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L’Espagnol Rubén Amón le sait : descendre dans l’arène pour défendre la corrida c’est, de nos jours, prendre le risque de se faire encorner. La tauromachie n’est en effet plus en odeur de sainteté dans son pays – interdite en Catalogne en 2010, elle est de plus en plus critiquée par tout un pan de la population espagnole qui y voit un rituel cruel et archaïque. Qu’à cela ne tienne, ce journaliste publie El fin de la fiesta, « un livre courageux, érudit et très bien documenté sur ce tandem que forment la tauromachie et l’Espagne », salue José-Miguel Vila dans le quotidien Diariocrítico.
Pour Rubén Amón, c’est bien simple, la corrida est victime d’un terrible malentendu. « Elle n’est pas moyenâgeuse mais transgressive, elle n’est pas de droite mais subversive, elle n’est pas cruelle envers les animaux mais garantit la sauvegarde d’une espèce unique », résume Alberto Ojeda dans le magazine El Cultural. L’auteur souligne que la corrida était à l’origine un spectacle populaire qui renversait les hiérarchies de classe : le protagoniste n’est plus un seigneur juché sur un cheval mais un homme du peuple dépourvu de monture. « Jusque dans les années 1990, la tauromachie était connotée à gauche. Elle a cessé de l’être parce que la cause animale est devenue l’étendard des socialistes », regrette l’auteur dans le média espagnol The Objective. Et Amón de fustiger l’hypocrisie générale : en Espagne, 2,5 millions de bovins sont envoyés chaque année à l’abattoir, quand ce ne sont que 2 200 taureaux que l’on sacrifie dans l’arène. Il défend même l’idée que la corrida joue en faveur de la biodiversité : sans elle, le taureau de combat, cette race bovine ibérique, aurait probablement disparu.
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Voilà quelque temps, j’ai assisté à une conférence non médicale donnée par l’éminent rétrovirologue Peter Duesberg, principalement connu à l’époque pour avoir nié que le VIH était la cause du sida. Il était charismatique, éloquent, plein d’humour, sûr de lui, persuasif – et il avait tort. Dans cet auditoire, pourtant composé de personnes fort intelligentes et instruites, beaucoup l’ont cru. Sans avoir jamais étudié la question, s’étant contentés jusque-là d’embrasser l’opinion généralement admise ou orthodoxe, ils ont vécu une sorte d’expérience de conversion. Et commencé à imaginer des conspirations en tout genre pour expliquer pourquoi les vues de Duesberg ne s’étaient pas imposées.
En l’occurrence, cela n’avait guère d’importance : personne dans l’assistance n’était en mesure d’influer sur la politique publique en matière de sida. Mais Thabo Mbeki, alors président de l’Afrique du Sud, a découvert les écrits de Duesberg sur Internet et s’est converti à ses idées, avec des conséquences désastreuses.
Les expériences de conversion conduisent à la formation de sectes ou de cultes religieux, y compris dans le domaine médical, qui, pourrait-on croire, ne relève que de la démonstration scientifique. Hélas, le monde est un peu plus complexe ; l’homme n’est pas qu’une créature attachée à l’exercice de la preuve. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point.
Ces derniers temps, des gourous de la médecine apparaissent avec une régularité surprenante. L’une des incarnations les plus célèbres de cette nouvelle espèce est le Dr Andrew Wakefield. Ce chercheur britannique affirma, dans un article publié en 1998 dans la prestigieuse revue médicale britannique The Lancet, avoir trouvé un lien entre le vaccin ROR (contre les oreillons, la rougeole et la rubéole) et le développement de l’autisme infantile. Son allégation déclencha une panique mondiale. Bien qu’il ait été prouvé que son étude avait été falsifiée, Wakefield fait toujours l’objet d’un culte de nombreuses années plus tard. La fraude a été révélée grâce au travail d’un journaliste, Brian Deer, dont le livre, mal écrit mais passionnant, analyse en détail le processus qui permet à de la mauvaise recherche, relevant parfois de la pure escroquerie, de se répandre comme une traînée de poudre1.
Que se passe-t-il dans la tête de gourous tels que Duesberg et Wakefield ? Ce ne sont pas des scélérats au sens classique du terme. Ils ont une théorie à laquelle ils sont émotionnellement attachés, ce qui leur donne une motivation d’ordre psychologique pour en démontrer la justesse. (Le philosophe des sciences Karl Popper estimait qu’il ne faut pas s’empresser d’abandonner une théorie scientifique au premier signe de preuve discordante). Si, de surcroît, une personne profondément attachée à une théorie possède les qualités caractéristiques du gourou, le tour est joué.
Lorsque j’ai vu le Pr Raoult pour la première fois, au début de l’épidémie de Covid-19, j’ai pensé : « Voilà un gourou en devenir. » De fait, il a rapidement fait l’objet d’un culte. Avec ses airs d’Obélix de la médecine, il a le profil de l’emploi, bien qu’il semble trop soucieux de son apparence pour être considéré comme un véritable excentrique : le véritable excentrique agit naturellement, sans se préoccuper de la réaction des autres, tandis que le Pr Raoult a admis un jour qu’il travaillait son apparence pour agacer ses collègues plus collet monté.
Tout cela n’enlève rien à ses qualités de scientifique qui, comme chez Duesberg (mais non chez Wakefield), sont bien réelles. Cela dit, ce n’est pas la modestie qui l’étouffe. Dans son livre, Carnets de guerre, il perd rarement l’occasion de se vanter, d’une manière si excessive, si inhabituelle et si évidemment sincère, qu’il en devient presque touchant. Il nous rappelle qu’il a publié « plus de 3 500 articles scientifiques », soit un tous les quatre ou cinq jours depuis quarante ans. C’est bien plus que n’importe lequel de ses détracteurs. J’avoue que, en lisant cela, j’ai pensé à un vieux broussard rencontré naguère, qui se targuait d’avoir abattu cinquante zèbres au cours d’une seule partie de chasse. « Avec quelle arme ? demanda quelqu’un. Une mitrailleuse ? »
Les Carnets n’ont pas la prétention d’être un élégant morceau de littérature. Il s’agit pour l’essentiel d’une transcription des réflexions du Pr Raoult lors des réunions hebdomadaires de son équipe à l’IHU Méditerranée Infection de Marseille, auxquelles s’ajoutent ses rapports au Sénat et le verbatim de son audition devant la commission d’enquête parlementaire de l’Assemblée nationale. Les Carnets se lisent donc un peu comme les propos de table d’un éminent personnage recueillis par des admirateurs. Mais, à supposer que les transcriptions n’aient pas été remaniées pour faire paraître le personnage beaucoup plus sage qu’il ne l’est, ou qu’il ne l’était, le procédé a un avantage, celui de l’honnêteté intellectuelle : il nous permet de voir ce que Raoult pensait à l’époque, pas ce qu’il pense rétrospectivement. Et, s’il est une denrée qui n’a pas fait défaut pendant l’épidémie de Covid-19, c’est bien la sagesse a posteriori. L’inconvénient de cette approche, cependant, est qu’elle favorise la répétition et la dispersion.
Comme la plupart d’entre nous, le Pr Raoult n’est pas exempt de contradictions. Par exemple, il affirme à la fin du livre qu’il ne fait jamais de prédictions, préférant « rester collé à la réalité ». Pourtant, au début de l’épidémie, il a prédit avec confiance qu’elle sera non seulement mineure, mais suivra une courbe en cloche comme toutes les épidémies de maladies virales. Il déplore la nature ad hominem des attaques dont il a fait l’objet mais se montre volontiers désobligeant à l’égard de ses contradicteurs, les accusant soit de médiocrité intellectuelle, soit de corruption. À vrai dire, il manie l’insulte avec un tel entrain que, si l’Ordre des médecins décidait de suspendre son droit d’exercer, il pourrait facilement se recycler dans un tabloïd britannique.
Cela ne veut pas dire qu’il a toujours tort dans le choix de ses cibles. Il est particulièrement féroce (à juste titre, je pense) à l’égard du laboratoire pharmaceutique californien Gilead, qui fabrique le remdesivir, un médicament antiviral dont l’efficacité est au mieux marginale. Lorsque j’ai lu un article publié dans The New England Journal of Medicine (NEJM) décrivant son utilisation contre le Covid au cours d’une étude observationnelle non contrôlée, j’ai moi aussi pensé qu’il s’agissait davantage d’un coup de pub que de science. Le fait que l’entreprise ait réussi à vendre à la Commission européenne 1 milliard de doses de son produit est l’un des plus grands exploits commerciaux de notre siècle. Il y en aura d’autres.
La question se pose naturellement de savoir pourquoi le NEJM, prestigieuse revue scientifique américaine, a accepté de publier une étude aussi grossièrement erronée alors que son comité éditorial est l’un des plus nombreux au monde. Une explication possible nous vient immédiatement à l’esprit, c’est humain. Bien qu’il ne veuille pas passer pour un conspirationniste, le Pr Raoult voit clairement un complot derrière le rejet de sa théorie chérie, selon laquelle l’hydroxychloroquine – ou une combinaison d’hydroxychloroquine et d’azithromycine – protégerait contre le Covid-19, de façon préventive et curative. Selon lui, il fait face à un effort concerté pour imposer au monde entier le remdesivir, qui est cher et breveté – l’hydroxychloroquine et l’azithromycine étant très bon marché et ne présentant donc aucun intérêt financier pour quiconque.
À l’appui de cette théorie, il cite un article manifestement frauduleux publié dans The Lancet qui prétendait que, loin de guérir le Covid-19, l’hydroxychloroquine augmentait le taux de mortalité de cette maladie. Pourquoi The Lancet n’a-t-il pas vu que cet article (qui a été retiré en un temps record) ne tenait pas la route ? L’organisme censé avoir collecté les données était inconnu du monde scientifique, et une grande partie des données étaient manifestement inventées de toutes pièces. Par exemple, la supposée vérification de l’indice de masse corporelle (IMC) des patients : l’idée que l’IMC de chaque malade soit systématiquement calculé dans les hôpitaux du monde entier au beau milieu d’une épidémie, ou même à tout autre moment, est risible.
Pour le Pr Raoult, ça ne fait aucun doute : The Lancet était de mèche avec Gilead (tout comme le NEJM, qui avait publié un article tout aussi bidon rédigé par les mêmes « chercheurs » peu de temps auparavant). Un conflit d’intérêts avait corrompu les revues médicales les plus prestigieuses et les plus importantes du monde.
Un conflit d’intérêts, toutefois, n’est pas forcément financier : il peut être psychologique. Il ne suffit pas de montrer que le remdesivir ne fonctionne pas pour prouver que l’hydroxychloroquine fonctionne. Et , pour défendre sa chère théorie, le Pr Raoult n’a pas été très objectif, c’est le moins qu’on puisse dire. Les arguments qu’il emploie ont autant de trous qu’une passoire.
Il critique l’idée que les essais randomisés sont l’alpha et l’oméga de la recherche médicale. Dans l’absolu, il n’a pas tort : personne, après tout, n’a eu besoin d’un essai randomisé pour démontrer que l’anesthésie à l’éther fonctionnait. Et personne n’a pensé à faire un essai randomisé des traitements candidats contre le virus Ebola, de même qu’aucun essai randomisé n’a jamais été réalisé sur les antibiotiques destinés à lutter contre les méningites bactériennes.
