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Un livre de philosophie sur le sexe ? Dans Die Zeit, Maja Beckers s’en alarme. Ne doit-on pas redouter qu’il verse dans le « mysticisme » ou, à l’inverse, dans une froide et « convulsive objectivité » ? Heureusement, dans son Sexkultur, Bettina Stangneth parvient à « contourner ces deux écueils ».
Un avis confirmé par Andrea Diener dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung : « L’auteure propose une réflexion de fond, mais le fait dans une langue compréhensible et non dénuée d’humour. » L’Europe, rappelle-t-elle, a hérité d’une tradition qui la distingue du reste du monde : en séparant nettement le corps de l’esprit, elle a cantonné le sexe au domaine de la « nature ». Résultat, au lieu de faire partie intégrante de la « culture », le sexe s’oppose à elle. Le plus étonnant est que la libération sexuelle des dernières décennies n’a pas gommé ce clivage.
« Même si, aujourd’hui, il est explicitement recommandé d’avoir une vie sexuelle épanouie, ce n’est pas parce que cela fait du bien, mais parce que cela réduit le stress, parce que les orgasmes sont bons pour la santé, parce que cela brûle des calories. Ainsi, notre culture, tout en se prétendant décomplexée par rapport au sexe, n’ose pas en faire une fin en soi, mais seulement un moyen. Elle continue de regarder au-delà de la matière elle-même », commente Beckers.
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L’arme biologique létale découverte le plus récemment est la poignée de main. Un centimètre carré de peau manuelle contient quelque 70 millions de bactéries. Sans compter les virus : celui du rhume peut survivre jusqu’à trois heures sur la paume d’une main. C’est donc un livre d’une actualité brûlante qu’a écrit Ella Al-Shamahi.
Mais en tant que paléoanthropologue, elle s’intéresse plus encore à l’histoire longue de cette étrange coutume. Celle-ci ne remonte pas au Moyen Âge européen comme on l’a cru (serrer la main de l’autre permet de s’assurer qu’il ne tient pas un couteau), mais au moins à la Mésopotamie : Al-Shamahi a débusqué au musée de Bagdad un bas-relief du ixe millénaire avant notre ère qui l’évoque d'une manière irrésistible. Et l’on en trouve des allusions chez Homère. Comme la coutume n’existe pas en Asie, on peut en conclure qu’elle est typiquement indo-européenne. Témoin la célèbre poignée de main entre Donald Trump et Emmanuel Macron : vingt-neuf secondes au compteur. Hélas, ces temps sont révolus. Faut-il souhaiter qu’ils reviennent ? Il nous faudra arbitrer entre bénéfices émotionnels et arme de destruction massive, suggère Stephen Bayley dans The Spectator.
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La Chine a-t-elle définitivement renoncé à s’engager sur la voie de la démocratie ? En dépit des apparences, les dés ne sont pas jetés, estime Jiwei Ci, professeur de philosophie à l’Université de Hongkong. Il est l’une des rares « voix chinoises » à continuer d’exprimer un espoir en ce sens, note Barbara Demick dans The New York Review of Books. « Devenue la deuxième économie du monde et n’ayant plus rien de rouge bien qu’elle reste dirigée par un parti nominalement communiste, la Chine, écrit Jiwei Ci, doit faire évoluer sa puissance incontestable de manière à susciter l’admiration et l’allégeance. Elle doit parvenir à fédérer grâce à ses valeurs culturelles et morales au lieu de s’imposer par la force et les gratifications matérielles. C’est aussi vrai de ses relations avec Hongkong que de son image sur la scène internationale. »
Pour Jiwei Ci, le système politique chinois est ossifié. Il a perdu sa légitimité historique et doit s’adapter s’il veut survivre. « Seule la démocratie peut aider la Chine à éviter une crise de légitimité paralysante. » La « crise qui vient » est rendue inéluctable par la baisse tendancielle du taux de croissance.
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Encore une biographie de Leopold Tyrmand ! En Pologne, on ne compte plus les livres consacrés à cet écrivain, icône de la jeunesse rebelle des années 1950, né à Varsovie en 1920 et mort en 1985 aux États-Unis. Et pourtant, « on ne s’en lasse pas », se réjouit la romancière Sylwia Chutnik à propos de la sortie de Tyrmand. Pisarz o białych oczach. Surtout que l’auteur du livre, Marcel Woźniak, 37 ans, est le spécialiste en chef de ce grand promoteur du jazz, ami de Gombrowicz, qui interviewa Picasso, skia avec Jean-Paul II et inventa le premier super-héros polonais – un homme aux yeux blancs qui lutte contre le crime organisé pour défendre les plus faibles (ce roman est devenu culte en Pologne dès sa sortie en 1955). « Woźniak vit pour Tyrmand depuis l’université », lit-on dans l’édition polonaise de Vogue.
Pour le quotidien Gazeta Wyborcza, le « médium » Woźniak est même capable de converser avec l’esprit de l’écrivain, « parvenant à ramener son monde à la vie ». Le biographe chronique ses années d’étudiant à Paris, son passage par les geôles communistes et nazies, le service du travail obligatoire en Allemagne – où il se retrouva volontairement sous une fausse identité –, son exil aux États-Unis… Une vie de James Bond beatnik qui fit de Tyrmand, comme l’écrit Gazeta Wyborcza, « un paon dans la grisaille polonaise des années 1950 ».
[post_title] => Une icône polonaise
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No es un río, le roman de l’Argentine Selva Almada, vient clore un cycle commencé une dizaine d’années plus tôt par Après l’orage (Métailié, 2014) et poursuivi avec Sous la grande roue (Métailié, 2019). Si les intrigues ne se suivent pas d’un livre à l’autre, chaque volet du triptyque explore une facette de l’univers masculin.
Dans ce dernier opus, la romancière dépeint le quotidien d’un petit village du littoral argentin – quotidien rythmé par les parties de pêche, les bières bues entre hommes à l’ombre des toits de tôle et les rivalités qui se règlent parfois dans le sang. « L’univers de Selva Almada combine deux traditions littéraires à première vue inconciliables : la poétique du littoral et le gothique latino-américain, pointe Verónica Boix dans le quotidien argentin La Nación. Les phrases sont courtes, les images, précises et les descriptions, tirées au cordeau. » Quant à Milena Heinrich, de l’agence de presse Télam, elle voit dans No es un río « un texte épuré qui fait la part belle aux paysages ».
Le roman bascule lorsque trois protagonistes partent pêcher aux abords d’une île située à quelques encablures du village. Après avoir ferré une raie géante, ils l’abattent d’un coup de pistolet et la rejettent à l’eau, ce qui ne plaît guère aux insulaires. Écrit dans le sillage de « Ni una menos », ce mouvement féministe qui secoue l’Argentine depuis 2015, No es un río donne à voir un monde d’hommes où la violence est omniprésente. Comme le souligne Patricia Kolesnicov dans le quotidien Clarín, la région décrite par Selva Almada – celle des villages côtiers éloignés des grands axes – est sous-représentée au sein de la littérature argentine. Et la critique de saluer « un roman contemporain qui n’est pas urbain, écrit dans un espagnol qui n’est pas celui de Buenos Aires ».
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L’un des paradoxes de la science économique est que les prévisions à long terme ont plus de chance de se réaliser que celles à court ou moyen terme. Comme le montre la pandémie actuelle – ou des événements comme le choc pétrolier de 1974 ou la crise financière de 2008 –, les prévisions à brève échéance volent en éclats à l’arrivée du moindre « cygne noir ».
