En 1758, le roi de Grande- Bretagne George II gracia un fusilier de la marine royale reconnu coupable de « sodomie sur la personne d’une chèvre ». Motif : le condamné « était un jeune crétin, illettré et ignorant […], dépourvu de toute capacité intellectuelle, un quasi débile mental. » On jugea en revanche que la chèvre, elle, avait un peu trop apprécié l’expérience : elle fut dûment exécutée. Un siècle plus tard, le psychiatre germano-autrichien Richard von Krafft-Ebing affirmait dans son ouvrage Psychopathia sexualis (1886) que ceux qui s’adonnent à la sexualité avec des animaux sont des dégénérés congénitaux que leur « névrose constitutionnelle » rend « incapables d’avoir des rapports sexuels normaux ». La zoophilie, c’est-à-dire le commerce sexuel avec un animal, est-elle une dangereuse pathologie ou une simple peccadille ? Pour l’Association américaine de psychiatrie (APA), la réponse ne fait aucun doute : la zoophilie figure depuis 1980 dans chaque nouvelle édition du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM), le manuel de référence pour les troubles psychiatriques. Joanna Bourke, professeure d’histoire au Birkbeck College (Université de Londres), estime pour sa part que la société devrait adopter une approche plus nuancée. Dans Loving Animals, elle invite à considérer avec une grande prudence les études établissant un lien entre zoophilie et psychose en raison de leur « biais d’échantillonnage ». Celles-ci ne portent en effet que sur des individus ayant déjà eu affaire à la justice, pas sur un échantillon représentatif de la population. Le jeune fermier qui, sous le coup de la frustration sexuelle, fricote avec une de ses juments ne devrait pas figurer dans la même catégorie qu’un pervers sexuel patenté, car son écart de conduite ne constitue, pour reprendre les termes du psychiatre Philip Q. Roche1, qu’un « expédient visant à pallier la solitude bucolique ». Autrement dit, il s’agit là d’une question de circonstances plutôt que d’une tendance. Pour Joanna Bourke, le tabou qui frappe la zoophilie perdure du fait de l’improbable alliance des militants en faveur des droits des animaux et des moralistes de droite. Les premiers la condamnent au titre du bien-être animal, les seconds au motif qu’elle est non procréatrice et qu’elle contrevient à l’ordre naturel. Qui plus est, cette pratique n’est pas sans risques pour le partenaire humain. En témoigne le triste cas de l’Américain Kenneth Pinyan, un ingénieur de 45 ans travaillant chez Boeing, mort en 2005 d’une péritonite aiguë due à une perforation du côlon après avoir été pénétré par un étalon connu localement sous le sobriquet de « Grosse Bite ». Les rapports sexuels avec les chiens ne sont pas non plus exempts de dangers : « Une fois un pénis de chien inséré dans une vulve ou un anus, son pars longa glandis[la partie allongée du gland, chez un chien] peut doubler de diamètre et son épaisseur augmenter de 3 cm. Le bulbe du gland triple de largeur (de 6 cm ou plus) et gagne jusqu’à 4 cm d’épaisseur. » Les interdictions légales soulèvent par ailleurs d’intéressantes questions de définition2. Qu’est-ce qui, au juste, caractérise une « bête » ? Dans l’affaire « Murray contre l’État de l’Indiana » (1957), l’accusé avait copulé avec un poulet, donc techniquement avec une volaille plutôt qu’une bête. Et puis, qu’est-ce qui constitue un « acte sexuel » ? Faut-il y inclure la formicophilie, cette pratique consistant à attirer des fourmis sur le clitoris d’une femme en enduisant de miel son mont de Vénus ? Au regard du droit pénal, ce n’est pas seulement l’acte lui-même qui compte mais l’intention qui le sous-tend : les éleveurs de vaches ou de cochons font quotidiennement des gestes qui, s’ils sont parfaitement légaux, n’en sont pas moins d’ordre sexuel – s’ils étaient accomplis à des fins de gratification personnelle, ils seraient jugés délictueux. L’auteure en conclut que « la différence entre un zoophile et un fermier est de nature biopolitique. » Joanna Bourke interviewe nombre d’adeptes de ce qu’elle nomme de façon touchante « l’amour interespèces », qui soutiennent que leurs relations avec les animaux sont tendres et consenties. Évidemment, leurs partenaires à quatre pattes ne s’expriment pas sur la question. L’un des principaux arguments contre la zoophilie est que les animaux sont par nature incapables d’exprimer leur consentement. Si elle admet volontiers que « la plupart des relations sexuelles entre un humain et un animal impliquent la coercition », l’auteure avance aussi l’idée – discutable – que l’on peut juger du consentement d’un animal au moyen de certains indices non verbaux révélant s’il prend ou non du bon temps. Même si l’on se range à ce point de vue, on imagine difficilement quelle réforme juridique pourrait en découler. Il est peu probable qu’un quelconque gouvernement établisse une juridiction spéciale dont le but serait de s’assurer de la réciprocité des sentiments amoureux au sein des couples interespèces potentiels.
