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Admirer les grands penseurs du passé, c’est aujourd’hui prendre le risque d’être taxé d’immoralité. Emmanuel Kant ? On vous rappellera qu’à ses yeux « l’humanité atteint la plus grande perfection dans la race des Blancs. Les Indiens jaunes ont déjà moins de talent » 1. Aristote ? Il va vous falloir expliquer comment un sage entre les sages a pu écrire : « La relation de l’homme à la femme est par nature une relation de supérieur à inférieur et de dirigeant à gouverné. » 2 David Hume ? Il reconnaissait volontiers être « enclin à penser que les nègres, et en général toutes les autres espèces d’hommes […], sont naturellement inférieurs aux Blancs. » 3
Nous voilà pris dans un dilemme. Nous ne pouvons simplement hausser les épaules et juger sans importance les inacceptables préjugés du passé. Mais si nous considérons qu’adhérer à des conceptions moralement contestables disqualifie tout penseur ou homme politique, il ne reste plus grand monde.
Le problème reste entier si vous excluez du tableau les mâles de l’establishment blanc. Le racisme était monnaie courante chez les suffragettes des deux côtés de l’Atlantique. Témoin l’Américaine Carrie Chapman Catt : « La suprématie des Blancs sera renforcée, et non affaiblie, par le vote des femmes. » En Angleterre, sa sœur d’armes Emmeline Pankhurst défendait le colonialisme avec véhémence : « C’est une grande chose d’être les héritiers d’un empire comme le nôtre. » Le sexisme et la xénophobie étaient très présents au sein du mouvement syndical, au nom de la défense des droits des travailleurs – des travailleurs masculins non immigrés, s’entend.
Pourtant, nous aurions tort de disqualifier automatiquement tous les personnages historiques qui auraient tenu des propos racistes, sexistes ou autres. Ceux qui se refusent à toute forme d’admiration ne conçoivent pas qu’on puisse adhérer à ce type de préjugés sans être dénué de moralité. Ce faisant, ils témoignent d’une méconnaissance profonde de la façon dont les esprits, même les plus grands, sont socialement conditionnés. Leur indignation relève d’une forme d’arrogance : seraient-ils eux-mêmes tellement vertueux qu’ils seraient incapables de professer ces préjugés si tout leur entourage y adhérait aveuglément ?
C’est aussi faire preuve de naïveté. L’enseignement le plus troublant du IIIe Reich est qu’il était largement soutenu par des gens ordinaires, qui auraient vécu une vie exemplaire si le hasard ne les avait pas fait traverser des temps aussi toxiques. Nous pouvons facilement nous convaincre que nous n’aurions pas agi de même parce que nous savons aujourd’hui ce que les gens ignoraient à l’époque. Adhérer au nazisme est devenu inimaginable, car nous n’avons besoin d’aucun effort d’imagination pour comprendre quelles en ont été les conséquences.
Pourquoi sommes-nous si nombreux à trouver incroyable qu’un prétendu génie n’ait pas su voir que ses préjugés étaient irrationnels et immoraux ? C’est notamment parce que notre culture est elle-même victime d’une croyance aussi fausse qu’enracinée, à savoir que les individus jouissent d’une autonomie intellectuelle indépendante de leur environnement social. Un brin de familiarité avec la psychologie, la sociologie ou l’anthropologie devrait suffire à balayer cette confortable illusion. L’idéal des Lumières, selon lequel nous pouvons et devrions penser pour nous-mêmes, ne doit pas être confondu avec le fantasme que nous pourrions penser par nous-mêmes. Nos modes de pensée sont façonnés par notre environnement de manière si profonde que nous n’en avons souvent pas conscience. Nier que nous sommes autant conditionnés que tout un chacun, c’est nous laisser duper par une illusion de puissance intellectuelle.
Lorsqu’une personne est profondément enserrée dans un système immoral, il devient problématique de lui attribuer une responsabilité individuelle. C’est troublant parce que nous vivons avec l’idée que le dépositaire de la responsabilité morale est l’individu parfaitement autonome. Mais affirmer que les croyances et les pratiques odieuses sont socialement conditionnées, n’est-ce pas prendre le risque que tout le monde s’en tire à bon compte, nous laissant avec un relativisme moral sans espoir ? Il n’y a toutefois aucune raison de craindre que nous serions incapables de condamner ce qui a le plus besoin de l’être. Le racisme et la misogynie générés par une société sont aussi abjectes, sinon davantage, que ceux qui émanent d’un individu. Excuser Hume n’est pas excuser le racisme ; excuser Aristote n’est pas excuser le sexisme.
Prendre conscience que même des génies comme Kant et Hume étaient des produits de leur époque est une leçon d’humilité qui nous rappelle que les plus grands esprits peuvent être aveugles à certaines aberrations et à certains maux, lorsque ceux-ci sont suffisamment prégnants. Cela devrait également nous inciter à nous demander si les préjugés qui remontent brutalement à la surface dans leurs remarques les plus tristement célèbres ne sont pas également tapis à l’arrière-plan ailleurs dans leur œuvre. Une grande partie de la critique féministe de la philosophie des « hommes blancs du passé » est de ce type ; elle suggère que leur misogynie patente n’est que la partie visible d’un iceberg beaucoup plus insidieux. Cela peut parfois être vrai, mais il ne faut pas en déduire que c’est forcément le cas.
— Julian Baggini est un philosophe britannique. Son dernier livre
est The Great Guide: What David Hume Can Teach Us About
Being Human and Living Well (Princeton University Press, 2021).
— Cet article est paru dans le magazine en ligne Aeon le 7 novembre 2018. Il a été traduit par Nicolas Saintonge.
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«Il me semble, je ne sais pourquoi, que, sous toutes les formes, l’autorité n’est nullement due aux femmes sur des hommes, sauf l’autorité maternelle et naturelle », écrit Montaigne. Il précise : « Il est dangereux de laisser au jugement des femmes la distribution de notre succession […] car l’appétit déréglé et le goût malade qu’elles ont au temps de leurs grossesses, elles l’ont en tout temps dans l’âme. » Et ailleurs : « Quand je vois qu’elles s’appliquent à la rhétorique, au droit, à la logique et de semblables drogues aussi vaines et aussi inutiles pour leur besoin, je commence à craindre que les hommes qui le leur conseillent ne le fassent pour avoir le moyen de les gouverner sous ce prétexte. » 1 Dans un autre registre, Dostoïevski écrit à propos des juifs : « Qu’en serait-il si ce n’était pas les juifs qui étaient trois millions en Russie, mais les Russes, et s’il y avait quatre-vingts millions de juifs ? Ne les réduiraient-ils pas en esclavage ? Ou pire, […] ne les massacreraient-ils pas, pour les exterminer complètement, comme ils l’ont fait plus d’une fois dans l’ancien temps avec des peuples étrangers ? » 2 Voyageant en Chine avec sa femme dans les années 1920, Einstein décrit son effroi devant la saleté et la grossièreté des gens qu’il croise. « Même ceux qui travaillent comme des bêtes de somme ne donnent pas l’impression de souffrir consciemment, écrit-il. […] Même les enfants sont sans entrain et paraissent obtus. » Il s’inquiète de leur « abondance » : « Ce serait un malheur si ces Chinois supplantaient les autres races. Pour les gens comme nous, cette simple pensée est indiciblement lugubre. » 3
On pourrait remplir un gros volume avec des citations de figures de notre panthéon culturel cédant aux préjugés sociaux de leur temps. Les propos de Lincoln sur la « race noire » cités en ouverture de l’article de Leonard Mlodinow y figureraient en bonne place. Comme ceux d’Aristote, de Hume, de Kant et des suffragettes cités par Julian Baggini.
