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Bien sûr qu’un enfant peut naître d’un livre, amené par le vent de la mer afin d’« apporter de la verdure aux arbres » ! Évidemment que l’on peut croiser dans la forêt des esprits grossiers qui vous jettent des crânes à la figure, ou côtoyer au bar un homme-serpent, une femme-lionne, des sorcières, voire la Mort en personne, qui lit son journal « assise les jambes croisées – c’est-à-dire uniquement les os des jambes croisés – et tir[e] des bouffées de cigarettes bon marché » ! Par ailleurs, qui s’étonne encore de voir un homme transformé en femme, un Blanc et un Noir échanger leurs corps ou un guérisseur sortir une grenouille de la tête d’un enfant ? Quant aux fantômes, quoi de plus compréhensible que de les voir apparaître les jours de pluie « afin que l’eau les refroidisse un peu » ?
Dans le monde que décrit l’écrivain slovaque Marek Vadas dans son recueil de nouvelles Le Guérisseur, lauréat en 2007 du Goncourt slovaque, l’Anasoft Litera, « le fantastique est naturel, évident et quotidien », analyse le magazine Romboid. Ses histoires abolissent toutes les frontières, mêlant les morts et les vivants, la magie et la réa­lité, le sacré et le profane, les ivrognes et les esprits, mais aussi les traditions camerounaises et les atermoiements existentialistes occidentaux, la jeunesse et la vieillesse, l’humour et la poésie, l’absurde et les contes de fées, le beau et le moisi, le Bien et le Mal.
De quoi, d’après Romboid, susciter chez le lecteur « de l’incompréhension et un sentiment d’étrangeté » qui lui permettront de recouvrer une forme « d’émer­veillement silencieux et humble […], une conscience du mystère et du sacré que les Occidentaux ont perdue ».
Vadas a succombé au rythme du makossa et aux vapeurs du vin de palme lors de son premier voyage au Cameroun, en 1997, alors qu’il était journaliste. Attiré par une société tournée vers ses ancêtres, qui vit d’autant plus intensément le présent qu’elle est marquée par la maladie et la pauvreté, il y a multiplié les séjours. Jusqu’à devenir membre du conseil des sages du petit royaume de Nyengié.
« Sur ma route, j’ai rencontré beaucoup de guérisseurs et de sorciers ; j’ai participé à des dizaines de cérémonies, raconte l’écrivain au quotidien Pravda. Je ne suis pas adepte du new age, je suis plutôt du côté de la rationalité, mais j’ai souvent vécu des situations qui m’ont donné la chair de poule et fait douter. Les Occidentaux sont trop fiers pour douter. Ils refu­sent d’envisager qu’il puisse y avoir quelque chose au-delà de leur propre perception. »
Lui, en revanche, l’a parfaitement intégré. « ­MarekVadas a l’Afrique dans la peau », confirme le quotidien Sme. Et, pour « aider le lecteur à entrer lui aussi dans cette atmosphère », l’écri­vain compte sur les linogravures de Mário Domček qui illustrent son recueil. « Elles respirent le mystère et la chaleur », dit-il à Pravda

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Les Ouvertures est le premier volume d’une trilogie autobiographique qui a marqué le paysage littéraire italien des dernières décennies. Paru à l’origine en 1998, il a fait l’objet d’une édition remaniée en 2011, et le voilà désormais disponible en français. Les avis sur cet ovni se résument en général en un mot : « expérience ». Pénible pour les uns, fascinante pour les autres. Oubliez la tranquille linéarité du roman classique. Le livre est divisé en trois parties, et chacune a son propre mode de narration.
On suit d’abord un jeune sémi­nariste enfoui dans un silence quasi hallucinatoire. Puis, après quelques années, « nous retrouvons le protagoniste aux prises avec la politique : il est devenu activiste et voyage à travers l’Italie pour organiser des rassemblements. Enfin, nous le voyons évoluer dans le milieu sordide de l’édition italienne », résume le blog participatif Mangialibri.
À chaque époque une atmosphère différente : « crépusculaire et feutrée dans la première partie du livre, riche en dialogues, en rencontres, en personnages bizarres et en passages narratifs insérés dans l’intrigue principale dans la deuxième, presque surréaliste dans la troisième ». 

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Sous le règne de Catherine II, la Russie s’agrandit de plus de 500 000 kilomètres carrés vers l’ouest et le sud. Pour cultiver ces vastes terres, l’impératrice d’origine allemande publia en 1763 un manifeste invitant les populations d’Europe, notamment germaniques, à s’installer près de la Volga en échange de privilèges (exonération d’impôts, liberté de culte, exemption du service militaire, etc). Les colons allemands qui émigrèrent en Russie pouvaient donc vivre en autogestion, contrairement aux paysans russes, astreints au servage. Ils conservèrent leur culture, leurs traditions, leur langue et leur religion. Mais, après la révolution russe de 1917, leurs privilèges furent abolis, et les Allemands de Russie subirent de plein fouet la collectivisation, puis les persécutions du régime stalinien.
Dans Les Enfants de la Volga, Gouzel Iakhina retrace l’histoire tragique de cette population alle­mande à l’aube de l’État soviétique, que Staline finira par déporter en 1942 vers la Sibérie et le Kazakhstan. Bien qu’il repose sur un travail de documentation fouillé, le livre échappe aux règles classiques du roman historique. Ainsi Jakob Bach, un maître d’école qui élève seul deux enfants dans un village situé sur une rive de la Volga, est-il « un personnage à moitié fantastique, comme égaré par erreur dans l’histoire russe du xxe siècle », relève le portail culturel Meduza. Les contes que Bach compose et qui finissent par s’incarner de manière étrange dans la réalité font basculer le roman du côté du réalisme magique. Comme l’explique l’auteure dans une interview au journal MK, « le monde sombre et cruel des premières années soviétiques fusionne avec le monde tout aussi sombre et cruel des contes allemands ».
Le père est une figure centrale du roman. En l’occurrence, il y en a deux : d’un côté Jakob Bach et de l’autre l’État russe, incarné par Catherine II et plus tard par ­Joseph Staline. Le titre original du livre, Deti moï (« Mes enfants »), fait d’ailleurs référence au cri que lança la tsarine aux tout premiers colons allemands. Pour l’auteure, « les Allemands de Russie sont d’une certaine manière un peuple orphe­lin », car leur pays d’accueil a fini par leur tourner le dos.
Les Enfants de la Volga est le deuxième roman d’Iakhina ; il fait suite au succès fulgurant de Zouleïkha ouvre les yeux (Noir sur Blanc, 2017), qui a été traduit dans une trentaine de langues et figure toujours parmi les livres les plus vendus en Russie. Se déroulant également à l’époque de la constitution de l’URSS, ce roman décrivait la déportation en Sibérie d’une jeune paysanne d’origine tatare, cet autre peuple qui a fait partie des millions de personnes arrachées à leurs terres par le pouvoir soviétique. 

