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La réouverture des musées n’est pas seulement l’occasion de renouer avec un plaisir évanoui depuis l’offensive de Mme Pandémie. Certains lieux culturels en ayant profité pour se refaire une beauté, nous pouvons désormais véri­fier in vivo par quel nouveau tour de vis auront progressé à la fois l’esprit de faiblesse et le tropisme démagogique attaché à un néomonde de plus en plus posthistorique. On se souvient du ­renoncement du Louvre à numéroter en chiffres romains les siècles inscrits sur les cartels des œuvres au prétexte que les visiteurs étrangers n’y comprenaient rien et qu’il fallait penser aux « publics en situation de handicap psychique et mental ». Les responsables du grand musée parisien juraient alors haut et fort que cela ne concernerait pas les noms des rois, reines et papes. Or cette restriction a été allégrement jetée aux orties par le musée Carnavalet, qui, venant de faire peau neuve, ne se contente pas de doubler les cartels en simplifiant ceux des adultes à destination des enfants, mais écrit pour tous « Louis 14 » au lieu de « Louis XIV ». Un usage aussi ridicule que si L’Équipe se mettait à écrire « le 15 de France ».
Cette décision carnavalesque nous a, à juste titre, valu les lazzis à la une de trois quotidiens italiens. Ainsi, « le Louvre a commencé, le musée Carnavalet suit », s’est désolé Il Foglio, tandis que son confrère, Il Messaggero, dénonçait « une décision stupide et populiste ». Quant au Corriere della Sera, son sous-directeur, Massimo Gramellini, s’est montré plus éloquent : « Cette histoire de chiffres romains illustre parfaitement la catastrophe culturelle en cours : d’abord on cesse d’enseigner les choses, puis on les élimine pour que ceux qui les ignorent ne se sentent pas mal à l’aise. » « Les obstacles servent à apprendre à sauter », ajoute-t-il judicieusement.
On ne saurait mieux évoquer la démission pédagogique et, au fond, l’ignorance du désir des enfants, dont il est de noto­riété publique (demandez à n’importe quel prof d’histoire enseignant en ville ou en banlieue) que l’apprentissage de la numérotation romaine s’apparente pour eux à un jeu. Et d’autant plus jouissif qu’il leur permettra de faire la nique à leurs parents décervelés par leur iPhone. Or, si ce nivellement par le bas rappelle les arguments de mauvaise foi avancés naguère pour évacuer le grec ancien et le latin, supposés être élitistes et discriminants – moyennant quoi les jeunes générations sont privées de leur héritage culturel, de nombreuses connaissances ainsi que de la possibi­lité de mieux comprendre leur langue ou d’en apprendre d’autres –, il est légitime de rapprocher cette nouvelle datation en chiffres arabes des nouvelles abréviations désignant les années antérieures et postérieures à l’année supposée de la naissance de Jésus Christ : je veux parler des « av. J.-C. » et « ap. J.-C. » remplacés par « AEC » (« avant l’ère commune ») et « EC » (« ère commune »), lesquels sont dérivés de l’anglais « before common era » et « common era » puisque ce sont les Britanniques qui introduisirent ce jargon dans leurs cours de culture religieuse dès 2017 afin de ne pas offenser les « non-chrétiens ». Et l’usage de ces abominables sigles se répand dans certains musées français, où l’on trouve même les mentions « av. n. è. » (« avant notre ère ») et « de n. è. » (« de notre ère »), tandis que l’École des hautes études en sciences sociales pousse le vice jusqu’à user dans ses publications de la formule « av. è. c. » (« avant l’ère chrétienne »).
Résultat des courses ? Alors que les anciennes locutions, universelles, avaient perdu tout contenu religieux en laissant néanmoins subsister à travers leurs lettres une forme d’incarnation, les nouvelles, sous couvert de neutralité multiculturelle et à l’instar des normes de l’écriture inclu­sive, suintent expressément l’idéologie. Elles me font penser à Léon Bloy, qui, évoquant le « génie de l’abolition » de son siècle, disait de ce dernier qu’il avait « l’insolence d’un fils de laquais devenu grand seigneur par substitution, et qui se donne des airs de mépriser ses anciens maîtres ». 

— Cécile Guilbert est essayiste et romancière. Son dernier livre, Roue libre (Flammarion, 2020), a reçu le prix de la Critique de l’Académie française.

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Mettons tout sur la table ! Finis­sons­-en avec les secrets, les fourberies, les ruses, les cachotteries, les manipulations, les dissimulations et les coups fourrés. « La lumière du soleil est le meilleur désinfectant », disait Louis Brandeis, juge à la Cour suprême des États-Unis – un slogan parmi beaucoup d’autres visant à glorifier les vertus de la transparence.
L’idée semble aller de soi, à tel point qu’on imagine mal comment on pourrait s’y opposer. Qui voudrait moins de transparence ? De fait, la transparence est quasiment devenue synonyme de ­démocratie : un peuple libre est un peuple éclairé et correctement informé, donc plus il aura d’informations brutes à sa disposition, mieux il sera en ­mesure de se déterminer. L’inverse de la trans­parence n’est-il pas l’opacité, là où se jouent les conflits ­d’intérêts, où se nouent les liens d’influence, où se manu­facture la ­propagande et où fermente la corruption ?
Hélas, les séductions de la transparence ne sont attirantes qu’en surface. Elles trahissent un phénomène que le philosophe Karl Popper, dans ses Conjectures et réfutations1, appelait la « doctrine de la vérité manifeste ». Il s’agit de la « vision optimiste selon laquelle la vérité, si elle était mise toute nue devant nous, serait immédiatement reconnaissable comme telle ». En conséquence, si la vérité nous est inconnue, c’est qu’elle nous est cachée, et, si nous la voyons mais pas les autres, c’est qu’ils sont tous aveugles, pervers ou corrompus. Les appels contemporains à la transparence participent souvent de cette illusion. On met à la disposition du public, soit délibérément, soit par « fuites », d’énormes masses de documents, qu’ils soient confidentiels ou pas, et on se satisfait de ces déballages comme d’un triomphe civilisationnel. Voici enfin la vérité, manifeste, sous nos yeux !
Mais la vérité n’est justement pas mani­feste. Parmi les milliards de documents « révélés » par WikiLeaks depuis 2006, par exemple, il reste encore à démêler ceux qui n’ont aucun intérêt, ceux qui étaient faux dès le départ, ceux qui deman­deraient une expertise pointue pour être interprétés correctement, ceux qui sont destinés à rester vagues et ambi­gus, ceux qui sont incom­plets, ceux qui n’auraient de sens qu’à la lumière d’autres informations indis­ponibles, etc. Mais qu’importe, puisque l’effet principal de la transparence à tout prix, via la doctrine de la vérité manifeste, est de créer l’illusion supplémentaire de la découverte.
Quels ont été les principaux effets de la publication des 26 volumes de la commission Warren réunissant les éléments d’enquête sur l’assassinat de ­J. F. Ken­nedy ? À quoi a servi la publi­cation du certificat de naissance de Barack Obama ? Où a mené la divulgation des courriels de chercheurs en climatologie, connue sous le nom de « Climategate » ? Qu’est-il sorti de la fuite des mails du directeur de campagne d’Hillary Clinton ? Et, plus récemment, qu’a-t-on conclu de l’obtention, par des médias comme BuzzFeed News et The Washington Post, de plus de 3 000 pages de mails du docteur Fauci, le monsieur Covid des États-Unis ?
Dans chacun de ces cas, la vérité n’étant manifestement pas assez manifeste, d’intrépides investigateurs se sont acharnés à « découvrir » exactement ce qui ne s’y trouvait pas. Avec très peu d’imagination mais beaucoup de mauvaise foi, on peut faire dire ce que l’on veut à des docu­ments qui ne nous sont pas adressés et que nous ne comprenons pas. C’est là tout le problème : la transparence à elle seule ne peut se substituer à la confiance. Sans celle-ci, chaque infor­mation « révé­lée » n’est que matière à nourrir des suspicions supplémentaires, et, loin de constituer un remède à la désinformation, la transparence, trop souvent, n’en est que le carburant. 

— Sebastian Dieguez est chercheur en neurosciences au laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg, en Suisse. Il est l’auteur de Total Bullshit ! Au cœur de la post-vérité (PUF, 2018).