Aux États-Unis et en Grande-Bretagne, un puissant mouvement culturel fait aujourd’hui recette d’une vertueuse indignation à l’égard de ces écarts de pensée. En cause, le dead white European male, le mâle européen blanc mort, responsable des maux dont a souffert et souffre encore la planète : la dévalorisation des femmes, la xénophobie, le racisme, l’esclavage, le colonialisme et la guerre, avec, pour couronner le tout, la destruction de la nature et le réchauffement climatique. Débusquer les attitudes condamnables chez nos héros littéraires, politiques, scientifiques ou philosophiques est devenu un sport culturel, soutenu par nombre d’universitaires. Réagissant à un tweet d’une militante noire suggérant de retirer L’Odyssée d’Homère des programmes « because it’s trash » (car c’est bon à jeter à la poubelle), une jeune enseignante blanche d’un collège du Massachusetts a répliqué : « Hahaha, je suis fière d’avoir obtenu que L’Odyssée soit retirée du programme cette année. »
Faudrait-il aussi retirer Shakespeare ? La question a été posée par Padma Venkatraman, une romancière américaine d’origine indienne, docteure en océanographie, dont un livre est disponible en français 4 : « Absoudre Shakespeare de toute responsabilité alors qu’il vivait à une époque où dominaient les sentiments de haine risque d’envoyer le message subliminal que l’excellence dans les études l’emporte sur la rhétorique de haine. » 5 On peut faire le point sur tous les préjugés sociaux de Shakespeare en lisant l’ouvrage que leur a consacré l’éminent universitaire et critique de théâtre américain Robert Brustein à 82 ans. Dans The Tainted Muse, il étudie successivement la misogynie du grand homme, son « efféminophobie », son machisme, son élitisme et son mépris de la foule, son racisme à l’égard des Arabes et des juifs. Bien sûr, ces préjugés sont ceux de ses personnages, et dans sa conclusion Brustein écrit que l’esprit de William Shakespeare est « trop ouvert, trop souple » pour y croire dur comme fer. Néanmoins, « ils apparaissent avec assez de fréquence et d’insistance pour nous convaincre que le poète adhérait personnellement à la plupart d’entre eux ».
Évoqué par nous en note de l’article de Mlodinow [voir p. 21], le retrait du marché de six livres pour enfants du Dr Seuss (presque aussi populaires en France qu’aux États-Unis) a été expliqué en mars dernier en ces termes par les responsables de l’entreprise familiale qui en détient les droits : « Nous avons écouté et tenu compte de l’avis de nos lecteurs, parmi lesquels des enseignants, des universitaires et des spécialistes de la littérature pour enfants […]. Nous avons ensuite travaillé avec un panel d’experts, dont des éducateurs, pour revoir notre catalogue de titres. » Les ouvrages supprimés l’ont été parce qu’ils présentent certaines personnes de manière « hurtful and wrong », autrement dit blessante et moralement condamnable. Cela vaut la peine de voir les dessins en question [ci-dessus]. À ce compte, il faudrait retirer du marché la collection complète des Tintin – et crucifier Einstein.
En 2017, un jeune ingénieur logiciel employé chez Google depuis quatre ans rédigea, dans le cadre d’un « programme diversité » organisé par l’entreprise, un texte suggérant que, au vu de la littérature scientifique qu’il avait consultée, la disparité hommes-femmes constatée dans l’industrie high-tech n’était pas entièrement due aux effets de la discrimination, mais aussi en partie à des différences d’origine biologique. Cédant à une pluie de courriels assassins, le service des ressources humaines de Google le licencia pour avoir « violé le code de conduite » de l’entreprise.
En juin 2020, J. K. Rowling, la célébrissime auteure de la saga Harry Potter, s’était moquée dans un tweet du titre d’un article d’opinion intitulé : « Créons un monde post-Covid-19 plus égalitaire pour les personnes qui ont leurs règles » (« who menstruate »). Elle avait tweeté : « Je suis sûre qu’il existe un mot pour désigner ces personnes-là. Quelqu’un peut-il m’aider ? Wumben ? Wimpund ? Woomud ? » (autour du mot women). Sous le choc, un groupe de salariés de Hachette à Londres avait annoncé sa décision de refuser de travailler à la préparation de L’Ickabog, son livre pour enfants. Cherchant à s’expliquer, J. K. Rowling a aggravé son cas en publiant d’autres tweets, dont un affirmait qu’« effacer le concept de sexe [comme le suggère la théorie du genre] empêche beaucoup de gens de discuter sérieusement de leur vie. Ce n’est pas manifester de la haine que de dire la vérité ». Au nom des droits des transgenres, quatre auteurs représentés par l’agence littéraire de J. K. Rowling ont décidé de la quitter, au motif que « la liberté d’expression ne peut être garantie que si les inégalités structurelles qui entravent l’égalité des chances pour les groupes sous-représentés sont mises en cause et corrigées ».
Au même moment, en réaction à la mort de l’Afro-Américain George Floyd, étouffé sous le genou d’un policier blanc, des manifestants déboulonnaient la statue du président des États confédérés pendant la guerre de Sécession, Jefferson Davis, à Richmond, en Virginie. Ailleurs dans le pays, des monuments représentant Thomas Jefferson ont aussi été vandalisés. Troisième président américain, Thomas Jefferson, homme des Lumières, avait participé à la rédaction de la Déclaration d’indépendance et était à l’origine de la loi sur la liberté religieuse. Mais il possédait des esclaves. Réagissant à ces déboulonnages, le politologue tunisien Hatem M’rad écrivit dans Le Courrier de l’Atlas : « Que m’importe que tel philosophe, tel marchand ou tel monarque soit une grande figure intellectuelle, historique, politique ou financière, son passé raciste autorise, se disent les manifestants aujourd’hui, le déboulonnement de sa statue qui ne symbolise plus autre chose que le néant, le déni […]. On peut certes dire que les Lumières étaient influencées par les préjugés de l’époque. C’est oublier que les instigateurs du mouvement sont des esprits universels, généralement en avance sur leur époque […]. Il est temps de retrouver des Lumières plus profondes, proposant des voies et axiomes plus justes, plus humanistes, plus réellement universalistes. On attend de nouvelles réflexions sur les discriminations raciales, les mutations des idéologies racistes. »
Les préjugés sont toujours ceux des autres, qu’ils soient d’aujourd’hui ou d’hier. La principale et peut-être seule vertu du test d’association implicite (TAI) est de faire entendre que ces préjugés peuvent être aussi les miens. Cependant, ce test se propose de ne débusquer que des préjugés ayant pignon sur rue, des préjugés reconnus par la pensée mainstream. Quels sont les préjugés méconnus de notre époque ? À quand un test pour les déloger ? Le problème est bien sûr qu’ils ne se reconnaissent pas comme tels. Dans la préface de De l’esprit des lois, Montesquieu écrit : « J’appelle ici préjugés, non pas ce qui fait qu’on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu’on s’ignore soi-même. » Admirons au passage le léger malaise ressenti par Montaigne quand il s’apprête à parler des femmes : « Il me semble, je ne sais pourquoi… »
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Vasantha Yogananthan est un chasseur d’imaginaires. Il aime voir le réel « comme une scène de théâtre ». Shakespeare ne l’aurait pas contredit, qui clamait : « Le monde entier est un théâtre/ Et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs », mais le photographe se réclame plutôt du réalisme magique de García Márquez. Et c’est bien l’oscillation de chaque cliché entre vue triviale et vision onirique qui fait l’enchantement des photos de sa série réalisée sur le Ramayana, ce poème épique qui constitue avec le Mahabharata le socle de la mythologie hindoue. Intitulée A Myth of Two Souls, elle est composée, comme le Ramayana, de sept livres, dont le dernier, Amma (« mère » en tamoul), est paru en septembre, cinq ans après le premier. Un travail polymorphe – « titanesque », avoue son auteur – mêlant photographie, collage, coloriage et peinture.
Au fil de sept voyages étalés sur autant d’années, Vasantha Yogananthan a arpenté le sous-continent indien du Népal au Sri Lanka, suivant l’itinéraire des héros de cette épopée écrite aux alentours du XIe siècle avant J.-C. Lors de son premier séjour, en 2013, le photographe est parti avec le désir de produire « une interprétation photographique du Ramayana » que son père lui lisait enfant. Mais « comment photographier une fiction ? », se demandait-il.