[post_title] => Un peuple malmené [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => un-peuple-malmene [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-08-26 10:20:04 [post_modified_gmt] => 2021-08-26 10:20:04 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=108603 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Les livres se retrouvent souvent sur pellicule ; le trajet inverse, des images aux mots, est plus rarement parcouru. L’ouvrage de Kenneth Clark est bien exceptionnel, et à plus d’un titre. Il est issu d’une série d’émissions de la BBC sur la civilisation. Celles-ci avaient connu en 1969 un succès colossal en Angleterre et aux États-Unis, et pratiquement fondé le genre du documentaire culturel télévisuel. L’auteur-réalisateur avait voulu illustrer la notion de civilisation en présentant et dissertant autour de ce qui pour lui en incarnait le mieux le concept : les productions artistiques d’une culture à travers l’Histoire. Pour rendre compte de la civilisation occidentale – la seule qu’il estimait connaître vraiment – il avait fait défiler pendant 13 émissions toute une série d’artefacts aussi remarquables par leur qualité intrinsèque ou leur charge symbolique que par l’excellence de leur reproduction (le commanditaire du programme, David Attenborough, à l’époque directeur de BBC 2, voulait en effet mettre en valeur la supériorité technique du tout nouveau système télé couleur anglais !). Et, de Chelsea aux banlieues ouvrières de Manchester ou aux zones pavillonnaires de Baltimore, les spectateurs étaient restés toute l’année scotchés à leurs postes rudimentaires d’où jaillissaient les intonations ultrapatriciennes du richissime et chiquissime lord Clark, (très) grand ami de la reine mère et plus jeune conservateur de la National Gallery. Pourquoi ?
Parce que, sur fond de musique classique voire grégorienne, l’élégant Kenneth Clark confiait au spectateur sur un ton intime et élégiaque sa communicative exaltation devant les meilleures réalisations de l’homme civilisé. Les Barbares aussi pouvaient produire des œuvres d’art – notamment d’orfèvrerie. Mais comment des nomades qui ne voyaient guère « au-delà du printemps prochain » auraient-ils excellé dans l’architecture ? Leurs rares créations – le mausolée du roi des Ostrogoths Théodoric, à ­Ravenne, ou le baptistère Saint-Jean de Poitiers – ne sont-elles pas « d’une grossièreté misérable » ? Voyez en comparaison les merveilles carolingiennes, la cathédrale d’Aix-la-Chapelle, la croix de Lothaire (« un des objets les plus émouvants qui soient »), les enluminures, les piliers sculptés, la ­délicate cursive caroline… Plus tard, voici Rembrandt et son Syndic de la guilde des drapiers, la « première preuve visuelle de la démocratie bourgeoise », ou les portraits si réalistes de Quentin de La Tour, « que seuls les membres d’une société hautement civilisée pouvaient préférer aux mensonges brillants de l’art à la mode ». Qui plus est, « la vue personnelle » de Kenneth Clark est profondément positive, consolatrice même. La civilisation est certes fragile – la nôtre a bien failli succomber sous les coups des Barbares wisigoths et autres, des Vikings, des Arabes, des ­fanatiques religieux ou des révolutionnaires de tout poil… Mais la civilisation suppose aussi une « foi dans la permanence », donc une confiance inébranlable en l’avenir et en la qualité de l’homme, notamment l’homme de génie.
L’élitiste Kenneth Clark trouvait dans la télévision populaire un moyen de combiner « des mots et de la musique, de la couleur et du mouvement, [et de] dilater l’expérience humaine d’une manière dont sont bien incapables les mots seuls ». Il a pourtant voulu faire un livre, car en enregistrant ses émissions il s’était découvert un « point de vue » qui ne pouvait être pleinement exposé qu’à l’écrit : sa conviction que la civilisation est synonyme d’harmonie, de symétrie, d’élévation intellectuelle et spirituelle (Beethoven !) et aussi de prospérité, voire de capi­talisme (« la libre circulation du capital est l’une des causes principales de la civilisation parce qu’elle garantit trois ingrédients essentiels : le loisir, le mouvement et l’indépendance »). Mais, attention, il faut raison garder : « Si pour une raison mystérieuse la civilisation bénéficie d’une relative superfluidité de richesses, pléthore de richesses la détruit… Quand les gens sont plus riches, les tableaux sont moins beaux ! »
Dans sa transition de l’écran au papier, le propos de Kenneth Clark ne subit aucune déperdition, bien au contraire. Car le lecteur a sur le spectateur le grand avantage de maîtriser son temps, sans subir l’ordonnancement et le rythme du réalisateur. Il peut s’attarder, revenir en arrière pour savourer l’un ou l’autre des aperçus toujours originaux et souvent géniaux dont Kenneth Clark bombardait sans merci son spectateur. Sa langue simple et claire (excellemment traduite) suscite chez le lecteur une atten­tion sans partage et donne à ses vues toute la place qu’elles ­méritent. Les incon­ditionnels de l’image peuvent toujours revisionner les émissions de Kenneth Clark ; mais ils devraient le faire la télé­commande dans une main et le livre dans l’autre. 

— B. T.