Il peut en aller autrement des prévisions à long terme, si elles intègrent les tendances lourdes, de caractère structurel, susceptibles de résister aux accrocs de l’Histoire. Ainsi les prévisions faites en 1945 par Jean Fourastié sur l’avènement d’une société dominée par les services [lire « Un optimiste impénitent » p. 20]. C’est à un exercice de ce genre que se livrent deux économistes britanniques : l’octogénaire Charles Goodhart, un ancien de la Banque d'Angleterre, et Manoj Pradhan, qui a été l’un des directeurs de la banque Morgan Stanley. Ils appartiennent à des générations différentes, et ce n’est peut-être pas un hasard car leur livre place les différences de génération au cœur de l’évolution économique. Dans The Great Demographic Reversal, ils s’intéressent aux tendances lourdes de la démographie et en tirent des conclusions précises, dont certains gouvernements pourraient s’inspirer pour mieux vendre leurs projets de réforme des retraites.
Voici le raisonnement : l’essor de la Chine de 1990 à 2018 et son intégration dans les échanges mondiaux a amené 240 millions de nouveaux travailleurs sur le marché de l’emploi global, contre « seulement » 60 millions pour l'ensemble des États-Unis et de l'Europe. Dans le même temps, on a assisté à l’effondrement de l’URSS, ce qui a permis aux travailleurs des pays de l’Est d’accéder à l’économie mondiale. Dans beaucoup de pays développés les « baby-boomeurs » de l’après-guerre ont continué à gonfler le marché du travail, lequel a été aussi alimenté par une fraction croissante de la population féminine.
Il en est résulté un déclin du pouvoir de négociation des travailleurs. La situation des moins qualifiés s’est dégradée au profit des plus qualifiés. Le prix des biens manufacturés et des services a baissé, l’inflation a pratiquement disparu, les taux d’intérêt ont chuté et le prix des biens immobiliers et des actions a grimpé, favorisant les riches et creusant les inégalités.
Mais, maintenant, s’engage un « grand renversement ». La chute du taux de natalité conduira à un déclin global de la force de travail, notamment en Chine et en Europe. La proportion de retraités va croître, de même que la part de ceux qui ont besoin de soins coûteux. Logiquement, les salaires et les prix vont augmenter. « Le résultat inévitable sera l’inflation », écrivent les auteurs. Mais comme le pouvoir de négociation des travailleurs augmentera, les inégalités se réduiront. Les taux d’intérêt monteront et le coût des énormes dettes contractées par les États s’alourdira.
Or la marge de manœuvre des gouvernements sera étroite. Les options ? Élever l’âge de la retraite, inciter les travailleurs à épargner plus tôt et davantage, augmenter les impôts. Rien d’évident. Surtout si l’inflation vient rogner les retraites et les bas de laine.
Dans la Literary Review, l’économiste britannique Frances Cairncross se dit convaincue par ce « message simple et déconcertant ». The Wall Street Journal y voit aussi un livre important, même si les auteurs sous-estiment peut-être le rôle à venir des banques centrales. Dans le Financial Times, l’économiste britannique Diane Coyle considère The Great Demographic Reversal comme une « expérience de pensée » plus qu’un véritable exercice de prévision – un excellent antidote au point de vue dominant, qui voudrait que les fondamentaux actuels (faible inflation, faibles taux d’intérêt) soient là pour durer.
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Home Body, le nouveau recueil de la jeune auteure Rupi Kaur a été traduit en français ce printemps (chez NiL Éditions). Elle a été nommée par la presse internationale « reine de l’instapoésie » et son succès planétaire invite à s’interroger : de quoi ce nouveau genre est-il le nom ?
Pour ceux qui ne vivraient pas scotchés à leur smartphone, Rupi Kaur est une jeune femme de 28 ans, canadienne d’origine indienne, qui cumule plus de 4 millions d’abonnés sur Instagram et peut se targuer d’avoir arraché à Homère le titre de poète le plus vendu de l’Histoire. Elle déclame ses œuvres en vêtements de créateurs dans des salles de concerts pleines à craquer, devant un parterre de fans transis. Pour résumer, Rupi Kaur est une star. Comme toutes les stars, elle a une histoire bien rôdée à raconter.
À 21 ans, elle est fermement décidée à suivre sa vocation littéraire, mais les poèmes qu’elle envoie pour publication sont refusés par les revues spécialisées. Elle ne se démonte pas et décide d’autoéditer son premier recueil en 2014. Intitulé Lait et Miel, il est composé de ce qui fait désormais sa patte et son succès : de courts poèmes en prose qui parlent de résilience et de beauté de la vie (en bref). Il passe inaperçu à sa sortie. En 2017, l’aspirante poétesse sort de l’anonymat, après avoir posté sur Instagram des photographies qui seront supprimées par la plateforme. En cause, le sujet : une jeune femme (Kaur elle-même), dos à l’objectif, allongée sur un lit et dont le jogging est taché de sang à l’entrejambe. Le réseau social supprime les photos par deux fois, signe que l’évocation des règles suscite encore le malaise chez une partie de l’humanité. Qu’à cela ne tienne, Kaur rédige un texte outré qui fait le tour d’Internet et est repris par les médias du monde entier. Sa renommée est faite, les maisons d’édition s’intéressent enfin à elle. Un juteux contrat plus tard, son deuxième recueil paraît. Il fait un carton – il est traduit, comme le précédent, dans plus de 40 langues. On peut parler sans crainte de l’opération éditoriale la plus rentable du siècle, appuyée sur deux piliers : un contenu hautement partageable et la fidélisation d’une fan base exponentielle, prête à dépenser de l’argent.
Car Rupi Kaur est dotée d’un certain génie pour le marketing. Son site officiel pointe que célébrer l’acceptation de soi, c’est bien, mais qu’en faire un business archirentable, c’est mieux. Oubliez vos questions existentielles, une centaine d’euros vous permettra d’arborer un sweat-shirt orné du poème « Everything I Need Already Exists in Me » (« Tout ce dont j’ai besoin existe déjà en moi ») et un tatouage éphémère vous rappelant qu’il y a des « miracles » en vous qui « attendent leur tour » avant de s’effriter en milliers de petites croûtes. Vous l’aurez compris, l’instapoète est aujourd’hui une marque qu’il est de bon ton d’arborer.
Avec sa prose ultra-accessible qui fait l’économie de métaphores complexes, ses images parfois mièvres qui ont l’épanouissement personnel et la résilience comme thèmes privilégiés, on est loin de l’image torturée du poète-voyant syphilitique à laquelle nous avons été biberonnés. Sans doute est-ce la clé de son succès. Ses sujets permettent de générer une identification forte et d’en faire des contenus viraux. Les textes de Kaur abordent les problèmes des jeunes femmes de son âge, en prenant parfois la forme de slogans non clivants qui en font des petites bouchées aisément partageables sur les réseaux sociaux. Ceux qui l’attaquent sur la pauvreté de sa prose sont vite taxés de mauvais esprits, comme s’il y avait quelque chose de louche à critiquer une production si manifestement bienveillante.
Chez les instapoètes, le propos prime sur la forme : peut-être est-ce là leur plus grande innovation. Les amoureux du Bateau ivre pourront se consoler en apprenant que leur succès a permis à bon nombre de librairies américaines de remettre la poésie en avant dans leurs rayons. Tâchons de voir le verre à moitié plein : et si, en plus de sécher des larmes adolescentes, il en naissait des vocations ?
