D’habitude, quand les médias tchèques parlent de la communauté tsigane, ce n’est pas pour en dire du bien, écrit la journaliste Saša Uhlová sur le site de Radio Praha. Violences, assistanat… Selon cette spécialiste des Roms, qui pointe une montée du racisme antitsigane depuis 1989, « les médias véhiculent l’idée qu’il est impossible de vivre avec les Tsiganes. » La communauté compte quelque 200 000 personnes sur les 10,6 millions d’habitants du pays. Mais tout s’arrange dès qu’il est question de Radek Banga, musicien rom passé d’un appartement insalubre de Prague aux projecteurs du festival de Glastonbury avec son groupe de hip-hop Gipsy.cz. Une success story dont les médias se font volontiers l’écho : outre ses succès musicaux, il a été question dernièrement de son mariage, mais aussi de ses prises de position politiques, comme quand il a quitté avec fracas la cérémonie des Rossignols (les Victoires de la musique tchèques) après la victoire d’un groupe d’extrême droite. Puis la presse lui a déroulé le tapis rouge pour la sortie de son premier livre, une autobiographie dans laquelle il raconte sa trajectoire hors norme. Le quotidien Lidové Noviny salue ainsi une « confession capable d’aborder des sujets aussi difficiles que les violences familiales ». Le site Novinky s’arrête lui aussi sur la partie du livre consacrée au père violent de Banga et salue le discours du chanteur à l’attention des jeunes, lequel tente de leur « montrer que, malgré tous les obstacles, il est possible d’avoir une vie heureuse ».
Imaginez : le monde est ravagé par une pandémie – une « pestilence » – qui nettoie toute l’humanité, sauf Lionel Verney, « le dernier homme », étrangement immunisé. A-t-il gagné au change ? Apparemment non, puisqu’on le voit errer dans une Italie déserte, partagé entre idées suicidaires et vaines tentatives pour trouver un semblable, inscrivant des messages sur les murs de maisons abandonnées. Dans ce roman dystopique (peut-être le premier du genre1), Mary Shelley déverse les réserves de noirceur que n’avait pas épuisées son premier roman, Frankenstein2. Une noirceur bien compréhensible, au vu des circonstances de sa vie : une avalanche de malheurs avec de rares embellies. Les malheurs commencent le jour même de sa naissance, puisqu’en recevant la vie elle l’ôte à sa mère, la romancière et philosophe Mary Wollstonecraft, une protoféministe aux idées et aux mœurs avant-gardistes [lire « Une “nouvelle espèce” de femme », p.76]. C’est son père, William Godwin, un philosophe politique anarchiste, sombre et totalement impécunieux, qui l’élève avec sa seconde épouse. À 17 ans, pour égayer une vie austère à tous les égards, Mary tombe dans les bras d’un disciple de son père, le jeune poète Percy Bysshe Shelley. Elle tombera aussi enceinte, mais William Godwin, aussi conventionnel socialement qu’aventureux politiquement, s’indigne. Du coup, « les Élus » – Mary et son amant, ainsi que Claire, la fille de sa belle-mère, et l’amant de celle-ci, lord Byron – s’embarquent en 1814 dans une traversée de la France dévastée par la guerre, se réfugient en Suisse, s’y ennuient tout un été sous une pluie incessante, se distraient en écrivant des poèmes, des contes et des romans (pour Mary, ce sera Frankenstein), font une tripotée d’enfants, s’installent en Italie. Hélas ! Mary verra mourir trois de ses quatre enfants, puis son ami lord Byron, puis surtout Percy Shelley, son grand amour, qu’elle a fini par épouser (consentant à le partager avec quelques autres admiratrices) après le suicide de sa première femme. Fin de l’embellie. La bohème, l’errance, les amours vagabondes laisseront place à la solitude glacée en Angleterre et à la gêne financière. Pour survivre, Mary multipliera les travaux alimentaires (articles, romans, nouvelles, biographies, récits de voyages, essais), tout en éditant – et en censurant – les œuvres de feu Percy, qui jouira grâce à elle d’une belle gloire posthume. En 1851, après encore quelques amours – mais le cœur n’y est pas –, un douloureux cancer du cerveau met un terme à la rémission de 53 ans qu’aura été la vie de Mary Shelley. Comment donc s’étonner que dans Le Dernier Homme, écrit en 1825, Shelley exhale toute sa désespérance à l’endroit de l’humanité, de ceux qui la composent, qui la dupent en prétendant la guider religieusement ou philosophiquement, qui la gouvernent avec cynisme et incompétence ? Ce (très) long et grandiloquent roman, éprouvante succession de malheurs et de péripéties saugrenues, constitue à la fois une réflexion philosophico-politique et une autobiographie camouflée, l’une des exigences du terrible beau-père de Mary étant en effet que sa bru n’écrive jamais rien sur Percy. Mais celle-ci contourne le problème en fictionnalisant de façon assez transparente les principaux membres du groupe des « Élus », à commencer par Percy Shelley (sous les traits de l’admirable et polytalentueux prince Adrian, qui meurt noyé dans les mêmes circonstances que l’original) et lord Byron (alias lord Raymond, un séducteur impénitent qui engrosse la sœur d’Adrian et subit lui aussi une fin très voisine de celle de son modèle). On peut aussi reconnaître au fil des pages beaucoup d’aspects de la vie de bohème des « Élus », avec leurs incessantes oscillations géographiques et sentimentales, leurs amours croisées, les maternités continues et l’exaltation devant la nature – les montagnes helvétiques en particulier, longuement et lyriquement décrites. Mary Shelley a beau situer son intrigue entre 2073 et 2100, le monde qu’elle évoque est exactement le sien, sans la moindre trace d’anticipation, sauf une : l’Angleterre est enfin devenue, dans le dernier quart du xxie siècle, une république (c’est sans doute la raison pour laquelle l’auteure choisit de situer son intrigue dans un futur prudemment éloigné). Mary Shelley n’utilise pas seulement son roman pour promouvoir un républicanisme un peu désabusé. Son texte sert de vecteur à d’autres idées, souvent en avance sur son époque et même les suivantes. La « pestilence » (qui survient juste après l’apparition dans le ciel d’un mystérieux « soleil noir », une éclipse imprévue) est en effet déjà une protestation de la Nature outragée par l’homme. Malthusienne, Mary Shelley ne dénonce pas les dommages écologiques, encore assez minces à l’époque préindustrielle, mais ceux que l’humanité inflige à la planète par son acharnement à se reproduire. La « pestilence » ne surgit-elle pas dans les « cités surpeuplées de Chine » ? (Tiens, tiens !) Mary ne s’aventure pas pour autant sur le terrain scientifique, même si, à propos du mode de transmission de la « pestilence », elle semble privilégier la théorie des « germes » (développée dès le xvie siècle par Girolamo Fracastoro et remise au goût du jour par le microbiologiste Agostino Bassi quelques années avant la publication du livre) sur celle, encore en vigueur, des « miasmes ». Mary s’intéresse moins au fondement biologique du fléau qu’à son impact moral. La maladie détruit l’humanité de l’homme, pulvérise la société. Les lâches, les égoïstes, ceux qui se réfugient au loin pour fuir la contagion s’en sortent mieux que ceux qui soignent leurs semblables. Pire encore, on se contamine en famille, à proportion de l’affection que l’on se porte : plus on s’entraide, s’enlace, se cajole, plus vite on meurt. À vrai dire, Mary Shelley n’utilise pas tant son texte pour promouvoir des idées nouvelles que pour en déprécier d’anciennes. Face à la maladie, les croyances religieuses ou autres superstitions paraissent bien peu utiles, voire toxiques, quand elles sont brandies par de faux prophètes qui profitent de l’effroi général pour encourager le fanatisme et la haine (elle donne un exemple criant de vérité de ce genre de spécimen, « l’imposteur »). Même les plus belles avancées de l’esprit moderne – la philosophie des Lumières, la Révolution française, le mouvement romantique – ne font pas le poids et pourraient même aggraver la situation. Ainsi, les voyages, censés favoriser la circulation des idées et faire progresser l’humanité, contribuent surtout à disséminer la maladie. Les hommes politiques sont incompétents, sinon nuisibles, car ils placent le plus souvent leurs intérêts propres devant ceux du peuple. Quant aux hommes de science, ils ne valent guère mieux, avec leur orgueil, leurs rivalités, leurs erreurs continuelles, leur inconséquence. Les hommes tout court sont donc livrés à eux-mêmes, à leurs stratégies incertaines et tout aussi inutiles. Les héros de ce roman se réfugient d’abord dans le « frais climat » britannique, supposé ennemi de l’infection, pour ensuite en être chassés par un autre effet de l’épidémie : l’effondrement de la société. Les gens en effet s’entre-déchirent, par fanatisme ou juste pour se piller les uns les autres. Le virus pulvérise jusqu’aux valeurs familiales auxquelles Mary Shelley, si frustrée sur ce plan-là, est férocement attachée. L’humanisme n’est pas de taille face au virus, et l’humanité disparaît – elle ne l’aura pas volé. Personne ne la regrettera, sauf l’infortuné « dernier homme », aux prises avec l’ultime tragédie, celle de la solitude. Reste au lecteur éprouvé à espérer que cette fiction-là ne soit pas, pour une fois, dépassée par la réalité.