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Fini – en principe – l’époque du confinement, celle où l’on avait le temps de tout et notamment de lire. Retour à cette course contre la montre dont la lecture est l’une des victimes les plus signalées. Internet fait pourtant tout ce qu’il peut pour faciliter la tâche du lecteur pressé – par exemple en l’avertissant de l’effort requis (pour À la recherche du temps perdu, ne pas compter moins de soixante et onze heures et quarante et une minutes). On trouve aussi sur le Web des outils permettant d’accélérer le défilement des mots sur l’écran (Spritz, Spreed, Reedy…) ou des stages en ligne pour apprendre à lire plus vite. « J’ai pris un cours de lecture rapide, témoigne Woody Allen, et j’ai pu lire Guerre et Paix en vingt minutes. Ça parle de la Russie. »
Depuis quelques décennies, certains auteurs (pas Proust) ont cependant entrepris de faire une part du chemin et de faciliter la tâche du lecteur, dans le sillage d’Ernest Hemingway. Stylistiquement, celui-ci défendait la théorie de l’iceberg : ne laisser transparaître sur la page que quelques faits bruts, énoncés le plus simplement possible, juste de quoi suggérer l’existence d’un monde émotionnel submergé, bien plus volumineux. Hemingway était un virtuose du compactage. N’a-t-il pas imaginé un roman en six mots, qui contient pourtant introduction, développement et (triste) fin ? « À vendre : chaussures bébé, jamais portées. »
Bien sûr, Hemingway n’a pas inventé la concision en littérature, déjà popularisée par Mme de Sévigné. Et d’autres écrivains ont suivi son chemin, celui de « l’écriture blanche » théorisée par Roland Barthes ou de « la petite phrase légère et court-­vêtue » qu’évoquait Michel Butor. Voyez Albert Camus avec son style direct, droit au but. Ou Marguerite Duras avec son écriture « plate », « non fleurie ». Ou encore Sartre, qui avait imposé au quotidien Libération, qu’il avait cofondé, un style « parlé écrit », idoine pour un journal (pour ses textes philosophiques, il avait en revanche choisi l’option diamétralement opposée).
Mais, quand Roland Barthes revendiquait une « morale du langage », voulait-il dire que l’auteur devait avoir pitié du lecteur ? Probablement pas. Et Marguerite Duras, était-ce la compassion qui la conduisait à utiliser une écriture « courante », ultrarapide ? Ou plutôt le désir de galoper plus vite que le temps, de raconter avant que l’oubli ne vienne dissoudre l’histoire ? Elle croyait aussi, dès 1970, que l’ère des mots était finie et que l’image avait gagné la partie. Si la littérature survivait, pensait-elle, ce serait au cinéma ; ce qui ne l’empêcha pas de travailler son écriture de manière à pouvoir être lue à toute vitesse. Ça donne parfois : « LUI : Tu n’as rien vu à Hiroshima. Rien. ELLE : J’ai tout vu. Tout. »1 Mais merci tout de même, Marguerite. 

[post_title] => Merci pour le lecteur [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => merci-pour-le-lecteur [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-08-26 10:20:04 [post_modified_gmt] => 2021-08-26 10:20:04 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=108615 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Dans un roman dystopique datant de 1992, Phyllis D. James envisage un monde où la stérilité masculine est devenue la norme. Comme le relève l’excellent journaliste scientifique Philip Ball dans un article publié dans le mensuel britannique Prospect, 1992 est justement l’année où des chercheurs danois ont pour la première fois constaté l’évolution à la baisse de la teneur des éjaculats en spermatozoïdes. Ils soupçonnaient les produits chimiques répandus dans l’environnement d’en être la cause1. Depuis lors, cette thèse controversée n’a cessé d’engendrer des études pour et contre, les plus catastrophistes étant bien sûr privilégiées par les médias. Le dernier rebond est un livre apocalyptique publié l’hiver dernier par l’épidémiologiste américaine Shanna H. Swan, dont un éditeur français s’est aussitôt emparé [lire « La décadence du sperme », p. 72].
Le fait que le drapeau du sperme masculin soit en berne n’est guère contesté – même si l’annonce de sa mort semble quelque peu prématurée. Ce qui fait débat, c’est la responsabilité des produits chimiques. Non qu’il faille leur donner l’absolution, mais on en ignore les effets réels, et les spécialistes les plus crédibles soulignent la probable intervention de bien d’autres facteurs. Dans son article, Philip Ball interroge un éminent endocrinologue d’Édimbourg, Richard Sharpe, qui suit la question depuis l’origine – après avoir été séduit par la thèse, il s’en est détourné. « Sharpe soupçonne que le régime alimentaire, le mode de vie, les médicaments et les produits chimiques dans l’environnement jouent tous un rôle, peut-être dans cet ordre. » Peut-être dans cet ordre, mais nous n’en savons rien, car l’état de la science ne permet pas de le dire. Nous sommes confrontés à un phénomène d’une grande complexité, qui justifierait un programme d’études pluridisci­plinaire.
Plusieurs spécialistes ont pris la plume pour contester les simplifications du livre de Shanna Swan. Mais peut-on leur faire confiance ? N’auraient-ils pas, discrètement, partie liée avec l’industrie chimique ? L’argument fait mouche. Pourtant, si l’industrie ne faisait pas appel à l’avis de scientifiques de qualité, on le lui reprocherait. Et, si je suis un scientifique de qualité, faut-il que je refuse de conseiller un industriel ? Les limites à ne pas franchir sont d’une autre nature : cacher mes liaisons dangereuses, signer des papiers que je n’ai pas écrits, publier des articles biaisés ou mensongers – pratiques hélas bien avérées, heureusement peu répandues.
Le sujet en illustre un autre, plus complexe encore. Dans la plupart des domaines où les scientifiques interviennent pour nous dire ce qu’il faut penser de l’impact du génie humain sur la santé ou l’environnement, nous ne savons plus à quels saints nous vouer. Faut-il croire ceux qui crient au loup et tiennent le devant de la scène ? Ou bien faut-il mani­­fester un scepticisme bon teint et se fier aux scientifiques, moins nombreux, qui mettent en garde contre des conclusions jugées hâtives ?
Chercher à bien s’informer, pour le citoyen éduqué et de bonne volonté, relève du chemin de croix. Des scientifiques de niveaux comparables disent blanc ou noir. Et s’accusent mutuellement, les uns de faire preuve d’un conservatisme invétéré ou de faire le jeu des puissances d’argent, les autres de confondre science, idéologie et militantisme.
Du côté du grand public, mais aussi des médias et des décideurs publics, on constate aussi une étrange naïveté. Celle de croire que les scientifiques, parce que leur métier est censé les vouer à la recherche de la vérité, ne seraient pas des humains comme les autres, habités de faiblesses, de passions et de partis pris. Ce sont nos nouveaux prêtres ; mais, alors que les hommes en soutane tendaient à dissimuler leurs divergences et leurs passions, ceux-ci les affichent et en font recette. Ce faisant, peu à peu, ils se décrédibilisent. 

— O.P.-V.

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« Nous nous racontons encore le jour où notre comédien Akira poussa au suicide Spenser, notre metteur en scène. Akira jouait le rôle de Bartleby, le célèbre scribe de Melville. Quand le notaire demande au scribe pourquoi il cesse définitivement d’écrire, Bartleby répond :

– Ne voyez-vous pas la raison de vous-même ?
Akira, lui, une fois sur deux, répondait :
– Munashisa.
– Ce n’est pas la réponse correcte, faisait patiemment observer Spenser.
Rien à faire. Une fois sur deux 
– Munashisa.
Mais il le fait exprès, ce con ! tempêtait Spenser.
Personne ne fut surpris, le jour de la première, de retrouver Spenser pendu dans sa loge.
– Munashisa, avait répondu Akira. »
D. P.

むなしさ (munashisa), nom japonais désignant la vacuité de l’existence (signalé par Jean-Baptiste Flamin).

Aidez-nous à trouver le prochain mot manquant :
Existe-t-il dans une langue un mot pour désigner la fatuité de l’homme qui explique à la femme une chose qu’elle connaît mieux que lui ?

