprendre d’une poupée mécanique. Aujourd’hui, l’un et l’autre sont considérés comme des chefs-d’œuvre. Les derniers films qu’il a tournés n’ont pas la puissance de ceux de sa maturité. Mais, comme le faisait remarquer un réalisateur anonyme d’Hollywood, cité par le critique Kevin Thomas, « les réussites et les échecs de Fellini se situent à un niveau auquel la plus grande partie d’entre nous peuvent seulement aspirer à accéder ».

À partir d’un certain moment, Fellini a cessé de terminer ses films par le mot « fin ». Il avait le sentiment qu’ils n’en constituaient tous qu’un seul, dont faisait intégralement partie le mythique Voyage de G. Mastorna, qu’il n’est jamais parvenu à tourner mais qui n’a cessé d’inspirer et de nourrir tout ce qu’il faisait, « comme l’épave d’un navire naufragé qui continue à envoyer sa radioactivité du fond des abysses ». À sa mort, il avait encore de nombreux projets que seule l’absence de financement l’empêchait de mener à bien.
« On a dit que je ne réalisais des films que pour me faire plaisir, faisait-il observer. C’est la vérité. C’est la seule façon dont je peux travailler. […] Il faut d’abord se faire plaisir […]. Dans ce cas, on donne le meilleur de soi-même […]. Je ne suis jamais aussi heureux que lorsque je fais un film. »

Lors d’un entretien avec Charlie Rose pour CBS peu après le décès du réalisateur italien, en 1993, Martin Scorsese soulignait combien, plus que n’importe qui, Fellini avait créé son propre monde. Il avait ajouté, à propos de celui qu’il baptisait Il Maestro : « Il a porté le cinéma à un niveau permettant de faire des choses auxquelles aucun autre art ne peut prétendre. »

Dans l’esprit de Scorsese, ces deux traits étaient clairement liés. L’univers de Fellini est de fait à la fois défini par les formes d’expression nouvelles qu’il a inventées et par son contenu. Et ces deux éléments sont indissociables. C’est le propre des grands créateurs, et il ne faut pas chercher plus loin la raison de la dévotion que lui vouent ses confrères. Si ses films ont presque toujours divisé la critique et le public, qui l’a régulièrement boudé, Fellini n’a cessé de susciter l’admiration sincère de presque tous les cinéastes, à commencer par les plus grands : Bergman, Kurosawa, Buñuel, Kubrick, Wilder, Coppola, Altman, Forman, Woody Allen, Antonioni, Truffaut, Resnais et bien d’autres. « Fellini était ce que nous rêvions tous de devenir, déclarait Louis Malle, mais il n’y avait qu’un seul Fellini, et nous savions qu’il n’y en aurait aucun autre. »

Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).
— Cet article a été écrit pour Books.

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L’Union européenne, en aspirant à devenir à terme un nouveau super-État, prétend s’inscrire dans le sens de l’Histoire. La tendance n’est-elle pas, en effet, à la constitution d’États de plus en plus gros ?
Non. Le nombre d’États dans le monde a augmenté au cours des décen­nies de mondialisation économique qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, passant de 91 en 1950 à 202 en 2010. Les États qui ont émergé au cours de ce processus sont plutôt restés petits, malgré une population mondiale en constante augmentation. Ils comptaient en moyenne 34 millions d’habitants en 2010 contre 26,2 millions en 1950. Il y a certainement de nombreuses raisons à cela (la décolonisation en premier lieu), mais l’une d’elles est que les nations se sentent plus en sécurité lorsqu’elles sont gouvernées par elles-mêmes plutôt que par une élite supranationale ou par un État sur lequel elles n’ont aucune prise parce qu’il est contrôlé par un autre État ou un super-État. On le voit bien avec l’Union européenne, justement, dont la construction a exacerbé le séparatisme aussi bien régional (en Écosse et en Catalogne) que national (en Grande-Bretagne, avec le Brexit).

