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Bien sûr qu’un enfant peut naître d’un livre, amené par le vent de la mer afin d’« apporter de la verdure aux arbres » ! Évidemment que l’on peut croiser dans la forêt des esprits grossiers qui vous jettent des crânes à la figure, ou côtoyer au bar un homme-serpent, une femme-lionne, des sorcières, voire la Mort en personne, qui lit son journal « assise les jambes croisées – c’est-à-dire uniquement les os des jambes croisés – et tir[e] des bouffées de cigarettes bon marché » ! Par ailleurs, qui s’étonne encore de voir un homme transformé en femme, un Blanc et un Noir échanger leurs corps ou un guérisseur sortir une grenouille de la tête d’un enfant ? Quant aux fantômes, quoi de plus compréhensible que de les voir apparaître les jours de pluie « afin que l’eau les refroidisse un peu » ?
Dans le monde que décrit l’écrivain slovaque Marek Vadas dans son recueil de nouvelles Le Guérisseur, lauréat en 2007 du Goncourt slovaque, l’Anasoft Litera, « le fantastique est naturel, évident et quotidien », analyse le magazine Romboid. Ses histoires abolissent toutes les frontières, mêlant les morts et les vivants, la magie et la réa­lité, le sacré et le profane, les ivrognes et les esprits, mais aussi les traditions camerounaises et les atermoiements existentialistes occidentaux, la jeunesse et la vieillesse, l’humour et la poésie, l’absurde et les contes de fées, le beau et le moisi, le Bien et le Mal.
De quoi, d’après Romboid, susciter chez le lecteur « de l’incompréhension et un sentiment d’étrangeté » qui lui permettront de recouvrer une forme « d’émer­veillement silencieux et humble […], une conscience du mystère et du sacré que les Occidentaux ont perdue ».
Vadas a succombé au rythme du makossa et aux vapeurs du vin de palme lors de son premier voyage au Cameroun, en 1997, alors qu’il était journaliste. Attiré par une société tournée vers ses ancêtres, qui vit d’autant plus intensément le présent qu’elle est marquée par la maladie et la pauvreté, il y a multiplié les séjours. Jusqu’à devenir membre du conseil des sages du petit royaume de Nyengié.
« Sur ma route, j’ai rencontré beaucoup de guérisseurs et de sorciers ; j’ai participé à des dizaines de cérémonies, raconte l’écrivain au quotidien Pravda. Je ne suis pas adepte du new age, je suis plutôt du côté de la rationalité, mais j’ai souvent vécu des situations qui m’ont donné la chair de poule et fait douter. Les Occidentaux sont trop fiers pour douter. Ils refu­sent d’envisager qu’il puisse y avoir quelque chose au-delà de leur propre perception. »
Lui, en revanche, l’a parfaitement intégré. « ­MarekVadas a l’Afrique dans la peau », confirme le quotidien Sme. Et, pour « aider le lecteur à entrer lui aussi dans cette atmosphère », l’écri­vain compte sur les linogravures de Mário Domček qui illustrent son recueil. « Elles respirent le mystère et la chaleur », dit-il à Pravda

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Les Ouvertures est le premier volume d’une trilogie autobiographique qui a marqué le paysage littéraire italien des dernières décennies. Paru à l’origine en 1998, il a fait l’objet d’une édition remaniée en 2011, et le voilà désormais disponible en français. Les avis sur cet ovni se résument en général en un mot : « expérience ». Pénible pour les uns, fascinante pour les autres. Oubliez la tranquille linéarité du roman classique. Le livre est divisé en trois parties, et chacune a son propre mode de narration.
On suit d’abord un jeune sémi­nariste enfoui dans un silence quasi hallucinatoire. Puis, après quelques années, « nous retrouvons le protagoniste aux prises avec la politique : il est devenu activiste et voyage à travers l’Italie pour organiser des rassemblements. Enfin, nous le voyons évoluer dans le milieu sordide de l’édition italienne », résume le blog participatif Mangialibri.
À chaque époque une atmosphère différente : « crépusculaire et feutrée dans la première partie du livre, riche en dialogues, en rencontres, en personnages bizarres et en passages narratifs insérés dans l’intrigue principale dans la deuxième, presque surréaliste dans la troisième ». 

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Sous le règne de Catherine II, la Russie s’agrandit de plus de 500 000 kilomètres carrés vers l’ouest et le sud. Pour cultiver ces vastes terres, l’impératrice d’origine allemande publia en 1763 un manifeste invitant les populations d’Europe, notamment germaniques, à s’installer près de la Volga en échange de privilèges (exonération d’impôts, liberté de culte, exemption du service militaire, etc). Les colons allemands qui émigrèrent en Russie pouvaient donc vivre en autogestion, contrairement aux paysans russes, astreints au servage. Ils conservèrent leur culture, leurs traditions, leur langue et leur religion. Mais, après la révolution russe de 1917, leurs privilèges furent abolis, et les Allemands de Russie subirent de plein fouet la collectivisation, puis les persécutions du régime stalinien.
Dans Les Enfants de la Volga, Gouzel Iakhina retrace l’histoire tragique de cette population alle­mande à l’aube de l’État soviétique, que Staline finira par déporter en 1942 vers la Sibérie et le Kazakhstan. Bien qu’il repose sur un travail de documentation fouillé, le livre échappe aux règles classiques du roman historique. Ainsi Jakob Bach, un maître d’école qui élève seul deux enfants dans un village situé sur une rive de la Volga, est-il « un personnage à moitié fantastique, comme égaré par erreur dans l’histoire russe du xxe siècle », relève le portail culturel Meduza. Les contes que Bach compose et qui finissent par s’incarner de manière étrange dans la réalité font basculer le roman du côté du réalisme magique. Comme l’explique l’auteure dans une interview au journal MK, « le monde sombre et cruel des premières années soviétiques fusionne avec le monde tout aussi sombre et cruel des contes allemands ».
Le père est une figure centrale du roman. En l’occurrence, il y en a deux : d’un côté Jakob Bach et de l’autre l’État russe, incarné par Catherine II et plus tard par ­Joseph Staline. Le titre original du livre, Deti moï (« Mes enfants »), fait d’ailleurs référence au cri que lança la tsarine aux tout premiers colons allemands. Pour l’auteure, « les Allemands de Russie sont d’une certaine manière un peuple orphe­lin », car leur pays d’accueil a fini par leur tourner le dos.
Les Enfants de la Volga est le deuxième roman d’Iakhina ; il fait suite au succès fulgurant de Zouleïkha ouvre les yeux (Noir sur Blanc, 2017), qui a été traduit dans une trentaine de langues et figure toujours parmi les livres les plus vendus en Russie. Se déroulant également à l’époque de la constitution de l’URSS, ce roman décrivait la déportation en Sibérie d’une jeune paysanne d’origine tatare, cet autre peuple qui a fait partie des millions de personnes arrachées à leurs terres par le pouvoir soviétique. 

