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Napoléon était petit. Il glissait toujours une main dans son manteau. Il était par ailleurs mégalomane et voulait conquérir le monde – « comme Hitler », entend-on souvent lors des visites guidées de ses champs de bataille. Ces opinions à propos de l’empereur au célèbre bicorne sont pour ainsi dire gravées dans l’imaginaire populaire. Résistent-elles cependant à l’examen des sources historiques ?
La taille, d’abord. Immédiatement après la mort de Napoléon, en 1821, son corps fut mesuré par son médecin de Sainte-Hélène. Résultat : 1,686 m. Soit plusieurs centimètres au-dessus de la taille moyenne des hommes en Europe il y a deux cents ans. D’après des statistiques officielles, la recrue française lambda ne mesurait que 1,62 m en 1835. Le roi de Prusse Frédéric II mesurait précisément 1,62 m. L’amiral Nelson, 1,64 m. Et Goethe, 1,69 m.
Pourquoi n’est-il jamais question de Nelson le Nabot, de Frédéric le Petit ou même de Goethe le Courtaud ? Au contraire, le poète (qui ne dépassait Napoléon que de 4 millimètres) est considéré comme un titan de la littérature allemande, et Frédéric est presque toujours appelé « le Grand ». Qui a fixé la norme, ici ?
Deux théories ont pignon sur rue. La première est que Napoléon aimait s’entourer de gardes de grande taille, ce qui explique pourquoi il paraissait si petit. La seconde prétend qu’il s’agit d’une simple erreur de traduction : on aurait confondu les « pieds » français avec les feet anglais, plus petits.
La vraie explication, toutefois, réside ailleurs. En fait, le « petit Napoléon » apparaît pour la première fois dans des illustrations britanniques, notamment celles de James Gillray (1756-1815). Ce caricaturiste, qui travailla pour le gouvernement anglais à partir de 1797, représentait systématiquement l’ennemi juré sous les traits d’un nain grotesque – diminuant et ridiculisant ainsi aux yeux de l’opinion publique le puissant adversaire de la Grande-Bretagne. Sur les dessins où ils sont tous les deux représentés, le roi George III a l’air d’un géant à côté d’un Napoléon lilliputien qui semble tout droit sorti d’un livre de contes.
Quand « Little Boney », comme on le surnommait en Angleterre, fut finalement battu à Waterloo en 1815, les vainqueurs n’eurent bien entendu aucun intérêt à changer l’image du nain corse. Au contraire : l’effort du gouvernement britannique pour définir ce qui est grand et ce qui est petit trouva son prolongement dans la colonne Nelson, dressée au cœur de Londres.
La construction de ce mémorial était une réponse à la colonne Vendôme de Paris. Napoléon l’avait érigée en 1806 en faisant fondre le bronze de canons pris aux armées autrichienne et russe. Haute de 44,30 m, elle était surmontée de sa statue. Après la chute de l’Empire, en 1814, on retira et fondit la statue, avant que, en 1833, le « roi-citoyen » Louis-Philippe en fasse replacer une nouvelle de près de 4 mètres.
La réponse de Londres ne se fit pas attendre. En 1840, la construction de la colonne Nelson débuta à Trafalgar Square. Les panneaux de bronze du piédestal furent coulés à partir de canons pris aux Français. Une fois achevée, la colonne s’élevait, comme par hasard, à 46 mètres. On plaça à son sommet une statue de l’amiral Nelson, vainqueur de la bataille de Trafalgar, haute de 5,50 m.
En 1926, le fondateur de la psychologie individuelle, l’Autrichien Alfred Adler, a ancré l’idée d’un petit Napoléon dans l’inconscient collectif avec son concept de « complexe de Napoléon » : selon Adler, les hommes de petite taille chercheraient à compenser leur sentiment d’infériorité en faisant plus d’efforts que la moyenne pour réussir.
Adler aurait pu facilement se renseigner sur la taille réelle du saint patron de son néologisme, mais il est vrai que « complexe de Napoléon » sonne beaucoup mieux que, disons, « complexe de Freud » (Sigmund Freud mesurait 1,72 m).
Grâce à cette formule racoleuse, Adler a atteint son objectif : son concept s’est largement diffusé et reste encore utilisé aujourd’hui. Récemment, lorsque Armin Laschet, nouveau président de la CDU (Union chrétienne-démocrate d’Allemagne) et possible successeur d’Angela Merkel, a été critiqué pour ses prises de position sur la gestion de la crise sanitaire, on lui a tout de suite diagnostiqué un « complexe de Napoléon ».
Mais pourquoi Napoléon glisse-t-il si souvent sa main dans son manteau ou son gilet ? Ce geste n’est mentionné dans pratiquement aucune source écrite – ce qui le rend d’autant plus frappant dans les célèbres tableaux de Jacques-Louis David, Paul Delaroche ou Ernest Meissonier. À l’exception de Bonaparte, Premier consul, réalisé par Ingres en 1804, et de Napoléon dans son cabinet de travail, peint par David en 1812, la plupart des portraits de l’Empereur ont été peints après sa mort. Ingres faisait référence à un antique geste de modestie. Quant à la toile de David, c’était une commande d’un dandy écossais ; Napoléon n’a pas posé pour le peintre. Cette posture, devenue depuis iconique, est une mise en scène astucieuse des artistes.
Du reste, David avait tendance à prendre quelques libertés avec le réel, comme le prouve son tableau de Napoléon le plus célèbre, Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard. Le général y chevauche un destrier blanc fougueusement cabré sur ses pattes arrière – en réalité, il montait une mule et suivait un guide de montagne suisse.
Ce sont là des détails. Mais Napoléon était bien mégalomane, non ? Sur ce point aussi, les sources, examinées de façon objective, apportent une réponse plus nuancée. Lorsque l’ambitieux général prit le pouvoir par un coup d’État le 9 novembre 1799, la moitié de l’Europe était engagée dans la guerre de la Deuxième Coalition contre la jeune République française. L’un des premiers actes de son mandat fut d’envoyer des propositions de paix à Londres et à Vienne. Elles furent rejetées. Napoléon, qui se vit alors obligé de poursuivre les hostilités, triompha de ses adversaires sur le champ de bataille, puis tira un trait sur une décennie de guerres sanglantes avec les traités de paix de Lunéville (1801) et d’Amiens (1802).
Cette paix, Napoléon aurait préféré qu’elle dure, afin de reconstruire une France ruinée par la Révolution et la guerre. Mais, dans les mois qui suivirent la signature du traité d’Amiens, les élites anglaises – lords, grands entrepreneurs, spéculateurs boursiers, armateurs et banquiers de la City, qui avaient investi des sommes considérables dans le commerce extérieur – s’aperçurent qu’une France forte nuirait gravement à leur balance commerciale.
De fait, juste après la paix d’Amiens, Napoléon rejeta un traité commercial qui aurait permis aux produits anglais d’être importés en France sans droits de douane. Mais, pour l’historien polonais Adam Zamoyski, « avoir voulu protéger l’économie française, qui se remettait lentement à flot, d’une avalanche d’importations britanniques bon marché peut difficilement être considéré comme une déclaration de guerre. »
Le 16 mai 1803, sous des prétextes qui cachaient en réalité des motifs économiques, les Anglais s’emparèrent des navires marchands français qui se trouvaient à proximité de leurs ports. Quelques semaines plus tôt, l’ancien ministre des Affaires étrangères William Grenville avait déclaré au marquis de Buckingham à la Chambre des lords : « Notre gouvernement s’est arrangé pour que Bonaparte ne puisse pas faire machine arrière, quand bien même il le souhaiterait. »
Cette nouvelle guerre franco-anglaise est à l’origine des quatre guerres de coalition qui se succédèrent jusqu’en 1815 et qui furent toutes initiées et financées par l’Angleterre. Le fait qu’elles soient entrées dans l’Histoire sous le nom de « guerres napoléoniennes » est, si l’on en croit Adam Zamoyski, « trompeur ». Mieux vaudrait les appeler « guerres anglaises ».
Après la saisie des navires français, Napoléon rassembla une armée de 160 000 hommes sur les côtes de la Manche avec l’intention de débarquer sur les îles Britanniques. Pour éviter cette invasion, les diplomates anglais présents dans presque toutes les capitales européennes reçurent l’instruction de mettre sur pied une nouvelle coalition. Londres offrait 1,25 million de livres pour chaque contingent de 100 000 soldats qu’un pays envoyait à la guerre contre Napoléon. L’idée était de le contraindre à combattre en Europe centrale pour le détourner de ses vues sur l’Angleterre.
La Troisième Coalition, qui vit le jour à l’été 1805, se composait de l’Angleterre, de l’Autriche et de la Russie. À l’automne, de grandes armées se mirent en branle en direction de la frontière orientale de la France, envahissant la haute Italie et la Bavière avec l’espoir d’annexer cette dernière, alliée de Napoléon, si la guerre avait une issue favorable.
Par une vaste manœuvre de contournement qu’on continue à enseigner à l’académie militaire américaine de West Point, Napoléon anéantit l’armée autrichienne en Bavière. Peu de temps après, il écrasait la principale armée de la coalition lors de la bataille d’Austerlitz. Le traité de paix de Presbourg (aujourd’hui Bratislava), qui redessina la carte de l’Europe centrale à la fin de 1805, n’offrit qu’un répit de courte durée.
À peine quelques mois plus tard, l’Angleterre finançait la Quatrième Coalition – composée de la Russie et de la Prusse –, qui, le 1er octobre 1806, déclara derechef la guerre à la France. Napoléon vainquit de nouveau et conclut en 1807 la paix de Tilsit, ainsi qu’une alliance avec la Russie.
Seule l’Autriche participa à la Cinquième Coalition, financée comme toujours par des millions de livres anglaises. Elle envahit la Bavière, l’Italie et la Pologne au printemps 1809. Les assaillants concédèrent la victoire au général français lors de plusieurs batailles et durent accepter des pertes territoriales considérables lors de la paix de Schönbrunn.
Il est indéniable que la campagne de Russie de 1812 – comme l’occupation de l’Espagne en 1808 – fut une guerre d’agression lancée par Napoléon. Ce que la plupart des comptes rendus oublient toutefois de mentionner, c’est que le tsar lui avait adressé un ultimatum pour qu’il retire ses troupes déployées au-delà de l’Elbe. En outre, deux mois avant l’invasion de la Grande Armée, le souverain russe avait signé une alliance secrète avec l’Angleterre et la Suède contre la France.
La campagne s’acheva par la plus grande catastrophe militaire du xixe siècle : Napoléon perdit plusieurs centaines de milliers d’hommes, 1 200 canons et toute sa cavalerie. Une fois l’Empereur, qu’on croyait invincible, considérablement affaibli, l’Angleterre réussit en 1813 à fédérer presque toute l’Europe contre lui. La Sixième Coalition remporta une victoire décisive sur les Français et leurs alliés lors de la « bataille des Nations », à Leipzig. La France fut envahie, et, le 6 avril 1814, l’empereur vaincu fut contraint d’abdiquer et de s’exiler sur l’île d’Elbe.
Soutenus par les coalisés victorieux, les Bourbons récupérèrent le trône, ce qui fit craindre une perte des acquis de la Révolution. Parmi le peuple mécontent, on murmurait de plus en plus en faveur d’un retour de Napoléon. Par une audacieuse manœuvre à la hussarde, l’Empereur débarqua en France en mars 1815 et en atteignit la capitale sans qu’un seul coup de feu eût été tiré. Les Parisiens, en liesse, le portèrent sur leurs épaules jusqu’aux Tuileries.
Mais on ne fit pas grand cas du plébiscite du peuple français pour Napoléon, ni des propositions de paix adressées aux puissances européennes. Les monarques réunis au congrès de Vienne y répondirent en envoyant plus de 1 million de soldats envahir la France et replacer une nouvelle fois les impopulaires Bourbons sur le trône. La bataille de Waterloo, le 18 juin 1815, mit définitivement un terme au règne de l’Empereur. Il passa les dernières années de sa vie prisonnier des Anglais sur l’île de Sainte-Hélène, un rocher perdu au milieu de l’Atlantique.
Le véritable gagnant du congrès de Vienne fut la Grande-Bretagne – les quelque 66 millions de livres de subsides versées aux belligérants européens pendant les sept guerres de coalition entre 1792 et 1815 avaient porté leurs fruits. Non seulement l’empire insulaire avait gagné Malte, Le Cap, Heligoland, les Seychelles, une partie de la Guyane néerlandaise, Maurice, Sainte-Lucie, les îles Ioniennes et Ceylan (actuel Sri Lanka), mais il s’était hissé au rang de puissance hégémonique incontestée.
Après avoir battu son principal rival sur le champ de bataille, la Grande-Bretagne devint, au cours du xixe siècle, le plus grand empire de tous les temps, plus vaste que l’Empire romain et que la future Union soviétique. En 1910, comme on sait, un quart de la masse continentale mondiale était sous le contrôle administratif de Londres.
Il est donc pour le moins partial de prétendre qu’à un moment donné Napoléon a « perdu toute mesure » (selon les termes de l’historien allemand Jörn Leonhard), qu’il était un « joueur invétéré aux traits démoniaques », qu’il était « obsédé par le pouvoir », et qu’« en dehors de son expansion constante » il n’avait « aucun but » (d’après l’historien allemand Johannes Willms). L’accuser d’être responsable des guerres qui se succédèrent entre 1803 et 1815 est malhonnête.
Même les experts britanniques le reconnaissent désormais. « On nous a appris, écrit l’historien militaire Tim Clayton, à considérer Napoléon comme l’agresseur, un homme animé d’une soif inextinguible de guerre et de gloire. Mais cette affirmation ne masquerait-elle pas une réalité plus plausible : que le refus britannique de faire la paix (avec la France) ait été la cause de cette interminable guerre qui a duré plus de vingt ans ? »
À cette question Günter Müchler, biographe de Napoléon, répond : « Les traités de paix qu’il a dictés n’ont jamais visé à rétablir un équilibre européen. » Une opinion que les faits ne corroborent toutefois que dans une faible mesure, car les traités de paix d’Amiens et de Tilsit, conclus respectivement avec l’Angleterre et la Russie, étaient très équilibrés. À Tilsit, la Russie a même gagné une province polonaise de 55 000 kilomètres carrés autour de Białystok – l’un des très rares cas dans l’Histoire où un agresseur ait reçu du vainqueur une importante compensation territoriale après sa défaite.
Aujourd’hui encore, les historiens ont beaucoup de mal à porter un jugement sur Napoléon. Pas seulement à cause de sa personnalité, qui demeure empreinte de mystère, mais aussi à cause des différentes traditions nationales. Du vivant du grand perturbateur, chaque pays avait déjà tendance à cultiver sa propre vision de lui sur la base de son histoire particulière.
Même en France, l’époque napo-léonienne est aujourd’hui étonnamment impopulaire et figure à peine dans les programmes scolaires. Entre 1996 et 2015, trois gouvernements successifs ont décidé de ne pas célébrer de bicentenaire associé à Napoléon. « La France est une république, et Napoléon a trahi la république », a déclaré sans équivoque le consul général de France à Munich1.
En Pologne, en revanche, Napoléon est tenu en si haute estime qu’il est mentionné dans l’hymne national (« De Bonaparte nous avons appris à vaincre »). Cela s’explique facilement : en 1795, le pays avait été morcelé et annexé par ses voisins. Ce n’est que grâce à Napoléon et à la création du grand-duché de Varsovie qu’il a pu brièvement se relever en tant qu’État (de 1807 à 1813).
Plus étonnant encore : les Russes ont eux aussi une vision positive de Napoléon, certes pour d’autres raisons. Lors de la « guerre patriotique de 1812 », ils ont triomphé du titan militaire, se sentant par là même plus titanesques encore – un sentiment qui perdure aujourd’hui. Les jeunes mariés se font souvent photographier devant les monuments de Borodino et de la Bérézina, qui commémorent 1812. Et, dans tous les supermarchés russes, le gâteau Napoléon est un must, qui permet de manger symboliquement le grand ennemi en dessert.
