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Pandémie ou non, certaines choses ne changent pas. Il en va ainsi du mois de septembre, de ses derniers rayons de soleil et de sa jungle éditoriale. Or voici que s’immisce cette année chez nos libraires un événement aussi ­immuable que la rentrée littéraire, et qui rappelle qu’aucun répit ne nous sera déci­dément accordé en 2021 : la campagne présidentielle.
Entre les quelques auteurs-stars annoncés et les centaines d’écrivaillons tentant de se faire un nom, on retrouve ainsi à l’affiche cette année Anne Hidalgo, qui s’inscrit dans un calendrier serré. La paru­tion de son livre suit en effet celle des ouvrages d’Édouard Philippe, de Manuel Valls ou d’Arnaud Montebourg, au printemps dernier, et précède ceux de Yannick Jadot, de Jean-Luc Mélenchon ou encore de Clémentine Autain1. Comme tous les cinq ans, nous voilà submergés par une vague de « livres électoraux », objets éditoriaux mal identifiés qui vont du programme flou au mémoire ronflant en passant par le récit de coulisses plus ou moins truculent. En réalité, ni leur style ni leur fond ne méritent d’être questionnés autant que leur existence même – et, si l’on suit la courbe de ces dernières décennies, leur multiplication. De fait, il y a peu de chances qu’aucun d’eux ait le pouvoir de remplir les urnes, voire de faire basculer le destin politique (ou littéraire) de notre pays. D’où cette question : pourquoi diable continuer à rédiger ces textes qui finissent le plus souvent par être des fours éditoriaux ?
Trois pistes peuvent être envisagées pour comprendre cette production massive de cale-portes – et, disons-le tout de go, aucune ne tient la route. Il y a d’abord la volonté de s’inscrire dans la lignée des politiques lettrés, mythologie française nourrie par d’imposantes figures passées. À défaut d’effleurer les lauriers du pouvoir, certains candidats malheureux caressent ainsi le rêve d’une postérité d’homme ou de femme de lettres. Or n’est pas Malraux ou Mitterrand qui veut, a fortiori quand la somme imprimée résulte d’heures de concertation avec une équipe de communication chargée d’y intégrer les bons éléments de langage. Vient ensuite l’idée illusoire qu’il s’agit d’une façon de convaincre, voire de conqué­rir un électorat. Faute d’y parvenir, l’auteur pourra s’offrir une tournée des librairies afin de panser les plaies d’un ego souvent malmené sur le ring politique – confer Édouard Philippe et sa tournée hallydesque de 41 dates dans tout l’Hexagone au cours de l’année écoulée. Il faut enfin considérer l’argument, parfois avancé, selon lequel un livre donnerait à ces personnalités l’occasion de s’extraire du temps de l’actualité immédiate. Naïveté ou mauvaise foi ? Toujours est-il que, dans un environnement médiatique de plus en plus saturé, ces textes ne visent pas beaucoup plus loin que l’intégration à un calendrier rigide et de court terme, qui peut être résumé à une idée simple : faire la tournée des plateaux et occuper le terrain.
Malgré un tirage à 200 000 exemplaires qui l’impose comme une exception, qui se souvient aujourd’hui des propositions du candidat Emmanuel Macron étirées sur les quelque 270 pages de son livre au titre improbable, Révolution ? Comme les écrits de ses adversaires, de ses subordonnés ou de ceux qui espèrent un jour se rapprocher de l’Élysée, son ouvrage a rejoint cette montagne de bouquins un peu vains qui ont pour point commun d’être probablement moins utiles aux ­citoyens d’aujourd’hui qu’aux historiens de demain – sous réserve qu’ils ne soient pas passés au pilon entre-temps. Les futurs chercheurs qui se pencheront sur cette production y découvriront des sources pour comprendre notre époque. Un temps tristement marqué par la multiplication d’offres politiques faites d’éléments de langage, de petites querelles et de peu d’idées. 

— Floriane Zaslavsky est sociologue.
Elle a publié avec la journaliste Célia Héron
Dernier Brunch avant la fin du monde
(Arkhê Éditions, 2020).

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Les effectifs des évangéliques seraient passés de 500 millions à 665 millions en dix ans.

À l’époque romaine, les « Germains » ne se désignaient jamais comme tels.

La portée des arcs utilisés par les Huns atteignait 400 mètres.

La part des enfants nés de parents musulmans devrait dépasser celle des enfants nés de parents chrétiens dans le monde vers 2035.

En France, 45 % des 18-25 ans disent croire en Dieu.

39 % des millennials américains prient quotidiennement.

La guerre civile colombienne a fait plus de 300 000 morts.

Le bilan de l’épidémie de Covid-19 en Suède est proche de celui de la grippe de 1993.

Deux fois plus de Norvégiens que de Français ont émigré outre-mer entre 1815 et 1930.

Pendant 160 millions d’années, les mammifères n’ont joué qu’un rôle anecdotique dans la biosphère.

Quand la société est plus riche, les tableaux sont moins beaux.

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Brian Welsh était un Américain sans histoires. Il a grandi dans le Midwest, où il était un lycéen plutôt extraverti et apprécié. Adulte, il a commencé à travailler dans une scierie, puis comme technicien médical. Il s’est marié, s’est installé dans une petite maison. Il avait la plaisanterie facile. Sa vie roulait… jusqu’à ce qu’elle déraille.
Du jour au lendemain – c’est du moins son impression a posteriori –, il s’est ­trouvé comme éjecté de son existence par l’irruption de symptômes incompréhensibles. D’abord, ce sont des vapeurs de peinture qui ont commencé à lui faire tourner la tête, puis divers parfums se sont mis à lui donner des palpitations. Ensuite il n’a plus sup­porté certains aliments, dont la liste n’a fait que s’allonger. Il était perpétuellement fatigué et avait l’impression de tomber dans un puits sans fond saturé d’invisibles menaces toxiques. Il était devenu, en quelque sorte, allergique à ce qui fait l’essence du monde moderne : solvants, poudres, solutions, carburants, vapeurs. Ses angoisses se multiplièrent, il se mit à se comporter bizarrement. Sa femme demanda le divorce.
Dans son livre The Sensitives, Oliver Broudy décrit « l’implacable anéantissement » de Brian. Sa sensibilité aux produits chimiques de synthèse « lui a tout pris », écrit-il, y compris « certaines facultés conceptuelles comme la conscience du danger ou la connaissance de son propre corps » et « les relations qui donnaient du sens à sa vie. » 
Brian vit aujourd’hui reclus dans une forêt de haute altitude en Arizona, où l’air est le plus pur qu’il ait pu trouver. Il dort à même le sol, changeant chaque soir d’emplacement pour éviter de s’autocontaminer (il craint que son corps ne contienne encore des toxines chimiques) tout en essayant de trouver des raisons de rester en vie. Ses posts Facebook, envoyés depuis la forêt, tissent une sorte de « longue mélopée sur la ­nature de la ­souffrance ».
C’est par ce biais qu’Oliver Broudy, journaliste à New York, a découvert que Brian était le porte-parole d’une communauté d’individus sensibles aux produits chimiques, qui lisent et commentent ses messages avec ferveur. Dans son livre, Broudy parle de personnes comme Brian qui, dans leur jeunesse ou au début de la quarantaine, se sont mises à souffrir de ce qu’on qualifie désormais d’« hypersensibilité chimique multiple »1 ou de « maladies environnementales ». Leur nombre n’a cessé d’augmenter au cours des décennies précédentes ; il a triplé ces dix dernières années. Broudy les appelle les « sensibles » – eux-mêmes se désignent d’ailleurs ainsi, par opposition aux « normaux ». À l’instar de l’expression « flocon de neige »2 , le terme « sensible » est souvent connoté de façon péjorative aux États-Unis, certains allant jusqu’à suggérer qu’être sensible est antiaméricain. Broudy décrit comment, en devenant « sensible », Brian a été pour ainsi dire « excommunié » par ses proches. Ses amis et sa famille ne le comprenaient plus.
Les groupes Facebook ont permis aux sensibles de surmonter leur isolement. Ils s’échangent des tuyaux, par exemple comment se faire tatouer sans métaux lourds et où acheter les meilleurs filtres contre les composés organiques volatils (COV), ces substances relâchées ou « dégazées » par les produits utilisés dans le bâtiment (peintures, vernis, solvants, etc.) et que l’on considère de plus en plus comme nocives pour la santé. Ils débattent aussi avec passion du fonctionnement des maladies environnementales. Beaucoup changent de lieu de vie, se mettent en quête du Graal – l’air pur – qui pourrait les ramener à cet état de béatitude où il n’est pas nécessaire de s’auto-ausculter en permanence. Certains se sentent mieux près des glaciers, d’autres dans le désert, d’autres encore au-delà de 1 800 mètres d’altitude, au-dessus de ce qu’ils appellent la « ligne de fièvre ».
À quelques centaines de kilo­mètres de la forêt où vit Brian, sur une lande brûlée par le soleil de l’est de l’Arizona, se trouve la communauté de Snowflake (« flocon de neige »). L’air y est sec et la végétation rare. « Snowflake » est un nom dû au hasard (ses deux fondateurs s’appelaient E. Snow et W. Flake !), mais il n’est sûrement pas pour rien dans la réputation du lieu. Cette petite ville sert de refuge aux plus sensibles des sensibles et applique des normes de construction rigoureuses – seule la peinture à l’argile y est autorisée, par exemple. Les suicides y sont pourtant fréquents : on ne se rend à Snowflake que lorsque l’on a épuisé toutes les autres options.