Écrivez à

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Les effectifs des évangéliques seraient passés de 500 millions à 665 millions en dix ans.

À l’époque romaine, les « Germains » ne se désignaient jamais comme tels.

La portée des arcs utilisés par les Huns atteignait 400 mètres.

La part des enfants nés de parents musulmans devrait dépasser celle des enfants nés de parents chrétiens dans le monde vers 2035.

En France, 45 % des 18-25 ans disent croire en Dieu.

39 % des millennials américains prient quotidiennement.

La guerre civile colombienne a fait plus de 300 000 morts.

Le bilan de l’épidémie de Covid-19 en Suède est proche de celui de la grippe de 1993.

Deux fois plus de Norvégiens que de Français ont émigré outre-mer entre 1815 et 1930.

Pendant 160 millions d’années, les mammifères n’ont joué qu’un rôle anecdotique dans la biosphère.

Quand la société est plus riche, les tableaux sont moins beaux.

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Brian Welsh était un Américain sans histoires. Il a grandi dans le Midwest, où il était un lycéen plutôt extraverti et apprécié. Adulte, il a commencé à travailler dans une scierie, puis comme technicien médical. Il s’est marié, s’est installé dans une petite maison. Il avait la plaisanterie facile. Sa vie roulait… jusqu’à ce qu’elle déraille.
Du jour au lendemain – c’est du moins son impression a posteriori –, il s’est ­trouvé comme éjecté de son existence par l’irruption de symptômes incompréhensibles. D’abord, ce sont des vapeurs de peinture qui ont commencé à lui faire tourner la tête, puis divers parfums se sont mis à lui donner des palpitations. Ensuite il n’a plus sup­porté certains aliments, dont la liste n’a fait que s’allonger. Il était perpétuellement fatigué et avait l’impression de tomber dans un puits sans fond saturé d’invisibles menaces toxiques. Il était devenu, en quelque sorte, allergique à ce qui fait l’essence du monde moderne : solvants, poudres, solutions, carburants, vapeurs. Ses angoisses se multiplièrent, il se mit à se comporter bizarrement. Sa femme demanda le divorce.
Dans son livre The Sensitives, Oliver Broudy décrit « l’implacable anéantissement » de Brian. Sa sensibilité aux produits chimiques de synthèse « lui a tout pris », écrit-il, y compris « certaines facultés conceptuelles comme la conscience du danger ou la connaissance de son propre corps » et « les relations qui donnaient du sens à sa vie. » 
Brian vit aujourd’hui reclus dans une forêt de haute altitude en Arizona, où l’air est le plus pur qu’il ait pu trouver. Il dort à même le sol, changeant chaque soir d’emplacement pour éviter de s’autocontaminer (il craint que son corps ne contienne encore des toxines chimiques) tout en essayant de trouver des raisons de rester en vie. Ses posts Facebook, envoyés depuis la forêt, tissent une sorte de « longue mélopée sur la ­nature de la ­souffrance ».
C’est par ce biais qu’Oliver Broudy, journaliste à New York, a découvert que Brian était le porte-parole d’une communauté d’individus sensibles aux produits chimiques, qui lisent et commentent ses messages avec ferveur. Dans son livre, Broudy parle de personnes comme Brian qui, dans leur jeunesse ou au début de la quarantaine, se sont mises à souffrir de ce qu’on qualifie désormais d’« hypersensibilité chimique multiple »1 ou de « maladies environnementales ». Leur nombre n’a cessé d’augmenter au cours des décennies précédentes ; il a triplé ces dix dernières années. Broudy les appelle les « sensibles » – eux-mêmes se désignent d’ailleurs ainsi, par opposition aux « normaux ». À l’instar de l’expression « flocon de neige »2 , le terme « sensible » est souvent connoté de façon péjorative aux États-Unis, certains allant jusqu’à suggérer qu’être sensible est antiaméricain. Broudy décrit comment, en devenant « sensible », Brian a été pour ainsi dire « excommunié » par ses proches. Ses amis et sa famille ne le comprenaient plus.
Les groupes Facebook ont permis aux sensibles de surmonter leur isolement. Ils s’échangent des tuyaux, par exemple comment se faire tatouer sans métaux lourds et où acheter les meilleurs filtres contre les composés organiques volatils (COV), ces substances relâchées ou « dégazées » par les produits utilisés dans le bâtiment (peintures, vernis, solvants, etc.) et que l’on considère de plus en plus comme nocives pour la santé. Ils débattent aussi avec passion du fonctionnement des maladies environnementales. Beaucoup changent de lieu de vie, se mettent en quête du Graal – l’air pur – qui pourrait les ramener à cet état de béatitude où il n’est pas nécessaire de s’auto-ausculter en permanence. Certains se sentent mieux près des glaciers, d’autres dans le désert, d’autres encore au-delà de 1 800 mètres d’altitude, au-dessus de ce qu’ils appellent la « ligne de fièvre ».
À quelques centaines de kilo­mètres de la forêt où vit Brian, sur une lande brûlée par le soleil de l’est de l’Arizona, se trouve la communauté de Snowflake (« flocon de neige »). L’air y est sec et la végétation rare. « Snowflake » est un nom dû au hasard (ses deux fondateurs s’appelaient E. Snow et W. Flake !), mais il n’est sûrement pas pour rien dans la réputation du lieu. Cette petite ville sert de refuge aux plus sensibles des sensibles et applique des normes de construction rigoureuses – seule la peinture à l’argile y est autorisée, par exemple. Les suicides y sont pourtant fréquents : on ne se rend à Snowflake que lorsque l’on a épuisé toutes les autres options.