Dans votre dernier livre, vous partez du constat que la logique de la démocratie s’oppose à celle de la mondialisation. Or des pays tout à fait démocratiques, comme les États-Unis ou les pays européens, ne sont-ils pas gouvernés – ou ne l’ont-ils pas longtemps été – par des défenseurs de la mondialisation élus démocratiquement et respectant les règles de la démocratie ?
J’envisage toujours la démocratie en termes historiques et concrets, en relation avec un système économique. On peut tout à fait définir la démocratie dans une société esclavagiste comme Athènes ou les États-Unis des origines, sans tenir compte de l’économie et donc en termes idéalistes ; si ceux qui font le travail n’ont pas leur mot à dire, il est facile d’échafauder de merveilleuses théories et de tenir des discours où il n’est pas question de domination, d’évoquer les conditions dans lesquelles toute personne raisonnable peut et doit souscrire à une norme. Mais, lorsque les classes laborieuses ont également des droits civiques, comme dans le capitalisme moderne, le conflit entre la norme d’égalité de la Constitution et la machine à inégalités du marché devient une affaire politique. Et un régime démocratique, s’il veut l’être et le rester, doit être capable de corriger les effets du marché. Le libéralisme et, surtout, le néolibéralisme tentent d’immuniser l’élitisme du marché contre l’égalitarisme de la Constitution démocratique ; la gauche, en revanche, a toujours essayé de transformer l’économie capitaliste en une économie plus égalitaire. Encore faut-il que l’État démocratique puisse contrôler l’économie capitaliste, que celle-ci reste ancrée dans le réel, maîtrisable. Ce n’est plus le cas lorsque l’économie est intégrée au niveau mondial, puisqu’une démocratie mondialement intégrée n’est, elle, pas possible.

Si je vous comprends bien, tout serait une affaire de vocabulaire. Les mondialistes et les européistes auraient dénaturé le sens même de la démocratie.
Les défenseurs de l’ordre néolibéral instrumentalisent les idées de démocratie et de solidarité en associant, de manière pernicieuse, la mondialisation à l’internationalisme et l’État-nation à l’autoritarisme. Ils voudraient nous faire croire que la démocratie n’est qu’un système de valeurs universelles qui ne se justifie moralement qu’à l’échelle mondiale ou, au moins, européenne. Or c’est précisément le niveau auquel elle ne saurait exister. Autrement dit, tandis qu’à l’échelle des nations, là où la démocratie existe bel et bien comme institution, ils la dénigrent et la trouvent « plébéienne », ils la portent aux nues là où elle est concrètement inenvisageable.

La complexité toujours plus grande du monde n’implique-t-elle pas, ce­pen­dant, que nous devions, dans un ­certain nombre de domaines, limiter l’influence de la démocratie et laisser les experts prendre les décisions ?
Quels experts ? Et quelles décisions ? Et qui est « nous » ? Il n’y a pour ainsi dire aucun domaine où tous les « experts » soient du même avis. Là où ils le sont, ou semblent l’être, leur opinion est généralement influencée par leur appartenance de classe : les classes moyennes et supérieures éduquées. En outre, les experts ont aussi des intérêts carriéristes ; dans le système scientifique actuel, il n’y a guère d’« intelligentsia sans attaches » (« freischwebende Intelligenz »), selon l’expression du sociologue Karl Mannheim. Aujourd’hui, chaque intérêt trouve un « expert » pour prendre son parti, que ce soit par conviction, en échange d’un financement de ses recherches ou d’un « paiement au comptant », pour reprendre, cette fois, la formule de Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste. Les décisions qui affectent le bien commun ont besoin de légitimité : elles doivent être acceptées par les personnes qu’elles concernent. Après la crise financière de 2008 et la pandémie de ­Covid-19, qui ont mis à nu les limites, pour ne pas dire l’incompétence, des soi-disant experts, comment s’attendre à ce qu’un nombre suffisant de citoyens soient prêts à soutenir une décision sous prétexte qu’elle serait issue d’une formule mathématique ? Les décisions ayant des conséquences sur les opportunités et le mode de vie des populations nécessitent une justification morale plutôt que simplement théorique. À moins, bien sûr, qu’on ne puisse les imposer par la force. Ce n’est pas là, cependant, une voie qui conduit à la paix intérieure et à la légitimité politique.