— Floriane Zaslavsky est sociologue.
Elle a publié avec la journaliste Célia Héron Dernier brunch avant la fin du monde (Arkhê Éditions, 2020).
[post_title] => La poésie sur écran brillant
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Dans un petit livre sur Goya par endroits assez condescendant à son égard, le philosophe José Ortega y Gasset accuse les premiers biographes de l’artiste d’avoir bâti autour de sa personne une véritable mythologie. Le caractère apparemment romanesque de sa vie, le fait qu’elle coïncide avec une période mouvementée de l’histoire de l’Espagne, la puissance des images qu’il nous a léguées ont conduit à attribuer à Goya des traits de caractère, des aventures amoureuses, des idées politiques que rien n’atteste. Les romantiques, notamment, ont contribué à donner de lui l’image d’un homme solitaire en révolte contre son époque. Comme le met en lumière Janis Tomlinson dans la biographie érudite et minutieuse qu’elle vient de lui consacrer, Goya était en réalité un homme extrêmement sociable et très bien introduit dans la plus haute société de son temps. Durant la majeure partie de son existence, il a travaillé au service de la cour d’Espagne et pour la grande bourgeoisie madrilène. Attentif à se faire rétribuer à la hauteur de son immense talent, il a presque toujours vécu dans une relative opulence. Sa vie n’a pas été exempte de malheurs, à commencer par la surdité qui l’a frappé en pleine force de l’âge et, en l’enfermant dans un monde intérieur caractérisé par une imagination portée sur le fantastique et le morbide, a contribué à infléchir le contenu et la manière de ses œuvres. Mais il n’avait rien d’un artiste maudit.
Francisco de Goya y Lucientes, ainsi qu’il aimait se présenter1, est né en 1746 à Fuendetodos, petit bourg de la province de Saragosse, la capitale de l’Aragon, où il a passé son enfance, son adolescence et sa jeunesse. Son père était doreur et Goya a grandi dans un milieu d’artisans et d’artistes. À l’école, il fit la connaissance de Martín Zapater, qui, devenu un riche commerçant, demeura son ami jusqu’à sa mort. Ils entretinrent une correspondance assidue qui constitue l’une des meilleures sources d’information sur sa vie. Cette amitié était d’une rare intensité. Le ton quasiment amoureux de certaines lettres de Goya, combiné avec la présence de références assez crues à leur vie sexuelle, a fait supposer l’existence d’une liaison entre les deux hommes. À tort, selon Janis Tomlinson et plusieurs autres biographes.
Son talent pour le dessin et la peinture ayant été rapidement détecté, Goya entreprit des études artistiques sous la direction de José Luzán et de son élève Francisco Bayeu. Ce dernier était, avec Anton Raphaël Mengs et Giambattista Tiepolo, un des peintres attachés à la cour du roi Charles III, « monarque éclairé » acquis aux idéaux des Lumières comme le sera son fils Charles IV. Refusé à deux reprises au concours de l’Académie royale de Madrid, dont il deviendra plus tard membre et qu’il finira même par présider, Goya, après un voyage en Italie dont on ne sait pas grand-chose, se vit attribuer ses premières commandes : des fresques pour des églises. Ces œuvres de jeunesse n’ont rien de personnel et contrastent avec d’autres œuvres religieuses qu’il réalisera plus tard, produit du travail d’un homme certes imprégné de culture chrétienne mais, sans doute, irréligieux : ainsi le Saint François de Borgia et le Moribond impénitent, où apparaissent les inquiétants démons qui peupleront bientôt ses dessins, les fresques de San Antonio de la Florida, d’une étonnante modernité dans leur économie de moyens, ou encore le tragique Christ au jardin des Oliviers de la fin de sa vie.
À l’âge de 29 ans, il épousa la sœur de Francisco Bayeu, Josefa, dont on sait très peu de choses. Goya ne la mentionne que rarement dans sa correspondance et n’a réalisé qu’un seul portrait d’elle, lorsqu’elle avait presque 60 ans. Quels étaient ses sentiments à son égard ? Les biographes sont partagés. Après plusieurs fausses couches, Josefa mit au monde sept enfants, dont un seul, Javier, atteint l’âge adulte. Dans deux de ses tableaux, des sorcières sont représentées en compagnie de fœtus et de cadavres de nourrissons : reflet d’une croyance répandue à leur sujet, mais aussi, à l’évidence, de ces morts tragiques.
Par l’intermédiaire de Bayeu, Goya obtint des commandes de la cour. Elles portaient sur des « cartons pour tapisserie », les modèles utilisés pour tisser celles qui ornaient les pièces des palais royaux. Rapidement, il témoigna dans ce domaine d’une supériorité et d’une originalité qui lui permirent de gravir les échelons : d’abord peintre du roi, il devint vite peintre de la Chambre du roi, puis premier peintre de la Chambre du roi. Durant dix-sept ans, Goya peignit une soixantaine de ces cartons, dont beaucoup ont été conservés. Dans un esprit proche de celui des fêtes galantes de Watteau, la plupart représentent des scènes de la vie populaire madrilène telle que l’élite de la bourgeoise cultivée aimait se l’imaginer. Un des plus réussis est La Prairie de Saint-Isidore, vue d’ensemble d’une foule joyeuse, colorée et insouciante, rassemblée à proximité de Madrid à l’occasion de ce qui était à l’origine un pèlerinage. Dans certaines de ces images enchantées s’introduisent toutefois déjà la souffrance et la détresse (L’Hiver), voire une sorte d’inquiétante étrangeté (Le Pantin).
La position de Goya à la cour et ses contacts avec la haute société lui donnèrent l’occasion de s’illustrer dans l’art du portrait, qu’il pratiqua jusqu’à la fin de sa vie. En raison de son impressionnante maîtrise de l’usage des couleurs, souvent dans la gamme des coloris tendres (gris, bleu ciel, tabac), de la qualité du rendu des matières, notamment textiles, et de sa stupéfiante capacité à capturer la personnalité des modèles, les portraits qu’il a réalisés de ses amis ilustrados (ces hommes lettrés acquis aux idéaux des Lumières tels que Leandro Fernández de Moratín, Sebastián Martínez y Pérez et Gaspar Melchor de Jovellanos), de la marquise de la Solana, de la comtesse de Chinchón, des comédiennes Antonia Zárate et La Tirana ou du matador Pedro Romero comptent au nombre des plus remarquables de l’histoire de la peinture.
Parmi les plus célèbres figurent deux portraits qu’il a faits de la duchesse d’Albe, également représentée à plusieurs reprises dans ses dessins. On a dit qu’il en avait été l’amant : une légende, affirme Janis Tomlinson, rejoignant sur ce point le critique d’art australien Robert Hughes2. (Que Goya en ait été amoureux ne fait cependant guère de doute). Une autre légende au sujet de la duchesse est qu’elle aurait posé pour La Maja nue et La Maja habillée, deux tableaux peints par Goya à quelques années d’intervalle. On sait à présent que le modèle était selon toute vraisemblance Pepita Tudó, la maîtresse préférée de Manuel Godoy, secrétaire d’État du roi Charles IV – dont il était par ailleurs l’amant de la femme, la reine Marie-Louise. La Maja nue était le premier nu féminin sans prétexte mythologique, et les deux tableaux, le deuxième dissimulant sans doute le premier, ne quittèrent jamais le cabinet de peinture privé de Godoy. Lors de leur découverte après le retour sur le trône du réactionnaire Ferdinand VII (fils de Charles IV) à l’issue de l’occupation de l’Espagne par les troupes françaises, Goya fut convoqué par l’Inquisition, rétablie par le souverain après avoir été supprimée par Napoléon. Une convocation restée sans suite.