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Les auteurs d’un guide de lecture pour le grand public demandèrent un jour à l’économiste américano-canadien John Kenneth Galbraith quels étaient à son avis les trois livres les plus importants dans sa discipline. Énumérant les titres par ordre chronologique, il répondit : La Richesse des nations, d’Adam Smith, Théorie de la classe de loisir, de Thorstein Veblen, et Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, de John Maynard Keynes. La plupart de ses confrères auraient certainement mentionné les premier et troisième livres, considérés comme fondateurs de la science économique. Très peu d’entre eux auraient fait référence à celui de Veblen1. Lors de sa parution, en 1899, cet ouvrage, qui demeure de loin son œuvre la plus connue, a été accueilli et salué, par exemple par l’écrivain William Dean Howells, non comme un traité d’économie, mais comme un livre de critique sociale de nature littéraire offrant, sur un ton satirique et polémique, un portrait cruel et drôle de la haute bourgeoisie américaine, un peu dans l’esprit des romans de Henry James et d’Edith Wharton. Veblen, il est vrai, n’a jamais conféré à ses idées la forme de théories rigoureuses susceptibles d’être testées. L’utilisation qu’il fait des données empiriques n’est ni quantitative ni systématique. Ses observations peuvent sembler impressionnistes et anecdotiques. Et les thèses qu’il défend s’appuient sur des considérations historiques, anthropologiques et philosophiques étrangères à la pensée économique sous sa forme courante.
En raison de sa personnalité excentrique, de ses propos volontiers iconoclastes et de son parcours professionnel chaotique, Veblen a de surcroît longtemps souffert d’une réputation de marginal. On sait aujourd’hui qu’elle n’est pas justifiée et résulte largement de la mise en circulation par Joseph Dorfman, auteur d’une première biographie qui a longtemps fait autorité2, d’une série d’hypothèses et d’anecdotes dépourvues de fondement, qui ont été répétées. L’image de Veblen qui a longtemps prévalu est celle d’un homme « venu de Mars », pour reprendre l’expression d’un de ses étudiants, resté toute sa vie, en raison de l’origine norvégienne de sa famille, coupé d’une société américaine envers laquelle il aurait en conséquence développé une attitude critique et hostile. Certes, comme le soulignait il y a vingt ans Stephen Edgell3, la culture nordique dans laquelle Veblen a été élevé a contribué à façonner sa vision du monde et son système de valeurs, fondés sur le goût de la connaissance utile, le sens de l’intérêt général, le culte de l’effort et le mépris pour l’argent gagné autrement que par le travail. Elle ne l’a toutefois nullement empêché de s’intégrer dans la société de son temps : contrairement à ce qui a souvent été soutenu, par exemple, il maîtrisait l’anglais depuis l’enfance. Dans l’ouvrage qu’il vient de lui consacrer, Charles Camic montre de même combien, loin d’avoir réfléchi en marge du monde savant, il était un pur produit du système universitaire.
Né en 1857 dans le Wisconsin, au sein d’une famille d’immigrants norvégiens, Thorstein Veblen a grandi dans le Minnesota. Son père était un homme entreprenant et énergique, à la fois lettré et adroit charpentier, sa mère une personne à l’esprit alerte et pleine de ressources. Bientôt, ils se trouvèrent à la tête d’une des plus riches exploitations agricoles de l’État. Sous le toit de la ferme, relève Camic, chacun « travaillait au bénéfice de la famille conçue comme une collectivité », aux antipodes du modèle individualiste anglo-saxon. Contrairement à beaucoup de pionniers, les Veblen envoyèrent leurs enfants à l’école. Plusieurs d’entre eux, dont Thorstein, poursuivirent leur éducation à la petite université voisine de Carleton. Sa formation intellectuelle s’est achevée au sein de plusieurs des premières grandes universités de recherche américaines [lire « Pourquoi les universités américaines sont les meilleures », Books n° 111, octobre 2020]. Dans un premier temps, il entreprit des études de philosophie à l’université Johns-Hopkins, qu’il termina à Yale, où il obtint un doctorat. Parce qu’il ne parvenait pas à trouver de poste d’enseignement – notamment en raison de son agnosticisme affiché, position peu courante à l’époque –, il passa ensuite sept années dans la ferme familiale, lisant voracement. En 1891, il entra à l’université Cornell pour étudier l’économie. Il y impressionna suffisamment J. Laurence Laughlin pour que celui-ci, lorsqu’il fut nommé chef du département d’économie de l’Université de Chicago, qui venait d’être créée, lui propose de le suivre. Veblen y enseigna jusqu’en 1906.

Les idées de Veblen se sont forgées sous l’influence de plusieurs grands courants de pensée très présents dans l’univers intellectuel de son temps : la philosophie et l’école historique d’économie allemandes, la pensée évolutionniste anglaise (Charles Darwin et Herbert Spencer) et le pragmatisme américain (William James, John Dewey, Charles Sanders Peirce). Veblen fut aussi très marqué par les travaux ethnologiques de Franz Boas et les œuvres du romancier et activiste socialiste Edward Bellamy4. Charles Camic souligne le rôle joué dans sa formation par deux de ses mentors, dont il combattit pourtant plus tard les théories : John Bates Clark, son professeur à Carleton, en raison de son insistance sur la nécessité de fonder l’économie sur la recherche anthropologique, et J. Laurence Laughlin, parce qu’il défendait une approche historique de l’économie et, tout en exprimant fortement ses convictions, encourageait ses étudiants à penser par eux-mêmes.
Fruit d’années de lectures et de réflexion, publié au milieu de son séjour à Chicago, Théorie de la classe de loisir contient, sous une forme déjà aboutie ou en germe, l’essentiel de la pensée économique et sociologique de Veblen. Le livre décrit et analyse la société américaine à la charnière du XIXe et du XXe siècle : un pays rural peuplé de pionniers en train de se transformer en une grande puissance industrielle et technique. L’attention de Veblen se concentre sur la classe sociale émergeant à la faveur de cette mutation : la grande bourgeoisie d’affaires et d’argent, au sommet de laquelle trônent les fameux et tout-puissants « barons voleurs » – Andrew Carnegie (acier), Jay Gould et Cornelius Vanderbilt (chemins de fer), John D. Rockefeller (pétrole), Andrew Mellon et J. P. Morgan (finance). Cette classe de nouveaux riches, en laquelle il voit l’équivalent moderne des classes parasites des sociétés anciennes, les aristocrates, les militaires et les prêtres, Veblen l’appelle « classe de loisir » ou « classe oisive », ce qui ne veut pas dire inoccupée : loin de rester sans rien faire, ses représentants sont souvent très occupés, mais à des activités explicitement déconnectées de tout souci de subsistance. Il porte un regard acéré sur leurs mœurs et leurs habitudes, témoignant d’un réel talent d’observation que Jean-François Revel n’hésitait pas à comparer à celui de Marcel Proust et d’un détachement froidement ironique qui le situe, relève Raymond Aron, « quelque part entre les romanciers de la comédie humaine et les sociologues et ethnologues qui ne se lassent pas de chercher la valeur symbolique des gestes, des paroles, des mimiques, des coutumes, des coiffures ».
Au cœur de son analyse figurent le concept de « consommation ostentatoire » et ses dérivés (« gaspillage ostentatoire », « loisir ostentatoire ») : pour bien marquer leur statut social ou donner l’illusion qu’ils jouissent d’un certain prestige, ceux qui s’adonnent à ce type de consommation s’attachent à acquérir des biens inutiles mais de prix élevé. Passée dans le vocabulaire sociologique et le langage courant, l’idée a été incorporée dans la théorie économique sous la forme de « l’effet Veblen » : dans le cas des biens de prestige achetés à des fins de distinction, la demande est une fonction croissante, et non décroissante, du prix (plus le bien est cher, plus il est convoité). Aux yeux de Veblen, une des fonctions de la consommation de biens dispendieux est de démontrer à quel point celui qui s’y livre est affranchi de la nécessité de travailler. C’est visible par exemple dans le cas du vêtement, féminin mais aussi masculin : « Pour l’essentiel, le charme des souliers vernis, du linge immaculé, du chapeau cylindrique et luisant, de la canne […] provient de la pensée qu’ils font naître : il est impossible que ce monsieur mette les mains à aucune pâte et se rende, directement ou indirectement, utile aux autres hommes. » On a contesté que ce mécanisme ait une portée générale. Le luxe « ordinaire », celui d’un bain chaud, par exemple, n’est-il pas avant tout apprécié pour lui-même et l’agrément qu’il procure ? C’est l’exemple que donnait le journaliste de Baltimore H. L. Mencken dans un texte très critique à l’égard de Veblen où il exerçait sa verve sarcastique à ses dépens, l’accusant de ne proférer que des contrevérités patentes ou des platitudes dans un langage savant, d’avancer des explications tirées par les cheveux ou absurdes (ce qui lui arrive quelquefois) et de dire en plusieurs pages « ce qui pourrait tenir sur un timbre-poste ».
On trouve dans Théorie de la classe de loisir tous les éléments de la pensée économique de Veblen telle qu’il la développera dans ses ouvrages ultérieurs, principalement dans Théorie de l’entreprise d’affaires5, également publié lorsqu’il était à Chicago. Cette pensée s’appuie sur un schéma évolutionniste qui fait se succéder quatre grandes périodes dans l’histoire de l’humanité : l’état sauvage, l’état barbare, l’état artisan et celui du machinisme, dans lequel nous vivons. Ce dernier est caractérisé par le triomphe de la technique et la dissociation de deux mondes qui étaient fusionnés à l’ère artisanale : le monde de l’industrie et celui des affaires, dont l’opposition est au cœur de sa théorie. Comme Marx, Veblen critique le fonctionnement de l’économie capitaliste, qu’il considère être au service des riches, par l’intermédiaire toutefois d’un autre mécanisme que le prélèvement de la plus-value sur le travail des prolétaires que postulait le penseur allemand : la manipulation, par les grands propriétaires, des prix et de la production à des fins de spéculation.
Cette critique est indissociable de celle que Veblen adresse à la théorie économique de son temps, qu’il accuse de reposer sur une série de préconceptions : le modèle de l’Homo œconomicus rationnel guidé par le seul souci de maximiser son bien-être, l’idée d’un marché nécessairement en équilibre affectant les ressources de manière optimale, etc. Sous le terme de « théorie néoclassique », entré à présent dans le langage économique, Veblen désignait l’intégration, dans l’économie classique d’Adam Smith et de David Ricardo, de la théorie de l’utilité marginale que venaient de formuler indépendamment les uns des autres William Jevons, Carl Menger et Léon Walras. Selon cette théorie, la satisfaction tirée de la consommation d’un bien est liée à son utilité marginale, c’est-à-dire à l’utilité ou au plaisir qu’apporte la possession d’une unité supplémentaire de ce bien. La transposition de cette idée à la production opérée par John Bates Clark, l’ancien professeur de Veblen à Carleton, conduit à la thèse que, dans le processus de production, chacun des deux facteurs, le travail et le capital, est rétribué en fonction de sa productivité marginale : le ­salaire de l’ouvrier est justifié, tout comme le profit du propriétaire, deux idées que Veblen ne pouvait accepter.
Sur le plan théorique, Veblen suggérait de substituer à la psychologie abstraite de l’économie néoclassique un ­modèle plus riche, prenant en compte ces habi­tudes mentales dotées d’existence ­sociale qu’il appelait des « institutions », et incorporant le constat que « l’homme n’est pas un paquet de désirs […] mais un ensemble cohérent de propensions et d’habitudes [produit] par l’hérédité et l’expérience, façonné par un corps de traditions, de conventions et de circonstances matérielles.». Ses recommandations en matière politique et pratique étaient plus vagues. Pour l’essentiel, elles consistaient à encourager le déplacement du pouvoir économique, du monde de la « propriété absente » et de la gestion vers celui de l’entreprise et de la production, par le truchement, envisageait-il à la fin de sa vie, de la création de « soviets d’ingénieurs », mieux à même que les financiers de prendre les bonnes décisions dans l’intérêt général.

