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Dans un petit livre sur Goya par endroits assez condescendant à son égard, le philosophe José Ortega y Gasset accuse les premiers biographes de l’artiste d’avoir bâti autour de sa personne une véritable mythologie. Le caractère apparemment romanesque de sa vie, le fait qu’elle coïncide avec une période mouvementée de l’histoire de l’Espagne, la puissance des images qu’il nous a léguées ont conduit à attribuer à Goya des traits de caractère, des aventures amoureuses, des idées politiques que rien n’atteste. Les romantiques, notamment, ont contribué à donner de lui l’image d’un homme solitaire en révolte contre son époque. Comme le met en lumière Janis Tomlinson dans la biographie érudite et minutieuse qu’elle vient de lui consacrer, Goya était en réalité un homme extrêmement sociable et très bien introduit dans la plus haute société de son temps. Durant la majeure partie de son existence, il a travaillé au service de la cour d’Espagne et pour la grande bourgeoisie madrilène. Attentif à se faire rétribuer à la hauteur de son immense talent, il a presque toujours vécu dans une relative opulence. Sa vie n’a pas été exempte de malheurs, à commencer par la surdité qui l’a frappé en pleine force de l’âge et, en l’enfermant dans un monde intérieur caractérisé par une imagination portée sur le fantastique et le morbide, a contribué à infléchir le contenu et la manière de ses œuvres. Mais il n’avait rien d’un artiste maudit.
Francisco de Goya y Lucientes, ainsi qu’il aimait se présenter1, est né en 1746 à Fuendetodos, petit bourg de la province de Saragosse, la capitale de l’Aragon, où il a passé son enfance, son adolescence et sa jeunesse. Son père était doreur et Goya a grandi dans un milieu d’artisans et d’artistes. À l’école, il fit la connaissance de Martín Zapater, qui, devenu un riche commerçant, demeura son ami jusqu’à sa mort. Ils entretinrent une correspondance assidue qui constitue l’une des meilleures sources d’information sur sa vie. Cette amitié était d’une rare intensité. Le ton quasiment amoureux de certaines lettres de Goya, combiné avec la présence de références assez crues à leur vie sexuelle, a fait supposer l’existence d’une liaison entre les deux hommes. À tort, selon Janis Tomlinson et plusieurs autres biographes.

Son talent pour le dessin et la peinture ayant été rapidement détecté, Goya entreprit des études artistiques sous la direction de José Luzán et de son élève Francisco Bayeu. Ce dernier était, avec Anton Raphaël Mengs et Giambattista Tiepolo, un des peintres attachés à la cour du roi Charles III, « monarque éclairé » acquis aux idéaux des Lumières comme le sera son fils Charles IV. Refusé à deux reprises au concours de l’Académie royale de Madrid, dont il deviendra plus tard membre et qu’il finira même par présider, Goya, après un voyage en Italie dont on ne sait pas grand-chose, se vit attribuer ses premières commandes : des fresques pour des églises. Ces œuvres de jeunesse n’ont rien de personnel et contrastent avec d’autres œuvres religieuses qu’il réalisera plus tard, produit du travail d’un homme certes imprégné de culture chrétienne mais, sans doute, irréligieux : ainsi le Saint François de Borgia et le Moribond impénitent, où apparaissent les inquiétants démons qui peupleront bientôt ses dessins, les fresques de San Antonio de la Florida, d’une étonnante modernité dans leur économie de moyens, ou encore le tragique Christ au jardin des Oliviers de la fin de sa vie.

À l’âge de 29 ans, il épousa la sœur de Francisco Bayeu, Josefa, dont on sait très peu de choses. Goya ne la mentionne que rarement dans sa correspondance et n’a réalisé qu’un seul portrait d’elle, lorsqu’elle avait presque 60 ans. Quels étaient ses sentiments à son égard ? Les biographes sont partagés. Après plusieurs fausses couches, Josefa mit au monde sept enfants, dont un seul, Javier, atteint l’âge adulte. Dans deux de ses tableaux, des sorcières sont représentées en compagnie de fœtus et de cadavres de nourrissons : reflet d’une croyance répandue à leur sujet, mais aussi, à l’évidence, de ces morts tragiques.

Par l’intermédiaire de Bayeu, Goya obtint des commandes de la cour. Elles portaient sur des « cartons pour tapisserie », les modèles utilisés pour tisser celles qui ornaient les pièces des palais royaux. Rapidement, il témoigna dans ce domaine d’une supériorité et d’une originalité qui lui permirent de gravir les échelons : d’abord peintre du roi, il devint vite peintre de la Chambre du roi, puis premier peintre de la Chambre du roi. Durant dix-sept ans, Goya peignit une soixantaine de ces cartons, dont beaucoup ont été conservés. Dans un esprit proche de celui des fêtes galantes de Watteau, la plupart représentent des scènes de la vie populaire madrilène telle que l’élite de la bourgeoise cultivée aimait se l’imaginer. Un des plus réussis est La Prairie de Saint-Isidore, vue d’ensemble d’une foule joyeuse, colorée et insouciante, rassemblée à proximité de Madrid à l’occasion de ce qui était à l’origine un pèlerinage. Dans certaines de ces images enchantées s’introduisent toutefois déjà la souffrance et la détresse (L’Hiver), voire une sorte d’inquiétante étrangeté (Le Pantin).

La position de Goya à la cour et ses contacts avec la haute société lui donnèrent l’occasion de s’illustrer dans l’art du portrait, qu’il pratiqua jusqu’à la fin de sa vie. En raison de son impressionnante maîtrise de l’usage des couleurs, souvent dans la gamme des coloris tendres (gris, bleu ciel, tabac), de la qualité du rendu des matières, notamment textiles, et de sa stupéfiante capacité à capturer la personnalité des modèles, les portraits qu’il a réalisés de ses amis ilustrados (ces hommes lettrés acquis aux idéaux des Lumières tels que Leandro Fernández de Moratín, Sebastián Martínez y Pérez et Gaspar ­Melchor de Jovellanos), de la marquise de la Solana, de la comtesse de Chinchón, des comédiennes Antonia Zárate et La Tirana ou du matador Pedro Romero comptent au nombre des plus remarquables de l’histoire de la peinture.

Parmi les plus célèbres figurent deux portraits qu’il a faits de la duchesse d’Albe, également représentée à plusieurs reprises dans ses dessins. On a dit qu’il en avait été l’amant : une légende, affirme Janis Tomlinson, rejoignant sur ce point le critique d’art australien Robert Hughes2. (Que Goya en ait été amoureux ne fait cependant guère de doute). Une autre légende au sujet de la duchesse est qu’elle aurait posé pour La Maja nue et La Maja habillée, deux tableaux peints par Goya à quelques années d’intervalle. On sait à présent que le modèle était selon toute vraisemblance Pepita Tudó, la maîtresse préférée de Manuel Godoy, secrétaire d’État du roi Charles IV – dont il était par ailleurs l’amant de la femme, la reine Marie-Louise. La Maja nue était le premier nu féminin sans prétexte mythologique, et les deux tableaux, le deuxième dissimulant sans doute le premier, ne quittèrent jamais le cabinet de peinture privé de Godoy. Lors de leur découverte après le retour sur le trône du réactionnaire Ferdinand VII (fils de Charles IV) à l’issue de l’occupation de l’Espagne par les troupes françaises, Goya fut convoqué par l’Inquisition, rétablie par le souverain après avoir été supprimée par Napoléon. Une convocation restée sans suite.

On a souvent noté la cruauté de ses portraits des membres de la famille royale, notamment dans le ­célèbre tableau où ils sont tous rassemblés, La Famille de Charles IV. Les Bourbons n’étaient pas gâtés par la nature et le peintre n’a rien fait pour embellir leurs traits ingrats. Ces tableaux réalistes n’ont suscité aucune protestation de la part des intéressés. En Espagne, contrairement à d’autres pays, il existait une tradition de représentation sans complaisance des puissants. Du reste, les modèles étaient tellement imbus d’eux-mêmes qu’ils ne se voyaient pas tels qu’ils étaient.

En 1792, lors d’un voyage en Andalousie, Goya fut atteint d’une maladie grave aux effets dévastateurs. A posteriori, les diagnostics les plus variés ont été établis, dont un accident vasculaire cérébral et la syphilis. Janis Tomlinson privilégie l’intoxication au plomb. La vérité est que rien n’est certain, aucune des hypothèses ne concordant parfaitement avec le tableau clinique, ni avec le fait que Goya vécut jusqu’à un âge avancé. La paralysie partielle et les vertiges des premiers jours disparurent progressivement. Mais l’épisode fut suivi d’une période de profonde dépression, et, tout le reste de sa vie, le peintre souffrit de pénibles acouphènes et d’une totale surdité l’obligeant à communiquer par écrit ou à l’aide du langage des signes. Des années plus tard, une autre maladie, tout aussi mystérieuse, le frappera, l’affectant à nouveau psychologiquement. Un ­extraordinaire tableau où il se représente dans la compagnie attentionnée de son médecin en constitue la trace.

Le moment où il devient sourd marque un tournant dans son œuvre. À partir de cet instant, tout en continuant à livrer des travaux de commande, il libère son imagination dans des œuvres « de [sa] propre invention », en grande partie réalisées pour lui-même. Tout en conservant sa grande virtuosité (Goya peignait vite, avec une sidérante maîtrise du geste et ne retouchait que rarement son premier jet), son style s’éloigne davantage encore des canons académiques. La première ­manifestation de cette nouvelle approche consiste en une série de « peintures de cabinet » dans lesquelles s’exprime ce qui allait devenir son univers caractéristique : catastrophes (naufrage, incendie), actes de brigandage, intérieurs de prisons et d’asiles de fous. Cette veine ne disparaîtra jamais de son œuvre, ainsi qu’en témoignent les scènes d’attaques de bandits avec viols, de sorcellerie, de cannibalisme et de tribunaux de l’Inquisition qu’il peindra plus tard.

Parallèlement, Goya se lance dans la réalisation d’une première série de gravures, Les Caprices. Il maîtrisait tous les procédés de la gravure. S’il lui arrivait de recourir à la pointe sèche et au burin, son moyen d’expression préféré dans ce domaine était la combinaison de l’eau-forte et de l’aquatinte, qui permet de ­réaliser des à-plats de différentes nuances de gris. Organisés en plusieurs séries, Les Caprices contiennent une cruelle satire du clergé, de la superstition et de la sorcellerie, ainsi que des vices présents dans la société : ignorance, bêtise, ivrognerie, inconstance et perfidie des femmes, avidité, naïveté et brutalité des hommes. La gravure la plus célèbre des Caprices, qui en exprime bien l’esprit, est celle intitulée Le sommeil [ou le songe] de la raison engendre des monstres. On y voit un homme endormi autour de la tête duquel volent des créatures nocturnes ailées. Goya entendait largement diffuser cette série de gravures, qui ne fut toutefois vendue qu’à quelques dizaines d’exemplaires.

L’invasion de l’Espagne par les troupes de Napoléon en 1807 et la lutte pour l’indépendance ­nationale qui s’ensuivit lui offrirent l’occasion de réaliser une deuxième série de gravures, plus frappantes encore que les premières. Avec une crudité inédite dans l’histoire de l’art, sans prendre ostensiblement parti, elles montrent les actes affreux commis par les deux camps tels que Paul Morand, un siècle plus tard, les décrira dans Le Flagellant de Séville : « Assassinats immondes, paysans assis sur leurs victimes et les saignant comme des porcs, hussards traînant les femmes par les cheveux, soldatesque patibulaire tirant les pendus par les pieds, […] blessés jetés des fenêtres comme des sacs. » Ces images épouvantables sont légendées à l’aide de formules lapidaires (« La même chose », « Cela aussi », « Cela s’est passé ainsi », « Je l’ai vu ») qui ont conduit certains à faire de Goya, à tort, un reporter-photographe avant la lettre. Sans doute a-t-il assisté à certaines des scènes illustrées, mais, pour l’essentiel, c’est à son imagination qu’il faisait appel pour évoquer les horreurs de la guerre3. La même remarque s’applique à deux tableaux liés à ces événements : Dos de Mayo, saisissante représentation, dans son effrayante confusion, d’une attaque des cavaliers mamelouks de l’armée ­napoléonienne par des partisans espagnols ; Tres de Mayo, image emblématique de l’exécution d’insurgés par un peloton de hussards, largement considérée, en raison de son sujet et de la manière dont il est traité, comme une des œuvres les plus novatrices de la peinture occidentale.

Goya produira encore plus tard deux séries de gravures : Les Disparates, dont les images étranges, fantastiques et oniriques, sur lesquelles plane souvent l’aile de la folie, défient l’interprétation, et La Tauromachie. Il y évoque la corrida, une de ses grandes passions, dans toute sa violence dramatique et avec un puissant réalisme.

En 1819, il fit l’acquisition, dans la campagne madrilène, d’une maison surnommée « Le domaine du sourd », un de ses précédents propriétaires ayant été affligé de la même infirmité que lui. Il décora les murs de deux pièces à l’aide de quatorze peintures connues aujourd’hui sous le nom de « peintures noires » en raison de leur teinte sombre et de leur caractère sinistre : un géant halluciné dévorant une femme, souvent décrit comme le Saturne de la mythologie mangeant ses propres enfants, mais dans lequel le grand critique espagnol Eugenio d’Ors voyait plutôt un « anthropophage en colère » ; deux hommes armés d’un bâton, les pieds apparemment pris dans le sol, se frappant mutuellement ; une tête de chien émergeant pathétiquement de ce qui semble être des sables mouvants. Pour la plupart de ceux qui se sont exprimés à leur sujet, ces peintures constituent le fruit le plus accompli de l’imagination visionnaire de Goya et l’expression achevée de son art. ­Janis Tomlinson, qui récuse l’appellation « peintures noires » et ne leur consacre, de façon surprenante, que quelques ­paragraphes, y voit le produit de la volonté du peintre d’amuser ses ­visiteurs à l’aide d’images comparables à celles des musées d’horreur et des lanternes magiques. Telles que nous les voyons aujourd’hui, ces peintures, en partie mutilées à l’occasion de leur transport sur les cimaises du musée du Prado et possiblement ­retouchées par des mains inconnues, sont vraisemblablement très différentes de ce qu’elles étaient à l’origine. Leur signification nous échappe, comme elle échappait peut-être en partie à leur ­auteur. Mais elles sont solidement ­inscrites dans notre imaginaire.
Goya, que l’évolution de la situation politique poussait à s’éloigner de ­Madrid, finit ses jours à ­Bordeaux en compagnie de Leocadia ­Zorrilla, la jeune femme qui partagea les dernières années de sa vie, ainsi que de la fille de celle-ci, Rosario, à laquelle il était très attaché et dont il fit son élève. Il n’arrêta jamais de travailler, expérimentant même une nouvelle technique, la miniature sur ivoire. On a dit d’un de ses derniers tableaux, La Laitière de ­Bordeaux, qu’il était un portrait de ­Rosario. Mais son ­attribution à Goya a été contestée. Janis Tomlinson suggère qu’il s’agirait d’une œuvre ­réalisée en collaboration avec ­Rosario à des fins didactiques.