Mais il existe une différence énorme et évidente entre ces maladies et le Covid-19, à savoir que le taux de mortalité de ce dernier est si faible qu’une simple observation non contrôlée ne peut permettre d’évaluer les effets des médicaments administrés au début de l’infection. Il n’est pas rare de lire sur Internet des commentaires du type « J’ai pris de l’hydroxychloroquine et je n’ai pas eu le Covid-19 », ce qui n’est guère éloigné de l’argument du Pr Raoult.
Parmi ses autres arguments, certains sont très pauvres, pour le moins. Il affirme par exemple que de très nombreuses personnes dans le monde prennent de l’hydroxychloroquine, comme si l’efficacité d’un traitement se mesurait à son degré de popularité. Les données actuelles suggèrent que le médicament ne protège pas contre la maladie. Comparer des résultats bruts, tels que ceux de Marseille et de Paris (il suggère que la rivalité entre les deux villes joue un certain rôle dans le déni de l’efficacité de l’hydroxychloroquine), ne nous apprend rien d’utile.
Il fulmine contre l’essai randomisé Recovery, mené au printemps 2020 en Grande-Bretagne, qui a conclu à l’inefficacité de l’hydroxychloroquine. Plusieurs de ses critiques sont irréfléchies et hors sujet. Il qualifie l’essai de « farfelu », ce qui cadre mal avec son désir affiché de calmer le jeu.
Comparer son livre avec celui de Richard Horton, rédacteur en chef de depuis 1995, est riche d’enseignements2. Les deux hommes sont extrêmement sûrs d’eux, bien que sur des sujets différents et souvent contradictoires. Le Pr Raoult est un vantard, Horton un incorrigible moralisateur. Depuis qu’il est aux commandes, lire The Lancet revient souvent à se faire sermonner par un genre de Savonarole de la médecine. Didier est plus amusant que Richard, pour qui la vie ressemble à une interminable extraction dentaire sans anesthésie.
Comme le Pr Raoult, Horton a ses contradictions. Il dit plusieurs fois que le Covid-19 est une leçon de modestie et d’humilité, mais nous explique ensuite de quelle façon le monde doit changer à la lumière de l’épidémie. Il ne manifeste aucun scepticisme, aucune espèce de doute quant à ses propres idées sur la manière dont le monde doit être réformé en profondeur, par exemple en consacrant une part plus importante du revenu national à la santé. (Singapour, qui dispose de l’un des meilleurs systèmes de santé du monde, consacre précisément 2,1 % de son PIB à la santé. La France, plus de cinq fois plus). Chez Horton, la modestie et l’humilité sont pour les autres – comme la courtoisie chez Raoult.
Horton ne fait pas grand cas de l’hydroxychloroquine, ce remède miracle auquel le Pr Raoult consacre tant de pages et d’énergie. Il le range fermement dans la catégorie du charlatanisme : « Nous n’aurions peut-être pas dû être surpris par le tollé suscité par l’engouement du président Trump pour le désinfectant, les UV et l’hydroxychloroquine comme remèdes contre le Covid-19. »
Horton partage le goût du Pr Raoult pour les fausses analogies. Pour étayer sa critique des gouvernements, il écrit : « Les gouvernements, les scientifiques, les médecins et les citoyens avaient à leur disposition un manuel de référence sur les pandémies susceptible de les aider à comprendre et même à prévoir et à prendre des décisions. » Le livre en question est le Journal de l’année de la peste, de Daniel Defoe, publié en 1722. C’est un récit semi-fictionnel de la grande peste de Londres de 1665, destiné à alerter l’Angleterre sur la peste de Marseille de 1720.
Il y a des différences de taille entre la peste, que ce soit celle de Londres en 1665 ou celle de Marseille en 1720, et le Covid-19. La cause de ce dernier est connue. On en sait aussi beaucoup sur ses modes de transmission, chose importante même en l’absence de remède ou de vaccin. Les pestes de 1665 et de 1720, d’origine inconnue pour les gens de l’époque, ont tué entre 15 et 33 % de la population ; le Covid-19, environ 0,2 % (jusqu’à présent), trois quarts des victimes étant âgées de plus de 75 ans, la plupart avec une maladie chronique et une espérance de vie réduite. L’une des choses que l’épidémie nous a révélées, et dont on ne parle pas beaucoup, c’est le nombre de personnes très âgées dans nos sociétés et ce que cela signifie : que l’état de santé de la population s’est considérablement amélioré. Lorsque j’ai commencé ma carrière de médecin, en 1974, un patient était considéré comme relevant de la gériatrie à 65 ans. Horton souligne la panique et le chaos provoqués par le Covid-19. Mais, comparée aux réactions suscitées par la peste, l’attitude des gens semble plutôt calme et disciplinée, et ce malgré le profond bouleversement de leur quotidien.
Cela nous amène à la question de la perspective et de ce sur quoi on met l’accent. Le Pr Raoult et le Dr Horton ne regardent pas par le même bout de la lorgnette. Les mêmes données statistiques paraissent presque banales à l’un, en ce sens qu’elles ne changent pas ou ne devraient pas changer fondamentalement le cours de nos existences (je ne veux pas dire par là que le Pr Raoult est insensible à cette tragédie qu’est toute mort humaine). Elles paraissent apocalyptiques à l’autre, pour qui elles représentent, ou devraient représenter, un tournant fondamental dans notre histoire et dans notre relation au monde. Pour l’un, le vrai danger vient de notre surréaction absurde. Pour l’autre, de notre suffisance et de notre désir de revenir au « monde d’avant », qu’il semble détester avec une aigreur que seuls les puritains peuvent éprouver. Peut-on dire avec certitude que l’un a raison et l’autre tort ? Est-ce plus qu’une simple question de goût ?
Horton est favorable à la censure des informations qu’il croit fausses. Raoult pense que lui et ses homologues sont censurés. Horton est persuadé de savoir comment le monde devrait fonctionner et oublie qu’il est responsable de la publication de l’article fallacieux de Wakefield, dont les conséquences furent désastreuses, et, plus récemment, de l’article manifestement bidonné sur l’hydroxychloroquine. De toute évidence, il croit qu’il est plus difficile d’éditer une revue médicale que de décider de la politique d’un pays tout entier. Le Pr Raoult n’admettra jamais qu’il ait pu se tromper.
Comme la petite Greta Thunberg pourrait le dire, il suffit de suivre la science.
— Anthony Daniels est un médecin psychiatre britannique à la retraite. Il a notamment publié (sous le nom de Theodore Dalrymple) False Positive: A Year of Error, Omission, and Political Correctness in the New England Journal of Medicine (Encounter Books, 2019).
— Cet article a été écrit pour Books. Il a été traduit par Olivier Postel-Vinay.
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Au début de l’année 2000, Reed Hastings et son associé, Marc Randolph, prennent l’ascenseur jusqu’au 27e étage d’un gratte-ciel de Dallas et pénètrent dans une immense salle de réunion. Hastings est « à bout de nerfs », se souviendra-t-il. Après avoir cherché à obtenir un rendez-vous pendant des mois, Randolph et lui ont finalement été convoqués au siège de Blockbuster Inc., la chaîne de location de cassettes vidéo et de DVD.
Blockbuster est alors un géant de l’industrie du divertissement à domicile : à son apogée, la compagnie pèse 5,9 milliards de dollars de chiffre d’affaires et compte 9 000 magasins. L’enseigne est familière aux passants des rues commerçantes du monde entier. Hastings et Randolph, eux, ont fondé deux ans plus tôt une start-up peu connue, qui permet de louer des DVD via un site Web et de se les faire livrer par la poste. Netflix, c’est une centaine d’employés, quelque 300 000 abonnés et, malgré une forte croissance, des millions de dollars de pertes.
Ayant pris place autour d’une interminable table en verre, Hastings abat son jeu : il propose au PDG de Blockbuster, John Antioco, d’acheter Netflix. En contrepartie, Hastings et Randolph aideront Blockbuster à développer son service en ligne, qui n’en est encore qu’à ses balbutiements. La conversation est polie mais brève. Hastings fait son pitch, Antioco lui demande son prix, et, quand Hastings répond 50 millions de dollars, la réunion est close.
Vous connaissez probablement la suite. Blockbuster a fait faillite dix ans plus tard et a été rayé de la carte – enfin, pas tout à fait : il reste un magasin à Bend, dans l’Oregon, qui propose toujours des DVD à louer. La société Netflix, quant à elle, a continué à se développer encore et encore. Elle compte désormais plus de 200 millions d’abonnés et vaut plus de 200 milliards de dollars.
Son histoire est marquée par une volonté constante de transformation et d’adaptation. À l’époque où l’entreprise courtisait Blockbuster, elle a introduit un nouveau modèle d’abonnement : au lieu de payer pour la location de chaque DVD, les clients souscrivaient désormais à un forfait mensuel et commandaient autant de DVD qu’ils le souhaitaient. Au gré du progrès technologique, Netflix est passé du DVD au streaming numérique, permettant à ses utilisateurs de piocher à leur guise dans un catalogue de séries et de films, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, et de regarder leur programme sur l’appareil de leur choix. Et cela, toujours pour moins de 10 dollars par mois. C’était une offre séduisante, même si la sélection de films et de séries proposée par Netflix laissait beaucoup à désirer. En 2013, la compagnie s’est attaquée à ce problème en créant ses propres programmes. Plutôt que de se contenter d’acheter du contenu sous licence à des studios de cinéma et de télévision, elle s’est mise à en produire.
Et elle l’a fait avec un certain panache, en investissant massivement, en engageant des créateurs de talent et en leur donnant carte blanche. C’était un pari risqué et, comme les précédents, il a largement payé. Netflix a rejoint les rangs des géants du high-tech. En 2020, la cote de l’entreprise a grimpé en flèche, les investisseurs pariant que les utilisateurs ne reprendraient jamais complètement l’habitude de sortir en ville et passeraient toujours plus d’heures scotchés devant des séries comme Stranger Things, The Crown ou Tiger King (des productions originales Netflix) et des films réalisés dans le plus pur style hollywoodien comme The Irishman, de Martin Scorsese (que Netflix a non seulement distribué mais financé, pour un budget estimé à 150 à 250 millions de dollars). À ce jour, Netflix a remporté 112 Emmy Awards et deux oscars, ce qui est plutôt incongru pour une ancienne société de vente par correspondance.
Il est fort probable que si, ce jour-là, Hastings et Randolph avaient réussi à convaincre le PDG de Blockbuster, nous parlerions aujourd’hui de l’extraordinaire transformation d’une chaîne de vidéoclubs en un sérieux concurrent de Disney et d’Apple. Pourquoi l’enseigne a-t-elle raté le coche et coulé lamentablement ? Ce n’étaient pourtant ni les capitaux ni la notoriété qui lui manquaient. Et ce n’est pas comme si ses dirigeants ignoraient l’existence d’Internet – après tout, Antioco a accepté de rencontrer ces deux entrepreneurs du Web.
Dans La Règle ? Pas de règles !, Hastings s’efforce de tirer les leçons des erreurs de Blockbuster. C’est à ses yeux l’exemple d’une entreprise qui échoue parce que le succès l’a rendue stupide. Au début, elle encourage les bonnes idées et les personnes compétentes, puis, à mesure qu’elle croît et se ramifie, elle succombe à une sorte d’entropie. La prolifération constante de règlements et d’injonctions bride la liberté des employés. Les dirigeants, n’ayant d’yeux que pour les objectifs financiers, embauchent des collaborateurs médiocres plutôt que de s’offrir les services de talents. Le résultat est une organisation excessivement bureaucratique et foncièrement politique. Les seules personnes qui gravissent les échelons sont celles qui savent tirer la couverture à elles, éviter les impairs et dire au patron ce qu’il veut entendre plutôt que la vérité.