Veblen était un professeur médiocre, qui grommelait à voix basse, ne retenait l’attention que de quelques étudiants passionnés par ses exposés et attribuait les notes de manière peu ortho­doxe. Mais s’il fut obligé de quitter l’Université de Chicago, ce fut notamment pour des raisons liées à sa vie privée. Lorsqu’il étudiait à Carleton, il avait fait la connaissance d’Ellen Rolfe, la nièce du président de l’université, qu’il finit par épouser au bout de quelques années. Vive, cultivée, embrassant volontiers de nobles causes, elle était encline à la dépression et souffrait de sautes d’humeur dues à des troubles thyroïdiens. Leur ­mariage fut malheureux, sans doute à peine consommé et entrecoupé de séparations. Veblen a souvent été présenté comme un mari chroniquement infidèle et un coureur de jupons invétéré qui multipliait les aventures avec ses étudiantes. Les historiens ont établi le caractère fantaisiste de cette réputation, dont l’origine est à chercher dans les accusations répétées de sa femme.
À Chicago, donc, il s’éprit d’une brillante étudiante nommée Sarah Hardy, avec laquelle il avait de longues conversations. Elle se maria peu après, et leur relation conserva un caractère platonique. Il se lia aussi d’amitié avec la femme d’un de ses collègues, Laura McAdoo Triggs, accompagnant même le couple lors d’un voyage en Europe. Puis il eut une aventure en bonne et due forme avec une autre de ses étudiantes, Ann Bevans, une femme mariée, mère de deux enfants. En guise de représailles, sa femme le dénonça au président de l’université, qui, par crainte d’un scandale, lui demanda de quitter l’établissement. Il trouva refuge à l’université Stanford, en Californie, où le scénario se répéta. Ann, qui avait entre-temps divorcé, s’était installée à Berkeley, de l’autre côté de la baie de San Francisco. Ellen, que Veblen avait laissé l’accompagner sans doute pour sauver les apparences, obtint du président de Stanford qu’il l’oblige à démissionner. Après que sa femme eut consenti au divorce, Veblen épousa Ann Bevans, en compagnie de laquelle il vécut quelques années heureuses en travaillant à l’Université du Missouri, s’occupant avec plaisir de ses deux filles. Ce bonheur ne dura pas. Accablée par une dépression, Ann Bevans fut placée dans une institution psychiatrique et mourut en 1920.
Toutes les femmes qui ont joué un rôle important dans la vie de Veblen, y compris sa mère et une sœur dont il était proche, étaient des personnes intelligentes, indépendantes et dotées d’une forte personnalité. Il est difficile de ne pas mettre cela en rapport avec ce qu’il dit de l’émancipation des femmes dans Théorie de la classe de loisir : « La femme a reçu sa part de l’instinct artisan […]. Il lui faut déployer son acti­vité vitale […]. Vivre sa vie à sa façon, participer aux opérations industrielles de la société […] : voilà ce qui entraîne la femme, et peut-être plus irrésistiblement que l’homme. »

Si Veblen a dû quitter l’Université de Chicago, c’est aussi parce que la direction craignait l’effet que ses vues très critiques sur l’université américaine pouvait produire sur les hommes d’affaires soutenant financièrement l’établissement. Dans les dernières pages de Théorie de la classe de loisir, il présentait l’université comme le temple d’une érudition inutile et de pur prestige. Quelques années plus tard, dans un ­essai intitulé « L’enseignement supérieur en Amérique »6 – originellement doté du sous-titre provocant « Une étude sur la dépravation totale » –, effectuant un virage à 180 degrés sur la question, il défendait la cause de la recherche désintéressée de pure curiosité, dénonçait la domination de la vision utilitariste de l’enseignement supérieur, illustrée par le poids croissant des écoles de commerce, et stigmatisait l’emprise du monde des affaires sur l’université.
Peu avant la mort d’Ann, Veblen avait déménagé à New York, où il tra­vailla quelques années pour le magazine libéral The Dial. Se tournant vers la politique internationale, il s’intéressa notamment à la question de l’impérialisme, soulignant le danger que faisait courir à la paix mondiale la combinaison, en Allemagne et au Japon, d’une structure politique féodale archaïque et de puissantes capacités industrielles. Souffrant de problèmes de santé, il ­finit ses jours en Californie, songeur et désabusé, dans une cabane avec vue sur l’océan où il vivait en compagnie d’une de ses deux belles-filles. Il mourut en 1929, quelques mois avant un grand krach boursier qui ne l’aurait pas ­étonné, dix ans avant une guerre mondiale qu’il avait vue venir. Avant cela, il avait brûlé ses papiers et laissé des instructions dans lesquelles il demandait à être incinéré « de façon aussi expéditive et peu coûteuse que possible, sans rituel ou cérémonie d’aucune sorte […] ni pierre tombale, ni dalle, ni épitaphe, ni effigie, ni plaque, ni inscription, ni monument, […] ni notice nécrologique, ni mémorial, ni portrait ».
Veblen n’a pas eu d’héritiers intellectuels directs. On cite parfois à ce titre les économistes de l’école « institutionnaliste » John R. Commons et Wesley C. Mitchell, sceptiques comme lui au sujet de la capacité de la théorie néoclassique à rendre compte du fonctionnement du marché. Mais les questions qu’ils ont étudiées sont différentes de celles qui l’occupaient. Certains ont affirmé l’existence de similitudes entre sa pensée et celle de John Maynard Keynes, en raison de la convergence apparente de leurs vues sur l’importance de la monnaie et du crédit, ou, de manière plus convaincante, celle de Joseph Schumpeter, du fait du rôle central qu’ils attribuaient tous les deux à la technique dans le progrès économique. S’il fallait rapprocher Veblen d’autres économistes du xxe siècle, ce serait plutôt de penseurs comme Karl Polanyi ou Albert O. Hirsch­man, qui voyaient comme lui l’économie profondément enchâssée dans l’Histoire, la société, la psychologie et la culture. Représentants d’une même famille intellectuelle, tous trois ont exercé sur les sciences sociales une influence réelle mais marginale, de ­nature essentiellement diffuse.
La société contemporaine est différente de celle que Veblen a étudiée. Comme le soulignait il y a vingt ans le sociologue C. Wright Mills7, la composition des classes privilégiées et des élites dirigeantes a changé. La technocratie dont Veblen envisageait l’apparition s’est mise en place, mais, loin d’être la technocratie d’ingénieurs qu’il appelait de ses vœux, c’est celle des gestionnaires. D’un autre côté, la technologie joue aujourd’hui dans l’économie un rôle moteur encore plus manifeste qu’il y a cent ans. Le poids de la finance face au secteur productif (industrie et services) y est encore plus important, la manipulation des préférences des consommateurs par la publicité plus massive et les possibilités d’enrichissement spéculatif y sont encore plus nombreuses. Sur le plan théorique, les modèles mathématiques de plus en plus complexes de l’approche néoclassique peinent à rendre compte du fonctionnement réel de l’économie [lire l’entretien avec John Kay et Mervyn King, Books n° 114, juillet-août 2021]. Au-delà de leur intérêt pour l’histoire des idées, les vues de Veblen, débarrassées de certains aspects obsolètes, pourraient continuer à nous inspirer. 

— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).
— Cet article a été écrit pour Books.