On a souvent noté la cruauté de ses portraits des membres de la famille royale, notamment dans le célèbre tableau où ils sont tous rassemblés, La Famille de Charles IV. Les Bourbons n’étaient pas gâtés par la nature et le peintre n’a rien fait pour embellir leurs traits ingrats. Ces tableaux réalistes n’ont suscité aucune protestation de la part des intéressés. En Espagne, contrairement à d’autres pays, il existait une tradition de représentation sans complaisance des puissants. Du reste, les modèles étaient tellement imbus d’eux-mêmes qu’ils ne se voyaient pas tels qu’ils étaient.
En 1792, lors d’un voyage en Andalousie, Goya fut atteint d’une maladie grave aux effets dévastateurs. A posteriori, les diagnostics les plus variés ont été établis, dont un accident vasculaire cérébral et la syphilis. Janis Tomlinson privilégie l’intoxication au plomb. La vérité est que rien n’est certain, aucune des hypothèses ne concordant parfaitement avec le tableau clinique, ni avec le fait que Goya vécut jusqu’à un âge avancé. La paralysie partielle et les vertiges des premiers jours disparurent progressivement. Mais l’épisode fut suivi d’une période de profonde dépression, et, tout le reste de sa vie, le peintre souffrit de pénibles acouphènes et d’une totale surdité l’obligeant à communiquer par écrit ou à l’aide du langage des signes. Des années plus tard, une autre maladie, tout aussi mystérieuse, le frappera, l’affectant à nouveau psychologiquement. Un extraordinaire tableau où il se représente dans la compagnie attentionnée de son médecin en constitue la trace.
Le moment où il devient sourd marque un tournant dans son œuvre. À partir de cet instant, tout en continuant à livrer des travaux de commande, il libère son imagination dans des œuvres « de [sa] propre invention », en grande partie réalisées pour lui-même. Tout en conservant sa grande virtuosité (Goya peignait vite, avec une sidérante maîtrise du geste et ne retouchait que rarement son premier jet), son style s’éloigne davantage encore des canons académiques. La première manifestation de cette nouvelle approche consiste en une série de « peintures de cabinet » dans lesquelles s’exprime ce qui allait devenir son univers caractéristique : catastrophes (naufrage, incendie), actes de brigandage, intérieurs de prisons et d’asiles de fous. Cette veine ne disparaîtra jamais de son œuvre, ainsi qu’en témoignent les scènes d’attaques de bandits avec viols, de sorcellerie, de cannibalisme et de tribunaux de l’Inquisition qu’il peindra plus tard.
Parallèlement, Goya se lance dans la réalisation d’une première série de gravures, Les Caprices. Il maîtrisait tous les procédés de la gravure. S’il lui arrivait de recourir à la pointe sèche et au burin, son moyen d’expression préféré dans ce domaine était la combinaison de l’eau-forte et de l’aquatinte, qui permet de réaliser des à-plats de différentes nuances de gris. Organisés en plusieurs séries, Les Caprices contiennent une cruelle satire du clergé, de la superstition et de la sorcellerie, ainsi que des vices présents dans la société : ignorance, bêtise, ivrognerie, inconstance et perfidie des femmes, avidité, naïveté et brutalité des hommes. La gravure la plus célèbre des Caprices, qui en exprime bien l’esprit, est celle intitulée Le sommeil [ou le songe] de la raison engendre des monstres. On y voit un homme endormi autour de la tête duquel volent des créatures nocturnes ailées. Goya entendait largement diffuser cette série de gravures, qui ne fut toutefois vendue qu’à quelques dizaines d’exemplaires.
L’invasion de l’Espagne par les troupes de Napoléon en 1807 et la lutte pour l’indépendance nationale qui s’ensuivit lui offrirent l’occasion de réaliser une deuxième série de gravures, plus frappantes encore que les premières. Avec une crudité inédite dans l’histoire de l’art, sans prendre ostensiblement parti, elles montrent les actes affreux commis par les deux camps tels que Paul Morand, un siècle plus tard, les décrira dans Le Flagellant de Séville : « Assassinats immondes, paysans assis sur leurs victimes et les saignant comme des porcs, hussards traînant les femmes par les cheveux, soldatesque patibulaire tirant les pendus par les pieds, […] blessés jetés des fenêtres comme des sacs. » Ces images épouvantables sont légendées à l’aide de formules lapidaires (« La même chose », « Cela aussi », « Cela s’est passé ainsi », « Je l’ai vu ») qui ont conduit certains à faire de Goya, à tort, un reporter-photographe avant la lettre. Sans doute a-t-il assisté à certaines des scènes illustrées, mais, pour l’essentiel, c’est à son imagination qu’il faisait appel pour évoquer les horreurs de la guerre3. La même remarque s’applique à deux tableaux liés à ces événements : Dos de Mayo, saisissante représentation, dans son effrayante confusion, d’une attaque des cavaliers mamelouks de l’armée napoléonienne par des partisans espagnols ; Tres de Mayo, image emblématique de l’exécution d’insurgés par un peloton de hussards, largement considérée, en raison de son sujet et de la manière dont il est traité, comme une des œuvres les plus novatrices de la peinture occidentale.
Goya produira encore plus tard deux séries de gravures : Les Disparates, dont les images étranges, fantastiques et oniriques, sur lesquelles plane souvent l’aile de la folie, défient l’interprétation, et La Tauromachie. Il y évoque la corrida, une de ses grandes passions, dans toute sa violence dramatique et avec un puissant réalisme.
En 1819, il fit l’acquisition, dans la campagne madrilène, d’une maison surnommée « Le domaine du sourd », un de ses précédents propriétaires ayant été affligé de la même infirmité que lui. Il décora les murs de deux pièces à l’aide de quatorze peintures connues aujourd’hui sous le nom de « peintures noires » en raison de leur teinte sombre et de leur caractère sinistre : un géant halluciné dévorant une femme, souvent décrit comme le Saturne de la mythologie mangeant ses propres enfants, mais dans lequel le grand critique espagnol Eugenio d’Ors voyait plutôt un « anthropophage en colère » ; deux hommes armés d’un bâton, les pieds apparemment pris dans le sol, se frappant mutuellement ; une tête de chien émergeant pathétiquement de ce qui semble être des sables mouvants. Pour la plupart de ceux qui se sont exprimés à leur sujet, ces peintures constituent le fruit le plus accompli de l’imagination visionnaire de Goya et l’expression achevée de son art. Janis Tomlinson, qui récuse l’appellation « peintures noires » et ne leur consacre, de façon surprenante, que quelques paragraphes, y voit le produit de la volonté du peintre d’amuser ses visiteurs à l’aide d’images comparables à celles des musées d’horreur et des lanternes magiques. Telles que nous les voyons aujourd’hui, ces peintures, en partie mutilées à l’occasion de leur transport sur les cimaises du musée du Prado et possiblement retouchées par des mains inconnues, sont vraisemblablement très différentes de ce qu’elles étaient à l’origine. Leur signification nous échappe, comme elle échappait peut-être en partie à leur auteur. Mais elles sont solidement inscrites dans notre imaginaire.