Vous défendez une Europe des États-nations. Pour stigmatiser votre position, le philosophe Jürgen Habermas a parlé de « Kleinstaaterei », terme très péjoratif puisqu’il fait référence au morcellement du Saint Empire romain germanique et évoque en français quelque chose comme la « balkanisation ». Que lui répliquez-vous ?
L’alternative que propose Habermas, je l’appelle « Großstaaterei », l’hubris du Grand État. La Großstaaterei est dangereuse. L’exemple même de l’Allemagne, pris par Habermas, le prouve : sans l’unification du vieil empire en un nouveau à la fin du XIXe siècle, puis, plus tard, en un troisième, censé durer mille ans, bon nombre de catastrophes n’auraient-elles pas été épargnées à l’Europe ? Imaginons, à la place, une sorte de grosse Suisse, trop décentralisée pour agresser ses voisins, mais tout à fait capable de se défendre : je me demande si cela n’aurait pas mieux valu. Les grands États ont tendance à édifier des empires afin de dominer les petits États qui les entourent. Ils sont populaires auprès des néolibéraux lorsque la société que ces derniers gouvernent est, à l’instar de l’Europe, trop hétérogène pour être gouvernable démocratiquement. Plus un pays est grand et hétérogène, plus il est susceptible d’être dirigé par une oligarchie – soit sous la forme d’une économie de marché néolibérale, politiquement installée mais pas politiquement corrigée, soit sous la forme d’une technocratie, soit sous la forme d’un mélange des deux, comme l’Union européenne post-Maastricht, notamment sous son aspect d’union monétaire. N’en déplaise à Habermas, c’est dans des États souverains petits ou de taille moyenne que la démocratie a le plus de chances d’exister ; et, en tant qu’ordre interne, elle a besoin d’un ordre externe qui la soutienne. La question pour l’Europe est de savoir si nous parviendrons à devenir un « troisième monde » de démocraties souveraines, libres, coopérant les unes avec les autres, au lieu d’un « État de puissance » (Machtstaat) intégré, comme l’appelait de ses vœux le darwiniste social Max Weber pour l’Allemagne avant la Première Guerre mondiale. Nous savons ce qu’il en est résulté dans le cas de l’Allemagne.

Ne serait-il pas toutefois préférable que l’Europe soit unie pour tenir tête à la Chine et aux États-Unis ?
Aujourd’hui, comme argument massue pour abolir les États-nations européens et les dissoudre dans un super-État, les intégrationnistes comme Habermas ont découvert, en effet, la Chine et la prétendue nécessité de la contrer avec une « armée européenne ». Au mieux, cependant, cela se traduirait par un sous-empire dans la partie du monde gouvernée par les États-Unis, sous-empire chargé par les Américains de surveiller leurs arrières en Eurasie et de leur permettre ainsi de se concentrer sur leur guerre avec la Chine dans le Pacifique. On devrait savoir à quel point c’est dangereux. Il serait tout aussi dangereux de suivre le rêve français de faire de l’Europe une troisième puissance mondiale, entre les États-Unis et la Chine. De toute façon, un tel rêve est complètement irréaliste, car l’Allemagne et la France ne pourraient pas s’entendre sur des intérêts géostratégiques communs. La France ne partagerait jamais avec l’Allemagne son arme nucléaire et son siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies.

Dans votre livre, vous qualifiez l’Europe de « religion civique ». Qu’entendez-vous par là ?
En Allemagne, mais aussi en dehors de l’Allemagne, l’Europe est sacralisée – et cette sacralisation confère au projet européen une aura qui rend blasphématoire tout questionnement sur le sens et le but de ce projet. Prenez le slogan du SPD [Parti social-démocrate d’Allemagne] pour les élections européennes de 2019 : « L’Europe est la réponse. » À aucun moment il n’était précisé de quelle Europe il s’agissait, ni quelles étaient les questions auxquelles elle pouvait et devait répondre. La défense de l’Union européenne repose sur un discours de plus en plus déconnecté de la réalité. Difficile, désormais, de la défendre sérieusement au nom de la prospérité, comme on l’a longtemps fait. On met plutôt en avant le fait qu’elle aurait permis de maintenir la paix en Europe depuis 1945. On prétend que, sans elle, ce serait le retour des guerres effroyables qui ont marqué la première moitié du XXe siècle. Ce récit fantasmagorique oublie que la cause fondamentale de la paix européenne depuis 1945 est la résolution de la « question allemande », avec la capitulation sans condition du IIIe Reich et sa partition, suivie d’une présence durable des États-Unis en Europe, de la subordination complète de l’armée allemande à un commandement américain ou soviétique et de la Guerre froide, qui maintenait un équilibre fondé sur la terreur nucléaire. Tout cela a épargné à l’Allemagne et à l’Europe de l’Ouest, entre autres, une seconde occupation de la Ruhr par la France et a rendu possible, à la place, la Communauté européenne du charbon et de l’acier, qu’on peut considérer comme son équivalent fonctionnel. La Communauté économique européenne est née en 1957, soit douze ans après la fin de la guerre : elle n’est donc pas, de toute évidence, la cause de la paix en Europe, mais sa conséquence. D’une façon générale, la religion de l’Europe fustige l’État-nation au nom des horreurs dont il se serait rendu coupable au XXe siècle, comme si ces horreurs concernaient tous les États-nations, aussi bien l’Allemagne nazie que le Danemark ou la Pologne. Pour l’essentiel, rappelons-le, ces atrocités ont été le fait de l’État-nation allemand entre 1933 et 1945.