— Houman Barekat est un critique littéraire dont les articles paraissent régulièrement dans The Guardian, The Sunday Times ou The Spectator. Il a codirigé The Digital Critic (O/R Books, 2017), un recueil de textes explorant l’impact d’Internet sur la critique littéraire.
— Cet article est paru dansThe Times Literary Supplement le 19 février 2021. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.
« Je suis stupéfaite. La Suède, c’est aussi cela », s’étonne une critique du quotidien Dagens Nyheter, résumant par cette formule la réaction des médias nationaux lors de la parution de Familjen au printemps 2020. Un an après, le livre figure toujours parmi les meilleures ventes, signe de l’inquiétude de la population suédoise face au crime organisé. Primée pour son travail, la journaliste Johanna Bäckström Lerneby y raconte comment un clan familial originaire du Liban tient sous sa coupe une banlieue de Göteborg, la deuxième ville du pays. Approfondissant une série de reportages parus dès 2017, l’auteure « ne dramatise pas, elle clarifie les choses », ajoute le quotidien libéral. L’enquête s’appuie sur des rapports de police et de services sociaux, des comptes rendus de procès et nombre d’entretiens. La journaliste dépeint ainsi une société parallèle qui existe dans d’autres villes du royaume, pointe Svenska Dagbladet. Mais, « pour diverses raisons, de nombreux Suédois en savent probablement moins sur cela que sur les familles de la mafia italienne » à New York, estime le quotidien conservateur. « Tout doit être mis sur la table » pour y remédier, ajoute-t-il, alors que l’extrême droite se tient en embuscade avant les législatives de 2022.
«Toute contestation d’une affirmation officielle ou d’une croyance largement répandue peut être désormais considérée comme “complotiste” », twitte Edgar Morin, le chantre de la pensée complexe. De son côté, l’humoriste Patrick Sébastien confie à TV Magazine, édité par le groupe Le Figaro : « Nous sommes dirigés par des technocrates […]. Il faut pousser les gens à la désobéissance parce qu’on ne comprend pas leurs décisions. La seule logique, c’est que ce virus détruit les malades et les faibles. Je me demande s’il est là par hasard, tout simplement… C’est très complotiste, mais je l’assume. » On dit que les grands esprits se rencontrent, mais parfois il faut les aider un peu. Prenez d’autres lumières contemporaines, qui n’ont a priori pas grand-chose en commun elles non plus : Francis Lalanne, Véronique Genest, Juliette Binoche, Bernard Ménez, Jean-Marie Bigard… Des carrières exceptionnelles, certes, mais les voilà désormais unies sous le qualificatif infâmant de « complotiste », avec une poignée de politiciens, de sportifs, d’éditorialistes, de médecins, de chercheurs et autres intellectuels de haut rang. Leur faute ? À les entendre, ils ont juste posé des questions, fait leurs propres recherches, réfléchi par eux-mêmes, osé donner leur opinion, simplement contesté la doxa, tout cela à la faveur d’une pandémie qui semble avoir grandement sollicité leur verve critique (et leur expertise en épidémiologie). Diantre, on ne peut décidément plus rien dire ! Patrick Sébastien et quelques autres peuvent bien faire mine de se revendiquer complotistes, le terme est généralement reçu pour ce qu’il est : une disqualification. Il est donc, sans surprise, très largement contesté, et souvent explicitement sous la forme du préambule rhétorique : « Je ne suis pas complotiste, mais… » Oui, mais, justement, de plus en plus, c’est le mot lui-même qui est devenu suspect. On le brandirait pour faire taire les voix qui dérangent, on s’épargnerait