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Les livres se retrouvent souvent sur pellicule ; le trajet inverse, des images aux mots, est plus rarement parcouru. L’ouvrage de Kenneth Clark est bien exceptionnel, et à plus d’un titre. Il est issu d’une série d’émissions de la BBC sur la civilisation. Celles-ci avaient connu en 1969 un succès colossal en Angleterre et aux États-Unis, et pratiquement fondé le genre du documentaire culturel télévisuel. L’auteur-réalisateur avait voulu illustrer la notion de civilisation en présentant et dissertant autour de ce qui pour lui en incarnait le mieux le concept : les productions artistiques d’une culture à travers l’Histoire. Pour rendre compte de la civilisation occidentale – la seule qu’il estimait connaître vraiment – il avait fait défiler pendant 13 émissions toute une série d’artefacts aussi remarquables par leur qualité intrinsèque ou leur charge symbolique que par l’excellence de leur reproduction (le commanditaire du programme, David Attenborough, à l’époque directeur de BBC 2, voulait en effet mettre en valeur la supériorité technique du tout nouveau système télé couleur anglais !). Et, de Chelsea aux banlieues ouvrières de Manchester ou aux zones pavillonnaires de Baltimore, les spectateurs étaient restés toute l’année scotchés à leurs postes rudimentaires d’où jaillissaient les intonations ultrapatriciennes du richissime et chiquissime lord Clark, (très) grand ami de la reine mère et plus jeune conservateur de la National Gallery. Pourquoi ?
Parce que, sur fond de musique classique voire grégorienne, l’élégant Kenneth Clark confiait au spectateur sur un ton intime et élégiaque sa communicative exaltation devant les meilleures réalisations de l’homme civilisé. Les Barbares aussi pouvaient produire des œuvres d’art – notamment d’orfèvrerie. Mais comment des nomades qui ne voyaient guère « au-delà du printemps prochain » auraient-ils excellé dans l’architecture ? Leurs rares créations – le mausolée du roi des Ostrogoths Théodoric, à ­Ravenne, ou le baptistère Saint-Jean de Poitiers – ne sont-elles pas « d’une grossièreté misérable » ? Voyez en comparaison les merveilles carolingiennes, la cathédrale d’Aix-la-Chapelle, la croix de Lothaire (« un des objets les plus émouvants qui soient »), les enluminures, les piliers sculptés, la ­délicate cursive caroline… Plus tard, voici Rembrandt et son Syndic de la guilde des drapiers, la « première preuve visuelle de la démocratie bourgeoise », ou les portraits si réalistes de Quentin de La Tour, « que seuls les membres d’une société hautement civilisée pouvaient préférer aux mensonges brillants de l’art à la mode ». Qui plus est, « la vue personnelle » de Kenneth Clark est profondément positive, consolatrice même. La civilisation est certes fragile – la nôtre a bien failli succomber sous les coups des Barbares wisigoths et autres, des Vikings, des Arabes, des ­fanatiques religieux ou des révolutionnaires de tout poil… Mais la civilisation suppose aussi une « foi dans la permanence », donc une confiance inébranlable en l’avenir et en la qualité de l’homme, notamment l’homme de génie.
L’élitiste Kenneth Clark trouvait dans la télévision populaire un moyen de combiner « des mots et de la musique, de la couleur et du mouvement, [et de] dilater l’expérience humaine d’une manière dont sont bien incapables les mots seuls ». Il a pourtant voulu faire un livre, car en enregistrant ses émissions il s’était découvert un « point de vue » qui ne pouvait être pleinement exposé qu’à l’écrit : sa conviction que la civilisation est synonyme d’harmonie, de symétrie, d’élévation intellectuelle et spirituelle (Beethoven !) et aussi de prospérité, voire de capi­talisme (« la libre circulation du capital est l’une des causes principales de la civilisation parce qu’elle garantit trois ingrédients essentiels : le loisir, le mouvement et l’indépendance »). Mais, attention, il faut raison garder : « Si pour une raison mystérieuse la civilisation bénéficie d’une relative superfluidité de richesses, pléthore de richesses la détruit… Quand les gens sont plus riches, les tableaux sont moins beaux ! »
Dans sa transition de l’écran au papier, le propos de Kenneth Clark ne subit aucune déperdition, bien au contraire. Car le lecteur a sur le spectateur le grand avantage de maîtriser son temps, sans subir l’ordonnancement et le rythme du réalisateur. Il peut s’attarder, revenir en arrière pour savourer l’un ou l’autre des aperçus toujours originaux et souvent géniaux dont Kenneth Clark bombardait sans merci son spectateur. Sa langue simple et claire (excellemment traduite) suscite chez le lecteur une atten­tion sans partage et donne à ses vues toute la place qu’elles ­méritent. Les incon­ditionnels de l’image peuvent toujours revisionner les émissions de Kenneth Clark ; mais ils devraient le faire la télé­commande dans une main et le livre dans l’autre. 

— B. T.

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Fini – en principe – l’époque du confinement, celle où l’on avait le temps de tout et notamment de lire. Retour à cette course contre la montre dont la lecture est l’une des victimes les plus signalées. Internet fait pourtant tout ce qu’il peut pour faciliter la tâche du lecteur pressé – par exemple en l’avertissant de l’effort requis (pour À la recherche du temps perdu, ne pas compter moins de soixante et onze heures et quarante et une minutes). On trouve aussi sur le Web des outils permettant d’accélérer le défilement des mots sur l’écran (Spritz, Spreed, Reedy…) ou des stages en ligne pour apprendre à lire plus vite. « J’ai pris un cours de lecture rapide, témoigne Woody Allen, et j’ai pu lire Guerre et Paix en vingt minutes. Ça parle de la Russie. »
Depuis quelques décennies, certains auteurs (pas Proust) ont cependant entrepris de faire une part du chemin et de faciliter la tâche du lecteur, dans le sillage d’Ernest Hemingway. Stylistiquement, celui-ci défendait la théorie de l’iceberg : ne laisser transparaître sur la page que quelques faits bruts, énoncés le plus simplement possible, juste de quoi suggérer l’existence d’un monde émotionnel submergé, bien plus volumineux. Hemingway était un virtuose du compactage. N’a-t-il pas imaginé un roman en six mots, qui contient pourtant introduction, développement et (triste) fin ? « À vendre : chaussures bébé, jamais portées. »
Bien sûr, Hemingway n’a pas inventé la concision en littérature, déjà popularisée par Mme de Sévigné. Et d’autres écrivains ont suivi son chemin, celui de « l’écriture blanche » théorisée par Roland Barthes ou de « la petite phrase légère et court-­vêtue » qu’évoquait Michel Butor. Voyez Albert Camus avec son style direct, droit au but. Ou Marguerite Duras avec son écriture « plate », « non fleurie ». Ou encore Sartre, qui avait imposé au quotidien Libération, qu’il avait cofondé, un style « parlé écrit », idoine pour un journal (pour ses textes philosophiques, il avait en revanche choisi l’option diamétralement opposée).
Mais, quand Roland Barthes revendiquait une « morale du langage », voulait-il dire que l’auteur devait avoir pitié du lecteur ? Probablement pas. Et Marguerite Duras, était-ce la compassion qui la conduisait à utiliser une écriture « courante », ultrarapide ? Ou plutôt le désir de galoper plus vite que le temps, de raconter avant que l’oubli ne vienne dissoudre l’histoire ? Elle croyait aussi, dès 1970, que l’ère des mots était finie et que l’image avait gagné la partie. Si la littérature survivait, pensait-elle, ce serait au cinéma ; ce qui ne l’empêcha pas de travailler son écriture de manière à pouvoir être lue à toute vitesse. Ça donne parfois : « LUI : Tu n’as rien vu à Hiroshima. Rien. ELLE : J’ai tout vu. Tout. »1 Mais merci tout de même, Marguerite. 