Au fil de l’expansion de Netflix, Hastings, désormais seul maître à bord (Randolph a quitté l’entreprise en 2003), n’a eu qu’une idée en tête : ne pas connaître un tel destin. Son livre ne traite pas vraiment de business au sens classique du terme. Hastings ne discourt pas sur l’économie du streaming ou son taux de profit. Pas plus qu’il ne vante ses décisions prémonitoires ; il ne s’attarde que sur ses propres erreurs. Le seul mérite qu’il s’attribue est d’avoir créé une société dont les employés ne se sentent pas bridés par les règlements et ont pour principale obligation d’être honnêtes les uns envers les autres.
Hastings a écrit le livre avec Erin Meyer, une spécialiste du management qui s’intéresse à la culture d’entreprise. Elle joue le rôle de témoin objectif : elle interviewe les employés de Netflix pour vérifier que l’entreprise fonctionne bien comme le dit Hastings et sonde ce dernier pour savoir s’il a sérieusement réfléchi à sa philosophie. Sans surprise, elle découvre que c’est bien le cas. Mais, pour simple qu’il soit, ce dispositif introduit une touche de scepticisme et de réflexivité absente de la plupart des livres de ce genre.
Plutôt que d’instaurer une culture fondée sur les règlements comme c’est l’usage dans les grandes organisations, Hastings a cherché à cultiver une éthique de la responsabilité individuelle et des attentes partagées. Par exemple, Netflix n’a pas de politique en matière de congés. Ainsi, les employés peuvent prendre des vacances quand ils le souhaitent et pour la durée qu’ils souhaitent, à condition que cela ne gêne pas leur équipe et ne nuise pas à l’entreprise. Personne ne ratifie les demandes de congé ni ne tient le compte du nombre de jours pris par les employés. Évidemment, cela pourrait avoir pour effet pervers que, sans jours de congé attribués, les salariés finissent par ne pas en prendre du tout et travaillent jusqu’à l’épuisement pour impressionner leurs chefs. Hastings, qui constate que les meilleures idées surgissent souvent lorsque l’on prend quelque distance vis-à-vis de son travail, cherche à limiter un tel risque. Lui et ses équipes de direction montrent l’exemple : ils prennent beaucoup de vacances et le font savoir – carte postale du lac Tahoe, diaporama de photos prises pendant un séjour en Espagne… Hastings lui-même prend au moins six semaines de congés par an, ce qui n’est pas, c’est le moins qu’on puisse dire, la norme chez les PDG américains. Ses employés lui emboîtent le pas ; l’un d’eux confie à Erin Meyer qu’au début il se sentait coupable de passer si peu de temps au travail, au regard de ses emplois précédents, puis qu’il s’y est habitué.
Il n’y a pas non plus de procédure de validation des frais. Les employés peuvent dépenser l’argent de l’entreprise comme bon leur semble, ce qui signifie qu’ils peuvent agir rapidement et de manière décisive. Parfois, quelqu’un profite un peu trop de cette liberté, par exemple en séjournant dans l’hôtel le plus cher de la ville et en invitant sa famille à se joindre à lui (c’est arrivé). Cette personne est susceptible d’être licenciée. Hastings sait que certains se montreront irresponsables, mais il préfère gérer ces situations au cas par cas plutôt que de créer des règles qui seront plus contraignantes pour les autres. Le principe est intelligent : mieux vaut punir les tricheries que punir tout le monde de façon préventive. On pourrait très bien imaginer qu’un tel principe s’applique aux systèmes de prestations sociales. La fraude aux allocations existe, mais son ampleur est exagérée. La réaction des gouvernements successifs a été de mettre en place un ensemble de règles byzantines qui empoisonne la vie de la majorité honnête des demandeurs d’allocations. C’est prendre le problème à l’envers.
L’ingrédient essentiel de la culture Netflix telle qu’elle est décrite dans ce livre, c’est la franchise. « C’est être déloyal vis-à-vis de Netflix, écrit Hastings, que de ne pas être d’accord avec une idée et de ne pas exprimer ce désaccord. Taire son opinion, c’est choisir implicitement de ne pas aider l’entreprise. » Les retours sont encouragés et consistent, pour l’essentiel, à dire aux gens ce qu’ils ont mal fait. Pas seulement lorsqu’un problème se présente, mais aussi lors des interactions quotidiennes. Une employée raconte à Meyer que, pendant qu’elle faisait une présentation importante devant un parterre de cadres supérieurs, elle a été interrompue par une collègue et amie, au fond de la salle, qui lui a dit qu’elle parlait trop vite et avalait ses mots. Plutôt que de se sentir humiliée et furieuse – ce qui aurait été ma réaction –, elle a accueilli la remarque avec gratitude. Cela s’explique, je suppose, par le fait que dans une culture où de telles interventions sont normales, l’humiliation – et donc la colère – disparaît.
Si la perspective de travailler avec des collègues qui se sentent obligés de vous signaler vos moindres cafouillages vous semble horrible, le management de Netflix n’est peut-être pas fait pour vous. Mais Hastings et Meyer restent convaincus que la franchise absolue est essentielle à une bonne collaboration : si les critiques et les désaccords ne sont pas exprimés ouvertement, les problèmes restent cachés et les frustrations mutuelles se transforment en relations passives-agressives. Ils insistent à plusieurs reprises sur l’idée que la franchise doit aller dans les deux sens – du haut vers le bas et du bas vers le haut. Hastings et les cadres haut placés de l’entreprise demandent à leur personnel, même subalterne, de leur dire quand ils se trompent et discutent ouvertement des commentaires négatifs qu’ils reçoivent. À en juger par certaines anecdotes et certains courriels cités par Meyer, cette recommandation est largement suivie. Lors de réunions, les nouveaux arrivants sont souvent stupéfaits de voir le patron se faire prendre à partie par un subordonné.
Ce principe de transparence s’étend aux données confidentielles de l’entreprise. Contrairement à la vaste majorité des patrons de grands groupes, Hastings considère que le personnel doit pouvoir avoir accès à tout ce qui concerne la société, y compris aux informations financières susceptibles de faire s’effondrer le cours des actions si elles venaient à fuiter. Dans la plupart des entreprises, les discussions qui se tiennent au sommet sur d’éventuelles restructurations ou licenciements ne sont pas ébruitées avant que le patron ne soit prêt à faire une déclaration. Et la majorité des cadres estiment que la dissimulation de la vérité est parfois la seule option possible. Mais, pour Hastings, le coût à long terme de la confidentialité et de l’opacité l’emporte sur les avantages à court terme.
Que feriez-vous si un cadre que vous licenciez – quelqu’un d’intègre mais qui n’est pas tout à fait à la hauteur du poste – vous demandait de faire savoir au reste du personnel qu’il part de son plein gré ? demande Meyer. Hastings dit qu’il refuserait. Le côté impitoyable de cette réponse est atténué par son absence d’hypocrisie. Hastings fustige les chefs d’entreprise qui présentent leur société comme une « famille ». Selon lui, une entreprise doit ressembler davantage à une équipe de sport : un environnement où la collaboration est certes intense, mais où les joueurs sont achetés et vendus en fonction de leur contribution à l’effort commun plutôt que de l’affection qu’ils inspirent. Parler de l’entreprise comme d’une famille, dit-il, est malhonnête – c’est du baratin. « Édulcorer la situation, fait fréquent chez les dirigeants, c’est saper la confiance. Je ne le dirai jamais assez clairement : ne faites pas ça. Votre personnel n’est pas idiot. »
Là encore, on se demande si ce principe ne pourrait pas s’appliquer au-delà du monde des affaires. Que se passerait-il si les hommes politiques prenaient l’habitude de dire la vérité même lorsqu’elle n’est pas agréable à entendre ? Ils seraient descendus par la presse, bien sûr, mais peut-être qu’avec le temps ceux qui auraient fait preuve de courage et d’habileté pourraient regagner un certain respect. Les électeurs ne sont pas idiots.
Comme de nombreuses séries Netflix, La Règle ? Pas de règles ! gagnerait à être plus court. Cela étant, pour un livre consacré aux stratégies d’entreprise, il est plutôt agréable à lire. Hastings ne prétend pas que sa philosophie du laissez-faire en matière de management est une formule qui marche à tous les coups. Il dit seulement qu’elle a fonctionné pour lui et pourrait fonctionner pour d’autres entreprises qui reposent sur l’innovation (le refus des règles ne fonctionnerait pas aussi bien pour, disons, une compagnie aérienne ou une banque). Il ne nous fait pas non plus de sermons sur la vocation sociale de son entreprise, comme c’est la mode chez ses homologues qui hantent le forum de Davos. Du coup, la question de savoir à quoi sert Netflix, à part faire de l’argent, reste ouverte.
Ce qui ne fait pas de doute, ce sont ses velléités d’expansion. Après avoir conquis son pays d’origine (deux tiers des foyers américains ont un abonnement), Netflix compte bien devenir la pierre angulaire du divertissement à travers le monde. Le Royaume-Uni est son deuxième plus grand marché après les États-Unis, mais l’entreprise concentre désormais ses efforts sur les immenses réservoirs d’attention, encore inexploités, que constituent les économies émergentes telles que le Brésil et l’Inde (tout en restant à l’écart de la Chine). Dans ces pays, Netflix investit même dans la modernisation des infrastructures de télécommunication haut débit, initiant ce qui a été qualifié de « plan Marshall mondial en faveur d’un divertissement à domicile de qualité ».
Notre bon plaisir n’est pas sa raison d’être. Nous comparons spontanément Netflix à Disney et à HBO, mais ses séries « de qualité » ne représentent qu’une fraction de son catalogue. L’essentiel du contenu proposé, qu’il soit produit en interne ou diffusé sous licence, est destiné à faire tapisserie – ce genre d’émissions de télé que l’on peut regarder tout en faisant autre chose. L’entreprise s’appuie aussi fortement sur le contenu produit par ses concurrents : la série The Office, produite par NBC et adaptée d’une sitcom de la BBC, a jusqu’à tout récemment figuré parmi ses programmes les plus regardés aux États-Unis. Plutôt que d’être une force créative sur le modèle de Hollywood, Netflix s’apparente davantage à Facebook ou à YouTube par les méthodes agressives qu’elle emploie pour capter notre attention, même lorsque cette attention n’est que partielle. Elle utilise les ruses des experts en sciences du comportement de la Silicon Valley, comme la lecture automatique de l’épisode suivant, de sorte que l’utilisateur doit faire un effort conscient pour arrêter de regarder une série.
Cette course à l’audience peut sembler mystérieuse étant donné que, contrairement aux chaînes de télévision ou aux réseaux sociaux, Netflix ne tire pas ses revenus de la publicité. Mais, plus on passe de temps sur sa plateforme, plus l’entreprise en apprend sur nos habitudes de consommation : elle n’identifie pas seulement les programmes que nous aimons, mais comment et quand nous aimons les regarder ; ce qui nous rend accros et ce qui nous fait décrocher. Cela dit, l’idée que Netflix est fondamentalement tournée vers la collecte et l’analyse de nos données personnelles est probablement exagérée, y compris par l’entreprise elle-même. Son algorithme de recommandations personnalisées n’est pas si personnalisé que ça, et Netflix n’a pas découvert de recette secrète permettant de créer un programme à succès parfaitement calibré pour un public cible. Le Jeu de la dame, classée plusieurs semaines d’affilée, fin 2020, « série la plus regardée » (Netflix est très sélective quant aux statistiques d’audience qu’elle rend publiques ; regarder les deux premières minutes d’une série est comptabilisé comme une « vue »), a été conçue de manière traditionnelle. Le réalisateur, Scott Frank, a lu un roman sur une joueuse d’échecs prodige, a considéré que cette histoire ferait une excellente série, et l’entreprise a parié qu’il avait raison.