Quels seraient les avantages d’une Europe des nations ?
Outre celui de pouvoir exister, contrairement à un hypothétique super-État européen toujours promis mais jamais réalisé, car irréalisable ? Précisément les avantages qui ont toujours été l’apanage de l’Europe. Au milieu de sa monumentale Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, le grand historien de l’Antiquité Edward Gibbon se demande si la tragédie que fut l’effondrement de l’Empire romain d’Occident au Ve siècle pourrait se reproduire à son époque, au XVIIIe siècle. Il répond par la négative. L’un de ses arguments est que la division en petites unités politiques a rendu les États et le système étatique européen plus stables et dynamiques que l’Empire romain ne l’a jamais été. Dans un système étatique décentralisé, une mauvaise décision prise par l’un des gouvernements ne nuit qu’à une partie de la population totale ; les autres États ou parties du système peuvent s’en prémunir. La décentralisation bénéficie aussi de l’avantage d’une intelligence dispersée ; elle permet de tester différentes solutions à un même problème et de sélectionner les meilleures. Pour illustrer la supériorité du système décentralisé, Gibbon se lance dans une expérience de pensée. Il imagine « un conquérant sauvage sorta[n]t des déserts de la Tartarie » : « Il aurait à vaincre en différents combats les robustes paysans de la Russie, les nombreuses armées de l’Allemagne, la vaillante noblesse de France et les intrépides citoyens de la Grande-Bretagne, qui peut-être même se réuniraient tous pour la défense commune. » Une tâche quasi impossible, en tout cas autrement plus difficile que si notre conquérant barbare avait eu affaire à un État monolithique comme l’était l’Empire romain. L’argument de Gibbon me semble encore tout à fait valable, et il ne s’applique pas seulement au domaine militaire. On ne cesse de nous dire que les gros États s’en sortent mieux sur le plan économique. En vérité, c’est plutôt le contraire. Et, si la taille est effectivement corrélée aux performances économiques, c’est, semble-t-il, négativement. Un exemple parmi beaucoup : la croissance moyenne des États membres de l’Union européenne après la crise de 2008. Celle des douze pays les plus petits (qui comptent chacun moins de 5,8 millions d’habitants) a été sensiblement plus rapide : 1,95 % par an contre 1,34 % pour les six plus grands pays (dont la population est comprise entre 38 et 83 millions d’habitants).

Vous proposez comme solution à l’impasse où se trouve actuellement l’Union européenne un « État polanyio-keynésien ». Qu’entendez-vous par là ?
Je ne le propose pas ; j’y vois une possibilité historique au sein d’un système d’États européens coopératifs qui pourrait se constituer indépendamment des États-Unis et de la Chine, les deux superpuissances d’un monde bipolaire émergent. Avec ce terme, je fais référence à deux des plus grands penseurs économiques du XXe siècle, Karl Polanyi et John Maynard Keynes. Polanyi défend l’idée que les États, s’ils veulent être et rester des démocraties, doivent être capables de protéger les sociétés qu’ils gouvernent de leur « destruction créatrice » (pour reprendre l’expression forgée par l’économiste Joseph Schumpeter) par les marchés internationaux. L’exemple historique développé par Polanyi est l’étalon-or de la période qui a suivi la Première Guerre mondiale. Ce système monétaire interdisait aux États en retard sur la concurrence internationale de dévaluer leur monnaie et les condamnait à restaurer leur compétitivité uniquement par des réductions de salaires et de dépenses publiques – par l’austérité, donc. C’est un peu ce qui se passe aujourd’hui avec le système de l’euro : il impose à l’Italie et à la France une monnaie rigide à l’allemande, qui ne convient ni à leurs variétés respectives de capitalisme ni à leur compromis historique entre capital et travail, consistant à pouvoir de temps à autre dévaluer pour restaurer leur compétitivité tout en apaisant les tensions sociales. Dans l’entre-deux-guerres, le résultat a été que les gouvernements démocratiques ont été renversés par des mouvements antidémocratiques.