[post_title] => Merci pour le lecteur [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => merci-pour-le-lecteur [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-08-26 10:20:04 [post_modified_gmt] => 2021-08-26 10:20:04 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=108615 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Dans un roman dystopique datant de 1992, Phyllis D. James envisage un monde où la stérilité masculine est devenue la norme. Comme le relève l’excellent journaliste scientifique Philip Ball dans un article publié dans le mensuel britannique Prospect, 1992 est justement l’année où des chercheurs danois ont pour la première fois constaté l’évolution à la baisse de la teneur des éjaculats en spermatozoïdes. Ils soupçonnaient les produits chimiques répandus dans l’environnement d’en être la cause1. Depuis lors, cette thèse controversée n’a cessé d’engendrer des études pour et contre, les plus catastrophistes étant bien sûr privilégiées par les médias. Le dernier rebond est un livre apocalyptique publié l’hiver dernier par l’épidémiologiste américaine Shanna H. Swan, dont un éditeur français s’est aussitôt emparé [lire « La décadence du sperme », p. 72].
Le fait que le drapeau du sperme masculin soit en berne n’est guère contesté – même si l’annonce de sa mort semble quelque peu prématurée. Ce qui fait débat, c’est la responsabilité des produits chimiques. Non qu’il faille leur donner l’absolution, mais on en ignore les effets réels, et les spécialistes les plus crédibles soulignent la probable intervention de bien d’autres facteurs. Dans son article, Philip Ball interroge un éminent endocrinologue d’Édimbourg, Richard Sharpe, qui suit la question depuis l’origine – après avoir été séduit par la thèse, il s’en est détourné. « Sharpe soupçonne que le régime alimentaire, le mode de vie, les médicaments et les produits chimiques dans l’environnement jouent tous un rôle, peut-être dans cet ordre. » Peut-être dans cet ordre, mais nous n’en savons rien, car l’état de la science ne permet pas de le dire. Nous sommes confrontés à un phénomène d’une grande complexité, qui justifierait un programme d’études pluridisci­plinaire.
Plusieurs spécialistes ont pris la plume pour contester les simplifications du livre de Shanna Swan. Mais peut-on leur faire confiance ? N’auraient-ils pas, discrètement, partie liée avec l’industrie chimique ? L’argument fait mouche. Pourtant, si l’industrie ne faisait pas appel à l’avis de scientifiques de qualité, on le lui reprocherait. Et, si je suis un scientifique de qualité, faut-il que je refuse de conseiller un industriel ? Les limites à ne pas franchir sont d’une autre nature : cacher mes liaisons dangereuses, signer des papiers que je n’ai pas écrits, publier des articles biaisés ou mensongers – pratiques hélas bien avérées, heureusement peu répandues.
Le sujet en illustre un autre, plus complexe encore. Dans la plupart des domaines où les scientifiques interviennent pour nous dire ce qu’il faut penser de l’impact du génie humain sur la santé ou l’environnement, nous ne savons plus à quels saints nous vouer. Faut-il croire ceux qui crient au loup et tiennent le devant de la scène ? Ou bien faut-il mani­­fester un scepticisme bon teint et se fier aux scientifiques, moins nombreux, qui mettent en garde contre des conclusions jugées hâtives ?
Chercher à bien s’informer, pour le citoyen éduqué et de bonne volonté, relève du chemin de croix. Des scientifiques de niveaux comparables disent blanc ou noir. Et s’accusent mutuellement, les uns de faire preuve d’un conservatisme invétéré ou de faire le jeu des puissances d’argent, les autres de confondre science, idéologie et militantisme.
Du côté du grand public, mais aussi des médias et des décideurs publics, on constate aussi une étrange naïveté. Celle de croire que les scientifiques, parce que leur métier est censé les vouer à la recherche de la vérité, ne seraient pas des humains comme les autres, habités de faiblesses, de passions et de partis pris. Ce sont nos nouveaux prêtres ; mais, alors que les hommes en soutane tendaient à dissimuler leurs divergences et leurs passions, ceux-ci les affichent et en font recette. Ce faisant, peu à peu, ils se décrédibilisent. 

— O.P.-V.

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« Nous nous racontons encore le jour où notre comédien Akira poussa au suicide Spenser, notre metteur en scène. Akira jouait le rôle de Bartleby, le célèbre scribe de Melville. Quand le notaire demande au scribe pourquoi il cesse définitivement d’écrire, Bartleby répond :

– Ne voyez-vous pas la raison de vous-même ?
Akira, lui, une fois sur deux, répondait :
– Munashisa.
– Ce n’est pas la réponse correcte, faisait patiemment observer Spenser.
Rien à faire. Une fois sur deux 
– Munashisa.
Mais il le fait exprès, ce con ! tempêtait Spenser.
Personne ne fut surpris, le jour de la première, de retrouver Spenser pendu dans sa loge.
– Munashisa, avait répondu Akira. »
D. P.

むなしさ (munashisa), nom japonais désignant la vacuité de l’existence (signalé par Jean-Baptiste Flamin).

Aidez-nous à trouver le prochain mot manquant :
Existe-t-il dans une langue un mot pour désigner la fatuité de l’homme qui explique à la femme une chose qu’elle connaît mieux que lui ?

Écrivez à

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Les auteurs d’un guide de lecture pour le grand public demandèrent un jour à l’économiste américano-canadien John Kenneth Galbraith quels étaient à son avis les trois livres les plus importants dans sa discipline. Énumérant les titres par ordre chronologique, il répondit : La Richesse des nations, d’Adam Smith, Théorie de la classe de loisir, de Thorstein Veblen, et Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, de John Maynard Keynes. La plupart de ses confrères auraient certainement mentionné les premier et troisième livres, considérés comme fondateurs de la science économique. Très peu d’entre eux auraient fait référence à celui de Veblen1. Lors de sa parution, en 1899, cet ouvrage, qui demeure de loin son œuvre la plus connue, a été accueilli et salué, par exemple par l’écrivain William Dean Howells, non comme un traité d’économie, mais comme un livre de critique sociale de nature littéraire offrant, sur un ton satirique et polémique, un portrait cruel et drôle de la haute bourgeoisie américaine, un peu dans l’esprit des romans de Henry James et d’Edith Wharton. Veblen, il est vrai, n’a jamais conféré à ses idées la forme de théories rigoureuses susceptibles d’être testées. L’utilisation qu’il fait des données empiriques n’est ni quantitative ni systématique. Ses observations peuvent sembler impressionnistes et anecdotiques. Et les thèses qu’il défend s’appuient sur des considérations historiques, anthropologiques et philosophiques étrangères à la pensée économique sous sa forme courante.
En raison de sa personnalité excentrique, de ses propos volontiers iconoclastes et de son parcours professionnel chaotique, Veblen a de surcroît longtemps souffert d’une réputation de marginal. On sait aujourd’hui qu’elle n’est pas justifiée et résulte largement de la mise en circulation par Joseph Dorfman, auteur d’une première biographie qui a longtemps fait autorité2, d’une série d’hypothèses et d’anecdotes dépourvues de fondement, qui ont été répétées. L’image de Veblen qui a longtemps prévalu est celle d’un homme « venu de Mars », pour reprendre l’expression d’un de ses étudiants, resté toute sa vie, en raison de l’origine norvégienne de sa famille, coupé d’une société américaine envers laquelle il aurait en conséquence développé une attitude critique et hostile. Certes, comme le soulignait il y a vingt ans Stephen Edgell3, la culture nordique dans laquelle Veblen a été élevé a contribué à façonner sa vision du monde et son système de valeurs, fondés sur le goût de la connaissance utile, le sens de l’intérêt général, le culte de l’effort et le mépris pour l’argent gagné autrement que par le travail. Elle ne l’a toutefois nullement empêché de s’intégrer dans la société de son temps : contrairement à ce qui a souvent été soutenu, par exemple, il maîtrisait l’anglais depuis l’enfance. Dans l’ouvrage qu’il vient de lui consacrer, Charles Camic montre de même combien, loin d’avoir réfléchi en marge du monde savant, il était un pur produit du système universitaire.
Né en 1857 dans le Wisconsin, au sein d’une famille d’immigrants norvégiens, Thorstein Veblen a grandi dans le Minnesota. Son père était un homme entreprenant et énergique, à la fois lettré et adroit charpentier, sa mère une personne à l’esprit alerte et pleine de ressources. Bientôt, ils se trouvèrent à la tête d’une des plus riches exploitations agricoles de l’État. Sous le toit de la ferme, relève Camic, chacun « travaillait au bénéfice de la famille conçue comme une collectivité », aux antipodes du modèle individualiste anglo-saxon. Contrairement à beaucoup de pionniers, les Veblen envoyèrent leurs enfants à l’école. Plusieurs d’entre eux, dont Thorstein, poursuivirent leur éducation à la petite université voisine de Carleton. Sa formation intellectuelle s’est achevée au sein de plusieurs des premières grandes universités de recherche américaines [lire « Pourquoi les universités américaines sont les meilleures », Books n° 111, octobre 2020]. Dans un premier temps, il entreprit des études de philosophie à l’université Johns-Hopkins, qu’il termina à Yale, où il obtint un doctorat. Parce qu’il ne parvenait pas à trouver de poste d’enseignement – notamment en raison de son agnosticisme affiché, position peu courante à l’époque –, il passa ensuite sept années dans la ferme familiale, lisant voracement. En 1891, il entra à l’université Cornell pour étudier l’économie. Il y impressionna suffisamment J. Laurence Laughlin pour que celui-ci, lorsqu’il fut nommé chef du département d’économie de l’Université de Chicago, qui venait d’être créée, lui propose de le suivre. Veblen y enseigna jusqu’en 1906.