— J.-L. M.
Extrait
« La pestilence interrompit alors sa progression mortelle. Nous retenions notre souffle : personne n’osait formuler ses espoirs, mais nous étions tous dans l’excitation de l’attente, marins naufragés sur une île rocheuse au milieu de l’océan, observant un navire au loin, sans plus savoir s’il s’approche ou s’il s’éloigne. Paradoxalement, cette promesse de sursis attendrissait les plus rudes, éveillant au contraire chez les êtres les plus doux des sentiments agressifs et contre nature. Tant qu’il paraissait établi que nous étions tous destinés à mourir, nous ne nous posions que deux questions : quand et comment ? Maintenant que la virulence de la maladie s’estompait et que le fléau semblait disposé à en épargner quelques-uns, chacun voulait compter parmi les élus et s’accrochait à l’existence avec une ténacité farouche. Les cas d’abandon devinrent fréquents ; nous eûmes même connaissance de meurtres qui nous firent frémir d’horreur : la peur de la contagion avait armé la main de l’homme contre son propre frère. Mais ces tragédies particulières furent bientôt éclipsées par un événement considérable. Alors que les influences infectieuses nous accordaient un certain répit, une tempête s’éleva, plus furieuse que les vents, une tempête alimentée par les passions de l’homme, nourrie par ses pulsions les plus violentes, un ouragan terrible et sans précédent. […] Nous traversâmes la France, et la trouvâmes dépeuplée. De rares survivants erraient dans les rues des plus grandes villes tels des fantômes. Notre groupe ne reçut donc que peu de renforts, et il en mourait tant qu’il devint bientôt plus rapide de recenser les survivants. Nous n’abandonnions jamais les malades, et attendions que la mort nous permette de déposer leurs cadavres dans l’abri d’une tombe, aussi notre voyage fut-il long, puisque chaque jour prélevait son terrible tribut dans nos rangs – ils mouraient par dizaine, par cinquantaine, par centaine. La mort ne faisant pas de merci, nous cessâmes d’en attendre ; chaque jour nous saluions le soleil, avec le sentiment que jamais plus peut-être nous ne le verrions se lever. Les terreurs et les visions d’effroi, qui nous avaient ébranlé les nerfs au printemps, continuèrent de hanter nos troupes poltronnes tout au long de ce triste périple. Chaque soir éveillait de nouveaux spectres ; le moindre arbre foudroyé devenait un fantôme, la moindre broussaille dessinait des formes épouvantables. Nous nous habituâmes peu à peu à ces mirages, et bientôt d’autres frayeurs surgirent. Un jour, l’on chuchota que le soleil se levait désormais une heure plus tard que de coutume, puis on découvrit qu’il devenait de plus en plus pâle, et que ses ombres avaient un aspect inhabituel. Il aurait été impossible d’imaginer, au temps où la vie se déroulait de façon normale, les effets terribles que produisaient ces illusions extravagantes. En vérité, nos sens sont si peu fiables, quand ils ne sont pas confirmés par le témoignage d’autrui, que j’éprouvais les pires difficultés à ne pas partager la croyance de mes compagnons en ces événements surnaturels. Isolé au milieu d’une foule démente, j’osais à peine m’affirmer à moi-même que notre grand luminaire n’avait subi aucun changement, que les ombres de la nuit ne se matérialisaient pas en formes effrayantes et que le chant du vent dans les arbres, ou s’engouffrant dans une bâtisse inoccupée, n’était pas chargé de lamentations désespérées. Il arrivait que la réalité elle-même prenne des apparences fantomatiques. »
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« Un nouveau roman de Christian Kracht est toujours un événement. C’est, avec Botho Strauss et Peter Handke, l’auteur contemporain de langue allemande le plus controversé », note Ijoma Mangold dans Die Zeit. Chaque livre de l’enfant terrible des lettres suisses, poursuit le critique littéraire, est « la garantie de débats houleux dans les pages culture des journaux sur la question de savoir si son esthétisme snob ne dissimulerait pas une dangereuse dérive à droite. » Son dernier opus, Eurotrash, vraie-fausse autofiction, a pour narrateur un certain Christian Kracht, de retour à Zurich à la demande de sa mère, alcoolique, accro aux médicaments et habituée des services psychiatriques. Bientôt, tous deux s’embarquent dans un road trip à travers le pays et le passé familial, où se mêlent sympathies nazies, argent caché et abus sexuels. Comme beaucoup de ses confrères, Ijoma Mangold est enthousiaste. « Kracht nous dit implicitement : peu importe comment on me classe idéologiquement, du point de vue esthétique, je suis un moderne. Et c’est vrai : c’est un éminent représentant de l’avant-garde littéraire. »
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Il a été acclamé par Bill Clinton, David Cameron, George W. Bush, et soutenu par Barack Obama. Il est l’un des chouchous de la Banque mondiale. Emmanuel Macron l’a reçu à l’Élysée et lui a rendu visite à Kigali. C’est bien normal : il a sorti son pays d’un génocide épouvantable et en a fait l’un des mieux organisés et des plus prospères du continent africain. Émettez des réserves, et vous serez aussitôt taxé de négationniste ou de raciste. Bon. Et si tout cela n’était que du théâtre ? Si cette thèse peu orthodoxe n’était développée que par ses opposants, on n’y prêterait guère attention. Le problème, c’est qu’au fil des ans le dossier s’alourdit, nourri par de multiples témoignages émanant d’ONG comme Amnesty International, Human Rights Watch ou Freedom House et de rapports de l’ONU discrètement enterrés.Nourri également par deux livres importants : le premier, écrit par la journaliste Judi Rever, qui a travaillé pour Radio France internationale et l’Agence France-Presse, a été traduit en français cet hiver, près de trois ans après sa parution en anglais1 ; le second, de l’africaniste Michela Wrong, a paru ce printemps en anglais et est pris au sérieux par l’hebdomadaire The Economist, qui lui a consacré un dossier. Une biologiste et médecin américaine, Helen Epstein, a publié pour sa part trois articles sur ce sujet hypersensible dans The New York Review of Books : deux en 2018 lors de la parution du premier livre, le troisième en juin dernier à propos du second. Elle-même connaît bien la région, pour avoir longtemps exercé et enquêté dans l’Ouganda voisin lorsqu’elle travaillait sur le sida (on lui doit un ouvrage accablant sur le dictateur ougandais Yoweri Museveni, au pouvoir depuis 19862). Helen Epstein est plus réservée que The Economist à l’égard des positions de Michela Wrong, qu’elle juge parfois naïve. Résumons l’accusation formulée avec force par ces textes. La famille de Paul Kagame a fui un pogrom anti-Tutsis au Rwanda et s’est établie en Ouganda. C’est là que l’enfant, né en 1957, a grandi. Adolescent, il rejoint un groupe de rebelles dirigés par Museveni, lequel finit par renverser le dictateur précédent. Après quoi il devient le chef de la sécurité militaire de Museveni. Parallèlement, il prend la tête du Front patriotique rwandais (FPR), composé de Tutsis exilés en Ouganda. En 1990, appuyé par Museveni – lui-même soutenu par les États-Unis –, il envahit le nord du Rwanda et y pratique trois années durant la politique de la terre brûlée, massacrant la population et contraignant les survivants à s’enfuir. Une fois son pouvoir consolidé, il prépare soigneusement la chute du dictateur hutu, Juvénal Habyarimana, chouchouté par la France. Il a probablement fait abattre son avion en 1994, déclenchant le génocide qu’il savait en préparation. Il laisse faire les massacres le temps qu’il faut pour lui permettre d’apparaître en sauveur aux yeux des Tutsis et de la communauté internationale, puis instaure une nouvelle dictature. Deux millions de Hutus ayant fui au Zaïre, il ordonne à son armée de les y poursuivre. Il renverse le dictateur zaïrois Mobutu, accusé de les protéger, et le remplace par un maquisard corrompu, Laurent-Désiré Kabila. Quand le dictateur nouvellement installé lui déplaît à son tour, il envahit à nouveau le pays, devenu la République démocratique du Congo, provoquant une guerre multi-États dont le bilan dépasse le million de morts. Kabila est assassiné, sans doute sur ordre de Kigali. Le Rwanda est le pays africain le plus aidé par le FMI et la Banque mondiale. Ces deux institutions lui adressent satisfecit sur satisfecit. Mais, manifestement, les statistiques sont biaisées. La consommation stagne, la pauvreté s’accroît. Surtout, Kagame a institué une dictature implacable, à la chinoise. Son parti a placé un agent de surveillance pour dix foyers. Personne n’ose élever le ton, sous peine d’être bastonné, emprisonné, torturé ou tué. On ne compte plus les opposants en exil assassinés, le dernier en Afrique du Sud en février dernier. Les élections sont truquées ; Kagame a changé la Constitution afin de rester au pouvoir jusqu’en 2034. Un sans-faute !