D’après les chiffres cités par Broudy, 12,8 % des Américains souffrent d’une hypersensibilité chimique multiple altérant leur qualité de vie (et quelque 15 % supplémentaires sont affectés par des formes plus légères). Les composés chimiques déclenchent chez eux une multitude de symptômes : maux de tête, confusion mentale, troubles de la mémoire, inflammations, gonflement des doigts, sensation d’étouffement, nervosité. Plusieurs décrivent le sentiment étrange d’une « panne » cérébrale, un peu comme si leur cerveau avait disjoncté.
Oliver Broudy pense que le sujet mérite qu’on s’y intéresse pour toutes sortes de raisons, dont l’une est de nature épistémologique : la sensibilité met à mal le dualisme cartésien. Elle désintègre les corps et les vies, elle transforme les personnalités. Ce qui intrigue particulièrement le journaliste, c’est le peu de connaissances disponibles sur le sujet. On connaît bien la maladie de Parkinson ou certains cancers causés par la flopée de nouveaux produits chimiques présents dans notre environnement. On peut poser un diagnostic sur ces pathologies parce qu’elles sont associées à des symptômes bien spécifiques. Ce n’est pas le cas de la sensibilité, qui, de fait, passe parfois pour une faiblesse de caractère. Les personnes concernées l’appellent, à juste titre, la maladie du divorce. Gravitant dans une zone mal définie entre la santé et la maladie, elle défie les lois de la causalité et de l’uniformité. Un déclencheur A, mettons le pesticide DDT ou l’un de ses avatars, n’entraîne pas toujours le symptôme B – des maux de tête, par exemple – chez une même personne. Et encore moins au sein d’une large population de sensibles.
À cela s’ajoute un étrange phénomène de « dissémination » : la réaction à un produit chimique particulier semble déclencher une sensibilité à d’autres substances, voire à des types de « menaces » différents, comme les ondes électromagnétiques. Dans quelle mesure la peur joue-t-elle un rôle dans cette « dissémination » ? Difficile à dire, répond Broudy, qui pointe qu’être atteint d’une maladie environnementale peut pousser l’individu le plus raisonnable à voir des déclencheurs partout. Les sensibles ont par ailleurs tendance à se tourner vers des remèdes douteux, voire absurdes, dès lors qu’ils offrent un espoir.
Broudy n’est pas sensible lui-même, mais il partage depuis longtemps le genre de sourde inquiétude qui pousse nombre d’entre nous à acheter bio autant que possible ou à choisir des produits dont les étiquettes arborent les mots « pur » ou « vert ». Devenu père, il s’est mis à penser au perchlorate dans le lait maternel, au glyphosate dans les petits pots, à l’amiante dans les crayons de couleur ou au formaldéhyde dans le mobilier pour enfant. Il considère le foie comme notre organe majeur, et la santé comme une question de filtration : il y a ceux qui peuvent filtrer et expulser les détritus chimiques et ceux qui ne le peuvent pas.
Broudy aime donner des chiffres. Par exemple, le nombre de produits chimiques de synthèse présents aujourd’hui dans un foyer américain moyen : 85 000. Dans le cordon ombilical des mères canadiennes, d’après une étude de 2013, on en trouve 137 (dont du DDT, des PCB, un composé chimique servant d’isolant électrique, et des retardateurs de flamme) ; et dans l’odeur si singulière qui flotte dans l’habitacle d’une voiture neuve, on compte quelque 275 COV. Mais le plus éloquent, ce sont les comparaisons : aujourd’hui, aux États-Unis, on dénombre en moyenne 9 000 additifs de synthèse dans la nourriture. En 1970, il y en avait 900.
Le but de ce livre est de donner de la visibilité aux sensibles. Pas seulement pour des raisons épistémologiques, mais aussi parce qu’ils jouent le rôle de lanceurs d’alerte : canaris piégés dans les galeries d’une mine toxique créée par notre consumérisme, ils pépient ­faiblement pour nous avertir d’une menace que la plupart d’entre nous préfèrent ignorer. Sur un ton sérieux teinté d’un soupçon d’alarmisme, Broudy expose la tragédie de leur bioaliénation. Les maladies environnementales, nous dit-il, s’apparentent à un « frisson collectif de résistance somatique » touchant 12,8 % de la population américaine.
Lorsque les sensibles racontent l’histoire de leur maladie, on constate qu’il y a deux cas de figure. Certains sont tombés malades après un seul incident, par exemple l’installation d’une nouvelle moquette « relâchant des COV », la pulvérisation d’un insecticide sur leur lieu de travail ou l’exposition accidentelle à un produit chimique ; d’autres, comme Brian, ont été sensibilisés à plusieurs produits chimiques à la fois. Exemple typique de cette première catégorie, un résident de Snowflake raconte comment il a été « brisé » en 1998, alors qu’il avait 27 ans : son bureau a été traité contre les termites avec du Dursban (ce produit fut interdit à l’usage domestique deux ans plus tard). L’autre groupe décrit une dégradation « à petit feu ». Les symptômes apparaissent après des années passées à cueillir des fraises gorgées de pesticides ou à travailler dans une usine de plastique. Les ouvriers agricoles et les Afro-Américains font partie des populations les plus à risque, parce qu’ils sont plus susceptibles de vivre près de raffineries ou d’usines produisant des déchets toxiques. Le livre de Broudy n’est pas centré sur ces communautés marginalisées, mais elles en hantent les pages. De fait, l’épigénétique montre que l’expression de certains gènes peut être modifiée de manière transmissible, et donc fragiliser gravement certaines catégories de population sur plusieurs générations.
Dans l’un des chapitres, Broudy remonte aux origines de la révolution chimique du xixe siècle, puis à la naissance des grands groupes de l’industrie chimique (Monsanto, Shell, Bayer, ­Procter & Gamble…) qui sont devenus des piliers du monde moderne. Il n’est pas le premier à raconter cette histoire, mais il le fait avec panache. Il décrit par exemple l’heureux hasard qui, en 1856, fit apparaître un précipité violet se déployant comme une pieuvre dans le bécher d’un étudiant de 18 ans, un certain William Henry Perkins, après qu’il eut plongé du goudron dans de l’alcool3. Le jeune homme fila déposer un brevet. Sa découverte entraîna la production de colorants de synthèse toujours plus nombreux et, plus important encore, de leurs dérivés, qui donnèrent par la suite les poisons et les parfums (et tout ce qu’il y a entre les deux) du XXe siècle.
Retracer cette histoire permet à ­Broudy de signaler que certains individus ont dès l’origine réagi aux colorants synthétiques par des éruptions cutanées. Un médecin allemand a d’ailleurs très tôt remarqué une nette augmentation des cas de cancer des testicules chez les ­ouvriers qui distillaient du goudron. Après la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’industrie a pris « la pleine mesure de l’importance du visuel dans les choix des consom­mateurs », les colorants ont été introduits directement dans les aliments : des cas d’allergies alimentaires ont fait leur ­apparition.

Ce que Broudy cherche à démontrer de manière plus globale, c’est que le monde enchanté de la consommation offrait bien trop de délices et d’avantages pour que l’on songe à ralentir la cadence. Les entreprises ont évidemment bénéficié du fait que, dans la plupart des cas, les symptômes mettaient des années à apparaître. L’auteur estime que la FDA [Food and Drug Administration, l’agence américaine des aliments et des médicaments] et les autres organismes de surveillance « n’étaient pas plus équipés pour contrôler un aussi large éventail de produits chimiques que la SEC [Securities and Exchange Commission, l’organe de régulation des marchés financiers] ne l’était pour surveiller Wall Street. » Des efforts ont été déployés pour réglementer les retardateurs de flamme présents dans les matelas, le mobilier et les appareils électroniques, en vain. Lorsqu’un produit chimique dangereux est retiré du marché, les entreprises modifient légèrement sa formule chimique et l’y réintroduisent sous un autre nom.
Un chapitre retrace comment le risque s’est politisé : l’accepter revient à affirmer son américanité. C’est aussi une manière d’embrasser le capitalisme, et, pour ce faire, il faut en ignorer les victimes : chaque avantage de la vie moderne occasionne « un certain nombre de morts, qui en paient le prix. » Broudy montre comment la « gestion du risque » est devenue, dans les années 1970, une question de « liberté » et de « responsabilité individuelle ». Et, accessoirement, une incitation au consumérisme : si quelqu’un s’inquiète des toxines, libre à lui d’acheter encore plus de produits – compléments alimentaires, déter­gents, détecteurs de fumée, et ainsi de suite.
Broudy ne prétend pas offrir de solution au problème. On ne peut pas faire machine arrière ; les pesticides et les ­engrais qui empoisonnent des millions de personnes et menacent les écosystèmes permettent aussi de nourrir une bonne partie de la population mondiale. Le journaliste se méfie des réponses faciles et préfère se concentrer sur son objectif : nous inciter à prêter davantage attention aux sensibles. Le voilà donc qui s’embarque dans un road-trip à travers le sud-ouest des États-Unis en compagnie de l’un d’eux, un entrepreneur prénommé James, encore à peu près apte à mener une vie normale. Broudy compare ce voyage au mouvement que l’on fait lorsqu’on approche sa chaise du lit d’un patient affaibli pour mieux l’entendre. Il se demande si la sensibilité s’apparente à la tuberculose avant la découverte du bacille de Koch (autrement dit, un problème dont on n’a pas la clé) ou si elle ressemble plutôt à la neurasthénie, une maladie nerveuse tout aussi répandue que la tuberculose au XIXe siècle, qualifiée à l’époque de maladie imaginaire par le corps médical.
Broudy apprend à cerner la personnalité de James au fil de leur voyage. Ce dernier est doté d’un physique impressionnant mais souffre continuellement de maux de tête lancinants et de douleurs diffuses – un joueur de tennis professionnel qui aurait la gueule de bois. Pour se libérer des toxines et reprendre espoir, James est prêt à essayer les ­remèdes les plus conventionnels comme les plus abracadabrants. Sur le chemin de Snowflake, les deux hommes rendent visite à des spécialistes des maladies envi­ronnementales, écoutent des podcasts sur la façon de doper son système immunitaire et dorment dans des motels miteux dont les couvre-lits imprégnés de produits chimiques rendent James malade. Ils se mettent en tête de débusquer Brian Welsh dans la forêt nationale de Kaibab, où il a trouvé refuge. Leur chemin est semé d’embûches : ici, des feux de forêt éteints à grand renfort de retardateurs de flamme (ce qui conduit Broudy à disserter sur leur histoire alarmante) ; là, l’air terriblement pollué entre Tucson et Phoenix.
Cette partie du livre évoque un peu Sur la route, de Jack Kerouac. La plume de Broudy y est lyrique et nerveuse, témoignant à la fois de son scepticisme et de son empathie. Pour combattre sa ­fatigue, James ingère une curieuse potion magique composée d’une kyrielle de compléments alimentaires et d’amphétamines. Broudy s’administre le même traitement afin de mieux comprendre ce qu’éprouve le jeune homme et explique que c’est comme si on « essayait de réveiller sa conscience à coups de poing ». Un arrière-goût chimique désagréable lui reste longtemps en bouche. Le journaliste s’aligne également sur le régime alimentaire de James : barres d’agneau séché et chips de chou frisé. Il ne va pas jusqu’à dire que James est difficile à suivre, mais souligne qu’il ne finit jamais ses phrases et semble « coincé à un stade préémotionnel », comme s’il ne s’autorisait pas à ressentir de la colère, du désespoir ou n’importe quelle autre émotion humaine. Il n’y a que lorsqu’il conduit qu’il se laisse aller. Il a vécu de graves traumatismes dans son enfance. Son père, qui le maltraitait, lui enjoignait de serrer les dents face aux difficultés de la vie. Broudy se demande si cela a pu avoir des effets au niveau immunitaire, préparer le terrain pour les maladies environnementales. Mais il en vient à douter du rôle des traumatismes psychologiques lorsqu’il rencontre David Reeves, un personnage haut en couleur. Autrefois new-yorkais, il vit aujourd’hui dans une tente plantée dans le jardin de sa maison, non loin de Snowflake. Son système immunitaire a « pété un câble », dit-il, quand on a traité son appartement contre les punaises de lit. Il ne laisse pas la maladie contrôler sa vie, se réjouit Broudy. Il travaille dans l’édition, écoute Schubert et lit des romans de George Gissing. David n’a pas vécu de traumatismes dans son enfance.