En Italie, pays qui n’existait pas comme État-nation il y a deux cents ans, la situation est beaucoup plus nuancée. À Milan, le musée du Risorgimento rend hommage à Napoléon en tant que pionnier de l’unification du pays, et la Via Monte Napoleone est considérée comme l’une des plus luxueuses artères commerçantes d’Europe, tandis qu’à Venise ce sont des toilettes publiques qu’on a baptisées de son nom.
Les griefs remontent à 1797, lorsque Napoléon a mis fin d’un trait de plume à l’indépendance plus que millénaire de la Sérénissime. Depuis lors, la haine de la cité des Doges pour le Corse est si profonde que, en 2002, des centaines de Vénitiens en colère ont manifesté contre l’entrée au musée Correr d’une statue en marbre de Napoléon qui se trouvait sur la place Saint-Marc entre 1811 et 1814. Un gondolier avait alors tempêté : « Il ne viendrait à l’idée de personne d’ériger une statue d’Hitler dans le ghetto ! »
Ainsi, aujourd’hui encore, chaque région d’Europe cultive sa propre image de Napoléon, personnage qui suscite souvent des opinions et émotions extrêmes. C’est probablement en Allemagne que l’on observe les réactions les plus divergentes. Si Napoléon fut qualifié d’« antéchrist » pendant les « guerres de libération » (de 1813 à 1815), on a aussi pleuré, en Rhénanie notamment, le recul des droits et des libertés après sa chute.
Il ne fait aucun doute que la victoire sur l’empereur des Français a jeté les bases d’un sentiment national « allemand », qui a conduit à la proclamation de l’Empire allemand à l’issue de la guerre de 1870 contre un autre Napoléon, troisième du nom [lire « Un mythe allemand », ci-contre]. Hitler, dès la première page de Mein Kampf, fait de Johann Philipp Palm, le libraire condamné à mort par Napoléon, un martyr de la cause allemande ; mais, d’un autre côté, le dictateur était aussi un ardent admirateur de l’Empereur.
Tout au long de sa vie, Hitler s’est efforcé d’être présenté comme l’égal de Napoléon dans les livres d’histoire. Cette aspiration du meurtrier de masse a conduit à une perception déformée de Napoléon qui se perpétue aujourd’hui. Même chose pour une affirmation faite par le chancelier autrichien Metternich cent quarante ans plus tôt : dans ses Mémoires, le chef d’orchestre du congrès de Vienne raconte que Napoléon lui aurait dit : « Quelqu’un comme moi se fiche de la vie d’un million d’hommes. »
Lorsque Metternich coucha cela sur le papier, en 1851, Napoléon était mort depuis trois décennies, et l’auteur, âgé de 78 ans, se souciait avant tout de donner à la postérité l’image de lui-même la plus flatteuse possible. Sachant qu’on a recensé au moins 40 informations factuelles clairement réfutables dans ses Mémoires, il est tout à fait possible que Metternich ait également inventé cette déclaration.
Enfin, il existe des témoignages – authentiques, eux – selon lesquels Napoléon a, par exemple, après Borodino, traversé l’immense champ de bataille afin de s’assurer personnellement que les blessés des deux camps étaient soignés de la même façon. Lorsque son cheval marcha par inadvertance sur un homme grièvement blessé et que celui-ci hurla de douleur, l’aide de camp qui était derrière lui le rassura : « Sire, ce n’est qu’un Russe. » Et Napoléon de se retourner et de lui crier : « Après la bataille, il n’y a plus d’ennemis, il n’y a que des hommes ! »
— Thomas Schuler est journaliste. Il a été correspondant aux États-Unis, notamment pour le Süddeutsche Zeitung. On lui doit plusieurs ouvrages, dont l’un sur la famille Mohn, principale actionnaire du groupe Bertelsmann.
— Ce texte est paru dans un hors-série du Spiegel consacré à Napoléon, le 19 janvier 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
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« LE SEXE, TOUJOURS LE SEXE »
« Maintenant allonge-toi ici et parle-moi un peu de ce qui t’amène. » On va répétant que la psychanalyse est née à la fin du xixe siècle, quand Sigmund Freud commença à examiner ses patients, étendus sur le fameux divan. Mais si c’est là le geste inaugural de la psychanalyse, alors c’est avant que tout a commencé, bien avant. En mars de l’année 423 avant J.-C., les Athéniens se retrouvèrent au théâtre pour assister à la nouvelle comédie d’Aristophane, Les Nuées. L’histoire, toujours la même, est celle d’un père qui ne parvient pas à boucler les fins de mois, avec une épouse peu portée sur les économies (mais qui vient, elle, de la bonne société, à la différence de son mari, un paysan urbanisé), un fils écervelé (sa mère toute crachée, malheureusement) et une foule de créditeurs qui l’assiègent. C’est l’aube, le moment des pensées les plus angoissantes et des intuitions les plus hardies. Le bruit court qu’un soi-disant savant, du nom de Socrate, aide à surmonter ces obstacles en enseignant comment rouler autrui. Voilà son sauveur ! Strepsiade se précipite chez Socrate, qui le regarde avec circonspection : il veut d’abord le connaître, et Strepsiade doit se connaître lui-même. Il a dans son pensoir une couchette, pleine de punaises et de poux, mais en tout cas une couchette : Strepsiade est invité à s’y étendre et à s’ouvrir au maître (c’est le vers cité au début de ce chapitre). C’est ce jour-là qu’est née la psychanalyse, sur les pentes de l’Acropole d’Athènes.
Une plaisanterie ? En tout cas une de celles qui cachent un fond de vérité. La découverte de Freud, qui scandalisa l’Europe entière, fut que nous ne sommes pas ce que nous croyons être. Nous nous croyons rationnels et moraux ; au lieu de cela, nous sommes un chaudron bouillant de passions, d’impulsions, d’instincts dont nous ne sommes même pas conscients. C’est précisément cela que Socrate, le Socrate d’Aristophane, révélait à ses infortunés patients. Strepsiade, le pauvre, est trop stupide pour arriver à suivre un pareil enseignement. Mais Phidippidès, son fils, comprend, lui, et vite : nous nous prenons pour des êtres supérieurs, mais différons-nous vraiment des animaux ? Ne poursuivons-nous pas les mêmes choses – du sexe, du sexe et encore du sexe ? (« C’est le sexe, toujours le sexe. », enseignait Charcot, un des maîtres de Freud.) Et que sont les lois ou la morale, sinon des tentatives de contenir notre nature profonde ? Des obstacles, en somme, qui nous empêchent de poursuivre la satisfaction de nos besoins et nous condamnent au malheur ? Il est temps de changer ! À commencer par le problème des problèmes, la cause de tous les maux. La guerre de libération de Phidippidès commence par le geste le plus simple, celui que – d’après Freud – nous rêvons tous d’accomplir depuis notre plus tendre enfance : nous opposer, nier le père. Le complexe d’Œdipe. Il aurait pu l’appeler le complexe d’Aristophane.
*
Freud connaissait très bien le monde antique. D’Aristophane, pourtant, il ne parle jamais : pour dissimuler sa dette ? Il y a une autre raison.
George Steiner l’a suggéré dans un éclair de génie : la plupart des névroses dont parle Freud ont fait leur apparition après que Freud en a parlé, comme des prophéties qui s’autoréalisent. Est-ce à dire que nous allions mieux avant de découvrir notre inconscient ? Aristophane, fin connaisseur de nos abîmes intérieurs, en était convaincu. Faut-il vraiment tout porter à la lumière ? Il y a peut-être une raison pour que soient actifs en nous des mécanismes qui masquent nos pulsions les plus bestiales, qui les refoulent dans les profondeurs du moi. Sur la couchette de Socrate, Phidippidès a jeté l’œil dans son désordre, il en a ramené ce qu’il avait refoulé. Il s’est connu pour ce qu’il était, il a battu son père en lui expliquant qu’il était juste d’agir ainsi. Oui, « la vie n’est pas facile. », comme Freud lui-même dut une fois l’admettre : était-il vraiment nécessaire que Phidippidès découvre tout cela ? Quelle belle chose que le refoulement ! Strepsiade, se repentant, donne la bastonnade à Socrate et brûle son pensoir. Dans Les Nuées, Aristophane n’a pas seulement inventé la psychanalyse : il a aussi cherché à la couler pour toujours.
*
S’il n’y est pas parvenu, c’est parce que Freud a trouvé dans Athènes un allié inattendu. On parle de Platon comme d’un écrivain posé, serein, d’humeur égale. Mais sa qualité la plus belle, c’est la perfidie avec laquelle il sait remettre à leur place adversaires et rivaux – il n’en manquait pas, et pour chacun il avait quelque chose en réserve. Avec sa caricature, Aristophane avait jeté une ombre sur Socrate, qui avait besoin d’une revanche. Dans Le Banquet ce serait lui, Aristophane, le personnage […].
Au cours de cette soirée de discours en l’honneur d’Éros, quand enfin c’est son tour de parler, Aristophane en réalité n’y parvient pas : il est pris d’un terrible hoquet, qu’il n’arrive pas à contenir – il est pris de soubresauts, il se chatouille le nez, il éternue, rien n’y fait…
Il ne pourrait pas y avoir de défense plus brillante de la psychanalyse. Ce hoquet que rien ne parvient à calmer rappelle les tics nerveux des patients de Freud, d’autant plus intenses qu’on cherche davantage à les réprimer ; c’est le symptôme qui révèle le point faible d’Aristophane, comme la toux nerveuse d’Anna O. : serait-ce qu’il a lui aussi un problème avec l’amour et le sexe ? Voilà la réponse de Platon aux questions d’Aristophane. Inutile de s’imaginer que l’on cache ce que l’on a à l’intérieur : d’une façon ou d’une autre, tout finit par sortir. Aristophane, le moraliste sans préjugés qui ne s’arrête devant rien, est au fond comme les délicates demoiselles de la bonne bourgeoisie viennoise. Il se pourrait que la philosophie et la psychanalyse puissent l’aider à voir clair en lui-même, à faire bon ménage avec ses problèmes.
*
Ensuite, à l’improviste, tout est mis sens dessus dessous. Freud ne cite pas souvent Platon, mais quand il le fait il ne manque pas de surprendre. Comme dans Au-delà du principe de plaisir, un de ses essais les plus suggestifs, où il rappelle les pages auxquelles on se serait le moins attendu : le discours d’Aristophane dans Le Banquet, quand il s’est enfin libéré de son hoquet.
Mais il ne pouvait en être autrement : c’est précisément dans ces mots qu’il y a l’ultime réponse aux mystères de notre existence, la révélation qu’en nous la tension vers la vie est contrebalancée par une obscure impulsion vers la mort. « Éros. » et « Thanatos. » : notre existence est scandée par le conflit entre ces deux forces, mais la surprise est pour la fin. C’est la seconde qui l’emporte, la nostalgie de la tranquillité, la parfaite inertie de la matière inorganique. La vie, c’est une tragique anomalie, une exception qu’il faut réduire ; l’accomplissement de la libido, c’est le repos de la mort : c’est précisément ce qu’enseignait le mythe forgé par Aristophane de ces hommes désespérément en quête de l’unité perdue qui, lorsqu’ils retrouvaient leur moitié, « se laissaient mourir de faim et d’inertie. ». La théorie la plus audacieuse de Freud avait été anticipée par l’Aristophane du Banquet.
C’était l’art de Platon à son sommet, le cercle qui se referme : Aristophane, l’adversaire obstiné, désormais enrôlé parmi les grands de la psychanalyse.
[…]
LE (VRAI) COMPLEXE D’ŒDIPE
Pourquoi, à peine s’est-il arraché les yeux de ses propres mains, Œdipe accuse-t-il Apollon et le rend-il coupable de tout ce qui lui est arrivé ?
Le temps est loin où le roman policier passait pour un genre mineur. C’est à coup sûr le plus adapté à la philosophie : dans les deux cas il s’agit de reconstituer une intrigue, de chercher le dessein caché sous l’apparence de désordre. L’ordre ne sera peut-être pas celui qu’on attendait, mais de toute façon il y en a un, comme dans Le Jour de la chouette de Sciascia, où le commissaire Bellodi fait remonter à la lumière le système de corruption et de connivences qui permet à tant de Don Mariano Arena de prospérer sur la « foire aux cocus. » de l’humanité. Parfois au contraire le polar sert à ébranler l’illusion qu’il y a un ordre et révèle que le monde est dominé par la confusion. Comme dans La Promesse de Friedrich Dürrenmatt : patient, méticuleux, obstiné, le commissaire Matthieu a tout compris, il sait où l’assassin frappera la prochaine fois. Il se poste, mais son attente durera toute sa vie (le commissaire démissionne et se met à travailler comme pompiste dans une station-service perdue parce qu’il sait que c’est là que tout doit se passer) ; attente inutile, parce que sa proie, l’assassin, en route pour commettre son crime, est mort dans un banal accident de voiture. Tout était exact, le commissaire avait compris, le plan était bien celui-là, mais la réalité est assujettie au hasard : tout essai de contrôler rationnellement le désordre, tout projet de ramener le chaos à un ordre, est voué à l’échec. Matthieu pourtant continue à attendre, pendant que la lumière du soleil rayonne sur un monde toujours plus incompréhensible.
Le dieu de la lumière, en Grèce, c’était Apollon. Œdipe, de son côté, c’est l’archétype du détective, et la tragédie de Sophocle qui raconte son histoire, Œdipe roi, reste le modèle inégalé du roman policier. Un enquêteur, intelligent, entêté, implacable, est sur les traces d’un meurtrier. Laïos, le roi de Thèbes, a été tué, et Œdipe, le nouveau roi, veut en faire justice. Il recueille les indices, entend les témoins, reconstruit les faits. Pour finir il découvre que le coupable, c’est lui. C’est l’intrigue la plus simple, l’intrigue parfaite. L’enquêteur est l’assassin : tout se ramène à un seul personnage, le reste ne compte pas, ce n’est que le décor. Mais Sophocle ne se contente pas de cela, il en veut plus. Les romans policiers jouent sur l’incertitude. Œdipe roi, au contraire, ne fait rien, dès le début, pour cacher l’identité du meurtrier : le public la connaissait avant même le début de la représentation (c’était un mythe bien connu), et Tirésias la révèle tout de suite à Œdipe lui-même. L’oracle de Delphes avait prédit à Œdipe qu’il tuerait son père et épouserait sa mère ; aussitôt, Œdipe avait fui Corinthe, ignorant que Polybos et Méropé n’étaient pas ses vrais père et mère. Et c’est dans sa fuite qu’il avait d’abord tué son père, Laïos, puis épousé sa mère, Jocaste, les souverains de Thèbes. La tragédie – l’enquête du commissaire Œdipe – révèle une histoire connue de tous. Alors, comment expliquer le suspense qui cloue au texte n’importe quel lecteur, qui empêche de détourner le regard de la scène ? C’est qu’Œdipe ne cherche pas seulement un meurtrier. Et nous, nous cherchons avec lui. Dans l’espoir qu’il réussisse, mais en même temps terrorisés par ce qui l’attend au bout du tunnel où il s’est enfoncé comme dans une tornade, lente d’abord, puis de plus en plus impétueuse, jusqu’à tout emporter.