Le titre est trompeur : « La puissance de l’épidémie. Comment la grande peste a changé le monde, 1347-1353 ». En réalité, si l’ouvrage de Volker Reinhardt démontre bien une chose, c’est qu’aucune épidémie, si dévastatrice fût-elle, n’a jamais changé le cours de l’Histoire. La peste qui frappe l’Europe au xive siècle, après plus d’un demi-millénaire d’absence sur le continent (la peste « de Justinien » y avait déjà fait des ravages aux vie et viie siècles), a certes eu des conséquences importantes ; elle n’a pas tout bouleversé. Un tiers de la population succombe, mais les sociétés tiennent bon : aucun des grands ou petits États d’Occident ne disparaît. Dans les cités italiennes, auxquelles Reinhardt consacre le gros de ses développements, « on continue à élire des gens aux postes de pouvoir, l’économie ne s’effondre pas complètement, les récoltes sont faites et il n’y a pas de famine », note-t-il dans un entretien accordé au Spiegel. L’ouvrage ne révolutionne pas un sujet déjà abondamment documenté. Songeons à l’admirable Les Hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, de Jean-Noël Biraben, paru en 1975 chez Mouton et jamais vraiment dépassé. Mais, selon Gustav Seibt, du Süddeutsche Zeitung, le livre de Reinhardt offre une approche « originale » et tisse « des parallèles avec le présent », certes parfois un peu artificiels. C’est que la différence est grande, poursuit Seibt, entre « une épidémie qui tue à vitesse grand V, provoquant une hécatombe en un temps très court, touchant en outre une société presque impuissante sur le plan médical », et l’actuelle pandémie de Covid. On relèvera tout de même que les deux agents pathogènes sont originaires de Chine. On raconte que, si les galères de Gênes ont ramené le bacille fatal en Europe, c’est parce que les Mongols qui assiégeaient le comptoir génois de Caffa, en Crimée, y avaient catapulté des cadavres infectés, première arme biologique de l’Histoire. Une fiction inventée par un chroniqueur italien, selon Reinhardt, même s’il est vrai que la maladie a bel et bien atteint la Méditerranée occidentale via des navires marchands en provenance de Caffa. Pour son malheur, l’Europe, après plusieurs siècles d’une croissance démographique et économique exceptionnelle, forme un tissu humain et urbain d’une densité sans pareille, le premier véritable « monde plein », selon l’expression célèbre de Pierre Chaunu. L’épidémie n’épargne que trois zones : les Pyrénées, la Pologne et Milan. Les deux premières sont isolées et peu développées. Mais la troisième, située au cœur d’une Italie du Nord par ailleurs décimée ? Elle est sauvée par la politique énergique de Luchino Visconti, co-seigneur de la ville, qui interdit tout contact avec l’extérieur et fait emmurer vivantes, chez elles, trois familles contaminées. Radical, mais efficace.
Voici une dessinatrice qui ne fait pas dans la ligne claire. Dans ce récit (autobio)graphique qui alterne entre sa vie d’aujourd’hui à Montréal et son enfance en Iran, Shaghayegh Moazzami use d’un trait épais et sature le fond de noir, expression de la colère qui l’habite. Bizarrement, les cases s’assombrissent pour la période canadienne alors que les souvenirs iraniens – qui représentent pourtant un monde qu’elle a fui – sont plus clairs, plus paisibles. L’auteure a passé les trente premières années de sa vie en Iran, un pays connu pour la chape qu’il fait peser sur les femmes depuis l’instauration de la République islamique. De son quotidien à Téhéran, Shaghayegh Moazzami livre, à la manière de flash-back, quelques souvenirs : l’envie folle, petite fille, d’avoir un album de Tintin, évidemment prohibé par les mollahs ; la joie de faire du vélo avec ses jeunes frères, du moins jusqu’au moment où, adolescente, elle se voit interdire cette pratique ; l’obligation, jeune adulte célibataire, de rentrer dormir chaque soir chez ses parents. Pour échapper à sa famille, cette jeune femme peu encline aux compromis et éprise de liberté se résout à épouser un ami ingénieur, Fareed, qui prévoit d’émigrer au Canada. Elle-même est diplômée de l’Université des beaux-arts de Téhéran, pratique la peinture et trépigne d’impatience à l’idée de mener enfin « sa » vie. Ils se marient en 2011 mais devront, pour d’obscures raisons liées à la guerre en Syrie, patienter jusqu’en 2016 pour être autorisés à s’envoler vers le continent américain. Débarrassée de l’Iran et de ses règles étouffantes, Shaghayegh pense pouvoir vivre comme elle le souhaite – entre autres, fumer, boire de l’alcool ou montrer ses jambes en public… Mais elle n’en a pas fini avec le passé. La voilà hantée par une vieille femme vêtue de noir de pied en cap qui ressemble à s’y méprendre à la redoutable Mme Karimi, sa professeure de sixième, à l’allure prononcée de méchante sorcière1. Celle-ci suit ses moindres faits et gestes, la pourchasse, lui rappelle continuellement les règles et usages, la critique, l’invective grossièrement et sans relâche – les chapelets de « salope, traînée, garce, maudite femelle, merdeuse » et autres amabilités s’égrènent au fil des pages, tandis que notre héroïne tente d’y échapper en dessinant, encore et encore. C’est là qu’intervient la seule note de couleur de l’album. L’auteure se met en scène crayonnant sur son inséparable bloc de feuilles jaunes, dans une sorte de mise en abyme, et les dessins qu’elle réalise sur ce carnet à croquis apparaissent sur un fond jaune, comme un reflet de la réalité légèrement décalé par rapport au fil du récit. Celui-ci est minutieux : de sa vie à Montréal, de ses occupations, de ses relations dégradées avec Fareed, nous savons tout. Idem lorsque la mère et la tante du jeune homme viennent passer quelques jours chez eux : ces retrouvailles donnent lieu à des scènes pour le moins tendues, comme une bulle d’Iran qui viendrait lui éclater violemment à la figure. Tout cela peut laisser penser que la dessinatrice tient un propos désespérant sur l’impossibilité de rompre avec son passé. Or, pas seulement. Elle convoque aussi le souvenir lumineux de trois enseignants des Beaux-Arts qui lui rappellent à bon escient quelques-unes de leurs leçons d’art et de vie – « mène l’existence que tu estimes juste et ne te soucie pas du jugement des autres », par exemple – pour qu’elle se décide à prendre son destin en main et à faire ses propres choix de façon apaisée. La force de Moazzami est de se montrer sans chercher à susciter la sympathie. Elle n’est pas franchement jolie, pas très aimable, ne cherche pas à se rendre intéressante, mais sa détermination finit par emporter l’admiration. À signaler, une vingtaine de planches, à la fin de l’album, qui constituent un glossaire autant qu’un « petit précis de la vie selon les règles en vigueur » en Iran.