Les médecins spécialistes des maladies environnementales qu’ils rencontrent ou interrogent par téléphone n’écoutent James que d’une oreille et préfèrent disserter sur leurs propres théories. Au fil des consultations, données et hypothèses s’accumulent mais aucune ne paraît satisfaisante. Beaucoup de théories reposent sur l’idée selon ­laquelle la machine cellulaire des malades aurait implosé sous l’assaut des produits chimiques. C’est la métaphore du « tilt » au flipper : la machine se coupe lorsqu’on la secoue trop. Les toxines déclenchent une réponse immunitaire, et elles sont si nombreuses que notre corps ne parvient pas à les éliminer. L’une des thèses avance que ces maladies auraient une origine génétique : un quart d’entre nous ne posséderait pas certains éléments essentiels à la détoxification de l’organisme à cause de la mutation d’un gène particulier, le MTHFR. D’autres incriminent un dérèglement de l’amygdale, et d’autres encore prétendent que « c’est dans la tête ». Chacune de ces ­explications est sans doute en partie vraie, mais aucune ne l’est entièrement, estime Broudy. Ou plutôt, les maladies environnementales relèvent tout autant de la tuberculose que de la neurasthénie. Son analogie préférée : elles sont à la fois une particule et une onde.
Le problème des paradigmes médicaux actuels, explique Broudy, c’est que toute preuve venant remettre en question le dualisme cartésien est systématiquement reléguée au rang d’effet placebo. Selon lui, la biochimie et la psychologie sont les deux faces d’une même médaille : si la sensibilité affecte l’une, elle affectera l’autre. Il critique la méde­cine ­moderne, qui préfère extrapoler les résultats des ­essais cliniques plutôt qu’écouter le témoignage du patient, surtout lorsqu’il s’agit de maladies environnementales. Mais le patient n’est ni un cerveau dans un bocal, ni une souris de laboratoire dans une cage stérile. C’est un être singulier doté d’un corps qui baigne dans une soupe d’éléments chimiques. Et, aujourd’hui, cette soupe contient des dizaines de milliers de nouveaux ingrédients, dont beaucoup sont toxiques pour une partie de l’espèce qui les a fabriqués.
Le voyage s’achève à Santa Monica, en Californie – un endroit où James se sent à peu près bien et où les placebos pullulent. Ils s’arrêtent au Bulletproof Café, un établissement très prisé dont les clients luttent contre les toxines et veillent avec acharnement sur leur ­santé. Dave ­Asprey, le propriétaire, a su exploiter leurs peurs avec brio en leur proposant son « café pare-balles », du café noir addi­tionné de beurre et d’huile. Pour les consommateurs, c’est l’invincibilité assurée. James et Broudy se rendent ensuite chez un dernier médecin, un chirurgien spécialiste du pancréas devenu expert des maladies environnementales (après avoir été lui-même terrassé par une hypersensibilité chimique multiple). L’homme de l’art injecte à James son remède miracle contenant quelque 450 allergènes, lesquels devraient achever de le rendre ­invincible. Entre 80 et 90 % de chances, affirme-t-il. 

— Michele Pridmore-Brown est chercheuse associée au Centre de la science, de la technologie, de la médecine et de la société à l’Université de Californie à Berkeley et rédactrice en chef sciences de la Los Angeles Review of Books.
— Cet article est paru dans The Times Literary Supplement le 29 janvier 2021. Il a été traduit par Lucile Pouthier.

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Au XVIIe, le mal du siècle ne s’appelait pas encore « dépression ». On ne parlait alors que de « mélancolie », et celle-ci avait un chroniqueur attitré, l’essayiste anglais ­Robert Burton, qui avait consacré presque cinquante ans à l’anatomie de ce « mal anglais ». Or la somme qu’il a écrite sur ce sujet a priori pas bien gai constitue non seulement « l’un des documents fondamentaux de la culture européenne », comme l’affirme Dustin Illingworth dans The Paris Review, mais aussi une lecture formidablement réjouissante. L’écrivain Samuel Johnson disait devoir se lever deux heures plus tôt chaque jour pour en lire quelques pages ; Samuel Beckett s’en inspirera ; quant à Borges, certains distinguent l’influence du travail de Burton dans le fond comme dans la forme de presque toutes ses œuvres.
Le titre complet est aussi prolixe que l’ouvrage lui-même : « Anatomie de la mélancolie. Ce qu’elle est, avec tous ses ­aspects, ses causes, ses symptômes, ses pronostics et les différents moyens de la soigner. […] Philosophiquement, médicalement, historiquement abordée et disséquée. » Robert Burton examine en effet cette pandémie ancestrale sous tous les angles, en disséquant des livres allègrement pillés. Il puise à toutes les sources : ouvrages médicaux et anatomiques, auteurs classiques, récits, recueils d’anecdotes, racontars, et on en passe. On le traitera de vulgarisateur, de ventriloque recyclant le savoir d’autrui, de charlatan multidisciplinaire. Pourtant « ce chef-d’œuvre répétitif, bavard et souvent exaspérant est étrangement ensorcelant », écrit Robert McCrum dans The Guardian. À condition, bien entendu, de ne pas le lire de bout en bout mais de le butiner, sachant que chaque page apportera son lot de trouvailles.
Quant aux mélancoliques eux-mêmes, ils pourront tirer un certain bénéfice de la lecture de ce traité. Robert Burton ne prétend pourtant pas régler son compte à l’incompréhensible fléau. « La tour de Babel n’a jamais produit autant de confusion des langues que le chaos de la mélancolie de variétés de symptômes […] qui se manifestent par des actes extrêmes, des contrariétés, des contradictions en infinie variété […]. On ne voit pas deux fois sur deux mille les mêmes symptômes se conjuguer », se lamente-t-il. « Ce trouble complexe et étrangement prémoderne », confirme Michael Edwards dans la revue scientifique Brain, possède une infinité de causes et génère une infinité d’effets. Mais Robert Burton, praticien assidu de toutes les sciences, s’inscrit dans la droite ligne d’Hippocrate et de la sacro-­sainte théorie des quatre humeurs (le sang, chaud et humide ; la lymphe, humide et froide ; la bile jaune, sèche et chaude ; et la bile noire, l’« atrabile » alias la « mélancolie », sèche et froide). En principe, ces humeurs coexistent dans un équilibre stable, mais bien sûr ce n’est jamais le cas.
Jusqu’au XVIIIe siècle, les spécialistes étudieront l’omniscient Robert Burton pour ses suggestions de remèdes ou de thérapies et, surtout, pour sa nomenclature des symptômes mélancoliques, aussi variés qu’étranges : se croire fait de beurre et craindre de fondre au soleil ; se prendre pour une outre en cuir emplie de vent (la mélancolie stimule les flatulences) ; trouver, comme Louis XI, que tout et tous autour de soi empestent.
Les lecteurs moins atteints peuvent se distraire de leur mélancolie tout en apprenant à la contenir, grâce aux conseils d’un irrécusable bon sens que prodigue l’auteur : travailler, pratiquer une activité physique, fuir la solitude, éviter l’autosuggestion et l’amour, jouer aux échecs, écouter de la musique gaie… En même temps, Robert Burton prône une certaine résignation, écrivant que « nul vivant n’est à l’abri de ces dispositions à la mélancolie, nul assez stoïque, assez sage, nul ­assez heureux, assez patient, assez géné­reux, assez pieux et religieux pour s’en défendre. La mélancolie, prise en ce sens, est le propre de l’homme mortel. » Mais, lecteurs, n’abandonnez pas tout espoir. Si la lecture soulage, il existe encore une autre parade dont Burton a vérifié sur lui-même l’efficacité : l’écriture. « J’écris sur la mélancolie pour éviter la mélancolie. […] Quand j’entrepris ce travail, […] mon but était de soulager mon esprit, […] car j’avais le cœur lourd et la tête infectée, une sorte de tumeur dans la tête dont j’étais très désireux de me décharger, et je ne pouvais pas imaginer meilleure façon de le faire. […] Le doigt va chercher le point de la douleur, celui à qui la peau démange, il faut qu’il se gratte. » Autrement dit, Burton est un protopromoteur de la bibliothérapie et surtout de la scriptothérapie [lire « Lire, écrire, se relire », Books n° 113]. C’est sans doute pourquoi, loin de se décou­rager devant l’ampleur et la complexité de son propos, il ne cessera sa vie durant d’enrichir son unique ouvrage – qui, au fil de six éditions, s’épaissira de 350 000 à plus de 500 000 mots. Le résultat final sera à l’image de l’affliction décrite : « un modèle d’incohérence, qui donne autant dans la rigueur que dans l’absurdité, la science que la superstition, l’ascétisme que la sensualité. Burton s’excuse de ses longues digressions pour s’y replonger aussitôt. Il accumule conjectures, preuves, rumeurs, hérésies », écrit encore Dustin Illingworth, qui salue néanmoins « cette méditation encyclopédique et décalée sur les mystères de l’existence ».
Robert Burton est lui-même à l’image de son ouvrage, sérieux et sombre mais aussi sarcastique et rigolard. L’un de ses plus célèbres portraits le dépeint sous les traits d’une sorte de Schtroumpf jaunâtre et sinistre, mais avec une lueur goguenarde dans l’œil et un sourire ambigu façon Joconde. Ce clergyman confiné avec ses bouquins dans ses cellules d’Oxford, célibataire par obligation, aime se tenir les côtes en écoutant du haut d’un pont les engueulades et les obscénités des bateliers, et fréquente aussi certains lieux de perdition. Toute cette ambivalence imprègne les 1 400 pages de son pavé, où – entre quelque 13 000 citations latines et sentences sombres et doctes – viennent inéluctablement se glisser impertinences ou cocasseries, voire une pensée carrément iconoclaste. ­Robert Burton est en fait un vrai successeur de Montaigne, dont l’influence en Angleterre était alors au moins aussi grande qu’en France. Comme Montaigne, il parle de lui pour parler de nous : « Ce que d’autres connaissent par ouï-dire ou par leurs lectures, je l’ai senti et pratiqué personnellement ; leur savoir vient des livres, le mien de ma mélancolie. » Comme Montaigne, Burton se veut un écrivain « délié, simple, sans apprêt » qui, toujours comme Montaigne, cache volontiers ses propos scabreux sous une formule latine. Comme Montaigne encore, il procède « à sauts et à gambades » (soit, dans son cas, à la manière d’un « épagneul qui dans sa course abandonne sa proie pour aboyer après chaque oiseau qui passe »). Enfin, comme le Gascon, il imite les abeilles en pillotant chez les autres, mais le miel final est bien le sien : « Tout est mien, rien n’est mien. Comme une bonne ménagère tisse une pièce de tissu à partir de diverses toisons, […] j’ai à grand-peine ­recueilli ce centon d’auteurs divers […]. La matière est en grande partie leur, et pourtant mienne. […] J’emprunte, je remodèle ce que je prends aux auteurs, […] seule la méthode est mienne. »
Étrange et saugrenu, Robert Burton le restera jusqu’à sa mort, laquelle conjuguera les trois piliers de sa personnalité – mélancolie, cocasserie et amour de la science. Il se serait en effet suicidé en 1640 à la date prédite par les astres, pour conforter la science astrologique. Et il s’offrira même un clin d’œil post mortem en faisant graver sur sa pierre tombale : « La mélancolie est source de vie et de mort. » Un ultime hommage à cette affliction qui lui aura procuré à la fois souffrance, aisance et notoriété. 