Les idées de Veblen se sont forgées sous l’influence de plusieurs grands courants de pensée très présents dans l’univers intellectuel de son temps : la philosophie et l’école historique d’économie allemandes, la pensée évolutionniste anglaise (Charles Darwin et Herbert Spencer) et le pragmatisme américain (William James, John Dewey, Charles Sanders Peirce). Veblen fut aussi très marqué par les travaux ethnologiques de Franz Boas et les œuvres du romancier et activiste socialiste Edward Bellamy4. Charles Camic souligne le rôle joué dans sa formation par deux de ses mentors, dont il combattit pourtant plus tard les théories : John Bates Clark, son professeur à Carleton, en raison de son insistance sur la nécessité de fonder l’économie sur la recherche anthropologique, et J. Laurence Laughlin, parce qu’il défendait une approche historique de l’économie et, tout en exprimant fortement ses convictions, encourageait ses étudiants à penser par eux-mêmes.
Fruit d’années de lectures et de réflexion, publié au milieu de son séjour à Chicago, Théorie de la classe de loisir contient, sous une forme déjà aboutie ou en germe, l’essentiel de la pensée économique et sociologique de Veblen. Le livre décrit et analyse la société américaine à la charnière du XIXe et du XXe siècle : un pays rural peuplé de pionniers en train de se transformer en une grande puissance industrielle et technique. L’attention de Veblen se concentre sur la classe sociale émergeant à la faveur de cette mutation : la grande bourgeoisie d’affaires et d’argent, au sommet de laquelle trônent les fameux et tout-puissants « barons voleurs » – Andrew Carnegie (acier), Jay Gould et Cornelius Vanderbilt (chemins de fer), John D. Rockefeller (pétrole), Andrew Mellon et J. P. Morgan (finance). Cette classe de nouveaux riches, en laquelle il voit l’équivalent moderne des classes parasites des sociétés anciennes, les aristocrates, les militaires et les prêtres, Veblen l’appelle « classe de loisir » ou « classe oisive », ce qui ne veut pas dire inoccupée : loin de rester sans rien faire, ses représentants sont souvent très occupés, mais à des activités explicitement déconnectées de tout souci de subsistance. Il porte un regard acéré sur leurs mœurs et leurs habitudes, témoignant d’un réel talent d’observation que Jean-François Revel n’hésitait pas à comparer à celui de Marcel Proust et d’un détachement froidement ironique qui le situe, relève Raymond Aron, « quelque part entre les romanciers de la comédie humaine et les sociologues et ethnologues qui ne se lassent pas de chercher la valeur symbolique des gestes, des paroles, des mimiques, des coutumes, des coiffures ».
Au cœur de son analyse figurent le concept de « consommation ostentatoire » et ses dérivés (« gaspillage ostentatoire », « loisir ostentatoire ») : pour bien marquer leur statut social ou donner l’illusion qu’ils jouissent d’un certain prestige, ceux qui s’adonnent à ce type de consommation s’attachent à acquérir des biens inutiles mais de prix élevé. Passée dans le vocabulaire sociologique et le langage courant, l’idée a été incorporée dans la théorie économique sous la forme de « l’effet Veblen » : dans le cas des biens de prestige achetés à des fins de distinction, la demande est une fonction croissante, et non décroissante, du prix (plus le bien est cher, plus il est convoité). Aux yeux de Veblen, une des fonctions de la consommation de biens dispendieux est de démontrer à quel point celui qui s’y livre est affranchi de la nécessité de travailler. C’est visible par exemple dans le cas du vêtement, féminin mais aussi masculin : « Pour l’essentiel, le charme des souliers vernis, du linge immaculé, du chapeau cylindrique et luisant, de la canne […] provient de la pensée qu’ils font naître : il est impossible que ce monsieur mette les mains à aucune pâte et se rende, directement ou indirectement, utile aux autres hommes. » On a contesté que ce mécanisme ait une portée générale. Le luxe « ordinaire », celui d’un bain chaud, par exemple, n’est-il pas avant tout apprécié pour lui-même et l’agrément qu’il procure ? C’est l’exemple que donnait le journaliste de Baltimore H. L. Mencken dans un texte très critique à l’égard de Veblen où il exerçait sa verve sarcastique à ses dépens, l’accusant de ne proférer que des contrevérités patentes ou des platitudes dans un langage savant, d’avancer des explications tirées par les cheveux ou absurdes (ce qui lui arrive quelquefois) et de dire en plusieurs pages « ce qui pourrait tenir sur un timbre-poste ».
On trouve dans Théorie de la classe de loisir tous les éléments de la pensée économique de Veblen telle qu’il la développera dans ses ouvrages ultérieurs, principalement dans Théorie de l’entreprise d’affaires5, également publié lorsqu’il était à Chicago. Cette pensée s’appuie sur un schéma évolutionniste qui fait se succéder quatre grandes périodes dans l’histoire de l’humanité : l’état sauvage, l’état barbare, l’état artisan et celui du machinisme, dans lequel nous vivons. Ce dernier est caractérisé par le triomphe de la technique et la dissociation de deux mondes qui étaient fusionnés à l’ère artisanale : le monde de l’industrie et celui des affaires, dont l’opposition est au cœur de sa théorie. Comme Marx, Veblen critique le fonctionnement de l’économie capitaliste, qu’il considère être au service des riches, par l’intermédiaire toutefois d’un autre mécanisme que le prélèvement de la plus-value sur le travail des prolétaires que postulait le penseur allemand : la manipulation, par les grands propriétaires, des prix et de la production à des fins de spéculation.
Cette critique est indissociable de celle que Veblen adresse à la théorie économique de son temps, qu’il accuse de reposer sur une série de préconceptions : le modèle de l’Homo œconomicus rationnel guidé par le seul souci de maximiser son bien-être, l’idée d’un marché nécessairement en équilibre affectant les ressources de manière optimale, etc. Sous le terme de « théorie néoclassique », entré à présent dans le langage économique, Veblen désignait l’intégration, dans l’économie classique d’Adam Smith et de David Ricardo, de la théorie de l’utilité marginale que venaient de formuler indépendamment les uns des autres William Jevons, Carl Menger et Léon Walras. Selon cette théorie, la satisfaction tirée de la consommation d’un bien est liée à son utilité marginale, c’est-à-dire à l’utilité ou au plaisir qu’apporte la possession d’une unité supplémentaire de ce bien. La transposition de cette idée à la production opérée par John Bates Clark, l’ancien professeur de Veblen à Carleton, conduit à la thèse que, dans le processus de production, chacun des deux facteurs, le travail et le capital, est rétribué en fonction de sa productivité marginale : le ­salaire de l’ouvrier est justifié, tout comme le profit du propriétaire, deux idées que Veblen ne pouvait accepter.
Sur le plan théorique, Veblen suggérait de substituer à la psychologie abstraite de l’économie néoclassique un ­modèle plus riche, prenant en compte ces habi­tudes mentales dotées d’existence ­sociale qu’il appelait des « institutions », et incorporant le constat que « l’homme n’est pas un paquet de désirs […] mais un ensemble cohérent de propensions et d’habitudes [produit] par l’hérédité et l’expérience, façonné par un corps de traditions, de conventions et de circonstances matérielles.». Ses recommandations en matière politique et pratique étaient plus vagues. Pour l’essentiel, elles consistaient à encourager le déplacement du pouvoir économique, du monde de la « propriété absente » et de la gestion vers celui de l’entreprise et de la production, par le truchement, envisageait-il à la fin de sa vie, de la création de « soviets d’ingénieurs », mieux à même que les financiers de prendre les bonnes décisions dans l’intérêt général.