Un des portraits les plus connus de Goya est celui qu’a fait son ami Vicente López y Portaña. Il s’agit d’un portrait ­officiel et le modèle est à l’évidence flatté. Cette représentation, différente de celles de ses autoportraits, reflète toutefois un aspect central de la personnalité de Goya. Déjà très âgé (le tableau a été peint deux ans avant sa mort), l’artiste y apparaît comme un homme au physique robuste et puissant. De son corps trapu et de son large visage aux traits affichant un air déterminé émane une impression d’indomptable énergie ; celle qui lui faisait écrire trois ans avant sa mort, à l’âge de 82 ans : « Je n’ai ni la vue ni la force […], tout me manque, sauf la volonté. » On ne peut s’empêcher de songer à Beethoven, auquel il a souvent été comparé.

L’image de Goya qui ressort de sa correspondance est celle d’un homme sensuel aimant les plaisirs de la vie, la chasse, le chocolat, la beauté des femmes et les délices de l’amitié. Cette sensualité s’exprime dans toute son œuvre immense (environ 700 peintures, 280 gravures et des milliers de dessins), même là où on ne l’attendrait pas. Épris de justice, mais sans illusion sur l’humanité, il n’était pas un révolutionnaire. « Goya, fait remarquer Janis Tomlinson, était avant tout un artiste […] au service des rois et de leur cour plutôt que des idéologies. »

Il affirmait n’avoir de dettes qu’envers un nombre limité de ses prédécesseurs. Mes seuls maîtres, disait-il, ont été ­Vélasquez, Rembrandt et la Nature, par quoi il entendait la réalité : s’il savait les peindre avec virtuosité, il y a relativement peu d’arbres et de paysages dans ses œuvres. Aux yeux des artistes français, anglais et allemands qui l’ont découvert au tournant du xixe et du xxe siècle (jusque-là, il n’était guère connu en dehors de ­l’Espagne), Francisco de Goya, écrit Robert Hughes, était « le dernier des vieux maîtres et le premier des modernes ». De ces deux dimensions, c’est la seconde que nous mettons en avant aujourd’hui. Par leurs sujets et la façon dont ceux-ci sont traités, beaucoup de ses œuvres annoncent le romantisme, l’impressionnisme et l’expressionnisme. En regardant ses tableaux et ses gravures, on pense souvent à Monet, Turner, Courbet, Ensor ou Munch. En même temps, Goya, qui n’avait aucune considération pour l’enseignement académique de la peinture, appartient encore au monde de l’art classique. À la charnière des xviiie et xixe siècles, il demeure à la fois l’héritier et le représentant d’une tradition qu’il a contribué à transformer. Si elle contient en germe de nombreux développements ultérieurs, son œuvre, souligne Tzvetan Todorov, ne quitte jamais le domaine du figuratif et « s’arrête au seuil de l’abstraction »4.

Homme de son temps, Goya était aussi celui de son pays, l’Espagne, dont l’art et la culture populaire ont ­toujours fait place à la sauvagerie, la violence et l’irrationnel. Ce qui fait sa modernité se situe ­essentiellement sur le plan artistique : une nouvelle forme de sensibilité et une nouvelle manière de représenter le monde. Dans la ­nature, disait-il, on ne trouve ni lignes ni couleurs, mais « des corps éclairés et des corps qui ne le sont pas, des plans qui avancent et des plans qui reculent, des reliefs et des ­enfoncements ». Cette modernité n’exclut pas la présence, au cœur de son œuvre, de ce qui depuis toujours définit l’art et sans quoi celui-ci n’existe pas : un grand savoir-faire, la recherche de la vérité et le sens de la beauté, qui éclaire souvent même ses images les plus terribles. 

Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).

Cet article a été écrit pour Books.

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«L’humilité n’est souvent qu’une feinte soumission, dont on se sert pour soumettre les autres […] ; un artifice de l’orgueil qui s’abaisse pour s’élever », disait La ­Rochefoucauld. On croyait l’affaire réglée, mais l’humilité ne manque pas aujourd’hui de défenseurs, comme en témoigne la sortie d’une nouvelle somme philosophique sur le sujet. En 515 pages et 41 contributions des meilleurs spécialistes de la question, ce « manuel de philosophie de l’humilité » fournit un impressionnant survol de tout ce qui concerne cette si précieuse vertu, de sa place dans l’histoire de la philosophie et de la religion, de ses rapports à l’éthique et à la connaissance, de ses approches en politique et en psychologie, jusqu’à son rôle dans les phénomènes de radicalisation et sur les réseaux sociaux. Un programme aussi impressionnant qu’ambitieux, qu’il serait du reste prétentieux de vouloir résumer ici1.

Disons simplement que l’entreprise soulève quelques questions intéressantes. Par exemple, un ouvrage réservé aux spécialistes, hors de prix et interminable, est-il la meilleure défense imaginable de l’humilité, dont on dit qu’elle manque cruellement en ces temps où l’aplomb, la crânerie, l’esbroufe et le charlatanisme dominent effrontément ? Ah, mais justement, nos spécialistes de l’humilité ne sont pas dupes ! À la lecture de ce volume, il s’avère que la philosophie de l’humilité porte essentiellement sur ses limites, ses problèmes et ses abus. De fait, l’humilité ferait assez peu parler d’elle si elle ne tendait pas si spontanément à se mettre en avant… D’où le spectre de la fausse humilité, probablement beaucoup plus répandue qu’une élusive authentique modestie.

« Regardez-moi, je suis si humble ! » Voilà un slogan qui semble bien caractériser certaines tendances actuelles, même si leurs manifestations sont souvent plus subtiles. Prenons l’usage relativement récent, mais désormais compulsif, du terme « problématique », qu’on voit surgir à tout propos. Un auteur, un roman, une chanson, un livre, une pièce, un plat, une série, une photo, un parking, tout est aujourd’hui potentiellement « problématique ».
À l’origine, une problématique était une chose un peu compliquée qu’il fallait expliquer. Typiquement, les étudiants choisissaient une problématique pour leur travail de master et s’attelaient à la clarifier. Mais, à présent, l’adjectif « problématique » est devenu une ­explication en soi. « Qu’est-ce qui vous dérange dans ce film ? – Il contient une scène problématique. » Et voilà ! L’usage du qualificatif « problématique », c’est la signature d’une posture pseudo-rationnelle qui singe le sérieux académique afin de dissimuler sa fatuité et, surtout, son insuffisance. Dire que quelque chose est « problématique » n’explique rien, et c’est bien le but : le terme permet ainsi de dénoncer quelque chose sans avoir à y toucher, tout en se donnant l’illusion d’avoir réfléchi à la question.
Évidemment, quand il existe un véritable problème, rien n’est plus « problématique ». Le nazisme et l’esclavagisme ne sont pas « problématiques » par exemple. On a donc un terme qui est à la fois inutile, lâche, trompeur et prétentieux : il ne résout rien, n’aide pas à comprendre, élude une véritable réflexion, se fait passer pour de l’intelligence et permet de se faire mousser à moindre frais. C’est la fausse modestie intellectuelle dans toute sa splendeur, qui ne serait évidemment rien sans la violence inouïe qui l’accompagne : car le but du problématisme n’est jamais d’éclairer, il est de rééduquer.

En effet, personne n’a conscience d’être ou de tenir des propos « problématiques » : il faut qu’une personne supérieure et admirable vienne le lui faire remarquer, avec toute l’humilité, naturellement, qui caractérise cette ­capacité à détecter du « problématique » là où d’autres cherchent en vain de véritables problèmes. Mais, l’humilité, dans le fond, n’est-ce pas devenu un peu snob ? 

Sebastian Dieguez est chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg. Il est l’auteur de Total Bullshit ! Au cœur de la post-vérité (PUF, 2018).

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Le livre Toledot Yeshou est sans doute l’un des plus étranges et des plus controversés de toute la littérature hébraïque, mais aussi l’un des plus populaires. Le texte reprend un à un les chapitres de la vie de Jésus de Nazareth racontés dans le Nouveau Testament : l’enfantement d’une Vierge, la nature divine et messianique de Jésus, la trahison de Judas ­Iscariote, la comparution de Jésus ­devant le sanhédrin, sa mort et sa résurrection en tant que fils de Dieu. Mais tous ces épisodes sont revisités à travers un récit totalement remanié, qui tourne en dérision les principes fondamentaux de la foi chrétienne – livrant ainsi ce que feu l’historien Amos Funkenstein appelait une « contre-histoire »1.

Toledot Yeshou a donné lieu à de nombreuses versions au début de l’époque moderne, période durant laquelle il a circulé parmi les communautés juives établies en terre musulmane et dans l’Europe chrétienne. Cette profusion témoigne de la grande popularité du livre au sein du lectorat juif. Compte tenu de ce succès, on peut s’étonner du mystère qui entoure l’époque et le lieu de la gestation du texte, de même que les circonstances historiques et ­sociales qui ont donné naissance à une création littéraire à la fois complexe et fascinante.

À ma connaissance, aucune œuvre de la culture juive n’a suscité des opinions aussi divergentes parmi les spécialistes quant à ses origines. Les tentatives de datation situent son élaboration entre les iiie et xive siècles, et les hypothèses concernant le berceau de sa rédaction ont balayé toutes les terres témoignant d’une présence juive, depuis l’Europe chrétienne jusqu’à l’Orient islamique et, pour finir, la Palestine byzantine. Les chercheurs n’ont pas la moindre idée de l’identité de son ou ses auteurs.

Néanmoins, l’immense travail d’érudition mené autour de ce texte a fourni quelques solides points de repère. Des citations du Toledot Yeshou traduites en latin médiéval par l’évêque Agobard de Lyon et son disciple Amolon ont notamment été découvertes dans un manuscrit datant de l’an 800 environ et conservé dans une bibliothèque ­monastique. Ainsi a-t-on pu déduire que Toledot Yeshou était déjà largement diffusé au viiie siècle. D’autres découvertes portent à croire que son creuset d’origine ne serait pas l’Europe chrétienne mais plutôt l’Orient et, plus précisément, les communautés juives de l’Irak médiéval. Cette hypothèse repose sur le fait que les plus anciennes versions connues du Toledot Yeshou, celles dont des fragments ont été retrouvés dans la genizah du Caire2, sont rédigées en araméen babylonien. L’idée paraît vraisemblable : on imagine mal des juifs de l’Europe chrétienne du Moyen Âge prendre le risque de mettre par écrit un tel texte, et encore moins d’en diffuser des exemplaires.

On classe généralement Toledot Yeshou dans la catégorie bien fournie de la littérature polémique qui participait activement à l’ancienne controverse judéo-chrétienne. Dans ce texte, il y a plus de matière qu’il n’en faut pour justifier un tel classement : à l’instar des « disputations » qui foisonnaient au début du Moyen Âge, Toledot Yeshou réfute point par point le dogme chrétien avant de le tourner en ridicule, et ce d’une ­façon plutôt grossière. Toutefois, ce qui distingue ce livre de façon notable, c’est son modus operandi : au lieu de convoquer une argumentation rhétorique ou théologique à des fins polémiques, il utilise la narration. Il n’avance aucun contre-argument, il raconte une histoire différente. Il déploie un long récit au cours duquel on suit le personnage principal, Jésus, depuis le berceau (et même avant sa naissance) jusqu’à la tombe. Point de débat ou d’argumentation, juste une histoire. On peut donc considérer Toledot Yeshou d’abord et avant tout comme une création littéraire, qui plus est novatrice et audacieuse. Car, à notre connaissance, il n’existe pas, dans toute la littérature hébraïque antérieure, d’écrit à vocation littéraire qui soit entièrement centré sur la vie d’un unique protagoniste. De fait, le texte a ouvert la voie aux récits biographiques qui seront consacrés, plus tard, à de grandes figures de la tradition juive comme Moïse, Juda le Pieux, Isaac Louria, le Baal Shem Tov et d’autres3.

Un autre aspect remarquable de l’œuvre, d’un point de vue littéraire, tient à la multiplicité de ses versions. Les dizaines de manuscrits, ainsi que les exemplaires de Toledot Yishou datant des débuts de l’imprimerie, qui nous sont parvenus présentent des variations ­radicalement différentes, et parfois même contradictoires, de l’histoire de Jésus. Du fait de l’anonymat de l’œuvre et de sa diversité narrative, nous pouvons considérer qu’elle relève de la littérature populaire, et précisément de ce que la théorie littéraire appelle un Volksbuch : à l’instar de tous les conteurs du monde depuis la nuit des temps, chaque conteur juif s’est autorisé à retravailler, modifier, embellir ou supprimer tel ou tel élément du récit. Une liberté justifiée par le fait que chacun considérait cette « histoire de Jésus » comme un bien culturel partagé par toute la communauté juive. La découverte de ces multiples versions est d’une importance considérable, car elle nous donne à voir les rapports que chaque communauté – selon son lieu, son époque, sa situation sociale et sa vision du monde – entretenait avec le monde chrétien et ses croyances. Elle nous permet également de comprendre comment une minorité juive vivant au sein d’une majorité chrétienne ou musulmane tentait de composer avec cette domination.

Toledot Yeshou est un livre polémique dont l’objectif affiché est de démolir le dogme chrétien en le raillant ouvertement. Mais, comme toute œuvre d’art complexe, il transcende ses intentions premières et en vient à parler de la vie des gens, lesquels, dès lors, ne sont plus traités comme de simples figures symboliques ou mythologiques.
Le dogme chrétien qui a été la principale cible des flèches de la critique juive est évidemment celui de la conception virginale de Jésus. Mais, alors que la littérature pamphlétaire s’efforçait de le démonter à coups d’arguments d’ordre logique (« la chose est impossible »), théologique (« Dieu n’a pas de dimensions physiques ») et exégétique (Isaïe, dans 7, 14, évoquait autre chose qu’une conception virginale)4, Toledot Yeshou adopte une approche totalement différente en racontant une histoire. Voilà donc Marie, une vierge de Nazareth, qui tombe enceinte d’un officier romain ou d’un voisin adultère du nom de Pandera ou Pantera alors qu’elle est promise à un autre homme, pire encore, alors qu’elle a ses règles.
Prétendre que Marie aurait tenté de camoufler sa grossesse extraconjugale en arguant d’une conception virginale n’est pas une innovation de Toledot Yeshou. Ces affirmations étaient fréquentes dans les premières controverses païennes lancées contre le christianisme émergent, et on en trouve encore des allusions dans la littérature talmudique. Mais au lieu de s’en tenir au colportage d’une simple rumeur, le livre développe un récit complet de l’épisode. Il évoque le désir ­lubrique d’un homme pour une jeune fille ­innocente, la séduction, la supercherie, le mari cocu et l’extrême fourberie de la femme adultère qui parvient à dissimuler sa grossesse. Somme toute, voilà une histoire qui évoque étrangement les nouvelles du Décaméron de Boccace, mais les précède de plusieurs siècles… C’est ainsi que Jésus naquit en tant que « bâtard, fils d’impure ».