toute argumentation grâce à ce seul mantra, on réduirait toute dissidence à néant par l’opprobre, amalgamant ainsi des préoccupations bien légitimes aux délires de ceux qui croient à l’existence de reptiliens intergalactiques ou au « grand remplacement ». Trop facile ! Cette profusion d’accusations de complotisme ne cacherait-elle pas quelque chose ? De fait, il paraît que le mot « théorie du complot » a été inventé par la CIA… Comme par hasard ! Certes, c’est peut-être faux, mais ça n’aurait rien d’étonnant si c’était vrai, non ? D’ailleurs, il faudrait qu’on nous prouve le contraire, sans quoi, c’est vraiment qu’on nous prendrait pour des imbéciles. Après tout, il y a quand même eu de véritables complots dans l’Histoire, pas vrai ? Comment savoir si on est complotiste ? Il me semble qu’un bon indice se situe dans l’énergie dépensée à se défendre de l’être en usant de cette rhétorique très caractéristique. Ce n’est pas pour rien que le concept est effectivement péjoratif, et même stigmatisant, selon l’historienne allemande Katharina Thalmann, qui a admirablement documenté cette évolution à partir des années 1950 1. Brièvement, il se trouve que, un jour, la vision du monde selon laquelle tout ce qui va mal peut s’expliquer par l’action délibérée, secrète et malveillante d’entités maléfiques et où, corollairement, tout s’arrangerait immédiatement si les conspirateurs étaient enfin démasqués et mis hors d’état de nuire est devenue irrationnelle, néfaste et, pour tout dire, ringarde. Elle ne l’était pas auparavant. Pendant longtemps, le complotisme fut une façon normale d’envisager la réalité. Seulement, nos manières de comprendre et d’expliquer le monde sont désormais beaucoup plus sophistiquées, et surtout moins romanesques. En conséquence, le « complotisme » relève aujourd’hui d’une vision archaïque et naïve de la société, d’une rhétorique facilement identifiable parce que datée, hyperbolique et improductive. Il est donc normal de s’offusquer d’être qualifié de complotiste : cela signifie simplement qu’il est aujourd’hui inexcusable de l’être.
— Sebastian Dieguez est chercheur en neurosciences au laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg, en Suisse. Il est l’auteur de Total Bullshit ! Au cœur de la post-vérité (PUF, 2018).
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Le 15 juin 2018, les cendres de l’astrophysicien Stephen Hawking étaient inhumées dans l’abbaye de Westminster, à Londres, en présence d’éminences politiques et scientifiques et de quelques centaines d’admirateurs anonymes, heureux gagnants d’un tirage au sort. La célèbre « voix » du scientifique, générée par ordinateur, résonna sous les voûtes : « J’ai conscience du caractère précieux du temps. Saisissez l’instant. Agissez maintenant. J’ai passé ma vie à voyager à travers l’Univers par la force de l’esprit. » Les hommages firent assaut de superlatifs. « Personne, depuis Einstein, n’avait autant contribué à notre compréhension de l’espace et du temps », déclara l’astrophysicien britannique Martin Rees près de la tombe, voisine de celle de Newton, où a été gravée l’équation du « rayonnement de Hawking ». C’est par l’évocation de ce « grand final » que Charles Seife, professeur de journalisme à l’Université de New York et auteur d’essais sur les mathématiques, ouvre son enquête sur Stephen Hawking. Paru en avril aux États-Unis, l’ouvrage a été aussitôt abondamment commenté, notamment par Frank Wilczek, Prix Nobel de physique 2004, qui salue dans The New York Times un livre « grand public, très fouillé et solidement étayé ». La vie de l’astrophysicien britannique paralysé par