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Le xixe siècle français reste étonnamment mal connu. Prenez la période qui s’étend de la chute de Napoléon, en 1815, aux années 1880, quand la IIIe République, une fois bien installée, se lance dans la plus importante et rapide extension territoriale de notre histoire : on est, en général, bien au fait des tumultes intérieurs, parfois aussi de la très hasardeuse politique des nationalités menée en Europe, qui débouche sur l’unification allemande et le désastre de 1870, mais comment caractériser la politique coloniale de la France d’alors ? Il y a bien la conquête de l’Algérie et de quelques têtes de pont en Afrique, dans le Pacifique et en Indochine, mais ce n’est pas grand-chose si l’on compare à ce qui précède et, surtout, à ce qui suit. Pour rendre compte de ces ambitions outre-mer relativement modestes, l’analyse traditionnelle évoque volontiers un expansion­nisme mis provisoirement sous cloche. Ne s’agirait-il pas cepen­dant d’autre chose, d’une forme d’impérialisme mal cerné jusqu’ici ?
Dans A Velvet Empire (« Un empire de velours »), l’historien David Todd, d’origine française mais de plume anglaise, évoque « l’impérialisme informel de la France au XIXe siècle » et propose une interprétation nouvelle de cette période. « Autant l’impérialisme informel de la Grande-­Bretagne a été bien étudié, autant celui de la France, qu’examine Todd, beaucoup moins », estime Andrew Moravcsik dans Foreign Affairs. Or, selon Todd, l’impérialisme informel de la France fut, pendant une grande partie du XIXe siècle, plus développé encore que celui des Britanniques et, surtout, bien plus « sophistiqué ». Avec sa popu­lation stagnante, la France ne pouvait, comme ses voisins, s’appuyer sur un élan démographique qui lui aurait permis d’envoyer des milliers de colons au loin. De fait, l’émigration outre-mer des Français fut ridiculement basse : « vingt-sept fois plus de Britanniques (11 millions) et même deux fois plus de Norvégiens (800 000) que de Français (400 000) ont émigré entre 1815 et 1930. » Il fallait faire de nécessité vertu et inventer autre chose.
On s’imagine souvent que les fromages français jouissent d’une grande popularité depuis que la France est France. En réalité, leur célébrité est récente. Elle remonte précisément à la période qu’étudie Todd. « Jusqu’au début du XIXe siècle, écrit-il, la production de fromage en France était très faible par rapport aux moyennes européennes, et les fromages français avaient mauvaise réputation. Les restaurants servaient surtout des fromages étrangers, comme le cheshire anglais. » Ainsi le roquefort, qui jouit aujourd’hui d’une renommée mondiale, ne commence-t-il à s’imposer à Paris que sous la monarchie de Juillet et à s’exporter qu’à partir des années 1860. Il participe à ce que l’auteur appelle le « champagne capitalism », une sorte d’impérialisme du goût et du luxe qui fait alors la particularité de la France.
Celle-ci n’est pas le pays sans cesse révolutionnaire et déjà républicain en puissance qu’une vision rétrospective et téléologique voudrait nous faire imaginer : entre 1799 et 1875, la France reste presque continûment un régime de type monarchique, si ce n’est de jure, du moins de facto : « Pendant cette période, les républicains sincères n’ont gouverné le pays que deux fois, pendant dix mois en 1848 et pendant cinq mois en 1870-1871. »
Vue de l’étranger, la France du xixe siècle offre le modèle par excellence de l’art de vivre aristocratique. Elle va profiter de ce prestige pour développer son commerce extérieur à une échelle sans précédent. De quelques centaines de bouteilles avant 1789, la production de champagne atteint 18 millions de bouteilles en 1879, dont les quatre cinquièmes sont destinés à l’exportation. « Loin d’être une exception, le succès planétaire du champagne a été le fer de lance d’un essor commercial qui a vu la France devenir le premier fournisseur mondial de produits de luxe et de demi-luxe entre 1830 et 1870 », explique David Todd. L’industrie de la soie joue un rôle central dans ce processus. Et le tourisme explose : les revenus qu’il rapporte décuplent entre les années 1820 et les années 1860. On peut parler d’un prodigieux impérialisme culturel qui n’est pas sans rappeler celui des États-Unis depuis 1945. À cette différence près que le premier était bien plus élitiste : il assurait la diffusion mondiale de La Dame aux camélias et du champagne plutôt que d’Alerte à Malibu et du Coca-Cola.
La langue française, qui était déjà la langue de l’aristocratie européenne au XVIIIe siècle, s’étend désormais aux classes moyennes d’Europe et aux élites plus lointaines. « Lorsque le juriste international James Lorimer, impérialiste britannique convaincu qui croyait en la supériorité de la race anglo-saxonne, proposa de créer un gouvernement mondial dont le siège serait à Constantinople, il lui sembla évident que “l’idiome de communication entre [ses] membres” devait être le français, “la seule langue que presque tous les Européens cultivés parlent”. Lorimer se contentait d’espérer qu’un jour l’anglais puisse “être au même rang que le français” comme langue de travail. » Jus­qu’au début du xxe siècle, dans les clubs et beaucoup de restaurants londoniens, les menus étaient en français.
L’un des terrains d’application les plus intéressants de cet impérialisme informel fut l’Égypte. Jusqu’à 1882, qui marqua le début de l’occupation du pays par les Britanniques, la France y jouit d’une influence prépondérante. S’y constitua la plus grande communauté d’expatriés français hors Europe et Amérique. Les élites égyptiennes apprirent le français, qui devint leur langue de communication avec leurs homologues européennes (à la place de l’italien). Il le resta, du reste, même après l’occupation britannique. Ce formidable rayonnement culturel et linguistique ne fut pas sans conséquences économiques. Si Ferdinand de Lesseps obtint à des conditions généreuses la concession initiale du canal de Suez en 1854, c’est en grande partie parce que le pacha d’Égypte et lui étaient de vieux amis : jeune, le pacha, « [se rendait] fréquemment chez Matthieu de Lesseps, consul de France à Alexandrie entre 1831 et 1838 et père de Ferdinand, afin d’apprendre la langue et les manières françaises ». 
Keynes et les autres économistes anglais se sont gaussés de l’importance des prêts français à des gouvernements étrangers à la solvabilité douteuse. C’est oublier que ces prêts constituaient de puissants leviers d’influence. En se faisant la principale créancière de l’Empire ottoman, par exemple, la France put en obtenir d’énormes avantages politiques et économiques.
Todd réévalue également la fameuse expédition mexicaine conçue par Napoléon III dans les années 1860 et dont l’issue catastrophique a fait dire à la plupart des historiens qu’elle était condamnée à l’échec. En réalité, l’idée de créer une monarchie francophile au Mexique n’était pas si mauvaise et participait de cet impérialisme informel. En cas de réussite, elle aurait permis de « restaurer la puissance française dans le Nouveau Monde » à moindres frais. « Les coûts, surtout pour le gouvernement français, étaient modestes, mais les gains potentiels – la mainmise sur un pays promis à devenir, de l’avis de nombreux observateurs, un pivot de l’économie mondiale en raison de ses ressources minérales et de sa situation stratégique entre les mondes atlantique et pacifique – étaient énormes. »
Reste à expliquer l’exception algérienne, unique grande conquête territoriale entre 1815 et les années 1880. Pour Todd, elle « n’était pas entièrement délibérée. Même en Algérie, plusieurs acteurs français œuvraient à mettre en place une gouvernance informelle. Ce n’est qu’une fois que ce projet eut échoué que l’élite politique française opta pour une conquête en bonne et due forme. » 

— B. T.

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Il y a deux types de révolutionnaires qui prennent les armes : ceux qui s’efforcent de ressembler au héros qui a fait naître leur vocation et ceux qui désirent surpasser leur mentor pour atteindre un niveau supérieur. ­Rodrigo Londoño appartient à la première catégorie : il a choisi d’imiter ceux qui l’ont inspiré, de vivre dans leur ombre, et c’est pourquoi, lorsqu’il parle, il répète des phrases prononcées par ses chefs, les commandants historiques des Farc, les Forces armées révolutionnaires de Colombie. Il raconte, par exemple : « Dans la jungle traversée par la rivière Guayabero, Jacobo Arenas s’est exprimé avec une grande sagesse car, lui, il s’y connaissait en politique » ou : « Manuel Marulanda se baignait dans un ruisseau d’eau froide quand il s’est vu encerclé par des soldats… » Londoño accepte de ne plus être le héros de sa propre vie et cède ce rôle à d’autres, un peu comme un orphelin qui parlerait de son père mort.
Il était le troisième commandant en chef des Farc, cette guérilla colombienne qui, selon le rapport ¡Basta ya ! [« Ça suffit ! »], du Centre national de la mémoire historique, a commis 24 482 enlèvements (entre 1970 et 2010), 3 899 assassinats ciblés (1981-2012) et 717 attaques ­armées (1988-2012), parmi lesquelles la prise d’assaut de villages, le dynamitage de ponts et l’attaque de bases militaires. Leurs stratégies de guerre étaient parmi les plus abominables qui soient : pose de mines antipersonnel, enrôlement de mineurs et kidnapping de civils sur les routes – ce que les Farc appelaient « la pêche miraculeuse ».
Les Farc sont nées en 1964 à Marquetalia, un hameau du centre du pays, lorsque des milliers de paysans de sensibilité communiste furent persécutés par le Parti conservateur, la police, l’armée, l’Église et les groupes paramilitaires1. Beaucoup furent égorgés et eurent la langue coupée, victimes d’une pratique macabre surnommée la corbata [« cravate », en espagnol : la langue des suppliciés rappelait la cravate rouge qu’arboraient les communistes en signe de ralliement]. Les fondateurs de la guérilla étaient ­Pedro Antonio Marín, alias Manuel Marulanda Vélez, décédé en 2008 à 77 ans, et Luis Alberto Morantes, dit Jacobo Arenas, mort d’une crise cardiaque alors qu’il prononçait un discours devant un parterre de guérilleros en 1990. Du premier, Londoño a appris la stratégie militaire ; du second, la théorie marxiste.
Rodrigo Londoño est plus connu sous le nom de Timochenko, nom qui a acquis une notoriété mondiale le 24 novembre 2016, lorsqu’il a signé un accord de paix avec le président colombien Juan Manuel Santos après quatre ans de négociations à La Havane. Près de cinquante ans après le début du conflit, 13 202 guérilleros ont rendu les armes. Ils se sont présentés dans des centres d’accueil au milieu des montagnes, où ils ont déposé leur arsenal et se sont vu attribuer une identité. Des centaines d’entre eux n’existaient même pas dans les registres de l’état civil. Ils portaient des enfants en bas âge et des blessures de guerre. Certains sont arrivés manchots, d’autres borgnes ou boiteux. Et certains sont arrivés vieux. Comme Timo­chenko, qui s’est engagé en 1976, à l’âge de 17 ans, quittant sa famille sans jamais lui dire adieu.

Le Quindío est un petit département de Colombie qui ne compte guère plus de 500 000 habitants. C’est une région paisible, traversée par des rivières boueuses bordées d’immenses bambous, où les couchers de soleil sont la mélancolie même : le ciel se teinte de rouge comme si la fin du monde menaçait. Les retraités de ­Bogotá, de Medellín et de Cali viennent y couler leurs vieux jours, loin des ­bureaux, cultivant leur petit potager et buvant du café bio. Rodrigo Londoño a suivi cette voie de la classe moyenne : depuis le début du confinement lié au coronavirus, il vit dans une petite ferme du Quindío où il cultive du café et des bananes. Avant qu’il ne signe l’accord de paix, on ne connaissait de lui qu’une photo, représentant un homme de plus de 1,80 m, aux bras épais et à la barbe broussailleuse. Selon les services du renseignement militaire, il était médecin et avait été formé en Union soviétique et à Cuba ; c’était un homme assoiffé de sang avec qui il ne serait jamais possible de conclure la paix. Le temps a prouvé que les services de renseignement avaient tout faux, sauf sur deux points : son nom et sa date de naissance.
Londoño se tient dans le couloir de sa maison, construite sur une petite colline. S’il n’avait pas dirigé une armée rebelle, commandité des enlèvements de civils et orchestré une lutte sanglante qui a duré des décennies, on jurerait que c’est un paysan qui a gagné un peu d’argent, pas beaucoup, juste assez pour vivre.
Il a 62 ans, mesure à peine 1,70 m et ne porte pas de barbe. Il a un gros ventre et parle d’une voix légèrement aiguë. Ses cheveux sont parfaitement peignés, il sourit – il rit tout le temps, à n’importe quelle question, comme pour masquer sa timidité. La maison dispose d’un ­salon spacieux. Dans la cuisine, séparée de la salle à manger par un bar, deux jeunes femmes préparent un ragoût de lentilles et de viande. Il vient de s’asseoir lorsqu’un bébé de 1 an surgit de sous la table – son fils, qu’il soulève et pose sur ses genoux. Une des femmes s’approche. Il s’agit de Johana Castro, sa compagne, âgée de 37 ans. Londoño explique que c’est ici, dans cette maison, qu’ils ont essayé de l’assassiner.
Après la signature de l’accord de paix, les Farc sont devenues un parti politique, Force alternative révolutionnaire commune, gardant ainsi le même acronyme. Londoño en a pris la tête ; c’est pourquoi il dispose d’une garde rapprochée composée de policiers, d’ex-guérilleros et de civils. En 2018, il s’est porté candidat à la présidentielle. Sa campagne a été mouvementée : des manifestations étaient organisées lors de son passage dans certaines villes, on lui jetait des pots de fleurs, des pierres, des bouteilles. Il a finalement retiré sa candidature en raison de problèmes cardiaques, et les Farc n’ont même pas obtenu 1 % des voix. Dans une déclaration publique de janvier 2020, Londoño a remercié la police et l’armée de lui avoir sauvé la vie en abattant deux anciens guérilleros qui auraient planifié son assassinat. À l’époque, plusieurs politiciens colombiens insistaient sur le fait que le processus de paix avait échoué. Lorsque le médecin légiste a examiné les corps des ex-guérilleros, ceux-ci présentaient des traces de torture et témoignaient de plusieurs jours de décomposition. L’affaire a vite été oubliée, on n’a jamais su ce qui s’était vraiment passé.