Quand Jésus, petit garçon, est envoyé pour étudier en compagnie d’autres gamins de la communauté, on découvre qu’il est un enfant prodige, doté d’un esprit plus vif et plus clairvoyant que les autres. Toutefois, comme le raconte l’une des plus anciennes versions de Toledot Yeshou, ces qualités ne lui sont d’aucun profit : « Après ces événements, il advint que le méchant [Jésus] jouait dehors avec les autres garçons, comme les enfants ont l’habitude de le faire. Le méchant agaça les garçons par sa façon de jouer. Les autres lui dirent : “Bâtard, fils d’impure ! Tu crois que tu es le fils de Johanan ? Tu n’es pas son fils, mais celui de Joseph Pandera, qui a couché avec ta mère pendant ses menstruations, le mal engendre le mal.” En entendant ces propos, le méchant courut chez lui, furieux, pour retrouver sa mère et, versant des larmes amères, il articula : “Mère ! Mère ! dis-moi la vérité. Quand j’étais petit, les enfants disaient que j’étais un bâtard, fils d’impure, mais je croyais qu’ils plaisantaient. Or maintenant tous les garçons, à l’unisson, me claironnent jour après jour : ‘Bâtard, fils d’impure !’ Dis-moi si je suis le fils de Joseph Pandera, qui est venu à toi pendant tes menstruations.” »

Ainsi, l’enfant prodige promis à un avenir radieux en tant que savant de la Torah s’efforce d’être comme les autres garçons. Mais il est rejeté par ses ­camarades qui n’ont de cesse de répéter les ragots obscènes qu’ils ont sans doute entendus de la bouche de leurs parents. Cette description pleine d’humanité d’un gosse tourmenté par la cruauté de ses camarades, qui accourt vers sa mère et pleure à chaudes larmes sur le sombre secret qui empoisonne sa vie, n’a rien du brûlot classique. Car l’humiliation et le rejet subis par cet enfant ne tiennent pas à sa personnalité, ils lui sont imposés par ses parents et par le triste sort. L’image de Jésus convoquée par cet épisode contredit complètement celle du « méchant » qui lui est attribuée au début du livre et qui lui restera accolée par la suite. L’histoire parle d’un garçon malheureux et infortuné, pas d’un scélérat. On ne saurait en dire autant de ses condisciples de classe et de ses compagnons de jeu, et moins encore de leurs parents qui colportent d’infâmes ragots. Les méchants, ce sont précisément eux, ces représentants de la société juive « normative » qui rendent la vie impossible à un jeune garçon talentueux et méprisé.

Une autre des versions les plus anciennes de Toledot Yeshou livre une image encore plus sombre de la société où grandit Jésus : « Il advint en ce temps-là que le tribunal local jugeait les plaintes du peuple, mais que les magistrats se laissaient corrompre par les pots-de-vin et le favoritisme. Ce Jésus de Nazareth siégeait avec eux et leur reprochait, encore et encore, leur façon de rendre la justice. Ils le menacèrent, et leur dispute s’envenima […]. Il devint une épine dans leur pied, de sorte qu’ils cherchèrent un prétexte pour l’écarter et l’empêcher de siéger parmi eux […]. [Quand Jésus eut à se rendre dans un village,] les juges convoquèrent sa mère Marie, après la mort de son mari Joseph, lui firent prêter serment sur le Nom [de l’Éternel] et lui demandèrent : “Dis-nous d’où ce jeune Jésus t’est venu. De qui est-il le fils ? Car il s’est montré insolent avec nous.” […] À son retour, Jésus vint occuper sa place habituelle au tribunal. Les magistrats se levèrent et le chassèrent en lui parlant ainsi : “Un bâtard ne saurait appartenir à l’Assemblée du Seigneur.” Il leur répondit : “Même si ce que vous dites est vrai, je suis plus sage que vous et je crains Dieu davantage. Et je ne tairai pas qu’Il vous réprouve.” […] Les juges rétorquèrent : “Désormais, nous ne tiendrons plus compte de tes paroles. Tu ne siégeras plus parmi nous, car tu es un bâtard.” Malgré ses supplications, il ne put apaiser leur courroux. Il finit par se lasser et céda devant leur détermination, et Jéroboam s’égara. »
Dans le premier extrait, la société juive rejette Jésus d’emblée parce qu’il n’est pas bien né. Dans le second, c’est encore pire. Jésus est un homme droit qui se bat pour la justice et la vérité dans une société corrompue, et son intégrité lui vaut d’être rejeté et excommunié. Ce récit évoque aussi les ragots sur ses origines, que les juges ont extorqués à sa mère en l’intimidant. Si, dans le premier extrait, les camarades de Jésus se servaient de ces ragots pour se moquer de lui, ici, ce sont les juges qui les invoquent pour chasser Jésus de leur cour et s’adonner sans entrave à leurs pratiques ignominieuses. Cette description s’appuie sur les Évangiles qui présentent Jésus luttant contre l’administration corrompue du Temple. Mais le présent extrait décrit avec beaucoup plus de force l’abîme qui sépare Jésus de l’establishment juif.

L’épisode, en s’achevant sur les mots « Jéroboam s’égara », fait allusion au passage de la Bible qui raconte comment l’orgueil de Salomon provoqua la séparation des royaumes d’Israël et de Juda. Insérée ici, cette formule établit un lien de cause à effet entre le bannissement de Jésus par le tribunal corrompu et le christianisme qui se sépare du judaïsme pour finir par former une religion distincte. Il en va de même dans le premier extrait : Jésus, après avoir enduré les brimades de ses compagnons de jeu, déclare explicitement :

Voilà donc ce qui a conduit à la rupture de Jésus d’avec le peuple juif, à l’instauration d’une alternative à la Torah et à la création de la religion chrétienne : c’est le comportement cruel et indigne de la société juive d’alors. Les responsables, ce sont les enfants, les parents et les rabbins qui ont rejeté l’enfant atypique puis l’homme droit qui s’est battu pour la vérité et la justice. Cette critique mène à la question suivante, quelque peu dérangeante : si la communauté juive avait agi autrement envers Jésus, ne serait-il pas devenu un prodige de la Torah, l’orgueil et la joie du peuple juif ? Si seulement la société juive avait été plus humaine et plus charitable, le christianisme n’aurait peut-être jamais vu le jour et les souffrances terribles infligées aux juifs n’auraient peut-être jamais existé.

Lorsqu’on analyse Toledot Yeshou d’un point de vue littéraire, on s’aperçoit que c’est précisément là, le moment charnière de la narration : le moment où le protagoniste anonyme devient une figure religieuse charismatique, où l’individu se métamorphose en ­dirigeant d’une nation et endosse le rôle de messie. Jusque-là, le récit s’attachait au destin personnel de l’Enfant Jésus ; désormais, il va se concentrer sur le personnage public.
Toutefois, pour achever sa métamorphose, le protagoniste doit se doter des moyens qui lui permettront de persuader les foules de sa capacité à influencer leur vie, ce qui est le secret d’un meneur charismatique. D’où Jésus tient-il cette force ? Cette question préoccupa autant les premiers chrétiens que leurs adversaires juifs et païens. Si le Nouveau Testament attribuait le pouvoir de Jésus à son essence divine, ses adversaires y voyaient une forme de magie noire provenant des forces du mal. « Jésus le sorcier » était une expression récurrente et communément admise parmi les païens et les juifs du début du christianisme.

Cependant, pour expliquer l’origine des pouvoirs de Jésus, Toledot Yeshou avance une autre hypothèse, pour le moins surprenante. Il raconte que le rocher de la Fondation, sur lequel le monde a été édifié et qui est caché sous les fondations du Temple, porte gravé le « Nom ineffable ». Ce Nom est le secret le mieux gardé du judaïsme, c’est un instrument extrêmement puissant qui permet de faire des miracles et de dompter les forces de la nature. Or les rabbins craignaient que le Nom ineffable ne soit volé et que des esprits malintentionnés ne le transforme en force dévastatrice. Ils imaginèrent donc un moyen d’effacer la mémoire de quiconque chercherait à mémoriser ce secret de la sainteté divine pour l’emporter hors du sanctuaire.

Ayant été banni de la société juive, Jésus décida de se venger. Il pénétra dans le lieu saint, inscrivit le Nom ineffable sur un parchemin, s’incisa la chair de la cuisse et y enfonça le parchemin. Puis il referma la plaie et partit à l’insu de tous. Ainsi, s’il oubliait le Nom qu’il s’était efforcé de graver dans sa ­mémoire, il pourrait extraire le parchemin de sa cuisse une fois rentré chez lui et se jouer ainsi des Sages d’Israël. À présent, fort de la possession du Nom ineffable, il pouvait s’en servir pour opérer les miracles décrits dans le Nouveau Testament, ceux qui lui ont valu l’admiration des foules et les ont convaincues qu’il était le Messie et le fils de Dieu.

Lors d’une controverse religieuse, le plus simple est d’accuser l’adversaire de sorcellerie et de l’associer ainsi à tout ce qui relève du mal et du diable. D’où la question : pourquoi, dans presque toutes ses versions connues, cet ouvrage a-t-il rompu avec l’ancienne tradition qui veut que Jésus soit un « sorcier » et préféré raconter l’histoire d’un Jésus possédant le Nom ineffable ? Le Toledot Yeshou semble suggérer que le christianisme est fondé sur le vol sournois de l’un des biens les plus sacrés du judaïsme. Mais l’affaire est plus compliquée qu’il n’y paraît, car la véracité des miracles de Jésus et l’essence divine de son pouvoir ne sont pas contestées. Les diverses versions de Toledot Yeshou n’affirment pas que les récits des prodiges accomplis par Jésus qu’on trouve dans le Nouveau Testament sont mensongers. Au contraire, ils sont véridiques puisque Jésus s’est emparé du pouvoir le plus sacré de tous, le Nom ineffable. Si, dans ce récit, le personnage de Jésus incarne le christianisme dans son ensemble, alors on y décèle un sous-entendu audacieux : le christianisme n’est pas un tour de passe-passe ni un tissu de mensonges puisqu’il est issu du Saint des saints juif. La fondation de la foi chrétienne tient peut-être à une ruse, mais on ne peut nier sa puissance et sa crédibilité. Ainsi, Toledot Yeshou –  en tant que récit populaire destiné aux plus larges strates de la société juive et pas seulement à une poignée d’érudits – entend lever le voile sur les fondements juifs du christianisme, en soulignant que son pouvoir et son immense succès lui viennent du judaïsme.

Cette histoire de Jésus volant le Nom ineffable contient également une autre critique extrêmement importante. Jésus a utilisé le Nom pour accomplir les miracles qui lui ont permis de prouver qu’il était le Messie que les juifs attendaient ardemment. Il répondait ainsi, d’après Toledot Yeshou, aux principaux « critères » qui le définissaient : il affirmait descendre de David, accomplissait des miracles (ranimait les morts, guérissait les lépreux, chassait les démons, volait dans les airs) et modifiait l’ordre naturel. Morale de l’histoire : quiconque parvient à duper l’institution rabbinique et opère de vrais miracles, ou des ­numéros qui y ressemblent, peut se faire passer pour le Messie et entraîner de terribles désastres pour le peuple juif, comme le fit Jésus.

Ainsi, dans Toledot Yeshou, l’« incident Jésus » [allusion au roman du même nom de Frank Herbert et Bill Ransom, dans lequel l’ordinateur du vaisseau spatial décide qu’il est Dieu tout-puissant et doit être vénéré, NDLR] est un conte destiné à mettre en garde contre les dérives messianiques, fréquentes à l’époque de la rédaction de l’ouvrage. Tout homme charismatique qui se proclamait de la descendance de David, opérait des prodiges ou pratiquait la magie pouvait en ces temps-là être pris pour le Messie. L’imposteur menait alors des milliers de gens par le bout du nez, les galvanisait puis les laissait affronter les foudres des autorités locales, ce qui entraîna la dissolution de communautés entières.

Si Toledot Yeshou prend la mesure de la gravité du conflit qui oppose le judaïsme au christianisme, il ne cherche pas à accabler l’autre, ni à donner tous les torts à la personnalité la plus détestée de l’histoire du judaïsme – Jésus de ­Nazareth. Ce qui ne veut pas dire que l’ouvrage fait un tant soit peu l’éloge du christianisme. Au contraire, il a été écrit pour le combattre, pour servir le judaïsme dans sa lutte incessante contre les juifs tentés par la conversion. Par ailleurs, cette œuvre majeure et complexe se sert de l’« incident Jésus » pour mettre le doigt sur ce que les auteurs voyaient comme une évolution pernicieuse de la société juive. De fait, Toledot Yeshou n’hésite pas à tourner le regard critique du côté des juifs. Il attribue l’essor du christianisme aux mauvais traitements que la société juive infligeait aux humbles, aux réprouvés, et à son obsession messianique.
Le caractère unique de Toledot Yeshou, à l’instar de toute œuvre littéraire complexe, tient aux nombreux niveaux de lecture qu’il permet. On peut y voir une charge incisive et parfois grossière contre le christianisme, mais aussi une critique sévère et virulente adressée à la société juive, à ses faiblesses et à ses péchés. 

Eli Yassif est professeur de littérature hébraïque à l’Université de Tel-Aviv, spécialiste de la culture populaire juive médiévale.
Son essai The Hebrew Folktale (« Le conte populaire hébreu »), Indiana University Press, 1999, a reçu le National Jewish Book Award.
Cet article est paru le 23 décembre 2016 dans Tablet, magazine new-yorkais en ligne consacré à l’actualité de la culture juive. Il a été traduit par Édith Ochs.

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Aujourd’hui encore, les capitaines de navires – aussi bien les grands bâtiments que les petits cargos – marquent au crayon leur position sur des cartes en papier. Sur ces cartes figurent les caractéristiques du littoral, les zones de mouillage et la profondeur de l’eau. Bien que la plupart des navires soient désormais équipés de systèmes de géolocalisation par satellite, les officiers de marine se servent toujours de cartes en papier pour suivre leur parcours. Dans l’imaginaire collectif, le transport maritime convoque des images surannées, voire nostalgiques, des visions de vieux loups de mer occupés à mesurer les barrots et le tirant d’eau de leur bateau. La navigation a son propre langage, riche de mots mystérieux : loxodromie et azimut, mât de charge et bossoir. Le côté antique du transport maritime a quelque chose d’attrayant, qui contraste avec la trivialité du transport aérien moderne. Pourtant, les pétroliers, les porte-conteneurs et les vraquiers de la marine marchande actuelle sont loin d’être des vestiges de l’ancien temps. Les plus grands d’entre eux font 400 mètres de longueur, c’est plus que la hauteur de la tour Eiffel. Les « méga-porte-conteneurs » peuvent transporter plus de 10 000 conteneurs de taille standard (lesquels font 20 pieds de longueur, soit 6,10 mètres). Ils sont si énormes qu’ils ne peuvent être amarrés dans la plupart des ports nord-américains. Ces monstres sont conçus à l’échelle de l’océan, leurs dimensions ont de quoi donner le vertige aux marins d’eau douce.