Ce que l’on peut avancer avec certitude, c’est que Netflix en veut toujours plus. Son ambition est immense et un peu inquiétante. La société estime que ses concurrents sont non seulement Amazon Prime, la télévision par câble ou les jeux vidéo, mais aussi « toutes les activités auxquelles les utilisateurs sont susceptibles de s’adonner pendant leur temps libre ». Cette phrase est tirée d’un texte publié sur son site Web. Où l’on lit ensuite : « Cela peut être regarder du contenu sur d’autres services de streaming […], mais aussi lire un livre, échanger sur Facebook, sortir dîner avec des amis ou encore déguster un verre de vin avec son compagnon ou sa compagne, pour n’en citer que quelques-unes. » Créée par Charlie Brooker, Black Mirror, l’une des séries phares de Netflix, décrit un monde dystopique où l’emprise de la technologie atteint des proportions effrayantes. Il y a quelque chose de brookeresque dans le fait qu’une entreprise technologique déclare ouvertement la guerre à la convivialité humaine. Avec le concours du Covid-19, elle pourrait bien en sortir victorieuse.
— Ian Leslie est un auteur britannique, contributeur régulier du New Statesman, de The Economist et de The Guardian. Il est l’auteur de plusieurs livres sur le comportement humain.
— Cet article est paru dans l’hebdomadaire britannique New Statesman le 10 décembre 2020. Il a été traduit par Pauline Toulet.
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Harold Eddleston, un homme de 77 ans des environs de Manchester, avait appris quelques jours plus tôt qu’il avait un cancer. Un samedi matin du mois de février 1998, encore sous le choc du diagnostic, il reçut la plus triste nouvelle qui soit. Il allait devoir affronter l’avenir seul : son épouse bien-aimée venait de mourir d’une crise cardiaque.
Inquiète pour la santé de son père, la fille des Eddleston appela le médecin de famille, Harold Shipman, un homme du cru qui jouissait d’une excellente réputation. Celui-ci se rendit chez M. Eddleston, s’assit à son chevet, lui prit la main et discuta affectueusement avec lui. Lorsqu’il prit congé, la fille de M. Eddleston lui demanda son pronostic. L’air sombre, il lui répondit : « À votre place, je ne lui achèterais pas d’œufs pour Pâques. » Le mercredi, M. Eddleston était mort ; le Dr Shipman l’avait assassiné.
Harold Shipman est un des plus prolifiques tueurs en série de l’Histoire. En vingt-trois ans de carrière, ce médecin généraliste affable et apprécié a injecté des doses létales de morphine à près de 215 de ses patients. On a fini par l’arrêter en septembre 1998, six mois après la mort de M. Eddleston.
David Spiegelhalter, auteur de l’excellent livre The Art of Statistics, faisait partie des statisticiens chargés par la justice d’établir si le taux de mortalité des patients du Dr Shipman aurait dû éveiller les soupçons. À l’époque biostatisticien à l’Université de Cambridge, Spiegelhalter arriva à la conclusion que la surmortalité des patients du Dr Shipman – la différence entre le nombre de ses patients décédés au cours de sa carrière et le nombre de patients décédés au cours de la carrière d’un médecin moyen – était de 174 femmes et 49 hommes au moment de son arrestation. Des chiffres qui correspondent peu ou prou au nombre de victimes établi par l’enquête.
Ces chiffres disent l’inimaginable douleur causée par un seul homme. Mais à quel moment un grand nombre de morts devient-il un trop grand nombre de morts ? Comment distinguer une anomalie suspecte d’une accumulation de malchance ? Et, d’ailleurs, comment pronostiquer le nombre de patients d’un médecin que l’on doit s’attendre à voir mourir ? Chaque mort est le résultat de circonstances particulières, d’histoires individuelles, d’une myriade de facteurs. Peut-on résumer toute cette incertitude en un seul chiffre ?
En 1825, en France, le ministre de la Justice ordonna la création d’un « Compte général de l’administration de la justice criminelle ». Il s’agit sans doute du premier registre au monde de ce type : il rassemble les statistiques de toutes les arrestations et de toutes les condamnations du pays, classées région par région, prêtes à être analysées. On considère aujourd’hui ce genre de banque de données comme une évidence, mais, à l’époque, c’était quelque chose de radicalement nouveau. On peut même y voir un ancêtre du big data : c’est la première fois que l’on a soumis à l’analyse mathématique l’univers désordonné et imprévisible du comportement humain.
Imprévisible ? Pas tant que ça. Au début des années 1830, l’astronome et mathématicien belge Adolphe Quetelet analysa ces chiffres et découvrit qu’ils étaient d’une remarquable constance. Quelle que fût l’activité des tribunaux et des prisons, le nombre d’assassinats, de viols et de vols commis chaque année était quasiment identique. « Les crimes se reproduisent avec une effrayante exactitude, constatait-il. Nous savons à l’avance combien d’individus se saliront les mains avec le sang des autres. Combien il y aura de faussaires, combien d’empoisonneurs. »
Mais Adolphe Quetelet pensait que quelque chose de plus profond se cachait derrière tout cela. Aussi élabora-t-il le concept de « physique sociale » et commença-t-il à explorer la possibilité que les vies humaines, telles les planètes, suivent des trajectoires mécaniques. Il y a quelque chose de troublant dans l’idée que, malgré l’impondérabilité de nos choix, du hasard et des circonstances, les mathématiques ont quelque chose à nous dire sur ce que c’est qu’être humain. Les conclusions d’Adolphe Quetelet demeurent valables aujourd’hui : la vie humaine peut, dans une certaine mesure, être quantifiée et prédite. Le fait est que nous sommes désormais capables de prévoir avec une remarquable précision combien de femmes choisiront d’avoir un bébé chaque année en Allemagne, combien d’accidents de voiture surviendront au Canada, combien d’avions s’écraseront dans l’hémisphère Sud et même combien de personnes se rendront aux urgences à New York ce vendredi soir.
C’est le cas pour n’importe quel grand système désordonné. Prenons les gaz. S’il est impossible de suivre le mouvement de chaque molécule d’un gaz, le caractère imprévisible et désordonné du niveau moléculaire disparaît lorsqu’on observe un gaz au niveau global. De même, une certaine régularité émerge de nos vies individuelles, imprévisibles lorsqu’on regarde un groupe dans son ensemble. On pourrait presque dire que, chaque matin, nous nous levons avec un certain nombre de chances, ce jour-là, de devenir un assassin, d’avoir un accident de voiture, de demander notre compagne en mariage, d’être licencié. « L’idée de hasard contient toute l’inévitable imprévisibilité du monde », écrit David Spiegelhalter.
Cela dit, c’est une chose de parler en termes généraux de ce que nous sommes en tant qu’entité collective, c’en est une autre de vouloir aller en sens inverse, c’est-à-dire de tenter de comprendre ce que nos comportements collectifs disent de nous en tant qu’individus. Or, évidemment, ce sont souvent ces choses-là que nous aimerions le plus connaître.
En 1965, en France, André-François Raffray, notaire de son état, signa un contrat qui montre à quel point il est risqué de vouloir établir des pronostics individuels à partir de caractéristiques collectives. Raffray acheta en viager l’appartement d’une vieille dame de 90 ans, s’engageant à lui verser 2 500 francs par mois jusqu’à sa mort, après quoi il prendrait possession de son bien.
À l’époque, l’espérance de vie moyenne d’une Française était de 74 ans et demi. André-François Raffray, alors âgé de 47 ans, était donc persuadé de faire une bonne affaire. Hélas pour lui, comme le raconte Bill Bryson dans son livre Une histoire du corps humain à l’usage de ses occupants, la propriétaire de l’appartement n’était autre que Jeanne Calment, la personne qui vécut le plus longtemps au monde1. Jeanne Calment est morte à 122 ans, soit trente-deux ans après la signature du contrat de viager. Elle enterra André-François Raffray, qui, lui, est décédé à 77 ans. Au bout du compte, le notaire aura payé plus de deux fois le prix du marché pour cet appartement dans lequel il n’a jamais vécu.
Ainsi Raffray a-t-il appris à ses dépens qu’une moyenne n’est pas une représentation fidèle des cas individuels. Comme s’amuse à le rappeler le mathématicien Ian Stewart dans son livre Les Dés jouent-ils aux dieux ?, « l’homme moyen a un sein et un testicule. »2 Dans un grand groupe, les disparités qui existent naturellement entre les êtres humains s’effacent ; les hauts et les bas se contrebalancent. Cette variabilité implique que l’on ne peut pas parler avec certitude d’un individu donné, et cela a des conséquences majeures.
Des millions de personnes, parmi lesquelles David Spiegelhalter, avalent chaque jour un petit comprimé blanc de statine pour réduire leur risque d’avoir une crise cardiaque ou un AVC. Si c’est votre cas et que vous menez une longue et heureuse existence sans l’ombre d’une crise cardiaque, vous n’avez aucun moyen de savoir si c’est grâce à votre statine quotidienne ou si vous n’auriez de toute façon jamais eu d’infarctus. Le fait est que, sur 1 000 personnes qui prennent des statines pendant cinq ans, le traitement ne permettra qu’à 18 d’entre elles d’éviter une crise cardiaque ou un AVC grave. Et si, malgré tout, vous êtes un jour terrassé par une crise cardiaque, vous ne saurez jamais si les statines l’ont retardée. « Tout ce que je peux savoir, écrit David Spiegelhalter, c’est qu’en moyenne les statines sont bénéfiques à un grand groupe de personnes comme moi. »
C’est d’ailleurs le principe des médicaments préventifs : la plupart de ces médicaments sont sans effet chez une vaste majorité d’individus, mais ils valent la peine d’être pris parce qu’ils apportent un bénéfice collectif. C’est une sorte de pari de Pascal pharmaceutique : mieux vaut vous comporter comme si Dieu existait (et que ce médicament était efficace sur vous), car vous avez beaucoup à perdre si vous vous comportez comme si Dieu n’existait pas et que le médicament était inefficace3.
Nous ignorons encore quantité de choses sur les raisons des différences entre les individus : pourquoi certains fumeurs n’ont-ils pas de cancer du poumon ? Pourquoi, chez de vrais jumeaux, l’un restera-t-il en bonne santé tandis que l’autre développera une pathologie comme la maladie de Charcot ? Pourquoi certains enfants qui semblent similaires réussissent-ils à l’école quand d’autres pataugent ? En dépit des promesses du big data, nos existences individuelles restent éminemment imprévisibles.
L’algorithme de recommandations d’Amazon est peut-être l’outil de prévision le plus efficace de l’ère du big data – d’un point de vue financier, du moins. Cette gigantesque machine statistique rapporte en effet une fortune à l’entreprise. Et pourtant, la plupart du temps, elle se trompe. M. Dombey, dans le roman Dombey et Fils de Dickens, imagine déjà la brillante carrière dans les affaires qui attend son jeune fils Paul : « Il a devant lui une éminence toute prête, qui l’attend pour y trôner ; quand il y sera monté, il n’y a ni hasard, ni chance à courir pour lui. Sa route, dans ce monde, était droite et toute tracée avant sa naissance. » Paul, hélas, meurt à l’âge de 6 ans.