Veblen était un professeur médiocre, qui grommelait à voix basse, ne retenait l’attention que de quelques étudiants passionnés par ses exposés et attribuait les notes de manière peu ortho­doxe. Mais s’il fut obligé de quitter l’Université de Chicago, ce fut notamment pour des raisons liées à sa vie privée. Lorsqu’il étudiait à Carleton, il avait fait la connaissance d’Ellen Rolfe, la nièce du président de l’université, qu’il finit par épouser au bout de quelques années. Vive, cultivée, embrassant volontiers de nobles causes, elle était encline à la dépression et souffrait de sautes d’humeur dues à des troubles thyroïdiens. Leur ­mariage fut malheureux, sans doute à peine consommé et entrecoupé de séparations. Veblen a souvent été présenté comme un mari chroniquement infidèle et un coureur de jupons invétéré qui multipliait les aventures avec ses étudiantes. Les historiens ont établi le caractère fantaisiste de cette réputation, dont l’origine est à chercher dans les accusations répétées de sa femme.
À Chicago, donc, il s’éprit d’une brillante étudiante nommée Sarah Hardy, avec laquelle il avait de longues conversations. Elle se maria peu après, et leur relation conserva un caractère platonique. Il se lia aussi d’amitié avec la femme d’un de ses collègues, Laura McAdoo Triggs, accompagnant même le couple lors d’un voyage en Europe. Puis il eut une aventure en bonne et due forme avec une autre de ses étudiantes, Ann Bevans, une femme mariée, mère de deux enfants. En guise de représailles, sa femme le dénonça au président de l’université, qui, par crainte d’un scandale, lui demanda de quitter l’établissement. Il trouva refuge à l’université Stanford, en Californie, où le scénario se répéta. Ann, qui avait entre-temps divorcé, s’était installée à Berkeley, de l’autre côté de la baie de San Francisco. Ellen, que Veblen avait laissé l’accompagner sans doute pour sauver les apparences, obtint du président de Stanford qu’il l’oblige à démissionner. Après que sa femme eut consenti au divorce, Veblen épousa Ann Bevans, en compagnie de laquelle il vécut quelques années heureuses en travaillant à l’Université du Missouri, s’occupant avec plaisir de ses deux filles. Ce bonheur ne dura pas. Accablée par une dépression, Ann Bevans fut placée dans une institution psychiatrique et mourut en 1920.
Toutes les femmes qui ont joué un rôle important dans la vie de Veblen, y compris sa mère et une sœur dont il était proche, étaient des personnes intelligentes, indépendantes et dotées d’une forte personnalité. Il est difficile de ne pas mettre cela en rapport avec ce qu’il dit de l’émancipation des femmes dans Théorie de la classe de loisir : « La femme a reçu sa part de l’instinct artisan […]. Il lui faut déployer son acti­vité vitale […]. Vivre sa vie à sa façon, participer aux opérations industrielles de la société […] : voilà ce qui entraîne la femme, et peut-être plus irrésistiblement que l’homme. »

Si Veblen a dû quitter l’Université de Chicago, c’est aussi parce que la direction craignait l’effet que ses vues très critiques sur l’université américaine pouvait produire sur les hommes d’affaires soutenant financièrement l’établissement. Dans les dernières pages de Théorie de la classe de loisir, il présentait l’université comme le temple d’une érudition inutile et de pur prestige. Quelques années plus tard, dans un ­essai intitulé « L’enseignement supérieur en Amérique »6 – originellement doté du sous-titre provocant « Une étude sur la dépravation totale » –, effectuant un virage à 180 degrés sur la question, il défendait la cause de la recherche désintéressée de pure curiosité, dénonçait la domination de la vision utilitariste de l’enseignement supérieur, illustrée par le poids croissant des écoles de commerce, et stigmatisait l’emprise du monde des affaires sur l’université.
Peu avant la mort d’Ann, Veblen avait déménagé à New York, où il tra­vailla quelques années pour le magazine libéral The Dial. Se tournant vers la politique internationale, il s’intéressa notamment à la question de l’impérialisme, soulignant le danger que faisait courir à la paix mondiale la combinaison, en Allemagne et au Japon, d’une structure politique féodale archaïque et de puissantes capacités industrielles. Souffrant de problèmes de santé, il ­finit ses jours en Californie, songeur et désabusé, dans une cabane avec vue sur l’océan où il vivait en compagnie d’une de ses deux belles-filles. Il mourut en 1929, quelques mois avant un grand krach boursier qui ne l’aurait pas ­étonné, dix ans avant une guerre mondiale qu’il avait vue venir. Avant cela, il avait brûlé ses papiers et laissé des instructions dans lesquelles il demandait à être incinéré « de façon aussi expéditive et peu coûteuse que possible, sans rituel ou cérémonie d’aucune sorte […] ni pierre tombale, ni dalle, ni épitaphe, ni effigie, ni plaque, ni inscription, ni monument, […] ni notice nécrologique, ni mémorial, ni portrait ».
Veblen n’a pas eu d’héritiers intellectuels directs. On cite parfois à ce titre les économistes de l’école « institutionnaliste » John R. Commons et Wesley C. Mitchell, sceptiques comme lui au sujet de la capacité de la théorie néoclassique à rendre compte du fonctionnement du marché. Mais les questions qu’ils ont étudiées sont différentes de celles qui l’occupaient. Certains ont affirmé l’existence de similitudes entre sa pensée et celle de John Maynard Keynes, en raison de la convergence apparente de leurs vues sur l’importance de la monnaie et du crédit, ou, de manière plus convaincante, celle de Joseph Schumpeter, du fait du rôle central qu’ils attribuaient tous les deux à la technique dans le progrès économique. S’il fallait rapprocher Veblen d’autres économistes du xxe siècle, ce serait plutôt de penseurs comme Karl Polanyi ou Albert O. Hirsch­man, qui voyaient comme lui l’économie profondément enchâssée dans l’Histoire, la société, la psychologie et la culture. Représentants d’une même famille intellectuelle, tous trois ont exercé sur les sciences sociales une influence réelle mais marginale, de ­nature essentiellement diffuse.
La société contemporaine est différente de celle que Veblen a étudiée. Comme le soulignait il y a vingt ans le sociologue C. Wright Mills7, la composition des classes privilégiées et des élites dirigeantes a changé. La technocratie dont Veblen envisageait l’apparition s’est mise en place, mais, loin d’être la technocratie d’ingénieurs qu’il appelait de ses vœux, c’est celle des gestionnaires. D’un autre côté, la technologie joue aujourd’hui dans l’économie un rôle moteur encore plus manifeste qu’il y a cent ans. Le poids de la finance face au secteur productif (industrie et services) y est encore plus important, la manipulation des préférences des consommateurs par la publicité plus massive et les possibilités d’enrichissement spéculatif y sont encore plus nombreuses. Sur le plan théorique, les modèles mathématiques de plus en plus complexes de l’approche néoclassique peinent à rendre compte du fonctionnement réel de l’économie [lire l’entretien avec John Kay et Mervyn King, Books n° 114, juillet-août 2021]. Au-delà de leur intérêt pour l’histoire des idées, les vues de Veblen, débarrassées de certains aspects obsolètes, pourraient continuer à nous inspirer. 

— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).
— Cet article a été écrit pour Books.