Même les méga-porte-conteneurs gîtent par mer forte. Quelques centaines de conteneurs passent par-dessus bord chaque année et il y a plus de bateaux qui chavirent ou coulent qu’on ne l’imagine. Sur les cargos, les rôles sont souvent fonction de la nationalité. Les plus grands armateurs par tonnage sont grecs. Les officiers, du moins ceux des flottes marchandes européennes, sont généralement européens. Parmi les membres d’équipage, les Philippins prédominent. L’équipage reste en mer beaucoup plus longtemps que les officiers et occupe des quartiers différents. Les conditions de travail ne sont pas faciles – elles ne l’ont jamais été –, mais, désormais, les marins ont accès à Internet. Quant aux dockers, quelle que soit leur nationalité, ils passent pour des agitateurs capables de former des syndicats puissants. Dans certains pays développés, ils peuvent exiger d’être mieux payés que les marins. Ces pratiques peuvent sembler tout droit sorties du passé, mais, au regard des inégalités favorisées par la mondialisation, peut-être nous donnent-elles aussi un aperçu de l’avenir. Si c’est le cas, peu de personnes ont l’occasion de s’en rendre compte : la plupart des ports ont été éloignés des centres-villes, retranchés derrière des grilles successives qui les mettent à l’abri des regards.

Le transport maritime international est l’élément essentiel de l’économie moderne de production de biens. Les marchandises sont principalement, à 90 % environ, transportées par bateau par-delà les océans, qu’il s’agisse d’oranges ou de microprocesseurs – la pandémie de Covid-19 a profondément perturbé ces circuits de distribution : dans un rapport publié en avril 2020, l’Organisation mondiale du commerce prévoyait une chute du commerce international de 13 à 32 % pour l’année 20201. Le pétrole brut représente environ 30 % de ce que transportent les navires. Les cargaisons sèches sont essentiellement composées de minéraux, comme le charbon et les roches phosphatées, ou de céréales, et non de biens de consommation. Le transport de pétrole par navire a été initié par Marcus Samuel (mort en 1927), fondateur de la Shell Transport and Trading Company et fils d’un négociant spécialisé dans les coquillages décoratifs. Le SS Murex (du nom d’un escargot de mer connu pour ses mœurs prédatrices) a été le premier navire chargé de pétrole à traverser le canal de Suez. Depuis le Murex, le système énergétique mondial, qui est aux fondements de l’économie capitaliste, dépend du transport maritime. Si le pétrole est le sang de l’économie mondiale, le transport maritime en est le système circulatoire.
L’enjeu de ce commerce est beaucoup trop important pour être laissé au secteur privé, inefficient par nature. Les principales compagnies maritimes sont des conglomérats commerciaux, mais toutes dépendent plus ou moins du soutien et des directives d’un État. Considérons les quatre géants du transport maritime international : Maersk, MSC, Cosco et CMA CGM. À elles seules, ces entreprises contrôlent près de la moitié du commerce maritime mondial. Si Maersk, MSC et CMA CGM ont pu atteindre leur taille actuelle, c’est en partie parce que les États ont couvert la formation de cartels. Chaque année, ces trois sociétés reçoivent des milliards d’euros de subventions de toutes sortes, aussi bien de leur État d’origine – respectivement le Danemark, l’Italie et la France – que de l’Union européenne. Cosco, elle, est la propriété exclusive de l’État chinois. De toute évidence, les grands cargos ne servent pas à grand-chose s’ils ne peuvent entrer dans les ports, or les ports sont construits et contrôlés par les États de manière efficace.

En un sens, l’industrie du transport maritime donne une fausse image du commerce, comme s’il était l’incarnation de notre monde globalisé. Trade, le mot anglais pour « commerce », vient du moyen anglais et signifiait à l’origine « route suivie par un bateau » ou, plus poétiquement, « mode de vie ». Plus tard, il est devenu synonyme d’échanges marchands entre pays. Cependant, dans une économie mondialisée, la plupart des transactions considérées comme relevant du « commerce » ne sont pas des échanges marchands entre pays mais l’expression de l’emprise du capital international. La Cnuced (la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) et l’OCDE estiment que les transferts internes effectués par des multinationales représentent entre 70 et 80 % du « commerce international ».
Dans Sinews of War and Trade, Laleh Khalili montre bien que le transport maritime, ainsi qu’une grande partie de ce que nous appelons « commerce international », repose sur un réseau d’alliances stratégiques entre États, multinationales et sociétés assurant la gestion de terminaux portuaires. Ces alliances sont étroites. Elles sont même une composante essentielle des infrastructures des télécommunications mondiales. Internet, si souvent présenté comme un modèle d’initiative et d’innovation du secteur privé, dépend dans une large mesure des réseaux de câbles sous-marins subventionnés par les États (et piratés par la NSA et le GCHQ2. Les nouveaux câbles à fibre optique suivent les mêmes parcours que les premiers câbles télégraphiques sous-marins posés au xixe siècle, qui eux-mêmes suivaient les anciennes routes maritimes des empires coloniaux. Les câbles sous-marins qui relient l’Europe et l’Amérique à l’Inde et à l’Extrême-Orient passent par les ports du golfe Persique.

Les routes empruntées par les ­bateaux sont déterminées par les formations géologiques de l’océan, mais aussi, comme le révèlent les recherches très minutieuses de Khalili, par d’habiles calculs politiques. Neuf des dix ports à conteneurs les plus actifs du monde se trouvent en Extrême-Orient, soutenant ainsi l’essor de l’Asie de l’Est. Le dixième est le port de Jebel Ali, à Dubai. L’analyse de Khalili porte principalement sur le golfe Persique et l’ensemble de ses établissements portuaires, qui servent de zones de transit en plein cœur du territoire eurasiatique. Toutes les principautés arabes du Golfe, – d’Abu Dhabi et Chardja jusqu’à l’Arabie saoudite et Oman –, ont construit des ports en eau profonde pour exporter les réserves d’hydrocarbures du Golfe, qui sont les plus importantes du monde. Khalili montre que le port de Dubai s’est développé avant celui de Chardja grâce à sa connivence avec le gouvernement britannique. Les mâts de charge, les portiques et autres chariots cavaliers ont fait leur apparition sur les côtes du Golfe comme autant de machines extraterrestres transformant le paysage. Mais les louanges dont cette région fait l’objet sont exagérées : à bonne distance des ports, là où fourmillent les hôtels, les infrastructures destinées à la population laissent à désirer. Toutefois, en raison de sa situation géographique, de ses réserves de pétrole et de ses ports, le Golfe a une importance géopolitique capitale. Si l’on devait cartographier la puissance mondiale, ce n’est pas un planisphère qu’il faudrait dessiner mais une carte marine.

OpenSeaMap est une carte marine du monde disponible gratuitement sur Internet et mise à jour en temps réel. Elle fournit de précieuses informations sur la météo, les marées et les données hydrographiques. La lire est un plaisir. Elle reprend les graphies des langues officielles des pays, plutôt que de s’en tenir à leurs translittérations. Ainsi, Shanghai est écrit en caractères chinois ; Novorossiisk, en cyrillique ; et Dacca, en bengali. Certains toponymes sont mentionnés en deux langues, et le Maroc en trois (français, arabe et tamazight, la langue berbère). La carte indique les frontières maritimes qui séparent les eaux internationales des eaux territoriales, où s’exerce la souveraineté des nations. Dans le golfe Persique, l’enchevêtrement de lignes délimitant les frontières maritimes est très dense, et il en va de même des eaux entourant la Chine et le Japon. OpenSeaMap permet également de localiser les milliers de porte-conteneurs, de pétroliers et de navires de guerre qui sillonnent le globe. Ils sont si nombreux que les océans semblent en être recouverts, et l’on se rend compte qu’ils se déplacent en cortèges – à la manière des fourmis –, le long de routes préétablies. Ces routes sont des couloirs de navigation, elles sont essentielles au commerce maritime.

La route maritime la plus importante est celle qu’on utilise pour transporter le pétrole depuis le golfe Persique vers la Chine. Khalili critique les clichés dont on se sert à l’université pour parler du Moyen-Orient, notamment ceux qu’elle qualifie de « rentiéristes » et « sécuritaires ». Cependant, s’il y a un cliché sur le Moyen-Orient qui a vraiment le vent en poupe et que l’auteure aborde à peine, c’est bien celui du « terrorisme ». En fin de compte, tous se rejoignent. Du point de vue du capital et du pouvoir, au Moyen-Orient, le contrôle et le transport du pétrole sont primordiaux. Comme chacun sait, la Chine s’est industrialisée grâce à l’importation de matières premières : elle importe les deux tiers des exportations mondiales de minerai de fer (principalement d’Australie et du Brésil). Mais, tout comme le Japon et la Corée du Sud, elle dépend du pétrole des pays du Golfe pour son développement industriel. Vu l’importance de cette route commerciale, elle devrait être contrôlée par l’un des deux pôles qu’elle relie. Or le système est entièrement contrôlé par les États-Unis, qui non seulement maintiennent leur domination sur les pays du Golfe via un réseau de bases militaires mais, en plus, depuis 1945, surveillent les principales routes maritimes entre le Golfe et l’Asie de l’Est.

Comment s’opère ce contrôle des océans ? Actuellement, outre la 10e flotte (Cyber Command) de la marine américaine, l’US Navy pilote six flottes navales numérotées. La 2e, la 3e et la 4e sont basées sur les côtes est, ouest et sud des États-Unis. La 5e, la 6e et la 7e sont déployées dans les régions qui ont une importance stratégique majeure pour la politique étrangère américaine : l’Europe, l’Asie de l’Est et le golfe Persique. La puissance maritime s’articule autour d’une série de goulets d’étranglement ponctuant les principales voies de navigation : le détroit de Gibraltar et le canal de Suez, qui relient respectivement la Méditerranée à l’océan Atlantique et à l’océan Indien ; le détroit de Malacca, qui relie l’océan Indien à l’océan Pacifique via la mer de Chine méridionale ; et enfin, le détroit d’Ormuz, l’unique porte vers le golfe Persique, par lequel transite un quart du pétrole mondial. L’US Navy, dont la 5e flotte est basée à Bahreïn, la 6e, à Naples, et la 7e, à ­Yokosuka, peut surveiller toutes ces zones stratégiques.

On aurait tort d’évoquer uniquement la marine car, dans les armées modernes, celle-ci est indissociable des forces terrestres et aériennes. Il reste que la puissance maritime a des propriétés particulières. Le contrôle qu’exercent les États-Unis sur le système énergétique international repose essentiellement sur leurs formations aéronavales. Celles-ci sont composées d’un porte-avions à propulsion nucléaire transportant des dizaines d’avions de chasse, d’avions d’attaque au sol et d’hélicoptères, l’ensemble escorté par des croiseurs, des destroyers et des sous-marins. Les porte-avions sont des mastodontes presque aussi énormes que les gratte-ciel horizontaux de la marine marchande. Ils ont permis aux États-Unis d’exercer un contrôle sans précédent sur les routes maritimes du globe.

Un pays de la région du Golfe menace la mainmise américaine : la République islamique d’Iran, que les États-Unis tentent de renverser depuis des décennies et qui se trouve encerclée d’installations militaires américaines. La défiance de l’Iran est limitée par ses capacités, mais elle s’est accrue depuis que, en mai 2018, l’administration Trump a annoncé le retrait des Américains de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien – un accord qui prévoit la levée des principales sanctions économiques frappant le pays en échange de la surveillance extérieure de son programme nucléaire. En juillet 2019, les forces iraniennes se sont emparées d’un pétrolier battant pavillon britannique dans le détroit d’Ormuz, en représailles à l’arraisonnement de l’un de leurs pétroliers par la Royal Navy dans le détroit de Gibraltar quelques jours plus tôt. Pour Téhéran, la marine britannique avait agi « à la demande des États-Unis ». En septembre 2019, l’Iran a orchestré une attaque de drones ciblant les installations pétrolières d’Abqaïq et de Khurais, en Arabie saoudite.

Actuellement, l’un des sujets favoris des experts en politique étrangère est la montée en puissance de la Chine et la menace qu’elle représente pour la domination américaine. Khalili n’aborde pas cette question. Elle se concentre plus sur les subtilités du commerce maritime que sur la stratégie navale. Mais certains Américains s’inquiètent du développement et de l’exploitation par la Chine du port de Gwadar, dans la province du Baloutchistan, dans l’ouest du Pakistan et à proximité du golfe Persique. L’appareil de renseignement américain y voit une question sérieuse et ses conclusions sont intéressantes. Le rapport du renseignement militaire de la marine américaine (ONI) en 2015 sur la marine chinoise (« PLA Navy ») et celui du renseignement de la Défense (DIA) en 2019 sur la puissance militaire chinoise (« China Military Power ») recensent les différentes façons dont ­Pékin pourrait mettre à mal la puissance maritime américaine. La Chine a développé son armée au fur et à mesure de sa croissance économique et mis au point des missiles balistiques antinavires. Mais elle ne ­dispose que de deux porte-avions. Le premier est un ancien bâtiment soviétique qui a été rénové ; le second, un navire conçu et construit en Chine sur les plans du premier. Tous deux sont plus petits que leurs homologues américains3. Le rapport de la DIA pointe que Pékin a clairement exprimé son désir de s’émanciper du « système de sécurité régional régi par les États-Unis » – il s’agit de la région bordant la Chine. Les scénarios envisagés par les stratèges militaires américains quant à un éventuel affrontement entre les deux pays se déroulent tous aux frontières maritimes de la Chine. Mais l’idée que celle-ci cherche à prendre le contrôle des routes maritimes qui soutiennent son économie reste de l’ordre de la spéculation. Dans un récent article publié dans ces colonnes, la journaliste Isabel Hilton évoque les plans à long terme de Pékin pour saper la domination américaine, mais le défi est encore loin de pouvoir être relevé.

Il est dans l’intérêt des gouvernements chinois et américain de surestimer l’essor économique et politique de la Chine : pour celle-ci, parce que c’est une source de fierté ; pour les États-Unis, parce que cela justifie leur énorme budget militaire. La croissance économique de la Chine a permis à des millions de personnes de sortir de la pauvreté, mais cette prouesse s’est accompagnée d’une augmentation des inégalités de richesse qui atteignent aujourd’hui un niveau effroyable, similaire à celui des États-Unis. Le PIB par habitant de la Chine reste au-dessous de ceux de la Biélorussie et de la Thaïlande. Certes, la part de la richesse mondiale détenue par les États-Unis est en baisse, mais il s’agit d’un déclin long et régulier qui a commencé en 1945. Ne surestimons pas la tendance à la multipolarité. Les Américains détiennent toujours quelque 30 % de la richesse mondiale – 106 000 milliards de dollars sur un total de 360 000, d’après un rapport sur la ­distribution des richesses mondiales publié en octobre 2019 par Le Crédit suisse4. Leur supériorité militaire est écrasante. Le gouvernement américain contrôle les systèmes énergétiques et financiers internationaux ainsi que le commerce maritime et, s’il le souhaitait, il pourrait mettre en place un blocus des ports chinois. Il est peu probable que la ­domination américaine soit renversée à court terme.