Et Keynes ? Qu’apporte-t-il à votre définition d’un État sachant conjuguer les exigences du capitalisme et celles de la démocratie ?
Keynes est celui qui a insisté sur le fait que l’internationalisation des économies ne devait être que sectorielle et non universelle, comme dans sa célèbre formule de 1933 : « Les idées, les connaissances, la science, l’hospitalité, les voyages – voilà les choses qui, de par leur nature, devraient être internationales. Mais que les marchandises soient fabriquées au pays chaque fois que cela est raisonnablement et commodément possible, et, surtout, que les finances soient essentiellement nationales. » 1 Le système monétaire et économique mondial de Bretton Woods, conçu sous l’influence de Keynes à la fin de la Seconde Guerre mondiale et détricoté à partir des années 1970, visait à donner aux pays participants la plus grande liberté possible pour mener leurs propres politiques économiques en fonction de leurs particularités et traditions politiques, tout à fait dans l’esprit de Polanyi. Précisons, au demeurant, que ni Polanyi ni Keynes n’étaient des nationalistes bornés – en tant qu’individus, ils étaient plus cosmopolites que la majorité de leurs contemporains. Cela ne les a pas empêchés – je dirais même que cela leur a permis – de comprendre et de défendre la valeur de l’État-nation démocratique en tant que protection contre les prétentions d’un capitalisme mondialisé déchaîné.

— Propos recueillis par Baptiste Touverey.

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Le globe-trotter Gunnar Garfors est connu pour divers records insolites – être le premier homme à avoir mis les pieds deux fois dans chaque pays du monde, par exemple. « Il aura fallu une pandémie pour qu’il écrive sur son propre pays », note malicieusement le quotidien Aftenposten. Neuf mois durant, l’aventurier-photographe au long cours a donc parcouru la Norvège, des fjords et îles du littoral aux forêts profondes, de la toundra du Grand Nord aux montagnes culminant jusqu’à 2 469 mètres. En voiture, en bus, en avion, en bateau, à vélo, à pied. Et le plus possible « hors des sentiers battus », comme le proclame le titre du livre.
Promesse tenue ? Visiblement oui : « La plupart des destinations ne sont pas ou que peu connues », constate le quotidien Dagbladet. Illustré par 450 photos, l’ouvrage de Gunnar Garfors est structuré autour de 81 idées de périple dans un pays plus vaste que l’Allemagne ou le Japon. Chemin faisant, il a rencontré des pêcheurs, des alpinistes ou des restaurateurs dont il relate les « histoires passionnantes », note le magazine de voyage Reiselyst. « Garfors est terre à terre et sans prétention, contrairement à la mouvance des influenceurs qui parlent le plus souvent d’eux », conclut Dagbladet

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Le journaliste Karol Kopańko l’affirme : « La Pologne fut une grande puissance mondiale… et elle l’est toujours ! » Sauf que, désormais, elle ne s’impose plus sur les champs de bataille médiévaux mais sur le terrain des jeux vidéo. Counter-­Strike, StarCraft, Quake… Manette au poing, les Polonais ont remporté de nombreux titres et acces­sits mondiaux, et ils ont même réussi à accéder aux ligues d’élite coréennes ! Quant à la capitale de l’e-sport, qui organise chaque année les Intel ­Extreme Masters, rendez-vous majeur des équipes professionnelles, c’est Katowice, une ville de Silésie de quelque 300 000 habitants. Et de quelle nationalité est Piotr Kusielczuk, entré dans le Guinness pour avoir réussi à finir (en 3 435 heures, 12 minutes et 24 secondes) tous les jeux de la Nintendo ? Il est polono-mexicain.
Dans Polski e-sport, Kopańko raconte, telle une épopée, l’essor du sport électronique en Pologne et dresse le portrait de ses champions, montrant comment ce qui ressemblait au départ au délire pathétique d’une poignée de geeks figure désormais à la une des journaux. « Kopańko explique les débuts de cette folle histoire », écrit Polskie Radio, insistant sur le travail « d’archéologue » de l’auteur. Lequel a déterré, souvent dans les tréfonds de forums en sommeil depuis vingt ans, les premiers pas de ces pionniers « rejetés à l’école, mal à l’aise en famille et accusés de gâcher leur vie à jouer ». Des héros, souvent ados, que Kopańko n’hésite pas aujourd’hui à comparer à Messi ou à Ronaldo : « La carrière d’un pro gamer, c’est beaucoup de sacrifices, de stress et d’heures épuisantes d’entraînement. » Le Comité international olympique, qui envisage de rendre médaillables certains sports virtuels pour les Jeux 2028, semble d’accord avec lui. 