Il avait alors 28 ans. Il s’était déjà illustré comme photographe indépendant avec une série, mi-poésie, mi-document, sur les résidents d’une plage sauvage, Piémanson, près de Sète, qui lui avait valu en 2012 une bourse du Talent et une exposition au musée Albert-Kahn. Mais le Ramayana est un tout autre défi. C’est le mythe fondateur d’une civilisation multimillénaire qui fait vibrer d’émotion, aujourd’hui encore, 1,5 milliard d’êtres humains, comme il le découvrira dès son premier voyage : « Cette épopée est réelle pour tant d’Indiens ! Elle est l’objet de milliers de réinterprétations, selon les traditions et lieux, mais aussi de films, de séries, de comics, de jeux vidéo… » Dès lors, il cherchera à « capter la réverbération des échos du mythe dans le quotidien ».
The Myth of Two Souls est à la fois une évocation fidèle, en 437 photos, des sept séquences du Ramayana – la naissance des héros Rama et Sita, leur mariage, leur exil, l’enlèvement de l’épouse, sa recherche, la guerre, la maternité de Sita – et une convocation de l’imaginaire qu’il éveille. Il y a ainsi, dans Amma – épilogue célébrant la paix et la pureté –, ces paysages dont la solitude laisse deviner le seul souffle du vent qui gonfle parfois des voiles, et puis ces rares villageois qui apparaissent, esquissant des scènes du mythe à la demande du photographe (« Cela aurait été impossible si les Indiens n’avaient un amour inconditionnel de la photo »). Et, surtout, une magnifique palette chromatique, tout en transparence et en jeux sur des teintes complémentaires.
« Quelles sont les couleurs de l’Inde ? » s’interrogeait avant son départ le photographe, taraudé par « leur influence sur la perception des photos ». La réponse, il la donne au terme d’un travail réfléchi lors de la prise de vue, et aussi après. Yogananthan n’utilise que des appareils argentiques, car « vivre un voyage sans filtre numérique au XXIe siècle, c’est retrouver une autre manière d’être au monde », écrit-il dans Amma. S’il colorie à la peinture acrylique certains de ses tirages, il confie nombre de ses clichés noir et blanc à Jaykumar Shankar, peintre de photos, qui pratique un artisanat vivace à l’époque britannique. « Les colons demandaient aux Indiens de colorier leurs photos. Jaykumar a hérité de cette tradition familiale. Il peint mes photos avec sa sensibilité. » Grâce à cette collaboration unique, c’est toute la palette des miniatures indiennes qui soutient le récit de The Myth of Two Souls. Dans Amma, à l’approche de la fin de l’épopée, les couleurs vont s’estompant, rejoignant l’aube blanche de son début en un mouvement circulaire célébré par le Ramayana.
— C. Bn.
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Dans The Perfect Nine, le romancier Ngugi wa Thiong’o s’inspire du mythe de la création chez les Kikuyus, un peuple kényan. Selon la légende, le premier homme, Kikuyu, rencontre Mogai (Dieu) au sommet du mont Kenya. Mogai lui ordonne de fonder un foyer sous les figuiers, au sud de la montagne. Kikuyu y trouve une femme qui l’attend et qu’il nomme Mumbi (Créatrice). Ils ont neuf filles (dix, dans certaines versions), mais aucun fils. Quand ses filles atteignent l’âge adulte, Kikuyu invoque Mogai, lequel lui demande de sacrifier un bélier sous un figuier. Le lendemain, neuf jeunes hommes font leur apparition. Avec l’assentiment de Kikuyu, ils épousent ses filles, fondant ainsi les différents clans des Kikuyus.
Le mythe des origines des Kikuyus n’est pas sans rappeler d’autres cosmogonies à travers le monde : un premier homme et, à ses côtés, une première femme ; la foi en une puissance supérieure et dans la fertilité de la terre ; la naissance d’enfants qui engendreront des tribus ou des peuples. C’est aussi un conte résolument masculiniste. Bien que Kikuyu exige que les prétendants de ses filles acceptent de vivre dans une société matriarcale, c’est malgré tout le premier homme qui tient les rênes et scelle le destin de son peuple.
The Perfect Nine reprend ce mythe et le renverse. Le romancier transforme les filles de Mumbi et Kikuyu en actrices de leur propre destinée et étoffe l’intrigue en proposant à la fois un prélude à l’arrivée au mont Kenya, des scènes pastorales et des descriptions plus réalistes des paysages. Le livre rejette l’idée du mâle géniteur comme source unique de la création. Il remet en cause, et c’est peut-être cela le plus intéressant, les hiérarchies et les catégories immuables qui découlent d’une telle conception.
Ngugi wa Thiong’o met en effet l’accent sur les notions de coopération et de communauté. Au début de sa version du mythe, on suit Kikuyu et Mumbi (qui n’est plus une femme passive attendant qu’on la fasse sienne et qu’on lui donne un nom) tandis qu’ils fuient les incendies et les glissements de terrain.
Ils arrivent au mont Kenya et trouvent le paradis au pied de la montagne, où ils s’établissent. C’est là que naissent leurs neuf premières filles. Elles seront surnommées « les Neuf Femmes parfaites » après la naissance de Warigia, la dixième fille, atteinte d’un mal qui l’empêche de marcher. À mesure qu’elles grandissent, le bruit se répand qu’elles sont extraordinairement belles et courageuses, ce qui attirera 99 prétendants venus du monde entier. Mumbi et Kikuyu envoient leurs neuf filles aînées et leurs prétendants à la recherche d’un remède pour Warigia. Ils gravissent la montagne, franchissent des fleuves dangereux, traversent des territoires hostiles et finalement parviennent au sommet. De nombreux prétendants périssent en chemin ; d’autres décident de rentrer chez eux et d’épouser une femme de leur communauté. Enfin, les neuf filles, qui ne sont plus accompagnées que par dix hommes, retournent chez elles, où elles découvrent que Warigia a été miraculeusement guérie. Avec la bénédiction de leurs parents, les Neuf Femmes parfaites se marient, fondant ainsi les clans des Kikuyus.
Si le mythe de la création dans sa forme originale est l’histoire du premier homme, la version de Ngugi wa Thiong’o est l’histoire du premier collectif. Dans son introduction, il souligne qu’il a utilisé « la quête de la beauté comme idéal de vie, comme moteur de la migration des peuples africains ». Il précise : « L’épopée m’est venue une nuit, comme une révélation des idéaux que sont la quête, le courage, la persévérance, l’unité, la famille et le sens du divin, dans les épreuves que traversent les êtres humains. » Il y a d’ailleurs un passage à la fin de l’un de ses autres romans, Caitaani mutharaba-ini (« Le diable sur la croix » 1), qui traduit comment Ngugi voit la libération africaine. L'héroïne du livre, Warigia, subit une suite de revers qui la mènent au bord du suicide : elle est licenciée pour avoir repoussé les avances de son patron, puis abandonnée par son compagnon et enfin expulsée de son appartement. Deux ans plus tard, elle a surmonté ces épreuves et n’est plus la même :
Aujourd’hui, Warigia marche à grandes enjambées, énergique et résolue, et ses yeux foncés renvoient la lumière d’un courage intérieur, le courage et la lumière de quelqu’un qui a des objectifs bien définis dans la vie – oui, elle irradie la détermination,
le courage et la foi d’une personne qui avance en ne comptant que sur elle-même. À quoi bon courber l’échine dans son propre pays ? Warigia, la beauté noire ! Warigia et son esprit, ses mains, son corps
et son cœur, évoluant en harmonie sur le chemin de la vie. Warigia, la travailleuse !
Warigia devient ainsi ingénieure en mécanique et rejoint un collectif de travailleurs. Elle tient tête aux hommes libidineux et doit sa transformation au fait qu’elle s’est libérée de la « colonialité ». Elle symbolise le nouveau Kenya, son parcours donne à voir les leviers d’action qui permettent d’envisager de nouvelles aspirations pour le pays, voire de les réaliser.
Warigia devient ainsi ingénieure en mécanique et rejoint un collectif de travailleurs. Elle tient tête aux hommes libidineux et doit sa transformation au fait qu’elle s’est libérée de la « colonialité ». Elle symbolise le nouveau Kenya, son parcours donne à voir les leviers d’action qui permettent d’envisager de nouvelles aspirations pour le pays, voire de les réaliser.