— J.-L. M.

Extrait : « Abrégé de la mélancolie par l’auteur »

« Quand je vais rêver solitaire
Aux pensées des choses futures
Et bâtis des châteaux en l’air
Sans crainte et sans amertume,
Livré au plaisir de mes doux fantasmes,
Le temps me semble courir vite.
En comparaison, mes joies sont folie,
Rien n’est plus doux que la mélancolie.
Quand seul, éveillé, je repose,
Recomptant mes actions mauvaises,
Penser devient ma tyrannie,
Peur et tristesse m’envahissent,
Que je m’attarde ou que je parte,
Le temps m’est devenu si lent.
En comparaison, mes chagrins se rient,
Rien n’est plus triste que la mélancolie.
Quand, solitaire, je me souris,
Le temps se passe en gais pensers,
Près d’un ruisseau, ou dans le bois si vert,
Dans ma retraite, invisible, en silence,
Mille plaisirs bénis me viennent,
De bonheur couronnant mon âme.
En comparaison, mes joies sont folie,
Nulle plus douce que la mélancolie.
Quand, assis, couché, marchant seul,
Je suis chagrin, je soupire et je geins,
Sans une forêt sombre ou un vallon aride,
De déplaisirs et d’assauts des Furies.
Mille malheurs au même instant
Mon âme et mon cœur assombrissent.
En comparaison, mes chagrins se rient,
Nul plus amer que la mélancolie.
Il me semble entendre, il me semble voir,
La douce musique, mélodie magique,
Villes et palais, et cités superbes ;
Par ici, par là, le monde est à moi,
Rares beautés et gentes dames y brillent
De charme ou d’amour divin.
En comparaison, toutes joies sont folie,
Nulle plus douce que la mélancolie.
[…]
Il me semble cajoler, il me semble baiser,
Il me semble embrasser ma mie.
Ô jours bénis, ô douce jouissance,
Je vis mes jours en paradis.
Puissent ces images rester en mes pensées
Puissé-je pour toujours aimer.
En comparaison, mes joies sont folie,
Rien n’est plus doux que la mélancolie.
Quand j’énumère les frayeurs de l’amour,
Mes soupirs, mes larmes et mes veilles,
Mes crises jalouses, ô mon dur destin,
Je me repens, mais il est bien trop tard.
Nul tourment plus cruel que l’amour,
Nul ne fut plus amer à mon âme.
En comparaison, mes chagrins se rient,
Rien n’est plus dur que la mélancolie.
Amis et compagnons, partez,
Je voudrais me retrouver seul.
Il faut à mes pensées, à moi, pour aller bien,
Que nous soyons seuls face à face.
Joyau ni trésor n’en approchent,
Délice et sommet de ma félicité.
En comparaison, mes joies sont folie,
Rien n’est plus doux que la mélancolie.
La peste que la solitude !
Je deviens bête, puis monstre,
Refuse lumière et compagnie,
Car je n’en reçois que douleur.
Le décor change, ma joie s’en va,
La peur, le déplaisir, la tristesse sont là.
En comparaison, mes chagrins se rient,
Rien n’est plus âpre comme mélancolie.
Ma vie vaut celle de tous les rois,
J’en suis ravi : le monde peut-il donner
De joie plus grande que rire et sourire,
Et passer le temps en de si doux loisirs ?
Non, surtout, non, pas d’importun,
Tant j’ai plaisir à voir et à sentir.
En comparaison, mes joies sont folie,
Rien n’est divin comme mélancolie.
Ma vie ne vaut pas celle du pauvre gueux
Que tu sors du cachot ou d’un tas de fumier ;
Douleur incurable, tu m’entraînes en enfer,
Je ne saurais durer dans un tel tourment !
Je suis désespéré, je déteste ma vie,
Donnez-moi une corde, un couteau ;
En comparaison, mes chagrins se rient,
Rien n’est plus damné comme mélancolie. »

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Il y a deux types de révolutionnaires qui prennent les armes : ceux qui s’efforcent de ressembler au héros qui a fait naître leur vocation et ceux qui désirent surpasser leur mentor pour atteindre un niveau supérieur. ­Rodrigo Londoño appartient à la première catégorie : il a choisi d’imiter ceux qui l’ont inspiré, de vivre dans leur ombre, et c’est pourquoi, lorsqu’il parle, il répète des phrases prononcées par ses chefs, les commandants historiques des Farc, les Forces armées révolutionnaires de Colombie. Il raconte, par exemple : « Dans la jungle traversée par la rivière Guayabero, Jacobo Arenas s’est exprimé avec une grande sagesse car, lui, il s’y connaissait en politique » ou : « Manuel Marulanda se baignait dans un ruisseau d’eau froide quand il s’est vu encerclé par des soldats… » Londoño accepte de ne plus être le héros de sa propre vie et cède ce rôle à d’autres, un peu comme un orphelin qui parlerait de son père mort.
Il était le troisième commandant en chef des Farc, cette guérilla colombienne qui, selon le rapport ¡Basta ya ! [« Ça suffit ! »], du Centre national de la mémoire historique, a commis 24 482 enlèvements (entre 1970 et 2010), 3 899 assassinats ciblés (1981-2012) et 717 attaques ­armées (1988-2012), parmi lesquelles la prise d’assaut de villages, le dynamitage de ponts et l’attaque de bases militaires. Leurs stratégies de guerre étaient parmi les plus abominables qui soient : pose de mines antipersonnel, enrôlement de mineurs et kidnapping de civils sur les routes – ce que les Farc appelaient « la pêche miraculeuse ».
Les Farc sont nées en 1964 à Marquetalia, un hameau du centre du pays, lorsque des milliers de paysans de sensibilité communiste furent persécutés par le Parti conservateur, la police, l’armée, l’Église et les groupes paramilitaires1. Beaucoup furent égorgés et eurent la langue coupée, victimes d’une pratique macabre surnommée la corbata [« cravate », en espagnol : la langue des suppliciés rappelait la cravate rouge qu’arboraient les communistes en signe de ralliement]. Les fondateurs de la guérilla étaient ­Pedro Antonio Marín, alias Manuel Marulanda Vélez, décédé en 2008 à 77 ans, et Luis Alberto Morantes, dit Jacobo Arenas, mort d’une crise cardiaque alors qu’il prononçait un discours devant un parterre de guérilleros en 1990. Du premier, Londoño a appris la stratégie militaire ; du second, la théorie marxiste.
Rodrigo Londoño est plus connu sous le nom de Timochenko, nom qui a acquis une notoriété mondiale le 24 novembre 2016, lorsqu’il a signé un accord de paix avec le président colombien Juan Manuel Santos après quatre ans de négociations à La Havane. Près de cinquante ans après le début du conflit, 13 202 guérilleros ont rendu les armes. Ils se sont présentés dans des centres d’accueil au milieu des montagnes, où ils ont déposé leur arsenal et se sont vu attribuer une identité. Des centaines d’entre eux n’existaient même pas dans les registres de l’état civil. Ils portaient des enfants en bas âge et des blessures de guerre. Certains sont arrivés manchots, d’autres borgnes ou boiteux. Et certains sont arrivés vieux. Comme Timo­chenko, qui s’est engagé en 1976, à l’âge de 17 ans, quittant sa famille sans jamais lui dire adieu.