D’après les chiffres cités par Broudy, 12,8 % des Américains souffrent d’une hypersensibilité chimique multiple altérant leur qualité de vie (et quelque 15 % supplémentaires sont affectés par des formes plus légères). Les composés chimiques déclenchent chez eux une multitude de symptômes : maux de tête, confusion mentale, troubles de la mémoire, inflammations, gonflement des doigts, sensation d’étouffement, nervosité. Plusieurs décrivent le sentiment étrange d’une « panne » cérébrale, un peu comme si leur cerveau avait disjoncté.
Oliver Broudy pense que le sujet mérite qu’on s’y intéresse pour toutes sortes de raisons, dont l’une est de nature épistémologique : la sensibilité met à mal le dualisme cartésien. Elle désintègre les corps et les vies, elle transforme les personnalités. Ce qui intrigue particulièrement le journaliste, c’est le peu de connaissances disponibles sur le sujet. On connaît bien la maladie de Parkinson ou certains cancers causés par la flopée de nouveaux produits chimiques présents dans notre environnement. On peut poser un diagnostic sur ces pathologies parce qu’elles sont associées à des symptômes bien spécifiques. Ce n’est pas le cas de la sensibilité, qui, de fait, passe parfois pour une faiblesse de caractère. Les personnes concernées l’appellent, à juste titre, la maladie du divorce. Gravitant dans une zone mal définie entre la santé et la maladie, elle défie les lois de la causalité et de l’uniformité. Un déclencheur A, mettons le pesticide DDT ou l’un de ses avatars, n’entraîne pas toujours le symptôme B – des maux de tête, par exemple – chez une même personne. Et encore moins au sein d’une large population de sensibles.
À cela s’ajoute un étrange phénomène de « dissémination » : la réaction à un produit chimique particulier semble déclencher une sensibilité à d’autres substances, voire à des types de « menaces » différents, comme les ondes électromagnétiques. Dans quelle mesure la peur joue-t-elle un rôle dans cette « dissémination » ? Difficile à dire, répond Broudy, qui pointe qu’être atteint d’une maladie environnementale peut pousser l’individu le plus raisonnable à voir des déclencheurs partout. Les sensibles ont par ailleurs tendance à se tourner vers des remèdes douteux, voire absurdes, dès lors qu’ils offrent un espoir.
Broudy n’est pas sensible lui-même, mais il partage depuis longtemps le genre de sourde inquiétude qui pousse nombre d’entre nous à acheter bio autant que possible ou à choisir des produits dont les étiquettes arborent les mots « pur » ou « vert ». Devenu père, il s’est mis à penser au perchlorate dans le lait maternel, au glyphosate dans les petits pots, à l’amiante dans les crayons de couleur ou au formaldéhyde dans le mobilier pour enfant. Il considère le foie comme notre organe majeur, et la santé comme une question de filtration : il y a ceux qui peuvent filtrer et expulser les détritus chimiques et ceux qui ne le peuvent pas.
Broudy aime donner des chiffres. Par exemple, le nombre de produits chimiques de synthèse présents aujourd’hui dans un foyer américain moyen : 85 000. Dans le cordon ombilical des mères canadiennes, d’après une étude de 2013, on en trouve 137 (dont du DDT, des PCB, un composé chimique servant d’isolant électrique, et des retardateurs de flamme) ; et dans l’odeur si singulière qui flotte dans l’habitacle d’une voiture neuve, on compte quelque 275 COV. Mais le plus éloquent, ce sont les comparaisons : aujourd’hui, aux États-Unis, on dénombre en moyenne 9 000 additifs de synthèse dans la nourriture. En 1970, il y en avait 900.
Le but de ce livre est de donner de la visibilité aux sensibles. Pas seulement pour des raisons épistémologiques, mais aussi parce qu’ils jouent le rôle de lanceurs d’alerte : canaris piégés dans les galeries d’une mine toxique créée par notre consumérisme, ils pépient ­faiblement pour nous avertir d’une menace que la plupart d’entre nous préfèrent ignorer. Sur un ton sérieux teinté d’un soupçon d’alarmisme, Broudy expose la tragédie de leur bioaliénation. Les maladies environnementales, nous dit-il, s’apparentent à un « frisson collectif de résistance somatique » touchant 12,8 % de la population américaine.
Lorsque les sensibles racontent l’histoire de leur maladie, on constate qu’il y a deux cas de figure. Certains sont tombés malades après un seul incident, par exemple l’installation d’une nouvelle moquette « relâchant des COV », la pulvérisation d’un insecticide sur leur lieu de travail ou l’exposition accidentelle à un produit chimique ; d’autres, comme Brian, ont été sensibilisés à plusieurs produits chimiques à la fois. Exemple typique de cette première catégorie, un résident de Snowflake raconte comment il a été « brisé » en 1998, alors qu’il avait 27 ans : son bureau a été traité contre les termites avec du Dursban (ce produit fut interdit à l’usage domestique deux ans plus tard). L’autre groupe décrit une dégradation « à petit feu ». Les symptômes apparaissent après des années passées à cueillir des fraises gorgées de pesticides ou à travailler dans une usine de plastique. Les ouvriers agricoles et les Afro-Américains font partie des populations les plus à risque, parce qu’ils sont plus susceptibles de vivre près de raffineries ou d’usines produisant des déchets toxiques. Le livre de Broudy n’est pas centré sur ces communautés marginalisées, mais elles en hantent les pages. De fait, l’épigénétique montre que l’expression de certains gènes peut être modifiée de manière transmissible, et donc fragiliser gravement certaines catégories de population sur plusieurs générations.
Dans l’un des chapitres, Broudy remonte aux origines de la révolution chimique du xixe siècle, puis à la naissance des grands groupes de l’industrie chimique (Monsanto, Shell, Bayer, ­Procter & Gamble…) qui sont devenus des piliers du monde moderne. Il n’est pas le premier à raconter cette histoire, mais il le fait avec panache. Il décrit par exemple l’heureux hasard qui, en 1856, fit apparaître un précipité violet se déployant comme une pieuvre dans le bécher d’un étudiant de 18 ans, un certain William Henry Perkins, après qu’il eut plongé du goudron dans de l’alcool3. Le jeune homme fila déposer un brevet. Sa découverte entraîna la production de colorants de synthèse toujours plus nombreux et, plus important encore, de leurs dérivés, qui donnèrent par la suite les poisons et les parfums (et tout ce qu’il y a entre les deux) du XXe siècle.
Retracer cette histoire permet à ­Broudy de signaler que certains individus ont dès l’origine réagi aux colorants synthétiques par des éruptions cutanées. Un médecin allemand a d’ailleurs très tôt remarqué une nette augmentation des cas de cancer des testicules chez les ­ouvriers qui distillaient du goudron. Après la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’industrie a pris « la pleine mesure de l’importance du visuel dans les choix des consom­mateurs », les colorants ont été introduits directement dans les aliments : des cas d’allergies alimentaires ont fait leur ­apparition.