Goya, que l’évolution de la situation politique poussait à s’éloigner de Madrid, finit ses jours à Bordeaux en compagnie de Leocadia Zorrilla, la jeune femme qui partagea les dernières années de sa vie, ainsi que de la fille de celle-ci, Rosario, à laquelle il était très attaché et dont il fit son élève. Il n’arrêta jamais de travailler, expérimentant même une nouvelle technique, la miniature sur ivoire. On a dit d’un de ses derniers tableaux, La Laitière de Bordeaux, qu’il était un portrait de Rosario. Mais son attribution à Goya a été contestée. Janis Tomlinson suggère qu’il s’agirait d’une œuvre réalisée en collaboration avec Rosario à des fins didactiques.
Un des portraits les plus connus de Goya est celui qu’a fait son ami Vicente López y Portaña. Il s’agit d’un portrait officiel et le modèle est à l’évidence flatté. Cette représentation, différente de celles de ses autoportraits, reflète toutefois un aspect central de la personnalité de Goya. Déjà très âgé (le tableau a été peint deux ans avant sa mort), l’artiste y apparaît comme un homme au physique robuste et puissant. De son corps trapu et de son large visage aux traits affichant un air déterminé émane une impression d’indomptable énergie ; celle qui lui faisait écrire trois ans avant sa mort, à l’âge de 82 ans : « Je n’ai ni la vue ni la force […], tout me manque, sauf la volonté. » On ne peut s’empêcher de songer à Beethoven, auquel il a souvent été comparé.
L’image de Goya qui ressort de sa correspondance est celle d’un homme sensuel aimant les plaisirs de la vie, la chasse, le chocolat, la beauté des femmes et les délices de l’amitié. Cette sensualité s’exprime dans toute son œuvre immense (environ 700 peintures, 280 gravures et des milliers de dessins), même là où on ne l’attendrait pas. Épris de justice, mais sans illusion sur l’humanité, il n’était pas un révolutionnaire. « Goya, fait remarquer Janis Tomlinson, était avant tout un artiste […] au service des rois et de leur cour plutôt que des idéologies. »
Il affirmait n’avoir de dettes qu’envers un nombre limité de ses prédécesseurs. Mes seuls maîtres, disait-il, ont été Vélasquez, Rembrandt et la Nature, par quoi il entendait la réalité : s’il savait les peindre avec virtuosité, il y a relativement peu d’arbres et de paysages dans ses œuvres. Aux yeux des artistes français, anglais et allemands qui l’ont découvert au tournant du xixe et du xxe siècle (jusque-là, il n’était guère connu en dehors de l’Espagne), Francisco de Goya, écrit Robert Hughes, était « le dernier des vieux maîtres et le premier des modernes ». De ces deux dimensions, c’est la seconde que nous mettons en avant aujourd’hui. Par leurs sujets et la façon dont ceux-ci sont traités, beaucoup de ses œuvres annoncent le romantisme, l’impressionnisme et l’expressionnisme. En regardant ses tableaux et ses gravures, on pense souvent à Monet, Turner, Courbet, Ensor ou Munch. En même temps, Goya, qui n’avait aucune considération pour l’enseignement académique de la peinture, appartient encore au monde de l’art classique. À la charnière des xviiie et xixe siècles, il demeure à la fois l’héritier et le représentant d’une tradition qu’il a contribué à transformer. Si elle contient en germe de nombreux développements ultérieurs, son œuvre, souligne Tzvetan Todorov, ne quitte jamais le domaine du figuratif et « s’arrête au seuil de l’abstraction »4.
Homme de son temps, Goya était aussi celui de son pays, l’Espagne, dont l’art et la culture populaire ont toujours fait place à la sauvagerie, la violence et l’irrationnel. Ce qui fait sa modernité se situe essentiellement sur le plan artistique : une nouvelle forme de sensibilité et une nouvelle manière de représenter le monde. Dans la nature, disait-il, on ne trouve ni lignes ni couleurs, mais « des corps éclairés et des corps qui ne le sont pas, des plans qui avancent et des plans qui reculent, des reliefs et des enfoncements ». Cette modernité n’exclut pas la présence, au cœur de son œuvre, de ce qui depuis toujours définit l’art et sans quoi celui-ci n’existe pas : un grand savoir-faire, la recherche de la vérité et le sens de la beauté, qui éclaire souvent même ses images les plus terribles.
— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).
— Cet article a été écrit pour Books.
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«L’humilité n’est souvent qu’une feinte soumission, dont on se sert pour soumettre les autres […] ; un artifice de l’orgueil qui s’abaisse pour s’élever », disait La Rochefoucauld. On croyait l’affaire réglée, mais l’humilité ne manque pas aujourd’hui de défenseurs, comme en témoigne la sortie d’une nouvelle somme philosophique sur le sujet. En 515 pages et 41 contributions des meilleurs spécialistes de la question, ce « manuel de philosophie de l’humilité » fournit un impressionnant survol de tout ce qui concerne cette si précieuse vertu, de sa place dans l’histoire de la philosophie et de la religion, de ses rapports à l’éthique et à la connaissance, de ses approches en politique et en psychologie, jusqu’à son rôle dans les phénomènes de radicalisation et sur les réseaux sociaux. Un programme aussi impressionnant qu’ambitieux, qu’il serait du reste prétentieux de vouloir résumer ici1.
Disons simplement que l’entreprise soulève quelques questions intéressantes. Par exemple, un ouvrage réservé aux spécialistes, hors de prix et interminable, est-il la meilleure défense imaginable de l’humilité, dont on dit qu’elle manque cruellement en ces temps où l’aplomb, la crânerie, l’esbroufe et le charlatanisme dominent effrontément ? Ah, mais justement, nos spécialistes de l’humilité ne sont pas dupes ! À la lecture de ce volume, il s’avère que la philosophie de l’humilité porte essentiellement sur ses limites, ses problèmes et ses abus. De fait, l’humilité ferait assez peu parler d’elle si elle ne tendait pas si spontanément à se mettre en avant… D’où le spectre de la fausse humilité, probablement beaucoup plus répandue qu’une élusive authentique modestie.
« Regardez-moi, je suis si humble ! » Voilà un slogan qui semble bien caractériser certaines tendances actuelles, même si leurs manifestations sont souvent plus subtiles. Prenons l’usage relativement récent, mais désormais compulsif, du terme « problématique », qu’on voit surgir à tout propos. Un auteur, un roman, une chanson, un livre, une pièce, un plat, une série, une photo, un parking, tout est aujourd’hui potentiellement « problématique ».
À l’origine, une problématique était une chose un peu compliquée qu’il fallait expliquer. Typiquement, les étudiants choisissaient une problématique pour leur travail de master et s’attelaient à la clarifier. Mais, à présent, l’adjectif « problématique » est devenu une explication en soi. « Qu’est-ce qui vous dérange dans ce film ? – Il contient une scène problématique. » Et voilà ! L’usage du qualificatif « problématique », c’est la signature d’une posture pseudo-rationnelle qui singe le sérieux académique afin de dissimuler sa fatuité et, surtout, son insuffisance. Dire que quelque chose est « problématique » n’explique rien, et c’est bien le but : le terme permet ainsi de dénoncer quelque chose sans avoir à y toucher, tout en se donnant l’illusion d’avoir réfléchi à la question.