Le Quindío est un petit département de Colombie qui ne compte guère plus de 500 000 habitants. C’est une région paisible, traversée par des rivières boueuses bordées d’immenses bambous, où les couchers de soleil sont la mélancolie même : le ciel se teinte de rouge comme si la fin du monde menaçait. Les retraités de ­Bogotá, de Medellín et de Cali viennent y couler leurs vieux jours, loin des ­bureaux, cultivant leur petit potager et buvant du café bio. Rodrigo Londoño a suivi cette voie de la classe moyenne : depuis le début du confinement lié au coronavirus, il vit dans une petite ferme du Quindío où il cultive du café et des bananes. Avant qu’il ne signe l’accord de paix, on ne connaissait de lui qu’une photo, représentant un homme de plus de 1,80 m, aux bras épais et à la barbe broussailleuse. Selon les services du renseignement militaire, il était médecin et avait été formé en Union soviétique et à Cuba ; c’était un homme assoiffé de sang avec qui il ne serait jamais possible de conclure la paix. Le temps a prouvé que les services de renseignement avaient tout faux, sauf sur deux points : son nom et sa date de naissance.
Londoño se tient dans le couloir de sa maison, construite sur une petite colline. S’il n’avait pas dirigé une armée rebelle, commandité des enlèvements de civils et orchestré une lutte sanglante qui a duré des décennies, on jurerait que c’est un paysan qui a gagné un peu d’argent, pas beaucoup, juste assez pour vivre.
Il a 62 ans, mesure à peine 1,70 m et ne porte pas de barbe. Il a un gros ventre et parle d’une voix légèrement aiguë. Ses cheveux sont parfaitement peignés, il sourit – il rit tout le temps, à n’importe quelle question, comme pour masquer sa timidité. La maison dispose d’un ­salon spacieux. Dans la cuisine, séparée de la salle à manger par un bar, deux jeunes femmes préparent un ragoût de lentilles et de viande. Il vient de s’asseoir lorsqu’un bébé de 1 an surgit de sous la table – son fils, qu’il soulève et pose sur ses genoux. Une des femmes s’approche. Il s’agit de Johana Castro, sa compagne, âgée de 37 ans. Londoño explique que c’est ici, dans cette maison, qu’ils ont essayé de l’assassiner.
Après la signature de l’accord de paix, les Farc sont devenues un parti politique, Force alternative révolutionnaire commune, gardant ainsi le même acronyme. Londoño en a pris la tête ; c’est pourquoi il dispose d’une garde rapprochée composée de policiers, d’ex-guérilleros et de civils. En 2018, il s’est porté candidat à la présidentielle. Sa campagne a été mouvementée : des manifestations étaient organisées lors de son passage dans certaines villes, on lui jetait des pots de fleurs, des pierres, des bouteilles. Il a finalement retiré sa candidature en raison de problèmes cardiaques, et les Farc n’ont même pas obtenu 1 % des voix. Dans une déclaration publique de janvier 2020, Londoño a remercié la police et l’armée de lui avoir sauvé la vie en abattant deux anciens guérilleros qui auraient planifié son assassinat. À l’époque, plusieurs politiciens colombiens insistaient sur le fait que le processus de paix avait échoué. Lorsque le médecin légiste a examiné les corps des ex-guérilleros, ceux-ci présentaient des traces de torture et témoignaient de plusieurs jours de décomposition. L’affaire a vite été oubliée, on n’a jamais su ce qui s’était vraiment passé.

En décembre 2014, pendant que Timo­chenko négociait l’accord de paix à La Havane, le bureau du procureur général colombien a annulé plus de 100 actes d’accusation contre lui et suspendu 117 mandats d’arrêt. À l’époque, les États-Unis offraient une récompense de 5 millions de dollars pour sa capture ; la Colombie, 2,5 millions de dollars. La Cour pénale internationale lui a infligé 16 condamnations allant de dix à quarante ans de prison pour meurtres, enlèvements, prises d’otages, déplacement forcé de populations et ­enrôlement de mineurs. Il est actuellement engagé dans une procédure pénale devant la Juridiction spéciale pour la paix (JEP), un organe de justice transitionnelle chargé d’enquêter sur les crimes commis pendant le conflit. Les anciens guérilleros qui reconnaissent leur culpabilité et acceptent de dire la vérité bénéficient de peines de prison réduites, voire d’une amnistie. Londoño n’a jamais manqué une audience au tribunal, mais ses déclarations de septembre 2020 sur l’enrôlement des mineurs ont suscité l’indignation. Aucune pièce d’identité n’était demandée à ceux qui voulaient rejoindre les Farc, a-t-il affirmé. Ce qui a été perçu par les Colombiens comme un déni des preuves avancées par les anciens combattants et les parents des victimes. Assis à table, chez lui, devant une bière, après avoir mangé son ragoût de lentilles et réfléchi aux dérives du conflit, il dit :
« La guerre, c’est une connerie.
– Que pensez-vous des crimes dont vous êtes accusé ?
– Je n’étais pas impliqué dans beaucoup d’entre eux. On m’accuse de choses qui se sont passées dans le sud du pays, alors que j’étais dans le Nord, près de la frontière vénézuélienne. Bien sûr que des ­erreurs ont été commises. Mais, à l’époque, ça nous semblait des actions légitimes. Aujourd’hui, j’ai fait mon examen de conscience et je reconnais nos erreurs auprès des victimes ; je ­demande pardon. Par exemple, je n’ai ­jamais ­approuvé l’enrôlement de ­mineurs, mais les décisions étaient prises ­collectivement. »
Lorsque Rodrigo Londoño a été nommé commandant en chef, très peu de Colombiens le connaissaient, contrairement à d’autres commandants aujourd’hui décédés qui étaient devenus célèbres pour leurs faits d’armes. Ce n’est qu’avec le processus de paix qu’il a ­acquis une certaine notoriété, lorsqu’il est ­apparu dans les médias, qu’il a donné des interviews. Il a alors investi l’imaginaire collectif, incarnant le démon craint par des millions de personnes : le commandant de la guérilla, une figure peut-être plus redoutée que celle du narco.

Les Farc n’ont eu en tout et pour tout que trois commandants. Le premier, Manuel Marulanda Vélez – de son vrai nom Pedro Antonio Marín –, est devenu une icône mythique de la rébellion. Lorsque des ex-guérilleros parlent de lui, on dirait qu’ils récitent le Coran ou la Bible, comme si cet homme n’avait pas été un chef de guerre mais un prophète, un moine qui aurait atteint un niveau de conscience supérieur. Le deuxième était Alfonso Cano – Guillermo León Sáenz –, que les guérilleros et les politiques qui l’ont connu présentent comme un intellectuel. Il a été tué par l’armée colombienne lors d’un bombardement aérien le 4 novembre 2011, alors que le gouvernement Santos menait en secret des pourparlers avec la guérilla. Si Rodrigo Londoño lui a succédé, sur décision de l’organe suprême de l’organisation, le secrétariat de l’État-major central, c’est peut-être surtout en raison de son ancienneté.
En cinquante ans, les Farc sont passées d’une minuscule guérilla, composée de paysans dotés d’une faible force de frappe, à une puissante organisation meurtrière. Dans les années 1980, un premier processus de paix a échoué, entraînant l’essor d’autres forces de gué­rilla comme l’ELN (Armée de libération nationale), l’EPL (Armée populaire de libération) et le M-19 (Mouvement du 19 avril). Les Farc ont alors défini un plan de bataille pour prendre le ­pouvoir : enlèvements, racket des éleveurs de ­bétail, taxation des narcotrafiquants et, dans certaines régions, trafic de drogue.
« Dans les années 1980, nous espérions que le socialisme international nous ­aiderait à nous développer, explique Londoño. Nous n’avons jamais été formés par les Soviétiques ou les Cubains. Nous n’avons eu d’échanges fructueux qu’avec les Guatémaltèques ; ils nous ont beaucoup appris sur les techniques de communication. Les Nicaraguayens nous ont causé beaucoup de problèmes parce qu’ils nous ont promis des armes mais ne les ont jamais livrées. Grosse déception. Ensuite, quand on est tombés sur le narcotrafic et qu’on a vu cette montagne de pognon, on s’est dit : “Bon, le camp socialiste nous a laissés tomber, voilà l’argent.” Mais nous étions des révolutionnaires convaincus, pas des narcos ; nous ne faisions que collecter des taxes sur le narcotrafic, nous surveillions les laboratoires. »
Grâce à cette manne financière, les Farc se sont développées dans les années 1990. La Colombie est un pays vaste à la végétation dense, traversé par la cordillère des Andes et abritant une partie de la forêt amazonienne. Pour couvrir l’ensemble du territoire, les guérilleros se sont constitués en blocs. Le plus célèbre et le plus meurtrier était le Bloc oriental, commandé par Jorge Briceño, alias Mono Jojoy – « peut-être mon seul ami ; mais à la fin nous nous sommes éloignés, nous avions certains désaccords », dit Londoño. Si Mono ­Jojoy n’avait pas été tué le 22 septembre 2010 lors d’un bombardement, il aurait probablement été nommé commandant en chef. Sous sa houlette, des armes non conventionnelles ont été mises au point : des « bombes cylindriques », utilisées lors d’attaques de commissariats et de casernes au milieu de la population ­civile, et des mines antipersonnel, posées dans les champs et les régions montagneuses, qui fauchent soldats, paysans et enfants.
Entre 1991 et 2002, selon le parquet colombien, le Bloc oriental s’est ­emparé de quelque 70 villes, entraînant le dépla­cement de centaines de familles. La période la plus terrible s’est déroulée entre 1998 et 2002, lorsque les Farc étaient en pourparlers avec le président Andrés Pastrana. Le processus de paix, connu sous le nom de « dialogues du ­Caguán », du nom de la zone démilitarisée de 42 000 km2 cédée aux guérilleros, fut un échec. Au cours de ces années, les Farc ont mené la vie dure aux soldats de l’armée colombienne. Des vidéos montrant ceux-ci enchaînés dans des cellules de fortune au cœur de la jungle tournaient sur tous les téléviseurs du pays. Les guérilleros ont kidnappé des hommes politiques, des journalistes, des sénateurs, des hommes d’affaires, ainsi qu’Ingrid Betancourt, qui fut gardée en captivité dans la jungle pendant plus de six ans.
En 2002, le pays en a eu marre de vivre dans la peur. Vous ne pouviez pas vous déplacer en voiture d’un dépar­tement à un autre sans risquer de tomber sur un barrage routier et de vous faire kidnapper. Les Farc n’étaient qu’à une demi-heure de villes comme ­Bogotá, Medellín et Cali, où plusieurs hommes politiques avaient été enlevés lors d’opérations spectaculaires. Álvaro Uribe fut élu président au mois d’août et bénéficia du Plan Colombie, une alliance conclue avec les États-Unis qui prévoyait un soutien économique et logistique. Le gouvernement d’Uribe entreprit de décimer méthodiquement les Farc : bombardement de leurs campements, encerclement des zones de conflit pour empêcher les rebelles de s’approvisionner, déploiement de l’armée dans tout le pays, sauvetage des otages. Des guérilleros de premier plan tels que Mono Jojoy et Raúl Reyes furent tués. En 2010, Juan Manuel Santos, qui avait fait le serment de poursuivre la politique d’Uribe, fut élu président. Son accession au pouvoir laissait présager une intensification des affrontements et des bombardements ; mais, le 4 septembre 2012, des pourparlers de paix furent annoncés.
Les négociations durèrent un peu plus de quatre ans à La Havane. Au cours de ces quatre années, le contenu des ­accords de paix fut régulièrement soumis à l’opinion publique, ce qui suscita de vives réactions dans un pays comptant des milliers de victimes. Le 2 octobre 2016, les Colombiens furent invités à se prononcer, par voie de référendum, sur la question suivante : « Soutenez-vous l’accord final d’achèvement du conflit et de construction d’une paix stable et durable ? » Le « non » l’emporta avec 50,21 % des voix, rendant caduc le traité de paix qui avait été signé quelques jours plus tôt. Les Farc et le gouvernement s’empressèrent d’entamer des négociations avec l’opposition, et la ratification fut finalement obtenue. La Juridiction spéciale pour la paix (JEP) fut créée, ainsi que des « espaces territoriaux de réinsertion » (ETCR) pour que les ex-combattants puissent y commencer une nouvelle vie. Pour financer leurs projets, ils bénéficièrent d’une aide d’un peu plus de 300 dollars.
Près de cinq ans après cette signature, le parti des Farc compte dix représentants au Congrès et un maire. Depuis le cessez-le-feu, 200 ex-guérilleros ont été assassinés par l’armée ou des groupes paramilitaires ; des milliers d’autres ont développé des entreprises de tourisme, d’agriculture et de textile. Mais, en août 2019, Iván Márquez et Jesús Santrich, deux ex-guérilleros qui avaient été les principaux artisans du traité de paix, ont repris le maquis – d’où ils prévoyaient d’assassiner Timochenko en janvier 2020 2. Entre 2016 et 2020, des groupes paramilitaires et d’anciens guérilleros ayant repris les armes ont tué plus de 500 défenseurs des droits de l’homme et de l’environnement et plus de 200 guérilleros repentis. Les espaces territoriaux de réinsertion ne sont plus sûrs ; des centaines d’ex-combattants les ont abandonnés. Des milliers d’entre eux peinent à trouver du travail, et les aides promises par le gouvernement tardent à arriver sur leurs comptes en banque. La paix est en lambeaux. Rodrigo Londoño est le seul parmi les dirigeants et ex-commandants à avoir une vie ­publique : il a une femme, un fils, un chien qu’il a trouvé dans la jungle, un compte Twitter et un compte Instagram.