Dans « En lutte avec le diable » 2, ses Mémoires de prison, Ngugi évoque les conditions dans lesquelles il a écrit « Le diable sur la croix ». Il avait accumulé des rouleaux de papier hygiénique sur lesquels il écrivait la nuit, à l’époque où il était détenu à la prison de haute sécurité de Kamiti, à Nairobi. Il avait été incarcéré en 1977, sans chef d’inculpation ni procès, en raison de son engagement au sein du Centre communautaire éducatif et culturel de Kamiriithu. Il a ainsi passé près d’un an en détention. On pourrait être tenté de lire « Le diable sur la croix » en n’y voyant qu’une réaction de Ngugi à son expérience de la répression postcoloniale. Mais, comme le suggère l’évolution du personnage de Warigia, le roman porte avant tout sur les systèmes d’oppression grâce auxquels la « colonialité » capitaliste continue d’exercer sa violence sur le continent africain – et sur les femmes en particulier.
Warigia n’est pas le premier personnage féminin important dans l’œuvre de Ngugi. Mumbi, dans Et le blé jaillira, Wanja, dans Pétales de sang, et Nyawira, dans « Le sorcier du corbeau » 3, sont toutes les protagonistes de romans dans lesquels elles incarnent une forme d’éthique. Confrontées à une double oppression – ou, plus exactement, à une oppression intersectionnelle –, les femmes qui figurent dans l’œuvre de Ngugi sont intrépides, intelligentes, résilientes, résolues. Les personnages masculins de certains de ses romans (Et le blé jaillira, par exemple) sont plus explicitement héroïques ou tourmentés, mais ce sont les femmes qui sont au cœur de la société et des intrigues. Ce sont elles qui déterminent l’arc narratif. Cela ne devrait pas nous surprendre : Ngugi affirme depuis longtemps que la libération des travailleuses africaines préfigure la libération du continent. Et pourtant, on a tendance à accorder davantage d’attention aux thèmes politico-nationalistes ou marxistes panafricains qu’il aborde qu’à la place centrale qu’occupent les femmes dans son œuvre.
Ces dernières années, les études portant sur le continent africain ont délaissé le « postcolonialisme » en tant que catégorie analytique au profit du concept de « décolonialité ». Celui-ci, souvent associé à des intellectuels latino-américains tels que Walter Mignolo et Aníbal Quijano, reconnaît de nombreux systèmes de connaissances en dehors des traditions intellectuelles des Lumières et cherche à sortir du prisme de la pensée « eurocentrique ». Contrairement au postcolonialisme, qui véhicule l’idée d’une rupture historique avec le colonialisme, la décolonialité met l’accent sur la persistance du pouvoir colonial et sur la façon dont certaines conceptions occidentales (le rationalisme, par exemple) continuent aujourd’hui à servir d’instruments de domination. Dans le contexte africain, la démarche décoloniale implique de considérer les traditions locales, souvent méprisées car d’origine « culturelle », « vernaculaire » ou « précoloniale », comme des sources légitimes de savoir philosophique et scientifique.
Avec The Perfect Nine, Ngugi n’intervient pas de façon didactique ou polémique dans ces débats, mais il expose son point de vue en tissant ensemble des références issues de diverses traditions. Lors d'interviews, il a notamment évoqué son admiration pour L’Iliade, L’Énéide, le Mahabharata ou encore le Canigó catalan, qui offrent des grilles de lecture différentes pour aborder son livre. Il en est de même pour la riche tradition orale de son enfance. L’idée selon laquelle les structures de connaissances sont multiples et concomitantes est présente tout au long du livre :
Paix ! Toute la gloire te revient,
Suprême Bienfaiteur.
Paix ! Toute la gloire te revient,
Suprême Bienfaiteur.
Dans certaines contrées d’Afrique, on l’appelle Mulungu, mais il s’agit du même Bienfaiteur.
Les Zoulous l’appellent Unkulunkulu,
mais c’est le même Bienfaiteur.
D’autres l’appellent Nyasai, Jok, Olodumare, Chukwu ou Mogai, tous sont
le même Bienfaiteur.
Les Hébreux invoquent Yahvé ou Jéhovah,
et c’est le même Bienfaiteur.
Les mahométans l’appellent Allah,
et c’est le même Bienfaiteur.
En adoptant le style de la poésie épique kikuyu, Ngugi s’inscrit dans un débat séculaire sur la littérature africaine. La prédominance du roman dans la production écrite africaine a longtemps été source de tension, tant pour les critiques que pour les lecteurs. Eileen Julien, professeure de littérature comparée à l’Université de l’Indiana à Bloomington, a par exemple étudié ce qu’elle appelle le « roman africain extraverti » : des textes rédigés par des auteurs africains dans des langues européennes et destinés au lectorat occidental. Ce type de production domine largement le secteur. Dans les années 1950 et 1960, le genre romanesque a connu une consécration mondiale. Depuis, certains s’inquiètent que cette forme littéraire, largement imposée par l’Europe, ne permette pas de refléter une culture africaine plus « authentique ». Le roman africain, selon cette théorie, aurait épuisé ses possibilités. Ngugi élude ces questions ; son allégeance va à un idiome qui transcende les divisions culturelles et temporelles.
Avant tout, The Perfect Nine est un récit :
Kikuyu dit :
« Un nouveau commencement naît du précédent,
Qui est né d’un commencement plus ancien,
Et, entre le commencement et la fin,
Il y a de petits commencements et de petites fins comme les nœuds d’une canne à sucre,
Le commencement et la fin s’engendrant
l’un l’autre. »
Toute la subtilité du roman vient de l’emploi de la voix narrative, qui fait du lecteur un membre d’une même humanité. À mesure que l’univers de Kikuyu et de Mumbi se développe, le texte passe à la troisième personne ; plus tard, quand les Neuf Femmes parfaites et leurs prétendants entament leur périple, la narration bascule à nouveau vers un « nous », qui souffre – et, en fin de compte, triomphe – collectivement.
Au début du livre, lorsque Kikuyu et Mumbi arrivent à Mukuruweini, l’endroit où ils fonderont leur foyer au pied du mont Kenya, ils fêtent leur survie en énumérant tout ce qu’ils voient : des plaines ondoyantes, des vallées luxuriantes, des rivières et des champs peuplés de toutes sortes d’animaux. Enthousiasmés, ils décident de se donner de nouveaux noms : Mumbi baptise Kikuyu « Mugikuku » ; Kikuyu renomme Mumbi « Mutamaiyu ». Ces noms ne sont pas censés remplacer les précédents ; ce sont des ajouts, des suppléments, des artifices. Les Neuf Femmes parfaites et leurs prétendants portent, eux aussi, plusieurs noms différents au cours du récit. Le temps et la distance se réduisent puis s’estompent ; dans un monde de cycles et de flux (« l’entrelacement du Temps ») :
Maintenant est Maintenant et n’est pas Maintenant parce que le Temps ne s’arrête pas.
Hier est Hier et n’est pas Hier
parce que le Temps ne s’est pas arrêté.
Demain est Demain et n’est pas
Demain parce que le Temps ne s’arrêtera pas.
Ngugi a traduit lui-même son texte en anglais, conservant en partie les rythmes et les assonances de la version originale en kikuyu. Une forme d’immensité est suggérée, une immensité qu’aucune perspective unique ne saurait englober. Elle trouve un écho dans certaines strophes émaillées de mots intraduisibles :
Le gazouillis d’oiseaux nyagathangas les réveilla.
Dans les arbres mukurwes et mukuyus,
Les oiseaux sautillaient dans leurs nids,
laissant jaillir leurs chants exaltés,
Comme si, en sifflotant, ils invitaient
l’homme et la femme
À construire, eux aussi, leur propre nid là,
sous les arbres.
Il s’agit d’une création littéraire du monde. La nature, en particulier les rivières, les forêts et les montagnes, occupe une place prépondérante. Il y a aussi de nombreuses évocations d’organismes vivants qui évoluent sur le temps long. L’ensemble met l’accent sur une unité qui dépasse la raison scientifique et les catégories de pensée humaines.