— O.C.
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«Vivre en Chine aujourd’hui a quelque chose de déroutant, a déclaré le romancier Yan Lianke, parce qu’on a l’impression d’être à la fois en Corée du Nord et aux États-Unis. » Quand il a fait cette remarque il y a trois ans, lors d’une table ronde sur le campus de l’université Duke Kunshan, près de Shanghai, je me souviens d’avoir souri et opiné du chef. En une courte phrase, il résumait en effet toute l’étrangeté et la singularité de la Chine actuelle, un pays qui abrite des goulags et des magasins Gap. La formule de Yan Lianke traduisait la difficulté de faire entrer la Chine dans une catégorie, et j’ai peu à peu réalisé qu’il en allait de même pour son président, Xi Jinping. D’un côté, Xi – qui a pris la tête du Parti communiste chinois en 2012, puis du pays tout entier l’année suivante – semble ramener la Chine en arrière ; d’un autre, il fait figure de libre-échangiste tourné vers l’extérieur, capable d’éblouir la clique de Davos en vantant la mondialisation et en ratifiant des accords de libre-échange. Cette dichotomie se fonde en partie sur la conviction de certains observateurs extérieurs qui voient en Xi Jinping un réformateur façon Mikhaïl Gorbatchev, l’ancien leader soviétique. Mais la politique de Xi – répression de la dissidence, abolition des limites de durée du mandat présidentiel, édification d’un culte de sa personnalité – rappelle davantage celle de Vladimir Poutine, voire du Nord-Coréen Kim Jong-un. De fait, il concentre actuellement plus de pouvoir entre ses mains qu’aucun dirigeant chinois depuis Mao. Et il ne se prive pas de certaines extravagances, comme de faire référence à Confucius tout en s’affichant en tenue militaire ou d’accumuler les titres honorifiques à la manière du leader nationaliste Tchang Kaï-chek. Mais ces comparaisons sont trompeuses, car Xi ne ressemble à aucun dirigeant chinois précédent, ni à aucun chef d’État actuel. À force de m’interroger sur ses points communs avec d’autres autocrates, je me suis aperçu d’une chose qui le distingue nettement : il n’existe aucune biographie examinant sa vie de façon rigoureuse et détaillée. Dans n’importe quelle bonne librairie, on trouve quantité de biographies de Vladimir Poutine, au moins deux de Kim Jong-un, plus quelques-unes du président philippin Rodrigo Duterte ou du Premier ministre hongrois Viktor Orbán. Mais si l’on cherche quelque chose d’équivalent sur le plus puissant dirigeant que la Chine ait connu depuis des décennies – personne qui, à bien des égards, est la plus puissante du monde –, on ressort les mains vides. Il existe bien entendu des livres sur Xi, mais pas de biographies approfondies et minutieuses. Il s’agit plutôt de livres relevant de l’une ou l’autre de ces trois catégories : hagiographies en chinois à destination du public local ; recueils de ragots sans grande crédibilité dans la veine « la vie secrète des empereurs », également en chinois mais interdits à la vente en Chine continentale ; ouvrages en langues diverses avec Xi en couverture mais qui ne décrivent ni n’analysent vraiment sa vie. Le président chinois n’a fait l’objet que d’une poignée de portraits sérieux dans des articles ou des podcasts. Il est sidérant de constater, vu le pouvoir que Xi exerce depuis près de dix ans, qu’il n’existe qu’un nombre très restreint de travaux dignes d’être mentionnés, quand bien même ceux-ci éclairent certains aspects clés de sa vie et de sa personnalité. Pour tenter d’expliquer cette carence criante, j’ai sollicité l’avis de journalistes et de chercheurs qui, même s’ils n’ont pas écrit de livres sur lui, se sont intéressés de près à Xi ou à des personnages contemporains ayant des points communs avec lui. Beaucoup de facteurs semblent entrer en ligne de compte, à commencer par le manque de sources crédibles qui soient à la fois proches de Xi et prêtes à parler de lui en toute franchise. Sans compter le fait que le dirigeant chinois est relativement inaccessible. Le journaliste Steven Lee Myers, qui couvre la Chine pour The New York Times et a écrit une biographie de Poutine, note que le dirigeant russe a beau être « très réservé, notamment avec les médias étrangers », il rencontre toutefois « de nombreux journalistes et répond en détail aux questions qu’on lui pose ». Xi, en revanche, « n’accepte jamais de répondre aux questions, mêmes amicales ». Anna Fifield, ex-directrice du bureau du Washington Post à Pékin et auteure d’une biographie de Kim Jong-un, pense qu’il est au moins « aussi difficile d’écrire sur Xi que sur Kim », mais que « pour Xi, la barre est placée plus haut, car l’opinion publique estime être en droit d’en savoir davantage sur lui ». Et ce n’est pas tout. « La caractéristique numéro un de Xi avant son accession au pouvoir était sa prudence », m’a confié le politologue Joseph Torigian, qui remarque que l’étude des élites politiques, dans une perspective biographique du moins, est passée de mode chez les universitaires. Enfin et surtout, il y a le facteur peur. Les spécialistes de la Chine craignent de se voir interdire l’accès au pays s’ils écrivent un livre critique sur Xi. Sans parler d’autres formes de représailles, en ligne ou dans le monde réel. (Fin 2015, par exemple, cinq libraires de Hongkong, accusés de diffuser des livres racoleurs sur la vie privée de dignitaires chinois, ont été kidnappés et emmenés en Chine continentale.) Mais les dirigeants chinois n’ont pas toujours agi ainsi. Un des prédécesseurs de Xi, Jiang Zemin, avait accordé une interview à une émission de télévision américaine. Et, s’il n’existe pas de biographie majeure en anglais de Hu Jintao, le président chinois dont Xi a pris la suite en 2013, ce n’est probablement pas parce qu’il est difficile d’accès. « Certaines personnes sont juste trop ennuyeuses pour faire l’objet d’une biographie », m’a dit l’historien John Delury, auteur avec Orville Schell d’une galerie de portraits de dirigeants et d’intellectuels emblématiques de la Chine (sans surprise, Hu n’est pas du lot). Xi, lui, est tout sauf ennuyeux. Sous sa férule, la puissance économique et militaire de la Chine a grimpé en flèche. Il a organisé l’incarcération massive de musulmans ouïgours dans des camps de rééducation de la province du Xinjiang, muselé la presse et étouffé les critiques à l’égard du Parti. Sous son règne, la mainmise chinoise sur Hongkong n’a cessé de croître : lors d’une visite en 2017, Xi y a présidé la plus importante parade militaire qui s’y soit tenue depuis sa rétrocession. Le fait qu’il n’existe pas de biographie de Xi mérite notre attention. Que l’on en sache si peu sur son compte – et que si peu de ceux qui le connaissent soient disposés à parler de lui –en dit long sur la vigueur de la répression qu’il a instaurée. Et cela a des conséquences plus générales, notamment pour les pays qui traitent avec la Chine – c’est-à-dire tous les pays. Xi exerce un pouvoir tellement supérieur à celui de ses prédécesseurs qu’il est impératif de bien cerner son état d’esprit. De façon générale, il