Quoi qu’il en soit, nous sommes parvenus à ne pas nous noyer dans cet océan d’imprévisibilité. Et les statisticiens naviguent vers des terres plus sûres dans ce monde incertain. Peut-être ne pouvons-nous pas répondre à nos interrogations sur le temps qui nous reste à vivre, mais nous sommes aujourd’hui parfaitement en mesure de nous attaquer à des questions comme celle-ci : « À partir de combien de décès peut-on considérer que les patients d’un médecin ont un peu trop tendance à passer l’arme à gauche ? » Pour y répondre, les chercheurs ont formulé une puissante idée qui sera à la base de la recherche scientifique moderne.
Imaginons qu’un inconnu vous tende une pièce pour tirer à pile ou face. Vous la soupçonnez d’être truquée. Mais, pour l’instant, vous émettez l’hypothèse qu’elle ne l’est pas. Vous la lancez deux fois ; les deux fois, elle retombe côté face. Jusque-là, pas de quoi s’alarmer. Une pièce parfaitement normale tombera deux fois de suite côté face dans 25 % des cas – on parle de « valeur-p », ou « valeur de probabilité », pour désigner ce seuil au-dessus duquel on valide l’hypothèse de départ. Vous la relancez : face. De nouveau : face. Les choses commencent à vous sembler louches. Sauf que, même si vous lancez votre pièce mille, voire un million de fois, vous ne pourrez jamais être absolument certain qu’elle est pipée. Même si les probabilités sont infinitésimales, une pièce peut en théorie produire toutes les combinaisons possibles.
Face à cette incertitude, les scientifiques ont choisi de fixer un seuil arbitraire en dessous duquel toutes les données sont considérées comme suspectes. En 1925, le statisticien britannique Ronald Fisher a proposé que ce seuil soit établi par convention à 5 %. Par exemple, quand il y a moins de 5 % de chances d’obtenir autant de fois face que ce que vous avez observé, vous pouvez sérieusement soupçonner que la pièce est truquée. Concrètement, si la pièce tombe côté face cinq fois d’affilée (la valeur-p est alors de 3,125), vous pouvez vous dire qu’il y a un loup4.
La science moderne se base sur ce principe pour tirer ses conclusions. Que l’on cherche des preuves du changement climatique ou de l’efficacité d’un médicament, l’idée est la même. Si le résultat est trop inhabituel pour être le fruit du hasard – s’il se produit dans moins de 5 % des cas, soit une fois sur vingt –, on peut raisonnablement penser que l’hypothèse de départ est validée. On dit que le résultat est « statistiquement significatif ».
Prenons l’exemple d’un essai clinique sur l’aspirine mené en 1988 par Richard Peto, épidémiologiste à l’Université d’Oxford. L’aspirine, qui limite la formation de caillots sanguins, peut être utilisée pour prévenir leur apparition dans les artères du cœur et du cerveau. L’équipe de Peto voulait savoir si l’aspirine augmentait aussi les chances de survie lorsqu’elle elle était administrée au cours d’une crise cardiaque.
L’essai, mené sur 17 187 personnes, a mis en évidence un effet notable. Dans le groupe des malades qui ont reçu un placebo, 1 016 sont morts ; dans le groupe de ceux à qui on a administré de l’aspirine, seuls 804 sont décédés. L’aspirine n’a pas fait effet chez tous les sujets, mais il est peu probable qu’autant de personnes auraient survécu si elle avait été totalement inefficace. Le résultat passait avec succès l’épreuve du seuil de 5 %. Les chercheurs conclurent à l’efficacité de l’aspirine.
Les méthodes statistiques sont devenues l’alpha et l’oméga de la recherche moderne. Elles nous ont permis de faire de grands progrès, de détecter des signaux faibles dans un magma de données. Mais, à moins d’être extraordinairement vigilant, vouloir éliminer toute incertitude entraîne des effets pervers. L’équipe de Richard Peto a soumis les résultats de son expérimentation sur l’aspirine à une prestigieuse revue médicale. L’un des membres du comité de lecture a soulevé la question suivante : pouvait-on détailler davantage les résultats en sous-groupes ? L’expert (anonyme) voulait savoir combien de femmes avaient été sauvées par l’aspirine, combien d’hommes, de diabétiques, de personnes dans telle ou telle tranche d’âge, etc.
Peto refusa. En segmentant le résultat global, rétorqua-t-il, on introduirait de nombreux éléments d’incertitude. Car, plus un groupe est petit, plus grand est le risque que les résultats de ce groupe soient dus au hasard. Il serait « scientifiquement stupide », estimait-il, de tirer des conclusions à partir d’autre chose que du tableau d’ensemble. Comme la revue insistait, Peto céda. Il soumit un nouvel article avec tous les sous-groupes demandés par l’expert – et y ajouta un classement des résultats par signes astrologiques. Non que l’astrologie exerce une quelconque influence sur l’effet de l’aspirine. Mais parce que, par l’effet du hasard, le nombre de personnes à qui l’aspirine avait sauvé la vie était plus élevé pour certains signes astrologiques que pour d’autres. Les résultats de l’étude montraient ainsi que l’aspirine ne marchait pas sur les Balance et les Gémeaux, mais réduisait de moitié le risque de décès chez les Capricorne.
Travailler sur de grands groupes permet de réduire le risque d’obtenir des résultats trompeurs dus au hasard, mais il existe un autre piège dans lequel les chercheurs qui ne se méfient pas assez peuvent tomber. Un piège que l’expérience de Richard Peto met également en évidence, et qui a déclenché une crise statistique au cœur même de la science.
Pour comprendre le problème, revenons à notre pièce truquée (la pièce est, non sans raison, le cobaye du statisticien). Supposons que vous ne vouliez pas tirer de conclusion hâtive et que vous décidiez de continuer à croire que la pièce n’est pas truquée tant que vous n’aurez pas obtenu face vingt fois de suite. Avec une pièce équilibrée, cela ne se produit qu’environ une fois sur un million – c’est un niveau de preuve extrêmement élevé, bien au-dessus du seuil de 5 % couramment utilisé dans le monde de la science.
À présent, imaginons que je donne une pièce non truquée à toutes les personnes qui vivent aux États-Unis et que je leur demande à toutes de faire le même test que vous. Même avec un seuil de un sur un million, même si tout se passe de façon parfaitement transparente et honnête, environ 300 Américains obtiendront face vingt fois de suite. Si l’on adopte la méthode de Fisher et son seuil de 5 %, on parvient à la conclusion que ces 300 personnes ont toutes reçu une pièce truquée. En réalité, quel que soit le seuil fixé, si on répète suffisamment de fois une expérience, des résultats hautement improbables finissent par survenir.
Apple l’a appris à ses dépens peu après le lancement de l’iPod Shuffle. Alors que cet appareil permettait d’écouter ses chansons préférées dans un ordre aléatoire, Apple a rapidement croulé sous les plaintes d’utilisateurs convaincus que leur iPod jouait leurs morceaux dans un ordre déterminé. La probabilité d’obtenir des résultats « ordonnés » est bien plus élevée qu’on ne le pense. Même s’il y avait très peu de chances pour que plusieurs chansons d’un même artiste, par exemple, soient lues à la suite, il y avait tellement de gens branchés sur leur iPod qu’il était inévitable que de telles coïncidences jugées bizarres se produisent.
Dans la recherche scientifique, les enjeux sont plus importants. Avec un seuil de 5 % seulement, une étude sur vingt prouvera accidentellement l’existence d’un phénomène qui, en réalité, n’existe pas. Raison supplémentaire pour laquelle Richard Peto résista à l’idée de considérer les résultats des différents sous-groupes de son étude : plus le nombre de groupes est grand, plus le risque d’observer des effets trompeurs l’est aussi. Ce n’est pas qu’une préoccupation théorique, loin de là. Selon une étude portant sur les 49 publications médicales les plus citées entre 1990 et 2003, les conclusions de 16 % d’entre elles ont été contredites par des études ultérieures. C’est encore pire en psychologie (peut-être parce que les études en psychologie peuvent être reproduites à moindre coût). En 2015, des chercheurs ont tenté de reproduire 100 expériences en psychologie et n’ont obtenu des résultats statistiquement significatifs que pour 36 d’entre elles, alors même que 97 affichaient une valeur-p inférieure au seuil de 5 % [lire « Faut-il croire les scientifiques ? », Books n° 88, mars-avril 2018]. Les chercheurs redoutent que, comme avec l’iPod Shuffle, les résultats qui ne sont que de simples effets du hasard ne focalisent l’attention.
On estime aujourd’hui que les conclusions de bon nombre d’études très médiatisées reposent sur ce genre d’effet. Peut-être avez-vous entendu parler de cette étude sur les power poses, qui suggère qu’adopter une posture de domination (poings sur les hanches, torse bombé…) réduit le taux de cortisol (hormone du stress) de l’organisme. Cette étude a été citée des milliers de fois, et la conférence TED qui l’a accompagnée totalise plus de 50 millions de vues. Or ses résultats n’ont pu être reproduits, et elle est aujourd’hui considérée comme un exemple célèbre des failles de la méthode de Fisher.
Ce n’est pas que les chercheurs soient des fraudeurs ; c’est que beaucoup d’entre eux ne manient pas l’incertitude avec suffisamment de précautions. Et ce problème est exacerbé à l’ère du big data, car plus on collecte de données, plus on les croise avec d’autres données, plus on recherche des corrélations, plus les scientifiques risquent d’aboutir à des conclusions erronées. Pour illustrer ce propos, David Spiegelhalter cite dans son livre une étude réalisée en 2009 pendant laquelle des chercheurs ont fait passer une IRM à un sujet tout en lui montrant des photos de visages humains affichant différentes expressions. Pour déterminer quelles régions cérébrales s’activaient en fonction des photos, les scientifiques ont analysé les réponses de 8 064 points de son cerveau. Ils ont par ailleurs fixé un seuil de 0,1 % pour leur expérience. « Petit détail : le “sujet” de l’expérience était un saumon atlantique de 2 kilos “mort au moment de l’IRM” », écrit David Spiegelhalter.
Or, même avec un seuil aussi bas, si on réalise suffisamment de tests, on finit par obtenir des résultats statistiquement significatifs : ce fut le cas de 16 des 8 064 points du cerveau du saumon mort. Le risque, c’est que des conclusions fallacieuses passent inaperçues, parées de la fausse légitimité du « statistiquement significatif ». Si la science résiste à l’examen, c’est précisément parce qu’elle y invite. La crise de la valeur-p suggère que les procédures actuelles valent d’être améliorées.
L’idée se répand au sein de la communauté scientifique que les chercheurs devraient énoncer clairement leur hypothèse de départ avant de commencer une étude, afin qu’il soit plus difficile d’obtenir des résultats significatifs. La plupart des scientifiques pensent aussi qu’il faudrait valoriser davantage les études de reproductibilité pour inciter plus de chercheurs à en faire. En outre, certains suggèrent de modifier la présentation des résultats des expériences. Il s’agirait de se concentrer davantage sur l’ampleur de l’effet – le nombre de vies qu’un médicament peut sauver, par exemple – plutôt que sur la question de savoir si les chiffres dont on dispose pour tel ou tel effet franchissent un seuil arbitrairement fixé. Car, dans le fond, est-il vraiment intéressant d’obtenir des preuves très solides d’un effet très faible ? Revenons à l’aspirine. Une gigantesque étude – 22 000 individus suivis pendant cinq ans – a montré que la prise quotidienne d’une petite dose d’aspirine réduit le risque de crise cardiaque. La valeur-p, la probabilité qu’une crise cardiaque se produise sous l’effet du hasard, était infime : 0,001 %. Mais l’ampleur de l’effet l’était aussi. Pour prévenir une seule crise cardiaque, il fallait que 130 personnes par ailleurs en bonne santé prennent leur aspirine. Or toutes étaient susceptibles d’éprouver des effets indésirables. On considère aujourd’hui que pour la majorité des gens les inconvénients l’emportent sur les bénéfices, et on a cessé de recommander aux personnes d’un certain âge de prendre leur petite aspirine quotidienne.