Ce que Broudy cherche à démontrer de manière plus globale, c’est que le monde enchanté de la consommation offrait bien trop de délices et d’avantages pour que l’on songe à ralentir la cadence. Les entreprises ont évidemment bénéficié du fait que, dans la plupart des cas, les symptômes mettaient des années à apparaître. L’auteur estime que la FDA [Food and Drug Administration, l’agence américaine des aliments et des médicaments] et les autres organismes de surveillance « n’étaient pas plus équipés pour contrôler un aussi large éventail de produits chimiques que la SEC [Securities and Exchange Commission, l’organe de régulation des marchés financiers] ne l’était pour surveiller Wall Street. » Des efforts ont été déployés pour réglementer les retardateurs de flamme présents dans les matelas, le mobilier et les appareils électroniques, en vain. Lorsqu’un produit chimique dangereux est retiré du marché, les entreprises modifient légèrement sa formule chimique et l’y réintroduisent sous un autre nom.
Un chapitre retrace comment le risque s’est politisé : l’accepter revient à affirmer son américanité. C’est aussi une manière d’embrasser le capitalisme, et, pour ce faire, il faut en ignorer les victimes : chaque avantage de la vie moderne occasionne « un certain nombre de morts, qui en paient le prix. » Broudy montre comment la « gestion du risque » est devenue, dans les années 1970, une question de « liberté » et de « responsabilité individuelle ». Et, accessoirement, une incitation au consumérisme : si quelqu’un s’inquiète des toxines, libre à lui d’acheter encore plus de produits – compléments alimentaires, déter­gents, détecteurs de fumée, et ainsi de suite.
Broudy ne prétend pas offrir de solution au problème. On ne peut pas faire machine arrière ; les pesticides et les ­engrais qui empoisonnent des millions de personnes et menacent les écosystèmes permettent aussi de nourrir une bonne partie de la population mondiale. Le journaliste se méfie des réponses faciles et préfère se concentrer sur son objectif : nous inciter à prêter davantage attention aux sensibles. Le voilà donc qui s’embarque dans un road-trip à travers le sud-ouest des États-Unis en compagnie de l’un d’eux, un entrepreneur prénommé James, encore à peu près apte à mener une vie normale. Broudy compare ce voyage au mouvement que l’on fait lorsqu’on approche sa chaise du lit d’un patient affaibli pour mieux l’entendre. Il se demande si la sensibilité s’apparente à la tuberculose avant la découverte du bacille de Koch (autrement dit, un problème dont on n’a pas la clé) ou si elle ressemble plutôt à la neurasthénie, une maladie nerveuse tout aussi répandue que la tuberculose au XIXe siècle, qualifiée à l’époque de maladie imaginaire par le corps médical.
Broudy apprend à cerner la personnalité de James au fil de leur voyage. Ce dernier est doté d’un physique impressionnant mais souffre continuellement de maux de tête lancinants et de douleurs diffuses – un joueur de tennis professionnel qui aurait la gueule de bois. Pour se libérer des toxines et reprendre espoir, James est prêt à essayer les ­remèdes les plus conventionnels comme les plus abracadabrants. Sur le chemin de Snowflake, les deux hommes rendent visite à des spécialistes des maladies envi­ronnementales, écoutent des podcasts sur la façon de doper son système immunitaire et dorment dans des motels miteux dont les couvre-lits imprégnés de produits chimiques rendent James malade. Ils se mettent en tête de débusquer Brian Welsh dans la forêt nationale de Kaibab, où il a trouvé refuge. Leur chemin est semé d’embûches : ici, des feux de forêt éteints à grand renfort de retardateurs de flamme (ce qui conduit Broudy à disserter sur leur histoire alarmante) ; là, l’air terriblement pollué entre Tucson et Phoenix.
Cette partie du livre évoque un peu Sur la route, de Jack Kerouac. La plume de Broudy y est lyrique et nerveuse, témoignant à la fois de son scepticisme et de son empathie. Pour combattre sa ­fatigue, James ingère une curieuse potion magique composée d’une kyrielle de compléments alimentaires et d’amphétamines. Broudy s’administre le même traitement afin de mieux comprendre ce qu’éprouve le jeune homme et explique que c’est comme si on « essayait de réveiller sa conscience à coups de poing ». Un arrière-goût chimique désagréable lui reste longtemps en bouche. Le journaliste s’aligne également sur le régime alimentaire de James : barres d’agneau séché et chips de chou frisé. Il ne va pas jusqu’à dire que James est difficile à suivre, mais souligne qu’il ne finit jamais ses phrases et semble « coincé à un stade préémotionnel », comme s’il ne s’autorisait pas à ressentir de la colère, du désespoir ou n’importe quelle autre émotion humaine. Il n’y a que lorsqu’il conduit qu’il se laisse aller. Il a vécu de graves traumatismes dans son enfance. Son père, qui le maltraitait, lui enjoignait de serrer les dents face aux difficultés de la vie. Broudy se demande si cela a pu avoir des effets au niveau immunitaire, préparer le terrain pour les maladies environnementales. Mais il en vient à douter du rôle des traumatismes psychologiques lorsqu’il rencontre David Reeves, un personnage haut en couleur. Autrefois new-yorkais, il vit aujourd’hui dans une tente plantée dans le jardin de sa maison, non loin de Snowflake. Son système immunitaire a « pété un câble », dit-il, quand on a traité son appartement contre les punaises de lit. Il ne laisse pas la maladie contrôler sa vie, se réjouit Broudy. Il travaille dans l’édition, écoute Schubert et lit des romans de George Gissing. David n’a pas vécu de traumatismes dans son enfance.

Les médecins spécialistes des maladies environnementales qu’ils rencontrent ou interrogent par téléphone n’écoutent James que d’une oreille et préfèrent disserter sur leurs propres théories. Au fil des consultations, données et hypothèses s’accumulent mais aucune ne paraît satisfaisante. Beaucoup de théories reposent sur l’idée selon ­laquelle la machine cellulaire des malades aurait implosé sous l’assaut des produits chimiques. C’est la métaphore du « tilt » au flipper : la machine se coupe lorsqu’on la secoue trop. Les toxines déclenchent une réponse immunitaire, et elles sont si nombreuses que notre corps ne parvient pas à les éliminer. L’une des thèses avance que ces maladies auraient une origine génétique : un quart d’entre nous ne posséderait pas certains éléments essentiels à la détoxification de l’organisme à cause de la mutation d’un gène particulier, le MTHFR. D’autres incriminent un dérèglement de l’amygdale, et d’autres encore prétendent que « c’est dans la tête ». Chacune de ces ­explications est sans doute en partie vraie, mais aucune ne l’est entièrement, estime Broudy. Ou plutôt, les maladies environnementales relèvent tout autant de la tuberculose que de la neurasthénie. Son analogie préférée : elles sont à la fois une particule et une onde.
Le problème des paradigmes médicaux actuels, explique Broudy, c’est que toute preuve venant remettre en question le dualisme cartésien est systématiquement reléguée au rang d’effet placebo. Selon lui, la biochimie et la psychologie sont les deux faces d’une même médaille : si la sensibilité affecte l’une, elle affectera l’autre. Il critique la méde­cine ­moderne, qui préfère extrapoler les résultats des ­essais cliniques plutôt qu’écouter le témoignage du patient, surtout lorsqu’il s’agit de maladies environnementales. Mais le patient n’est ni un cerveau dans un bocal, ni une souris de laboratoire dans une cage stérile. C’est un être singulier doté d’un corps qui baigne dans une soupe d’éléments chimiques. Et, aujourd’hui, cette soupe contient des dizaines de milliers de nouveaux ingrédients, dont beaucoup sont toxiques pour une partie de l’espèce qui les a fabriqués.
Le voyage s’achève à Santa Monica, en Californie – un endroit où James se sent à peu près bien et où les placebos pullulent. Ils s’arrêtent au Bulletproof Café, un établissement très prisé dont les clients luttent contre les toxines et veillent avec acharnement sur leur ­santé. Dave ­Asprey, le propriétaire, a su exploiter leurs peurs avec brio en leur proposant son « café pare-balles », du café noir addi­tionné de beurre et d’huile. Pour les consommateurs, c’est l’invincibilité assurée. James et Broudy se rendent ensuite chez un dernier médecin, un chirurgien spécialiste du pancréas devenu expert des maladies environnementales (après avoir été lui-même terrassé par une hypersensibilité chimique multiple). L’homme de l’art injecte à James son remède miracle contenant quelque 450 allergènes, lesquels devraient achever de le rendre ­invincible. Entre 80 et 90 % de chances, affirme-t-il. 