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Le prix Ingeborg-Bachmann, décerné tous les ans à Klagenfurt, en Autriche, n’est pas seulement l’une des plus prestigieuses récompenses littéraires du monde germanophone, il obéit à des règles qui ont peu à voir avec celles des grands prix littéraires français : les auteurs présentent devant le jury, en vingt-cinq minutes, des textes inédits. L’an dernier, le prix est échu, un peu à la surprise générale, à Helga Schubert, une psychologue octo­génaire qui n’a pu participer à la compétition que parce que celle-ci, en raison de la pandémie, avait exceptionnellement lieu en ligne. Son livre, un recueil de 29 nouvelles autobiographiques, a été publié quelques mois plus tard, en mars 2021. « Un best-seller immédiat, écoulé très vite à 90 000 exemplaires », rapporte le critique littéraire du Spiegel Volker Weidermann.
Sans jouir d’une grande noto­riété, Helga Schubert n’est pas non plus une parfaite inconnue. Elle « a passé presque toute sa vie d’adulte en RDA, jusqu’à la chute du Mur. Le hasard avait voulu que sa mère se trouve dans la partie orientale de Berlin après leur fuite devant les Russes. C’est donc une coïncidence si elle est devenue citoyenne de la RDA, pays qu’elle a toujours voulu quitter. Son mari ne voulait pas. Elle l’aimait et l’aime toujours. Elle est restée avec lui », résume Weidermann. Sous la dictature communiste, Schubert se lie à quelques grands noms de la littérature est-allemande d’après-guerre, dont Christa Wolf, qui, dans un premier temps, l’encourage. Mais les deux femmes finissent par se brouiller. En cause, leur rapport très différent au régime, que l’une déteste et l’autre soutient. En 1983, quand Helga Schubert se voit décerner par la RFA le prix Hans-Fallada, elle est contrainte de le refuser sous la pression non seulement des autorités, mais de Wolf elle-même. Ironie de l’Histoire : trois ans plus tôt, elle avait été invitée une première fois à Klagenfurt pour le prix Ingeborg-Bachmann, mais elle n’avait pas obtenu l’autorisation de s’y rendre.
Vom Aufstehen retrace toute une vie qui aurait très bien pu ne pas être, puisque la mère de l’auteure, devant l’avancée de l’Armée rouge en 1945, envisage de tuer sa fille (sur les conseils du grand-père). Certaines nouvelles sont très courtes, d’autres embrassent son existence entière. Dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, Dirk von Petersdorff évoque leur effet thérapeutique et les compare aux Confessions de saint Augustin, où « la description des différentes étapes de la vie et la recherche d’une forme de transcendance sont liées ». Schubert, qui ne fait pas mystère de sa foi chrétienne, « écrit elle aussi des confessions : elle veut justifier ses actions et ses décisions, et se considère comme faisant partie d’un ensemble plus vaste. » 

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De nos jours, difficile d’échapper à cette exigence : tout doit être « authentique », le logement, le restaurant, ce qu’on dit, ce qu’on fait… Agir, parler, écrire en conformité avec son moi profond, voilà la recette du bonheur, mais aussi, pour les vedettes ou les hommes politiques qui en font étalage, de la popularité. Dans un petit livre paru à l’automne dernier outre-Rhin, l’universitaire Erik Schilling critique impitoyablement cette tendance. Selon lui, elle a pour défaut d’essentialiser les choses comme les personnes et d’évacuer la possibilité de l’ambivalence et de la contradiction. Dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, le sociologue Andreas Reckwitz salue un essai « stimulant et convaincant », en particulier quand il aborde le vrai domaine de compétence de Schilling, la littérature. Fini, dans les romans qui triomphent aujourd’hui, les jeux postmodernes sur l’identité du narrateur et les différents modes de narration. Désormais, l’heure est à la stricte coïncidence de l’auteur et de l’histoire qu’il raconte ; on porte aux nues les récits impudiques du Norvégien Knausgaard et du Français Édouard Louis, autant d’ouvrages qui, « à la place d’un contrat fictionnel, proposent un contrat d’authenticité ». Cette aspiration à la sincérité, qui remonte au moins à Rousseau, n’est pas nécessairement mauvaise en soi, admet Reckwitz. Le problème est qu’elle est devenue une norme et, par là même, quelque peu artificielle. 