*
Œdipe est entré définitivement dans notre imaginaire collectif en 1899, avec L’Interprétation des rêves. Freud avait vu juste : si les tribulations d’Œdipe nous passionnent, c’est qu’en lui nous voyons quelque chose de nous-mêmes. Mais, dans la tragédie, il y a quelque chose de plus que la simple découverte des pulsions (désir de la mère, conflit avec le père) qui nichent en nous. Parti à la recherche d’un meurtrier, Œdipe s’était mis ensuite à enquêter sur ses père et mère. Mais le véritable objectif de l’enquête, c’est encore autre chose, de plus profond : comme Diogène (celui qui circulait avec sa lanterne en plein jour), Œdipe est en quête de l’homme, de sa liberté. C’est pour cette raison que son enquête concerne tout le monde. Quand il était arrivé à Thèbes, la ville était opprimée par un terrible monstre, le Sphinx, qui tuait quiconque ne résolvait pas son énigme. Œdipe avait trouvé la réponse, sauvant ainsi la cité. Le monde, aussi bien celui des Anciens que le nôtre, est opaque, obscur, ambigu, empli de dangers : c’est cela que symbolise le Sphinx. Œdipe est celui qui fait la lumière, par la force de son intelligence. C’est le héros de l’époque de Sophocle, des Lumières qui triomphent à Athènes, « l’école de la Grèce. ». Comme Protagoras, il sait que l’homme est la mesure de toutes choses ; comme Périclès, il sait que nous sommes capables de relever les défis de l’existence. Il a montré que notre vie et notre bonheur dépendent de nous, de notre capacité de comprendre la réalité, d’y mettre de l’ordre. Il est pour tous un « modèle. », reconnaît le chœur. Quand il se lance à la recherche du meurtrier, c’est cela qu’il veut démontrer, une fois encore.
Le moment décisif est un échange de répliques avec Jocaste, sa mère-épouse. Œdipe a enfin trouvé un témoin décisif. Le témoin parle et Jocaste commence à comprendre : qu’Œdipe est le meurtrier de Laïos ; que Laïos était le père d’Œdipe et qu’elle, elle a épousé son propre fils. Que rien n’est comme il semblait. Elle supplie Œdipe d’en rester là avec ses enquêtes, de s’arrêter avant qu’il soit trop tard. Elle s’enfuit. Œdipe s’emporte, il ne comprend pas la réaction de Jocaste. Il comprend de travers : il pense qu’elle a honte à l’idée d’avoir épousé le fils d’un esclave. Mais pour lui cela n’a pas d’importance. Il le proclame, gonflé d’orgueil : il n’était personne, et il est devenu le roi de Thèbes, grâce à sa patience, à son intelligence, à son courage ! Il est, lui, « fils de son destin. », ses origines ne comptent pas. « We can. », disait Barack Obama il y a quelques années (qui semblent des années-lumière, malheureusement). Il a démontré de quoi est capable un être humain.
Il n’a rien compris. Infatigable et obstiné, Œdipe, l’homme le plus intelligent de tous, tout au long de la tragédie ne comprend rien, il a toujours vécu dans la nuit de l’ignorance. Puis il finit par comprendre : qu’il a tué son père, épousé sa mère ; que ses fils sont aussi ses frères. Il se précipite dans la vérité comme dans un gouffre sans fond, a-t-on dit. L’enquête est terminée. Il maudit Apollon. Après, ne reste que l’horreur, et la douleur.
Le fils de son destin : Œdipe croyait être libre, maître et responsable de ses choix. Il croyait que sa vie dépendait de lui. Il a découvert qu’un destin plus grand pesait sur sa tête et le dominait. La liberté n’est qu’une apparence ; la vie d’Œdipe, le « modèle. » des hommes, était depuis toujours subordonnée à un plan sur lequel lui-même n’avait aucune possibilité de contrôle. Il a découvert n’être qu’un engrenage dans un mécanisme : un mécanisme, impénétrable mais implacable, qui a le sourire moqueur d’Apollon – les Grecs donnaient aux statues de leurs dieux un sourire énigmatique –, le dieu qui éclaire, qui montre comment sont les choses. Sur le temple d’Apollon, à Delphes, figurait une inscription célèbre : « Connais-toi toi-même. ». Œdipe a suivi le conseil du dieu, il a enquêté sur lui-même. Ce qu’il a trouvé concerne tout le monde.
*
En réalité, les problèmes qui se posent à nous aujourd’hui ne sont pas différents. Qu’est-ce que l’homme ? Quel contrôle avons-nous sur nos actions, nos décisions, nos choix ? Quelle part de ce qui nous arrive provient de causes qui nous échappent – événements passés, conditionnements sociologiques, situations imprévues, traits de caractère ? Plus nous en savons sur nous-mêmes et sur ce qui nous entoure, plus urgentes se font les questions. Le parallèle le plus intéressant est celui qu’on peut faire avec les neurosciences. Nous connaissons comme jamais auparavant le fonctionnement de notre cerveau : et la conclusion qui semble en résulter est que nous n’exerçons ni sur nos décisions, ni sur nos actions de véritable contrôle, conscient et rationnel. « Le sentiment d’identité personnelle et le libre arbitre ne sont en réalité rien d’autre que le comportement d’une vaste organisation de cellules et des molécules qui leur sont associées. » : c’est ce qu’écrit Francis Crick, inventeur de l’ADN et Prix Nobel. Selon d’autres scientifiques, tous nos états mentaux sont des épiphénomènes, sans aucun impact causal sur la réalité. Quel sens y a-t-il alors à parler de liberté et de responsabilité ? Cela paraît incroyable, mais c’est comme cela. Et puis, à bien y réfléchir, cela n’a rien d’incroyable. La révolution scientifique commencée au xviie siècle a démontré que l’Univers entier est mû de façon nécessaire par des lois de cause à effet. Kant, avec sa clarté habituelle, avait posé le problème : pourquoi les êtres humains ne devraient-ils pas être soumis aux mêmes lois que la nature ? Les façons de le dire changent, mais l’ironie est la même : plus notre savoir s’étend, plus nous nous persuadons de notre grandeur ; jusqu’à découvrir notre insignifiance. Comme tout le reste, nous faisons partie d’un mécanisme dont le sens nous échappe et qui échappe à notre contrôle.
Mais c’est justement là où notre misère semble plus grande qu’est notre grandeur. C’est vrai : nous nous croyons forts et nous ne le sommes pas, clairvoyants et nous ne comprenons rien. Mais nous ne renonçons pas pour autant. Nous sommes sans cesse en recherche. Et dans cette continuelle recherche d’un sens, dans le courage avec lequel nous faisons face quoi qu’il en coûte aux questions les plus dérangeantes, apparaît un trait qui nous est propre et n’appartient qu’à nous, qui nous distingue et nous rend uniques dans l’Univers infini qui nous entoure. L’homme, l’animal qui pose des questions, qui veut comprendre. Aussi longtemps que nous nous obstinerons comme Œdipe à nous interroger sur ce qui nous entoure sans nous contenter des apparences ; aussi longtemps que nous resterons là à attendre comme Matthieu et Bellodi dans une station-service déserte, sur une planète insignifiante, cherchant à comprendre et cherchant justice, nous démontrerons que nous sommes quelque chose de particulier. C’est risible, peut-être fou, mais c’est ainsi. Ce ne sont pas les réponses que nous trouvons qui nous grandissent, mais les questions que nous posons. C’est cela, le vrai complexe d’Œdipe.
— Ce texte est un extrait du livre Petite Philosophie pour temps troublés, paru le 6 mai 2021 aux Belles Lettres. Il a été traduit de l’italien par Michel Narcy.
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Il y a de l’eau dans le gaz de la climatologie, soutient l’ancien responsable scientifique du département de l’Énergie sous Obama. Dans un livre appelé à faire du bruit, Steven Koonin énonce un certain nombre de propositions qui en feront bondir plus d’un. Sans remettre en cause la réalité du réchauffement climatique ni les avancées spectaculaires des différentes disciplines impliquées dans les recherches sur le climat, il conteste l’objectivité des résultats scientifiques présentés au public, la capacité des modèles climatiques à anticiper l’avenir et l’idée d’un consensus sur lequel s’appuyer fermement.
Ainsi, les modèles « ne s’accordent même pas sur le niveau de la température moyenne à la surface du globe », souligne Holman W. Jenkins Jr., qui a interviewé l’auteur pour The Wall Street Journal. Les estimations varient de pas moins de 3 °C, soit trois fois plus que le réchauffement estimé depuis un siècle. Même les rapports de l’Académie américaine des sciences ne trouvent pas grâce aux yeux de ce mathématicien et physicien chevronné.
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Il faut attendre l’arrivée de Sapiens en Europe pour voir apparaître les premiers instruments de musique : une flûte complète à cinq trous, fabriquée à partir d’un os de vautour et datée d’il y a quelque 40 000 ans, a été trouvée dans une grotte du Jura souabe. Michael Spitzer, de l’Université de Liverpool, propose dans The Musical Human une fresque de l’histoire de la musique, qu’il juge non pas linéaire mais « fractale ».
Il explore l’évolution des significations et du rôle de cet art chez nos lointains ancêtres. Savez-vous qui est le premier compositeur jamais recensé ? Une femme, Enheduanna, auteure d’hymnes sumériens au IIIe millénaire avant notre ère. La musique, même la plus simple, « communique instantanément le sens du sacré », note Spitzer. Ce n’est pas un hasard si on trouve des éclats de flûte dans les grottes ornées. Le musicologue replace aussi les primates avancés que nous sommes dans la trame du monde animal, allant jusqu’à reproduire le chant d’un criquet de 165 millions d’années. Et aboutit à la transformation complète de l’usage de la musique à laquelle nous assistons aujourd’hui, avec la vogue de l’écoute en solitaire.
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L’Espagnol Rubén Amón le sait : descendre dans l’arène pour défendre la corrida c’est, de nos jours, prendre le risque de se faire encorner. La tauromachie n’est en effet plus en odeur de sainteté dans son pays – interdite en Catalogne en 2010, elle est de plus en plus critiquée par tout un pan de la population espagnole qui y voit un rituel cruel et archaïque. Qu’à cela ne tienne, ce journaliste publie El fin de la fiesta, « un livre courageux, érudit et très bien documenté sur ce tandem que forment la tauromachie et l’Espagne », salue José-Miguel Vila dans le quotidien Diariocrítico.
Pour Rubén Amón, c’est bien simple, la corrida est victime d’un terrible malentendu. « Elle n’est pas moyenâgeuse mais transgressive, elle n’est pas de droite mais subversive, elle n’est pas cruelle envers les animaux mais garantit la sauvegarde d’une espèce unique », résume Alberto Ojeda dans le magazine El Cultural. L’auteur souligne que la corrida était à l’origine un spectacle populaire qui renversait les hiérarchies de classe : le protagoniste n’est plus un seigneur juché sur un cheval mais un homme du peuple dépourvu de monture. « Jusque dans les années 1990, la tauromachie était connotée à gauche. Elle a cessé de l’être parce que la cause animale est devenue l’étendard des socialistes », regrette l’auteur dans le média espagnol The Objective. Et Amón de fustiger l’hypocrisie générale : en Espagne, 2,5 millions de bovins sont envoyés chaque année à l’abattoir, quand ce ne sont que 2 200 taureaux que l’on sacrifie dans l’arène. Il défend même l’idée que la corrida joue en faveur de la biodiversité : sans elle, le taureau de combat, cette race bovine ibérique, aurait probablement disparu.
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Voilà quelque temps, j’ai assisté à une conférence non médicale donnée par l’éminent rétrovirologue Peter Duesberg, principalement connu à l’époque pour avoir nié que le VIH était la cause du sida. Il était charismatique, éloquent, plein d’humour, sûr de lui, persuasif – et il avait tort. Dans cet auditoire, pourtant composé de personnes fort intelligentes et instruites, beaucoup l’ont cru. Sans avoir jamais étudié la question, s’étant contentés jusque-là d’embrasser l’opinion généralement admise ou orthodoxe, ils ont vécu une sorte d’expérience de conversion. Et commencé à imaginer des conspirations en tout genre pour expliquer pourquoi les vues de Duesberg ne s’étaient pas imposées.
En l’occurrence, cela n’avait guère d’importance : personne dans l’assistance n’était en mesure d’influer sur la politique publique en matière de sida. Mais Thabo Mbeki, alors président de l’Afrique du Sud, a découvert les écrits de Duesberg sur Internet et s’est converti à ses idées, avec des conséquences désastreuses.
Les expériences de conversion conduisent à la formation de sectes ou de cultes religieux, y compris dans le domaine médical, qui, pourrait-on croire, ne relève que de la démonstration scientifique. Hélas, le monde est un peu plus complexe ; l’homme n’est pas qu’une créature attachée à l’exercice de la preuve. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point.
Ces derniers temps, des gourous de la médecine apparaissent avec une régularité surprenante. L’une des incarnations les plus célèbres de cette nouvelle espèce est le Dr Andrew Wakefield. Ce chercheur britannique affirma, dans un article publié en 1998 dans la prestigieuse revue médicale britannique The Lancet, avoir trouvé un lien entre le vaccin ROR (contre les oreillons, la rougeole et la rubéole) et le développement de l’autisme infantile. Son allégation déclencha une panique mondiale. Bien qu’il ait été prouvé que son étude avait été falsifiée, Wakefield fait toujours l’objet d’un culte de nombreuses années plus tard. La fraude a été révélée grâce au travail d’un journaliste, Brian Deer, dont le livre, mal écrit mais passionnant, analyse en détail le processus qui permet à de la mauvaise recherche, relevant parfois de la pure escroquerie, de se répandre comme une traînée de poudre1.
Que se passe-t-il dans la tête de gourous tels que Duesberg et Wakefield ? Ce ne sont pas des scélérats au sens classique du terme. Ils ont une théorie à laquelle ils sont émotionnellement attachés, ce qui leur donne une motivation d’ordre psychologique pour en démontrer la justesse. (Le philosophe des sciences Karl Popper estimait qu’il ne faut pas s’empresser d’abandonner une théorie scientifique au premier signe de preuve discordante). Si, de surcroît, une personne profondément attachée à une théorie possède les qualités caractéristiques du gourou, le tour est joué.
Lorsque j’ai vu le Pr Raoult pour la première fois, au début de l’épidémie de Covid-19, j’ai pensé : « Voilà un gourou en devenir. » De fait, il a rapidement fait l’objet d’un culte. Avec ses airs d’Obélix de la médecine, il a le profil de l’emploi, bien qu’il semble trop soucieux de son apparence pour être considéré comme un véritable excentrique : le véritable excentrique agit naturellement, sans se préoccuper de la réaction des autres, tandis que le Pr Raoult a admis un jour qu’il travaillait son apparence pour agacer ses collègues plus collet monté.
Tout cela n’enlève rien à ses qualités de scientifique qui, comme chez Duesberg (mais non chez Wakefield), sont bien réelles. Cela dit, ce n’est pas la modestie qui l’étouffe. Dans son livre, Carnets de guerre, il perd rarement l’occasion de se vanter, d’une manière si excessive, si inhabituelle et si évidemment sincère, qu’il en devient presque touchant. Il nous rappelle qu’il a publié « plus de 3 500 articles scientifiques », soit un tous les quatre ou cinq jours depuis quarante ans. C’est bien plus que n’importe lequel de ses détracteurs. J’avoue que, en lisant cela, j’ai pensé à un vieux broussard rencontré naguère, qui se targuait d’avoir abattu cinquante zèbres au cours d’une seule partie de chasse. « Avec quelle arme ? demanda quelqu’un. Une mitrailleuse ? »
Les Carnets n’ont pas la prétention d’être un élégant morceau de littérature. Il s’agit pour l’essentiel d’une transcription des réflexions du Pr Raoult lors des réunions hebdomadaires de son équipe à l’IHU Méditerranée Infection de Marseille, auxquelles s’ajoutent ses rapports au Sénat et le verbatim de son audition devant la commission d’enquête parlementaire de l’Assemblée nationale. Les Carnets se lisent donc un peu comme les propos de table d’un éminent personnage recueillis par des admirateurs. Mais, à supposer que les transcriptions n’aient pas été remaniées pour faire paraître le personnage beaucoup plus sage qu’il ne l’est, ou qu’il ne l’était, le procédé a un avantage, celui de l’honnêteté intellectuelle : il nous permet de voir ce que Raoult pensait à l’époque, pas ce qu’il pense rétrospectivement. Et, s’il est une denrée qui n’a pas fait défaut pendant l’épidémie de Covid-19, c’est bien la sagesse a posteriori. L’inconvénient de cette approche, cependant, est qu’elle favorise la répétition et la dispersion.