une maladie neurodégénérative ne semblait pourtant plus guère recéler de mystères tant elle a été médiatisée. L’auteur d’Une brève histoire du temps – 10 millions d’exemplaires vendus – a déjà fait l’objet de quatre biographies, d’une autobiographie, de plusieurs films, de milliers d’articles… Hawking, qui a joué dans Star Trek, est sans conteste le scientifique le plus populaire depuis Einstein. C’est précisément cela que questionne Charles Seife : sa popularité. « Il pose deux questions cruciales, souligne Samanth Subramanian dans The New Republic : quelle est la nature de la célébrité scientifique ? Et quelles raisons ont permis à Hawking de l’acquérir ? » Interrogations délicates, car il s’agit de démêler la part de la science, de la maladie, de la mécanique médiatique et de l’autopromotion dans ce succès d’image. « Iconoclaste », selon The New York Times, le livre n’en est pas moins, d’abord, un hommage au courage de Hawking, qui apprend à 21 ans la nature irréversible de sa maladie, devient incapable d’écrire à 24 ans, de marcher à 28 ans, de parler à 43 ans. Malgré sa dépendance croissante à toutes sortes de machines, il a poursuivi jusqu’à sa mort, à 76 ans, ses travaux sur les trous noirs : ces astres compacts, nés de l’effondrement d’étoiles et censés engloutir toute matière passant à proximité, émettraient un rayonnement qui les voue à s’évaporer. Cette hypothèse l’a rendu célèbre, même si la preuve (par l’observation ou l’expérimentation) de ce « rayonnement de Hawking » manque toujours. De fait, Hawking n’était pas le scientifique le plus estimé par ses pairs. The New York Review of Books relève une anecdote citée par Charles Seife : en 1999, quand la revue Physics World appelle 250 membres de la communauté à lister les cinq physiciens les plus importants, « Hawking se retrouve en bas du classement, avec un seul vote. » Pourquoi, alors, Hawking était-il perçu par les profanes comme « l’héritier naturel d’Einstein » ? Réponse de Charles Seife : l’astrophysicien, qui refusait cette comparaison, a travaillé dur pour devenir aussi célèbre. Un exemple : son choix de publier sa Brève histoire du temps chez Bantam Books, maison d’édition américaine à grands tirages. Celle-ci l’a présenté, avec son accord, en fauteuil roulant sur fond de ciel étoilé. Cette couverture « a fixé l’image de Stephen Hawking comme le symbole d’un pur esprit scientifique », souligne The New Republic. Ensuite, l’astrophysicien cèdera à la tentation de se vendre « comme une marque » – prêtant son nom à des produits d’Intel et de British Telecom – et de s’exprimer sur des sujets sans rapport avec son expertise. Évitant le piège du portrait à charge, Charles Seife montre aussi que « Hawking a inspiré une nouvelle génération de scientifiques et catalysé les recherches de physiciens travaillant à l’intersection de la théorie quantique et de la relativité », souligne The New York Review of Books. « L’auteur réussit, renchérit la revue Science, à extraire le scientifique – un homme complexe – de l’écheveau des distorsions générées par sa célébrité. »
[post_title] => À la source du rayonnement de Hawking