Mais le vrai problème est peut-être notre difficulté à appréhender l’incertitude. En 2019, 850 éminents scientifiques, dont David Spiegelhalter, ont signé une lettre adressée à la revue Nature dans laquelle ils soulignaient que le problème ne saurait être résolu par une solution de caractère technique. Le problème est moins la valeur-p que notre obsession à vouloir fixer un seuil. Tracer sur le sable une ligne arbitraire nous donne l’illusion de pouvoir distinguer le vrai du faux. Or il n’est pas possible de réduire les résultats d’une expérience complexe à une réponse du type oui ou non. Quand on demanda à Spiegelhalter de déterminer si le taux de mortalité des patients du Dr Shipman aurait dû éveiller les soupçons, il a bien vite expliqué que la méthode du statistiquement significatif est « totalement inappropriée » pour surveiller les médecins : elle conduirait à pointer un doigt soupçonneux vers un médecin sur vingt ; les médecins qui s’occupent de patients à risques se verraient pénalisés.
Au lieu de cela, David Spiegelhalter et ses collègues ont proposé un test statistique qui prend en compte le moment où les patients meurent et compare chaque année le total de morts avec le nombre attendu. Un taux de mortalité élevé est-il le fruit du hasard ? S’il y a suspicion, ne sonner l’alarme que lorsque les signes se font probants. Reste que les caprices du hasard n’empêcheront pas cette méthode pourtant sophistiquée de jeter le soupçon sur des innocents. De fait, quand un système de surveillance des médecins généralistes a été mis en place, l’un d’eux a été « immédiatement signalé comme ayant un taux de mortalité encore plus élevé que celui de Shipman », écrit Spiegelhalter – un docteur malchanceux qui soignait la population âgée d’une bourgade côtière. Cela montre que les meilleures méthodes statistiques doivent être maniées avec la plus grande prudence. David Spiegelhalter insiste sur le fait que, si les statistiques parviennent à déceler les anomalies, elles « ne peuvent pas expliquer les raisons de leur survenue et doivent être utilisées avec soin pour éviter toute accusation abusive ».
Malgré ses limites, la statistique a un rôle crucial à jouer dans le domaine social. L’enquête sur le Dr Shipman concluait que, si un bon système de surveillance avait été mis en place, il aurait sonné l’alerte dès 1984. Quelque 175 vies auraient pu être sauvées. L’analyse mathématique de l’humain trouve vite ses limites, et dans notre monde incertain la statistique n’éliminera jamais le doute. Mais c’est un très bon point de départ.
— Hannah Fry est professeure au Centre d’analyse spatiale avancée du University College de Londres. Elle a publié plusieurs livres, dont Les Mathématiques de l’amour (Marabout, 2016).
— Cet article est paru dans The New Yorker le 9 septembre 2019. Il a été traduit par Valentine Morizot.
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La phrase qui ouvre La Chartreuse de Parme est l’une des plus célèbres qu’ait jamais écrites Stendhal. Je me souviens qu’à 17 ans elle m’avait fait vibrer. Elle a quelque chose de grandiloquent, et, à 17 ans, on aime Corneille et la grandiloquence, ou alors on est déjà un garçon bien sage. « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. » Aujourd’hui, je reconnais volontiers que cet incipit est un peu solennel, presque emphatique, et qu’il détonne dans l’œuvre par ailleurs si vive et ironique de Stendhal. Cela ne le rend pas moins bouleversant, au contraire : ne trahit-il pas justement une sincérité touchante, l’émotion de l’homme mûr chez qui l’âge (il a 55 ans quand il écrit – ou plutôt dicte – le roman ; il mourra trois ans plus tard) n’a pas émoussé les enthousiasmes de la jeunesse ?
Avec le recul des années, ma réserve serait d’une tout autre nature : Stendhal accrédite une idée fondamentalement fausse. Alexandre le Grand, César, Napoléon : cela sonne bien, la lignée semble s’imposer. Trois grands hommes, trois grands conquérants, tous maîtres, qui plus est, à un moment donné de l’Égypte, incontestablement trois destins extraordinaires. Mais il y a entre eux une petite différence que Stendhal a l’air d’oublier. Bien sûr, Alexandre est mort à 32 ans sans avoir atteint comme il l’espérait le bord oriental du monde. Bien sûr, César est tombé sous des coups de poignard assassins avant d’avoir fini de réorganiser la République romaine et alors qu’il s’apprêtait à partir en campagne contre les Parthes. Mais leurs conquêtes leur ont survécu. L’empire d’Alexandre a éclaté, ses lieutenants se sont étripés pour s’en accaparer les meilleurs morceaux, mais l’Orient n’en est pas moins resté grec pendant des siècles. Quant à la Gaule, matée par César, elle n’a plus jamais songé sérieusement à secouer le joug romain. Les conquêtes de Napoléon furent – c’est le moins qu’on puisse dire – plus éphémères. Et, comme ceux qui ne l’aiment pas, de Chateaubriand à Lionel Jospin, n’ont pas manqué de le souligner, il a laissé la France plus petite qu’il ne l’avait trouvée1.
La comparaison entre Alexandre, César et Napoléon – que Stendhal ne fut ni le premier ni le dernier à utiliser – me dérange parce qu’elle est vague, facile, paresseuse et débouche sur un contresens. Elle gomme la spécificité fondamentale de Napoléon par rapport à ses deux glorieux prédécesseurs : avoir été, au-delà de sa trajectoire fulgurante et prodigieusement romanesque, un grand perdant de l’Histoire.
La bonne comparaison, si l’on veut absolument lui trouver un modèle antique, ce n’est ni César, ni Alexandre. C’est Hannibal Barca, le général carthaginois qui fit trembler Rome lors de la deuxième guerre punique, crut la vaincre et échoua.
L’a-t-on déjà remarqué ? Impossible d’être sûr. Quand on aborde Napoléon, il faut se résoudre à ne jamais avoir fini de lire tout ce qui a été écrit sur lui. Mais que ce rapprochement n’ait jamais été sérieusement envisagé ne m’étonnerait qu’à moitié. C’est que la France révolutionnaire s’est toujours identifiée à Rome, considérant que Carthage, c’était l’ennemi, l’Angleterre. La défaite, assez curieusement, n’y a rien changé. Alors Bonaparte en général carthaginois… Impensable.
Quand on regarde l’aventure napoléonienne, la comparaison est pourtant terriblement tentante, évidente. Voilà deux hommes qui furent les deux plus grands capitaines de leur temps (et peut-être de tous les temps), qui remportèrent une série de victoires éclatantes avant d’être finalement vaincus et de mourir exilés, laissant leur patrie diminuée.
Il est de bon ton de minorer les talents militaires de Napoléon. Certains articles de ce dossier le font. Tolstoï l’a fait (jusqu’à l’absurde dans Guerre et Paix). On peut dire que, lors de sa première campagne d’Italie, Napoléon combat des généraux septuagénaires, que la campagne d’Égypte est un fiasco transformé par la magie de la distance et de la propagande en exploits dignes d’un héros de Plutarque, qu’à Marengo il n’échappe à l’écrasement que grâce à l’arrivée de Desaix, qu’Austerlitz ne compense pas Trafalgar, qu’à partir d’Eylau une victoire sur deux lui coûte autant qu’une défaite, etc. Dans le détail, y compris de ses plus grands triomphes, on trouve toujours quelques erreurs d’appréciation, des manœuvres hasardeuses. Peut-on néanmoins raisonnablement attribuer tant de victoires à la seule chance ou à la médiocrité des adversaires ?
Regardons les chiffres. Napoléon a livré 44 ou 45 batailles rangées2. Il en a perdu de façon nette et incontestable deux : Leipzig et Waterloo. On peut ajouter Essling, en 1809, qui est plutôt un échec qu’une défaite – et que Wagram effacera un mois et demi plus tard. Ajoutons aussi quelques combats désespérés livrés pendant la campagne de France, en 1814 (Laon et Arcis-sur-Aube, notamment). Les chefs invaincus existent, bien sûr : si l’on s’en tient à la sphère culturelle européenne, on peut citer Alexandre, Scipion l’Africain (le vainqueur d’Hannibal), Gustave Adolphe, Marlborough, Davout, le plus compétent des maréchaux de l’Empire… La liste est plus longue qu’on ne le croit. Aucun de ces invaincus, cependant, n’a livré autant de batailles que Napoléon. D’ordinaire, ils s’arrêtent à une petite dizaine : Alexandre est à neuf, par exemple. On se doute bien que plus on joue, plus on risque de perdre.
Affinons, et regardons les circonstances dans lesquelles Napoléon a vaincu ou été vaincu. Que constatons-nous ? L’Empereur n’a jamais subi une défaite sans que l’adversaire bénéficie d’une supériorité numérique écrasante. La bataille de Leipzig, en octobre 1813, affrontement monumental –sans équivalent jusqu’en 1914 – à l’issue duquel la France doit évacuer l’Allemagne, est caricaturale de ce point de vue : celui que Clausewitz surnommait « le dieu de la guerre » dispose alors de moitié moins de soldats que les coalisés (190 000 contre 370 000). Et il ne peut pas compter sur leur expérience : ce sont, pour une bonne part, des bleus recrutés à la hâte. Si l’on ajoute à cela l’absence d’une cavalerie digne de ce nom, les contretemps, la mauvaise volonté de plusieurs de ses maréchaux, la trahison de ses alliés saxons (qui passent à l’ennemi en pleine bataille !), on est presque tenté de penser que Napoléon ne s’en est pas trop mal sorti.
Ses victoires, à l’inverse, il les a souvent remportées en infériorité numérique. Pendant la campagne de France, où, de nouveau à la tête d’une armée qui se compte en dizaines de milliers d’hommes et non plus en centaines de milliers, il renoue avec les manœuvres fulgurantes et virtuoses de ses débuts italiens : il l’emporte à un contre deux, voire un contre trois. Un « chef-d’œuvre inutile », jugera lucidement Jacques Bainville. Car le problème de Napoléon ne fut jamais de remporter des victoires mais de les transformer en une paix durable. Là encore, le parallèle avec Hannibal est frappant.
Le Carthaginois, après avoir franchi les Pyrénées et les Alpes, humilie à trois reprises en moins d’un an les légions romaines, avant de leur faire subir, en 216 avant J.-C., la pire hécatombe de leur histoire, à Cannes : de 40 000 à 70 000 morts en un après-midi, « autant que les Anglais le premier jour de la bataille de la Somme », nous confiait l’historienne Mary Beard en 2016 [lire Books n° 79]. Son stratagème est diabolique : mettre ses troupes les plus faibles au centre afin que l’adversaire s’y enfonce et se retrouve encerclé par les ailes.
Dans l’histoire militaire, il est très rare qu’un plan génial sur le papier réussisse à ce point sur le terrain. Je ne vois guère qu’une autre occurrence : Austerlitz, où Russes et Autrichiens tombent dans le piège que leur a tendu Napoléon et sont anéantis en une matinée.