Lorsque l’on demande à Ngugi de revenir sur sa longue et riche carrière, il met souvent en avant la scolarité qu’il a suivie à l’époque coloniale, ses années passées au Royaume-Uni, son éveil socialiste et son engagement en faveur de la décolonisation. Tout cela l’a conduit à un mode de pensée internationaliste qu’il appelle « mondialisme ». The Perfect Nine réunit ces séquences de vie en un tout, mais il s’agit d’un tout forgé par la différence, un clin d’œil au concept de « Tout-monde » du philosophe martiniquais Édouard Glissant. Au départ, la « poétique de la relation » théorisée par Glissant visait à introduire les notions de « nature » et de « naturel » dans le projet décolonial, ces termes ayant été déconsidérés au profit de cadres de référence censés relever de la « raison » et de la « culture ». Les relations du Tout-monde – entre des personnages, entre un personnage et le monde, entre un écrivain et un lecteur – sont forgées par un chaos fécond d’interconnexions et de rencontres imprévisibles. La pensée de Glissant est présente en filigrane dans The Perfect Nine – « chaque chose est en toute chose ». La philosophie bantoue véhicule l’idée d’une humanité partagée (ubuntu en zoulou et umundu en kikuyu) que l’on retrouve dans certaines expressions clés du roman de Ngugi wa Thiong’o : « L’être humain est mû par la quête d’amour ou de connaissance » ; « Un être humain n’est humain que grâce aux autres êtres humains » ; « Seuls le temps et les actes rendent possible la connaissance d’autrui ».
Bien avant l’« écocritique » ou les notions d’anthropocène et d’ère « post-humaine », les cosmogonies africaines proposaient des manières de voir et d’interpréter le monde qui mettent l’accent sur la continuité de la vie humaine et de toutes les autres formes de vie. Ces traditions définissent un monde qui ne repose pas sur des catégories binaires mais au contraire sur l’interdépendance, et pas seulement entre les êtres humains : l’humain est l’environnement ; l’environnement est l’humain. Alors même que des dualités apparentes (homme/femme ; parent/enfant ; humain/non-humain) se succèdent dans le récit, The Perfect Nine procède à une déconstruction continuelle de ces dichotomies : un troisième terme est introduit dans chaque équation, la transformant en une triade originelle (père/mère/enfant, la trinité de la naissance).
À la fin du livre, le départ de Warigia, la dixième fille – qui montre qu’aucune loi, fût-elle juste, ne peut régir les cœurs – et son retour doux-amer ne vont pas dans le sens d’un dénouement mais illustrent la fluctuation et la diversité ; le changement perpétuel et l’omniprésence de l’altérité.
— Madhu Krishnan enseigne la littérature africaine et la littérature comparée à l’Université de Bristol. Elle est l’auteure de trois ouvrages
qui portent sur les liens entre le colonialisme et la production littéraire africaine.
— Cet article est paru dans The London Review of Books le 20 mai 2021. Il a été traduit par Béatrice Murail.
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Si le Covid a donné un coup de fouet à la lecture, que dire de l’écriture ? Pendant les confinements, pas moins d’un(e) Français(e) sur dix aurait, dit-on, taquiné la plume. On plaindrait les éditeurs si, avec les nouveaux bouleversements suscités par la technologie numérique, l’autoédition n’avait pris suffisamment d’ampleur pour désengorger leurs pipelines. La vanity press a longtemps eu mauvaise réputation – on la jugeait réservée aux prétentieux aisés, prêts à payer de leur poche l’accès aux rayons des librairies. Mais les choses changent. L’autoédition, explique le sociologue britannique John B. Thompson dans un tout récent ouvrage 1, a été récupérée par une nouvelle et immensément dynamique génération d’auteurs indépendants, qui s’emparent des nouvelles technologies pour produire, diffuser et même financer, via le crowdfunding, les fruits de leurs élans créatifs.
La première de ces technologies a été l’impression numérique à la demande, qui autorise des tirages bien plus réduits. Puis a débarqué en trombe le livre numérique, qui a conquis jusqu’à 25 % du marché américain du livre avant de retomber aux alentours de 15 % (5 % en Europe) – mais qui serait de nouveau en progression, notamment dans le domaine de la fiction. Or la production d’un e-book est quasi gratuite. Par ailleurs, l’essor de la vente en ligne facilite grandement l’accès au marché de tout type d’ouvrages, papier ou numériques – en particulier aux États-Unis, où la diffusion s’opère largement sur Amazon, qui, avec ses 300 millions de clients actifs (et captifs), couvre 45 % du marché du livre traditionnel et au moins 75 % de celui du livre électronique.
Il ne suffit pas de diffuser, il faut aussi promouvoir sa production. Comment ? Mais online, évidemment : sur les réseaux sociaux, les plates-formes Web ou les innombrables forums de discussion. À l’ère numérique, tout auteur peut donc non seulement « fabriquer » directement son propre livre, mais aussi le diffuser et le faire connaître sans autre dépense que celle de son énergie et de son entregent. Et l’opération, même si l’on ne vend qu’une quantité infime d’ouvrages, est vite rentable, vu la faiblesse des coûts de production et la générosité des royalties encaissées (jusqu’à 70 % avec Kindle Direct Publishing, le service d’autoédition d’Amazon).
Les éditeurs traditionnels tirent eux aussi bénéfice d’une évolution technologique qui leur permet de réduire leurs coûts de production, de rentabiliser la totalité de leur catalogue et de vendre leurs publications vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Quant aux libraires, mieux lotis que les disquaires, leur rôle de prescripteurs s’est renforcé – d’ailleurs, Amazon commence à développer un réseau de librairies physiques aux États-Unis ! La seule victime de cette révolution serait-elle le lecteur, désormais chargé d’opérer tout seul en aval la sélection naguère effectuée en amont par les comités de lecture ?
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L’Union européenne, en aspirant à devenir à terme un nouveau super-État, prétend s’inscrire dans le sens de l’Histoire. La tendance n’est-elle pas, en effet, à la constitution d’États de plus en plus gros ?
Non. Le nombre d’États dans le monde a augmenté au cours des décennies de mondialisation économique qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, passant de 91 en 1950 à 202 en 2010. Les États qui ont émergé au cours de ce processus sont plutôt restés petits, malgré une population mondiale en constante augmentation. Ils comptaient en moyenne 34 millions d’habitants en 2010 contre 26,2 millions en 1950. Il y a certainement de nombreuses raisons à cela (la décolonisation en premier lieu), mais l’une d’elles est que les nations se sentent plus en sécurité lorsqu’elles sont gouvernées par elles-mêmes plutôt que par une élite supranationale ou par un État sur lequel elles n’ont aucune prise parce qu’il est contrôlé par un autre État ou un super-État. On le voit bien avec l’Union européenne, justement, dont la construction a exacerbé le séparatisme aussi bien régional (en Écosse et en Catalogne) que national (en Grande-Bretagne, avec le Brexit).
Dans votre dernier livre, vous partez du constat que la logique de la démocratie s’oppose à celle de la mondialisation. Or des pays tout à fait démocratiques, comme les États-Unis ou les pays européens, ne sont-ils pas gouvernés – ou ne l’ont-ils pas longtemps été – par des défenseurs de la mondialisation élus démocratiquement et respectant les règles de la démocratie ?
J’envisage toujours la démocratie en termes historiques et concrets, en relation avec un système économique. On peut tout à fait définir la démocratie dans une société esclavagiste comme Athènes ou les États-Unis des origines, sans tenir compte de l’économie et donc en termes idéalistes ; si ceux qui font le travail n’ont pas leur mot à dire, il est facile d’échafauder de merveilleuses théories et de tenir des discours où il n’est pas question de domination, d’évoquer les conditions dans lesquelles toute personne raisonnable peut et doit souscrire à une norme. Mais, lorsque les classes laborieuses ont également des droits civiques, comme dans le capitalisme moderne, le conflit entre la norme d’égalité de la Constitution et la machine à inégalités du marché devient une affaire politique. Et un régime démocratique, s’il veut l’être et le rester, doit être capable de corriger les effets du marché. Le libéralisme et, surtout, le néolibéralisme tentent d’immuniser l’élitisme du marché contre l’égalitarisme de la Constitution démocratique ; la gauche, en revanche, a toujours essayé de transformer l’économie capitaliste en une économie plus égalitaire. Encore faut-il que l’État démocratique puisse contrôler l’économie capitaliste, que celle-ci reste ancrée dans le réel, maîtrisable. Ce n’est plus le cas lorsque l’économie est intégrée au niveau mondial, puisqu’une démocratie mondialement intégrée n’est, elle, pas possible.