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Au bout du chemin bleu qui glisse vers la mer, entre les frondaisons d’arbres immenses, le ciel s’embrase. C’est l’aube. Ou plus exactement la parfaite représentation d’un rêve d’aube. Car, dans cette image inaugurale du livre de Letizia Le Fur, rien ne colle avec le monde commun, et c’est bien cela qui émeut. La photographie est à l’évidence cadrée au millimètre et les couleurs retravaillées : les feuillages découpent dans le ciel incandescent la forme et le camaïeu d’une flamme. Le chemin, on le devine, est une route bitumée comme tant d’autres. La scène est éclairée au flash, façon nuit américaine : la cime des arbres est presque vert fluo, les troncs sont noyés dans la nuit… Et pourtant, on est happé par le mystère, on est d’emblée perdu. Quelle heure était-il lorsque la photographe s’est arrêtée au tournant de cette route littorale pour visser son œil dans le viseur ? Peu importe, en vérité, car le livre s’appelle Mythologies. Letizia Le Fur a pris ces images aux Canaries, en Grèce, en Normandie et en Corse, c’est-à-dire pas très loin. Elle nous emmène en nul autre lieu que notre imaginaire. En commençant par le commencement : « L’Origine. » Tel est le titre du premier chapitre de son livre, qui cite en exergue quelques vers de la Théogonie, long récitatif sur la généalogie des dieux et la création de l’Univers écrit par Hésiode, poète grec du viie siècle avant notre ère. Letizia Le Fur dit volontiers qu’elle a aimé s’immerger, enfant, dans les récits mythologiques. Ils étaient le véhicule de ses évasions du HLM de Saint-Denis, en banlieue parisienne, où elle a grandi. Ils sont ici sa porte d’entrée dans le règne d’une nature primordiale : le minéral, le végétal et la mer. À la différence de Sebastião Salgado, qui, pour Genesis, a sillonné la planète afin d’y débusquer une nature et une humanité saisissantes de mystère, la photographe traque l’étrange dans le familier. « Je m’efforce de m’éloigner de la réalité », dit-elle. Elle dessine des croquis des vues qu’elle aimerait trouver, un exercice de préparation hérité de ses années aux Beaux-Arts de Tours. Elle compose ses photos comme des tableaux et poursuit le travail en postproduction. « La photographie brute n’est qu’une esquisse qui, après ses interventions seulement, devient l’image projetée et imaginée », commente la spécialiste Laura Serani dans Mythologies. Les fiers figuiers de Barbarie s’alanguissent dans une lumière de nature morte, les pins aux troncs trop minces et trop grands s’élancent vers le ciel en une diagonale vertigineuse, les fleurs ne sont qu’inflorescences phalliques qui se dressent et s’épanchent, les rochers déferlent en lentes vagues rouges, un roc fendu dessine l’origine du monde. Quant à l’humanité, elle surgit, minuscule, dans une forêt transfigurée par un magnifique clair-obscur : c’est un homme nu, archétype d’une sculpture grecque ou d’une peinture néoclassique, qui apparaît, disparaît. « J’aime photographier la végétation. Mais pour la première fois, j’ai eu envie d’introduire un homme. Il est musclé, mais je le vois fragile dans sa nudité au sein de cette nature brute. Je voulais poser sur ce corps masculin un regard de femme, ni érotique, ni emphatique, exprimer une tendresse et proposer une réflexion sur la représentation du masculin, rare dans le monde de l’art moderne. » Rare aussi dans celui de la publicité de luxe, qui lui passe des commandes depuis vingt ans. Ce travail-là lui a permis d’affiner ses techniques de cadrage – « les images bien pensées sont prises vite ». Cela lui a sans doute été bien utile pour décrocher sa première récompense pour une œuvre personnelle : le prix Alpine & Leica, quatre jours à fond de train sur les routes du sud de la France. Au bout, une expo et le titre d’ambassadrice Leica. Et depuis, trois invitations en résidence – La Bourboule, la Normandie et Cadaqués – pour développer un projet personnel dont l’épicentre est, à chaque fois, une transformation du réel ordinaire en fiction étrange et belle. Son prochain défi : transmuer le laid. Un rêve d’enfance.
— C.B.