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Le xixe siècle français reste étonnamment mal connu. Prenez la période qui s’étend de la chute de Napoléon, en 1815, aux années 1880, quand la IIIe République, une fois bien installée, se lance dans la plus importante et rapide extension territoriale de notre histoire : on est, en général, bien au fait des tumultes intérieurs, parfois aussi de la très hasardeuse politique des nationalités menée en Europe, qui débouche sur l’unification allemande et le désastre de 1870, mais comment caractériser la politique coloniale de la France d’alors ? Il y a bien la conquête de l’Algérie et de quelques têtes de pont en Afrique, dans le Pacifique et en Indochine, mais ce n’est pas grand-chose si l’on compare à ce qui précède et, surtout, à ce qui suit. Pour rendre compte de ces ambitions outre-mer relativement modestes, l’analyse traditionnelle évoque volontiers un expansion­nisme mis provisoirement sous cloche. Ne s’agirait-il pas cepen­dant d’autre chose, d’une forme d’impérialisme mal cerné jusqu’ici ?
Dans A Velvet Empire (« Un empire de velours »), l’historien David Todd, d’origine française mais de plume anglaise, évoque « l’impérialisme informel de la France au XIXe siècle » et propose une interprétation nouvelle de cette période. « Autant l’impérialisme informel de la Grande-­Bretagne a été bien étudié, autant celui de la France, qu’examine Todd, beaucoup moins », estime Andrew Moravcsik dans Foreign Affairs. Or, selon Todd, l’impérialisme informel de la France fut, pendant une grande partie du XIXe siècle, plus développé encore que celui des Britanniques et, surtout, bien plus « sophistiqué ». Avec sa popu­lation stagnante, la France ne pouvait, comme ses voisins, s’appuyer sur un élan démographique qui lui aurait permis d’envoyer des milliers de colons au loin. De fait, l’émigration outre-mer des Français fut ridiculement basse : « vingt-sept fois plus de Britanniques (11 millions) et même deux fois plus de Norvégiens (800 000) que de Français (400 000) ont émigré entre 1815 et 1930. » Il fallait faire de nécessité vertu et inventer autre chose.
On s’imagine souvent que les fromages français jouissent d’une grande popularité depuis que la France est France. En réalité, leur célébrité est récente. Elle remonte précisément à la période qu’étudie Todd. « Jusqu’au début du XIXe siècle, écrit-il, la production de fromage en France était très faible par rapport aux moyennes européennes, et les fromages français avaient mauvaise réputation. Les restaurants servaient surtout des fromages étrangers, comme le cheshire anglais. » Ainsi le roquefort, qui jouit aujourd’hui d’une renommée mondiale, ne commence-t-il à s’imposer à Paris que sous la monarchie de Juillet et à s’exporter qu’à partir des années 1860. Il participe à ce que l’auteur appelle le « champagne capitalism », une sorte d’impérialisme du goût et du luxe qui fait alors la particularité de la France.
Celle-ci n’est pas le pays sans cesse révolutionnaire et déjà républicain en puissance qu’une vision rétrospective et téléologique voudrait nous faire imaginer : entre 1799 et 1875, la France reste presque continûment un régime de type monarchique, si ce n’est de jure, du moins de facto : « Pendant cette période, les républicains sincères n’ont gouverné le pays que deux fois, pendant dix mois en 1848 et pendant cinq mois en 1870-1871. »
Vue de l’étranger, la France du xixe siècle offre le modèle par excellence de l’art de vivre aristocratique. Elle va profiter de ce prestige pour développer son commerce extérieur à une échelle sans précédent. De quelques centaines de bouteilles avant 1789, la production de champagne atteint 18 millions de bouteilles en 1879, dont les quatre cinquièmes sont destinés à l’exportation. « Loin d’être une exception, le succès planétaire du champagne a été le fer de lance d’un essor commercial qui a vu la France devenir le premier fournisseur mondial de produits de luxe et de demi-luxe entre 1830 et 1870 », explique David Todd. L’industrie de la soie joue un rôle central dans ce processus. Et le tourisme explose : les revenus qu’il rapporte décuplent entre les années 1820 et les années 1860. On peut parler d’un prodigieux impérialisme culturel qui n’est pas sans rappeler celui des États-Unis depuis 1945. À cette différence près que le premier était bien plus élitiste : il assurait la diffusion mondiale de La Dame aux camélias et du champagne plutôt que d’Alerte à Malibu et du Coca-Cola.
La langue française, qui était déjà la langue de l’aristocratie européenne au XVIIIe siècle, s’étend désormais aux classes moyennes d’Europe et aux élites plus lointaines. « Lorsque le juriste international James Lorimer, impérialiste britannique convaincu qui croyait en la supériorité de la race anglo-saxonne, proposa de créer un gouvernement mondial dont le siège serait à Constantinople, il lui sembla évident que “l’idiome de communication entre [ses] membres” devait être le français, “la seule langue que presque tous les Européens cultivés parlent”. Lorimer se contentait d’espérer qu’un jour l’anglais puisse “être au même rang que le français” comme langue de travail. » Jus­qu’au début du xxe siècle, dans les clubs et beaucoup de restaurants londoniens, les menus étaient en français.
L’un des terrains d’application les plus intéressants de cet impérialisme informel fut l’Égypte. Jusqu’à 1882, qui marqua le début de l’occupation du pays par les Britanniques, la France y jouit d’une influence prépondérante. S’y constitua la plus grande communauté d’expatriés français hors Europe et Amérique. Les élites égyptiennes apprirent le français, qui devint leur langue de communication avec leurs homologues européennes (à la place de l’italien). Il le resta, du reste, même après l’occupation britannique. Ce formidable rayonnement culturel et linguistique ne fut pas sans conséquences économiques. Si Ferdinand de Lesseps obtint à des conditions généreuses la concession initiale du canal de Suez en 1854, c’est en grande partie parce que le pacha d’Égypte et lui étaient de vieux amis : jeune, le pacha, « [se rendait] fréquemment chez Matthieu de Lesseps, consul de France à Alexandrie entre 1831 et 1838 et père de Ferdinand, afin d’apprendre la langue et les manières françaises ». 
Keynes et les autres économistes anglais se sont gaussés de l’importance des prêts français à des gouvernements étrangers à la solvabilité douteuse. C’est oublier que ces prêts constituaient de puissants leviers d’influence. En se faisant la principale créancière de l’Empire ottoman, par exemple, la France put en obtenir d’énormes avantages politiques et économiques.
Todd réévalue également la fameuse expédition mexicaine conçue par Napoléon III dans les années 1860 et dont l’issue catastrophique a fait dire à la plupart des historiens qu’elle était condamnée à l’échec. En réalité, l’idée de créer une monarchie francophile au Mexique n’était pas si mauvaise et participait de cet impérialisme informel. En cas de réussite, elle aurait permis de « restaurer la puissance française dans le Nouveau Monde » à moindres frais. « Les coûts, surtout pour le gouvernement français, étaient modestes, mais les gains potentiels – la mainmise sur un pays promis à devenir, de l’avis de nombreux observateurs, un pivot de l’économie mondiale en raison de ses ressources minérales et de sa situation stratégique entre les mondes atlantique et pacifique – étaient énormes. »
Reste à expliquer l’exception algérienne, unique grande conquête territoriale entre 1815 et les années 1880. Pour Todd, elle « n’était pas entièrement délibérée. Même en Algérie, plusieurs acteurs français œuvraient à mettre en place une gouvernance informelle. Ce n’est qu’une fois que ce projet eut échoué que l’élite politique française opta pour une conquête en bonne et due forme. » 

— B. T.

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En Allemagne, contrairement à la France et à la majorité des pays du monde, on ne parle pas d’« invasions barbares » mais de Völkerwanderung (« migration des peuples ») pour caractériser ces mouvements de populations qui ont accompagné et en partie provoqué la chute de l’Empire romain. Votre ouvrage semble s’inscrire dans cette vision des choses puisqu’il s’intitule Geschichte der Völkerwanderung (« Histoire de la migration des peuples »). Vous y montrez pourtant qu’on ne saurait parler ni de « migration », ni de « peuples » ! Pourquoi ces termes posent-ils problème ?
Le terme Volk (« peuple ») a commencé sa carrière après la Révolution française, pendant la période romantique en parti­culier. À l’époque, il a été conçu dans un sens très spécifique qui ne correspond ni aux définitions scientifiques actuelles du mot « peuple », ni à une description adéquate des événements survenus entre l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge. Associé au terme « migration », il évoque l’idée qu’on aurait eu alors affaire à des communautés migratoires cohérentes et stables. Mais c’est inexact. En vérité, si mon ouvrage reprend dans son titre l’expression Völkerwanderung, c’est parce qu’il s’adresse au grand public et qu’il tient compte des références connues de celui-ci.

Les Ostrogoths, les Wisigoths, les Francs, les Vandales, les Alamans, les Lombards, les Bavarois, les Burgondes… n’ont donc jamais existé ? À quoi correspondent ces noms de peuples que mentionnent les sources de l’époque ?
Il y a eu des fédérations qui se sont appelées ainsi ou ont été appelées ainsi par d’autres. Il faut cependant bien avoir conscience qu’il ne s’agissait pas d’entités originelles dont les membres étaient biologiquement liés ou possédaient des ancêtres communs. Ce qui les liait, c’était bien plus simplement la croyance qu’ils avaient des traits communs et une origine commune. Une telle croyance en une identité ethnique pouvait être générée de diverses manières : de l’extérieur, par les Romains qui s’efforçaient de différencier et de catégoriser les « barbares », souvent d’ailleurs en recourant à des désignations complètement obsolètes ou fantaisistes ; ou bien de l’intérieur, par des expériences partagées qui créaient un sentiment d’appartenance et donc de cohérence. Je pense par exemple à la bataille de Tarraco, en Espagne, qui, en 422, a fortement contribué à créer, à partir d’une bande de pillards parmi d’autres, l’identité des Vandales. Quoi qu’il en soit, l’ethnicisation a posteriori de ces fédérations au début du Moyen Âge est, en général, le fruit d’un long processus. C’est toujours après la constitution d’une communauté politique que celle-ci est traduite en catégories ethniques.