Si je vous comprends bien, tout serait une affaire de vocabulaire. Les mondialistes et les européistes auraient dénaturé le sens même de la démocratie.
Les défenseurs de l’ordre néolibéral instrumentalisent les idées de démocratie et de solidarité en associant, de manière pernicieuse, la mondialisation à l’internationalisme et l’État-nation à l’autoritarisme. Ils voudraient nous faire croire que la démocratie n’est qu’un système de valeurs universelles qui ne se justifie moralement qu’à l’échelle mondiale ou, au moins, européenne. Or c’est précisément le niveau auquel elle ne saurait exister. Autrement dit, tandis qu’à l’échelle des nations, là où la démocratie existe bel et bien comme institution, ils la dénigrent et la trouvent « plébéienne », ils la portent aux nues là où elle est concrètement inenvisageable.
La complexité toujours plus grande du monde n’implique-t-elle pas, cependant, que nous devions, dans un certain nombre de domaines, limiter l’influence de la démocratie et laisser les experts prendre les décisions ?
Quels experts ? Et quelles décisions ? Et qui est « nous » ? Il n’y a pour ainsi dire aucun domaine où tous les « experts » soient du même avis. Là où ils le sont, ou semblent l’être, leur opinion est généralement influencée par leur appartenance de classe : les classes moyennes et supérieures éduquées. En outre, les experts ont aussi des intérêts carriéristes ; dans le système scientifique actuel, il n’y a guère d’« intelligentsia sans attaches » (« freischwebende Intelligenz »), selon l’expression du sociologue Karl Mannheim. Aujourd’hui, chaque intérêt trouve un « expert » pour prendre son parti, que ce soit par conviction, en échange d’un financement de ses recherches ou d’un « paiement au comptant », pour reprendre, cette fois, la formule de Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste. Les décisions qui affectent le bien commun ont besoin de légitimité : elles doivent être acceptées par les personnes qu’elles concernent. Après la crise financière de 2008 et la pandémie de Covid-19, qui ont mis à nu les limites, pour ne pas dire l’incompétence, des soi-disant experts, comment s’attendre à ce qu’un nombre suffisant de citoyens soient prêts à soutenir une décision sous prétexte qu’elle serait issue d’une formule mathématique ? Les décisions ayant des conséquences sur les opportunités et le mode de vie des populations nécessitent une justification morale plutôt que simplement théorique. À moins, bien sûr, qu’on ne puisse les imposer par la force. Ce n’est pas là, cependant, une voie qui conduit à la paix intérieure et à la légitimité politique.
Vous défendez une Europe des États-nations. Pour stigmatiser votre position, le philosophe Jürgen Habermas a parlé de « Kleinstaaterei », terme très péjoratif puisqu’il fait référence au morcellement du Saint Empire romain germanique et évoque en français quelque chose comme la « balkanisation ». Que lui répliquez-vous ?
L’alternative que propose Habermas, je l’appelle « Großstaaterei », l’hubris du Grand État. La Großstaaterei est dangereuse. L’exemple même de l’Allemagne, pris par Habermas, le prouve : sans l’unification du vieil empire en un nouveau à la fin du XIXe siècle, puis, plus tard, en un troisième, censé durer mille ans, bon nombre de catastrophes n’auraient-elles pas été épargnées à l’Europe ? Imaginons, à la place, une sorte de grosse Suisse, trop décentralisée pour agresser ses voisins, mais tout à fait capable de se défendre : je me demande si cela n’aurait pas mieux valu. Les grands États ont tendance à édifier des empires afin de dominer les petits États qui les entourent. Ils sont populaires auprès des néolibéraux lorsque la société que ces derniers gouvernent est, à l’instar de l’Europe, trop hétérogène pour être gouvernable démocratiquement. Plus un pays est grand et hétérogène, plus il est susceptible d’être dirigé par une oligarchie – soit sous la forme d’une économie de marché néolibérale, politiquement installée mais pas politiquement corrigée, soit sous la forme d’une technocratie, soit sous la forme d’un mélange des deux, comme l’Union européenne post-Maastricht, notamment sous son aspect d’union monétaire. N’en déplaise à Habermas, c’est dans des États souverains petits ou de taille moyenne que la démocratie a le plus de chances d’exister ; et, en tant qu’ordre interne, elle a besoin d’un ordre externe qui la soutienne. La question pour l’Europe est de savoir si nous parviendrons à devenir un « troisième monde » de démocraties souveraines, libres, coopérant les unes avec les autres, au lieu d’un « État de puissance » (Machtstaat) intégré, comme l’appelait de ses vœux le darwiniste social Max Weber pour l’Allemagne avant la Première Guerre mondiale. Nous savons ce qu’il en est résulté dans le cas de l’Allemagne.
Ne serait-il pas toutefois préférable que l’Europe soit unie pour tenir tête à la Chine et aux États-Unis ?
Aujourd’hui, comme argument massue pour abolir les États-nations européens et les dissoudre dans un super-État, les intégrationnistes comme Habermas ont découvert, en effet, la Chine et la prétendue nécessité de la contrer avec une « armée européenne ». Au mieux, cependant, cela se traduirait par un sous-empire dans la partie du monde gouvernée par les États-Unis, sous-empire chargé par les Américains de surveiller leurs arrières en Eurasie et de leur permettre ainsi de se concentrer sur leur guerre avec la Chine dans le Pacifique. On devrait savoir à quel point c’est dangereux. Il serait tout aussi dangereux de suivre le rêve français de faire de l’Europe une troisième puissance mondiale, entre les États-Unis et la Chine. De toute façon, un tel rêve est complètement irréaliste, car l’Allemagne et la France ne pourraient pas s’entendre sur des intérêts géostratégiques communs. La France ne partagerait jamais avec l’Allemagne son arme nucléaire et son siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies.
Dans votre livre, vous qualifiez l’Europe de « religion civique ». Qu’entendez-vous par là ?
En Allemagne, mais aussi en dehors de l’Allemagne, l’Europe est sacralisée – et cette sacralisation confère au projet européen une aura qui rend blasphématoire tout questionnement sur le sens et le but de ce projet. Prenez le slogan du SPD [Parti social-démocrate d’Allemagne] pour les élections européennes de 2019 : « L’Europe est la réponse. » À aucun moment il n’était précisé de quelle Europe il s’agissait, ni quelles étaient les questions auxquelles elle pouvait et devait répondre. La défense de l’Union européenne repose sur un discours de plus en plus déconnecté de la réalité. Difficile, désormais, de la défendre sérieusement au nom de la prospérité, comme on l’a longtemps fait. On met plutôt en avant le fait qu’elle aurait permis de maintenir la paix en Europe depuis 1945. On prétend que, sans elle, ce serait le retour des guerres effroyables qui ont marqué la première moitié du XXe siècle. Ce récit fantasmagorique oublie que la cause fondamentale de la paix européenne depuis 1945 est la résolution de la « question allemande », avec la capitulation sans condition du IIIe Reich et sa partition, suivie d’une présence durable des États-Unis en Europe, de la subordination complète de l’armée allemande à un commandement américain ou soviétique et de la Guerre froide, qui maintenait un équilibre fondé sur la terreur nucléaire. Tout cela a épargné à l’Allemagne et à l’Europe de l’Ouest, entre autres, une seconde occupation de la Ruhr par la France et a rendu possible, à la place, la Communauté européenne du charbon et de l’acier, qu’on peut considérer comme son équivalent fonctionnel. La Communauté économique européenne est née en 1957, soit douze ans après la fin de la guerre : elle n’est donc pas, de toute évidence, la cause de la paix en Europe, mais sa conséquence. D’une façon générale, la religion de l’Europe fustige l’État-nation au nom des horreurs dont il se serait rendu coupable au XXe siècle, comme si ces horreurs concernaient tous les États-nations, aussi bien l’Allemagne nazie que le Danemark ou la Pologne. Pour l’essentiel, rappelons-le, ces atrocités ont été le fait de l’État-nation allemand entre 1933 et 1945.
Quels seraient les avantages d’une Europe des nations ?