En décembre 2014, pendant que Timo­chenko négociait l’accord de paix à La Havane, le bureau du procureur général colombien a annulé plus de 100 actes d’accusation contre lui et suspendu 117 mandats d’arrêt. À l’époque, les États-Unis offraient une récompense de 5 millions de dollars pour sa capture ; la Colombie, 2,5 millions de dollars. La Cour pénale internationale lui a infligé 16 condamnations allant de dix à quarante ans de prison pour meurtres, enlèvements, prises d’otages, déplacement forcé de populations et ­enrôlement de mineurs. Il est actuellement engagé dans une procédure pénale devant la Juridiction spéciale pour la paix (JEP), un organe de justice transitionnelle chargé d’enquêter sur les crimes commis pendant le conflit. Les anciens guérilleros qui reconnaissent leur culpabilité et acceptent de dire la vérité bénéficient de peines de prison réduites, voire d’une amnistie. Londoño n’a jamais manqué une audience au tribunal, mais ses déclarations de septembre 2020 sur l’enrôlement des mineurs ont suscité l’indignation. Aucune pièce d’identité n’était demandée à ceux qui voulaient rejoindre les Farc, a-t-il affirmé. Ce qui a été perçu par les Colombiens comme un déni des preuves avancées par les anciens combattants et les parents des victimes. Assis à table, chez lui, devant une bière, après avoir mangé son ragoût de lentilles et réfléchi aux dérives du conflit, il dit :
« La guerre, c’est une connerie.
– Que pensez-vous des crimes dont vous êtes accusé ?
– Je n’étais pas impliqué dans beaucoup d’entre eux. On m’accuse de choses qui se sont passées dans le sud du pays, alors que j’étais dans le Nord, près de la frontière vénézuélienne. Bien sûr que des ­erreurs ont été commises. Mais, à l’époque, ça nous semblait des actions légitimes. Aujourd’hui, j’ai fait mon examen de conscience et je reconnais nos erreurs auprès des victimes ; je ­demande pardon. Par exemple, je n’ai ­jamais ­approuvé l’enrôlement de ­mineurs, mais les décisions étaient prises ­collectivement. »
Lorsque Rodrigo Londoño a été nommé commandant en chef, très peu de Colombiens le connaissaient, contrairement à d’autres commandants aujourd’hui décédés qui étaient devenus célèbres pour leurs faits d’armes. Ce n’est qu’avec le processus de paix qu’il a ­acquis une certaine notoriété, lorsqu’il est ­apparu dans les médias, qu’il a donné des interviews. Il a alors investi l’imaginaire collectif, incarnant le démon craint par des millions de personnes : le commandant de la guérilla, une figure peut-être plus redoutée que celle du narco.

Les Farc n’ont eu en tout et pour tout que trois commandants. Le premier, Manuel Marulanda Vélez – de son vrai nom Pedro Antonio Marín –, est devenu une icône mythique de la rébellion. Lorsque des ex-guérilleros parlent de lui, on dirait qu’ils récitent le Coran ou la Bible, comme si cet homme n’avait pas été un chef de guerre mais un prophète, un moine qui aurait atteint un niveau de conscience supérieur. Le deuxième était Alfonso Cano – Guillermo León Sáenz –, que les guérilleros et les politiques qui l’ont connu présentent comme un intellectuel. Il a été tué par l’armée colombienne lors d’un bombardement aérien le 4 novembre 2011, alors que le gouvernement Santos menait en secret des pourparlers avec la guérilla. Si Rodrigo Londoño lui a succédé, sur décision de l’organe suprême de l’organisation, le secrétariat de l’État-major central, c’est peut-être surtout en raison de son ancienneté.
En cinquante ans, les Farc sont passées d’une minuscule guérilla, composée de paysans dotés d’une faible force de frappe, à une puissante organisation meurtrière. Dans les années 1980, un premier processus de paix a échoué, entraînant l’essor d’autres forces de gué­rilla comme l’ELN (Armée de libération nationale), l’EPL (Armée populaire de libération) et le M-19 (Mouvement du 19 avril). Les Farc ont alors défini un plan de bataille pour prendre le ­pouvoir : enlèvements, racket des éleveurs de ­bétail, taxation des narcotrafiquants et, dans certaines régions, trafic de drogue.
« Dans les années 1980, nous espérions que le socialisme international nous ­aiderait à nous développer, explique Londoño. Nous n’avons jamais été formés par les Soviétiques ou les Cubains. Nous n’avons eu d’échanges fructueux qu’avec les Guatémaltèques ; ils nous ont beaucoup appris sur les techniques de communication. Les Nicaraguayens nous ont causé beaucoup de problèmes parce qu’ils nous ont promis des armes mais ne les ont jamais livrées. Grosse déception. Ensuite, quand on est tombés sur le narcotrafic et qu’on a vu cette montagne de pognon, on s’est dit : “Bon, le camp socialiste nous a laissés tomber, voilà l’argent.” Mais nous étions des révolutionnaires convaincus, pas des narcos ; nous ne faisions que collecter des taxes sur le narcotrafic, nous surveillions les laboratoires. »
Grâce à cette manne financière, les Farc se sont développées dans les années 1990. La Colombie est un pays vaste à la végétation dense, traversé par la cordillère des Andes et abritant une partie de la forêt amazonienne. Pour couvrir l’ensemble du territoire, les guérilleros se sont constitués en blocs. Le plus célèbre et le plus meurtrier était le Bloc oriental, commandé par Jorge Briceño, alias Mono Jojoy – « peut-être mon seul ami ; mais à la fin nous nous sommes éloignés, nous avions certains désaccords », dit Londoño. Si Mono ­Jojoy n’avait pas été tué le 22 septembre 2010 lors d’un bombardement, il aurait probablement été nommé commandant en chef. Sous sa houlette, des armes non conventionnelles ont été mises au point : des « bombes cylindriques », utilisées lors d’attaques de commissariats et de casernes au milieu de la population ­civile, et des mines antipersonnel, posées dans les champs et les régions montagneuses, qui fauchent soldats, paysans et enfants.
Entre 1991 et 2002, selon le parquet colombien, le Bloc oriental s’est ­emparé de quelque 70 villes, entraînant le dépla­cement de centaines de familles. La période la plus terrible s’est déroulée entre 1998 et 2002, lorsque les Farc étaient en pourparlers avec le président Andrés Pastrana. Le processus de paix, connu sous le nom de « dialogues du ­Caguán », du nom de la zone démilitarisée de 42 000 km2 cédée aux guérilleros, fut un échec. Au cours de ces années, les Farc ont mené la vie dure aux soldats de l’armée colombienne. Des vidéos montrant ceux-ci enchaînés dans des cellules de fortune au cœur de la jungle tournaient sur tous les téléviseurs du pays. Les guérilleros ont kidnappé des hommes politiques, des journalistes, des sénateurs, des hommes d’affaires, ainsi qu’Ingrid Betancourt, qui fut gardée en captivité dans la jungle pendant plus de six ans.
En 2002, le pays en a eu marre de vivre dans la peur. Vous ne pouviez pas vous déplacer en voiture d’un dépar­tement à un autre sans risquer de tomber sur un barrage routier et de vous faire kidnapper. Les Farc n’étaient qu’à une demi-heure de villes comme ­Bogotá, Medellín et Cali, où plusieurs hommes politiques avaient été enlevés lors d’opérations spectaculaires. Álvaro Uribe fut élu président au mois d’août et bénéficia du Plan Colombie, une alliance conclue avec les États-Unis qui prévoyait un soutien économique et logistique. Le gouvernement d’Uribe entreprit de décimer méthodiquement les Farc : bombardement de leurs campements, encerclement des zones de conflit pour empêcher les rebelles de s’approvisionner, déploiement de l’armée dans tout le pays, sauvetage des otages. Des guérilleros de premier plan tels que Mono Jojoy et Raúl Reyes furent tués. En 2010, Juan Manuel Santos, qui avait fait le serment de poursuivre la politique d’Uribe, fut élu président. Son accession au pouvoir laissait présager une intensification des affrontements et des bombardements ; mais, le 4 septembre 2012, des pourparlers de paix furent annoncés.
Les négociations durèrent un peu plus de quatre ans à La Havane. Au cours de ces quatre années, le contenu des ­accords de paix fut régulièrement soumis à l’opinion publique, ce qui suscita de vives réactions dans un pays comptant des milliers de victimes. Le 2 octobre 2016, les Colombiens furent invités à se prononcer, par voie de référendum, sur la question suivante : « Soutenez-vous l’accord final d’achèvement du conflit et de construction d’une paix stable et durable ? » Le « non » l’emporta avec 50,21 % des voix, rendant caduc le traité de paix qui avait été signé quelques jours plus tôt. Les Farc et le gouvernement s’empressèrent d’entamer des négociations avec l’opposition, et la ratification fut finalement obtenue. La Juridiction spéciale pour la paix (JEP) fut créée, ainsi que des « espaces territoriaux de réinsertion » (ETCR) pour que les ex-combattants puissent y commencer une nouvelle vie. Pour financer leurs projets, ils bénéficièrent d’une aide d’un peu plus de 300 dollars.
Près de cinq ans après cette signature, le parti des Farc compte dix représentants au Congrès et un maire. Depuis le cessez-le-feu, 200 ex-guérilleros ont été assassinés par l’armée ou des groupes paramilitaires ; des milliers d’autres ont développé des entreprises de tourisme, d’agriculture et de textile. Mais, en août 2019, Iván Márquez et Jesús Santrich, deux ex-guérilleros qui avaient été les principaux artisans du traité de paix, ont repris le maquis – d’où ils prévoyaient d’assassiner Timochenko en janvier 2020 2. Entre 2016 et 2020, des groupes paramilitaires et d’anciens guérilleros ayant repris les armes ont tué plus de 500 défenseurs des droits de l’homme et de l’environnement et plus de 200 guérilleros repentis. Les espaces territoriaux de réinsertion ne sont plus sûrs ; des centaines d’ex-combattants les ont abandonnés. Des milliers d’entre eux peinent à trouver du travail, et les aides promises par le gouvernement tardent à arriver sur leurs comptes en banque. La paix est en lambeaux. Rodrigo Londoño est le seul parmi les dirigeants et ex-commandants à avoir une vie ­publique : il a une femme, un fils, un chien qu’il a trouvé dans la jungle, un compte Twitter et un compte Instagram.