La plateforme Zoom est son outil de communication préféré : il ne parle pas au téléphone et utilise WhatsApp avec le laconisme d’un télégraphe. Il continue à prendre ses précautions, comme du temps de la guérilla : il est avare de paroles et craint d’être sur écoute. Notre premier entretien a lieu sur Zoom. Il est assis face à son ordinateur, dans un grand bureau, le visage baigné de lumière.
« J’ai eu une enfance heureuse, raconte-t-il. J’ai grandi dans un petit village du Quindío où tout le monde se connaissait. » Avant l’âge de 5 ans, il savait lire et maîtrisait les opérations mathématiques de base, mais il n’a pas pu entrer à l’école du village parce que les enfants de moins de 7 ans n’y étaient pas admis. Sa mère l’instruisait avec la Bible, un livre qu’il trouvait particulièrement beau pour la qualité du papier. Son père était un paysan de gauche, analphabète, qui s’était converti au communisme. Il donnait à lire au petit Rodrigo Voz proletaria, le journal du Parti communiste colombien.
« Mon père était un paysan originaire d’Antioquia, un département du nord-ouest de la Colombie. Il était très rebelle, c’est d’ailleurs pour ça qu’il n’a pas fait d’études. Je regrette de ne pas lui avoir demandé à quel moment exactement il était devenu communiste. Au départ, c’était un libéral de gauche, partisan de Gaitán [voir la note 1]. Ses cousins et la plupart des membres de sa famille étaient de sensibilité communiste mais ne participaient pas activement à la vie politique. Mon père, lui, c’était un mili­tant. Il s’est même porté candidat au conseil municipal de sa commune, La Tebaida. »
Au collège, Rodrigo se démarque par ses bons résultats et, comme beaucoup d’autres enfants de la campagne colombienne, il aide son père aux champs pour planter et récolter le café. Le week-end, sa mère et lui vont au cinéma à ­Armenia, la ville la plus proche, voir des westerns et des comédies mexicaines. Au cours des quarante années qu’il a passées dans la guérilla, il s’est souvenu de ces dimanches comme de petits diamants perdus dont on ne se rappelle que l’éclat.
Au lycée, il abandonne ses études parce que son père le punit sévèrement chaque fois qu’il renâcle à la tâche. Il vit alors avec sa demi-sœur aînée à Quimbaya, dans le Quindío, et fait partie de la Jeunesse communiste. C’est grâce à cette organisation qu’il visite l’université locale, où il se fait connaître par sa ferveur révolutionnaire, fruit de plusieurs années d’écoute de Radio Habana avec son père, de lecture de Voz proletaria, d’observation des réunions bien arrosées des partisans qui se retrouvaient dans la maison familiale pour débattre des inégalités et de la persécution de la gauche.
« On préparait la campagne électorale lorsqu’un jour une dispute a éclaté avec un sympathisant de l’organisation, se souvient-il. Moi, à 17 ans, j’étais très exalté. Et j’ai entendu un chef de la Jeunesse communiste dire que les élections ne servaient à rien, que ce qu’il fallait, c’était cracher de la mitraille ; que, si on le voulait, il nous aiderait à rejoindre les Farc. Alors j’ai pris contact avec le gars et je lui ai dit que je voulais partir. »
À cette époque, Londoño avait un ami proche, Jorge Rojas Rodríguez, qui est devenu plus tard journaliste. Tous les deux vivaient dans la maison de la Jeunesse communiste de Quimbaya. Ils partageaient les tâches ménagères, étudiaient le marxisme et faisaient du théâtre. Ils peignaient des fresques sur les murs à la gloire des héros de la révo­lution cubaine, Fidel Castro et Che Guevara ; prédicateurs zélés, ils prêchaient la doctrine communiste méga­phone à la main. Rojas a consacré un livre à son ancien ami, Timo­chenko. El último guerrillero, dans lequel il ­raconte : « Un docteur fit soudain irruption dans la Maison du peuple. C’était un cardiologue ­renommé et fortuné, à la fois admiré et persécuté pour son soutien affiché à la révolution ­cubaine. Il tenait à la main, comme s’il s’agissait de trophées, un sac à dos en toile vert foncé et une paire de bottes noires imperméables. Face aux militants du Parti et aux membres de la Jeunesse communiste de Quimbaya qui se réunissaient religieusement tous les samedis soir à 7 heures, il demanda d’une voix forte : “Qui est la tête brûlée qui part avec moi ?” Du fond de la salle, Rodrigo se leva et s’avança fièrement sans dire un mot. » Londoño ne donne pas plus de détails sur son départ et se rappelle avoir été accueilli par des camarades communistes à Bogotá. Après quelques jours passés dans la capitale, il s’est rendu avec un guide et un indigène sur le haut plateau de Sumapaz, niché dans la Cordillère orientale, qui relie les départements de Meta et de Huila – un territoire historiquement dominé par les Farc. À la faveur d’un cafouillage de son guide, Rodrigo s’est retrouvé dans le campement de ­Manuel Marulanda et Jacobo Arenas, les fondateurs de la guérilla. C’est Arenas lui-même qui a procédé à l’enrôlement de Rodrigo. Au moment de choisir son pseudonyme, il a repensé à un homme qui était allé en Union soviétique et lui avait parlé d’un certain Timochenko. Son surnom a changé plusieurs fois : Timo, Timoleón Jiménez.
« N’importe qui peut expliquer comment allumer un feu, mais c’est autre chose de le faire pour de vrai : allumer un feu avec du bois vert, du bois humide ; manger des serpents, des singes, des rongeurs ; ne pas manger pendant des semaines, ne pas changer de vêtements ; s’enfoncer dans une jungle épaisse avec juste une boussole ; franchir les postes de contrôle de l’armée en se faisant passer pour un mineur, un prêtre ou un petit agriculteur », dit-il, assis à son bureau, tandis que son image vacille sur mon écran.
Il ne s’exprime pas sur un ton dramatique. Lorsqu’on lui demande s’il voudrait revenir en arrière, il botte en touche ; il ne veut pas perdre de temps à spéculer. Lorsqu’il a rejoint les Farc, les guérilleros ne faisaient qu’une ou deux « actions » par an ; ils étaient ­armés de tromblons et de fusils datant de la ­Première Guerre mondiale. Le travail le plus important était d’ordre discursif, ce qui explique pourquoi lui, l’un des rares à savoir lire et écrire, et à avoir étudié le marxisme, a rapidement gravi les échelons.

Il est 9 heures du matin, nous nous trouvons dans la ferme où il vit. Il a déjà fait une demi-heure d’exercice avant mon arrivée.
« Tu as pris un café ? »
Il sort de son bureau pour aller chercher des tasses mais revient avec des canettes de bière.
« Vous avez été attaqué par certains membres de votre parti parce qu’ils vous trouvent trop mou, trop installé dans votre nouvelle vie. Et aussi parce que vous n’avez pas soutenu Iván Márquez et Jesús Santrich quand ils ont repris les armes.
– Mais nous sommes en paix, nous avons signé l’accord. Je ne peux pas décourager des milliers d’ex-guérilleros qui essaient de refaire leur vie. Nous avons accepté de vivre en démocratie. Ça me blesse que ceux qui étaient mes camarades soient retournés à la guerre.
– En dehors d’Iván Márquez et de Jesús Santrich, il y a d’autres anciens combattants qui ont repris le maquis. Ils disent que le gouvernement a trahi les accords de paix…
– Ils sont très peu nombreux. Ce sont des gens déséquilibrés, qui ont rejoint les Farc sur le tard. Certaines branches de l’organisation étaient gangrénées, à cause du trafic de drogue et d’une mauvaise formation politique. Je n’oublierai jamais une discussion que j’ai eue avec Jacobo Arenas dans la jungle bordant la rivière Guayabero. Il a dit qu’un homme de pouvoir qui avait une arme à la main et rien dans la tête était extrêmement dangereux. Lorsque les affrontements se sont intensifiés, le travail d’éducation du peuple a été suspendu. La guerre a emporté beaucoup de nos meilleurs éléments, et, lorsque ces personnes sont mortes, d’autres qui n’étaient pas aussi instruites les ont remplacées.
– Est-ce une manière de vous justifier ?
– À présent il s’agit de dire la vérité devant la Juridiction spéciale pour la paix ; mais la frontière est très mince entre reconnaître ses torts et se justifier. Tout n’était pas si mauvais, c’est vrai, mais comment le dire sans heurter, sans blesser les gens ? Il y a quelque temps, on m’a dit : “Quand tu parles aux victimes, tu dis bien les choses et tout le monde en sort apaisé parce que tu reconnais les faits. Mais, dans le contexte judiciaire, le besoin de te justifier resurgit.” Il y a une chose qu’il faut bien garder à l’esprit : l’escalade de la violence, les morts, tout ça c’est le résultat des circonstances du conflit. »
Son discours est fluide, il ne cherche pas ses mots. Il peut répondre à une question sur la barbarie de la guerre puis, sans transition, raconter l’histoire d’un guérillero qui a eu le transit intestinal bloqué après avoir mangé le fruit d’un palmier. Ou celle d’un Cubain qui les avait rejoints dans la jungle pour les aider à fabriquer des armes et qui, après un bombardement, s’est mis à avoir si peur des hélicoptères que, quand il les entendait, il faisait sur lui. Ou encore cette fois où, lors d’une cour martiale, ils ont découvert un infiltré et ont dû l’abattre.