Comme la plupart d’entre nous, le Pr Raoult n’est pas exempt de contradictions. Par exemple, il affirme à la fin du livre qu’il ne fait jamais de prédictions, préférant « rester collé à la réalité ». Pourtant, au début de l’épidémie, il a prédit avec confiance qu’elle sera non seulement mineure, mais suivra une courbe en cloche comme toutes les épidémies de maladies virales. Il déplore la nature ad hominem des attaques dont il a fait l’objet mais se montre volontiers désobligeant à l’égard de ses contradicteurs, les accusant soit de médiocrité intellectuelle, soit de corruption. À vrai dire, il manie l’insulte avec un tel entrain que, si l’Ordre des médecins décidait de suspendre son droit d’exercer, il pourrait facilement se recycler dans un tabloïd britannique.
Cela ne veut pas dire qu’il a toujours tort dans le choix de ses cibles. Il est particulièrement féroce (à juste titre, je pense) à l’égard du laboratoire pharmaceutique californien Gilead, qui fabrique le remdesivir, un médicament antiviral dont l’efficacité est au mieux marginale. Lorsque j’ai lu un article publié dans The New England Journal of Medicine (NEJM) décrivant son utilisation contre le Covid au cours d’une étude observationnelle non contrôlée, j’ai moi aussi pensé qu’il s’agissait davantage d’un coup de pub que de science. Le fait que l’entreprise ait réussi à vendre à la Commission européenne 1 milliard de doses de son produit est l’un des plus grands exploits commerciaux de notre siècle. Il y en aura d’autres.
La question se pose naturellement de savoir pourquoi le NEJM, prestigieuse revue scientifique américaine, a accepté de publier une étude aussi grossièrement erronée alors que son comité éditorial est l’un des plus nombreux au monde. Une explication possible nous vient immédiatement à l’esprit, c’est humain. Bien qu’il ne veuille pas passer pour un conspirationniste, le Pr Raoult voit clairement un complot derrière le rejet de sa théorie chérie, selon laquelle l’hydroxychloroquine – ou une combinaison d’hydroxychloroquine et d’azithromycine – protégerait contre le Covid-19, de façon préventive et curative. Selon lui, il fait face à un effort concerté pour imposer au monde entier le remdesivir, qui est cher et breveté – l’hydroxychloroquine et l’azithromycine étant très bon marché et ne présentant donc aucun intérêt financier pour quiconque.
À l’appui de cette théorie, il cite un article manifestement frauduleux publié dans The Lancet qui prétendait que, loin de guérir le Covid-19, l’hydroxychloroquine augmentait le taux de mortalité de cette maladie. Pourquoi The Lancet n’a-t-il pas vu que cet article (qui a été retiré en un temps record) ne tenait pas la route ? L’organisme censé avoir collecté les données était inconnu du monde scientifique, et une grande partie des données étaient manifestement inventées de toutes pièces. Par exemple, la supposée vérification de l’indice de masse corporelle (IMC) des patients : l’idée que l’IMC de chaque malade soit systématiquement calculé dans les hôpitaux du monde entier au beau milieu d’une épidémie, ou même à tout autre moment, est risible.
Pour le Pr Raoult, ça ne fait aucun doute : The Lancet était de mèche avec Gilead (tout comme le NEJM, qui avait publié un article tout aussi bidon rédigé par les mêmes « chercheurs » peu de temps auparavant). Un conflit d’intérêts avait corrompu les revues médicales les plus prestigieuses et les plus importantes du monde.
Un conflit d’intérêts, toutefois, n’est pas forcément financier : il peut être psychologique. Il ne suffit pas de montrer que le remdesivir ne fonctionne pas pour prouver que l’hydroxychloroquine fonctionne. Et , pour défendre sa chère théorie, le Pr Raoult n’a pas été très objectif, c’est le moins qu’on puisse dire. Les arguments qu’il emploie ont autant de trous qu’une passoire.
Il critique l’idée que les essais randomisés sont l’alpha et l’oméga de la recherche médicale. Dans l’absolu, il n’a pas tort : personne, après tout, n’a eu besoin d’un essai randomisé pour démontrer que l’anesthésie à l’éther fonctionnait. Et personne n’a pensé à faire un essai randomisé des traitements candidats contre le virus Ebola, de même qu’aucun essai randomisé n’a jamais été réalisé sur les antibiotiques destinés à lutter contre les méningites bactériennes.
Mais il existe une différence énorme et évidente entre ces maladies et le Covid-19, à savoir que le taux de mortalité de ce dernier est si faible qu’une simple observation non contrôlée ne peut permettre d’évaluer les effets des médicaments administrés au début de l’infection. Il n’est pas rare de lire sur Internet des commentaires du type « J’ai pris de l’hydroxychloroquine et je n’ai pas eu le Covid-19 », ce qui n’est guère éloigné de l’argument du Pr Raoult.
Parmi ses autres arguments, certains sont très pauvres, pour le moins. Il affirme par exemple que de très nombreuses personnes dans le monde prennent de l’hydroxychloroquine, comme si l’efficacité d’un traitement se mesurait à son degré de popularité. Les données actuelles suggèrent que le médicament ne protège pas contre la maladie. Comparer des résultats bruts, tels que ceux de Marseille et de Paris (il suggère que la rivalité entre les deux villes joue un certain rôle dans le déni de l’efficacité de l’hydroxychloroquine), ne nous apprend rien d’utile.
Il fulmine contre l’essai randomisé Recovery, mené au printemps 2020 en Grande-Bretagne, qui a conclu à l’inefficacité de l’hydroxychloroquine. Plusieurs de ses critiques sont irréfléchies et hors sujet. Il qualifie l’essai de « farfelu », ce qui cadre mal avec son désir affiché de calmer le jeu.
Comparer son livre avec celui de Richard Horton, rédacteur en chef de depuis 1995, est riche d’enseignements2. Les deux hommes sont extrêmement sûrs d’eux, bien que sur des sujets différents et souvent contradictoires. Le Pr Raoult est un vantard, Horton un incorrigible moralisateur. Depuis qu’il est aux commandes, lire The Lancet revient souvent à se faire sermonner par un genre de Savonarole de la médecine. Didier est plus amusant que Richard, pour qui la vie ressemble à une interminable extraction dentaire sans anesthésie.
Comme le Pr Raoult, Horton a ses contradictions. Il dit plusieurs fois que le Covid-19 est une leçon de modestie et d’humilité, mais nous explique ensuite de quelle façon le monde doit changer à la lumière de l’épidémie. Il ne manifeste aucun scepticisme, aucune espèce de doute quant à ses propres idées sur la manière dont le monde doit être réformé en profondeur, par exemple en consacrant une part plus importante du revenu national à la santé. (Singapour, qui dispose de l’un des meilleurs systèmes de santé du monde, consacre précisément 2,1 % de son PIB à la santé. La France, plus de cinq fois plus). Chez Horton, la modestie et l’humilité sont pour les autres – comme la courtoisie chez Raoult.
Horton ne fait pas grand cas de l’hydroxychloroquine, ce remède miracle auquel le Pr Raoult consacre tant de pages et d’énergie. Il le range fermement dans la catégorie du charlatanisme : « Nous n’aurions peut-être pas dû être surpris par le tollé suscité par l’engouement du président Trump pour le désinfectant, les UV et l’hydroxychloroquine comme remèdes contre le Covid-19. »
Horton partage le goût du Pr Raoult pour les fausses analogies. Pour étayer sa critique des gouvernements, il écrit : « Les gouvernements, les scientifiques, les médecins et les citoyens avaient à leur disposition un manuel de référence sur les pandémies susceptible de les aider à comprendre et même à prévoir et à prendre des décisions. » Le livre en question est le Journal de l’année de la peste, de Daniel Defoe, publié en 1722. C’est un récit semi-fictionnel de la grande peste de Londres de 1665, destiné à alerter l’Angleterre sur la peste de Marseille de 1720.
Il y a des différences de taille entre la peste, que ce soit celle de Londres en 1665 ou celle de Marseille en 1720, et le Covid-19. La cause de ce dernier est connue. On en sait aussi beaucoup sur ses modes de transmission, chose importante même en l’absence de remède ou de vaccin. Les pestes de 1665 et de 1720, d’origine inconnue pour les gens de l’époque, ont tué entre 15 et 33 % de la population ; le Covid-19, environ 0,2 % (jusqu’à présent), trois quarts des victimes étant âgées de plus de 75 ans, la plupart avec une maladie chronique et une espérance de vie réduite. L’une des choses que l’épidémie nous a révélées, et dont on ne parle pas beaucoup, c’est le nombre de personnes très âgées dans nos sociétés et ce que cela signifie : que l’état de santé de la population s’est considérablement amélioré. Lorsque j’ai commencé ma carrière de médecin, en 1974, un patient était considéré comme relevant de la gériatrie à 65 ans. Horton souligne la panique et le chaos provoqués par le Covid-19. Mais, comparée aux réactions suscitées par la peste, l’attitude des gens semble plutôt calme et disciplinée, et ce malgré le profond bouleversement de leur quotidien.
Cela nous amène à la question de la perspective et de ce sur quoi on met l’accent. Le Pr Raoult et le Dr Horton ne regardent pas par le même bout de la lorgnette. Les mêmes données statistiques paraissent presque banales à l’un, en ce sens qu’elles ne changent pas ou ne devraient pas changer fondamentalement le cours de nos existences (je ne veux pas dire par là que le Pr Raoult est insensible à cette tragédie qu’est toute mort humaine). Elles paraissent apocalyptiques à l’autre, pour qui elles représentent, ou devraient représenter, un tournant fondamental dans notre histoire et dans notre relation au monde. Pour l’un, le vrai danger vient de notre surréaction absurde. Pour l’autre, de notre suffisance et de notre désir de revenir au « monde d’avant », qu’il semble détester avec une aigreur que seuls les puritains peuvent éprouver. Peut-on dire avec certitude que l’un a raison et l’autre tort ? Est-ce plus qu’une simple question de goût ?
Horton est favorable à la censure des informations qu’il croit fausses. Raoult pense que lui et ses homologues sont censurés. Horton est persuadé de savoir comment le monde devrait fonctionner et oublie qu’il est responsable de la publication de l’article fallacieux de Wakefield, dont les conséquences furent désastreuses, et, plus récemment, de l’article manifestement bidonné sur l’hydroxychloroquine. De toute évidence, il croit qu’il est plus difficile d’éditer une revue médicale que de décider de la politique d’un pays tout entier. Le Pr Raoult n’admettra jamais qu’il ait pu se tromper.
Comme la petite Greta Thunberg pourrait le dire, il suffit de suivre la science.
— Anthony Daniels est un médecin psychiatre britannique à la retraite. Il a notamment publié (sous le nom de Theodore Dalrymple) False Positive: A Year of Error, Omission, and Political Correctness in the New England Journal of Medicine (Encounter Books, 2019).
— Cet article a été écrit pour Books. Il a été traduit par Olivier Postel-Vinay.
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Au début de l’année 2000, Reed Hastings et son associé, Marc Randolph, prennent l’ascenseur jusqu’au 27e étage d’un gratte-ciel de Dallas et pénètrent dans une immense salle de réunion. Hastings est « à bout de nerfs », se souviendra-t-il. Après avoir cherché à obtenir un rendez-vous pendant des mois, Randolph et lui ont finalement été convoqués au siège de Blockbuster Inc., la chaîne de location de cassettes vidéo et de DVD.
Blockbuster est alors un géant de l’industrie du divertissement à domicile : à son apogée, la compagnie pèse 5,9 milliards de dollars de chiffre d’affaires et compte 9 000 magasins. L’enseigne est familière aux passants des rues commerçantes du monde entier. Hastings et Randolph, eux, ont fondé deux ans plus tôt une start-up peu connue, qui permet de louer des DVD via un site Web et de se les faire livrer par la poste. Netflix, c’est une centaine d’employés, quelque 300 000 abonnés et, malgré une forte croissance, des millions de dollars de pertes.
Ayant pris place autour d’une interminable table en verre, Hastings abat son jeu : il propose au PDG de Blockbuster, John Antioco, d’acheter Netflix. En contrepartie, Hastings et Randolph aideront Blockbuster à développer son service en ligne, qui n’en est encore qu’à ses balbutiements. La conversation est polie mais brève. Hastings fait son pitch, Antioco lui demande son prix, et, quand Hastings répond 50 millions de dollars, la réunion est close.
Vous connaissez probablement la suite. Blockbuster a fait faillite dix ans plus tard et a été rayé de la carte – enfin, pas tout à fait : il reste un magasin à Bend, dans l’Oregon, qui propose toujours des DVD à louer. La société Netflix, quant à elle, a continué à se développer encore et encore. Elle compte désormais plus de 200 millions d’abonnés et vaut plus de 200 milliards de dollars.
Son histoire est marquée par une volonté constante de transformation et d’adaptation. À l’époque où l’entreprise courtisait Blockbuster, elle a introduit un nouveau modèle d’abonnement : au lieu de payer pour la location de chaque DVD, les clients souscrivaient désormais à un forfait mensuel et commandaient autant de DVD qu’ils le souhaitaient. Au gré du progrès technologique, Netflix est passé du DVD au streaming numérique, permettant à ses utilisateurs de piocher à leur guise dans un catalogue de séries et de films, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, et de regarder leur programme sur l’appareil de leur choix. Et cela, toujours pour moins de 10 dollars par mois. C’était une offre séduisante, même si la sélection de films et de séries proposée par Netflix laissait beaucoup à désirer. En 2013, la compagnie s’est attaquée à ce problème en créant ses propres programmes. Plutôt que de se contenter d’acheter du contenu sous licence à des studios de cinéma et de télévision, elle s’est mise à en produire.
Et elle l’a fait avec un certain panache, en investissant massivement, en engageant des créateurs de talent et en leur donnant carte blanche. C’était un pari risqué et, comme les précédents, il a largement payé. Netflix a rejoint les rangs des géants du high-tech. En 2020, la cote de l’entreprise a grimpé en flèche, les investisseurs pariant que les utilisateurs ne reprendraient jamais complètement l’habitude de sortir en ville et passeraient toujours plus d’heures scotchés devant des séries comme Stranger Things, The Crown ou Tiger King (des productions originales Netflix) et des films réalisés dans le plus pur style hollywoodien comme The Irishman, de Martin Scorsese (que Netflix a non seulement distribué mais financé, pour un budget estimé à 150 à 250 millions de dollars). À ce jour, Netflix a remporté 112 Emmy Awards et deux oscars, ce qui est plutôt incongru pour une ancienne société de vente par correspondance.
Il est fort probable que si, ce jour-là, Hastings et Randolph avaient réussi à convaincre le PDG de Blockbuster, nous parlerions aujourd’hui de l’extraordinaire transformation d’une chaîne de vidéoclubs en un sérieux concurrent de Disney et d’Apple. Pourquoi l’enseigne a-t-elle raté le coche et coulé lamentablement ? Ce n’étaient pourtant ni les capitaux ni la notoriété qui lui manquaient. Et ce n’est pas comme si ses dirigeants ignoraient l’existence d’Internet – après tout, Antioco a accepté de rencontrer ces deux entrepreneurs du Web.
Dans La Règle ? Pas de règles !, Hastings s’efforce de tirer les leçons des erreurs de Blockbuster. C’est à ses yeux l’exemple d’une entreprise qui échoue parce que le succès l’a rendue stupide. Au début, elle encourage les bonnes idées et les personnes compétentes, puis, à mesure qu’elle croît et se ramifie, elle succombe à une sorte d’entropie. La prolifération constante de règlements et d’injonctions bride la liberté des employés. Les dirigeants, n’ayant d’yeux que pour les objectifs financiers, embauchent des collaborateurs médiocres plutôt que de s’offrir les services de talents. Le résultat est une organisation excessivement bureaucratique et foncièrement politique. Les seules personnes qui gravissent les échelons sont celles qui savent tirer la couverture à elles, éviter les impairs et dire au patron ce qu’il veut entendre plutôt que la vérité.