[post_title] => Marre de l’authenticité [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => marre-de-lauthenticite [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-08-26 10:21:12 [post_modified_gmt] => 2021-08-26 10:21:12 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=108465 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Arrêt sur image, 1992. Masahisa Fukase, 58 ans, vient de recevoir dans son île natale de Hokkaidō le Prix spécial Higashikawa : une nouvelle récompense pour l’un des photographes les plus en vue au Japon. Ses séries monomaniaques sur sa femme, son vieux père, sa famille, les corbeaux et les chats ont été exposées et publiées avec succès dans l’archipel : il est l’artiste déjanté de la solitude, du désespoir, de l’autodérision.
En Occident, des connaisseurs le suivent depuis qu’il a été invité par le Museum of Modern Art de New York, en 1974, à présenter la « nouvelle photographie japonaise ». On le cite, aux côtés de Nobuyoshi Araki, comme l’un des chefs de file de ce mouvement issu des années 1960. Tous deux sont nés dans le Japon en guerre des années 1930 et 1940 et ont mûri dans un pays euphorisé par sa croissance – ils osent un regard cru, éprouvant, libre. Affranchi, en ce qui concerne Fukase, des codes de cette photographie de studio guindée pratiquée par son grand-père et son père, qu’il était supposé perpétuer.
Le 20 juin 1992, Masahisa Fukase tombe dans les escaliers d’un bar de Tokyo et perd connaissance. Vingt ans passent et l’artiste s’éteint sans être sorti de sa nuit. Durant ces deux décennies de coma, ses archives restent closes du fait d’un imbroglio juridique qui ne sera dénoué qu’en 2014. L’ œuvre de Fukase connaît alors une nouvelle vie, ascensionnelle. Rétrospective aux Rencontres d’Arles en 2017, expositions à Amsterdam, Milan, Londres, San Francisco… En 2018, ses clichés font l’objet d’une magnifique monographie aux éditions Xavier Barral, lesquelles viennent de rassembler l’essentiel de son travail sur les chats. Ses chats.
Le thème serait trivial s’il n’était emblématique de la quête existentielle de Fukase : la recherche frénétique d’une représentation de lui dans ses sujets, quitte à se fondre en eux. « Je commence toujours par ce qui est le plus proche », ­disait-il au magazine japonais Camera Mainichi en 1982. Il y eut ainsi sa femme, Yoko Wanibe, qu’il photographie durant une dizaine d’années – dont chaque matin durant deux mois, depuis sa fenêtre, alors qu’elle part travailler. Elle déclarera dans un entre­tien à la même revue : « Ce qu’il voyait dans le viseur, ce n’était pas moi, mais lui-même ». Elle le quitte.
Au cours des huit années suivantes, il chasse les corbeaux qu’il photographie en noir et blanc, sur pellicule argentique. Ils forment un groupe ou sont solitaires, ombres lointaines ou têtes en gros plan. Il dira : « Je suis devenu un corbeau. » Son album The Solitude of Ravens (« La solitude des corbeaux », 1986) sera élu en 2010 « meilleur livre de photographie de ces vingt-cinq dernières années » par The British Journal of Photography. Puis vient le tour du chat Sasuke et de la chatonne Momo. Il les mitraille comme les corbeaux. Jour après jour. Dormant, jouant, chassant, bâillant, le fixant : il est dans la gueule du félin, il est dans ses pupilles. « J’étais si souvent à plat ventre pour me placer à hauteur de chat que j’en suis devenu un », écrira-t-il.
Le photographe – qui va finir par multiplier ses autoportraits – n’est-il jamais qu’à la recherche de lui-même ? « Ce que Fukase entendait montrer dans ses photographies, ce n’était ni sa femme, ni ses chats, ni son ego, mais le lien qui se noue dans la rencontre entre deux êtres », estime Tomo Kosuga, directeur des Archives Fukase. Il cite l’artiste : « Je voyais mon reflet dans leurs yeux. Je voulais photographier l’amour que j’y percevais. » Un jeu de miroirs très baudelairien : « Quand mes yeux, vers ce chat que j’aime/ Tirés comme par un aimant/ Se retournent docilement/ Et que je regarde en moi-même/ Je vois avec étonnement/ Le feu de ses prunelles pâles,/ Clairs fanaux, vivantes opales,/ Qui me contemplent fixement », écrivait le poète dans Les Fleurs du mal.
Les tourments de Fukase seront le ­sujet d’un biopic tourné par le cinéaste britannique Mark Gill, intitulé Ravens: The Many Deaths of Fukase (« Corbeaux. Les nombreuses morts de Fukase »). ­Façon de voir. D’un cliché l’autre, Fukase a vécu de nombreuses vies. 

— C. B.