Le 2 août 2020, l’ex-président Juan Manuel Santos a interviewé Rodrigo Londoño pour la chaîne de télévision colombienne Caracol TV. Ce fut l’une de leurs seules entrevues depuis la signature du cessez-le-feu. Ils ont discuté du processus de paix, des difficultés rencontrées, des assassinats d’anciens combattants, du rôle de la vérité dans la réconciliation.
« En tant que président, ça a été très dur d’envoyer des soldats à la guerre et de devoir ensuite consoler leurs enfants et leurs veuves, explique Santos. Vous-même avez dû faire face à des situations très compliquées : plus de 1 000 guérilleros mouraient au combat chaque année. Comment avez-vous géré cette situation, qu’avez-vous éprouvé personnellement ?
– La différence, c’est que vous pouviez consoler les mères. Tandis que les mères des guérilleros ne savaient même pas que leurs fils étaient tombés au combat. Très douloureux
– Avez-vous ressenti ce qu’on appelle la solitude du pouvoir ?
– Je ne sais pas si c’était la solitude du pouvoir parce que, du pouvoir, on n’en avait pas beaucoup là-bas. Mais la solitude au sens de ne pas pouvoir discuter, échanger, oui. »

Maintenant qu’il est père, Londoño a peur de la mort. Il demande pardon, mais il ne s’attend pas à être pardonné. Il n’est pas médecin, bien que dans les années 1980 des médecins alliés à la cause des Farc lui aient appris à faire de petites opérations chirurgicales. Il n’a jamais été formé en Union soviétique, comme le prétendent les services de renseignement colombiens. À 23 ans, il faisait partie des chefs de l’état-major interarmées et, à 26 ans, il était déjà membre du secrétariat des Farc. Il a été le plus jeune guérillero à atteindre le sommet de l’organisation. Il n’a jamais été blessé et ne sait pas combien de personnes il a tuées lors des affrontements. Il est fier de plusieurs choses : d’être entré dans la jungle avec une boussole pour tout équipement et d’avoir été capable d’en sortir ; de savoir allumer un feu sans que la fumée atteigne le ciel et de pouvoir le faire avec du bois vert et humide ; d’avoir mangé des serpents, des singes et des cochons sauvages sans sourciller. Il ne se vante pas d’avoir été le commandant de la plus ancienne guérilla du monde. 

— Daniel Rivera Marin est un journaliste colombien. Spécialiste des conflits armés, il a été reporter pour le quotidien espagnol El Mundo.
— Cet article est paru dans le mensuel mexicain Gatopardo le 17 novembre 2020. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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Le 15 juin 2018, les cendres de l’astrophysicien Stephen Hawking étaient inhumées dans l’abbaye de Westminster, à Londres, en présence d’éminences politiques et scientifiques et de quelques centaines d’admirateurs anonymes, heureux gagnants d’un tirage au sort. La célèbre « voix » du scientifique, générée par ordinateur, résonna sous les voûtes : « J’ai conscience du caractère précieux du temps. Saisissez l’instant. Agissez maintenant. J’ai passé ma vie à voyager à travers l’Univers par la force de l’esprit. » Les hommages firent assaut de ­superlatifs. « Personne, depuis Einstein, n’avait autant contribué à notre compréhension de l’espace et du temps », ­déclara l’astrophysicien britannique Martin Rees près de la tombe, voisine de celle de Newton, où a été gravée l’équation du « rayonnement de Hawking ».
C’est par l’évocation de ce « grand final » que Charles Seife, professeur de journalisme à l’Université de New York et auteur d’essais sur les mathématiques, ouvre son enquête sur Stephen Hawking. Paru en avril aux États-Unis, l’ouvrage a été aussitôt abondamment commenté, notamment par Frank Wilczek, Prix Nobel de physique 2004, qui salue dans The New York Times un livre « grand public, très fouillé et solidement étayé ».
La vie de l’astrophysicien britannique paralysé par une maladie neurodégénérative ne semblait pourtant plus guère recéler de mystères tant elle a été médiatisée. L’auteur d’Une brève histoire du temps – 10 millions d’exemplaires vendus – a déjà fait l’objet de quatre biographies, d’une auto­biographie, de plusieurs films, de milliers d’articles… Hawking, qui a joué dans Star Trek, est sans conteste le scientifique le plus populaire depuis Einstein.
C’est précisément cela que questionne Charles Seife : sa popu­larité. « Il pose deux questions cruciales, souligne Samanth Subramanian dans The New Republic : quelle est la nature de la célé­brité scientifique ? Et quelles raisons ont permis à Hawking de l’acquérir ? » Interrogations délicates, car il s’agit de démêler la part de la science, de la maladie, de la mécanique médiatique et de l’autopromotion dans ce succès d’image.
« Iconoclaste », selon The New York Times, le livre n’en est pas moins, d’abord, un hommage au courage de Hawking, qui ­apprend à 21 ans la nature irréversible de sa maladie, devient incapable d’écrire à 24 ans, de marcher à 28 ans, de parler à 43 ans. Malgré sa dépendance croissante à toutes sortes de machines, il a poursuivi jusqu’à sa mort, à 76 ans, ses travaux sur les trous noirs : ces astres compacts, nés de l’effondrement d’étoiles et censés engloutir toute matière passant à proximité, émettraient un rayonnement qui les voue à s’évaporer. Cette hypothèse l’a rendu célèbre, même si la preuve (par l’observation ou l’expérimentation) de ce « rayonnement de Hawking » manque toujours.
De fait, Hawking n’était pas le scientifique le plus estimé par ses pairs. The New York Review of Books relève une anecdote citée par Charles Seife : en 1999, quand la revue Physics World appelle 250 membres de la communauté à lister les cinq physiciens les plus importants, « Hawking se retrouve en bas du classement, avec un seul vote. » Pourquoi, alors, Hawking était-il perçu par les profanes comme « l’héritier naturel d’Einstein » ? Réponse de Charles Seife : l’astrophysicien, qui refusait cette comparaison, a travaillé dur pour devenir aussi célèbre. Un exemple : son choix de publier sa Brève histoire du temps chez Bantam Books, maison d’édition américaine à grands tirages. Celle-ci l’a présenté, avec son accord, en fauteuil roulant sur fond de ciel étoilé. Cette couverture « a fixé l’image de Stephen Hawking comme le symbole d’un pur esprit scientifique », souligne The New Republic. Ensuite, l’astrophysicien cèdera à la tentation de se vendre « comme une marque » – prêtant son nom à des produits d’Intel et de British Telecom – et de s’exprimer sur des sujets sans rapport avec son expertise.
Évitant le piège du portrait à charge, Charles Seife montre aussi que « Hawking a inspiré une nouvelle génération de scientifiques et catalysé les recherches de physiciens travaillant à l’intersection de la théorie quantique et de la relativité », souligne The New York Review of Books. « L’auteur réussit, renchérit la revue Science, à extraire le scientifique – un homme complexe – de l’écheveau des distorsions générées par sa célébrité. » 