est crucial de savoir comment traiter avec quelqu’un faisant l’objet d’un culte de la personnalité dans un pays puissant sur la scène internationale – même si, comme me l’a expliqué Alice Su, la patronne du bureau pékinois du Los Angeles Times, le culte de Xi semble générer moins de ferveur que celui de Mao. Le manque d’informations sur Xi et le difficile accès à son cercle intime ont donné lieu à deux conceptions qui, pour attrayantes qu’elles soient, demeurent fallacieuses. La première, qui prévalait quand il a pris le pouvoir, mettait l’accent sur les aspects de sa vie qui laissaient pressentir un dirigeant conforme à ce que souhaitait l’Occident : un réformateur politique. Les premières analyses des commentateurs – comme celle du très médiatique Nicholas Kristof, qui a eu un vaste écho en raison de son aura de Prix Pulitzer spécialiste de la Chine – soulignaient que le père de Xi avait été un conseiller de tendance libérale du président Deng Xiaoping. Autrement dit, Xi aurait « dans ses gènes » des penchants réformistes. Cette idée a été combinée à d’autres éléments biographiques pour étayer la thèse que Xi allait réduire le contrôle de l’État sur la population. Mais, en définitive, ses positions sur Hongkong ou sur les Ouïgours du Xinjiang montrent qu’il n’en est rien. La seconde approche met l’accent sur deux autres aspects de la vie de Xi : d’abord, il a grandi sous Mao ; ensuite, il faudrait le considérer, du fait du haut statut de son père, comme un « prince héritier », fils d’un héros de la révolution chinoise. D’où l’idée que Xi ne serait qu’une version actualisée des anciens autocrates chinois. Mais c’est oublier que Xi, contrairement à Mao, ne s’intéresse guère aux « mouvements de masse » ou à la lutte des classes. En outre, il ne semble nullement préparer quelqu’un de sa famille à lui succéder. Il se passe bien des choses en Chine aujourd’hui qu’on ne peut simplement imputer à la personnalité de son dirigeant, et, d’ailleurs, les meilleurs travaux récents sur le pays sont souvent l’œuvre d’universitaires ou de journalistes privilégiant une approche « par le bas ». Mais, s’agissant d’un pays qui tient à la fois de la Corée du Nord et des États-Unis, pour reprendre les mots de Yan Lianke, et qui semble simultanément s’élancer vers le futur et revenir en arrière, il n’est pas plus pertinent de considérer son leader comme un réformiste que comme un rétrograde pur et dur. Il est grand temps de mieux cerner – même si la tâche n’est pas aisée – le mode de fonctionnement de cet autocrate obsédé par l’ordre et profondément nationaliste qui gouverne la Chine.
— Jeffrey Wasserstrom est un historien américain spécialiste de la Chine contemporaine. Il a récemment publié un livre sur l’histoire de Hongkong, Vigil: Hong Kong on the Brink (Columbia Global Reports, 2020).
— Cet article est paru dans le magazine américain The Atlantic le 30 janvier 2021. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.
Alors que les romans de plage s’alignent sur les tables des librairies, c’est un cahier de vacances qui risque bien de rafler la mise cet été. Son titre ? Burn After Writing, littéralement « Brûler après avoir écrit ». Sorti le 4 mars en France, où son premier tirage à plus de 100 000 exemplaires s’est écoulé en moins de trois semaines, ce phénomène venu d’Angleterre invite à la réflexion – ainsi qu’à une certaine perplexité. Résumons le concept : il s’agit d’une introspection guidée, une sorte de grand questionnaire de Proust étiré sur 160 pages. Ces dernières sont blanches, puisque c’est au lecteur de les noircir en répondant à des questions plus ou moins existentielles, parmi lesquelles « Quel est ton film préféré ? », « Qu’est-ce qui te rend triste ? » ou, plus directe : « Quelle personne as-tu le plus envie de frapper en pleine tête ? » Confronté à ces interrogations, le lecteur pourra cogiter en mâchonnant son crayon à papier, tandis que les éditeurs du monde entier se féliciteront de faire un tel carton avec si peu de phrases imprimées et des coûts de traduction aussi bas. Si nous passons outre la consternation qui nous guette, il faut bien admettre qu’il s’agit sans doute d’un sujet plus complexe qu’il n’y paraît. D’abord, ce succès de librairie témoigne des mécanismes à l’œuvre aujourd’hui sur le marché du livre – il faudrait d’ailleurs plutôt parler de succès d’édition, puisque la majorité des ventes s’est faite en ligne, sur Amazon. Ensuite, le nombre astronomique d’exemplaires écoulés tranche avec sa réception dans les médias. Longtemps, aucune recension n’en a été faite, et il a fallu que le livre occupe pendant plusieurs semaines le podium des meilleures ventes pour que les journaux s’y intéressent – et finissent par tous parler en même temps du « livre dont personne ne parle ». De fait, ce carton commercial s’est appuyé sur un bouche-à-oreille un peu particulier, puisque c’est une jeune influenceuse britannique qui a soufflé à ses millions d’abonnés sur la plateforme TikTok de se procurer cet ouvrage « qui a changé [sa] vie ». C’était il y a deux ans, et, depuis, chaque nouveau tirage est l’occasion d’un raz-de-marée de publications sur le Web. En plus des vidéos, on ne compte plus les photos postées sur Instagram de la couverture rose layette du livre, savamment installée entre une bougie et deux pommes de pin. Car ce journal intime d’un nouveau genre est clairement destiné à un lectorat féminin. Pour reprendre les termes de son éditeur français, il s’adresse même à une jeune « femme hyperconnectée, qui saisit là l’occasion de prendre un peu de recul sur son existence ». Notons cependant qu’une déclinaison bleue vient de paraître afin d’élargir le public cible – signe que, en 2021, si le rose n’est toujours pas pour les garçons, ceux-ci ont désormais le droit d’avoir une vie intérieure. Car c’est au fond de cela qu’il s’agit, et cet appétit des 15-30 ans pour un bête carnet à remplir mérite plus qu’un regard moqueur ou l’impression qu’on réinvente le fil à couper le beurre. Il témoigne des manques et des aspirations d’une génération ultraconnectée prise dans le brouhaha incessant des plateformes. Faut-il en déduire que ceux que l’on désigne à l’emporte-pièce comme des « milléniaux », qui ont grandi avec le Web 2.0 et dont le smartphone est une extension d’eux-mêmes sont pris d’un gros coup de fatigue ? Pour certains, la possibilité, d’abord grisante, de mettre en scène sa vie quotidienne sur les réseaux sociaux s’est peu à peu transformée en injonction intériorisée pour exister. Biberonnés aux likes et autres récompenses numériques comme autant de marques de validation, ils sont incités à travailler quotidiennement pour offrir au monde un récit convaincant de ce qu’ils sont. Or, il faut bien le dire, faire de son quotidien des moments partageables sur écran brillant, c’est épuisant. Quel meilleur refuge qu’une page blanche pour s’extraire du monde ? Ce rappel de la valeur de l’intime et ses coulisses est aussi simple que fondamental. Reste à savoir si cette leçon mérite réellement de débourser 12,90 €.