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«La liberté ou la mort » fut leur devise. En 1821, les Grecs s’arment pour une révolution qui, après dix ans de guerre, fera naître un État indépendant. Fourmillant de héros et d’héroïnes, de faits d’armes et de sacrifices, ce soulèvement représente le moment fondateur de la nation grecque. Alors que la Turquie affirme un néo-otto­manisme toujours plus menaçant, le bicentenaire est aujour­d’hui célébré avec éclat et donne lieu à la publication d’une profusion d’ouvrages. Légèrement dépassée par ce phénomène, la presse multiplie les listes des « dix meilleurs livres à lire sur 1821 ». Ceux-ci se révèlent d’une intense variété, allant de l’histoire universitaire aux bandes dessinées en passant par les romans, la poésie, les essais de droit et les biographies. Deux siècles plus tard, la Grèce revient puiser à cette « nouvelle naissance » pour mieux comprendre qui elle est.
La révolution contenait en germe les plus cruciaux des pro­blèmes qui agitent encore le pays : rôle de l’Église, profonds clivages idéologiques et éternelle hésitation face à l’Europe. Le site culturel Tetrágono évoque « Achèvement national et désunion. Le cas grec », de l’historien Giorgos Mavrogordátos, qui étudie l’affrontement, toujours d’actualité, entre « les meneurs traditionnalistes et les pro-européens ». Conflit géopolitique, la révolution déploie aussi une dimension de classe, parfois oubliée – mais pas par l’économiste marxiste Yannis Milios dans « 1821. Sur les traces de la nation, de l’État et de la Grande Idée », ouvrage recommandé par l’édition grecque du magazine Esquire.
Récit des origines, la révolution grecque tient du mythe. Ce qui n’échappe pas à l’érudite Athens Review of Books, dans laquelle le grand historien Thános Vérémis offre une galerie de portraits des grandes figures de la révolution. De son côté, le quotidien de centre gauche To Vima parle avec émotion du roman « Femmes intrépides de 1821 », qui met en scène « l’abnégation et l’héroïsme des femmes grecques face aux malheurs de l’esclavage, du déracinement et de la mort » lors de l’affrontement gréco-­ottoman. Dans la même veine, la revue culturelle en ligne Diasticho vante le recueil « 1821 dans l’œil d’écrivains contemporains », dont les récits « parviennent à offrir aux générations suivantes des leçons de vaillance sans pareille ».
Citons également le lien affectif que les Grecs entretiennent avec l’ambigu mais si populaire « bandit d’honneur » Geórgios Karaïskákis. Ce hors-la-loi sanguinaire et valeu­reux qui s’est farouchement battu contre les Ottomans est le protagoniste du roman à succès « Parfois diable, parfois ange », de Kóstas Akrívos. Le journal régional de Thrace Paratiritis tis Thrakis y voit « la manière la plus forte de dépeindre la vie quotidienne de la révolution, loin des descriptions officielles de l’histoire politique. » Inscrite dans les sensibilités, l’insurrection a rejailli sur toutes les formes artistiques. Le quotidien de référence Kathimerini offre une pleine page à l’ouvrage « 1821 et le théâtre », tandis que son supplément Arts fait de même pour l’anthologie « La poésie grecque de la révolution de 1821 ».
À rebours des livres entretenant la légende, le quotidien I Avghi (affilié au parti de gauche ­Syriza) signale « Les Femmes et la révolution de 1821 », de Vassiliki Lazou. L’historienne y adopte une approche moins chauvine et souligne que « les femmes, qu’elles aient été chrétiennes ou musulmanes, furent les premières victimes de la révolution ». Ce nouveau regard critique se retrouve aussi dans « 21 failles dans l’histoire officielle de 1821 », de Spiros Alexiou, chroniqué par le quotidien de gauche Efimerida ton Syntakton. Cet auteur – « qui ne mâche pas ses mots » – rappelle à ses concitoyens que les glorieux révolutionnaires ne dédaignaient ni la piraterie ni la contrebande. Leur brutalité ne valait-elle pas celle de leurs oppresseurs ?
Selon l’angle choisi, la révolu­tion se fait genèse de l’État, sou­lèvement populaire ou re­nais­sance d’une civilisation. Une synthèse reste possible, à l’image du dernier essai de Yannis Kiourtsakis, Le Miracle et la Tragédie, salué par la presse locale et traduit en français. Vive et brève, cette méditation sur 1821 et ses suites invite à songer à la capacité d’adaptation d’un peuple grec conscient de son singulier humanisme, enraciné dans l’Histoire et le collectif. 

U.B.

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