Les débats sur la géopolitique sont trop souvent émaillés de locutions douteuses. La « communauté internationale » en est une, le « libre-échange mondial » en est une autre. L’expression « ordre international libéral » n’a d’utilité que si elle est comprise comme un synonyme de « gestion du capital américain ». L’analyse du fonctionnement réel du système international, à l’instar de l’étude de Laleh Khalili sur le commerce maritime, révèle une réalité différente. Les formules rassurantes des experts sur le contrôle des eaux ­internationales, les alliances stratégiques d’entreprises oligopolistiques avec des gouvernements nationaux, le maintien de certaines dépendances coloniales par l’armée et l’hégémonie des systèmes de surveillance ne sont que des fantasmes qui nous détournent des réalités du pouvoir et du capital. 

Tom Stevenson est un journaliste britannique vivant à Istanbul (Turquie). Il couvre le monde arabo-musulman pour des médias tels que le Financial Times, The Times Literary Supplement, la London Review of Books et la BBC.
Cet article est paru dans The Times Literary Supplement le 19 juin 2020. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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«C’est plus fort que moi, je lis dans vos pensées », m’avoue Juliet Diaz. C’est la troisième fois qu’elle répond avec quelques secondes d’avance à la question (pas franchement inattendue, c’est vrai) que je suis sur le point de lui poser sur sa pratique de la sorcellerie. Nous sommes dans son appartement de Jersey City, dans le New Jersey. Assise sous un attrapeur de rêves, à côté d’un objet qui ressemble à un crâne humain, elle boit un thé maison censé la reconnecter aux forces telluriques. Autour de nous, quelque 400 plantes d’intérieur, de puissants effluves d’encens et, si j’en crois Juliet Diaz, quelques-uns des esprits ancestraux qui m’accompagnent. « Il y a même une nonne dans le lot, je ne sais pas ce qu’elle fiche là et je ne vais pas le lui demander », me précise-t-elle.

Juliet Diaz, 39 ans, se définit comme une voyante capable de déchiffrer les auras et d’entrer en relation avec l’« au-delà ». Une personne qui murmure à l’oreille des végétaux et qui peut communiquer avec les plantes grasses – digne héritière d’une longue lignée de guérisseurs, dont les origines cubaines remontent jusqu’aux peuplades taïnos vivant dans certaines parties des Caraïbes. Juliet Diaz est aussi une sorcière professionnelle, qui vend sur son site Internet des produits de soins corporels et des onguents « imprégnés d’incantations ». Près de 9 000 apprentis sorciers sont inscrits à ses cours en ligne, et elle organise des stages de sorcellerie dont les participants sont assurés de ressortir « incroyablement chargés de magie ». En 2018, elle a publié le bestseller Sorcellerie. Embrassez la sorcière qui sommeille en vous et gagné plus d’un demi-million de dollars grâce à sa magie. Elle a même été nommée « meilleure sorcière » par le site Spirit Guides Magazine (oui, il existe des classements de sorcières).

Juliet se souvient que, dans son enfance, les dons occultes de sa famille étaient de l’ordre du tabou. Mais ces dernières années, la sorcellerie a cessé d’être considérée avec méfiance – voire hostilité – pour se muer en phénomène populaire. Le sabbat, l’assemblée des sorcières, a remplacé la bande de copines : il y a les sorcières des mers, les sorcières des villes, les sorcières des campagnes, les sorcières-cuisinières et même les sorcières-influenceuses. Elles s’échangent des recettes d’eau de lune ou des photos oniriques d’autels baignés de lueur de bougies. Certaines vivent à Winnipeg, au Canada, ou dans l’Indiana, d’autres à San Francisco ou à Dubai. On trouve des sorcières qui organisent des rituels en fonction des phases de la Lune dans les parcs de Manhattan ou vendent pour 11,99 dollars des remèdes contre la gueule de bois qui permettent d’« ajuster l’effet de l’alcool pour qu’il ne leste pas l’énergie de votre aura ». Un rapport de 2014 du Pew Research Center évaluait à 730 000 environ le nombre de « wiccans »1 et de néopaïens aux États-Unis.

Mais la Wicca n’est qu’une obédience parmi d’autres, et toutes les sorcières sont loin de se considérer comme néopaïennes ou wiccanes. « Aujourd’hui, tout le monde se réclame de la sorcellerie », observe Juliet. Mais ce que cela signifie varie d’une personne à l’autre. À lire « Caractères primaires », le livre de l’anthropologue britannique Rodney Needham paru en 1978, les universitaires de l’époque définissaient le sorcier ou la sorcière comme « quelqu’un qui cherche à nuire à autrui par des moyens mystiques »2. Pour Juliet Diaz, c’est « quelqu’un qui incarne sa vérité dans toute sa puissance ». Pour d’autres praticiens, la sorcellerie peut tout aussi bien être synonyme de croyance religieuse, d’engagement politique, d’hygiène de vie ou de « nouvelle tendance branchée », voire de tout cela à la fois. « Quand je manifeste dans la rue pour des causes auxquelles je crois, je fais de la magie », affirmait la sorcière et écrivaine Pam Grossman, dans un article du New York Times paru en 2019.

Jeter des sorts et fabriquer des autels est devenu très lucratif. Chacun peut désormais participer à des rituels d’équinoxe d’automne organisés par Airbnb, souscrire un abonnement afin de recevoir un « kit pour sorcières » permettant de pratiquer la magie à domicile, ou encore s’acheter de quoi nettoyer son aura sur le site Etsy3. La figure de proue des sorcières-influenceuses, Bri Luna, est suivie sur Instagram par plus de 450 000 personnes. Elle collabore avec plusieurs enseignes, dont la marque de cosmétiques Smashbox, pour qui elle a récemment conçu une ligne de produits « fondés sur les vertus transformatrices des cristaux ».

Le profane peut aussi faire directement appel aux services de sorcières professionnelles comme Juliet Diaz – et elles sont nombreuses. Le produit de Juliet le plus demandé est la « Cérémonie ancestrale avec bougies », un rituel à 45 dollars de « manifestation d’intention », autrement dit, le fait de jeter un sort pour exaucer un souhait précis. « Le mois dernier, j’ai obtenu 4 grossesses, 33 promotions, 12 créations d’entreprise, 12 demandes en mariage et 4 victoires au tribunal », peut-on lire dans son message publicitaire. Juliet – qui, dans son enfance, a été nourrie grâce aux banques alimentaires, s’est retrouvée sans logement pendant une partie de ses études et, adulte, a dû parfois sauter un repas pour payer son loyer – explique que, grâce à sa pratique de la magie, elle a pu complètement transformer sa vie. En témoignent le succès remporté par son livre, l’essor de sa boutique en ligne et l’amélioration de sa relation avec son ex-mari. Elle effectue jusqu’à 100 « cérémonies avec bougies » par mois et déclare que, en général, tous ses créneaux sont pris dès qu’ils sont proposés en ligne.

Reconstituer l’histoire de la sorcellerie n’est pas une mince affaire. Le concept est certainement très ancien : vers 35 av. J.-C., les Satires du poète romain ­Horace véhiculaient déjà des stéréotypes négatifs sur les sorcières, évoquant des personnages avec perruque et fausses dents qui poussaient des hurlements en tournant autour de cadavres d’animaux. Depuis, les pratiques des sorcières n’ont cessé d’évoluer, ce qui rend difficile l’élaboration d’un arbre généalogique précis. L’histoire de la sorcellerie a longtemps souffert du manque de fiabilité de ceux qui ont écrit sur le sujet. L’affaire des sorcières de Salem occupe une place prépondérante dans l’imaginaire américain. Pourtant, les documents judiciaires liés aux procès ont disparu et les comptes rendus qu’on en possède sont « exaspérants d’incohérence », estime l’essayiste américaine Stacy Schiff, qui a écrit un ouvrage sur le sujet4. Les historiens qui travaillent sur des périodes plus récentes ne sont guère mieux lotis : le mouvement Wicca trouve son origine dans les écrits de Gerald Gardner, un ancien officier des douanes de l’Empire britannique. Dans son Livre des ombres 5, il relate son expérience au sein d’un ­coven 6 dont les préceptes étaient censés provenir directement du Moyen Âge. Les universitaires finirent toutefois par établir que Gardner en avait inventé une bonne partie.

Aucune culture n’a le monopole de la sorcellerie. « Il ne fait aucun doute que la majorité des sociétés humaines, sur tous les continents du globe, ont cru en la capacité de certains individus à nuire aux autres par des moyens immatériels et mystérieux (magiques) », écrit l’historien britannique Ronald Hutton, qui a étudié le rapport à la sorcellerie dans plus de 300 communautés, de l’Afrique subsaharienne jusqu’au Groenland.

Aux États-Unis, l’intérêt du grand public pour la sorcellerie a connu des hauts et des bas, les phases d’engouement coïncidant souvent avec une montée du féminisme et une baisse de la confiance dans la pensée dominante. Au xixe siècle, avec l’avènement du transcendantalisme et du mouvement pour le vote des femmes, les sorcières ont vu leur image de marque s’améliorer – elles n’étaient plus les malfaisantes adoratrices du diable d’autrefois mais des conseillères pleines de sagesse et d’intuition. Woodstock et la seconde vague du féminisme ont été une bénédiction pour elles. Leur popularité est remontée en flèche avec l’affaire Anita Hills 7 dans les années 1990, puis à nouveau avec l’élection de Donald Trump et le mouvement #MeToo. La dernière poussée de la sorcellerie coïncide avec le regain de fascination pour l’astrologie, les cristaux, le tarot – tout ce que les praticiens considèrent, à l’instar de la magie, comme des moyens d’accéder à l’invisible et à des sources de puissance non conventionnelles. La chose présente un attrait tout particulier pour les gens qui se sentent exclus du système ou qui ne croient plus qu’on puisse le changer depuis l’intérieur. « Plus les gens sont frustrés, plus ils se tournent vers la sorcellerie parce qu’ils se disent : “Puisqu’on n’arrive à rien par les méthodes habituelles, pourquoi ne pas essayer autre chose ?” » explique Pam Grossman. « Quand surviennent des événements qui ébranlent la société en profondeur » – la guerre de Sécession aux États-Unis, les troubles prérévolutionnaires en Russie, l’avènement de la république de Weimar en Allemgane –, « les gens se tournent résolument vers l’occulte », poursuit-elle. Trump n’a pas seulement eu affaire à #Resistance mais aussi à #MagicResistance, un « mot-dièse » très présent sur les réseaux sociaux par lequel étaient diffusés des conseils sur l’art et la manière de jeter une malédiction sur une entreprise ou un sort pour défendre le droit à l’avortement. Sans compter le groupe Facebook #BindTrump (« paralysez Trump ») dont les quelque 5 000 membres concoctaient des sortilèges destinés à entraver le pouvoir du président.

Tout au long de l’Histoire, on a tenté de mettre les femmes au pas en faisant passer cela pour de la répression contre la sorcellerie. Du coup, le simple fait de se revendiquer sorcière – un symbole de puissance féminine pouvant susciter de violentes réactions misogynes – est pour beaucoup de femmes une forme de militantisme. « La sorcellerie, c’est du féminisme, c’est intrinsèquement politique, affirme la sorcière et auteure Gabriela Herstik dans le magazine Sabat. La sorcellerie a toujours été l’affaire des marginales, de celles qui refusent de se plier aux diktats de l’Église ou du patriarcat. »

La vocation de sorcière de Juliet Diaz remonte à bien avant l’accession de Trump à la présidence. Elle dit avoir eu sa première vision à 5 ans. Sa mère lui a appris à fabriquer des potions pour chasser ses cauchemars quand elle était encore à l’école primaire. Puis, après ses études, elle a discrètement mis ses dons de voyance à contribution lorsqu’elle a travaillé pour la police scientifique sur des scènes de crimes. Il y a dix ans, suivant les conseils des esprits de ses ancêtres, Juliet a quitté son boulot, divorcé de son premier mari et s’est lancée à plein temps dans la sorcellerie. Elle se définit aujourd’hui comme une « sorcière des plantes » et s’appuie essentiellement sur les traditions taïnos et sur les herbes, dont des bocaux emplissent une pièce entière de son appartement.

Le fait qu’il n’y ait pas de critères bien établis pour se proclamer sorcière constitue précisément l’attrait de la chose. La sorcellerie séduit par la promesse d’une spiritualité autodéterminée, antipatriarcale et suffisamment souple pour intégrer des traditions culturelles diverses. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’on puisse faire n’importe quoi. Si Juliet Diaz est devenue le fer de lance d’une forme de sorcellerie inclusive et tolérante, elle s’agace toutefois de la tendance croissante à se prévaloir de l’étiquette de sorcière sans réellement pratiquer la magie – et elle n’est pas la seule. « Beaucoup de filles, des jeunes, postent des photos de leur chambre avec des croix à l’envers, des vêtements gothiques, des potions. Et elles ne font même pas de sorcellerie, elles se la jouent “regardez-moi, je suis sorcière”, soupire-t-elle. Cela dévalue le caractère sacré du mot. » Juliet Diaz se prétend gênée par l’actuelle marchandisation de la sorcellerie – bien qu’elle en ait elle-même profité –, et par l’appropriation culturelle qui va de pair. À l’instar de ces sorcières blanches par exemple qui se réclament de traditions indigènes. Le palo santo, un bois traditionnellement brûlé par les chamanes et qu’on trouve désormais dans toutes les salles de yoga, est en vente un peu partout – des magasins Bloomingdale’s jusqu’au Whitney Museum, à New York. Pour sa boutique, Juliet Diaz se fournit directement auprès des autochtones et ne vend que des produits qu’elle fabrique elle-même.

Malgré l’ampleur du phénomène, se déclarer sorcière aujourd’hui n’est pas sans risque. Pam Grossman m’a confié avoir reçu de nombreuses lettres de personnes qui craignaient d’être « virées de leur job, privées de la garde de leurs enfants ou reniées par leur famille » si elles pratiquaient la magie au grand jour. Les enjeux sont encore plus sérieux dans certaines régions du monde où, selon un rapport des Nations unies de 2009, être taxé de sorcellerie « équivaut à une condamnation à mort ». À la suite de l’augmentation du nombre d’agressions de sorcières présumées – dont une enfant de 8 ans torturée à mort en 2000  –, Londres a mis en place une brigade policière dévolue. À l’inverse, les autorités saoudiennes ont créé une unité destinée à « combattre scientifiquement la sorcellerie », laquelle est passible de décapitation.