La plateforme Zoom est son outil de communication préféré : il ne parle pas au téléphone et utilise WhatsApp avec le laconisme d’un télégraphe. Il continue à prendre ses précautions, comme du temps de la guérilla : il est avare de paroles et craint d’être sur écoute. Notre premier entretien a lieu sur Zoom. Il est assis face à son ordinateur, dans un grand bureau, le visage baigné de lumière.
« J’ai eu une enfance heureuse, raconte-t-il. J’ai grandi dans un petit village du Quindío où tout le monde se connaissait. » Avant l’âge de 5 ans, il savait lire et maîtrisait les opérations mathématiques de base, mais il n’a pas pu entrer à l’école du village parce que les enfants de moins de 7 ans n’y étaient pas admis. Sa mère l’instruisait avec la Bible, un livre qu’il trouvait particulièrement beau pour la qualité du papier. Son père était un paysan de gauche, analphabète, qui s’était converti au communisme. Il donnait à lire au petit Rodrigo Voz proletaria, le journal du Parti communiste colombien.
« Mon père était un paysan originaire d’Antioquia, un département du nord-ouest de la Colombie. Il était très rebelle, c’est d’ailleurs pour ça qu’il n’a pas fait d’études. Je regrette de ne pas lui avoir demandé à quel moment exactement il était devenu communiste. Au départ, c’était un libéral de gauche, partisan de Gaitán [voir la note 1]. Ses cousins et la plupart des membres de sa famille étaient de sensibilité communiste mais ne participaient pas activement à la vie politique. Mon père, lui, c’était un mili­tant. Il s’est même porté candidat au conseil municipal de sa commune, La Tebaida. »
Au collège, Rodrigo se démarque par ses bons résultats et, comme beaucoup d’autres enfants de la campagne colombienne, il aide son père aux champs pour planter et récolter le café. Le week-end, sa mère et lui vont au cinéma à ­Armenia, la ville la plus proche, voir des westerns et des comédies mexicaines. Au cours des quarante années qu’il a passées dans la guérilla, il s’est souvenu de ces dimanches comme de petits diamants perdus dont on ne se rappelle que l’éclat.
Au lycée, il abandonne ses études parce que son père le punit sévèrement chaque fois qu’il renâcle à la tâche. Il vit alors avec sa demi-sœur aînée à Quimbaya, dans le Quindío, et fait partie de la Jeunesse communiste. C’est grâce à cette organisation qu’il visite l’université locale, où il se fait connaître par sa ferveur révolutionnaire, fruit de plusieurs années d’écoute de Radio Habana avec son père, de lecture de Voz proletaria, d’observation des réunions bien arrosées des partisans qui se retrouvaient dans la maison familiale pour débattre des inégalités et de la persécution de la gauche.
« On préparait la campagne électorale lorsqu’un jour une dispute a éclaté avec un sympathisant de l’organisation, se souvient-il. Moi, à 17 ans, j’étais très exalté. Et j’ai entendu un chef de la Jeunesse communiste dire que les élections ne servaient à rien, que ce qu’il fallait, c’était cracher de la mitraille ; que, si on le voulait, il nous aiderait à rejoindre les Farc. Alors j’ai pris contact avec le gars et je lui ai dit que je voulais partir. »
À cette époque, Londoño avait un ami proche, Jorge Rojas Rodríguez, qui est devenu plus tard journaliste. Tous les deux vivaient dans la maison de la Jeunesse communiste de Quimbaya. Ils partageaient les tâches ménagères, étudiaient le marxisme et faisaient du théâtre. Ils peignaient des fresques sur les murs à la gloire des héros de la révo­lution cubaine, Fidel Castro et Che Guevara ; prédicateurs zélés, ils prêchaient la doctrine communiste méga­phone à la main. Rojas a consacré un livre à son ancien ami, Timo­chenko. El último guerrillero, dans lequel il ­raconte : « Un docteur fit soudain irruption dans la Maison du peuple. C’était un cardiologue ­renommé et fortuné, à la fois admiré et persécuté pour son soutien affiché à la révolution ­cubaine. Il tenait à la main, comme s’il s’agissait de trophées, un sac à dos en toile vert foncé et une paire de bottes noires imperméables. Face aux militants du Parti et aux membres de la Jeunesse communiste de Quimbaya qui se réunissaient religieusement tous les samedis soir à 7 heures, il demanda d’une voix forte : “Qui est la tête brûlée qui part avec moi ?” Du fond de la salle, Rodrigo se leva et s’avança fièrement sans dire un mot. » Londoño ne donne pas plus de détails sur son départ et se rappelle avoir été accueilli par des camarades communistes à Bogotá. Après quelques jours passés dans la capitale, il s’est rendu avec un guide et un indigène sur le haut plateau de Sumapaz, niché dans la Cordillère orientale, qui relie les départements de Meta et de Huila – un territoire historiquement dominé par les Farc. À la faveur d’un cafouillage de son guide, Rodrigo s’est retrouvé dans le campement de ­Manuel Marulanda et Jacobo Arenas, les fondateurs de la guérilla. C’est Arenas lui-même qui a procédé à l’enrôlement de Rodrigo. Au moment de choisir son pseudonyme, il a repensé à un homme qui était allé en Union soviétique et lui avait parlé d’un certain Timochenko. Son surnom a changé plusieurs fois : Timo, Timoleón Jiménez.
« N’importe qui peut expliquer comment allumer un feu, mais c’est autre chose de le faire pour de vrai : allumer un feu avec du bois vert, du bois humide ; manger des serpents, des singes, des rongeurs ; ne pas manger pendant des semaines, ne pas changer de vêtements ; s’enfoncer dans une jungle épaisse avec juste une boussole ; franchir les postes de contrôle de l’armée en se faisant passer pour un mineur, un prêtre ou un petit agriculteur », dit-il, assis à son bureau, tandis que son image vacille sur mon écran.
Il ne s’exprime pas sur un ton dramatique. Lorsqu’on lui demande s’il voudrait revenir en arrière, il botte en touche ; il ne veut pas perdre de temps à spéculer. Lorsqu’il a rejoint les Farc, les guérilleros ne faisaient qu’une ou deux « actions » par an ; ils étaient ­armés de tromblons et de fusils datant de la ­Première Guerre mondiale. Le travail le plus important était d’ordre discursif, ce qui explique pourquoi lui, l’un des rares à savoir lire et écrire, et à avoir étudié le marxisme, a rapidement gravi les échelons.

Il est 9 heures du matin, nous nous trouvons dans la ferme où il vit. Il a déjà fait une demi-heure d’exercice avant mon arrivée.
« Tu as pris un café ? »
Il sort de son bureau pour aller chercher des tasses mais revient avec des canettes de bière.
« Vous avez été attaqué par certains membres de votre parti parce qu’ils vous trouvent trop mou, trop installé dans votre nouvelle vie. Et aussi parce que vous n’avez pas soutenu Iván Márquez et Jesús Santrich quand ils ont repris les armes.
– Mais nous sommes en paix, nous avons signé l’accord. Je ne peux pas décourager des milliers d’ex-guérilleros qui essaient de refaire leur vie. Nous avons accepté de vivre en démocratie. Ça me blesse que ceux qui étaient mes camarades soient retournés à la guerre.
– En dehors d’Iván Márquez et de Jesús Santrich, il y a d’autres anciens combattants qui ont repris le maquis. Ils disent que le gouvernement a trahi les accords de paix…
– Ils sont très peu nombreux. Ce sont des gens déséquilibrés, qui ont rejoint les Farc sur le tard. Certaines branches de l’organisation étaient gangrénées, à cause du trafic de drogue et d’une mauvaise formation politique. Je n’oublierai jamais une discussion que j’ai eue avec Jacobo Arenas dans la jungle bordant la rivière Guayabero. Il a dit qu’un homme de pouvoir qui avait une arme à la main et rien dans la tête était extrêmement dangereux. Lorsque les affrontements se sont intensifiés, le travail d’éducation du peuple a été suspendu. La guerre a emporté beaucoup de nos meilleurs éléments, et, lorsque ces personnes sont mortes, d’autres qui n’étaient pas aussi instruites les ont remplacées.
– Est-ce une manière de vous justifier ?
– À présent il s’agit de dire la vérité devant la Juridiction spéciale pour la paix ; mais la frontière est très mince entre reconnaître ses torts et se justifier. Tout n’était pas si mauvais, c’est vrai, mais comment le dire sans heurter, sans blesser les gens ? Il y a quelque temps, on m’a dit : “Quand tu parles aux victimes, tu dis bien les choses et tout le monde en sort apaisé parce que tu reconnais les faits. Mais, dans le contexte judiciaire, le besoin de te justifier resurgit.” Il y a une chose qu’il faut bien garder à l’esprit : l’escalade de la violence, les morts, tout ça c’est le résultat des circonstances du conflit. »
Son discours est fluide, il ne cherche pas ses mots. Il peut répondre à une question sur la barbarie de la guerre puis, sans transition, raconter l’histoire d’un guérillero qui a eu le transit intestinal bloqué après avoir mangé le fruit d’un palmier. Ou celle d’un Cubain qui les avait rejoints dans la jungle pour les aider à fabriquer des armes et qui, après un bombardement, s’est mis à avoir si peur des hélicoptères que, quand il les entendait, il faisait sur lui. Ou encore cette fois où, lors d’une cour martiale, ils ont découvert un infiltré et ont dû l’abattre.