Après de si beaux succès, Hannibal attend que Rome lui fasse des propositions de paix. Elles ne viendront pas. Il aurait dû le savoir : les Romains n’acceptent de traiter qu’en vainqueurs. Et ils ont les moyens de cette prétention inouïe.
On peut être un génie et effroyablement stupide. La preuve par Hannibal et Napoléon. Le premier a cru qu’il allait mettre Rome à genoux sans comprendre qu’elle n’avait déjà plus rien à voir avec Carthage ni, d’ailleurs, avec aucune autre cité de l’Antiquité, et qu’elle s’était dilatée dans des proportions monstrueuses en assimilant peu à peu ses anciens adversaires, ce qui lui permettait d’enrégimenter pour ses guerres bien plus d’hommes que n’importe qui, d’être défaite encore et encore sans avoir jamais à s’avouer vaincue, d’être en fait, selon les critères de l’époque, pratiquement indestructible. Quant au second, il s’est imaginé que la France pourrait, seule contre tous, contrôler durablement l’ensemble du continent européen.
Dans les deux cas, des générations d’historiens n’ont pas manqué de se poser la question la plus excitante de toutes : auraient-ils pu l’emporter ? Pas de faux suspense : la réponse est non, évidemment. La preuve, c’est qu’ils ne l’ont pas fait. Je m’explique : si Hannibal et Napoléon, qui surclassaient de la tête et des épaules les chefs militaires de leur époque, n’ont pas réussi, c’est bien que personne, à leur place, ne l’aurait pu. Leurs prouesses n’ont fait, au mieux, que donner l’illusion qu’il s’en était fallu d’un cheveu. (Ah ! les délices de Capoue ! Hélas ! les douleurs hémorroïdaires de Waterloo…)
L’un comme l’autre s’enferrent dans une entreprise impossible. Hannibal reste quinze ans dans la péninsule italienne, où il manœuvre magnifiquement et en vain jusqu’à ce que Carthage le rappelle en Afrique. Après Cannes, les Romains ont évité avec sagesse de l’affronter directement, préférant attaquer ses lieutenants. Ils se sont aussi mis à son école pour réformer leurs légions. Le jeune Scipion, qu’on surnommera bientôt l’Africain et qui, à Zama, en 202 avant notre ère, a le dernier mot sur le maître, n’est jamais que son élève le plus appliqué. De la même façon, les adversaires de Napoléon ne tardent pas à comprendre qu’ils ont intérêt à combattre ses maréchaux plutôt que lui et imitent ses méthodes.
Dans En lisant en écrivant, Julien Gracq propose une interprétation lumineuse des écarts antisémites de Céline : « J’ai le sentiment que ses dons exceptionnels de vociférateur, auxquels il était incapable de résister, l’entraînaient inflexiblement vers les thèmes à haute teneur de risque. » Il évoque « le drame que peuvent faire naître chez un artiste les exigences de l’instrument qu’il a reçu en don, exigences qui sont – parfois à demi monstrueuses – avant tout celles de son plein emploi ». Et conclut : « Quiconque a reçu en cadeau, pour son malheur, la flûte du preneur de rats, on l’empêchera difficilement de mener les enfants à la rivière. » Je me demande si cette réflexion ne s’appliquerait pas mieux encore à Napoléon et à sa dérive belliciste. Son don à lui : gagner des batailles. Comment n’aurait-il pas été tenté de tout résoudre d’une façon qui, pendant si longtemps, lui avait si bien réussi ?
L’Histoire prouve, malheureusement pour lui, que gagner des batailles ne suffit jamais. Après les Français, ce fut aux Allemands, au xxe siècle, d’en faire l’expérience [lire « Chiens, chats et écureuils contre la grosse bête », p. 17]. L’idée d’une conflagration décisive où se scellerait le destin d’une nation est un mythe. En réalité, l’essentiel se joue toujours à une tout autre profondeur : le poids démographique, le niveau d’organisation, la prospérité économique, les alliances, l’équilibre géopolitique général, etc. En 1812, en Russie, Napoléon ne subit aucune défaite (même la Bérézina, contrairement à une idée reçue, est une victoire française), mais, à l’issue de son éprouvante anabase, il ramène 30 000 soldats sur les 600 000 qui l’accompagnaient au départ – la plus gigantesque catastrophe militaire du xixe siècle, ainsi qu’on l’a souvent souligné.
Qu’aurait dû, qu’aurait pu faire alors Napoléon ? Pour un certain nombre d’historiens, se montrer juste plus raisonnable. En 1802, il obtient la paix avantageuse que tout le pays réclame : l’Angleterre, dernier adversaire encore en lice, accepte de déposer les armes. Le répit sera d’un an à peine. Depuis plus de deux siècles, Français et Anglais se renvoient la responsabilité de la reprise des hostilités. La rupture formelle fut le fait de l’Angleterre, qui refusa d’évacuer Malte puis saisit tous les bateaux français mouillant dans ses ports. Mais la France, en s’immisçant dans les affaires helvétiques, hollandaises et piémontaises, avait violé sinon la lettre du moins l’esprit de la paix d’Amiens, réplique par exemple J. Steven Watson dans Oxford History of England3. En récupérant la Louisiane possédée alors par l’Espagne, en restaurant son contrôle sur la Guyane, en lançant une expédition pour recouvrer Saint-Domingue en révolte, elle affichait en outre des ambitions coloniales renouvelées qui ne pouvaient qu’inquiéter outre-Manche. Surtout, aucun accord de libre-échange n’avait été signé, et Bonaparte entendait bien réserver le continent aux marchandises françaises, ce qui était – et il ne pouvait l’ignorer – inacceptable pour les Britanniques.
Si l’Angleterre a jamais semblé prête à accepter la prépondérance française en Europe, ce fut bien à ce moment-là. Du coup, la rupture de la paix d’Amiens garde l’âpre goût de l’occasion manquée. On se demandera éternellement ce qui se serait passé si Bonaparte avait mené une politique plus conciliante et mieux tenu compte des craintes britanniques.
Dans son Histoire de France, puis dans son Napoléon (1931), qui reste peut-être la biographie la plus intelligente et percutante à ce jour du grand homme, Jacques Bainville explique, de façon très convaincante, que l’Angleterre ne se serait de toute manière jamais résignée à laisser à la France le port d’Anvers, ce « pistolet braqué » sur elle, et qu’Amiens n’était qu’une trêve. La situation de Napoléon était donc dès le départ inextricable et, à proprement parler, tragique. Aussi génial fût-il, il n’avait aucune chance de réussir. On en revient de nouveau à Hannibal. Mais, cette fois, avec une différence. Le Carthaginois a, semble-t-il – c’est en tout cas ce que suggèrent les récits (romains) des événements –, provoqué la guerre. Napoléon, lui, hérita des guerres et des conquêtes de la Révolution (la Belgique et la rive gauche du Rhin). Ce fut sa croix, sa fatalité. « L’histoire de l’Empire est celle de la lutte pour la conservation de la Belgique, résume Bainville. La France ne renoncerait plus à la principale, à la plus désirée de ses conquêtes […] que le genou de l’adversaire sur la poitrine. Aucun gouvernement né de la Révolution ne pouvait y renoncer sans suicide. Bonaparte avait donc les mains liées. Et son histoire est celle de la recherche d’une chose impossible : la capitulation de l’Angleterre sur le point qu’elle n’avait jamais admis – l’annexion de la Belgique – tandis que la France était impuissante sur mer. Bonaparte pourra bouleverser le continent : à la fin, la France sera ramenée en deçà de ses anciennes limites. »
En se comparant aux Romains et en assimilant l’Angleterre à une nouvelle Carthage, les révolutionnaires français restèrent, pour leur malheur, à la surface des choses. Oui, Carthage, comme l’Angleterre, avait été une grande puissance commerciale et maritime. Mais nos révolutionnaires oubliaient – ou ignoraient – que, pour la vaincre, Rome était elle-même devenue une plus grande puissance maritime encore : la première guerre punique se clôt sur une victoire navale sans appel des Romains au large de la Sicile. Et si, lors de la deuxième guerre punique, Hannibal décide de rejoindre l’Italie par voie terrestre, quitte à franchir les Pyrénées et les Alpes avec ses éléphants, c’est parce qu’il préfère ne pas se risquer sur une Méditerranée contrôlée par ses ennemis.
Moins lucides que les Romains dont ils se rêvaient les émules, les Français se sont bercés, pendant près d’un quart de siècle, de l’illusion qu’ils allaient faire plier la plus grande puissance maritime de leur temps sans disposer eux-mêmes d’une marine digne de ce nom. Napoléon semble par moments avoir eu conscience de cette absurdité. Mais, quand bien même il aurait consacré toute son énergie et des moyens bien plus considérables à y remédier, ce n’était pas là un handicap qui se répare : une marine ne s’improvise pas. La France serait toujours retombée dans son éternel dilemme : comment privilégier durablement la marine sans négliger les armées terrestres et affaiblir ses frontières ? Quoi qu’un certain grand homme ait pu dire, impossible est parfois bel et bien français.
— Cet article a été écrit pour Books.
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Dans le majestueux vestibule de ce quasi-palais, ce qu’on remarque, c’est la statue : un immense nu en marbre blanc d’Antonio Canova, Napoléon en Mars pacificateur (!). Au mur, des tableaux de batailles napoléoniennes (les défaites), dans les armoires et sur les tables, quantité de « napoleonia » en orfèvrerie ou en porcelaine, notamment un service en sèvres de 102 pièces ayant pour décor la campagne d’Égypte. Où sommes-nous donc ? Mais à Apsley House, la somptueuse demeure londonienne de Wellington, le vainqueur de Waterloo.
La plupart de ces objets sont des cadeaux des royautés européennes, dont Wellington a préservé le trône ou auxquelles il l’a restitué (comme les Bourbons, donateurs du service en porcelaine, fabriqué à l’origine pour Joséphine). Mais Wellington témoignait aussi envers sa fameuse victime d’une ambivalence commune à bien des Britanniques. D’un côté, il considérait son adversaire, qu’il persistait à appeler « Buonaparte », comme un parvenu sans foi ni loi, un métèque acharné à détruire toutes les monarchies européennes l’une après l’autre. De l’autre, il était fasciné par le formidable guerrier, « dont le prestige valait à lui seul 40 000 hommes au moins ». Il n’avait rencontré son ennemi qu’une seule fois, et de très loin, à Waterloo – où, prétendra-t-il, il lui avait sauvé la vie en empêchant ses tireurs de l’abattre alors qu’ils l’avaient dans leur ligne de mire.
Wellington partageait avec Napoléon son année de naissance, et bien d’autres choses encore. Ambassadeur auprès de Louis XVIII en 1814, il avait eu pour cuisinier celui de l’Empereur, et pour maîtresses au moins deux des siennes (dont l’actrice Mlle George, qui déclarerait que l’Anglais était, sur le champ de bataille du lit aussi, bien plus vaillant que le Corse). Et l’on peut parier que, si elle n’avait pas été l’amante du comte von Neipperg, l’ex-impératrice Marie-Louise se serait laissé mettre la main dessus par le vainqueur de son mari. Ils étaient assez proches, et la complaisance que l’épouse vite consolée témoignait à Wellington interpellerait lord Byron au point de lui arracher un poème indigné.