Au fil de l’expansion de Netflix, Hastings, désormais seul maître à bord (Randolph a quitté l’entreprise en 2003), n’a eu qu’une idée en tête : ne pas connaître un tel destin. Son livre ne traite pas vraiment de business au sens classique du terme. Hastings ne discourt pas sur l’économie du streaming ou son taux de profit. Pas plus qu’il ne vante ses décisions prémonitoires ; il ne s’attarde que sur ses propres erreurs. Le seul mérite qu’il s’attribue est d’avoir créé une société dont les employés ne se sentent pas bridés par les règlements et ont pour principale obligation d’être honnêtes les uns envers les autres.
Hastings a écrit le livre avec Erin Meyer, une spécialiste du management qui s’intéresse à la culture d’entreprise. Elle joue le rôle de témoin objectif : elle interviewe les employés de Netflix pour vérifier que l’entreprise fonctionne bien comme le dit Hastings et sonde ce dernier pour savoir s’il a sérieusement réfléchi à sa philosophie. Sans surprise, elle découvre que c’est bien le cas. Mais, pour simple qu’il soit, ce dispositif introduit une touche de scepticisme et de réflexivité absente de la plupart des livres de ce genre.
Plutôt que d’instaurer une culture fondée sur les règlements comme c’est l’usage dans les grandes organisations, Hastings a cherché à cultiver une éthique de la responsabilité individuelle et des attentes partagées. Par exemple, Netflix n’a pas de politique en matière de congés. Ainsi, les employés peuvent prendre des vacances quand ils le souhaitent et pour la durée qu’ils souhaitent, à condition que cela ne gêne pas leur équipe et ne nuise pas à l’entreprise. Personne ne ratifie les demandes de congé ni ne tient le compte du nombre de jours pris par les employés. Évidemment, cela pourrait avoir pour effet pervers que, sans jours de congé attribués, les salariés finissent par ne pas en prendre du tout et travaillent jusqu’à l’épuisement pour impressionner leurs chefs. Hastings, qui constate que les meilleures idées surgissent souvent lorsque l’on prend quelque distance vis-à-vis de son travail, cherche à limiter un tel risque. Lui et ses équipes de direction montrent l’exemple : ils prennent beaucoup de vacances et le font savoir – carte postale du lac Tahoe, diaporama de photos prises pendant un séjour en Espagne… Hastings lui-même prend au moins six semaines de congés par an, ce qui n’est pas, c’est le moins qu’on puisse dire, la norme chez les PDG américains. Ses employés lui emboîtent le pas ; l’un d’eux confie à Erin Meyer qu’au début il se sentait coupable de passer si peu de temps au travail, au regard de ses emplois précédents, puis qu’il s’y est habitué.
Il n’y a pas non plus de procédure de validation des frais. Les employés peuvent dépenser l’argent de l’entreprise comme bon leur semble, ce qui signifie qu’ils peuvent agir rapidement et de manière décisive. Parfois, quelqu’un profite un peu trop de cette liberté, par exemple en séjournant dans l’hôtel le plus cher de la ville et en invitant sa famille à se joindre à lui (c’est arrivé). Cette personne est susceptible d’être licenciée. Hastings sait que certains se montreront irresponsables, mais il préfère gérer ces situations au cas par cas plutôt que de créer des règles qui seront plus contraignantes pour les autres. Le principe est intelligent : mieux vaut punir les tricheries que punir tout le monde de façon préventive. On pourrait très bien imaginer qu’un tel principe s’applique aux systèmes de prestations sociales. La fraude aux allocations existe, mais son ampleur est exagérée. La réaction des gouvernements successifs a été de mettre en place un ensemble de règles byzantines qui empoisonne la vie de la majorité honnête des demandeurs d’allocations. C’est prendre le problème à l’envers.
L’ingrédient essentiel de la culture Netflix telle qu’elle est décrite dans ce livre, c’est la franchise. « C’est être déloyal vis-à-vis de Netflix, écrit Hastings, que de ne pas être d’accord avec une idée et de ne pas exprimer ce désaccord. Taire son opinion, c’est choisir implicitement de ne pas aider l’entreprise. » Les retours sont encouragés et consistent, pour l’essentiel, à dire aux gens ce qu’ils ont mal fait. Pas seulement lorsqu’un problème se présente, mais aussi lors des interactions quotidiennes. Une employée raconte à Meyer que, pendant qu’elle faisait une présentation importante devant un parterre de cadres supérieurs, elle a été interrompue par une collègue et amie, au fond de la salle, qui lui a dit qu’elle parlait trop vite et avalait ses mots. Plutôt que de se sentir humiliée et furieuse – ce qui aurait été ma réaction –, elle a accueilli la remarque avec gratitude. Cela s’explique, je suppose, par le fait que dans une culture où de telles interventions sont normales, l’humiliation – et donc la colère – disparaît.
Si la perspective de travailler avec des collègues qui se sentent obligés de vous signaler vos moindres cafouillages vous semble horrible, le management de Netflix n’est peut-être pas fait pour vous. Mais Hastings et Meyer restent convaincus que la franchise absolue est essentielle à une bonne collaboration : si les critiques et les désaccords ne sont pas exprimés ouvertement, les problèmes restent cachés et les frustrations mutuelles se transforment en relations passives-agressives. Ils insistent à plusieurs reprises sur l’idée que la franchise doit aller dans les deux sens – du haut vers le bas et du bas vers le haut. Hastings et les cadres haut placés de l’entreprise demandent à leur personnel, même subalterne, de leur dire quand ils se trompent et discutent ouvertement des commentaires négatifs qu’ils reçoivent. À en juger par certaines anecdotes et certains courriels cités par Meyer, cette recommandation est largement suivie. Lors de réunions, les nouveaux arrivants sont souvent stupéfaits de voir le patron se faire prendre à partie par un subordonné.
Ce principe de transparence s’étend aux données confidentielles de l’entreprise. Contrairement à la vaste majorité des patrons de grands groupes, Hastings considère que le personnel doit pouvoir avoir accès à tout ce qui concerne la société, y compris aux informations financières susceptibles de faire s’effondrer le cours des actions si elles venaient à fuiter. Dans la plupart des entreprises, les discussions qui se tiennent au sommet sur d’éventuelles restructurations ou licenciements ne sont pas ébruitées avant que le patron ne soit prêt à faire une déclaration. Et la majorité des cadres estiment que la dissimulation de la vérité est parfois la seule option possible. Mais, pour Hastings, le coût à long terme de la confidentialité et de l’opacité l’emporte sur les avantages à court terme.
Que feriez-vous si un cadre que vous licenciez – quelqu’un d’intègre mais qui n’est pas tout à fait à la hauteur du poste – vous demandait de faire savoir au reste du personnel qu’il part de son plein gré ? demande Meyer. Hastings dit qu’il refuserait. Le côté impitoyable de cette réponse est atténué par son absence d’hypocrisie. Hastings fustige les chefs d’entreprise qui présentent leur société comme une « famille ». Selon lui, une entreprise doit ressembler davantage à une équipe de sport : un environnement où la collaboration est certes intense, mais où les joueurs sont achetés et vendus en fonction de leur contribution à l’effort commun plutôt que de l’affection qu’ils inspirent. Parler de l’entreprise comme d’une famille, dit-il, est malhonnête – c’est du baratin. « Édulcorer la situation, fait fréquent chez les dirigeants, c’est saper la confiance. Je ne le dirai jamais assez clairement : ne faites pas ça. Votre personnel n’est pas idiot. »
Là encore, on se demande si ce principe ne pourrait pas s’appliquer au-delà du monde des affaires. Que se passerait-il si les hommes politiques prenaient l’habitude de dire la vérité même lorsqu’elle n’est pas agréable à entendre ? Ils seraient descendus par la presse, bien sûr, mais peut-être qu’avec le temps ceux qui auraient fait preuve de courage et d’habileté pourraient regagner un certain respect. Les électeurs ne sont pas idiots.
Comme de nombreuses séries Netflix, La Règle ? Pas de règles ! gagnerait à être plus court. Cela étant, pour un livre consacré aux stratégies d’entreprise, il est plutôt agréable à lire. Hastings ne prétend pas que sa philosophie du laissez-faire en matière de management est une formule qui marche à tous les coups. Il dit seulement qu’elle a fonctionné pour lui et pourrait fonctionner pour d’autres entreprises qui reposent sur l’innovation (le refus des règles ne fonctionnerait pas aussi bien pour, disons, une compagnie aérienne ou une banque). Il ne nous fait pas non plus de sermons sur la vocation sociale de son entreprise, comme c’est la mode chez ses homologues qui hantent le forum de Davos. Du coup, la question de savoir à quoi sert Netflix, à part faire de l’argent, reste ouverte.
Ce qui ne fait pas de doute, ce sont ses velléités d’expansion. Après avoir conquis son pays d’origine (deux tiers des foyers américains ont un abonnement), Netflix compte bien devenir la pierre angulaire du divertissement à travers le monde. Le Royaume-Uni est son deuxième plus grand marché après les États-Unis, mais l’entreprise concentre désormais ses efforts sur les immenses réservoirs d’attention, encore inexploités, que constituent les économies émergentes telles que le Brésil et l’Inde (tout en restant à l’écart de la Chine). Dans ces pays, Netflix investit même dans la modernisation des infrastructures de télécommunication haut débit, initiant ce qui a été qualifié de « plan Marshall mondial en faveur d’un divertissement à domicile de qualité ».
Notre bon plaisir n’est pas sa raison d’être. Nous comparons spontanément Netflix à Disney et à HBO, mais ses séries « de qualité » ne représentent qu’une fraction de son catalogue. L’essentiel du contenu proposé, qu’il soit produit en interne ou diffusé sous licence, est destiné à faire tapisserie – ce genre d’émissions de télé que l’on peut regarder tout en faisant autre chose. L’entreprise s’appuie aussi fortement sur le contenu produit par ses concurrents : la série The Office, produite par NBC et adaptée d’une sitcom de la BBC, a jusqu’à tout récemment figuré parmi ses programmes les plus regardés aux États-Unis. Plutôt que d’être une force créative sur le modèle de Hollywood, Netflix s’apparente davantage à Facebook ou à YouTube par les méthodes agressives qu’elle emploie pour capter notre attention, même lorsque cette attention n’est que partielle. Elle utilise les ruses des experts en sciences du comportement de la Silicon Valley, comme la lecture automatique de l’épisode suivant, de sorte que l’utilisateur doit faire un effort conscient pour arrêter de regarder une série.
Cette course à l’audience peut sembler mystérieuse étant donné que, contrairement aux chaînes de télévision ou aux réseaux sociaux, Netflix ne tire pas ses revenus de la publicité. Mais, plus on passe de temps sur sa plateforme, plus l’entreprise en apprend sur nos habitudes de consommation : elle n’identifie pas seulement les programmes que nous aimons, mais comment et quand nous aimons les regarder ; ce qui nous rend accros et ce qui nous fait décrocher. Cela dit, l’idée que Netflix est fondamentalement tournée vers la collecte et l’analyse de nos données personnelles est probablement exagérée, y compris par l’entreprise elle-même. Son algorithme de recommandations personnalisées n’est pas si personnalisé que ça, et Netflix n’a pas découvert de recette secrète permettant de créer un programme à succès parfaitement calibré pour un public cible. Le Jeu de la dame, classée plusieurs semaines d’affilée, fin 2020, « série la plus regardée » (Netflix est très sélective quant aux statistiques d’audience qu’elle rend publiques ; regarder les deux premières minutes d’une série est comptabilisé comme une « vue »), a été conçue de manière traditionnelle. Le réalisateur, Scott Frank, a lu un roman sur une joueuse d’échecs prodige, a considéré que cette histoire ferait une excellente série, et l’entreprise a parié qu’il avait raison.
Ce que l’on peut avancer avec certitude, c’est que Netflix en veut toujours plus. Son ambition est immense et un peu inquiétante. La société estime que ses concurrents sont non seulement Amazon Prime, la télévision par câble ou les jeux vidéo, mais aussi « toutes les activités auxquelles les utilisateurs sont susceptibles de s’adonner pendant leur temps libre ». Cette phrase est tirée d’un texte publié sur son site Web. Où l’on lit ensuite : « Cela peut être regarder du contenu sur d’autres services de streaming […], mais aussi lire un livre, échanger sur Facebook, sortir dîner avec des amis ou encore déguster un verre de vin avec son compagnon ou sa compagne, pour n’en citer que quelques-unes. » Créée par Charlie Brooker, Black Mirror, l’une des séries phares de Netflix, décrit un monde dystopique où l’emprise de la technologie atteint des proportions effrayantes. Il y a quelque chose de brookeresque dans le fait qu’une entreprise technologique déclare ouvertement la guerre à la convivialité humaine. Avec le concours du Covid-19, elle pourrait bien en sortir victorieuse.
— Ian Leslie est un auteur britannique, contributeur régulier du New Statesman, de The Economist et de The Guardian. Il est l’auteur de plusieurs livres sur le comportement humain.
— Cet article est paru dans l’hebdomadaire britannique New Statesman le 10 décembre 2020. Il a été traduit par Pauline Toulet.
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Harold Eddleston, un homme de 77 ans des environs de Manchester, avait appris quelques jours plus tôt qu’il avait un cancer. Un samedi matin du mois de février 1998, encore sous le choc du diagnostic, il reçut la plus triste nouvelle qui soit. Il allait devoir affronter l’avenir seul : son épouse bien-aimée venait de mourir d’une crise cardiaque.
Inquiète pour la santé de son père, la fille des Eddleston appela le médecin de famille, Harold Shipman, un homme du cru qui jouissait d’une excellente réputation. Celui-ci se rendit chez M. Eddleston, s’assit à son chevet, lui prit la main et discuta affectueusement avec lui. Lorsqu’il prit congé, la fille de M. Eddleston lui demanda son pronostic. L’air sombre, il lui répondit : « À votre place, je ne lui achèterais pas d’œufs pour Pâques. » Le mercredi, M. Eddleston était mort ; le Dr Shipman l’avait assassiné.
Harold Shipman est un des plus prolifiques tueurs en série de l’Histoire. En vingt-trois ans de carrière, ce médecin généraliste affable et apprécié a injecté des doses létales de morphine à près de 215 de ses patients. On a fini par l’arrêter en septembre 1998, six mois après la mort de M. Eddleston.
David Spiegelhalter, auteur de l’excellent livre The Art of Statistics, faisait partie des statisticiens chargés par la justice d’établir si le taux de mortalité des patients du Dr Shipman aurait dû éveiller les soupçons. À l’époque biostatisticien à l’Université de Cambridge, Spiegelhalter arriva à la conclusion que la surmortalité des patients du Dr Shipman – la différence entre le nombre de ses patients décédés au cours de sa carrière et le nombre de patients décédés au cours de la carrière d’un médecin moyen – était de 174 femmes et 49 hommes au moment de son arrestation. Des chiffres qui correspondent peu ou prou au nombre de victimes établi par l’enquête.
Ces chiffres disent l’inimaginable douleur causée par un seul homme. Mais à quel moment un grand nombre de morts devient-il un trop grand nombre de morts ? Comment distinguer une anomalie suspecte d’une accumulation de malchance ? Et, d’ailleurs, comment pronostiquer le nombre de patients d’un médecin que l’on doit s’attendre à voir mourir ? Chaque mort est le résultat de circonstances particulières, d’histoires individuelles, d’une myriade de facteurs. Peut-on résumer toute cette incertitude en un seul chiffre ?