Peut-on dire au moins que tous ces peuples étaient des Germains ?
Cela n’a guère de sens. Même si les linguistes constatent des affinités entre les langues que parlaient bon nombre d’entre eux, on n’a pas affaire à un groupe culturellement homo­gène. Ceux qui prétendent le contraire s’appuient sur des sources allant de l’Antiquité au début de l’époque moderne, ce qui est extrêmement discutable d’un point de vue méthodologique. Il faut savoir que les « Germains » ne se désignent jamais comme tels. Et que nulle part ne s’observe un quelconque sentiment de solidarité germanique ; au contraire, les peuples dits « germaniques » se battent constamment entre eux. Notons, enfin, que les termes antiques Germani/Germanoí disparaissent pratiquement des témoignages écrits précisément à l’époque des « invasions germaniques ».

Une idée mise en circulation par les auteurs de la fin de l’Antiquité voudrait que bon nombre de ces peuples viennent d’une Scandinavie soudain devenue surpeuplée. Vous réfutez cette idée. Pourquoi ?
C’est là un thème classique de l’ethnographie ancienne qui a été repris par les historiens sans jamais faire l’objet d’un véritable examen critique jusqu’au XXe siècle. Or il n’existe aucun indice crédible de telles migrations – on en trouve trace uniquement dans les textes de l’Antiquité tardive et du début du Moyen Âge, dans lesquels les auteurs s’attachent à imaginer des passés communs afin de créer ou de consolider des identités. Il est tout à fait improbable qu’un groupe homogène soit parti à un moment donné de Scandinavie pour émerger très loin, à la frontière romaine, plusieurs siècles plus tard. Une telle hypothèse suppose un ­degré de stabilité et de cohé­rence des groupes migratoires très élevé : non seulement nous n’en avons aucune preuve, mais la chose est empi­ri­quement très improbable, voire presque impossible. Nous savons combien la plupart de ces fédérations étaient dynamiques et fluides. Compte tenu de leur structure, il est impensable qu’elles aient pu rester stables pendant des siècles.

Dans son Histoire des Goths, qui remonte au VIe siècle, Jordanès relate justement la migration des Goths depuis la Scandinavie jusqu’au nord de la mer Noire. Or cela semble bien correspondre aux éléments linguistiques et même archéo­logiques qu’on connaît. De plus, il existe en Scandinavie des topo­nymes qui évoquent les Goths – l’île de Gotland, au large de la Suède, par exemple. Ne peut-on pas considérer que cela constitue des preuves de cette migration ?
Le fait qu’on retrouve des langues et des biens similaires en Scandinavie et au bord de la mer Noire peut s’expliquer aussi bien, sinon mieux, par un processus non de migration massive mais de diffusion et d’échanges. Et le nom ­« Goths » peut très bien s’être diffusé comme une désignation prestigieuse, renvoyant à une tradition héroïque, indépendamment de tout déplacement important de population (je ne nie pas cependant qu’il ait pu y avoir de petits groupes qui se déplaçaient). De la même manière, les Burgondes sont censés être originaires de l’île de Bornholm, aujourd’hui danoise. Mais cette origine leur est attribuée très tardivement, au viiie siècle, dans un texte qui semble ignorer que l’adjectif germanique burgund signifie tout simplement « haut », « élevé ». Le même raisonnement vaut d’ailleurs aussi pour les Huns, qu’aujourd’hui encore certains historiens rattachent aux Xiongnu, ces nomades qui ont menacé la Chine aux IIe et IIIe siècles. Cela impliquerait que les Huns aient migré en masse vers l’ouest à travers l’Asie. Cette filiation, étant donné l’extrême fluidité des identités ethniques dans la steppe eurasienne, relève de la pure fiction.

Pourquoi, à partir du IIIe siècle, les peuples voisins de l’Empire romain deviennent-ils soudain un danger pour lui ?
Les Romains ont, dans une large mesure, fabriqué eux-mêmes leurs futurs adversaires. Toute la zone à l’est du Rhin était peuplée de groupes agricoles peu différenciés socialement, au domaine d’activité réduit. Comme ils n’avaient guère de possibilités de dégager des surplus, ils n’étaient pas en mesure de produire une élite et des rois. Les Romains ont appliqué à ces groupes les principes traditionnels de leur politique étrangère : ils ont sécurisé militairement les frontières sans pour autant interdire les échanges et le commerce. Par des traités, par le recrutement de troupes auxi­liaires, par des cadeaux et des subsides, ils ont essayé de maintenir un équilibre pacifique, n’intervenant militairement – en général sous la forme de brèves expéditions punitives – que lorsque certains groupes ou chefs devenaient trop menaçants. Ce système a bien fonctionné pendant les deux premiers siècles de notre ère. Mais il a eu, à long terme, un coût dont les Romains n’avaient pas conscience. À mesure que les marchandises romaines étaient introduites dans les territoires barbares comme des biens de prestige, elles en transformaient les structures sociales. Celui qui pouvait les acquérir et les accumuler, celui qui, par exemple, après plusieurs années de service dans l’armée romaine, revenait avec de l’argent et de l’expérience, jouissait d’une grande autorité. On assiste alors à l’émergence d’une stratification sociale qui débouche sur la naissance d’élites différenciées et d’une classe de guerriers. Ces développements, nous pouvons non seulement les déduire de modèles sociologiques, mais également les observer dans le mobilier funéraire qui, à partir du IIe siècle, témoigne de profonds bouleversements sociaux. Des fédérations de plus en plus importantes et de mieux en mieux organisées se mettent ainsi en place, opérant à une échelle non plus locale mais suprarégionale. Les groupes de guerriers s’unissent derrière des chefs charismatiques, lesquels, pour maintenir ou accroître leur pouvoir, ont besoin de toujours plus de richesses à distribuer à leurs partisans et finissent tout naturellement par se tourner vers la principale source de ces richesses, l’Empire romain, bientôt mis au pillage. Bien plus que n’importe quelle « migration » venue du fond de la Scandinavie ou de l’Asie, c’est ce contact direct avec l’Empire romain – et ses conséquences – qui a créé ces « peuples » barbares.

L’Empire romain n’était-il pas ­capable de faire face à ces fédérations ­nouvelles ?
Il se trouve que ce phénomène est intervenu non seulement le long du Rhin et du Danube, mais en Afrique avec les nomades berbères ainsi que dans le désert syrien avec les Arabes, et que tous ces peuples se sont mis à s’agiter à peu près en même temps, au début du IIIe siècle. Pour comble de malchance, à ce moment-là, à l’est, chez le seul grand voisin civilisé de l’Empire romain – la Perse –, d’autres bouleversements ont eu lieu : les Sassanides ont détrôné les Parthes. Or ils étaient beaucoup plus belliqueux et mieux organisés qu’eux. L’Empire romain, plutôt épargné par les agressions pendant les deux siècles précédents, a donc dû soudain faire face à une multitude d’adversaires à la fois. Mais il n’a pas succombé tout de suite. Après un demi-siècle de grandes turbulences (de 234 à 285), il est parvenu à stabiliser la situation à la fin du IIIe siècle, sous l’action réformatrice de Dioclétien et de Constantin. Une stabilisation provisoire.

Vous avez évoqué plus haut les Huns. Pourquoi ont-ils laissé un souvenir si effroyable ?
Même dans l’Antiquité, les Huns, qui sont apparus assez brusquement dans le champ de vision des Romains vers 375, étaient nimbés de mystère : d’où venaient-ils ? Comment étaient-ils orga­nisés ? Et, surtout, comment expliquer leurs triomphes militaires ?
Forts de siècles d’expérience, les Romains savaient comment affronter les formations mobiles venues des steppes. Cependant, les Huns se sont distingués de tous leurs prédécesseurs non seulement par l’utilisation d’arcs beaucoup plus puissants, dont la portée n’était plus de 200 mais de 400 mètres, mais aussi par leur stupéfiante capacité à constituer en très peu de temps d’immenses fédérations exerçant une pression énorme sur l’Empire romain.