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En 2012, l’Arménie avait fêté en grande pompe le 500e anniversaire du premier livre imprimé en caractères arméniens, un événement qui célébrait l’ancrage de la lecture dans la culture nationale. C’était huit ans à peine après que le pays eut quitté le giron soviétique, tutelle sous laquelle des livres tirés à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires se vendaient à bas prix, permettant à la plupart des foyers d’avoir leur bibliothèque de classiques, dont les 12 tomes de l’Encyclopédie soviétique arménienne. Aujourd’hui, les tirages se sont effondrés, les prix ont grimpé et le marché du livre est concentré dans le secteur d’Erevan. La capitale compte une dizaine de librairies, dont deux enseignes majeures : Bookinist, une « institution » locale fondée en 1932, et Zangak. Chacune possède une maison d’édition, publiant essentiellement des traductions de best-sellers destinés à la jeunesse en arménien, langue privilégiée par la nouvelle génération. Les précédentes, elles, préfèrent lire la littérature étrangère et savante en russe. Les ventes dans ces deux librairies reflètent la quête de sens des habitants d’un pays assommé par la défaite face à l’Azerbaïdjan, au lourd bilan humain et économique, et par une pandémie repartie à la hausse au printemps. Ce sont essentiellement les auteurs surfant sur le New Age ou proposant une lecture globale du monde qui ont la cote : ainsi Paulo Coelho, Robin Sharma et Yuval Noah Harari. De jeunes talents arméniens comme Sune Sevada se frayent un chemin aux côtés d’écrivains confirmés tels la romancière Narinai Abgaryan (qui écrit en russe) et Vartkès Bedrossian (mort en 1994), sans toutefois surclasser Mark Aren, prolifique romancier arménien établi à Moscou. Ces livres-phares ne sauraient éclipser une offre soutenue contre vents et marées non seulement par Bookinist et Zangak, mais aussi par des maisons comme Antares, qui publie pléthore d’auteurs arméniens et étrangers (dont Patrick Modiano et Michel Houellebecq). Citons également Actual Art, qui édite depuis vingt ans des livres au design soigné, avec une attention particulière pour la littérature française contemporaine, d’Alain Robbe-Grillet à Leïla Slimani.
— Tigrane Yégavian est un journaliste indépendant, auteur d’Arménie.À l’ombre de la montagne sacrée (Nevicata, 2015) et de Géopolitique de l’Arménie (BiblioMonde, à paraître en octobre 2021).
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L’auteur de ce recueil de poèmes fait partie de l’aristocratie LGBTQ israélienne. Descendant de deux générations d’hommes homosexuels (son père et son grand-père maternel), promoteur acharné de la lutte pour les droits des homos, Imri Kalmann fut longtemps le propriétaire de l’unique bar gay de Tel-Aviv, puis militant du parti de gauche Meretz. Dans cet opus salué par Yotam Feldman dans le quotidien Haaretz, Imri Kalmann décrit, à grand renfort de scènes sexuelles crues, sa vie – et son malaise – et s’interroge sur l’avenir de sa « communauté » (celle des gays et lesbiennes). Car l’idée qu’Israël est un pays très ouvert aux homosexuels est un cliché. Tel-Aviv n’est qu’une enclave dans une culture dominante valorisant le collectif, la famille, et exprimant un mépris abyssal pour l’individualisme – et pour l’homosexualité, éminemment dissidente. Pris entre l’apparente acceptation de l’homosexualité et l’hostilité bien réelle de l’opinion, Imri Kalmann suggère une solution, radicale : « Ras-le-bol des manifs, des grèves et des protestations sur le Net, il est temps de fonder un État gay. » Son nom ? « Altneusodome », en référence à Altneuland, littéralement « Nouveau pays ancien », titre du roman utopique du père du sionisme, Theodor Herzl. Sa capitale ? Tel-Aviv, bien sûr.
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Qui aime la littérature et les livres sera aussi sensible à l’âme d’une œuvre qu’à celle d’une entreprise éditoriale authentique qui possède elle aussi son identité, c’est-à-dire son auteur. Car, pour peu que la ligne choisie par certaines maisons d’édition corresponde à votre sensibilité ou à votre style, vous désirerez en posséder tous les titres. Qu’elles soient séminales comme Adelphi, disparues, hélas, comme les élégantes éditions Le Promeneur, ou modestes par la taille mais géantes par l’ambition comme Allia, je sais ce que ma bibliothèque – et donc mon existence – leur doit. Rigueur initiale dans la sélection des textes, soins maniaques apportés à l’objet, poursuite endurante d’un goût quelles que soient les vicissitudes commerciales : telles sont les caractéristiques de ces éditeurs