Juliet Diaz a disposé sur un coussin brodé un plateau avec les ingrédients requis pour son rituel de bougie, à savoir : une fiole d’os de souris fins comme des brins de paille (« pour la vitesse »), un serpent mort flottant dans un liquide laiteux (« pour la protection ») et de l’huile essentielle d’encens (« pour ouvrir un portail spatio-temporel à la bougie et y envoyer un message »). Elle a enflammé un bâtonnet de palo santo et soufflé doucement sur la fumée en direction de chaque ingrédient, prenant bien soin d’imprégner de cet effluve une grande bougie à laquelle elle « attacherait » mon souhait, m’a-t-elle expliqué. Elle l’allumerait ensuite dans la chapelle sacrée qu’elle a aménagée dans son sous-sol.

Au moment de formuler mon souhait, Juliet m’a informée qu’il devait être bien précis. Et interdiction de demander qu’un homme tombe amoureux de moi, a-t-elle ajouté. Je me suis rabattue sur un vœu classique : de l’argent. Plus précisément, j’ai souhaité qu’on me règle une facture impayée et qu’une amie me rembourse la somme que je lui avais prêtée un an plus tôt.
« Règle numéro un : ne jamais prêter d’argent », a déclaré Juliet en faisant couler de l’huile essentielle d’encens sur la bougie. « Règle numéro deux : toujours se faire payer cash pour son travail. » C’est une sorcière des plantes mais aussi une sorcière pragmatique. Quand une femme, révoltée par le comportement d’un assistant vétérinaire qu’elle trouvait brutal avec les chats, a posté un message sur le site de l’école de sorcellerie de Juliet pour lui demander un « sort de bannissement », celle-ci a répliqué : « Personnellement, j’appellerais plutôt la police ou une association de protection animale. » À ses yeux, la magie fait partie intégrante de la vie quotidienne. « Ce que je voudrais, c’est qu’on prenne conscience que ce qui nous semble normal est en réalité magique, dit-elle. Être là, sur une planète qui tourne sur elle-même et qui flotte dans l’univers, c’est magique. Les gens pensent que la magie, c’est ce qu’on voit à la télé – on agite une baguette et, paf, quelque chose se produit. Mais ils oublient que les êtres magiques, ce sont eux. »

Juliet a fini d’ensorceler ma bougie. Après m’avoir promis qu’elle l’allumerait bientôt, elle m’a donné congé en m’expliquant comment compléter un cahier d’exercices sur la magie des bougies – 13 pages, tout de même. J’ai suivi ses instructions : faire brûler de la sauge, exprimer ma gratitude et méditer au moins cinq minutes par jour. Cela n’a pas semblé très efficace. Alors, j’ai essayé de donner un petit coup de pouce à la magie, en relançant par email la personne qui devait payer ma facture et l’amie à qui j’avais prêté de l’argent.
Deux semaines après ma séance, Juliet Diaz m’a envoyé un message tombé du ciel : « À propos, votre bougie est entièrement consumée – elle a vraiment bien brûlé ! » Le fait d’avoir de ses nouvelles précisément à ce moment-là m’a interloquée : vingt minutes plus tôt, j’avais retrouvé deux chèques noyés dans la masse de papiers qui s’amoncellent sur mon bureau. Chacun d’eux était d’un montant supérieur aux sommes qu’on me devait. C’était une coïncidence, j’en suis (presque) sûre. Mais, sur le coup, j’ai eu l’impression d’être désorganisée, certes, mais magique. 

Bianca Bosker est une journaliste américaine free-lance qui contribue régulièrement à The Atlantic. Elle a publié un ouvrage sur le métier de sommelier, Cork Dork (Penguin Books, 2017), qui a figuré dans la liste des meilleures ventes du New York Times.

Cet article est paru dans le mensuel américain The Atlantic en mars 2020. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.

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Cela fait plusieurs années qu’une déconstruction de toutes les dominations a été entreprise et qu’un monde culturel plus ouvert à la diversité – plus inclusif comme « déparle » la novlangue qui y prolifère – apparaît aussi souhaitable qu’inévitable. Or que constate-t-on avec toujours plus de tristesse et d’impuissance ? Un déluge croissant d’atteintes à la liberté d’expression et de lynchages provoquant la fermeture du débat dans un climat de pleutrerie générale. Cette réification de l’humain au nom de l’identité de genre, de race ou de sexualité a accouché d’un monstre nommé « cancel culture », et c’est une sacrée diablerie puisque la correction des inégalités via l’effacement des « oppresseurs » par les « opprimés » débouche sur une nouvelle oppression, de nouvelles injustices. Dernier exemple en date dans le domaine jusqu’ici préservé de la poésie : la polémique consécutive à l’éviction de deux traducteurs européens d’Amanda Gorman, la gracieuse poétesse afro-américaine qui accéda à la célébrité planétaire en déclamant l’un de ses textes – « The Hill We Climb » – lors de la cérémonie d’investiture de Joe Biden et qui, depuis, est devenue la coqueluche de l’édition mondiale.

On sait qu’adoubée comme traductrice par Gorman elle-même et son agent qui se félicitaient de ce choix, Marieke Lucas Rijneveld, nouvelle « sensation » des lettres néerlandaises car plus jeune romancière lauréate du Booker Prize en 2020, a renoncé à ce travail à cause des pressions déclenchées par un article d’une militante et journaliste noire, Janice Deul, qui évoquait une décision « incompréhensible » susceptible de provoquer « douleur, frustration, colère et déception » au motif que Rijneveld n’est pas noire. On sait aussi que Meulenhoff – le Gallimard hollandais –, après avoir soutenu sa traductrice, s’est incliné devant ces arguments communautaristes et excusé, avant de se mettre en quête d’une traductrice noire. Ce qu’on sait moins, c’est qu’après cette affaire le traducteur catalan engagé par l’éditeur barcelonais Univers pour traduire Gorman, Victor Obiols – président d’un éminent festival de poésie, plurirécompensé pour ses propres recueils et considéré comme l’un des meilleurs traducteurs de Shakespeare et Wilde – a été évincé lui aussi. On lui a fait savoir qu’on cherchait un « profil différent, celui d’une femme jeune, activiste et, de préférence, noire ». Depuis, a été engagée comme traductrice la poétesse María Cabrera, activiste du mouvement des Indignés, et c’est également une femme qui assurera cette tâche en castillan, pour le compte des éditions Lumen.

Ces faits ont déclenché, à juste titre, une polémique importante. Car, naturellement, en matière de traduction littéraire, l’enjeu n’est pas l’identité mais la capacité à entrer dans la pensée, les affects et les mots d’un autre en sacrifiant sa propre subjectivité et son ego. Tout bon traducteur est avant tout un linguiste qui se livre, précisément, à un processus de désidentification pour mieux célébrer la différence et la voix d’autrui. D’ailleurs, chacun sait qu’il existe autant de traductions possibles d’un texte que de traducteurs, mais s’ils sont compétents et empathiques, toutes seront bonnes. C’est pourquoi un angle mort me chiffonne dans cette dispute au sujet de la traduction de Gorman : le fait que Rijneveld a été choisie comme traductrice parce qu’elle était une jeune auteure talentueuse, se définissant comme « non binaire » et sensible aux problématiques de l’inclusion culturelle. De même que la traductrice de l’édition française, Marie-Pierra ­Kakoma, rappeuse belgo-congolaise de 24 ans qui écrit, compose et interprète ses textes sous le nom de Lous and the Yakuza, a été désignée par Fayard en raison de son profil. Autant dire deux traductrices non professionnelles, mais conformes à la nouvelle doxa (c’est aussi le sens du veto de Gorman au choix de Victor Obiols). Comme quoi, une instrumentalisation identitaire peut en cacher une autre dans ce vrai palais des glaces idéologique qu’est devenue la culture. 

Cécile Guilbert est essayiste et romancière. Roue libre (Flammarion, 2020) est le dernier livre qu’elle a publié.

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Marcher, dans la neige, sur la glace. Marcher, trente, quarante kilomètres par jour. Marcher, pieds nus, dans des chaussures trop petites ou trop grandes. Marcher, autour de la place d’appel, devant la potence. Marcher, marcher encore, marcher pour sa vie. Marcher jusqu’à la chute. Quiconque tombait était abattu par les SS.

Dans le camp de concentration de Sachsenhausen, ce que les nazis appelaient la « piste de test des chaussures » était l’une des pires corvées du camp. Les prisonniers devaient tester des semelles et des talons pour l’industrie allemande de la chaussure. En les usant.
L’usure des matériaux était notée au millimètre près ; l’usure des hommes, leur mort, n’intéressait personne. Même pas le leader du marché des semelles et des talons, le groupe Continental de Hanovre, et sa filiale de chaussures Schwelmer Gummiwaren.

À l’automne 1940, un ingénieur de chez « Conti » (le surnom de la marque), après s’être présenté au commandant du camp de Sachsenhausen, y envoya dix paires de talons en caoutchouc. Celles-ci arrivèrent le 26 novembre, et, moins de quatre semaines plus tard, on lui retournait les résultats : en moyenne, les talons avaient tenu 274 kilomètres, et quelques-uns jusqu’à 427 kilomètres. On décida de programmer d’autres tests dès qu’il aurait neigé et gelé afin d’évaluer la tendance du caoutchouc à glisser.

Les marches de la mort de Sachsenhausen ne sont pas les seules compromissions avec les SS que décrit l’historien Paul Erker dans son travail sur l’entreprise Continental. Les pneus qui devaient rouler pour la victoire, par exemple, étaient souvent fabriqués avec le caoutchouc de Hanovre. En tant qu’important fournisseur de l’insatiable machine de guerre allemande, la firme engrangea des profits considérables.
Aujourd’hui, Conti est l’un des plus grands équipementiers automobiles du monde et compte 240 000 employés. C’est le groupe lui-même qui a commandé l’étude et engagé Erker, un historien qui n’a pas la réputation d’être accommodant. Son travail sur l’histoire de la marque de liqueur Jägermeister a suscité une longue controverse parce que l’enseigne a refusé de publier ses conclusions dans leur intégralité et les a ensuite escamotées pendant des années1.

Dans son introduction, Erker accuse le groupe Conti de s’être lui aussi « longtemps dérobé à une véritable analyse de son rôle sous le IIIe Reich ». Son livre de plus de 800 pages retrace non seulement l’histoire de l’entreprise à l’époque nazie, mais aussi celle des firmes principales que le groupe a absorbées après la guerre : le fabricant de freins Alfred Teves (Ate), le fabricant de composants automobiles VDO, les fabricants de pneus Phoenix et Semperit.

Erker considère ces fournisseurs de pièces détachées comme « la véritable épine dorsale de l’économie de guerre national-socialiste ». Une publicité de Conti montre des véhicules de transport de troupes accompagnés du slogan : « Expert sur tous les fronts. » Qu’il s’agisse de pneus, de freins ou d’instruments de mesure, qu’il s’agisse de camions, d’avions de chasse, de chars, de sous-marins ou de missiles V1, sans les entreprises qui travaillent aujourd’hui sous l’égide de Conti, la guerre d’Hitler aurait tourné court à peine la frontière allemande franchie.

Au cours de son enquête sur l’industrie allemande sous le iiie Reich, Erker a été confronté à tout l’éventail des comportements humains : certains eurent une attitude criminelle et sadique, d’autres firent preuve de courage. La plupart des gens, semble-t-il, n’étaient ni des résistants ni des nazis zélés, mais plutôt des opportunistes : lorsque l’occasion de faire des affaires se présente, Conti et les autres la saisissent. Lorsque les ministères du Reich exigent toujours plus – plus de pneus, plus de freins, plus de compteurs de vitesse –, on met les bouchées doubles pour atteindre les objectifs. Et si la machine de guerre doit tuer encore plus efficacement, même les ingénieurs du courageux et récalcitrant Alfred Teves relèvent le défi technique.

Sous la plume d’Erker, Continental et les firmes qui ont rejoint le groupe plus tard ne sont pas l’incarnation du mal. En ce qui concerne les travailleurs forcés, des entreprises ont évidemment fait bien pire. Le cas du groupe Conti est typique de l’attitude des industries allemandes de l’époque – accepter de se compromettre avec le régime, « s’aryaniser » rapidement, courir après les commandes d’armement et finir par se soumettre plus ou moins volontairement aux diktats de la « guerre totale ».
Le patron de Conti, Willy Tischbein, avait promis dans une déclaration du 1er mai 1933 que son entreprise servirait l’ambition du « Führer Adolf Hitler » de donner au peuple allemand « la position dans le monde qui lui revient de droit ». Des drapeaux à croix gammée flottaient devant le bâtiment de l’administration.
Tischbein obligea tous les membres du conseil d’administration, les fondés de pouvoir et les directeurs à adhérer au parti. Le même mois, les membres du conseil de surveillance issus de familles juives furent poussés vers la sortie – à une exception près : le président dudit conseil, Julius Caspar. Il put siéger au conseil d’administration jusqu’en 1938, sans doute parce qu’il avait également un passeport suédois et qu’il détenait d’importants brevets dont dépendait Continental.

Cette série de purges fut soutenue par les principaux actionnaires de l’époque, les membres de la famille Opel, au premier rang desquels figurait Fritz Opel, le frère du fondateur. Mais cet actionnaire grippe-sou ne tarda pas à se brouiller avec Tischbein et le fit remplacer, non pour des raisons idéologiques mais parce qu’il était surtout intéressé par une chose : tirer le plus d’argent possible de l’entreprise. Malgré des profits à la hausse et bien qu’il fût membre du parti, Fritz Opel exhorta le conseil d’administration à réduire la donation au Secours d’hiver nazi – 100 000 marks par an, c’était trop.

Le conseil d’administration ne l’entendit pas de cette oreille et doubla la somme. De même, le budget consacré à la propagande hitlérienne au sein de l’entreprise augmenta fortement. La société investit sans compter pour fournir les pneus des « Flèches d’argent », ces voitures de course qui dominèrent les Grands Prix de 1935 à 1939 et dont s’enorgueillissaient tant les nazis. Et, bien entendu, le leader du marché fabriqua aussi les pneus spéciaux de la « Super Mercedes » du Führer, avec le meilleur caoutchouc naturel. Mais Hitler se plaignit de petites secousses désagréables pendant ses trajets – et les représentants de Conti et Daimler-Benz durent aller s’expliquer à la chancellerie du Reich.