Ont-ils, comme on le prétend habituellement, mis en branle des mouvements de population incontrôlables ?
Le rôle des Huns dans la « migration des peuples » est toujours contesté. Cependant, il existe, à mon sens, suffisamment de preuves pour affirmer que leur migration progressive vers l’ouest, de la mer Noire jusqu’au bassin du Danube moyen (l’actuelle Hongrie), a bel et bien créé une pression si importante que, par un effet domino, ils ont chassé les autres groupes qui se trouvaient sur leur chemin. Cela a conduit indirectement aux grandes invasions du début du ve siècle et, en particulier, au franchissement du Rhin par diverses bandes barbares la nuit du nouvel an 407. Soit dit en passant, cette célèbre traversée ne s’est pas effectuée, contrairement à la légende, sur un fleuve gelé, mais plutôt par bateau ou en empruntant des ponts.

Autre événement majeur de cette époque : la prise et le sac de Rome en 410 par les Wisigoths d’Alaric. Là encore, vous en proposez une interprétation originale. Vous n’y voyez pas une manifestation de puissance de la part d’Alaric mais plutôt un acte déses­péré. En quoi ?
Plus qu’aucun autre, Alaric incarne dans la vision traditionnelle allemande le roi germanique héroïque dans toute sa splendeur. Or il ne fut qu’un produit de la politique romaine, désireux qu’il était de se ménager une place dans la hiérarchie militaire de l’Empire. Les événements qui ont mené à la prise de Rome sont assez faciles à reconstituer. Ils montrent qu’Alaric disposait alors d’une marge de manœuvre étonnamment réduite. Il ­venait d’être défait à plusieurs reprises par les armées de l’Empire d’Occident et, s’il avait été épargné, c’est uniquement parce qu’on pensait qu’il pourrait être utile contre des barbares plus dangereux que lui ou contre la partie orientale de l’Empire. Pour ne pas perdre toute crédibilité vis-à-vis de son entourage, il devait remporter une victoire militaire. D’où sa décision d’attaquer Rome, quitte à rendre toute réconciliation impossible avec le gouvernement impérial. C’était la seule solution qui lui restait pour rétablir son prestige aux yeux de ses hommes. De ce point de vue, Alaric illustre bien le fait que, lors de la « migration des peuples », les acteurs en apparence les plus incontrôlables, loin d’être les grands ordonnateurs des événements, étaient le plus souvent leur jouet.

Pendant toute cette période, quel rôle joue le christianisme ?
Un rôle important, jusqu’ici très sous-estimé. Le christianisme est l’un des moteurs de la « migration des peuples », surtout à partir du milieu du vie siècle : on assiste alors à une pénétration de tous les espaces limitrophes de l’Empire par des éléments religieux chrétiens, ce qui déclenche des bouleversements considérables. Le cas le plus spectaculaire est sans doute celui des Arabes. Eux aussi ont subi le processus d’acculturation et de stratification sociale au contact de l’Empire romain qu’on a vu à l’œuvre à la frontière du Rhin et du Danube, et qui mène à l’accumulation de pouvoir entre les mains de chefs charismatiques. Mais, chez eux, les développements religieux qui agitent l’Orient romain rencontrent un écho singulier. On ne comprend rien à l’émergence de l’islam si on ne la replace pas dans le contexte de la guerre qui, de 602 à 628, a opposé l’Empire romain d’Orient (la seule partie de l’empire alors survivante) à la Perse sassanide. Cette guerre longue et dévastatrice eut une dimension « religieuse », surtout après que les Perses se furent emparés de Jérusalem et de la plus sacrée des reliques, la Vraie Croix (la croix sur laquelle Jésus aurait été crucifié), en 614. Le concept de guerre sainte apparaît à cette occasion. Ce n’est pas un hasard si celui de djihad surgit au même moment chez les Arabes. Les parallèles entre ce qui se passe à cette époque dans l’Empire romain et dans la péninsule Arabique montrent que celle-ci était complètement perméable à l’atmosphère eschatologique qui imprégnait alors les régions romaines. Le retour de Mahomet à La Mecque intervient à peu près en même temps que la restitution de la Vraie Croix à Jérusalem par l’empereur Héraclius, parvenu de justesse à vaincre les Perses. Et tandis que Mahomet purifie la Kaaba de ses idoles païennes et se présente comme le « sceau des prophètes », l’empereur célèbre sur les lieux de la crucifixion la victoire du christianisme contre l’adversaire zoroastrien et s’imagine inaugurer une ère nouvelle, la dernière avant la fin du monde. Tous deux sont les produits de ce processus d’intensification du sentiment religieux qui, depuis le monde romano-oriental, s’est diffusé jusqu’aux territoires voisins.

À la fin de la période couverte par votre livre, c’est-à-dire au VIIIe siècle, les grands gagnants parmi les « enva­hisseurs barbares » semblent être, bien entendu, les Arabes en Orient, mais aussi les Francs en Occident. Les Ostro­goths ont été anéantis en Italie, les Wisigoths balayés en Aquitaine puis en Espagne, les Vandales en Afrique du Nord. Ne restent guère que les Francs en Gaule. Pourquoi cette résistance supérieure ?
Les Francs ont réussi très tôt à s’ancrer dans l’Empire romain. Ils sont présents en Gaule dès la fin du iiie siècle. Cela s’explique en partie par le fait qu’ils n’ont pas vraiment migré, mais se sont « seulement » étendus progressivement depuis leur foyer d’origine, situé en Belgique et dans les Pays-Bas actuels. En tout état de cause, ils ont très tôt fait partie intégrante des sociétés locales et, à ce titre, ne pouvaient plus être délogés. La présence des Wisigoths en Espagne, des Ostrogoths en Italie ou des Vandales en Afrique du Nord était beaucoup plus superficielle. Par ailleurs, les Francs n’occupaient pas un territoire isolé mais une zone centrale, qui offrait d’importantes possibilités d’expansion et de butin et donnait un exutoire aux chefs de guerre turbulents. De fait, on les voit intervenir en Bavière, en Espagne, dans le nord de l’Italie…

Après la mort de Dagobert Ier, en 639, les rois mérovingiens ne sont souvent que des pantins aux mains de femmes ambitieuses ou de maires du palais : dès lors, comment ont-ils pu se maintenir si longtemps sans voir le royaume franc se désintégrer ?
Traditionnellement, les historiens répondaient à cette question en invoquant une « royauté sacrée », issue de la tradition germanique, qui aurait protégé les monarques faibles et incompétents en leur conférant une aura magique. Mais, même si des éléments de sacralisation ont pu être introduits pour les derniers Mérovingiens, cette ­royauté sacrée dont l’origine se perdrait dans la nuit des temps est une reconstitution a posteriori. En fait, le roi était utile : c’est lui qui attribuait titres, honneurs et fonctions, qui régulait les conflits entre factions aristocratiques. On peut dire que le royaume mérovingien se présentait comme un ordre oligarchique dont les acteurs avaient besoin d’une royauté comme d’un instrument d’autocontrôle. De ce point de vue, il ne faut pas consi­dérer l’ascension des maires du palais carolingiens comme une émancipation par rapport à la royauté, mais par rapport à l’aristocratie. Celle-ci n’est plus en mesure de s’opposer à l’extraordinaire accumulation de pouvoir d’un de ses membres. C’est, du reste, ce qui s’était déjà passé à la fin de la République romaine : des individus n’ont cessé de s’élever au-­dessus du cercle de leurs pairs et de mettre à mal les instances d’autocontrôle aristocratiques jusqu’à ce que l’un d’eux, César (puis Octave Auguste), parvienne à accaparer l’essentiel du pouvoir politique. La manière dont les Carolingiens ont remplacé les Mérovingiens confirme que le royaume franc disposait d’une royauté, mais pas d’une monarchie. 

— Propos recueillis par Baptiste Touverey.

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