— Michele Pridmore-Brown est chercheuse associée au Centre de la science, de la technologie, de la médecine et de la société à l’Université de Californie à Berkeley et rédactrice en chef sciences de la Los Angeles Review of Books.
— Cet article est paru dans The Times Literary Supplement le 29 janvier 2021. Il a été traduit par Lucile Pouthier.

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Au XVIIe, le mal du siècle ne s’appelait pas encore « dépression ». On ne parlait alors que de « mélancolie », et celle-ci avait un chroniqueur attitré, l’essayiste anglais ­Robert Burton, qui avait consacré presque cinquante ans à l’anatomie de ce « mal anglais ». Or la somme qu’il a écrite sur ce sujet a priori pas bien gai constitue non seulement « l’un des documents fondamentaux de la culture européenne », comme l’affirme Dustin Illingworth dans The Paris Review, mais aussi une lecture formidablement réjouissante. L’écrivain Samuel Johnson disait devoir se lever deux heures plus tôt chaque jour pour en lire quelques pages ; Samuel Beckett s’en inspirera ; quant à Borges, certains distinguent l’influence du travail de Burton dans le fond comme dans la forme de presque toutes ses œuvres.
Le titre complet est aussi prolixe que l’ouvrage lui-même : « Anatomie de la mélancolie. Ce qu’elle est, avec tous ses ­aspects, ses causes, ses symptômes, ses pronostics et les différents moyens de la soigner. […] Philosophiquement, médicalement, historiquement abordée et disséquée. » Robert Burton examine en effet cette pandémie ancestrale sous tous les angles, en disséquant des livres allègrement pillés. Il puise à toutes les sources : ouvrages médicaux et anatomiques, auteurs classiques, récits, recueils d’anecdotes, racontars, et on en passe. On le traitera de vulgarisateur, de ventriloque recyclant le savoir d’autrui, de charlatan multidisciplinaire. Pourtant « ce chef-d’œuvre répétitif, bavard et souvent exaspérant est étrangement ensorcelant », écrit Robert McCrum dans The Guardian. À condition, bien entendu, de ne pas le lire de bout en bout mais de le butiner, sachant que chaque page apportera son lot de trouvailles.
Quant aux mélancoliques eux-mêmes, ils pourront tirer un certain bénéfice de la lecture de ce traité. Robert Burton ne prétend pourtant pas régler son compte à l’incompréhensible fléau. « La tour de Babel n’a jamais produit autant de confusion des langues que le chaos de la mélancolie de variétés de symptômes […] qui se manifestent par des actes extrêmes, des contrariétés, des contradictions en infinie variété […]. On ne voit pas deux fois sur deux mille les mêmes symptômes se conjuguer », se lamente-t-il. « Ce trouble complexe et étrangement prémoderne », confirme Michael Edwards dans la revue scientifique Brain, possède une infinité de causes et génère une infinité d’effets. Mais Robert Burton, praticien assidu de toutes les sciences, s’inscrit dans la droite ligne d’Hippocrate et de la sacro-­sainte théorie des quatre humeurs (le sang, chaud et humide ; la lymphe, humide et froide ; la bile jaune, sèche et chaude ; et la bile noire, l’« atrabile » alias la « mélancolie », sèche et froide). En principe, ces humeurs coexistent dans un équilibre stable, mais bien sûr ce n’est jamais le cas.
Jusqu’au XVIIIe siècle, les spécialistes étudieront l’omniscient Robert Burton pour ses suggestions de remèdes ou de thérapies et, surtout, pour sa nomenclature des symptômes mélancoliques, aussi variés qu’étranges : se croire fait de beurre et craindre de fondre au soleil ; se prendre pour une outre en cuir emplie de vent (la mélancolie stimule les flatulences) ; trouver, comme Louis XI, que tout et tous autour de soi empestent.
Les lecteurs moins atteints peuvent se distraire de leur mélancolie tout en apprenant à la contenir, grâce aux conseils d’un irrécusable bon sens que prodigue l’auteur : travailler, pratiquer une activité physique, fuir la solitude, éviter l’autosuggestion et l’amour, jouer aux échecs, écouter de la musique gaie… En même temps, Robert Burton prône une certaine résignation, écrivant que « nul vivant n’est à l’abri de ces dispositions à la mélancolie, nul assez stoïque, assez sage, nul ­assez heureux, assez patient, assez géné­reux, assez pieux et religieux pour s’en défendre. La mélancolie, prise en ce sens, est le propre de l’homme mortel. » Mais, lecteurs, n’abandonnez pas tout espoir. Si la lecture soulage, il existe encore une autre parade dont Burton a vérifié sur lui-même l’efficacité : l’écriture. « J’écris sur la mélancolie pour éviter la mélancolie. […] Quand j’entrepris ce travail, […] mon but était de soulager mon esprit, […] car j’avais le cœur lourd et la tête infectée, une sorte de tumeur dans la tête dont j’étais très désireux de me décharger, et je ne pouvais pas imaginer meilleure façon de le faire. […] Le doigt va chercher le point de la douleur, celui à qui la peau démange, il faut qu’il se gratte. » Autrement dit, Burton est un protopromoteur de la bibliothérapie et surtout de la scriptothérapie [lire « Lire, écrire, se relire », Books n° 113]. C’est sans doute pourquoi, loin de se décou­rager devant l’ampleur et la complexité de son propos, il ne cessera sa vie durant d’enrichir son unique ouvrage – qui, au fil de six éditions, s’épaissira de 350 000 à plus de 500 000 mots. Le résultat final sera à l’image de l’affliction décrite : « un modèle d’incohérence, qui donne autant dans la rigueur que dans l’absurdité, la science que la superstition, l’ascétisme que la sensualité. Burton s’excuse de ses longues digressions pour s’y replonger aussitôt. Il accumule conjectures, preuves, rumeurs, hérésies », écrit encore Dustin Illingworth, qui salue néanmoins « cette méditation encyclopédique et décalée sur les mystères de l’existence ».
Robert Burton est lui-même à l’image de son ouvrage, sérieux et sombre mais aussi sarcastique et rigolard. L’un de ses plus célèbres portraits le dépeint sous les traits d’une sorte de Schtroumpf jaunâtre et sinistre, mais avec une lueur goguenarde dans l’œil et un sourire ambigu façon Joconde. Ce clergyman confiné avec ses bouquins dans ses cellules d’Oxford, célibataire par obligation, aime se tenir les côtes en écoutant du haut d’un pont les engueulades et les obscénités des bateliers, et fréquente aussi certains lieux de perdition. Toute cette ambivalence imprègne les 1 400 pages de son pavé, où – entre quelque 13 000 citations latines et sentences sombres et doctes – viennent inéluctablement se glisser impertinences ou cocasseries, voire une pensée carrément iconoclaste. ­Robert Burton est en fait un vrai successeur de Montaigne, dont l’influence en Angleterre était alors au moins aussi grande qu’en France. Comme Montaigne, il parle de lui pour parler de nous : « Ce que d’autres connaissent par ouï-dire ou par leurs lectures, je l’ai senti et pratiqué personnellement ; leur savoir vient des livres, le mien de ma mélancolie. » Comme Montaigne, Burton se veut un écrivain « délié, simple, sans apprêt » qui, toujours comme Montaigne, cache volontiers ses propos scabreux sous une formule latine. Comme Montaigne encore, il procède « à sauts et à gambades » (soit, dans son cas, à la manière d’un « épagneul qui dans sa course abandonne sa proie pour aboyer après chaque oiseau qui passe »). Enfin, comme le Gascon, il imite les abeilles en pillotant chez les autres, mais le miel final est bien le sien : « Tout est mien, rien n’est mien. Comme une bonne ménagère tisse une pièce de tissu à partir de diverses toisons, […] j’ai à grand-peine ­recueilli ce centon d’auteurs divers […]. La matière est en grande partie leur, et pourtant mienne. […] J’emprunte, je remodèle ce que je prends aux auteurs, […] seule la méthode est mienne. »
Étrange et saugrenu, Robert Burton le restera jusqu’à sa mort, laquelle conjuguera les trois piliers de sa personnalité – mélancolie, cocasserie et amour de la science. Il se serait en effet suicidé en 1640 à la date prédite par les astres, pour conforter la science astrologique. Et il s’offrira même un clin d’œil post mortem en faisant graver sur sa pierre tombale : « La mélancolie est source de vie et de mort. » Un ultime hommage à cette affliction qui lui aura procuré à la fois souffrance, aisance et notoriété. 