Évidemment, quand il existe un véritable problème, rien n’est plus « problématique ». Le nazisme et l’esclavagisme ne sont pas « problématiques » par exemple. On a donc un terme qui est à la fois inutile, lâche, trompeur et prétentieux : il ne résout rien, n’aide pas à comprendre, élude une véritable réflexion, se fait passer pour de l’intelligence et permet de se faire mousser à moindre frais. C’est la fausse modestie intellectuelle dans toute sa splendeur, qui ne serait évidemment rien sans la violence inouïe qui l’accompagne : car le but du problématisme n’est jamais d’éclairer, il est de rééduquer.
En effet, personne n’a conscience d’être ou de tenir des propos « problématiques » : il faut qu’une personne supérieure et admirable vienne le lui faire remarquer, avec toute l’humilité, naturellement, qui caractérise cette capacité à détecter du « problématique » là où d’autres cherchent en vain de véritables problèmes. Mais, l’humilité, dans le fond, n’est-ce pas devenu un peu snob ?
— Sebastian Dieguez est chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg. Il est l’auteur de Total Bullshit ! Au cœur de la post-vérité (PUF, 2018).
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Le livre Toledot Yeshou est sans doute l’un des plus étranges et des plus controversés de toute la littérature hébraïque, mais aussi l’un des plus populaires. Le texte reprend un à un les chapitres de la vie de Jésus de Nazareth racontés dans le Nouveau Testament : l’enfantement d’une Vierge, la nature divine et messianique de Jésus, la trahison de Judas Iscariote, la comparution de Jésus devant le sanhédrin, sa mort et sa résurrection en tant que fils de Dieu. Mais tous ces épisodes sont revisités à travers un récit totalement remanié, qui tourne en dérision les principes fondamentaux de la foi chrétienne – livrant ainsi ce que feu l’historien Amos Funkenstein appelait une « contre-histoire »1.
Toledot Yeshou a donné lieu à de nombreuses versions au début de l’époque moderne, période durant laquelle il a circulé parmi les communautés juives établies en terre musulmane et dans l’Europe chrétienne. Cette profusion témoigne de la grande popularité du livre au sein du lectorat juif. Compte tenu de ce succès, on peut s’étonner du mystère qui entoure l’époque et le lieu de la gestation du texte, de même que les circonstances historiques et sociales qui ont donné naissance à une création littéraire à la fois complexe et fascinante.
À ma connaissance, aucune œuvre de la culture juive n’a suscité des opinions aussi divergentes parmi les spécialistes quant à ses origines. Les tentatives de datation situent son élaboration entre les iiie et xive siècles, et les hypothèses concernant le berceau de sa rédaction ont balayé toutes les terres témoignant d’une présence juive, depuis l’Europe chrétienne jusqu’à l’Orient islamique et, pour finir, la Palestine byzantine. Les chercheurs n’ont pas la moindre idée de l’identité de son ou ses auteurs.
Néanmoins, l’immense travail d’érudition mené autour de ce texte a fourni quelques solides points de repère. Des citations du Toledot Yeshou traduites en latin médiéval par l’évêque Agobard de Lyon et son disciple Amolon ont notamment été découvertes dans un manuscrit datant de l’an 800 environ et conservé dans une bibliothèque monastique. Ainsi a-t-on pu déduire que Toledot Yeshou était déjà largement diffusé au viiie siècle. D’autres découvertes portent à croire que son creuset d’origine ne serait pas l’Europe chrétienne mais plutôt l’Orient et, plus précisément, les communautés juives de l’Irak médiéval. Cette hypothèse repose sur le fait que les plus anciennes versions connues du Toledot Yeshou, celles dont des fragments ont été retrouvés dans la genizah du Caire2, sont rédigées en araméen babylonien. L’idée paraît vraisemblable : on imagine mal des juifs de l’Europe chrétienne du Moyen Âge prendre le risque de mettre par écrit un tel texte, et encore moins d’en diffuser des exemplaires.
On classe généralement Toledot Yeshou dans la catégorie bien fournie de la littérature polémique qui participait activement à l’ancienne controverse judéo-chrétienne. Dans ce texte, il y a plus de matière qu’il n’en faut pour justifier un tel classement : à l’instar des « disputations » qui foisonnaient au début du Moyen Âge, Toledot Yeshou réfute point par point le dogme chrétien avant de le tourner en ridicule, et ce d’une façon plutôt grossière. Toutefois, ce qui distingue ce livre de façon notable, c’est son modus operandi : au lieu de convoquer une argumentation rhétorique ou théologique à des fins polémiques, il utilise la narration. Il n’avance aucun contre-argument, il raconte une histoire différente. Il déploie un long récit au cours duquel on suit le personnage principal, Jésus, depuis le berceau (et même avant sa naissance) jusqu’à la tombe. Point de débat ou d’argumentation, juste une histoire. On peut donc considérer Toledot Yeshou d’abord et avant tout comme une création littéraire, qui plus est novatrice et audacieuse. Car, à notre connaissance, il n’existe pas, dans toute la littérature hébraïque antérieure, d’écrit à vocation littéraire qui soit entièrement centré sur la vie d’un unique protagoniste. De fait, le texte a ouvert la voie aux récits biographiques qui seront consacrés, plus tard, à de grandes figures de la tradition juive comme Moïse, Juda le Pieux, Isaac Louria, le Baal Shem Tov et d’autres3.
Un autre aspect remarquable de l’œuvre, d’un point de vue littéraire, tient à la multiplicité de ses versions. Les dizaines de manuscrits, ainsi que les exemplaires de Toledot Yishou datant des débuts de l’imprimerie, qui nous sont parvenus présentent des variations radicalement différentes, et parfois même contradictoires, de l’histoire de Jésus. Du fait de l’anonymat de l’œuvre et de sa diversité narrative, nous pouvons considérer qu’elle relève de la littérature populaire, et précisément de ce que la théorie littéraire appelle un Volksbuch : à l’instar de tous les conteurs du monde depuis la nuit des temps, chaque conteur juif s’est autorisé à retravailler, modifier, embellir ou supprimer tel ou tel élément du récit. Une liberté justifiée par le fait que chacun considérait cette « histoire de Jésus » comme un bien culturel partagé par toute la communauté juive. La découverte de ces multiples versions est d’une importance considérable, car elle nous donne à voir les rapports que chaque communauté – selon son lieu, son époque, sa situation sociale et sa vision du monde – entretenait avec le monde chrétien et ses croyances. Elle nous permet également de comprendre comment une minorité juive vivant au sein d’une majorité chrétienne ou musulmane tentait de composer avec cette domination.
Toledot Yeshou est un livre polémique dont l’objectif affiché est de démolir le dogme chrétien en le raillant ouvertement. Mais, comme toute œuvre d’art complexe, il transcende ses intentions premières et en vient à parler de la vie des gens, lesquels, dès lors, ne sont plus traités comme de simples figures symboliques ou mythologiques.
Le dogme chrétien qui a été la principale cible des flèches de la critique juive est évidemment celui de la conception virginale de Jésus. Mais, alors que la littérature pamphlétaire s’efforçait de le démonter à coups d’arguments d’ordre logique (« la chose est impossible »), théologique (« Dieu n’a pas de dimensions physiques ») et exégétique (Isaïe, dans 7, 14, évoquait autre chose qu’une conception virginale)4, Toledot Yeshou adopte une approche totalement différente en racontant une histoire. Voilà donc Marie, une vierge de Nazareth, qui tombe enceinte d’un officier romain ou d’un voisin adultère du nom de Pandera ou Pantera alors qu’elle est promise à un autre homme, pire encore, alors qu’elle a ses règles.