Le 2 août 2020, l’ex-président Juan Manuel Santos a interviewé Rodrigo Londoño pour la chaîne de télévision colombienne Caracol TV. Ce fut l’une de leurs seules entrevues depuis la signature du cessez-le-feu. Ils ont discuté du processus de paix, des difficultés rencontrées, des assassinats d’anciens combattants, du rôle de la vérité dans la réconciliation.
« En tant que président, ça a été très dur d’envoyer des soldats à la guerre et de devoir ensuite consoler leurs enfants et leurs veuves, explique Santos. Vous-même avez dû faire face à des situations très compliquées : plus de 1 000 guérilleros mouraient au combat chaque année. Comment avez-vous géré cette situation, qu’avez-vous éprouvé personnellement ?
– La différence, c’est que vous pouviez consoler les mères. Tandis que les mères des guérilleros ne savaient même pas que leurs fils étaient tombés au combat. Très douloureux
– Avez-vous ressenti ce qu’on appelle la solitude du pouvoir ?
– Je ne sais pas si c’était la solitude du pouvoir parce que, du pouvoir, on n’en avait pas beaucoup là-bas. Mais la solitude au sens de ne pas pouvoir discuter, échanger, oui. »

Maintenant qu’il est père, Londoño a peur de la mort. Il demande pardon, mais il ne s’attend pas à être pardonné. Il n’est pas médecin, bien que dans les années 1980 des médecins alliés à la cause des Farc lui aient appris à faire de petites opérations chirurgicales. Il n’a jamais été formé en Union soviétique, comme le prétendent les services de renseignement colombiens. À 23 ans, il faisait partie des chefs de l’état-major interarmées et, à 26 ans, il était déjà membre du secrétariat des Farc. Il a été le plus jeune guérillero à atteindre le sommet de l’organisation. Il n’a jamais été blessé et ne sait pas combien de personnes il a tuées lors des affrontements. Il est fier de plusieurs choses : d’être entré dans la jungle avec une boussole pour tout équipement et d’avoir été capable d’en sortir ; de savoir allumer un feu sans que la fumée atteigne le ciel et de pouvoir le faire avec du bois vert et humide ; d’avoir mangé des serpents, des singes et des cochons sauvages sans sourciller. Il ne se vante pas d’avoir été le commandant de la plus ancienne guérilla du monde. 

— Daniel Rivera Marin est un journaliste colombien. Spécialiste des conflits armés, il a été reporter pour le quotidien espagnol El Mundo.
— Cet article est paru dans le mensuel mexicain Gatopardo le 17 novembre 2020. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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Le 15 juin 2018, les cendres de l’astrophysicien Stephen Hawking étaient inhumées dans l’abbaye de Westminster, à Londres, en présence d’éminences politiques et scientifiques et de quelques centaines d’admirateurs anonymes, heureux gagnants d’un tirage au sort. La célèbre « voix » du scientifique, générée par ordinateur, résonna sous les voûtes : « J’ai conscience du caractère précieux du temps. Saisissez l’instant. Agissez maintenant. J’ai passé ma vie à voyager à travers l’Univers par la force de l’esprit. » Les hommages firent assaut de ­superlatifs. « Personne, depuis Einstein, n’avait autant contribué à notre compréhension de l’espace et du temps », ­déclara l’astrophysicien britannique Martin Rees près de la tombe, voisine de celle de Newton, où a été gravée l’équation du « rayonnement de Hawking ».
C’est par l’évocation de ce « grand final » que Charles Seife, professeur de journalisme à l’Université de New York et auteur d’essais sur les mathématiques, ouvre son enquête sur Stephen Hawking. Paru en avril aux États-Unis, l’ouvrage a été aussitôt abondamment commenté, notamment par Frank Wilczek, Prix Nobel de physique 2004, qui salue dans The New York Times un livre « grand public, très fouillé et solidement étayé ».
La vie de l’astrophysicien britannique paralysé par une maladie neurodégénérative ne semblait pourtant plus guère recéler de mystères tant elle a été médiatisée. L’auteur d’Une brève histoire du temps – 10 millions d’exemplaires vendus – a déjà fait l’objet de quatre biographies, d’une auto­biographie, de plusieurs films, de milliers d’articles… Hawking, qui a joué dans Star Trek, est sans conteste le scientifique le plus populaire depuis Einstein.
C’est précisément cela que questionne Charles Seife : sa popu­larité. « Il pose deux questions cruciales, souligne Samanth Subramanian dans The New Republic : quelle est la nature de la célé­brité scientifique ? Et quelles raisons ont permis à Hawking de l’acquérir ? » Interrogations délicates, car il s’agit de démêler la part de la science, de la maladie, de la mécanique médiatique et de l’autopromotion dans ce succès d’image.
« Iconoclaste », selon The New York Times, le livre n’en est pas moins, d’abord, un hommage au courage de Hawking, qui ­apprend à 21 ans la nature irréversible de sa maladie, devient incapable d’écrire à 24 ans, de marcher à 28 ans, de parler à 43 ans. Malgré sa dépendance croissante à toutes sortes de machines, il a poursuivi jusqu’à sa mort, à 76 ans, ses travaux sur les trous noirs : ces astres compacts, nés de l’effondrement d’étoiles et censés engloutir toute matière passant à proximité, émettraient un rayonnement qui les voue à s’évaporer. Cette hypothèse l’a rendu célèbre, même si la preuve (par l’observation ou l’expérimentation) de ce « rayonnement de Hawking » manque toujours.
De fait, Hawking n’était pas le scientifique le plus estimé par ses pairs. The New York Review of Books relève une anecdote citée par Charles Seife : en 1999, quand la revue Physics World appelle 250 membres de la communauté à lister les cinq physiciens les plus importants, « Hawking se retrouve en bas du classement, avec un seul vote. » Pourquoi, alors, Hawking était-il perçu par les profanes comme « l’héritier naturel d’Einstein » ? Réponse de Charles Seife : l’astrophysicien, qui refusait cette comparaison, a travaillé dur pour devenir aussi célèbre. Un exemple : son choix de publier sa Brève histoire du temps chez Bantam Books, maison d’édition américaine à grands tirages. Celle-ci l’a présenté, avec son accord, en fauteuil roulant sur fond de ciel étoilé. Cette couverture « a fixé l’image de Stephen Hawking comme le symbole d’un pur esprit scientifique », souligne The New Republic. Ensuite, l’astrophysicien cèdera à la tentation de se vendre « comme une marque » – prêtant son nom à des produits d’Intel et de British Telecom – et de s’exprimer sur des sujets sans rapport avec son expertise.
Évitant le piège du portrait à charge, Charles Seife montre aussi que « Hawking a inspiré une nouvelle génération de scientifiques et catalysé les recherches de physiciens travaillant à l’intersection de la théorie quantique et de la relativité », souligne The New York Review of Books. « L’auteur réussit, renchérit la revue Science, à extraire le scientifique – un homme complexe – de l’écheveau des distorsions générées par sa célébrité. » 

[post_title] => À la source du rayonnement de Hawking [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => a-la-source-du-rayonnement-de-hawking [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-07-01 07:02:44 [post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:02:44 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=104673 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Au bout du chemin bleu qui glisse vers la mer, entre les frondaisons d’arbres immenses, le ciel s’embrase. C’est l’aube. Ou plus exactement la parfaite représentation d’un rêve d’aube. Car, dans cette image inaugurale du livre de ­Letizia Le Fur, rien ne colle avec le monde commun, et c’est bien cela qui émeut. La photographie est à l’évidence cadrée au millimètre et les couleurs retravaillées : les feuillages découpent dans le ciel incandescent la forme et le camaïeu d’une flamme. Le chemin, on le devine, est une route bitumée comme tant d’autres. La scène est éclairée au flash, façon nuit américaine : la cime des arbres est presque vert fluo, les troncs sont noyés dans la nuit… Et pourtant, on est happé par le mystère, on est d’emblée perdu.
Quelle heure était-il lorsque la photographe s’est arrêtée au tournant de cette route littorale pour visser son œil dans le viseur ? Peu importe, en vérité, car le livre s’appelle Mythologies. Letizia Le Fur a pris ces images aux Canaries, en Grèce, en Normandie et en Corse, c’est-à-dire pas très loin. Elle nous emmène en nul autre lieu que notre imaginaire. En ­commençant par le commencement : « L’Origine. » Tel est le titre du premier chapitre de son livre, qui cite en exergue quelques vers de la Théogonie, long réci­tatif sur la généalogie des dieux et la création de l’Univers écrit par Hésiode, poète grec du viie siècle avant notre ère.
Letizia Le Fur dit volontiers qu’elle a aimé s’immerger, enfant, dans les récits mythologiques. Ils étaient le véhicule de ses évasions du HLM de Saint-Denis, en banlieue parisienne, où elle a ­grandi. Ils sont ici sa porte d’entrée dans le règne d’une nature primordiale : le miné­ral, le végétal et la mer. À la différence de ­Sebastião Salgado, qui, pour Genesis, a sillonné la planète afin d’y débusquer une nature et une humanité saisissantes de mystère, la photographe traque l’étrange dans le fami­lier. « Je m’efforce de m’éloigner de la réalité », dit-elle. Elle dessine des croquis des vues qu’elle aimerait trouver, un exercice de préparation hérité de ses années aux Beaux-Arts de Tours. Elle compose ses photos comme des tableaux et poursuit le travail en postproduction. « La photographie brute n’est qu’une esquisse qui, après ses interventions seulement, devient l’image projetée et imaginée », commente la spécialiste Laura Serani dans Mythologies.
Les fiers figuiers de Barbarie s’alanguissent dans une lumière de nature morte, les pins aux troncs trop minces et trop grands s’élancent vers le ciel en une diagonale vertigineuse, les fleurs ne sont qu’inflorescences phalliques qui se dressent et s’épanchent, les rochers ­déferlent en lentes vagues rouges, un roc fendu dessine l’origine du monde. Quant à l’humanité, elle surgit, minuscule, dans une forêt transfigurée par un magnifique clair-­obscur : c’est un homme nu, archétype d’une sculpture grecque ou d’une peinture néoclassique, qui apparaît, disparaît. « J’aime photographier la végétation. Mais pour la première fois, j’ai eu envie d’introduire un homme. Il est musclé, mais je le vois fragile dans sa nudité au sein de cette nature brute. Je voulais poser sur ce corps masculin un regard de femme, ni érotique, ni emphatique, exprimer une tendresse et proposer une réflexion sur la représentation du masculin, rare dans le monde de l’art moderne. »
Rare aussi dans celui de la publicité de luxe, qui lui passe des commandes depuis vingt ans. Ce travail-là lui a permis d’affiner ses techniques de cadrage – « les images bien pensées sont prises vite ». Cela lui a sans doute été bien utile pour décrocher sa première récompense pour une œuvre personnelle : le prix Alpine & Leica, quatre jours à fond de train sur les routes du sud de la France. Au bout, une expo et le titre d’ambassadrice Leica. Et depuis, trois invitations en résidence – La Bourboule, la Normandie et Cadaqués – pour développer un projet personnel dont l’épicentre est, à chaque fois, une transformation du réel ordinaire en fiction étrange et belle. Son prochain défi : transmuer le laid. Un rêve d’enfance. 