— Floriane Zaslavsky est sociologue. Elle a publié avec la journaliste Célia Héron Dernier Brunch avant la fin du monde (Arkhê Éditions, 2020).
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L’Américaine Sylvia Plath est la poétesse de langue anglaise la plus connue du xxe siècle. Dans les universités et le milieu littéraire, elle est admirée pour la puissance et l’originalité de ses poèmes, qui sont d’une grande maîtrise technique et constellés d’images mémorables. Dans la culture populaire, son statut est celui d’une sorte de Marilyn Monroe de la littérature. À la fois figure tragique et icône du féminisme, elle est l’objet d’un mythe tenace. Sylvia Plath s’est suicidée au gaz à Londres en 1963. Elle avait 30 ans et deux enfants en bas âge, elle venait de publier son unique roman, La Cloche de détresse, et d’écrire une série de poèmes qu’elle considérait comme ses meilleurs. Mais son mariage avec le poète anglais Ted Hughes semblait irrémédiablement détruit, et la dépression dont elle souffrait depuis la fin de son adolescence l’avait rattrapée. L’idée de suicide et de maladie mentale est inéluctablement associée à son nom. En ajoutant une nouvelle biographie à l’abondante littérature qui lui est consacrée, Heather Clark a voulu proposer d’elle un portrait débarrassé de la « rhétorique sensationnaliste et mélodramatique » qui l’entoure et rendre justice à ce qu’elle était vraiment : une artiste extrêmement disciplinée qui, à force de travail et d’acharnement, a produit une œuvre singulière. En 1994, la journaliste Janet Malcolm a consacré un ouvrage entier aux controverses qui ont fait rage autour des biographies successives de Sylvia Plath1. Aujourd’hui, la plupart des protagonistes sont morts. Une version non expurgée des journaux de Plath – du moins ceux qui ont été conservés, puisque le dernier a été détruit par Ted Hughes – a paru, ainsi que deux épais volumes de correspondance. Heather Clark a pu les exploiter, en plus d’une grande quantité de matériel non publié. Le résultat est un récit très détaillé, quasiment au jour le jour, de la vie de Plath, qui montre la façon dont son talent s’est développé et offre un portrait riche et nuancé de sa personnalité. Sylvia Plath est née et a grandi dans la banlieue de Boston. Elle a passé ses premières années sur la côte atlantique et gardera toute sa vie le souvenir enchanté de l’océan. Son père était un homme austère. Immigré d’origine allemande, professeur de biologie à l’Université de Harvard, c’était un entomologiste spécialisé dans l’étude des bourdons. Sa mort précoce fut pour Sylvia, qui n’avait alors que 8 ans, un choc auquel elle réagit avec stoïcisme. Dans la formation de son caractère, ses rapports compliqués avec sa mère ont joué un rôle déterminant. Aurelia Plath, qui était une femme lettrée, avait sacrifié son avenir professionnel à la carrière de son mari. Devenue veuve, elle se mit à enseigner, reportant sur sa fille ses ambitions littéraires. Pour Sylvia, qui avait avec elle une relation intense, sa mère fut toute sa vie une confidente et un modèle, mais aussi une présence étouffante et un repoussoir en raison de son conformisme moral et social. Sylvia Plath était une enfant exceptionnellement brillante, douée pour le dessin et la littérature. Avant même d’avoir atteint l’adolescence, elle maîtrisait parfaitement la prosodie, la métrique et les règles de composition des différentes formes poétiques. Neuf mois après le décès de son père, elle publiait son premier poème dans un journal de Boston. De nombreux autres suivront, ainsi que des textes en prose, qu’elle essayait de placer dans la presse locale, notamment pour s’assurer une source personnelle de revenus (la famille n’était pas riche). Dans certaines de ses œuvres de jeunesse apparaît déjà l’imagerie gothique qui caractérisera souvent ses poèmes de maturité : la lune glaciale, la lumière ténue du soir, les arbres noirs et menaçants, les ciels chargés et le froid de l’hiver. Grâce à un professeur de collège qu’elle admirait, elle découvrit Tolstoï et Dostoïevski, Thomas Hardy et Joseph Conrad, ainsi que D. H. Lawrence et Virginia Woolf, qui demeurèrent ses plus puissantes sources d’inspiration. C’était par ailleurs une jeune fille sociable, qui accordait une grande importance aux amitiés et aux flirts. Elle était aussi terriblement ambitieuse, passionnée et perfectionniste, volontiers jalouse du succès des autres et incapable de supporter l’échec. En 1950, elle entra au Smith College, établissement faisant partie d’un réseau d’universités pour jeunes filles conçu comme l’équivalent de la prestigieuse Ivy League. Dans l’Amérique des années 1950, le destin d’une femme était encore largement perçu comme limité à la vie domestique. Toute son existence, Sylvia Plath luttera contre le préjugé voulant que seuls les hommes puissent vivre de leur plume. Elle avait toutefois des mots cruels pour les femmes qui ne se souciaient que de leur carrière, les femmes « stériles » qui n’ont pas d’enfants ou choisissent d’avorter, et, pour elle, le mariage était sacré. À l’intersection du modèle traditionnel, des idées nouvelles et de ses ambitions personnelles, elle voulait s’accomplir pleinement sur tous les plans à la fois : comme artiste, femme, épouse, mère. « J’aime mes enfants, écrira-t-elle plus tard, mais je veux vivre ma propre vie. Je veux écrire des livres, voir des gens, voyager […]. J’ai eu un terrible plaisir sensuel à être enceinte et à allaiter. Mais, je dois dire, j’ai aussi plaisir à être légère et mince, et à baiser. » En 1953, à la suite du rejet de sa candidature à l’école d’été de Harvard, elle traversa un premier épisode dépressif. Traitée par électrochocs, à la manière brutale dont on les administrait à l’époque, elle fit une tentative de suicide, avalant une grande quantité de somnifères avant de se cacher dans la cave de la maison maternelle. Internée à l’hôpital McLean de Boston, elle y fut prise en charge par une jeune psychiatre, le Dr Beuscher. Ni la psychothérapie d’inspiration psychanalytique qu’elle entama avec elle, ni les injections d’insuline ne donnant les résultats escomptés, le Dr Beuscher prescrivit une nouvelle série d’électrochocs. L’expérience la traumatisa pour le restant de ses jours, sans l’empêcher de rester liée toute sa vie avec cette psychiatre, qu’elle admirait. Son séjour à McLean est raconté dans La Cloche de détresse, qui est autant un roman de critique sociale sur l’univers de la psychiatrie que le récit d’une dépression. Après six mois d’internement à l’hôpital, elle retourna au Smith College, d’où elle sortit diplômée en 1955 avec la mention summa cum laude. Le sujet de sa thèse était le thème du double chez Dostoïevski. Peu de temps après, elle obtenait une bourse Fulbright pour l’Université de Cambridge, en Angleterre, où elle allait rencontrer Ted Hughes. Doté d’un physique puissant, avec une allure sauvage souvent comparée à celle du Heathcliff des Hauts de Hurlevent, Ted Hughes exerçait un effet magnétique sur tous ceux qui croisaient sa route, en particulier les femmes. Entre lui et Sylvia Plath, l’attraction fut immédiate. « Grand, sombre, beau, le seul suffisamment immense pour moi », écrivait-elle, avec « une voix comme le tonnerre de Dieu ». Poète anglais renommé, Ted Hughes était l’incarnation de l’homme de ses rêves : une figure superlativement masculine qui était en même temps un grand écrivain. Toujours impeccablement