En 1938, Fritz Könecke prit la direction du groupe. En bon opportuniste, le nouveau directeur sut jouer de toute la gamme offerte par l’économie planifiée et corrompue de l’Allemagne nazie. Il se fit élire à des postes de lobbyiste, à l’interface entre l’industrie et le régime, afin de garantir à Conti sa position de plus grand transformateur de caoutchouc du pays.
En lui, les nazis trouvèrent un ­auxiliaire consentant. En 1942, sous sa houlette, Conti fut même élue entreprise nazie modèle. De façon ­générale, le nouveau patron ne ­renâclait que lorsque les projets du régime risquaient de mettre à mal ses profits ou sa domination du marché – par exemple lorsque, après l’Anschluss, on lui demanda d’aider son concurrent d’alors, le fabricant autrichien Semperit2, en partageant avec lui son savoir-faire.
Comme Conti, l’industriel VDO « aryanisa » son réseau de distribution européen pour se faire bien voir du ministère de l’Économie du Reich et devenir son fournisseur d’armes. Le cofondateur de VDO, Adolf ­Schindling, avait connu des années difficiles et frôlé plusieurs fois la faillite. Il vit dans le réarmement de l’Allemagne une opportunité et, en 1934, prit sa carte du parti, si utile pour garnir un carnet de commandes.

Pendant la guerre, la société Teves [fabriquant les freins Ate, NDLR] devint elle aussi une entreprise d’armement clé. Le patron, Alfred Teves, et ses deux fils conservèrent néanmoins la dangereuse réputation d’être des non-conformistes. Le vieux Teves refusa de licencier les juifs ; menacé de se voir privé du drapeau doré décerné par le Front du travail allemand aux usines modèles, il aurait déclaré : « Qu’ils accrochent leur chiffon où bon leur semble, je n’en suis pas. » En 1936, devant des notables nazis, il ponctua trois fois son discours de tonitruants saluts à l’« auguste Hitler », surenchère derrière laquelle on peut soupçonner une pointe d’ironie. Beaucoup de ses ouvriers étaient d’anciens membres du SPD et du KPD [les partis social-démocrate et communiste allemands, NDLR], et certains, jouant sur le nom de la marque Ate, se disaient « atéistes ».

Teves, qui avait envoyé ses fils étudier aux États-Unis, vivait dans l’esprit des self-made men américains qui n’entendaient pas laisser la politique interférer dans leurs affaires. Pour lui, seule l’excellence technique comptait, et non les convictions politiques. Tant qu’il livrait en temps et en heure les quantités requises, il pouvait conserver une certaine marge de manœuvre vis-à-vis des nazis. Les prisonniers des camps de concentration n’étaient pas les bienvenus dans ses usines.

Malgré tout, Alfred Teves rejoignit lui aussi le parti, comme l’atteste la demande d’adhésion datée de mai 1939 retrouvée par Erker. Le chef de district local avait fait pression sur l’industriel. En 1940, on le menaça de le destituer de son poste de directeur sous prétexte que, à 72 ans, il était trop vieux. En réalité, on le soupçonnait d’être politiquement peu fiable. Teves abandonna la direction à son fils cadet. Celui-ci rejoignit alors le parti, comme son frère, directeur de la filiale berlinoise. Les nazis ne cessèrent pas pour autant de faire pression sur la famille : la Gestapo plaça dans l’entreprise des espions qui débusquèrent et dénoncèrent des communistes. Une cellule de résistance de 40 membres fut découverte dans l’usine de Berlin. Six d’entre eux furent exécutés au tournant de l’année 1944-1945.
Depuis bien longtemps, des travailleurs forcés avaient fait leur apparition dans les usines du Reich. Ils remplaçaient les Allemands partis au front. Chez Conti également, que ce soit à Hanovre ou à Korbach, en Hesse, on employa des prisonniers de guerre et des civils déplacés (près de 10 000 personnes au total). Toutefois, ils travaillaient souvent sur les mêmes sites que les Allemands ou les étrangers venus volontairement. Erker atteste le traitement relativement « modéré » que l’entreprise réservait aux étrangers.
Cela tenait à la philosophie de celle-ci : traditionnellement, chez Conti, on misait plutôt sur les salaires et les primes que sur la discipline et la coercition pour obtenir le meilleur des ouvriers. Les prisonniers de guerre français gagnaient donc presque autant que les employés allemands. Et, lorsque des travailleurs forcés commettaient des infractions, la direction de Conti s’efforçait de régler le problème en interne. Même le délégué du personnel, qui, sous le régime nazi, était une sorte de chien de garde politique au sein de l’entreprise, veillait à ce que le long bras de la Gestapo s’arrête au seuil des usines.

Malgré tout, Alfred Teves rejoignit lui aussi le parti, comme l’atteste la demande d’adhésion datée de mai 1939 retrouvée par Erker. Le chef de district local avait fait pression sur l’industriel. En 1940, on le menaça de le destituer de son poste de directeur sous prétexte que, à 72 ans, il était trop vieux. En réalité, on le soupçonnait d’être politiquement peu fiable. Teves abandonna la direction à son fils cadet. Celui-ci rejoignit alors le parti, comme son frère, directeur de la filiale berlinoise. Les nazis ne cessèrent pas pour autant de faire pression sur la famille : la Gestapo plaça dans l’entreprise des espions qui débusquèrent et dénoncèrent des communistes. Une cellule de résistance de 40 membres fut découverte dans l’usine de Berlin. Six d’entre eux furent exécutés au tournant de l’année 1944-1945.
Depuis bien longtemps, des travailleurs forcés avaient fait leur apparition dans les usines du Reich. Ils remplaçaient les Allemands partis au front. Chez Conti également, que ce soit à Hanovre ou à Korbach, en Hesse, on employa des prisonniers de guerre et des civils déplacés (près de 10 000 personnes au total). Toutefois, ils travaillaient souvent sur les mêmes sites que les Allemands ou les étrangers venus volontairement. Erker atteste le traitement relativement « modéré » que l’entreprise réservait aux étrangers.
Cela tenait à la philosophie de celle-ci : traditionnellement, chez Conti, on misait plutôt sur les salaires et les primes que sur la discipline et la coercition pour obtenir le meilleur des ouvriers. Les prisonniers de guerre français gagnaient donc presque autant que les employés allemands. Et, lorsque des travailleurs forcés commettaient des infractions, la direction de Conti s’efforçait de régler le problème en interne. Même le délégué du personnel, qui, sous le régime nazi, était une sorte de chien de garde politique au sein de l’entreprise, veillait à ce que le long bras de la Gestapo s’arrête au seuil des usines.

Les travailleurs forcés qui se retrouvèrent dans les usines de mélange du caoutchouc eurent néanmoins une tout autre expérience. Ils étaient sous l’autorité de Hans Odenwald, alors ­directeur adjoint de Conti, qui fut décrit après la guerre, même par les travailleurs allemands, comme un « exploiteur brutal et sadique ». Il poussait, dit-on, les travailleurs forcés jusqu’à l’épuisement. Un jour, il ordonna à un directeur d’usine de menacer les étrangers d’être envoyés en camps de concentration : « Alors, ils travailleront. » Et, à propos des prisonniers de guerre russes, il aurait eu ces mots : « Quand ils seront morts, on en prendra d’autres. »
Ce n’était qu’un avant-goût de la brutalité qui s’accrut chez Conti à mesure que la fin de la guerre approchait. À cause des lourdes destructions dues aux raids aériens, du nombre croissant d’ouvriers qualifiés contraints de partir au front et, en même temps, des demandes toujours plus absurdes de la bureaucratie, il devint difficile de maintenir la production. Et la direction de Conti se montra impitoyable.

En juin 1944, les SS envoyèrent à l’une des usines de Hanovre les premiers prisonniers des camps de concentration – des prisonnières, en l’occurrence, de Ravensbrück. Conti paya pour le logement et la nourriture et versa en plus 4 marks par prisonnière et par jour aux SS. Mais, surtout, il fut convenu que les surveillantes devaient provenir du personnel de l’entreprise. Un Hauptsturmführer SS se rendit à l’usine pour les recruter. Il n’eut aucun mal à enrôler comme sbires 25 femmes de chez Conti.
Les détenues devaient assembler des masques à gaz douze heures par jour, par 35 degrés et dans un air saturé de benzène. Les mauvais traitements infligés par les gardiennes SS furent leur lot quotidien jusqu’à ce que la direction interdise les coups dans l’enceinte de l’usine. En septembre 1944 arrivèrent des hommes du ghetto de Łódź qui avaient été déportés à Auschwitz. Un ingénieur de Conti s’y était rendu et n’y avait trouvé que 300 hommes aptes au travail, bien que tous les détenus l’aient supplié de les sortir de l’enfer du camp.

Finalement, 1 000 prisonniers furent envoyés à Hanovre. Les SS construisirent pour eux une annexe du camp de Neuengamme et y instaurèrent la terreur – avec le concours des employés de Conti, selon des témoignages de l’après-guerre.
Après quelques semaines de mauvais traitements, 55 prisonniers moururent et 80 à 85 furent renvoyés au camp principal de Neuengamme parce qu’ils étaient inaptes au travail, ce qui équivalait à une condamnation à mort.

En novembre 1944, le camp fut ­démantelé, et on transféra les prisonniers au camp d’Ahlem. Là, ils durent creuser une galerie et bon nombre y succombèrent. Chez Conti, « beaucoup savaient ce qui se passait dans le camp d’Ahlem, estime Erker. La direction de l’entreprise aurait certainement pu exercer une influence sur les conditions de vie des détenus. Mais personne n’a rien fait. »
En 1946, 16 anciens détenus d’Ahlem écrivirent au gouvernement militaire britannique afin d’empêcher l’ex-patron de Conti, Könecke (congédié l’année précédente), d’en reprendre la direction.
Könecke ne retourna finalement pas chez Conti. Lors de la dénazification, il parvint à se présenter comme un ­farouche et tenace opposant au régime. Il fit carrière chez le concurrent Phoenix, puis chez Daimler-Benz, où il prit, en 1953, la direction du conseil d’administration. Peu de temps après, le président de la république Theodor Heuss lui ­décernait la grand-croix de l’ordre du Mérite de la République fédérale. 

Jürgen Dahlkamp a été journaliste au Frankfurter Allgemeine Zeitung. Depuis 1998, il officie comme reporter au Spiegel.
Ce texte est paru dans le Spiegel le 29 août 2020. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

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Au printemps 2018, le photojournaliste Nicolas Boyer quitte son domicile parisien pour Tokyo, lesté de son fidèle Canon et de ses abondantes lectures sur l’archipel qu’il allait fouler pour la première fois. Trois mois durant, il s’était gavé de Japon. Il avait lu les récits de voyage du Suisse Nicolas Bouvier, l’enquête minutieuse de l’anthropologue Ruth Benedict sur les codes sociaux, les réflexions du grand maître romancier Tanizaki sur l’ombre et la patine. Il avait plongé dans l’histoire des dynasties, des mafias, de l’érotisme, du bouddhisme, de l’art japonais ; il avait absorbé des centaines de reportages photo, des dizaines de films. « Je suis parti de zéro », dit-il. Et pourquoi le Japon ? « J’aime la géopolitique, c’est mon côté Sciences-Po. J’avais fait un reportage à Détroit, dans l’Occident familier. Le Japon, c’est l’Occident lointain, l’Extrême-Occident : les Japonais ne se considèrent pas comme asiatiques. »

Il s’envole pour deux mois, puis il y reviendra encore trois semaines, l’année suivante. Il arpente les villes, descendant l’« axe de “la ceinture pacifique”, sorte d’amibe métropolitaine regroupant 80 % de la population sur 6 % du territoire, (1 300 kilomètres depuis Tokyo jusqu’à Fukuoka) », écrit-il dans le texte très instruit publié dans ce beau livre. Il pratique le « bura bura, cette forme japonaise de flânerie ». Son désir : échapper aux clichés convoyés depuis l’ouverture du Japon aux étrangers. « Le Japon, rappelle-t-il, est resté fermé pendant plus de deux siècles à la suite de la politique imposée par la dynastie Tokugawa – expulsion des missionnaires chrétiens autour de 1640 puis limitation des ports ouverts aux étrangers et finalement interdiction d’entrer ou de sortir du territoire pour tout Japonais sous peine de mort. Les premiers photographes occidentaux comme Felice Beato ou Adolfo Farsari sont arrivés au Japon au moment de l’ouverture forcée du pays, au tournant des années 1860. […] Ils ne firent que prendre le relais des auteurs japonais d’estampes qui avaient pour finalité la célébration des lieux les plus emblématiques du Japon. »

Lui, au contraire, cherche les tensions qui modèlent cette société hyper-hiérarchisée et normative, où l’adjectif « fou » est formé des mots « esprit » et « différent ». Il est à l’affût du Giri Giri, titre de son livre désignant ce moment où « deux choses s’entrechoquent, où une situation est au bord de la rupture ». S’il « shoote » des élèves qui pratiquent le kendo (escrime au sabre) au quasi-garde-à-vous, c’est au moment où l’un d’eux se courbe sur un balai-serpillière, répondant à l’injonction de propreté. Il se poste sur les voies d’échappement à la pression sociale : l’ébriété, encouragée par l’entreprise, qui délie les corps ; la sexualité monnayée, également normée, chaperonnée par les mafias – sous l’éclairage du flash et de la galerie commerciale où un yakuza surveille ses prostituées, on est au-delà du réel.
Ce qui a le plus surpris Boyer, c’est le silence ouaté des villes japonaises. Il est là, presque palpable, dans cette image de bâche flottant entre les immeubles tokyotes. « La notion d’espace, en japonais, est liée à celle de silence et de vide, ou plus exactement à celle d’interstice », explique le photographe pour qui « le Japon n’est pas un pays incompréhensible ». 

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« Les nez ont été faits pour porter des lunettes »

Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie. Il prouvait admirablement qu’il n’y a point d’effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux, et madame la meilleure des baronnes possibles.
« Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées et pour en faire des châteaux, aussi monseigneur a un très beau château : le plus grand baron de la province doit être le mieux logé ; et les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année. Par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise : il fallait dire que tout est au mieux. »
— Extrait de Candide, chapitre i

« Quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe »

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. « Eh ! mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ? — J’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. — Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ? — Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : “Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l’honneur d’être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère”. Hélas ! je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous ; les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germain. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible.
— Ô Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination ; c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme. — Qu’est-ce qu’optimisme ? disait Cacambo. — Hélas ! dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal. » Et il versait des larmes en regardant son nègre ; et en pleurant, il entra dans Surinam.
— Extrait de Candide, chapitre xix

« Le plus parfait de tous les États ou gouvernements possibles »

Quand on accorderait qu’il y a plus de mal que de bien dans le genre humain, on a encore tout sujet de ne point accorder qu’il y a plus de mal que de bien dans toutes les créatures intelligentes ; car il y a un nombre inconcevable de génies, et peut-être encore d’autres créatures raisonnables ; et un adversaire ne saurait prouver que, dans toute la cité de Dieu, composée tant de génies que d’animaux raisonnables sans nombre et d’une infinité d’espèces, le mal surpasse le bien ; et, quoiqu’on n’ait point besoin, pour répondre à une objection, de prouver qu’une chose est, quand sa seule possibilité suffit, on n’a pas laissé de montrer dans cet ouvrage que c’est une suite de la suprême perfection du souverain de l’univers que le royaume de Dieu soit le plus parfait de tous les États ou gouvernements possibles, et que, par conséquent, le peu de mal qu’il y a soit requis pour le comble du bien immense qui s’y trouve.
— Extrait des Essais de Théodicée de Leibniz, 1710

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«Nous considérons notre époque comme une période troublée, un âge de l’anxiété. Les fondements de notre civilisation et de nos certitudes s’écroulent sous nos pieds. Les idées et les institutions qui nous étaient familières s’évanouissent sous nos yeux comme des ombres dans le crépuscule vacillant. » Ce constat fait en 1949 par l’historien américain Arthur Schlesinger Jr. lui avait été inspiré par un long poème de W. H. Auden, « L’Âge de l’anxiété » (1947). Schlesinger Jr. écrivait ces mots au cours d’une période tendue, où l’on entrevoyait la possibilité d’une apocalypse nucléaire et où le désenchantement face à l’histoire récente disqualifiait tout optimisme politique. Ils n’ont rien perdu de leur actualité1.