Prétendre que Marie aurait tenté de camoufler sa grossesse extraconjugale en arguant d’une conception virginale n’est pas une innovation de Toledot Yeshou. Ces affirmations étaient fréquentes dans les premières controverses païennes lancées contre le christianisme émergent, et on en trouve encore des allusions dans la littérature talmudique. Mais au lieu de s’en tenir au colportage d’une simple rumeur, le livre développe un récit complet de l’épisode. Il évoque le désir lubrique d’un homme pour une jeune fille innocente, la séduction, la supercherie, le mari cocu et l’extrême fourberie de la femme adultère qui parvient à dissimuler sa grossesse. Somme toute, voilà une histoire qui évoque étrangement les nouvelles du Décaméron de Boccace, mais les précède de plusieurs siècles… C’est ainsi que Jésus naquit en tant que « bâtard, fils d’impure ».
Quand Jésus, petit garçon, est envoyé pour étudier en compagnie d’autres gamins de la communauté, on découvre qu’il est un enfant prodige, doté d’un esprit plus vif et plus clairvoyant que les autres. Toutefois, comme le raconte l’une des plus anciennes versions de Toledot Yeshou, ces qualités ne lui sont d’aucun profit : « Après ces événements, il advint que le méchant [Jésus] jouait dehors avec les autres garçons, comme les enfants ont l’habitude de le faire. Le méchant agaça les garçons par sa façon de jouer. Les autres lui dirent : “Bâtard, fils d’impure ! Tu crois que tu es le fils de Johanan ? Tu n’es pas son fils, mais celui de Joseph Pandera, qui a couché avec ta mère pendant ses menstruations, le mal engendre le mal.” En entendant ces propos, le méchant courut chez lui, furieux, pour retrouver sa mère et, versant des larmes amères, il articula : “Mère ! Mère ! dis-moi la vérité. Quand j’étais petit, les enfants disaient que j’étais un bâtard, fils d’impure, mais je croyais qu’ils plaisantaient. Or maintenant tous les garçons, à l’unisson, me claironnent jour après jour : ‘Bâtard, fils d’impure !’ Dis-moi si je suis le fils de Joseph Pandera, qui est venu à toi pendant tes menstruations.” »
Ainsi, l’enfant prodige promis à un avenir radieux en tant que savant de la Torah s’efforce d’être comme les autres garçons. Mais il est rejeté par ses camarades qui n’ont de cesse de répéter les ragots obscènes qu’ils ont sans doute entendus de la bouche de leurs parents. Cette description pleine d’humanité d’un gosse tourmenté par la cruauté de ses camarades, qui accourt vers sa mère et pleure à chaudes larmes sur le sombre secret qui empoisonne sa vie, n’a rien du brûlot classique. Car l’humiliation et le rejet subis par cet enfant ne tiennent pas à sa personnalité, ils lui sont imposés par ses parents et par le triste sort. L’image de Jésus convoquée par cet épisode contredit complètement celle du « méchant » qui lui est attribuée au début du livre et qui lui restera accolée par la suite. L’histoire parle d’un garçon malheureux et infortuné, pas d’un scélérat. On ne saurait en dire autant de ses condisciples de classe et de ses compagnons de jeu, et moins encore de leurs parents qui colportent d’infâmes ragots. Les méchants, ce sont précisément eux, ces représentants de la société juive « normative » qui rendent la vie impossible à un jeune garçon talentueux et méprisé.
Une autre des versions les plus anciennes de Toledot Yeshou livre une image encore plus sombre de la société où grandit Jésus : « Il advint en ce temps-là que le tribunal local jugeait les plaintes du peuple, mais que les magistrats se laissaient corrompre par les pots-de-vin et le favoritisme. Ce Jésus de Nazareth siégeait avec eux et leur reprochait, encore et encore, leur façon de rendre la justice. Ils le menacèrent, et leur dispute s’envenima […]. Il devint une épine dans leur pied, de sorte qu’ils cherchèrent un prétexte pour l’écarter et l’empêcher de siéger parmi eux […]. [Quand Jésus eut à se rendre dans un village,] les juges convoquèrent sa mère Marie, après la mort de son mari Joseph, lui firent prêter serment sur le Nom [de l’Éternel] et lui demandèrent : “Dis-nous d’où ce jeune Jésus t’est venu. De qui est-il le fils ? Car il s’est montré insolent avec nous.” […] À son retour, Jésus vint occuper sa place habituelle au tribunal. Les magistrats se levèrent et le chassèrent en lui parlant ainsi : “Un bâtard ne saurait appartenir à l’Assemblée du Seigneur.” Il leur répondit : “Même si ce que vous dites est vrai, je suis plus sage que vous et je crains Dieu davantage. Et je ne tairai pas qu’Il vous réprouve.” […] Les juges rétorquèrent : “Désormais, nous ne tiendrons plus compte de tes paroles. Tu ne siégeras plus parmi nous, car tu es un bâtard.” Malgré ses supplications, il ne put apaiser leur courroux. Il finit par se lasser et céda devant leur détermination, et Jéroboam s’égara. »
Dans le premier extrait, la société juive rejette Jésus d’emblée parce qu’il n’est pas bien né. Dans le second, c’est encore pire. Jésus est un homme droit qui se bat pour la justice et la vérité dans une société corrompue, et son intégrité lui vaut d’être rejeté et excommunié. Ce récit évoque aussi les ragots sur ses origines, que les juges ont extorqués à sa mère en l’intimidant. Si, dans le premier extrait, les camarades de Jésus se servaient de ces ragots pour se moquer de lui, ici, ce sont les juges qui les invoquent pour chasser Jésus de leur cour et s’adonner sans entrave à leurs pratiques ignominieuses. Cette description s’appuie sur les Évangiles qui présentent Jésus luttant contre l’administration corrompue du Temple. Mais le présent extrait décrit avec beaucoup plus de force l’abîme qui sépare Jésus de l’establishment juif.
L’épisode, en s’achevant sur les mots « Jéroboam s’égara », fait allusion au passage de la Bible qui raconte comment l’orgueil de Salomon provoqua la séparation des royaumes d’Israël et de Juda. Insérée ici, cette formule établit un lien de cause à effet entre le bannissement de Jésus par le tribunal corrompu et le christianisme qui se sépare du judaïsme pour finir par former une religion distincte. Il en va de même dans le premier extrait : Jésus, après avoir enduré les brimades de ses compagnons de jeu, déclare explicitement :
Voilà donc ce qui a conduit à la rupture de Jésus d’avec le peuple juif, à l’instauration d’une alternative à la Torah et à la création de la religion chrétienne : c’est le comportement cruel et indigne de la société juive d’alors. Les responsables, ce sont les enfants, les parents et les rabbins qui ont rejeté l’enfant atypique puis l’homme droit qui s’est battu pour la vérité et la justice. Cette critique mène à la question suivante, quelque peu dérangeante : si la communauté juive avait agi autrement envers Jésus, ne serait-il pas devenu un prodige de la Torah, l’orgueil et la joie du peuple juif ? Si seulement la société juive avait été plus humaine et plus charitable, le christianisme n’aurait peut-être jamais vu le jour et les souffrances terribles infligées aux juifs n’auraient peut-être jamais existé.