habillée, obsédée par l’hygiène, aimant plaire et avide de contacts sociaux, Sylvia Plath avait les manières d’une jeune femme de la classe moyenne de la côte est des États-Unis. Issu d’un milieu pauvre et rural, amateur de pêche et de chasse, passionné par le monde animal, peu sensible à son apparence, Ted Hughes préférait la solitude dans la nature aux paillettes de la vie mondaine. Rapidement mariés, ils vécurent plusieurs années d’entente totale : physique, intellectuelle, émotionnelle, artistique. Ted Hughes réussit à intéresser sa femme aux signes, à l’astrologie, à l’occulte, à l’hypnose et au spiritisme – croyances et pratiques qui jouaient un rôle considérable dans sa vie. Mais ce qui les unissait fondamentalement, c’était la passion pour la littérature. Avec toutefois une nuance importante, relevée par leur ami commun Lucas Myers : « Ted et Sylvia […] étaient résolus à mettre en mots ce qu’il y avait de meilleur en eux, mais […] de manière assez différente. Sylvia voulait que ses mots soient lus, Ted qu’ils existent. » De fait, rien n’exaltait davantage Sylvia Plath que de voir un de ses textes, en prose ou en vers, paraître dans The Atlantic, Harper’s Magazine ou The New Yorker. Un an après leur mariage, Ted Hughes et Sylvia Plath partaient pour les États-Unis. Ils y restèrent trois ans. Deux épisodes y jouèrent un rôle décisif dans l’évolution artistique de Sylvia. Jusque-là, ses modèles avaient été les poètes modernistes : W. B. Yeats, T. S. Eliot, W. H. Auden, Dylan Thomas, Wallace Stevens et Marianne Moore. À l’occasion d’un séjour de quatre mois dans la « colonie d’artistes » de Yaddo, dans l’État de New York, elle découvrit les poèmes expérimentaux et introspectifs de Theodore Roethke. À Boston, elle fit la connaissance de Robert Lowell et d’Anne Sexton, avec laquelle elle se lia et parlait souvent du suicide2. Comme Roethke et Sylvia elle-même, Lowell et Sexton avaient connu la dépression et l’hôpital psychiatrique, qu’ils évoquaient dans leur œuvre. Dans un entretien radiophonique accordé en 1962, Sylvia Plath indiquera avoir été influencée par la façon dont ces poètes exploraient des sujets « singuliers, tabous ». De retour en Angleterre, le couple s’établit à Londres, où Sylvia accoucha bientôt de leur fille Frieda. Deux ans après naissait leur fils Nicholas. La jeune mère profitait de toutes ses heures libres, notamment celles qui précédaient l’aube, pour se consacrer à sa poésie. En 1960 paraissait son recueil de poèmes The Colossus, le seul qui serait publié de son vivant. Sous des dehors encore très sages, son univers fantasmatique et surréaliste y prenait forme. À l’initiative de Ted, ils s’installèrent dans le Devon, un comté du sud-ouest de l’Angleterre. Rétrospectivement, Hughes considérera ce déménagement comme le commencement de la fin de leur mariage. De fait, si vivre à la campagne était pour lui un rêve, la vie intellectuelle et sociale londonienne manquait cruellement à Sylvia. En réalité, des tensions se manifestaient dans le couple depuis longtemps. Aux États-Unis, plusieurs disputes violentes avaient éclaté. Des forces fatales étaient à l’œuvre, que Heather Clark décrit ainsi : « Durant les premières années de leur mariage, Plath et Hughes se soutenaient mutuellement dans leur travail d’écriture et leur ambition, mais, à la fin, tous les deux en vinrent à regretter le temps consacré à l’autre. Plath était furieuse d’avoir perdu tellement d’heures à faire progresser la carrière de Hughes […]. Hughes se plaignait d’avoir trop longtemps supporté ce qu’il appelait la “détresse” de Plath et ses “humeurs tempétueuses”. »
L’élément déclencheur de leur rupture fut la découverte, par Sylvia, de la liaison entamée par Ted Hughes avec une femme mariée de leur connaissance, Assia Wevill. Ce n’est pas le fruit du hasard si cet adultère se produisit précisément à ce moment-là. La poésie de Sylvia n’avait cessé de s’améliorer, mais c’est Ted qui connaissait la notoriété. La célébrité vint lui fournir des occasions d’aventures professionnelles et sentimentales au moment où il avait l’impression que sa femme voulait l’enfermer dans une vie casanière. Le couple se sépara. Dans une série de lettres poignantes au Dr Beuscher, Plath laisse éclater sa rage, sa tristesse, son désespoir : « Ted me ment, il ment tout le temps, il est devenu quelqu’un de petit » ; « Ted est unique […]. Le sexe est pour moi tellement lié à mon admiration pour l’intelligence, la puissance et la beauté masculines qu’il est simplement le seul homme dont j’aie envie. » Parfois, aussi, elle exprime un sentiment de libération : « Vivre séparée de Ted est merveilleux – Je ne suis plus dans son ombre. » Après être restée seule dans le Devon, Sylvia Plath s’installa à Londres, dans une maison qu’avait occupée Yeats, ce qu’elle voyait comme un heureux présage. Elle n’avait pas tort, au moins s’agissant de son art. En dépit ou à cause du désarroi émotionnel qui l’accablait, elle produisit en quelques mois, à un rythme stupéfiant, la quarantaine de poèmes qui lui garantissent une place dans les anthologies. Le premier témoin de cette explosion de créativité fut Al Alvarez, poète et personnalité très influente dans le milieu littéraire londonien, avec qui elle et Ted Hughes étaient liés. Dans un essai sur le suicide3. Alvarez, qui avait lui-même voulu mettre fin à ses jours, évoquera plus tard en détail les dernières semaines de la vie de Sylvia Plath, avec ce que Hughes dénoncera comme un coupable manque de tact et de discrétion. Son état psychologique se dégradant, le 11 février 1963, à l’aube, après avoir calfeutré la chambre de ses enfants pour les mettre à l’abri des émanations, Sylvia Plath ouvrait le gaz de sa cuisinière. Ce jour-là, elle aurait dû être admise à l’hôpital psychiatrique pour quelques jours de repos. Le souvenir des électrochocs subis durant sa jeunesse, la peur et l’humiliation de se retrouver aux mains de médecins, la crainte également, suggère Clark, de faire du mal à ses enfants semblent avoir joué un rôle dans sa décision. Peut-être aussi faut-il incriminer les antidépresseurs qui venaient de lui être prescrits, dont les effets ne semblent pas avoir été maîtrisés. Au bout du compte, il est vain de chercher à démêler les causes. Comme le résume avec une brutale simplicité Diane Middlebrook dans sa biographie du couple4, « la dépression a tué Sylvia Plath ». Longtemps, Ted Hughes refusera de s’exprimer au sujet de sa vie avec Sylvia et des circonstances de sa mort, qu’il a été accusé d’avoir provoquée5. (À trois reprises, son nom fut effacé de la tombe de son épouse.) Quelques mois avant son propre décès, en 1998, il rendra publique sa version des faits dans Birthday Letters, recueil de poèmes écrits tout au long de sa vie. Avant cela, il s’était employé à faire paraître les textes inédits de Sylvia, à commencer par les poèmes de ses derniers mois, réunis sous le titre Ariel. Sans rien perdre de la virtuosité technique qui caractérise ses œuvres de jeunesse, Sylvia Plath s’y affranchit de certaines contraintes, gardant le principe de la division en strophes mais abandonnant souvent la rime. L’impression produite par ces textes tient à la force des images qu’ils contiennent, « images de torture, de meurtre, de génocide, de guerre, de suicide, de maladie, de revanche et de fureur, mais aussi de résistance, de renaissance et de triomphe », résume Heather Clark. Dans « Daddy », son poème le plus