Depuis la crise financière de 2008, il règne en Europe et aux États-Unis un « sentiment de fin », pour reprendre l’expression du critique littéraire britannique Frank Kermode. Les doctrines progressistes ont été radicalement remises en question. Les mouvements populistes se sont dressés contre l’ordre politique et économique en place depuis cinquante ans. Des électorats entiers ont fait un saut vers l’inconnu. Les fondements de notre civilisation ne s’effondreront pas sous nos pieds mais ils se fissurent au fil de la fonte des glaces et de la montée des eaux, tandis que dans de nombreuses régions du monde des indices de progrès comme l’espérance de vie, l’égalité, le bonheur ou la confiance dans les institutions se sont dégradés. Les gros titres de la presse internationale résument bien l’air du temps : « Le bonheur est en baisse aux États-Unis, selon un rapport mondial de l’ONU » ; « La confiance s’effondre en Amérique » ; « L’espérance de vie aux États-Unis a diminué pendant deux années consécutives ». La Banque mondiale a également signalé que, si le nombre de personnes dans le monde vivant dans l’extrême pauvreté a bien diminué, le rythme de la baisse du taux de pauvreté a ralenti. Ces sons de cloche déclinistes coexistent avec des visions plus positives d’une trajectoire pacifique et éclairée de l’humanité – ­témoin Steven Pinker [lire l’article d’Anthony Gottlieb, p. 19]. Mais les optimistes se sont montrés moins persuasifs et se révèlent incapables d’endiguer la vague apocalyptique.

Ces discours catastrophistes ne devraient pas nous étonner outre mesure. Dès les années 1990, tout un chœur d’intellectuels et de commentateurs a commencé à sonner l’alarme sur les tempêtes à venir – clameur certes assourdie par le triomphalisme d’une Amérique hégémonique. Certains, comme le politologue John Mearsheimer, craignaient le retour de rivalités nationales longtemps refoulées par la configuration bipolaire de la guerre froide. D’autres, à l’instar de l’historien Paul Kennedy, ravivèrent les angoisses malthusiennes sur les « déséquilibres démographiques à travers le monde ». Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter, annonça une foule de dangers planétaires : « le changement global » était « hors de contrôle », l’humanité s’acheminait à grande vitesse vers « le désordre politique et la confusion philosophique ». Chacun dans son registre, le philosophe John Gray, le géopolitologue Edward Luttwak et le milliardaire George Soros s’en sont pris aux effets délétères du libre marché. Le journaliste conservateur Robert Kaplan, tout en ridiculisant la foire aux vanités du capitalisme américain, a prophétisé « l’anarchie qui vient », un monde à la Mad Max miné par la criminalité et le saccage écologique.

L’avertissement le plus troublant – et le moins bien compris – vint de Francis Fukuyama. Publié dans la revue The National Interest en 1989, son article « La fin de l’Histoire ? » (transformé en livre en 1992, le point d’interrogation du titre ayant été ostensiblement abandonné) est devenu le texte de référence de l’ère ouverte par la fin de la guerre froide. Sa thèse – selon laquelle la démocratie libérale est le « terminus de l’évolution idéologique de l’humanité » – est d’ordinaire interprétée comme une apologie du capitalisme sauvage et des interventions anglo-américaines au Moyen-Orient. Son terminus libéral n’invite pourtant pas aux réjouissances. À ses yeux, le futur post-historique risquait de devenir une « vie d’esclavage sans maître », un monde de putréfaction civique et de torpeur culturelle, expurgé de toute contingence et complication. Les « derniers hommes » ne seraient plus guère que des Homo economicus, guidés seulement par les rituels de consommation, dépouillés des ressorts de dynamisme et d’héroïsme qui sont les moteurs de l’Histoire. Soit les gens se résigneraient, soit – et c’est l’hypothèse la plus probable –, ils se révolteraient contre l’ennui de leur existence, prévenait Fukuyama. « Je sens en moi et chez d’autres autour de moi une puissante nostalgie pour le temps où l’Histoire existait, écrit-il. Peut-être est-ce précisément la perspective de siècles d’ennui dus à la fin de l’Histoire qui permettra à l’Histoire de redémarrer. »

À l’époque, l’Amérique moderne montrait déjà des signes de l’asservissement à la vacuité déploré par Fukuyama, et d’autres États, y compris la Grande-Bretagne, ne tardèrent pas à lui emboîter le pas. Le déclin des idéologies de gauche et de droite amorcé dans les années 1970 atteignit son nadir dans les années 1990. Les grandes questions de répartition du pouvoir et des richesses ou de lutte pour l’égalité n’occupaient plus guère que des politiciens marginaux, les débats se concentrant sur des ajustements techniques et administratifs. Dans l’un des rares moments où sa rhétorique se fait précise, Slavoj Žižek écrit, en 1999, dans Le Sujet qui fâche : « Le conflit des visions idéologiques globales incarné dans différents partis en compétition pour le pouvoir se trouve remplacé par la collaboration de technocrates éclairés (économistes, spécialistes de l’opinion publique…) et de multiculturalistes libéraux. Par le biais du processus de négociation, on parvient à un compromis qui prend l’aspect d’un consensus plus ou moins universel. »2 Le concept de « centrisme radical » prôné par Tony Blair est, selon Žižek, la parfaite illustration de ce changement de paradigme.

Le déclin des grands récits et des antagonismes politiques, le brouillage des frontières entre gauche et droite, tout cela a mis fin à l’adhésion aux vertus et aux valeurs propres à inspirer les citoyens. La société sembla bientôt ­vidée de sa Sittlichkeit, le cadre moral et spirituel qui favorise la cohésion et l’engagement politique. Comme l’explique Frank Furedi dans How Fear Works, la place dominante que la peur occupe désormais dans notre vie est intimement liée à cette « crise motivationnelle due au faible statut de l’autorité morale ». L’absence d’idéaux politiques positifs tels que le courage, le sens du devoir, l’espoir, l’idéologie, l’amour et la solidarité a engendré « une conception négative de l’autorité fondée sur la peur » – un phénomène sur lequel la campagne présidentielle d’Obama de 2008 a mis le doigt.

Furedi explore ce sujet depuis longtemps. Dans un livre précédent, « La culture de la peur », publié en 19973, il écrivait : « Les sociétés qui, il n’y a pas si longtemps, célébraient leur triomphe sur l’Union soviétique » sont désormais « profondément affectées par un sentiment de malaise social ». Partout, on voit « les inquiétudes liées aux risques s’emparer davantage des esprits » ; la sécurité est devenue « la vertu cardinale de la société ». Cela affecte toutes les facettes de notre existence, depuis notre attitude à l’égard des nouvelles technologies jusqu’à notre relation à autrui. Dans son nouveau livre, Furedi garde ce ton légèrement exaspéré, tant il est irrité de voir à quel point nos sociétés apeurées se sont affaiblies. Ce monde fragilisé, aux valeurs confuses – celui prophétisé par Fukuyama –, explique pourquoi la peur est « partout », entretenue par les menaces apocalyptiques du changement climatique et de la guerre nucléaire, par les inquiétudes liées aux dettes, à l’alimentation, à l’éducation, à la pédophilie. Furedi diagnostique et inscrit dans un contexte historique les sources de cette peur généralisée. Il montre que, dans les temps anciens et jusqu’à l’entre-deux-guerres, la peur, vue comme un problème moral lié au bien et au mal, pouvait être vaincue par des vertus comme le courage. À partir des années 1920, l’emprise de la psychologie sur le monde intellectuel a conduit à une « démoralisation de la peur » et « contribué à l’élaboration d’un discours présentant la peur comme une force incontrôlable, autonome et paralysante ». Dans son adresse inaugurale de 1933, Franklin Roosevelt affichait son adhésion à cette interprétation : « La seule chose que nous avons à craindre […], c’est la peur elle-même […], une terreur irraisonnée et injustifiée qui paralyse. »

« La peur elle-même », pour reprendre la formule de Roosevelt, fut naguère perçue comme constitutive de la vie politique. Le théorème de Salluste, l’historien romain, selon lequel la peur de l’ennemi favorise la cohésion sociale ; le conseil adressé par Machiavel aux républiques d’opérer un retour à leurs commencements pour les rendre vulnérables à la menace extérieure ; l’idée de Hobbes que la peur est la passion originelle de l’État ; et, au xxe siècle, les philosophies de Carl Schmitt, Hans Morgenthau et Judith Shklar : l’Histoire est là pour rappeler que la peur a été conceptualisée comme source de vitalité politique ou, comme le dit John Locke, comme « le principal, sinon le seul aiguillon du progrès humain ». Aujourd’hui, la politique de la peur consiste moins à établir un repoussoir servant à fonder le vivre-ensemble qu’à asseoir l’emprise croissante de séducteurs qui nous promettent de vivre en sécurité. Songeons au discours d’investiture de Donald Trump, en janvier 2017, dans lequel il assurait que « la sécurité sera[it] rétablie » et qu’« [il rendrait] l’Amérique à nouveau sûre ».

L’idée selon laquelle c’est la peur, plutôt que l’espoir ou la confiance, qui pousse les personnes à agir a été adoptée dans certains milieux, et notamment par de nombreux experts et militants du climat. L’article-fleuve de David Wallace-Wells publié en 2017 dans le magazine New York, « La Terre inhabitable », qui décrit ce qui pourrait advenir de la planète d’ici à la fin du siècle – famines, effondrement économique, épidémies et canicules – est emblématique du ton apocalyptique dont usent les activistes du climat pour effrayer l’opinion publique et ainsi faire changer les mentalités et les comportements4. L’un des débats importants entre les experts du climat ne porte pas tant sur la science que sur la rhétorique à employer. Il oppose des personnalités comme Wallace-Wells et Guy McPherson (un « écologiste apocalyptique », selon The New York Times) à d’autres comme le climatologue Michael E. Mann qui soutiennent qu’il est « dangereux de gonfler les données scientifiques au point de présenter le problème [du changement climatique] comme insoluble, ce qui alimente un sentiment de catastrophe inévitable et de désespoir »5. Furedi est du même avis. Il souligne que le catastrophisme écologique, tout comme les autres discours de fin du monde, est la preuve que « la foi optimiste des Lumières en la capacité de l’humanité à dompter l’inconnu a laissé place à la conviction qu’elle est impuissante à affronter les dangers qui l’attendent ».

Dans quelle mesure nos peurs sont-elles générées par les médias ? Moins qu’on le dit souvent, affirme Furedi. Associer la peur aux médias n’a rien de nouveau. Au xixe siècle, les commentateurs tenaient la diffusion massive des journaux, des penny dreadfuls6, des tabloïds et des romans-feuilletons pour responsable de l’émergence d’hystéries et de peurs collectives. Ceux qui accusent les médias de semer la panique morale en propageant des rumeurs alarmistes recourent souvent à la même rhétorique alarmiste qu’ils critiquent chez les autres, faisant des médias une autre force malveillante à redouter. Furedi ne nie pas que les médias et les réseaux sociaux se servent de nos peurs pour capter notre attention. Mais il juge un peu facile de les pointer du doigt. C’est ne pas tenir compte des expériences vécues, des idiosyncrasies et des caractéristiques socio-culturelles qui façonnent les peurs de chacun d’entre nous. « Les variables socioculturelles, écrit-il, entraînent tout un éventail de réactions devant les menaces évoquées dans les médias. » Ces réactions varient selon l’âge, le sexe, la classe sociale, le niveau d’instruction. Il arrive qu’une panique soit générée par des journaux à sensation, mais les médias créent moins la peur qu’ils ne la renforcent – capitalisant sur un fatalisme latent. Leur vocation première, écrit Furedi, est de « normaliser une langue et un système de symboles et de significations de manière à interpréter ce qui se produit dans une société ». Il cite les récents emballements au sujet de la pédophilie pour montrer que les médias ne sont pas à l’origine de nos inquiétudes, mais « ont joué un rôle important en produisant les symboles et les images qui hantent notre imaginaire ».

Furedi souligne également l’aspect déterminant des interactions entre les images et les mots. Les sentiments de désespoir ou de danger imminent résultent de figures de style et de métaphores comme « la bombe à retardement » ou « la boîte de Pandore ». Ces formules convoquent l’idée d’un avenir incertain et « poussent la société non seulement à avoir peur mais à redouter le pire ». Par-dessus tout, la métaphore de la bombe à retardement – tout comme l’« horloge de l’apocalypse » [lire l’article d’Anthony Gottlieb, p.19], conçue l’année où paraissait le poème d’Auden – illustre notre tendance à imaginer le pire. Non seulement elle suggère l’idée d’une déflagration imminente, mais elle présente le temps qui passe comme une progression inexorable vers un avenir explosif. La vie semble être une course contre la montre où il s’agirait d’intervenir avant qu’il ne soit trop tard. Furedi appelle « téléologie du désastre » cette manière de percevoir le temps. La formule décrit bien comment nous pensons la relation entre le présent et l’avenir.

La culture de la peur se perpétue par un mécanisme de culpabilisation : ceux qui ne tiennent pas compte des avertissements des experts sont réprouvés pour leur inconséquence, voire leur immoralité. Se couvrant de l’autorité de la science pour dire vertueusement le bien et le mal, la société fustige ceux qui fument, prennent des bains de soleil, picolent, utilisent du lait maternisé, mangent mal et ne font pas assez d’exercice. Furedi attire notre attention sur un point essentiel, à savoir que ce sentiment de supériorité morale vise à entretenir la peur et à condamner les déviants, faisant que la moindre de nos expériences du quotidien – comme boire un café dans un gobelet jetable – est désormais scrutée à l’aune des risques qu’elle présente pour nous et pour la planète. Il identifie la peur comme une sorte de vérité négative, où la politique puise sa raison d’être, et appelle à ranimer des vertus telles que « le courage, l’imagination et l’idéalisme » afin de faire renaître une conception plus positive de la vie. 

Gavin Jacobson est rédacteur au New Statesman, spécialiste de l’histoire et de la politique européennes. Il contribue régulièrement à diverses publications telles que The New York Review of Books, The London Review of Books, The New Yorker ou The Times Literary Supplement.

Cet article est paru dans The Times Literary Supplement le 8 février 2019. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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