Outre celui de pouvoir exister, contrairement à un hypothétique super-État européen toujours promis mais jamais réalisé, car irréalisable ? Précisément les avantages qui ont toujours été l’apanage de l’Europe. Au milieu de sa monumentale Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, le grand historien de l’Antiquité Edward Gibbon se demande si la tragédie que fut l’effondrement de l’Empire romain d’Occident au Ve siècle pourrait se reproduire à son époque, au XVIIIe siècle. Il répond par la négative. L’un de ses arguments est que la division en petites unités politiques a rendu les États et le système étatique européen plus stables et dynamiques que l’Empire romain ne l’a jamais été. Dans un système étatique décentralisé, une mauvaise décision prise par l’un des gouvernements ne nuit qu’à une partie de la population totale ; les autres États ou parties du système peuvent s’en prémunir. La décentralisation bénéficie aussi de l’avantage d’une intelligence dispersée ; elle permet de tester différentes solutions à un même problème et de sélectionner les meilleures. Pour illustrer la supériorité du système décentralisé, Gibbon se lance dans une expérience de pensée. Il imagine « un conquérant sauvage sorta[n]t des déserts de la Tartarie » : « Il aurait à vaincre en différents combats les robustes paysans de la Russie, les nombreuses armées de l’Allemagne, la vaillante noblesse de France et les intrépides citoyens de la Grande-Bretagne, qui peut-être même se réuniraient tous pour la défense commune. » Une tâche quasi impossible, en tout cas autrement plus difficile que si notre conquérant barbare avait eu affaire à un État monolithique comme l’était l’Empire romain. L’argument de Gibbon me semble encore tout à fait valable, et il ne s’applique pas seulement au domaine militaire. On ne cesse de nous dire que les gros États s’en sortent mieux sur le plan économique. En vérité, c’est plutôt le contraire. Et, si la taille est effectivement corrélée aux performances économiques, c’est, semble-t-il, négativement. Un exemple parmi beaucoup : la croissance moyenne des États membres de l’Union européenne après la crise de 2008. Celle des douze pays les plus petits (qui comptent chacun moins de 5,8 millions d’habitants) a été sensiblement plus rapide : 1,95 % par an contre 1,34 % pour les six plus grands pays (dont la population est comprise entre 38 et 83 millions d’habitants).
Vous proposez comme solution à l’impasse où se trouve actuellement l’Union européenne un « État polanyio-keynésien ». Qu’entendez-vous par là ?
Je ne le propose pas ; j’y vois une possibilité historique au sein d’un système d’États européens coopératifs qui pourrait se constituer indépendamment des États-Unis et de la Chine, les deux superpuissances d’un monde bipolaire émergent. Avec ce terme, je fais référence à deux des plus grands penseurs économiques du XXe siècle, Karl Polanyi et John Maynard Keynes. Polanyi défend l’idée que les États, s’ils veulent être et rester des démocraties, doivent être capables de protéger les sociétés qu’ils gouvernent de leur « destruction créatrice » (pour reprendre l’expression forgée par l’économiste Joseph Schumpeter) par les marchés internationaux. L’exemple historique développé par Polanyi est l’étalon-or de la période qui a suivi la Première Guerre mondiale. Ce système monétaire interdisait aux États en retard sur la concurrence internationale de dévaluer leur monnaie et les condamnait à restaurer leur compétitivité uniquement par des réductions de salaires et de dépenses publiques – par l’austérité, donc. C’est un peu ce qui se passe aujourd’hui avec le système de l’euro : il impose à l’Italie et à la France une monnaie rigide à l’allemande, qui ne convient ni à leurs variétés respectives de capitalisme ni à leur compromis historique entre capital et travail, consistant à pouvoir de temps à autre dévaluer pour restaurer leur compétitivité tout en apaisant les tensions sociales. Dans l’entre-deux-guerres, le résultat a été que les gouvernements démocratiques ont été renversés par des mouvements antidémocratiques.
Et Keynes ? Qu’apporte-t-il à votre définition d’un État sachant conjuguer les exigences du capitalisme et celles de la démocratie ?
Keynes est celui qui a insisté sur le fait que l’internationalisation des économies ne devait être que sectorielle et non universelle, comme dans sa célèbre formule de 1933 : « Les idées, les connaissances, la science, l’hospitalité, les voyages – voilà les choses qui, de par leur nature, devraient être internationales. Mais que les marchandises soient fabriquées au pays chaque fois que cela est raisonnablement et commodément possible, et, surtout, que les finances soient essentiellement nationales. » 1 Le système monétaire et économique mondial de Bretton Woods, conçu sous l’influence de Keynes à la fin de la Seconde Guerre mondiale et détricoté à partir des années 1970, visait à donner aux pays participants la plus grande liberté possible pour mener leurs propres politiques économiques en fonction de leurs particularités et traditions politiques, tout à fait dans l’esprit de Polanyi. Précisons, au demeurant, que ni Polanyi ni Keynes n’étaient des nationalistes bornés – en tant qu’individus, ils étaient plus cosmopolites que la majorité de leurs contemporains. Cela ne les a pas empêchés – je dirais même que cela leur a permis – de comprendre et de défendre la valeur de l’État-nation démocratique en tant que protection contre les prétentions d’un capitalisme mondialisé déchaîné.
— Propos recueillis par Baptiste Touverey.
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«La liberté ou la mort » fut leur devise. En 1821, les Grecs s’arment pour une révolution qui, après dix ans de guerre, fera naître un État indépendant. Fourmillant de héros et d’héroïnes, de faits d’armes et de sacrifices, ce soulèvement représente le moment fondateur de la nation grecque. Alors que la Turquie affirme un néo-ottomanisme toujours plus menaçant, le bicentenaire est aujourd’hui célébré avec éclat et donne lieu à la publication d’une profusion d’ouvrages. Légèrement dépassée par ce phénomène, la presse multiplie les listes des « dix meilleurs livres à lire sur 1821 ». Ceux-ci se révèlent d’une intense variété, allant de l’histoire universitaire aux bandes dessinées en passant par les romans, la poésie, les essais de droit et les biographies. Deux siècles plus tard, la Grèce revient puiser à cette « nouvelle naissance » pour mieux comprendre qui elle est.
La révolution contenait en germe les plus cruciaux des problèmes qui agitent encore le pays : rôle de l’Église, profonds clivages idéologiques et éternelle hésitation face à l’Europe. Le site culturel Tetrágono évoque « Achèvement national et désunion. Le cas grec », de l’historien Giorgos Mavrogordátos, qui étudie l’affrontement, toujours d’actualité, entre « les meneurs traditionnalistes et les pro-européens ». Conflit géopolitique, la révolution déploie aussi une dimension de classe, parfois oubliée – mais pas par l’économiste marxiste Yannis Milios dans « 1821. Sur les traces de la nation, de l’État et de la Grande Idée », ouvrage recommandé par l’édition grecque du magazine Esquire.
Récit des origines, la révolution grecque tient du mythe. Ce qui n’échappe pas à l’érudite Athens Review of Books, dans laquelle le grand historien Thános Vérémis offre une galerie de portraits des grandes figures de la révolution. De son côté, le quotidien de centre gauche To Vima parle avec émotion du roman « Femmes intrépides de 1821 », qui met en scène « l’abnégation et l’héroïsme des femmes grecques face aux malheurs de l’esclavage, du déracinement et de la mort » lors de l’affrontement gréco-ottoman. Dans la même veine, la revue culturelle en ligne Diasticho vante le recueil « 1821 dans l’œil d’écrivains contemporains », dont les récits « parviennent à offrir aux générations suivantes des leçons de vaillance sans pareille ».
Citons également le lien affectif que les Grecs entretiennent avec l’ambigu mais si populaire « bandit d’honneur » Geórgios Karaïskákis. Ce hors-la-loi sanguinaire et valeureux qui s’est farouchement battu contre les Ottomans est le protagoniste du roman à succès « Parfois diable, parfois ange », de Kóstas Akrívos. Le journal régional de Thrace Paratiritis tis Thrakis y voit « la manière la plus forte de dépeindre la vie quotidienne de la révolution, loin des descriptions officielles de l’histoire politique. » Inscrite dans les sensibilités, l’insurrection a rejailli sur toutes les formes artistiques. Le quotidien de référence Kathimerini offre une pleine page à l’ouvrage « 1821 et le théâtre », tandis que son supplément Arts fait de même pour l’anthologie « La poésie grecque de la révolution de 1821 ».