célèbre, dans lequel elle s’en prend avec violence à la figure paternelle (son père allemand, mais aussi, en filigrane, Ted Hughes), référence est faite au nazisme et à l’Holocauste. Alors que le critique George Steiner hissait « Daddy » au rang de « Guernica de la poésie moderne », l’allusion historique a été jugée inacceptable par d’autres intellectuels juifs comme Irving Howe, Leon Wieseltier ou Adam Kirsch. Il faut garder à l’esprit l’impact que les affaires du monde avaient sur l’imagination de Sylvia Plath. La Cloche de détresse s’ouvre sur l’évocation de l’exécution des époux Rosenberg, soupçonnés d’espionnage au profit de l’Union soviétique. Et la similitude entre la chaise électrique et les électrochocs subis par la narratrice est un thème implicite du roman. Sylvia Plath était démocrate et pacifiste. L’atmosphère politique aux États-Unis durant les années 1950 – le souvenir frais de l’extermination des juifs, la croisade anticommuniste du sénateur McCarthy, la guerre froide, la menace nucléaire – l’affectait intensément. À ses yeux, la poésie n’avait pas vocation à devenir « une sorte de purge ou d’excrétion publique thérapeutique ». Le poète, disait-elle, « doit être capable de contrôler et manier les expériences, même les plus terribles, comme la folie […]. Il faut savoir manier ces expériences l’esprit avisé et avec intelligence. » Si expressifs qu’ils soient, les textes réunis dans Ariel sont construits avec un art sophistiqué et émaillés de références implicites à la mythologie et la littérature. Pleins de symboles, ils tirent leur étrange pouvoir, écrit Adam Kirsch, de « l’habileté avec laquelle ils transforment l’expérience la plus intime de telle sorte qu’on ne la reconnaît presque pas »6. Une de leurs caractéristiques est la présence de nombreuses allitérations. Plath a affirmé avoir écrit les textes d’Ariel en les récitant à voix haute. Elizabeth Hardwick témoignera de son saisissement à l’écoute, dans un enregistrement de la BBC, de sa voix dure aux intonations envoûtantes scandant ses poèmes avec une diction anglaise parfaite (son accent était un mélange de ceux de Boston et d’Oxford)7. La vie de Sylvia Plath fut très courte, mais son œuvre est considérable : plusieurs centaines de poèmes, des dizaines d’articles de critique littéraire, de nouvelles et d’histoires pour enfants. Elle avait un caractère porté à l’excès et n’était assurément pas facile à vivre au quotidien. Elle était égocentrique, et sa propension à la dramatisation est évidente. À la lecture de son journal, de sa correspondance et du livre de Heather Clark, on est surtout frappé par son intelligence, sa lucidité à l’égard d’elle-même, son courage et l’exceptionnelle opiniâtreté dont elle a fait preuve toute sa vie pour développer son art et son talent sans abandonner ses autres rêves d’accomplissement. Pour ceux qui ont d’elle une vision romantique, c’est sa fascination poétique pour la mort qui l’a menée au suicide. On est tenté de penser le contraire : c’est son engagement envers la littérature qui l’a aidée à dompter ses démons, jusqu’au moment fatal où ceux-ci ont eu raison d’elle.
— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).
— Cet article a été écrit pour Books.
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Défense des droits de la femme, le best-seller de Mary Wollstonecraft publié en 1792, est peut-être le premier essai féministe de l’Histoire. Chose curieuse, cette même auteure avait rédigé deux ans plus tôt un autre plaidoyer, cette fois en faveur des « droits des hommes ». Paru le 29 novembre 1790 – la date a son importance –, le livre a été écrit en trois semaines et édité à la vitesse de l’éclair. Pour Mary Wollstonecraft, il s’agissait de prendre au plus vite le contre-pied du pamphlet contre la Révolution française publié le premier de ce mois par le conservateur irlandais Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution de France. Burke y chantait les louanges de Marie-Antoinette et décrivait les femmes venues déloger la famille royale de Versailles, les 5 et 6 octobre 1789, comme des « furies venues de l’enfer ». Elles protestaient contre la disette et « gagnaient leur vie, nuance Wollstonecraft, en vendant des légumes ou du poisson, n’ayant jamais reçu le moindre avantage de l’instruction ». Publié anonymement, le livre fut réédité le mois suivant sous le nom de l’auteure. Une femme réellement étonnante, dont la critique littéraire britannique Miranda Seymour résume en quelques lignes les professions de foi dans The New York Review of Books : « Toutes les écoles doivent être mixtes, gratuites, dispenser beaucoup d’exercices en plein air et mettre l’accent sur l’apprentissage d’une langue étrangère et la bonté à l’égard des animaux (afin de réduire la propension à la violence). Dans le couple, égalité entre les conjoints. Répartition égale de l’héritage entre les enfants, quel que soit le sexe. Pas de privilèges pour le fils aîné. Chaque femme doit pouvoir aspirer à gagner sa vie (la vraie définition de l’indépendance) au lieu de jouer de son physique pour attirer un riche amant ou époux. » Née de parents bourgeois mais désunis, la petite Mary se couchait devant la porte de sa mère pour la protéger de son père. À la mort de sa mère, elle fut victime de son frère aîné, un avocat, qui les laissa, elle et ses deux sœurs, dans le dénuement. Plus tard, elle persuada l’une d’elles de quitter un mari violent. Aidée de son amie Fanny, avec laquelle elle eut une relation passionnée, elle créa une école pour filles dans un quartier de Londres où vivait une communauté contestataire, dominée par la figure d’un pasteur gallois, le philosophe républicain Richard Price, qui correspondait avec Jefferson, Washington, Mirabeau et Condorcet. Elle publia alors son premier livre, « Réflexions sur l’éducation des filles » (1787). L’école ayant fait faillite, elle accepta à contrecœur un poste de gouvernante en Irlande dans une famille d’aristocrates, dont elle aima les enfants mais détesta leur mère. En 1788, après avoir publié un roman anticonformiste, Mary: A Fiction, elle revint à Londres où elle fut la première femme ayant jamais gagné sa vie de sa plume, sous l’égide du brillant éditeur de l’Analytical Review. « Je suis la première d’une nouvelle espèce », écrit-elle dans une lettre. Rendue célèbre en Angleterre par ses deux essais promouvant les droits des hommes et des femmes, blessée par une liaison sans avenir avec un homme marié, elle partit pour Paris en décembre 1792 pour assister en personne au déroulement de sa chère Révolution. Elle ne fut pas déçue : un mois plus tard, elle voyait Louis XVI mené à la guillotine. La France ayant déclaré la guerre à l’Angleterre, Wollstonecraft se retrouva dans une situation précaire. Elle tomba follement amoureuse d’un homme d’affaires américain, qui la fit passer pour son épouse afin de lui obtenir la nationalité américaine. La jeune femme accoucha d’une fille puis fut lâchée par son amant, qu’elle tenta de reconquérir en partant avec sa fille en Scandinavie pour l’aider dans ses affaires. Après deux tentatives de suicide, dont une en se jetant dans la Tamise, elle se mit en ménage avec un homme de premier plan, le romancier et philosophe anarchiste William Godwin. Elle mourut onze jours après avoir donné naissance à sa seconde fille : la future Mary Shelley, l’auteure de Frankenstein.
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