[post_title] => À la source du rayonnement de Hawking [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => a-la-source-du-rayonnement-de-hawking [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-07-01 07:02:44 [post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:02:44 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=104673 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Au bout du chemin bleu qui glisse vers la mer, entre les frondaisons d’arbres immenses, le ciel s’embrase. C’est l’aube. Ou plus exactement la parfaite représentation d’un rêve d’aube. Car, dans cette image inaugurale du livre de ­Letizia Le Fur, rien ne colle avec le monde commun, et c’est bien cela qui émeut. La photographie est à l’évidence cadrée au millimètre et les couleurs retravaillées : les feuillages découpent dans le ciel incandescent la forme et le camaïeu d’une flamme. Le chemin, on le devine, est une route bitumée comme tant d’autres. La scène est éclairée au flash, façon nuit américaine : la cime des arbres est presque vert fluo, les troncs sont noyés dans la nuit… Et pourtant, on est happé par le mystère, on est d’emblée perdu.
Quelle heure était-il lorsque la photographe s’est arrêtée au tournant de cette route littorale pour visser son œil dans le viseur ? Peu importe, en vérité, car le livre s’appelle Mythologies. Letizia Le Fur a pris ces images aux Canaries, en Grèce, en Normandie et en Corse, c’est-à-dire pas très loin. Elle nous emmène en nul autre lieu que notre imaginaire. En ­commençant par le commencement : « L’Origine. » Tel est le titre du premier chapitre de son livre, qui cite en exergue quelques vers de la Théogonie, long réci­tatif sur la généalogie des dieux et la création de l’Univers écrit par Hésiode, poète grec du viie siècle avant notre ère.
Letizia Le Fur dit volontiers qu’elle a aimé s’immerger, enfant, dans les récits mythologiques. Ils étaient le véhicule de ses évasions du HLM de Saint-Denis, en banlieue parisienne, où elle a ­grandi. Ils sont ici sa porte d’entrée dans le règne d’une nature primordiale : le miné­ral, le végétal et la mer. À la différence de ­Sebastião Salgado, qui, pour Genesis, a sillonné la planète afin d’y débusquer une nature et une humanité saisissantes de mystère, la photographe traque l’étrange dans le fami­lier. « Je m’efforce de m’éloigner de la réalité », dit-elle. Elle dessine des croquis des vues qu’elle aimerait trouver, un exercice de préparation hérité de ses années aux Beaux-Arts de Tours. Elle compose ses photos comme des tableaux et poursuit le travail en postproduction. « La photographie brute n’est qu’une esquisse qui, après ses interventions seulement, devient l’image projetée et imaginée », commente la spécialiste Laura Serani dans Mythologies.
Les fiers figuiers de Barbarie s’alanguissent dans une lumière de nature morte, les pins aux troncs trop minces et trop grands s’élancent vers le ciel en une diagonale vertigineuse, les fleurs ne sont qu’inflorescences phalliques qui se dressent et s’épanchent, les rochers ­déferlent en lentes vagues rouges, un roc fendu dessine l’origine du monde. Quant à l’humanité, elle surgit, minuscule, dans une forêt transfigurée par un magnifique clair-­obscur : c’est un homme nu, archétype d’une sculpture grecque ou d’une peinture néoclassique, qui apparaît, disparaît. « J’aime photographier la végétation. Mais pour la première fois, j’ai eu envie d’introduire un homme. Il est musclé, mais je le vois fragile dans sa nudité au sein de cette nature brute. Je voulais poser sur ce corps masculin un regard de femme, ni érotique, ni emphatique, exprimer une tendresse et proposer une réflexion sur la représentation du masculin, rare dans le monde de l’art moderne. »
Rare aussi dans celui de la publicité de luxe, qui lui passe des commandes depuis vingt ans. Ce travail-là lui a permis d’affiner ses techniques de cadrage – « les images bien pensées sont prises vite ». Cela lui a sans doute été bien utile pour décrocher sa première récompense pour une œuvre personnelle : le prix Alpine & Leica, quatre jours à fond de train sur les routes du sud de la France. Au bout, une expo et le titre d’ambassadrice Leica. Et depuis, trois invitations en résidence – La Bourboule, la Normandie et Cadaqués – pour développer un projet personnel dont l’épicentre est, à chaque fois, une transformation du réel ordinaire en fiction étrange et belle. Son prochain défi : transmuer le laid. Un rêve d’enfance. 

C.B.

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En 2012, l’Arménie avait fêté en grande pompe le 500e anniversaire du premier livre imprimé en caractères arméniens, un événement qui célébrait l’ancrage de la lecture dans la culture nationale. C’était huit ans à peine après que le pays eut quitté le giron soviétique, tutelle sous laquelle des livres tirés à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires se vendaient à bas prix, permettant à la plupart des foyers d’avoir leur bibliothèque de classiques, dont les 12 tomes de l’Encyclopédie s­ovié­tique arménienne.
Aujourd’hui, les tirages se sont effondrés, les prix ont grimpé et le marché du livre est concentré dans le secteur d’Erevan. La capitale compte une dizaine de librairies, dont deux enseignes majeures : Bookinist, une « institution » locale fondée en 1932, et Zangak. Chacune possède une maison d’édition, publiant essentiellement des traductions de best-sellers destinés à la jeunesse en arménien, langue privilégiée par la nouvelle génération. Les précédentes, elles, préfèrent lire la littérature étrangère et savante en russe.
Les ventes dans ces deux librai­ries reflètent la quête de sens des habitants d’un pays assommé par la défaite face à l’Azerbaïdjan, au lourd bilan humain et économique, et par une pandémie repartie à la hausse au printemps. Ce sont essentiellement les auteurs surfant sur le New Age ou proposant une lecture globale du monde qui ont la cote : ainsi Paulo Coelho, Robin Sharma et Yuval Noah Harari. De jeunes talents arméniens comme Sune Sevada se frayent un chemin aux côtés d’écrivains confirmés tels la romancière Narinai Abgaryan (qui écrit en russe) et Vartkès Bedrossian (mort en 1994), sans toutefois surclasser Mark Aren, prolifique romancier arménien établi à Moscou.
Ces livres-phares ne sauraient éclipser une offre soutenue contre vents et marées non seulement par Bookinist et Zangak, mais aussi par des maisons comme Antares, qui publie pléthore d’auteurs arméniens et étrangers (dont Patrick Modiano et Michel Houellebecq). Citons également Actual Art, qui édite depuis vingt ans des livres au design soigné, avec une attention particulière pour la littérature française contemporaine, d’Alain Robbe-Grillet à Leïla Slimani. 

Tigrane Yégavian est un journaliste indépendant, auteur d’Arménie. À l’ombre de la montagne sacrée (Nevicata, 2015) et de Géopolitique de l’Arménie (BiblioMonde, à paraître en octobre 2021).

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L’auteur de ce recueil de poèmes fait partie de l’aristocratie ­LGBTQ israélienne. Descendant de deux générations d’hommes homosexuels (son père et son grand-père maternel), promoteur acharné de la lutte pour les droits des homos, Imri Kalmann fut longtemps le propriétaire de l’unique bar gay de Tel-Aviv, puis militant du parti de gauche Meretz.
Dans cet opus salué par Yotam Feldman dans le quotidien Haaretz, Imri Kalmann décrit, à grand renfort de scènes sexuelles crues, sa vie – et son malaise – et s’interroge sur l’avenir de sa « communauté » (celle des gays et lesbiennes). Car l’idée qu’Israël est un pays très ouvert aux homosexuels est un cliché. Tel-Aviv n’est qu’une enclave dans une culture dominante valo­risant le collectif, la famille, et exprimant un mépris abyssal pour l’individualisme – et pour l’homosexualité, éminemment dissidente.
Pris entre l’apparente acceptation de l’homosexualité et l’hostilité bien réelle de l’opinion, Imri Kalmann suggère une solution, radicale : « Ras-le-bol des manifs, des grèves et des protestations sur le Net, il est temps de fonder un État gay. » Son nom ? « Altneusodome », en référence à Altneuland, littéralement « Nouveau pays ancien », titre du roman utopique du père du sionisme, Theodor Herzl. Sa capitale ? Tel-Aviv, bien sûr.

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Qui aime la littérature et les livres sera aussi sensible à l’âme d’une œuvre qu’à celle d’une entreprise éditoriale authentique qui possède elle aussi son identité, c’est-à-dire son auteur. Car, pour peu que la ligne choisie par certaines maisons d’édition corresponde à votre sensibilité ou à votre style, vous désirerez en posséder tous les titres. Qu’elles soient séminales comme Adelphi, disparues, hélas, comme les élégantes éditions Le Promeneur, ou modestes par la taille mais géantes par l’ambition comme Allia, je sais ce que ma bibliothèque – et donc mon existence – leur doit. Rigueur initiale dans la sélection des textes, soins maniaques apportés à l’objet, poursuite endurante d’un goût quelles que soient les vicissitudes commerciales : telles sont les caractéristiques de ces éditeurs exigeants, cohérents, qui forcent l’admiration à l’heure où les mastodontes de l’industrie veulent tout écraser au nom du bestselling.
« De la littérature insolente et exigeante » ? C’est justement le programme des Éditions de l’Arbre vengeur, qui depuis des mois font ma joie. Née en 2003 à l’initiative de David Vincent (directeur littéraire) et Nicolas Étienne (directeur artistique), forte déjà de plus de 150 titres, cette petite maison bordelaise a beau publier – comme beaucoup – des auteurs contemporains français et étrangers et posséder – comme d’autres – des collections spécialisées, sa singularité est inscrite dans son esprit décalé et son rapport intempestif aux œuvres du passé. Vengeurs de mauvais sorts et redresseurs de torts, nos deux fous de littérature ont en effet un dada, une marotte que « L’Alambic » – la collection initiée chez eux par Éric Dussert – déploie avec talent et qu’ils appellent la « redécouverte intrépide ». Il s’agit de rééditer le nec plus ultra d’écrivains oubliés, négligés, méconnus, voire de porter à la connaissance du public des inédits d’auteurs disparus.
Partant du principe que l’excellente littérature n’a pas d’âge et que certains livres peuvent, avec le temps, trouver un écho contemporain, les Éditions de l’Arbre vengeur ont, depuis près de vingt ans, aligné les pépites. Si, personnellement, je leur dois d’avoir découvert l’intrigant talent qu’exprime la poétesse Yanette Délétang-Tardif dans Les Séquestrés et l’extraordinaire figure du psychiatre hongrois morphinomane Géza Csáth grâce à leur édition de Dépendances, je porte aussi à leur crédit la nouvelle traduction du sublime thriller métaphysique de Chesterton, L’Homme qu’on appelait Jeudi, et la publication de Secrets barbares, sombre chef-d’œuvre de l’Australien Rodney Hall. Mais il y a encore plus fort, inouï et stupéfiant à lire chez eux ces jours-ci : à savoir la réédition d’un roman français oublié datant de 1956 – Les Tortues – qui a valu à son auteur, le Mauricien catholique et résistant Loys Masson (1915-1969), le qualificatif de « Melville français ». Antirécit d’aventures à mi-chemin entre les délires alcoolisés d’Au-dessous du volcan, de Lowry, et un questionnement sur le mal digne d’Au cœur des ténèbres, de Conrad, ce roman narre un voyage au bout de l’enfer initié en 1904 aux Seychelles : celui d’un équipage embarqué jusqu’au délire dans la quête d’un mystérieux trésor, convoyant une cargaison de tortues inquiétantes, tandis qu’une épidémie de variole fait rage à bord. Tourmenté et tourmentant, alternant présent et passé, le narrateur, rescapé du navire La Rose de Mahé, raconte aussi une emprise, celle qu’exerce le maléfique Bazire, sorte d’âme damnée qui le fera sombrer dans la folie paranoïaque. Tour à tour poétique et crue, fiévreuse et fulgurante, je gage que la langue de Masson vous hantera comme l’archaïsme des tortues antédiluviennes qui font dire au narrateur : « Avec elles, je me perdis mille et mille fois dans des labyrinthes volcaniques, j’écartais les branchages d’interminables halliers pourrissants, et je finis même par me retrouver, en rêve, assis en tailleur sur la toute première, entre deux brahmanes pareillement montés, formant un tripode de fronts qui soutenaient la chape de l’univers. » 

Cécile Guilbert est essayiste et romancière. Son dernier livre, Roue libre (Flammarion, 2020), a reçu le prix de la Critique de l’Académie française.

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