Lorsqu’on analyse Toledot Yeshou d’un point de vue littéraire, on s’aperçoit que c’est précisément là, le moment charnière de la narration : le moment où le protagoniste anonyme devient une figure religieuse charismatique, où l’individu se métamorphose en dirigeant d’une nation et endosse le rôle de messie. Jusque-là, le récit s’attachait au destin personnel de l’Enfant Jésus ; désormais, il va se concentrer sur le personnage public.
Toutefois, pour achever sa métamorphose, le protagoniste doit se doter des moyens qui lui permettront de persuader les foules de sa capacité à influencer leur vie, ce qui est le secret d’un meneur charismatique. D’où Jésus tient-il cette force ? Cette question préoccupa autant les premiers chrétiens que leurs adversaires juifs et païens. Si le Nouveau Testament attribuait le pouvoir de Jésus à son essence divine, ses adversaires y voyaient une forme de magie noire provenant des forces du mal. « Jésus le sorcier » était une expression récurrente et communément admise parmi les païens et les juifs du début du christianisme.
Cependant, pour expliquer l’origine des pouvoirs de Jésus, Toledot Yeshou avance une autre hypothèse, pour le moins surprenante. Il raconte que le rocher de la Fondation, sur lequel le monde a été édifié et qui est caché sous les fondations du Temple, porte gravé le « Nom ineffable ». Ce Nom est le secret le mieux gardé du judaïsme, c’est un instrument extrêmement puissant qui permet de faire des miracles et de dompter les forces de la nature. Or les rabbins craignaient que le Nom ineffable ne soit volé et que des esprits malintentionnés ne le transforme en force dévastatrice. Ils imaginèrent donc un moyen d’effacer la mémoire de quiconque chercherait à mémoriser ce secret de la sainteté divine pour l’emporter hors du sanctuaire.
Ayant été banni de la société juive, Jésus décida de se venger. Il pénétra dans le lieu saint, inscrivit le Nom ineffable sur un parchemin, s’incisa la chair de la cuisse et y enfonça le parchemin. Puis il referma la plaie et partit à l’insu de tous. Ainsi, s’il oubliait le Nom qu’il s’était efforcé de graver dans sa mémoire, il pourrait extraire le parchemin de sa cuisse une fois rentré chez lui et se jouer ainsi des Sages d’Israël. À présent, fort de la possession du Nom ineffable, il pouvait s’en servir pour opérer les miracles décrits dans le Nouveau Testament, ceux qui lui ont valu l’admiration des foules et les ont convaincues qu’il était le Messie et le fils de Dieu.
Lors d’une controverse religieuse, le plus simple est d’accuser l’adversaire de sorcellerie et de l’associer ainsi à tout ce qui relève du mal et du diable. D’où la question : pourquoi, dans presque toutes ses versions connues, cet ouvrage a-t-il rompu avec l’ancienne tradition qui veut que Jésus soit un « sorcier » et préféré raconter l’histoire d’un Jésus possédant le Nom ineffable ? Le Toledot Yeshou semble suggérer que le christianisme est fondé sur le vol sournois de l’un des biens les plus sacrés du judaïsme. Mais l’affaire est plus compliquée qu’il n’y paraît, car la véracité des miracles de Jésus et l’essence divine de son pouvoir ne sont pas contestées. Les diverses versions de Toledot Yeshou n’affirment pas que les récits des prodiges accomplis par Jésus qu’on trouve dans le Nouveau Testament sont mensongers. Au contraire, ils sont véridiques puisque Jésus s’est emparé du pouvoir le plus sacré de tous, le Nom ineffable. Si, dans ce récit, le personnage de Jésus incarne le christianisme dans son ensemble, alors on y décèle un sous-entendu audacieux : le christianisme n’est pas un tour de passe-passe ni un tissu de mensonges puisqu’il est issu du Saint des saints juif. La fondation de la foi chrétienne tient peut-être à une ruse, mais on ne peut nier sa puissance et sa crédibilité. Ainsi, Toledot Yeshou – en tant que récit populaire destiné aux plus larges strates de la société juive et pas seulement à une poignée d’érudits – entend lever le voile sur les fondements juifs du christianisme, en soulignant que son pouvoir et son immense succès lui viennent du judaïsme.
Cette histoire de Jésus volant le Nom ineffable contient également une autre critique extrêmement importante. Jésus a utilisé le Nom pour accomplir les miracles qui lui ont permis de prouver qu’il était le Messie que les juifs attendaient ardemment. Il répondait ainsi, d’après Toledot Yeshou, aux principaux « critères » qui le définissaient : il affirmait descendre de David, accomplissait des miracles (ranimait les morts, guérissait les lépreux, chassait les démons, volait dans les airs) et modifiait l’ordre naturel. Morale de l’histoire : quiconque parvient à duper l’institution rabbinique et opère de vrais miracles, ou des numéros qui y ressemblent, peut se faire passer pour le Messie et entraîner de terribles désastres pour le peuple juif, comme le fit Jésus.
Ainsi, dans Toledot Yeshou, l’« incident Jésus » [allusion au roman du même nom de Frank Herbert et Bill Ransom, dans lequel l’ordinateur du vaisseau spatial décide qu’il est Dieu tout-puissant et doit être vénéré, NDLR] est un conte destiné à mettre en garde contre les dérives messianiques, fréquentes à l’époque de la rédaction de l’ouvrage. Tout homme charismatique qui se proclamait de la descendance de David, opérait des prodiges ou pratiquait la magie pouvait en ces temps-là être pris pour le Messie. L’imposteur menait alors des milliers de gens par le bout du nez, les galvanisait puis les laissait affronter les foudres des autorités locales, ce qui entraîna la dissolution de communautés entières.
Si Toledot Yeshou prend la mesure de la gravité du conflit qui oppose le judaïsme au christianisme, il ne cherche pas à accabler l’autre, ni à donner tous les torts à la personnalité la plus détestée de l’histoire du judaïsme – Jésus de Nazareth. Ce qui ne veut pas dire que l’ouvrage fait un tant soit peu l’éloge du christianisme. Au contraire, il a été écrit pour le combattre, pour servir le judaïsme dans sa lutte incessante contre les juifs tentés par la conversion. Par ailleurs, cette œuvre majeure et complexe se sert de l’« incident Jésus » pour mettre le doigt sur ce que les auteurs voyaient comme une évolution pernicieuse de la société juive. De fait, Toledot Yeshou n’hésite pas à tourner le regard critique du côté des juifs. Il attribue l’essor du christianisme aux mauvais traitements que la société juive infligeait aux humbles, aux réprouvés, et à son obsession messianique.
Le caractère unique de Toledot Yeshou, à l’instar de toute œuvre littéraire complexe, tient aux nombreux niveaux de lecture qu’il permet. On peut y voir une charge incisive et parfois grossière contre le christianisme, mais aussi une critique sévère et virulente adressée à la société juive, à ses faiblesses et à ses péchés.
— Eli Yassif est professeur de littérature hébraïque à l’Université de Tel-Aviv, spécialiste de la culture populaire juive médiévale.
Son essai The Hebrew Folktale (« Le conte populaire hébreu »), Indiana University Press, 1999, a reçu le National Jewish Book Award.
— Cet article est paru le 23 décembre 2016 dans Tablet, magazine new-yorkais en ligne consacré à l’actualité de la culture juive. Il a été traduit par Édith Ochs.
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