En 1825, en France, le ministre de la Justice ordonna la création d’un « Compte général de l’administration de la justice criminelle ». Il s’agit sans doute du premier registre au monde de ce type : il rassemble les statistiques de toutes les arrestations et de toutes les condamnations du pays, classées région par région, prêtes à être analysées. On considère aujourd’hui ce genre de banque de données comme une évidence, mais, à l’époque, c’était quelque chose de radicalement nouveau. On peut même y voir un ancêtre du big data : c’est la première fois que l’on a soumis à l’analyse mathématique l’univers désordonné et imprévisible du comportement humain.
Imprévisible ? Pas tant que ça. Au début des années 1830, l’astronome et mathématicien belge Adolphe Quetelet analysa ces chiffres et découvrit qu’ils étaient d’une remarquable constance. Quelle que fût l’activité des tribunaux et des prisons, le nombre d’assassinats, de viols et de vols commis chaque année était quasiment identique. « Les crimes se reproduisent avec une effrayante exactitude, constatait-il. Nous savons à l’avance combien d’individus se saliront les mains avec le sang des autres. Combien il y aura de faussaires, combien d’empoisonneurs. »
Mais Adolphe Quetelet pensait que quelque chose de plus profond se cachait derrière tout cela. Aussi élabora-t-il le concept de « physique sociale » et commença-t-il à explorer la possibilité que les vies humaines, telles les planètes, suivent des trajectoires mécaniques. Il y a quelque chose de troublant dans l’idée que, malgré l’impondérabilité de nos choix, du hasard et des circonstances, les mathématiques ont quelque chose à nous dire sur ce que c’est qu’être humain. Les conclusions d’Adolphe Quetelet demeurent valables aujourd’hui : la vie humaine peut, dans une certaine mesure, être quantifiée et prédite. Le fait est que nous sommes désormais capables de prévoir avec une remarquable précision combien de femmes choisiront d’avoir un bébé chaque année en Allemagne, combien d’accidents de voiture surviendront au Canada, combien d’avions s’écraseront dans l’hémisphère Sud et même combien de personnes se rendront aux urgences à New York ce vendredi soir.
C’est le cas pour n’importe quel grand système désordonné. Prenons les gaz. S’il est impossible de suivre le mouvement de chaque molécule d’un gaz, le caractère imprévisible et désordonné du niveau moléculaire disparaît lorsqu’on observe un gaz au niveau global. De même, une certaine régularité émerge de nos vies individuelles, imprévisibles lorsqu’on regarde un groupe dans son ensemble. On pourrait presque dire que, chaque matin, nous nous levons avec un certain nombre de chances, ce jour-là, de devenir un assassin, d’avoir un accident de voiture, de demander notre compagne en mariage, d’être licencié. « L’idée de hasard contient toute l’inévitable imprévisibilité du monde », écrit David Spiegelhalter.
Cela dit, c’est une chose de parler en termes généraux de ce que nous sommes en tant qu’entité collective, c’en est une autre de vouloir aller en sens inverse, c’est-à-dire de tenter de comprendre ce que nos comportements collectifs disent de nous en tant qu’individus. Or, évidemment, ce sont souvent ces choses-là que nous aimerions le plus connaître.
En 1965, en France, André-François Raffray, notaire de son état, signa un contrat qui montre à quel point il est risqué de vouloir établir des pronostics individuels à partir de caractéristiques collectives. Raffray acheta en viager l’appartement d’une vieille dame de 90 ans, s’engageant à lui verser 2 500 francs par mois jusqu’à sa mort, après quoi il prendrait possession de son bien.
À l’époque, l’espérance de vie moyenne d’une Française était de 74 ans et demi. André-François Raffray, alors âgé de 47 ans, était donc persuadé de faire une bonne affaire. Hélas pour lui, comme le raconte Bill Bryson dans son livre Une histoire du corps humain à l’usage de ses occupants, la propriétaire de l’appartement n’était autre que Jeanne Calment, la personne qui vécut le plus longtemps au monde1. Jeanne Calment est morte à 122 ans, soit trente-deux ans après la signature du contrat de viager. Elle enterra André-François Raffray, qui, lui, est décédé à 77 ans. Au bout du compte, le notaire aura payé plus de deux fois le prix du marché pour cet appartement dans lequel il n’a jamais vécu.
Ainsi Raffray a-t-il appris à ses dépens qu’une moyenne n’est pas une représentation fidèle des cas individuels. Comme s’amuse à le rappeler le mathématicien Ian Stewart dans son livre Les Dés jouent-ils aux dieux ?, « l’homme moyen a un sein et un testicule. »2 Dans un grand groupe, les disparités qui existent naturellement entre les êtres humains s’effacent ; les hauts et les bas se contrebalancent. Cette variabilité implique que l’on ne peut pas parler avec certitude d’un individu donné, et cela a des conséquences majeures.
Des millions de personnes, parmi lesquelles David Spiegelhalter, avalent chaque jour un petit comprimé blanc de statine pour réduire leur risque d’avoir une crise cardiaque ou un AVC. Si c’est votre cas et que vous menez une longue et heureuse existence sans l’ombre d’une crise cardiaque, vous n’avez aucun moyen de savoir si c’est grâce à votre statine quotidienne ou si vous n’auriez de toute façon jamais eu d’infarctus. Le fait est que, sur 1 000 personnes qui prennent des statines pendant cinq ans, le traitement ne permettra qu’à 18 d’entre elles d’éviter une crise cardiaque ou un AVC grave. Et si, malgré tout, vous êtes un jour terrassé par une crise cardiaque, vous ne saurez jamais si les statines l’ont retardée. « Tout ce que je peux savoir, écrit David Spiegelhalter, c’est qu’en moyenne les statines sont bénéfiques à un grand groupe de personnes comme moi. »
C’est d’ailleurs le principe des médicaments préventifs : la plupart de ces médicaments sont sans effet chez une vaste majorité d’individus, mais ils valent la peine d’être pris parce qu’ils apportent un bénéfice collectif. C’est une sorte de pari de Pascal pharmaceutique : mieux vaut vous comporter comme si Dieu existait (et que ce médicament était efficace sur vous), car vous avez beaucoup à perdre si vous vous comportez comme si Dieu n’existait pas et que le médicament était inefficace3.
Nous ignorons encore quantité de choses sur les raisons des différences entre les individus : pourquoi certains fumeurs n’ont-ils pas de cancer du poumon ? Pourquoi, chez de vrais jumeaux, l’un restera-t-il en bonne santé tandis que l’autre développera une pathologie comme la maladie de Charcot ? Pourquoi certains enfants qui semblent similaires réussissent-ils à l’école quand d’autres pataugent ? En dépit des promesses du big data, nos existences individuelles restent éminemment imprévisibles.
L’algorithme de recommandations d’Amazon est peut-être l’outil de prévision le plus efficace de l’ère du big data – d’un point de vue financier, du moins. Cette gigantesque machine statistique rapporte en effet une fortune à l’entreprise. Et pourtant, la plupart du temps, elle se trompe. M. Dombey, dans le roman Dombey et Fils de Dickens, imagine déjà la brillante carrière dans les affaires qui attend son jeune fils Paul : « Il a devant lui une éminence toute prête, qui l’attend pour y trôner ; quand il y sera monté, il n’y a ni hasard, ni chance à courir pour lui. Sa route, dans ce monde, était droite et toute tracée avant sa naissance. » Paul, hélas, meurt à l’âge de 6 ans.
Quoi qu’il en soit, nous sommes parvenus à ne pas nous noyer dans cet océan d’imprévisibilité. Et les statisticiens naviguent vers des terres plus sûres dans ce monde incertain. Peut-être ne pouvons-nous pas répondre à nos interrogations sur le temps qui nous reste à vivre, mais nous sommes aujourd’hui parfaitement en mesure de nous attaquer à des questions comme celle-ci : « À partir de combien de décès peut-on considérer que les patients d’un médecin ont un peu trop tendance à passer l’arme à gauche ? » Pour y répondre, les chercheurs ont formulé une puissante idée qui sera à la base de la recherche scientifique moderne.
Imaginons qu’un inconnu vous tende une pièce pour tirer à pile ou face. Vous la soupçonnez d’être truquée. Mais, pour l’instant, vous émettez l’hypothèse qu’elle ne l’est pas. Vous la lancez deux fois ; les deux fois, elle retombe côté face. Jusque-là, pas de quoi s’alarmer. Une pièce parfaitement normale tombera deux fois de suite côté face dans 25 % des cas – on parle de « valeur-p », ou « valeur de probabilité », pour désigner ce seuil au-dessus duquel on valide l’hypothèse de départ. Vous la relancez : face. De nouveau : face. Les choses commencent à vous sembler louches. Sauf que, même si vous lancez votre pièce mille, voire un million de fois, vous ne pourrez jamais être absolument certain qu’elle est pipée. Même si les probabilités sont infinitésimales, une pièce peut en théorie produire toutes les combinaisons possibles.
Face à cette incertitude, les scientifiques ont choisi de fixer un seuil arbitraire en dessous duquel toutes les données sont considérées comme suspectes. En 1925, le statisticien britannique Ronald Fisher a proposé que ce seuil soit établi par convention à 5 %. Par exemple, quand il y a moins de 5 % de chances d’obtenir autant de fois face que ce que vous avez observé, vous pouvez sérieusement soupçonner que la pièce est truquée. Concrètement, si la pièce tombe côté face cinq fois d’affilée (la valeur-p est alors de 3,125), vous pouvez vous dire qu’il y a un loup4.
La science moderne se base sur ce principe pour tirer ses conclusions. Que l’on cherche des preuves du changement climatique ou de l’efficacité d’un médicament, l’idée est la même. Si le résultat est trop inhabituel pour être le fruit du hasard – s’il se produit dans moins de 5 % des cas, soit une fois sur vingt –, on peut raisonnablement penser que l’hypothèse de départ est validée. On dit que le résultat est « statistiquement significatif ».
Prenons l’exemple d’un essai clinique sur l’aspirine mené en 1988 par Richard Peto, épidémiologiste à l’Université d’Oxford. L’aspirine, qui limite la formation de caillots sanguins, peut être utilisée pour prévenir leur apparition dans les artères du cœur et du cerveau. L’équipe de Peto voulait savoir si l’aspirine augmentait aussi les chances de survie lorsqu’elle elle était administrée au cours d’une crise cardiaque.
L’essai, mené sur 17 187 personnes, a mis en évidence un effet notable. Dans le groupe des malades qui ont reçu un placebo, 1 016 sont morts ; dans le groupe de ceux à qui on a administré de l’aspirine, seuls 804 sont décédés. L’aspirine n’a pas fait effet chez tous les sujets, mais il est peu probable qu’autant de personnes auraient survécu si elle avait été totalement inefficace. Le résultat passait avec succès l’épreuve du seuil de 5 %. Les chercheurs conclurent à l’efficacité de l’aspirine.
Les méthodes statistiques sont devenues l’alpha et l’oméga de la recherche moderne. Elles nous ont permis de faire de grands progrès, de détecter des signaux faibles dans un magma de données. Mais, à moins d’être extraordinairement vigilant, vouloir éliminer toute incertitude entraîne des effets pervers. L’équipe de Richard Peto a soumis les résultats de son expérimentation sur l’aspirine à une prestigieuse revue médicale. L’un des membres du comité de lecture a soulevé la question suivante : pouvait-on détailler davantage les résultats en sous-groupes ? L’expert (anonyme) voulait savoir combien de femmes avaient été sauvées par l’aspirine, combien d’hommes, de diabétiques, de personnes dans telle ou telle tranche d’âge, etc.
Peto refusa. En segmentant le résultat global, rétorqua-t-il, on introduirait de nombreux éléments d’incertitude. Car, plus un groupe est petit, plus grand est le risque que les résultats de ce groupe soient dus au hasard. Il serait « scientifiquement stupide », estimait-il, de tirer des conclusions à partir d’autre chose que du tableau d’ensemble. Comme la revue insistait, Peto céda. Il soumit un nouvel article avec tous les sous-groupes demandés par l’expert – et y ajouta un classement des résultats par signes astrologiques. Non que l’astrologie exerce une quelconque influence sur l’effet de l’aspirine. Mais parce que, par l’effet du hasard, le nombre de personnes à qui l’aspirine avait sauvé la vie était plus élevé pour certains signes astrologiques que pour d’autres. Les résultats de l’étude montraient ainsi que l’aspirine ne marchait pas sur les Balance et les Gémeaux, mais réduisait de moitié le risque de décès chez les Capricorne.
Travailler sur de grands groupes permet de réduire le risque d’obtenir des résultats trompeurs dus au hasard, mais il existe un autre piège dans lequel les chercheurs qui ne se méfient pas assez peuvent tomber. Un piège que l’expérience de Richard Peto met également en évidence, et qui a déclenché une crise statistique au cœur même de la science.
Pour comprendre le problème, revenons à notre pièce truquée (la pièce est, non sans raison, le cobaye du statisticien). Supposons que vous ne vouliez pas tirer de conclusion hâtive et que vous décidiez de continuer à croire que la pièce n’est pas truquée tant que vous n’aurez pas obtenu face vingt fois de suite. Avec une pièce équilibrée, cela ne se produit qu’environ une fois sur un million – c’est un niveau de preuve extrêmement élevé, bien au-dessus du seuil de 5 % couramment utilisé dans le monde de la science.
À présent, imaginons que je donne une pièce non truquée à toutes les personnes qui vivent aux États-Unis et que je leur demande à toutes de faire le même test que vous. Même avec un seuil de un sur un million, même si tout se passe de façon parfaitement transparente et honnête, environ 300 Américains obtiendront face vingt fois de suite. Si l’on adopte la méthode de Fisher et son seuil de 5 %, on parvient à la conclusion que ces 300 personnes ont toutes reçu une pièce truquée. En réalité, quel que soit le seuil fixé, si on répète suffisamment de fois une expérience, des résultats hautement improbables finissent par survenir.
Apple l’a appris à ses dépens peu après le lancement de l’iPod Shuffle. Alors que cet appareil permettait d’écouter ses chansons préférées dans un ordre aléatoire, Apple a rapidement croulé sous les plaintes d’utilisateurs convaincus que leur iPod jouait leurs morceaux dans un ordre déterminé. La probabilité d’obtenir des résultats « ordonnés » est bien plus élevée qu’on ne le pense. Même s’il y avait très peu de chances pour que plusieurs chansons d’un même artiste, par exemple, soient lues à la suite, il y avait tellement de gens branchés sur leur iPod qu’il était inévitable que de telles coïncidences jugées bizarres se produisent.
Dans la recherche scientifique, les enjeux sont plus importants. Avec un seuil de 5 % seulement, une étude sur vingt prouvera accidentellement l’existence d’un phénomène qui, en réalité, n’existe pas. Raison supplémentaire pour laquelle Richard Peto résista à l’idée de considérer les résultats des différents sous-groupes de son étude : plus le nombre de groupes est grand, plus le risque d’observer des effets trompeurs l’est aussi. Ce n’est pas qu’une préoccupation théorique, loin de là. Selon une étude portant sur les 49 publications médicales les plus citées entre 1990 et 2003, les conclusions de 16 % d’entre elles ont été contredites par des études ultérieures. C’est encore pire en psychologie (peut-être parce que les études en psychologie peuvent être reproduites à moindre coût). En 2015, des chercheurs ont tenté de reproduire 100 expériences en psychologie et n’ont obtenu des résultats statistiquement significatifs que pour 36 d’entre elles, alors même que 97 affichaient une valeur-p inférieure au seuil de 5 % [lire « Faut-il croire les scientifiques ? », Books n° 88, mars-avril 2018]. Les chercheurs redoutent que, comme avec l’iPod Shuffle, les résultats qui ne sont que de simples effets du hasard ne focalisent l’attention.