exigeants, cohérents, qui forcent l’admiration à l’heure où les mastodontes de l’industrie veulent tout écraser au nom du bestselling. « De la littérature insolente et exigeante » ? C’est justement le programme des Éditions de l’Arbre vengeur, qui depuis des mois font ma joie. Née en 2003 à l’initiative de David Vincent (directeur littéraire) et Nicolas Étienne (directeur artistique), forte déjà de plus de 150 titres, cette petite maison bordelaise a beau publier – comme beaucoup – des auteurs contemporains français et étrangers et posséder – comme d’autres – des collections spécialisées, sa singularité est inscrite dans son esprit décalé et son rapport intempestif aux œuvres du passé. Vengeurs de mauvais sorts et redresseurs de torts, nos deux fous de littérature ont en effet un dada, une marotte que « L’Alambic » – la collection initiée chez eux par Éric Dussert – déploie avec talent et qu’ils appellent la « redécouverte intrépide ». Il s’agit de rééditer le nec plus ultra d’écrivains oubliés, négligés, méconnus, voire de porter à la connaissance du public des inédits d’auteurs disparus. Partant du principe que l’excellente littérature n’a pas d’âge et que certains livres peuvent, avec le temps, trouver un écho contemporain, les Éditions de l’Arbre vengeur ont, depuis près de vingt ans, aligné les pépites. Si, personnellement, je leur dois d’avoir découvert l’intrigant talent qu’exprime la poétesse Yanette Délétang-Tardif dans Les Séquestrés et l’extraordinaire figure du psychiatre hongrois morphinomane Géza Csáth grâce à leur édition de Dépendances, je porte aussi à leur crédit la nouvelle traduction du sublime thriller métaphysique de Chesterton, L’Homme qu’on appelait Jeudi, et la publication de Secrets barbares, sombre chef-d’œuvre de l’Australien Rodney Hall. Mais il y a encore plus fort, inouï et stupéfiant à lire chez eux ces jours-ci : à savoir la réédition d’un roman français oublié datant de 1956 – Les Tortues – qui a valu à son auteur, le Mauricien catholique et résistant Loys Masson (1915-1969), le qualificatif de « Melville français ». Antirécit d’aventures à mi-chemin entre les délires alcoolisés d’Au-dessous du volcan, de Lowry, et un questionnement sur le mal digne d’Au cœur des ténèbres, de Conrad, ce roman narre un voyage au bout de l’enfer initié en 1904 aux Seychelles : celui d’un équipage embarqué jusqu’au délire dans la quête d’un mystérieux trésor, convoyant une cargaison de tortues inquiétantes, tandis qu’une épidémie de variole fait rage à bord. Tourmenté et tourmentant, alternant présent et passé, le narrateur, rescapé du navire La Rose de Mahé, raconte aussi une emprise, celle qu’exerce le maléfique Bazire, sorte d’âme damnée qui le fera sombrer dans la folie paranoïaque. Tour à tour poétique et crue, fiévreuse et fulgurante, je gage que la langue de Masson vous hantera comme l’archaïsme des tortues antédiluviennes qui font dire au narrateur : « Avec elles, je me perdis mille et mille fois dans des labyrinthes volcaniques, j’écartais les branchages d’interminables halliers pourrissants, et je finis même par me retrouver, en rêve, assis en tailleur sur la toute première, entre deux brahmanes pareillement montés, formant un tripode de fronts qui soutenaient la chape de l’univers. »
— Cécile Guilbert est essayiste et romancière. Son dernier livre, Roue libre (Flammarion, 2020), a reçu le prix de la Critique de l’Académie française.
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Klara est une Amie artificielle (AA), autrement dit un robot de compagnie – mais d’un type très avancé. On la découvre exposée dans un show-room aux côtés d’autres AA, avec lesquels elle entretient des relations complexes (les uns préfèrent adopter un look féminin, d’autres un look masculin). Tous tirent leur énergie du Soleil, qui est leur dieu. Aussi Klara trouve-t-elle un plaisir particulier à être mise un jour en vitrine, où elle peut à la fois recevoir les rayons du soleil et observer ce qui se passe dans la rue. Une jeune adolescente, Josie, entre avec sa maman ; elles la choisissent et l’emportent. La voilà en famille, dans une maison avec jardin. Elle comprend peu à peu le rôle qui lui est assigné : Josie est une enfant génétiquement modifiée pour surperformer et appartenir à l’élite, mais sa santé s’en est trouvée fragilisée. Sa mère a acheté Klara pour que celle-ci puisse, après s’être occupée de l’adolescente, prendre sa place si elle venait à mourir. Un roman « brillant », estime le romancier et critique littéraire Alex Preston dans The Guardian. Un « nouveau chef-d’œuvre, qui nous fait prendre conscience de toute la beauté et la fragilité de notre humanité ».