— J.-L. M.

Extrait : « Abrégé de la mélancolie par l’auteur »

« Quand je vais rêver solitaire
Aux pensées des choses futures
Et bâtis des châteaux en l’air
Sans crainte et sans amertume,
Livré au plaisir de mes doux fantasmes,
Le temps me semble courir vite.
En comparaison, mes joies sont folie,
Rien n’est plus doux que la mélancolie.
Quand seul, éveillé, je repose,
Recomptant mes actions mauvaises,
Penser devient ma tyrannie,
Peur et tristesse m’envahissent,
Que je m’attarde ou que je parte,
Le temps m’est devenu si lent.
En comparaison, mes chagrins se rient,
Rien n’est plus triste que la mélancolie.
Quand, solitaire, je me souris,
Le temps se passe en gais pensers,
Près d’un ruisseau, ou dans le bois si vert,
Dans ma retraite, invisible, en silence,
Mille plaisirs bénis me viennent,
De bonheur couronnant mon âme.
En comparaison, mes joies sont folie,
Nulle plus douce que la mélancolie.
Quand, assis, couché, marchant seul,
Je suis chagrin, je soupire et je geins,
Sans une forêt sombre ou un vallon aride,
De déplaisirs et d’assauts des Furies.
Mille malheurs au même instant
Mon âme et mon cœur assombrissent.
En comparaison, mes chagrins se rient,
Nul plus amer que la mélancolie.
Il me semble entendre, il me semble voir,
La douce musique, mélodie magique,
Villes et palais, et cités superbes ;
Par ici, par là, le monde est à moi,
Rares beautés et gentes dames y brillent
De charme ou d’amour divin.
En comparaison, toutes joies sont folie,
Nulle plus douce que la mélancolie.
[…]
Il me semble cajoler, il me semble baiser,
Il me semble embrasser ma mie.
Ô jours bénis, ô douce jouissance,
Je vis mes jours en paradis.
Puissent ces images rester en mes pensées
Puissé-je pour toujours aimer.
En comparaison, mes joies sont folie,
Rien n’est plus doux que la mélancolie.
Quand j’énumère les frayeurs de l’amour,
Mes soupirs, mes larmes et mes veilles,
Mes crises jalouses, ô mon dur destin,
Je me repens, mais il est bien trop tard.
Nul tourment plus cruel que l’amour,
Nul ne fut plus amer à mon âme.
En comparaison, mes chagrins se rient,
Rien n’est plus dur que la mélancolie.
Amis et compagnons, partez,
Je voudrais me retrouver seul.
Il faut à mes pensées, à moi, pour aller bien,
Que nous soyons seuls face à face.
Joyau ni trésor n’en approchent,
Délice et sommet de ma félicité.
En comparaison, mes joies sont folie,
Rien n’est plus doux que la mélancolie.
La peste que la solitude !
Je deviens bête, puis monstre,
Refuse lumière et compagnie,
Car je n’en reçois que douleur.
Le décor change, ma joie s’en va,
La peur, le déplaisir, la tristesse sont là.
En comparaison, mes chagrins se rient,
Rien n’est plus âpre comme mélancolie.
Ma vie vaut celle de tous les rois,
J’en suis ravi : le monde peut-il donner
De joie plus grande que rire et sourire,
Et passer le temps en de si doux loisirs ?
Non, surtout, non, pas d’importun,
Tant j’ai plaisir à voir et à sentir.
En comparaison, mes joies sont folie,
Rien n’est divin comme mélancolie.
Ma vie ne vaut pas celle du pauvre gueux
Que tu sors du cachot ou d’un tas de fumier ;
Douleur incurable, tu m’entraînes en enfer,
Je ne saurais durer dans un tel tourment !
Je suis désespéré, je déteste ma vie,
Donnez-moi une corde, un couteau ;
En comparaison, mes chagrins se rient,
Rien n’est plus damné comme mélancolie. »

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