On estime aujourd’hui que les conclusions de bon nombre d’études très médiatisées reposent sur ce genre d’effet. Peut-être avez-vous entendu parler de cette étude sur les power poses, qui suggère qu’adopter une posture de domination (poings sur les hanches, torse bombé…) réduit le taux de cortisol (hormone du stress) de l’organisme. Cette étude a été citée des milliers de fois, et la conférence TED qui l’a accompagnée totalise plus de 50 millions de vues. Or ses résultats n’ont pu être reproduits, et elle est aujourd’hui considérée comme un exemple célèbre des failles de la méthode de Fisher.
Ce n’est pas que les chercheurs soient des fraudeurs ; c’est que beaucoup d’entre eux ne manient pas l’incertitude avec suffisamment de précautions. Et ce problème est exacerbé à l’ère du big data, car plus on collecte de données, plus on les croise avec d’autres données, plus on recherche des corrélations, plus les scientifiques risquent d’aboutir à des conclusions erronées. Pour illustrer ce propos, David Spiegelhalter cite dans son livre une étude réalisée en 2009 pendant laquelle des chercheurs ont fait passer une IRM à un sujet tout en lui montrant des photos de visages humains affichant différentes expressions. Pour déterminer quelles régions cérébrales s’activaient en fonction des photos, les scientifiques ont analysé les réponses de 8 064 points de son cerveau. Ils ont par ailleurs fixé un seuil de 0,1 % pour leur expérience. « Petit détail : le “sujet” de l’expérience était un saumon atlantique de 2 kilos “mort au moment de l’IRM” », écrit David Spiegelhalter.
Or, même avec un seuil aussi bas, si on réalise suffisamment de tests, on finit par obtenir des résultats statistiquement significatifs : ce fut le cas de 16 des 8 064 points du cerveau du saumon mort. Le risque, c’est que des conclusions fallacieuses passent inaperçues, parées de la fausse légitimité du « statistiquement significatif ». Si la science résiste à l’examen, c’est précisément parce qu’elle y invite. La crise de la valeur-p suggère que les procédures actuelles valent d’être améliorées.
L’idée se répand au sein de la communauté scientifique que les chercheurs devraient énoncer clairement leur hypothèse de départ avant de commencer une étude, afin qu’il soit plus difficile d’obtenir des résultats significatifs. La plupart des scientifiques pensent aussi qu’il faudrait valoriser davantage les études de reproductibilité pour inciter plus de chercheurs à en faire. En outre, certains suggèrent de modifier la présentation des résultats des expériences. Il s’agirait de se concentrer davantage sur l’ampleur de l’effet – le nombre de vies qu’un médicament peut sauver, par exemple – plutôt que sur la question de savoir si les chiffres dont on dispose pour tel ou tel effet franchissent un seuil arbitrairement fixé. Car, dans le fond, est-il vraiment intéressant d’obtenir des preuves très solides d’un effet très faible ? Revenons à l’aspirine. Une gigantesque étude – 22 000 individus suivis pendant cinq ans – a montré que la prise quotidienne d’une petite dose d’aspirine réduit le risque de crise cardiaque. La valeur-p, la probabilité qu’une crise cardiaque se produise sous l’effet du hasard, était infime : 0,001 %. Mais l’ampleur de l’effet l’était aussi. Pour prévenir une seule crise cardiaque, il fallait que 130 personnes par ailleurs en bonne santé prennent leur aspirine. Or toutes étaient susceptibles d’éprouver des effets indésirables. On considère aujourd’hui que pour la majorité des gens les inconvénients l’emportent sur les bénéfices, et on a cessé de recommander aux personnes d’un certain âge de prendre leur petite aspirine quotidienne.
Mais le vrai problème est peut-être notre difficulté à appréhender l’incertitude. En 2019, 850 éminents scientifiques, dont David Spiegelhalter, ont signé une lettre adressée à la revue Nature dans laquelle ils soulignaient que le problème ne saurait être résolu par une solution de caractère technique. Le problème est moins la valeur-p que notre obsession à vouloir fixer un seuil. Tracer sur le sable une ligne arbitraire nous donne l’illusion de pouvoir distinguer le vrai du faux. Or il n’est pas possible de réduire les résultats d’une expérience complexe à une réponse du type oui ou non. Quand on demanda à Spiegelhalter de déterminer si le taux de mortalité des patients du Dr Shipman aurait dû éveiller les soupçons, il a bien vite expliqué que la méthode du statistiquement significatif est « totalement inappropriée » pour surveiller les médecins : elle conduirait à pointer un doigt soupçonneux vers un médecin sur vingt ; les médecins qui s’occupent de patients à risques se verraient pénalisés.
Au lieu de cela, David Spiegelhalter et ses collègues ont proposé un test statistique qui prend en compte le moment où les patients meurent et compare chaque année le total de morts avec le nombre attendu. Un taux de mortalité élevé est-il le fruit du hasard ? S’il y a suspicion, ne sonner l’alarme que lorsque les signes se font probants. Reste que les caprices du hasard n’empêcheront pas cette méthode pourtant sophistiquée de jeter le soupçon sur des innocents. De fait, quand un système de surveillance des médecins généralistes a été mis en place, l’un d’eux a été « immédiatement signalé comme ayant un taux de mortalité encore plus élevé que celui de Shipman », écrit Spiegelhalter – un docteur malchanceux qui soignait la population âgée d’une bourgade côtière. Cela montre que les meilleures méthodes statistiques doivent être maniées avec la plus grande prudence. David Spiegelhalter insiste sur le fait que, si les statistiques parviennent à déceler les anomalies, elles « ne peuvent pas expliquer les raisons de leur survenue et doivent être utilisées avec soin pour éviter toute accusation abusive ».
Malgré ses limites, la statistique a un rôle crucial à jouer dans le domaine social. L’enquête sur le Dr Shipman concluait que, si un bon système de surveillance avait été mis en place, il aurait sonné l’alerte dès 1984. Quelque 175 vies auraient pu être sauvées. L’analyse mathématique de l’humain trouve vite ses limites, et dans notre monde incertain la statistique n’éliminera jamais le doute. Mais c’est un très bon point de départ.
— Hannah Fry est professeure au Centre d’analyse spatiale avancée du University College de Londres. Elle a publié plusieurs livres, dont Les Mathématiques de l’amour (Marabout, 2016).
— Cet article est paru dans The New Yorker le 9 septembre 2019. Il a été traduit par Valentine Morizot.
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La phrase qui ouvre La Chartreuse de Parme est l’une des plus célèbres qu’ait jamais écrites Stendhal. Je me souviens qu’à 17 ans elle m’avait fait vibrer. Elle a quelque chose de grandiloquent, et, à 17 ans, on aime Corneille et la grandiloquence, ou alors on est déjà un garçon bien sage. « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. » Aujourd’hui, je reconnais volontiers que cet incipit est un peu solennel, presque emphatique, et qu’il détonne dans l’œuvre par ailleurs si vive et ironique de Stendhal. Cela ne le rend pas moins bouleversant, au contraire : ne trahit-il pas justement une sincérité touchante, l’émotion de l’homme mûr chez qui l’âge (il a 55 ans quand il écrit – ou plutôt dicte – le roman ; il mourra trois ans plus tard) n’a pas émoussé les enthousiasmes de la jeunesse ?
Avec le recul des années, ma réserve serait d’une tout autre nature : Stendhal accrédite une idée fondamentalement fausse. Alexandre le Grand, César, Napoléon : cela sonne bien, la lignée semble s’imposer. Trois grands hommes, trois grands conquérants, tous maîtres, qui plus est, à un moment donné de l’Égypte, incontestablement trois destins extraordinaires. Mais il y a entre eux une petite différence que Stendhal a l’air d’oublier. Bien sûr, Alexandre est mort à 32 ans sans avoir atteint comme il l’espérait le bord oriental du monde. Bien sûr, César est tombé sous des coups de poignard assassins avant d’avoir fini de réorganiser la République romaine et alors qu’il s’apprêtait à partir en campagne contre les Parthes. Mais leurs conquêtes leur ont survécu. L’empire d’Alexandre a éclaté, ses lieutenants se sont étripés pour s’en accaparer les meilleurs morceaux, mais l’Orient n’en est pas moins resté grec pendant des siècles. Quant à la Gaule, matée par César, elle n’a plus jamais songé sérieusement à secouer le joug romain. Les conquêtes de Napoléon furent – c’est le moins qu’on puisse dire – plus éphémères. Et, comme ceux qui ne l’aiment pas, de Chateaubriand à Lionel Jospin, n’ont pas manqué de le souligner, il a laissé la France plus petite qu’il ne l’avait trouvée1.
La comparaison entre Alexandre, César et Napoléon – que Stendhal ne fut ni le premier ni le dernier à utiliser – me dérange parce qu’elle est vague, facile, paresseuse et débouche sur un contresens. Elle gomme la spécificité fondamentale de Napoléon par rapport à ses deux glorieux prédécesseurs : avoir été, au-delà de sa trajectoire fulgurante et prodigieusement romanesque, un grand perdant de l’Histoire.
La bonne comparaison, si l’on veut absolument lui trouver un modèle antique, ce n’est ni César, ni Alexandre. C’est Hannibal Barca, le général carthaginois qui fit trembler Rome lors de la deuxième guerre punique, crut la vaincre et échoua.
L’a-t-on déjà remarqué ? Impossible d’être sûr. Quand on aborde Napoléon, il faut se résoudre à ne jamais avoir fini de lire tout ce qui a été écrit sur lui. Mais que ce rapprochement n’ait jamais été sérieusement envisagé ne m’étonnerait qu’à moitié. C’est que la France révolutionnaire s’est toujours identifiée à Rome, considérant que Carthage, c’était l’ennemi, l’Angleterre. La défaite, assez curieusement, n’y a rien changé. Alors Bonaparte en général carthaginois… Impensable.
Quand on regarde l’aventure napoléonienne, la comparaison est pourtant terriblement tentante, évidente. Voilà deux hommes qui furent les deux plus grands capitaines de leur temps (et peut-être de tous les temps), qui remportèrent une série de victoires éclatantes avant d’être finalement vaincus et de mourir exilés, laissant leur patrie diminuée.
Il est de bon ton de minorer les talents militaires de Napoléon. Certains articles de ce dossier le font. Tolstoï l’a fait (jusqu’à l’absurde dans Guerre et Paix). On peut dire que, lors de sa première campagne d’Italie, Napoléon combat des généraux septuagénaires, que la campagne d’Égypte est un fiasco transformé par la magie de la distance et de la propagande en exploits dignes d’un héros de Plutarque, qu’à Marengo il n’échappe à l’écrasement que grâce à l’arrivée de Desaix, qu’Austerlitz ne compense pas Trafalgar, qu’à partir d’Eylau une victoire sur deux lui coûte autant qu’une défaite, etc. Dans le détail, y compris de ses plus grands triomphes, on trouve toujours quelques erreurs d’appréciation, des manœuvres hasardeuses. Peut-on néanmoins raisonnablement attribuer tant de victoires à la seule chance ou à la médiocrité des adversaires ?
Regardons les chiffres. Napoléon a livré 44 ou 45 batailles rangées2. Il en a perdu de façon nette et incontestable deux : Leipzig et Waterloo. On peut ajouter Essling, en 1809, qui est plutôt un échec qu’une défaite – et que Wagram effacera un mois et demi plus tard. Ajoutons aussi quelques combats désespérés livrés pendant la campagne de France, en 1814 (Laon et Arcis-sur-Aube, notamment). Les chefs invaincus existent, bien sûr : si l’on s’en tient à la sphère culturelle européenne, on peut citer Alexandre, Scipion l’Africain (le vainqueur d’Hannibal), Gustave Adolphe, Marlborough, Davout, le plus compétent des maréchaux de l’Empire… La liste est plus longue qu’on ne le croit. Aucun de ces invaincus, cependant, n’a livré autant de batailles que Napoléon. D’ordinaire, ils s’arrêtent à une petite dizaine : Alexandre est à neuf, par exemple. On se doute bien que plus on joue, plus on risque de perdre.
Affinons, et regardons les circonstances dans lesquelles Napoléon a vaincu ou été vaincu. Que constatons-nous ? L’Empereur n’a jamais subi une défaite sans que l’adversaire bénéficie d’une supériorité numérique écrasante. La bataille de Leipzig, en octobre 1813, affrontement monumental –sans équivalent jusqu’en 1914 – à l’issue duquel la France doit évacuer l’Allemagne, est caricaturale de ce point de vue : celui que Clausewitz surnommait « le dieu de la guerre » dispose alors de moitié moins de soldats que les coalisés (190 000 contre 370 000). Et il ne peut pas compter sur leur expérience : ce sont, pour une bonne part, des bleus recrutés à la hâte. Si l’on ajoute à cela l’absence d’une cavalerie digne de ce nom, les contretemps, la mauvaise volonté de plusieurs de ses maréchaux, la trahison de ses alliés saxons (qui passent à l’ennemi en pleine bataille !), on est presque tenté de penser que Napoléon ne s’en est pas trop mal sorti.
Ses victoires, à l’inverse, il les a souvent remportées en infériorité numérique. Pendant la campagne de France, où, de nouveau à la tête d’une armée qui se compte en dizaines de milliers d’hommes et non plus en centaines de milliers, il renoue avec les manœuvres fulgurantes et virtuoses de ses débuts italiens : il l’emporte à un contre deux, voire un contre trois. Un « chef-d’œuvre inutile », jugera lucidement Jacques Bainville. Car le problème de Napoléon ne fut jamais de remporter des victoires mais de les transformer en une paix durable. Là encore, le parallèle avec Hannibal est frappant.
Le Carthaginois, après avoir franchi les Pyrénées et les Alpes, humilie à trois reprises en moins d’un an les légions romaines, avant de leur faire subir, en 216 avant J.-C., la pire hécatombe de leur histoire, à Cannes : de 40 000 à 70 000 morts en un après-midi, « autant que les Anglais le premier jour de la bataille de la Somme », nous confiait l’historienne Mary Beard en 2016 [lire Books n° 79]. Son stratagème est diabolique : mettre ses troupes les plus faibles au centre afin que l’adversaire s’y enfonce et se retrouve encerclé par les ailes.
Dans l’histoire militaire, il est très rare qu’un plan génial sur le papier réussisse à ce point sur le terrain. Je ne vois guère qu’une autre occurrence : Austerlitz, où Russes et Autrichiens tombent dans le piège que leur a tendu Napoléon et sont anéantis en une matinée.
Après de si beaux succès, Hannibal attend que Rome lui fasse des propositions de paix. Elles ne viendront pas. Il aurait dû le savoir : les Romains n’acceptent de traiter qu’en vainqueurs. Et ils ont les moyens de cette prétention inouïe.
On peut être un génie et effroyablement stupide. La preuve par Hannibal et Napoléon. Le premier a cru qu’il allait mettre Rome à genoux sans comprendre qu’elle n’avait déjà plus rien à voir avec Carthage ni, d’ailleurs, avec aucune autre cité de l’Antiquité, et qu’elle s’était dilatée dans des proportions monstrueuses en assimilant peu à peu ses anciens adversaires, ce qui lui permettait d’enrégimenter pour ses guerres bien plus d’hommes que n’importe qui, d’être défaite encore et encore sans avoir jamais à s’avouer vaincue, d’être en fait, selon les critères de l’époque, pratiquement indestructible. Quant au second, il s’est imaginé que la France pourrait, seule contre tous, contrôler durablement l’ensemble du continent européen.