Dans Mr Gwyn, Alessandro Baricco met en scène un écrivain devenu portraitiste. Non que le personnage principal ait abandonné sa plume pour un pinceau, mais parce qu’il a renoncé, au grand désarroi de son agent, à écrire des romans pour se consacrer à l’art du portrait. Des portraits réalisés sans fusain, aquarelle ni gouache, seulement avec des mots. Jasper Gwyn, auteur célèbre, s’installe dans un atelier méticuleusement aménagé. Il y reçoit ses clients lors de séances s’étalant sur trente jours au terme desquelles il fait éclore un bref, mais riche portrait en prose. Déroutant, surprenant de beauté et de précision, et toujours reçu avec ravissement par le sujet. Un matin, Gwyn disparaît soudainement, ne laissant derrière lui qu’une courte note adressée à son assistante. Étudiant alors chacun de ses mots, la jeune femme comprend que le mystère de l’alchimie de l’écriture ne réside pas là où se trouve physiquement l’écrivain, mais dans sa solitude et son cœur affamé d’amour. Ce livre délicat et élégant a, en plus de ces qualités, pour originalité de poser une vraie question sur le travail de l’écrivain, plus pertinente que de savoir s’il utilise un stylo ou un clavier. La question soulevée par Alessandro Baricco est celle de la distance que le romancier établit entre ses personnages et le lecteur. Une distance propre à chaque tableau, chaque dialogue, chaque regard, chaque intention. Lorsque j’eus la chance de rencontrer Steven Spielberg, il me confia la réflexion suivante : « Le métier de réalisateur peut se résumer à une seule question : où placer sa caméra ? » Mais, à la différence du cinéaste, l’écrivain ne peut changer d’objectif ou de focale, pas plus qu’il ne peut jouer avec les couleurs ou l’intensité de la lumière en changeant de filtre ou de diaphragme. C’est là probablement l’un des exercices les plus difficiles à accomplir pour ceux qui écrivent. On dit de certains écrivains qu’ils ont une écriture cinématographique, qu’en les lisant on croirait voir un film ou une série. Dumas, Hugo, Balzac ont publié des romans étonnamment cinématographiques, raison pour laquelle ils ont été tant de fois portés à l’écran. Et pourtant, le cinéma n’avait pas encore été inventé du vivant de ces auteurs. Ce qui nous ramène à l’une des problématiques majeures de l’écriture : comment faire naître des paysages, des visages, des voix, des couleurs, des odeurs dans l’esprit d’un lecteur sans autre moyen que des mots couchés sur une feuille de papier ? De façon plus complexe encore, à quelle distance placer son lecteur, et comment ? Je me souviens d’avoir, à la lecture de Clair de femme, de Romain Gary, été fasciné de découvrir qu’au fil de son roman Gary nous plaçait, nous lecteurs, tantôt dans le regard de son héros (pour ne pas dire en lui), tantôt dans celui des personnages secondaires qu’il observait ou auxquels il s’adressait. Alors comment placer et déplacer ce point de vue à chaque instant du récit, balayer tout l’horizon ou ne voir plus qu’un détail ? Là où le cinéaste fait le point, nécessité oblige, le processus est bien plus abstrait chez l’écrivain ; je crois même qu’il n’en prend jamais vraiment conscience. Seules les émotions et l’empathie qu’il entretient avec ses personnages le guident. Peut-être parce que, comme le démontre Baricco dans son roman, la chose la plus importante que l’on apprend en écrivant est que les hommes et les femmes que nous rencontrons, ceux et celles qui peuplent la littérature, ne sont pas seulement des personnages : ils portent en eux des histoires. La leur, celle de l’auteur et la nôtre.
— Marc Levy est l’un des auteurs français les plus lus en France et dans le monde. Il vit à New York. Son dernier roman est Le Crépuscule des fauves (Robert Laffont/Versilio, 2021).
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