C.B.

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En 2012, l’Arménie avait fêté en grande pompe le 500e anniversaire du premier livre imprimé en caractères arméniens, un événement qui célébrait l’ancrage de la lecture dans la culture nationale. C’était huit ans à peine après que le pays eut quitté le giron soviétique, tutelle sous laquelle des livres tirés à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires se vendaient à bas prix, permettant à la plupart des foyers d’avoir leur bibliothèque de classiques, dont les 12 tomes de l’Encyclopédie s­ovié­tique arménienne.
Aujourd’hui, les tirages se sont effondrés, les prix ont grimpé et le marché du livre est concentré dans le secteur d’Erevan. La capitale compte une dizaine de librairies, dont deux enseignes majeures : Bookinist, une « institution » locale fondée en 1932, et Zangak. Chacune possède une maison d’édition, publiant essentiellement des traductions de best-sellers destinés à la jeunesse en arménien, langue privilégiée par la nouvelle génération. Les précédentes, elles, préfèrent lire la littérature étrangère et savante en russe.
Les ventes dans ces deux librai­ries reflètent la quête de sens des habitants d’un pays assommé par la défaite face à l’Azerbaïdjan, au lourd bilan humain et économique, et par une pandémie repartie à la hausse au printemps. Ce sont essentiellement les auteurs surfant sur le New Age ou proposant une lecture globale du monde qui ont la cote : ainsi Paulo Coelho, Robin Sharma et Yuval Noah Harari. De jeunes talents arméniens comme Sune Sevada se frayent un chemin aux côtés d’écrivains confirmés tels la romancière Narinai Abgaryan (qui écrit en russe) et Vartkès Bedrossian (mort en 1994), sans toutefois surclasser Mark Aren, prolifique romancier arménien établi à Moscou.
Ces livres-phares ne sauraient éclipser une offre soutenue contre vents et marées non seulement par Bookinist et Zangak, mais aussi par des maisons comme Antares, qui publie pléthore d’auteurs arméniens et étrangers (dont Patrick Modiano et Michel Houellebecq). Citons également Actual Art, qui édite depuis vingt ans des livres au design soigné, avec une attention particulière pour la littérature française contemporaine, d’Alain Robbe-Grillet à Leïla Slimani. 

Tigrane Yégavian est un journaliste indépendant, auteur d’Arménie. À l’ombre de la montagne sacrée (Nevicata, 2015) et de Géopolitique de l’Arménie (BiblioMonde, à paraître en octobre 2021).

[post_title] => Après la défaite, la quête de sens [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => apres-la-defaite-la-quete-de-sens [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-07-01 07:02:44 [post_modified_gmt] => 2021-07-01 07:02:44 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=104685 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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L’auteur de ce recueil de poèmes fait partie de l’aristocratie ­LGBTQ israélienne. Descendant de deux générations d’hommes homosexuels (son père et son grand-père maternel), promoteur acharné de la lutte pour les droits des homos, Imri Kalmann fut longtemps le propriétaire de l’unique bar gay de Tel-Aviv, puis militant du parti de gauche Meretz.
Dans cet opus salué par Yotam Feldman dans le quotidien Haaretz, Imri Kalmann décrit, à grand renfort de scènes sexuelles crues, sa vie – et son malaise – et s’interroge sur l’avenir de sa « communauté » (celle des gays et lesbiennes). Car l’idée qu’Israël est un pays très ouvert aux homosexuels est un cliché. Tel-Aviv n’est qu’une enclave dans une culture dominante valo­risant le collectif, la famille, et exprimant un mépris abyssal pour l’individualisme – et pour l’homosexualité, éminemment dissidente.
Pris entre l’apparente acceptation de l’homosexualité et l’hostilité bien réelle de l’opinion, Imri Kalmann suggère une solution, radicale : « Ras-le-bol des manifs, des grèves et des protestations sur le Net, il est temps de fonder un État gay. » Son nom ? « Altneusodome », en référence à Altneuland, littéralement « Nouveau pays ancien », titre du roman utopique du père du sionisme, Theodor Herzl. Sa capitale ? Tel-Aviv, bien sûr.

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Qui aime la littérature et les livres sera aussi sensible à l’âme d’une œuvre qu’à celle d’une entreprise éditoriale authentique qui possède elle aussi son identité, c’est-à-dire son auteur. Car, pour peu que la ligne choisie par certaines maisons d’édition corresponde à votre sensibilité ou à votre style, vous désirerez en posséder tous les titres. Qu’elles soient séminales comme Adelphi, disparues, hélas, comme les élégantes éditions Le Promeneur, ou modestes par la taille mais géantes par l’ambition comme Allia, je sais ce que ma bibliothèque – et donc mon existence – leur doit. Rigueur initiale dans la sélection des textes, soins maniaques apportés à l’objet, poursuite endurante d’un goût quelles que soient les vicissitudes commerciales : telles sont les caractéristiques de ces éditeurs exigeants, cohérents, qui forcent l’admiration à l’heure où les mastodontes de l’industrie veulent tout écraser au nom du bestselling.
« De la littérature insolente et exigeante » ? C’est justement le programme des Éditions de l’Arbre vengeur, qui depuis des mois font ma joie. Née en 2003 à l’initiative de David Vincent (directeur littéraire) et Nicolas Étienne (directeur artistique), forte déjà de plus de 150 titres, cette petite maison bordelaise a beau publier – comme beaucoup – des auteurs contemporains français et étrangers et posséder – comme d’autres – des collections spécialisées, sa singularité est inscrite dans son esprit décalé et son rapport intempestif aux œuvres du passé. Vengeurs de mauvais sorts et redresseurs de torts, nos deux fous de littérature ont en effet un dada, une marotte que « L’Alambic » – la collection initiée chez eux par Éric Dussert – déploie avec talent et qu’ils appellent la « redécouverte intrépide ». Il s’agit de rééditer le nec plus ultra d’écrivains oubliés, négligés, méconnus, voire de porter à la connaissance du public des inédits d’auteurs disparus.
Partant du principe que l’excellente littérature n’a pas d’âge et que certains livres peuvent, avec le temps, trouver un écho contemporain, les Éditions de l’Arbre vengeur ont, depuis près de vingt ans, aligné les pépites. Si, personnellement, je leur dois d’avoir découvert l’intrigant talent qu’exprime la poétesse Yanette Délétang-Tardif dans Les Séquestrés et l’extraordinaire figure du psychiatre hongrois morphinomane Géza Csáth grâce à leur édition de Dépendances, je porte aussi à leur crédit la nouvelle traduction du sublime thriller métaphysique de Chesterton, L’Homme qu’on appelait Jeudi, et la publication de Secrets barbares, sombre chef-d’œuvre de l’Australien Rodney Hall. Mais il y a encore plus fort, inouï et stupéfiant à lire chez eux ces jours-ci : à savoir la réédition d’un roman français oublié datant de 1956 – Les Tortues – qui a valu à son auteur, le Mauricien catholique et résistant Loys Masson (1915-1969), le qualificatif de « Melville français ». Antirécit d’aventures à mi-chemin entre les délires alcoolisés d’Au-dessous du volcan, de Lowry, et un questionnement sur le mal digne d’Au cœur des ténèbres, de Conrad, ce roman narre un voyage au bout de l’enfer initié en 1904 aux Seychelles : celui d’un équipage embarqué jusqu’au délire dans la quête d’un mystérieux trésor, convoyant une cargaison de tortues inquiétantes, tandis qu’une épidémie de variole fait rage à bord. Tourmenté et tourmentant, alternant présent et passé, le narrateur, rescapé du navire La Rose de Mahé, raconte aussi une emprise, celle qu’exerce le maléfique Bazire, sorte d’âme damnée qui le fera sombrer dans la folie paranoïaque. Tour à tour poétique et crue, fiévreuse et fulgurante, je gage que la langue de Masson vous hantera comme l’archaïsme des tortues antédiluviennes qui font dire au narrateur : « Avec elles, je me perdis mille et mille fois dans des labyrinthes volcaniques, j’écartais les branchages d’interminables halliers pourrissants, et je finis même par me retrouver, en rêve, assis en tailleur sur la toute première, entre deux brahmanes pareillement montés, formant un tripode de fronts qui soutenaient la chape de l’univers. » 

Cécile Guilbert est essayiste et romancière. Son dernier livre, Roue libre (Flammarion, 2020), a reçu le prix de la Critique de l’Académie française.

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