Dans les deux cas, des générations d’historiens n’ont pas manqué de se poser la question la plus excitante de toutes : auraient-ils pu l’emporter ? Pas de faux suspense : la réponse est non, évidemment. La preuve, c’est qu’ils ne l’ont pas fait. Je m’explique : si Hannibal et Napoléon, qui surclassaient de la tête et des épaules les chefs militaires de leur époque, n’ont pas réussi, c’est bien que personne, à leur place, ne l’aurait pu. Leurs prouesses n’ont fait, au mieux, que donner l’illusion qu’il s’en était fallu d’un cheveu. (Ah ! les délices de Capoue ! Hélas ! les douleurs hémorroïdaires de Waterloo…)
L’un comme l’autre s’enferrent dans une entreprise impossible. Hannibal reste quinze ans dans la péninsule italienne, où il manœuvre magnifiquement et en vain jusqu’à ce que Carthage le rappelle en Afrique. Après Cannes, les Romains ont évité avec sagesse de l’affronter directement, préférant attaquer ses lieutenants. Ils se sont aussi mis à son école pour réformer leurs légions. Le jeune Scipion, qu’on surnommera bientôt l’Africain et qui, à Zama, en 202 avant notre ère, a le dernier mot sur le maître, n’est jamais que son élève le plus appliqué. De la même façon, les adversaires de Napoléon ne tardent pas à comprendre qu’ils ont intérêt à combattre ses maréchaux plutôt que lui et imitent ses méthodes.
Dans En lisant en écrivant, Julien Gracq propose une interprétation lumineuse des écarts antisémites de Céline : « J’ai le sentiment que ses dons exceptionnels de vociférateur, auxquels il était incapable de résister, l’entraînaient inflexiblement vers les thèmes à haute teneur de risque. » Il évoque « le drame que peuvent faire naître chez un artiste les exigences de l’instrument qu’il a reçu en don, exigences qui sont – parfois à demi monstrueuses – avant tout celles de son plein emploi ». Et conclut : « Quiconque a reçu en cadeau, pour son malheur, la flûte du preneur de rats, on l’empêchera difficilement de mener les enfants à la rivière. » Je me demande si cette réflexion ne s’appliquerait pas mieux encore à Napoléon et à sa dérive belliciste. Son don à lui : gagner des batailles. Comment n’aurait-il pas été tenté de tout résoudre d’une façon qui, pendant si longtemps, lui avait si bien réussi ?
L’Histoire prouve, malheureusement pour lui, que gagner des batailles ne suffit jamais. Après les Français, ce fut aux Allemands, au xxe siècle, d’en faire l’expérience [lire « Chiens, chats et écureuils contre la grosse bête », p. 17]. L’idée d’une conflagration décisive où se scellerait le destin d’une nation est un mythe. En réalité, l’essentiel se joue toujours à une tout autre profondeur : le poids démographique, le niveau d’organisation, la prospérité économique, les alliances, l’équilibre géopolitique général, etc. En 1812, en Russie, Napoléon ne subit aucune défaite (même la Bérézina, contrairement à une idée reçue, est une victoire française), mais, à l’issue de son éprouvante anabase, il ramène 30 000 soldats sur les 600 000 qui l’accompagnaient au départ – la plus gigantesque catastrophe militaire du xixe siècle, ainsi qu’on l’a souvent souligné.
Qu’aurait dû, qu’aurait pu faire alors Napoléon ? Pour un certain nombre d’historiens, se montrer juste plus raisonnable. En 1802, il obtient la paix avantageuse que tout le pays réclame : l’Angleterre, dernier adversaire encore en lice, accepte de déposer les armes. Le répit sera d’un an à peine. Depuis plus de deux siècles, Français et Anglais se renvoient la responsabilité de la reprise des hostilités. La rupture formelle fut le fait de l’Angleterre, qui refusa d’évacuer Malte puis saisit tous les bateaux français mouillant dans ses ports. Mais la France, en s’immisçant dans les affaires helvétiques, hollandaises et piémontaises, avait violé sinon la lettre du moins l’esprit de la paix d’Amiens, réplique par exemple J. Steven Watson dans Oxford History of England3. En récupérant la Louisiane possédée alors par l’Espagne, en restaurant son contrôle sur la Guyane, en lançant une expédition pour recouvrer Saint-Domingue en révolte, elle affichait en outre des ambitions coloniales renouvelées qui ne pouvaient qu’inquiéter outre-Manche. Surtout, aucun accord de libre-échange n’avait été signé, et Bonaparte entendait bien réserver le continent aux marchandises françaises, ce qui était – et il ne pouvait l’ignorer – inacceptable pour les Britanniques.
Si l’Angleterre a jamais semblé prête à accepter la prépondérance française en Europe, ce fut bien à ce moment-là. Du coup, la rupture de la paix d’Amiens garde l’âpre goût de l’occasion manquée. On se demandera éternellement ce qui se serait passé si Bonaparte avait mené une politique plus conciliante et mieux tenu compte des craintes britanniques.
Dans son Histoire de France, puis dans son Napoléon (1931), qui reste peut-être la biographie la plus intelligente et percutante à ce jour du grand homme, Jacques Bainville explique, de façon très convaincante, que l’Angleterre ne se serait de toute manière jamais résignée à laisser à la France le port d’Anvers, ce « pistolet braqué » sur elle, et qu’Amiens n’était qu’une trêve. La situation de Napoléon était donc dès le départ inextricable et, à proprement parler, tragique. Aussi génial fût-il, il n’avait aucune chance de réussir. On en revient de nouveau à Hannibal. Mais, cette fois, avec une différence. Le Carthaginois a, semble-t-il – c’est en tout cas ce que suggèrent les récits (romains) des événements –, provoqué la guerre. Napoléon, lui, hérita des guerres et des conquêtes de la Révolution (la Belgique et la rive gauche du Rhin). Ce fut sa croix, sa fatalité. « L’histoire de l’Empire est celle de la lutte pour la conservation de la Belgique, résume Bainville. La France ne renoncerait plus à la principale, à la plus désirée de ses conquêtes […] que le genou de l’adversaire sur la poitrine. Aucun gouvernement né de la Révolution ne pouvait y renoncer sans suicide. Bonaparte avait donc les mains liées. Et son histoire est celle de la recherche d’une chose impossible : la capitulation de l’Angleterre sur le point qu’elle n’avait jamais admis – l’annexion de la Belgique – tandis que la France était impuissante sur mer. Bonaparte pourra bouleverser le continent : à la fin, la France sera ramenée en deçà de ses anciennes limites. »
En se comparant aux Romains et en assimilant l’Angleterre à une nouvelle Carthage, les révolutionnaires français restèrent, pour leur malheur, à la surface des choses. Oui, Carthage, comme l’Angleterre, avait été une grande puissance commerciale et maritime. Mais nos révolutionnaires oubliaient – ou ignoraient – que, pour la vaincre, Rome était elle-même devenue une plus grande puissance maritime encore : la première guerre punique se clôt sur une victoire navale sans appel des Romains au large de la Sicile. Et si, lors de la deuxième guerre punique, Hannibal décide de rejoindre l’Italie par voie terrestre, quitte à franchir les Pyrénées et les Alpes avec ses éléphants, c’est parce qu’il préfère ne pas se risquer sur une Méditerranée contrôlée par ses ennemis.
Moins lucides que les Romains dont ils se rêvaient les émules, les Français se sont bercés, pendant près d’un quart de siècle, de l’illusion qu’ils allaient faire plier la plus grande puissance maritime de leur temps sans disposer eux-mêmes d’une marine digne de ce nom. Napoléon semble par moments avoir eu conscience de cette absurdité. Mais, quand bien même il aurait consacré toute son énergie et des moyens bien plus considérables à y remédier, ce n’était pas là un handicap qui se répare : une marine ne s’improvise pas. La France serait toujours retombée dans son éternel dilemme : comment privilégier durablement la marine sans négliger les armées terrestres et affaiblir ses frontières ? Quoi qu’un certain grand homme ait pu dire, impossible est parfois bel et bien français.
— Cet article a été écrit pour Books.
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Dans le majestueux vestibule de ce quasi-palais, ce qu’on remarque, c’est la statue : un immense nu en marbre blanc d’Antonio Canova, Napoléon en Mars pacificateur (!). Au mur, des tableaux de batailles napoléoniennes (les défaites), dans les armoires et sur les tables, quantité de « napoleonia » en orfèvrerie ou en porcelaine, notamment un service en sèvres de 102 pièces ayant pour décor la campagne d’Égypte. Où sommes-nous donc ? Mais à Apsley House, la somptueuse demeure londonienne de Wellington, le vainqueur de Waterloo.
La plupart de ces objets sont des cadeaux des royautés européennes, dont Wellington a préservé le trône ou auxquelles il l’a restitué (comme les Bourbons, donateurs du service en porcelaine, fabriqué à l’origine pour Joséphine). Mais Wellington témoignait aussi envers sa fameuse victime d’une ambivalence commune à bien des Britanniques. D’un côté, il considérait son adversaire, qu’il persistait à appeler « Buonaparte », comme un parvenu sans foi ni loi, un métèque acharné à détruire toutes les monarchies européennes l’une après l’autre. De l’autre, il était fasciné par le formidable guerrier, « dont le prestige valait à lui seul 40 000 hommes au moins ». Il n’avait rencontré son ennemi qu’une seule fois, et de très loin, à Waterloo – où, prétendra-t-il, il lui avait sauvé la vie en empêchant ses tireurs de l’abattre alors qu’ils l’avaient dans leur ligne de mire.
Wellington partageait avec Napoléon son année de naissance, et bien d’autres choses encore. Ambassadeur auprès de Louis XVIII en 1814, il avait eu pour cuisinier celui de l’Empereur, et pour maîtresses au moins deux des siennes (dont l’actrice Mlle George, qui déclarerait que l’Anglais était, sur le champ de bataille du lit aussi, bien plus vaillant que le Corse). Et l’on peut parier que, si elle n’avait pas été l’amante du comte von Neipperg, l’ex-impératrice Marie-Louise se serait laissé mettre la main dessus par le vainqueur de son mari. Ils étaient assez proches, et la complaisance que l’épouse vite consolée témoignait à Wellington interpellerait lord Byron au point de lui arracher un poème indigné.
En France même, les composantes politiques et les manifestations au xixe siècle du culte napoléonien ont été largement décrites1. C’est moins le cas de leurs répliques hors Hexagone, notamment en Angleterre. Or, dans cette contrée, qu’il avait projeté d’envahir puis d’étrangler économiquement et qui a participé, en dix-sept ans, à six coalitions contre lui, Napoléon a eu, même au plus fort des hostilités, d’ardents supporters. Au sein de l’establishment britannique, beaucoup n’hésitaient pas à proclamer haut et clair leurs sentiments, motivés par des considérations politiques diverses et variées, et volontiers contradictoires. Parmi ces napoléoniens « à la carte », on comptait surtout des dignitaires whigs libéraux, voire antimonarchistes. Le futur ministre des Affaires étrangères, Charles James Fox, considérait ainsi que l’Empereur était un authentique pacifiste, qui aurait fait « tout ce qui [était] en son pouvoir pour éviter la guerre, qu’il redout[ait] par-dessus tout ». Il y a du Chamberlain chez Fox, et même plus : il persisterait dans son optimisme même après la rupture du traité d’Amiens de 1802, faisant peser sa déception non pas sur Napoléon mais sur le vil Talleyrand. (Fox, que les journaux appelaient « l’agent du Premier Consul », mourra opportunément en 1806 avant d’avoir été vraiment inquiété.)
Napoléon avait aussi des soutiens au sein de la faction libérale de l’aristocratie britannique, séduite par des principes napoléoniens tels que la méritocratie, l’égalité devant la loi, l’antiféodalisme ou la tolérance religieuse. Beaucoup de ces progressistes pensaient qu’il était contraire à leurs intérêts de laisser triompher en Europe des autocrates décidés à éradiquer brutalement toute pulsion révolutionnaire, ce qui ne pourrait que conduire à de nouvelles révolutions en Europe.
Ces considérations politiques s’accompagnaient chez certains d’émotions encore plus vives. Lord Byron voit ainsi en Napoléon non seulement la figure du républicanisme romantique, mais surtout un héros d’épopée digne de l’Antiquité ; il le chantera dans des poèmes grandioses et, suprême hommage, ira jusqu’à en faire son égal – mais dans le domaine militaire (« Je fus pendant longtemps considéré comme le grand Napoléon de l’empire des rimes », écrit-il dans son Don Juan). Quant à l’écrivain William Hazlitt, l’annonce de Waterloo le plongera dans une dépression dont il ne se remettra qu’en se lançant dans une biographie en cinq volumes de son héros – entreprise qui lui coûtera son mariage. Les époux Holland, eux, consolideront au contraire le leur autour de Napoléon. Tandis que monsieur bataillera au Parlement contre la déportation du vaincu dans des îles de plus en plus éloignées, madame couvrira l’Empereur exilé de bienfaits. À l’île d’Elbe, elle lui fera parvenir clandestinement des journaux anglais (qui, en lui révélant qu’il était déjà question de l’envoyer à Sainte-Hélène, auraient précipité son retour en France) ; et dans sa seconde île d’exil, elle lui expédiera une des toutes premières machines à glace de l’Histoire.
Ce mixte politico-sentimental, cette ambivalente attraction-répulsion affectent le peuple britannique tout entier. D’un côté, les Anglais multiplient les chansons – on en a recensé plus de 400 – pour moquer « Old Boney » et brandissent contre les enfants pas sages la menace de « l’ogre corse ». De l’autre, ils admirent le héros républicain, et, lorsque Napoléon se retrouve quelque temps prisonnier d’un navire dans la rade de Plymouth, au moins 10 000 personnes viennent le regarder les observer avec sa longue-vue et l’acclamer, raconte Greig Watson sur BBC News.
Au fil des décennies, le mythe napoléonien s’ancrera solidement dans les îles Britanniques, autant qu’en France, sinon plus. La vaste majorité des quelque 200 000 à 300 000 livres consacrés à Napoléon – dont beaucoup consacrés aux livres consacrés à Napoléon – sont en anglais2. Et l’on continue à débattre sans fin de la vraie nature de l’Empereur – flambeau de l’Histoire ou fléau des peuples ? Ainsi, à Londres, en 2008, on a confronté deux grands napoléoniens pour répondre à cette question : « Napsy » était-il vraiment un grand homme ? Sans conteste, juge le napoléonâtre Andrew Roberts3. Un grand homme d’État, oui, mais au fond un petit-bourgeois snob, prude et rancunier, rétorque Adam Zamoyski, qui s’est attaché à débusquer « l’homme derrière le mythe » [lire « Une fascination imméritée », p. 28].
La complexité du personnage et de son action explique sans doute pourquoi on ne compte qu’un petit millier de films sur Napoléon, individu peu soluble dans le manichéisme hollywoodien. Même Stanley Kubrick s’y est cassé les dents. Il a sollicité le secours du romancier Anthony Burgess, mais le Britannique a produit un scénario (bâti autour des quatre mouvements de la Symphonie héroïque de Beethoven, initialement dédiée à Bonaparte) que Kubrick rejettera, et Burgess transformera son projet en « roman expérimental » où il décrira un Napoléon cocu et vindicatif affligé d’une haleine atroce.
Tout le monde outre-Manche n’a pas le respect d’un Andrew Roberts. L’historien britannique regrette carrément la défaite de Waterloo, expliquant dans le magazine Smithsonian que « si Napoléon était resté empereur des Français pendant les six années qui lui restaient à vivre, la civilisation européenne y aurait immensément gagné. La Sainte-Alliance réactionnaire de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche n’aurait pas pu écraser les mouvements constitutionnels libéraux d’Espagne, de Grèce, d’Europe de l’Est et d’ailleurs ; la pression pour imiter la France dans l’abolition de l’esclavage en Asie, en Afrique et aux Caraïbes aurait été bien plus forte 4 ; les avantages de la méritocratie sur le féodalisme auraient été mieux reconnus ; dans les États pontificaux, les juifs n’auraient pas été reconduits dans leurs ghettos et forcés d’arborer à nouveau l’étoile jaune ; l’intérêt de promouvoir les arts et les sciences aurait été mieux compris et aurait fait des émules ; et les projets de reconstruction de Paris, qui en auraient fait la plus splendide ville du monde, auraient été mis en œuvre. » Mais le plus bel hommage anglo-saxon rendu à Napoléon est encore celui du romancier américano-britannique Henry James : entre une attaque cérébrale et sa mort, en 1916, il aura vécu quelques mois en se prenant pour l’empereur français.
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