À rebours des livres entretenant la légende, le quotidien I Avghi (affilié au parti de gauche Syriza) signale « Les Femmes et la révolution de 1821 », de Vassiliki Lazou. L’historienne y adopte une approche moins chauvine et souligne que « les femmes, qu’elles aient été chrétiennes ou musulmanes, furent les premières victimes de la révolution ». Ce nouveau regard critique se retrouve aussi dans « 21 failles dans l’histoire officielle de 1821 », de Spiros Alexiou, chroniqué par le quotidien de gauche Efimerida ton Syntakton. Cet auteur – « qui ne mâche pas ses mots » – rappelle à ses concitoyens que les glorieux révolutionnaires ne dédaignaient ni la piraterie ni la contrebande. Leur brutalité ne valait-elle pas celle de leurs oppresseurs ?
Selon l’angle choisi, la révolution se fait genèse de l’État, soulèvement populaire ou renaissance d’une civilisation. Une synthèse reste possible, à l’image du dernier essai de Yannis Kiourtsakis, Le Miracle et la Tragédie, salué par la presse locale et traduit en français. Vive et brève, cette méditation sur 1821 et ses suites invite à songer à la capacité d’adaptation d’un peuple grec conscient de son singulier humanisme, enraciné dans l’Histoire et le collectif.
— U.B.
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Après quatre années de présidence Trump et une passation des pouvoirs sous tension, les Américains seraient-ils tentés par une forme d’examen de conscience ? C’est ce qui semble ressortir du palmarès des meilleures ventes dans la catégorie non-fiction établi par The New York Times, où prédominent les livres portant un regard critique sur la société américaine. En tête de la liste figure ainsi un essai sur la mémoire de l’esclavage aux États-Unis, How the Word Is Passed, de Clint Smith, poète et plume du magazine The Atlantic. L’auteur revisite neuf lieux emblématiques qui « commémorent ou déforment » le souvenir de l’esclavage, esquissant ainsi une « cartographie de la conscience historique de l’Amérique », note The New York Times, qui salue la qualité exceptionnelle de l’ouvrage.
Dans After the Fall, c’est un tour du monde qu’entreprend Ben Rhodes, qui fut durant huit ans le rédacteur des discours de Barack Obama. Après avoir converti le monde à un capitalisme débridé et à une politique étrangère musclée, les États-Unis font désormais face à un douloureux effet boomerang. Toujours dans la même veine autocritique, le journaliste Michael Lewis revient dans The Premonition sur la mauvaise gestion de la crise du Covid-19 par les autorités américaines, en dépit des multiples alertes émises par des médecins et des scientifiques sur l’éventualité d’une telle pandémie. Enfin, dans The Anthropocene Reviewed, John Green, auteur quadragénaire d’un podcast du même nom, passe en revue toutes sortes de phénomènes et d’inventions liés à l’humain, du clavier QWERTY au staphylocoque doré.
Sans surprise, on retrouve dans le palmarès de grandes figures médiatiques, à commencer par la reine de la télé américaine Oprah Winfrey, qui, dans un ouvrage écrit avec le psychiatre Bruce D. Perry, aborde la question des traumatismes infantiles – les siens notamment. Dans un autre genre, Bill O’Reilly, le très conservateur et ex-présentateur phare de Fox News, limogé en 2017 après des accusations d’agressions sexuelles, se penche sur le phénomène du crime organisé aux États-Unis. Après Killing Jesus et Killing Lincoln, il s’agit du dixième opus de la série Killing, les précédents s’étant vendus chacun à plus de 1 million d’exemplaires. Enfin, l’acteur Matthew McConaughey a profité, lui, de la tournée promotionnelle de son autobiographie Greenlights pour faire courir la rumeur de sa candidature au poste de gouverneur du Texas.
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Dans La Chienne (Calmann-Lévy, 2020), la romancière colombienne Pilar Quintana mettait en scène une jeune femme taraudée par le désir d’enfant. Los abismos explore à nouveau la question de la maternité, mais sous un autre angle : celui d’une mère qui se découvre dépourvue d’instinct maternel. Récompensé par le prix Alfaguara 2021, le livre défraie la chronique en Colombie, notamment parce qu’il « aborde des sujets qui n’avaient auparavant pas droit de cité », pointe Iván Andrade dans la revue Razón Pública.
L’histoire est racontée à travers les yeux de Claudia, une enfant de 8 ans qui assiste au lent naufrage de sa mère. Dans la Cali des années 1980, où est située l’intrigue, la dépression fait figure de gros mot. Aussi Claudia observe-t-elle, sans comprendre, sa mère rester cloîtrée des après-midi entiers, stores baissés. La fillette s’inquiète de la voir prendre l’apéritif de plus en plus tôt, du silence de son père. « Les femmes de la génération de ma mère avaient l’obligation d’enfanter. C’était une injonction sociale, raconte l’auteure dans le quotidien El Espectador. Et nous, nous devions porter la culpabilité d’être les filles de ces femmes qui n’avaient parfois aucun goût pour la maternité. » Un récit « subtile et lumineux » sur la fin de l’enfance, applaudit l’édition colombienne d’El País.
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La peintre surréaliste Marie Čermínová, alias Toyen, est portée aux nues dans son pays : elle est avec František Kupka l’artiste tchèque la plus cotée sur le marché de l’art. Ses œuvres sont exposées dans le monde entier. Et sa biographie To je on !, de Milena Štráfeldová, trône en tête de gondole dans les librairies tchèques. Pourtant sa mort, en 1980 à Paris, était passée quasiment inaperçue.
Il faut dire que Toyen l’introvertie ne courait pas après la célébrité. Elle refusait de se faire photographier et n’a laissé ni correspondance ni journal. Il a donc fallu plusieurs années à Štráfeldová pour démêler le vrai du faux. « Les livres et articles qui lui sont consacrés en République tchèque contiennent des erreurs et reposent sur des spéculations », affirme-t-elle ainsi sur Radio Praha.
Štráfeldová commence, note le site de Česká Televize, par « déconstruire le mythe sur les origines pauvres de Toyen » : ses parents étaient propriétaires d’un immeuble à Prague. Signe de sa rébellion contre la petite bourgeoisie, suggère l’auteure, la jeune femme quitte le foyer familial à 16 ans. Ouvrière, elle s’engage dans les milieux anarchistes, étudie un temps à l’École supérieure des arts décoratifs de Prague et, surtout, rencontre le peintre, poète et photographe Jindřich Štyrský. Compagnons de route, compagnons artistiques (mais pas amants ! assure Štráfeldová), ils seront inséparables jusqu’à la mort de Štyrský, en 1942.
Ensemble, ils rejoignent le mouvement d’avant-garde Devětsil. C’est là que Marie Čermínová devient Toyen. Un dérivé de « citoyen », comme on a coutume de le lire ? Pour la biographe, rien n’est moins sûr. Il pourrait s’agir de la contraction de « To je on » (« C’est lui »), en référence à l’habitude de Toyen de parler d’elle au masculin. De ce fait, les spéculations sur son orientation sexuelle allaient bon train, d’autant que l’artiste se distinguait avec ses pantalons, ses cheveux courts et ses cigarettes.
En 1925, Toyen et Štyrský s’installent à Paris, où ils fondent l’artificialisme, mouvement qui vise à provoquer « des émotions poétiques qui ne sont pas seulement optiques », expliquent-ils. Là, ils rencontrent Aragon, Éluard et Breton – le début d’une longue amitié.
De retour dans leur pays natal, Toyen et Štyrský créent le groupe surréaliste de Prague. Durant l’occupation nazie, Toyen cache chez elle le poète juif Jindřich Heisler. Puis, face au péril communiste, elle retourne à Paris. Elle y restera jusqu’à sa mort, isolée, endettée, réfugiée dans son monde à elle, un univers marqué par le rêve et la poésie que l’on retrouve dans ses tableaux. La biographe ne s’appesantit pas sur l’œuvre de Toyen. Pour se plonger dans son art, mieux vaut visiter la rétrospective inaugurée en avril à Prague, qui poursuivra bientôt sa route vers Hambourg et Paris.
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