En France même, les composantes politiques et les manifestations au xixe siècle du culte napoléonien ont été largement décrites1. C’est moins le cas de leurs répliques hors Hexagone, notamment en Angleterre. Or, dans cette contrée, qu’il avait projeté d’envahir puis d’étrangler économiquement et qui a participé, en dix-sept ans, à six coalitions contre lui, Napoléon a eu, même au plus fort des hostilités, d’ardents supporters. Au sein de l’establishment britannique, beaucoup n’hésitaient pas à proclamer haut et clair leurs sentiments, motivés par des considérations politiques diverses et variées, et volontiers contradictoires. Parmi ces napoléoniens « à la carte », on comptait surtout des dignitaires whigs libéraux, voire antimonarchistes. Le futur ministre des Affaires étrangères, Charles James Fox, considérait ainsi que l’Empereur était un authentique pacifiste, qui aurait fait « tout ce qui [était] en son pouvoir pour éviter la guerre, qu’il redout[ait] par-dessus tout ». Il y a du Chamberlain chez Fox, et même plus : il persisterait dans son optimisme même après la rupture du traité d’Amiens de 1802, faisant peser sa déception non pas sur Napoléon mais sur le vil Talleyrand. (Fox, que les journaux appelaient « l’agent du Premier Consul », mourra opportunément en 1806 avant d’avoir été vraiment inquiété.)
Napoléon avait aussi des soutiens au sein de la faction libérale de l’aristocratie britannique, séduite par des principes napoléoniens tels que la méritocratie, l’égalité devant la loi, l’antiféodalisme ou la tolérance religieuse. Beaucoup de ces progressistes pensaient qu’il était contraire à leurs intérêts de laisser triompher en Europe des autocrates décidés à éradiquer brutalement toute pulsion révolutionnaire, ce qui ne pourrait que conduire à de nouvelles révolutions en Europe.
Ces considérations politiques s’accompagnaient chez certains d’émotions encore plus vives. Lord Byron voit ainsi en Napoléon non seulement la figure du républicanisme romantique, mais surtout un héros d’épopée digne de l’Antiquité ; il le chantera dans des poèmes grandioses et, suprême hommage, ira jusqu’à en faire son égal – mais dans le domaine militaire (« Je fus pendant longtemps considéré comme le grand Napoléon de l’empire des rimes », écrit-il dans son Don Juan). Quant à l’écrivain William Hazlitt, l’annonce de Waterloo le plongera dans une dépression dont il ne se remettra qu’en se lançant dans une biographie en cinq volumes de son héros – entreprise qui lui coûtera son mariage. Les époux Holland, eux, consolideront au contraire le leur autour de Napoléon. Tandis que monsieur bataillera au Parlement contre la déportation du vaincu dans des îles de plus en plus éloignées, madame couvrira l’Empereur exilé de bienfaits. À l’île d’Elbe, elle lui fera parvenir clandestinement des journaux anglais (qui, en lui révélant qu’il était déjà question de l’envoyer à Sainte-Hélène, auraient précipité son retour en France) ; et dans sa seconde île d’exil, elle lui expédiera une des toutes premières machines à glace de l’Histoire.
Ce mixte politico-sentimental, cette ambivalente attraction-répulsion affectent le peuple britannique tout entier. D’un côté, les Anglais multiplient les chansons – on en a recensé plus de 400 – pour moquer « Old Boney » et brandissent contre les enfants pas sages la menace de « l’ogre corse ». De l’autre, ils admirent le héros républicain, et, lorsque Napoléon se retrouve quelque temps prisonnier d’un navire dans la rade de Plymouth, au moins 10 000 personnes viennent le regarder les observer avec sa longue-vue et l’acclamer, raconte Greig Watson sur BBC News.
Au fil des décennies, le mythe napoléonien s’ancrera solidement dans les îles Britanniques, autant qu’en France, sinon plus. La vaste majorité des quelque 200 000 à 300 000 livres consacrés à Napoléon – dont beaucoup consacrés aux livres consacrés à Napoléon – sont en anglais2. Et l’on continue à débattre sans fin de la vraie nature de l’Empereur – flambeau de l’Histoire ou fléau des peuples ? Ainsi, à Londres, en 2008, on a confronté deux grands napoléoniens pour répondre à cette question : « Napsy » était-il vraiment un grand homme ? Sans conteste, juge le napoléonâtre Andrew Roberts3. Un grand homme d’État, oui, mais au fond un petit-bourgeois snob, prude et rancunier, rétorque Adam Zamoyski, qui s’est attaché à débusquer « l’homme derrière le mythe » [lire « Une fascination imméritée », p. 28].
La complexité du personnage et de son action explique sans doute pourquoi on ne compte qu’un petit millier de films sur Napoléon, individu peu soluble dans le manichéisme hollywoodien. Même Stanley Kubrick s’y est cassé les dents. Il a sollicité le secours du romancier Anthony Burgess, mais le Britannique a produit un scénario (bâti autour des quatre mouvements de la Symphonie héroïque de Beethoven, initialement dédiée à Bonaparte) que Kubrick rejettera, et Burgess transformera son projet en « roman expérimental » où il décrira un Napoléon cocu et vindicatif affligé d’une haleine atroce.
Tout le monde outre-Manche n’a pas le respect d’un Andrew Roberts. L’historien britannique regrette carrément la défaite de Waterloo, expliquant dans le magazine Smithsonian que « si Napoléon était resté empereur des Français pendant les six années qui lui restaient à vivre, la civilisation européenne y aurait immensément gagné. La Sainte-Alliance réactionnaire de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche n’aurait pas pu écraser les mouvements constitutionnels libéraux d’Espagne, de Grèce, d’Europe de l’Est et d’ailleurs ; la pression pour imiter la France dans l’abolition de l’esclavage en Asie, en Afrique et aux Caraïbes aurait été bien plus forte 4 ; les avantages de la méritocratie sur le féodalisme auraient été mieux reconnus ; dans les États pontificaux, les juifs n’auraient pas été reconduits dans leurs ghettos et forcés d’arborer à nouveau l’étoile jaune ; l’intérêt de promouvoir les arts et les sciences aurait été mieux compris et aurait fait des émules ; et les projets de reconstruction de Paris, qui en auraient fait la plus splendide ville du monde, auraient été mis en œuvre. » Mais le plus bel hommage anglo-saxon rendu à Napoléon est encore celui du romancier américano-britannique Henry James : entre une attaque cérébrale et sa mort, en 1916, il aura vécu quelques mois en se prenant pour l’empereur français.
— Ce texte a été écrit pour Books.
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«Au commencement était Napoléon. » Très souvent citée, cette phrase de l’« Histoire allemande » de Thomas Nipperdey donne une petite idée de l’influence exercée par l’empereur des Français outre-Rhin1. Aucune autre personnalité étrangère n’a joué un rôle aussi décisif dans la formation de l’Allemagne moderne. Napoléon dissout un Saint Empire romain germanique déjà déliquescent en 1806, crée la Confédération du Rhin, humilie la Prusse et l’Autriche ; Hambourg et Lübeck appartiennent quelque temps au département français des Bouches-de-l’Elbe… Des traditions parfois millénaires sont abolies et remplacées par le Code civil. Le grand homme fait entrer brutalement cet agglomérat de petits États qu’est alors l’Allemagne dans la modernité postrévolutionnaire.
Étrangement, ce rôle lui a été reproché surtout par des… Français ! Ils ont pu l’accuser, à l’instar de Jacques Bainville dans son Histoire de France2, d’avoir joué à l’apprenti sorcier. C’est qu’en simplifiant la carte embrouillée de l’Allemagne, en la faisant passer, comme le rappelle l’historienne Ute Planert dans le Spiegel, « de plus de 300 entités souveraines à 39 », Napoléon a favorisé les plus grands États : la Prusse, bien sûr, mais aussi la Bavière, le grand-duché de Bade et le Wurtemberg. Voilà qui allait complètement à l’encontre de la politique traditionnelle de la France à l’égard de l’Allemagne, consistant à la garder le plus divisée possible pour ne pas avoir à redouter un trop puissant voisin sur sa frontière nord-est.
Les Allemands ont-ils su gré à l’Empereur d’avoir ainsi favorisé leur future unité ? Rien n’est moins sûr.
Dans un ouvrage paru en 2007, Barbara Besslich s’est intéressée au « mythe allemand de Napoléon ». Elle montre comment le Corse a été, pour nos voisins d’outre-Rhin, « un reflet de leurs peurs et de leurs espoirs, un objet de haine et d’admiration », relate Johannes Willms dans le Süddeutsche Zeitung. Les écrivains allemands commencent à entendre parler du jeune et bouillonnant général dès sa brillante campagne d’Italie de 1796-1797. Hölderlin, Schlegel mais aussi Goethe s’enthousiasment. Une rencontre fameuse aura lieu en 1808 à Erfurt entre le grand écrivain et l’Empereur, qui critiquera un passage des Souffrances du jeune Werther, ouvrage qu’il admirait beaucoup par ailleurs. En 1806, la veille de la bataille d’Iéna, Hegel aperçoit l’Empereur à cheval. Ébloui, il voit en lui l’« âme du monde », comme il l’écrit dans une lettre demeurée célèbre [voir « Une fascination imméritée, p. 28]. C’est pourtant à partir de cette même bataille que l’attitude de nombreux Allemands à l’endroit de Napoléon change radicalement. La mise au pas de la Prusse (amputée de la moitié de son territoire et soumise à de lourdes « contributions ») est vécue comme une humiliation qui s’ajoute à celle d’une défaite sans appel : les troupes napoléoniennes ont anéanti en dix-neuf jours et deux batailles l’armée jusque-là considérée comme la plus puissante d’Europe.
Sans le vouloir, Napoléon a éveillé le nationalisme allemand… Pendant des décennies, même après la défaite finale et le succès des « guerres de libération », l’ogre corse reste frappé d’anathème, y compris dans les manuels scolaires.
Mais « parallèlement à ce rejet persistant de l’ancien oppresseur se développe une image romantique et idéalisée, qui fait de Napoléon un être d’exception et l’incorpore à la mémoire culturelle allemande », explique Willms. Besslich analyse en ces termes l’émergence paradoxale d’un « Napoléon allemand » au tournant du xxe siècle : nombre d’auteurs réussissent alors le tour de force d’être à la fois « nationalistes, francophobes et fervents admirateurs de Napoléon ». « L’une des explications est l’hostilité croissante à l’égard de l’Angleterre », juge Willms.
Cette vision de l’Empereur vidé de son substrat français connaît son apothéose dans l’entre-deux-guerres. Identifié à un homme fort qui a su imposer une révolution conservatrice, il finit même par être récupéré par l’idéologie nazie. « Hitler est perçu comme sa réincarnation », note Willms, qui conclut que c’est précisément cette ultime récupération, la plus perverse de toutes, qui donne le coup de grâce au mythe napoléonien en Allemagne.
— B.T.
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Ces dernières semaines, un invité surprise s’est introduit dans les listes des meilleures ventes de livres établies par la presse espagnole. Surprise, car Breve tratado sobre la estupidez humana, ce petit traité que le philosophe Ricardo Moreno Castillo consacre à la bêtise humaine, a été publié il y a déjà trois ans. Et pourtant, le voilà devenu un véritable phénomène de librairie. Pourquoi un tel regain d’intérêt ? Ángela Pérez nous met sur la voie : « Cet essai a, entre autres vertus, le mérite d’être aussi actuel qu’opportun », écrivait-elle dans le quotidien El Imparcial lors de la parution du livre. Trois ans plus tard, la bêtise humaine n’a visiblement rien perdu de son actualité.
Ricardo Moreno Castillo n’en est pas à son premier coup d’éclat. Ce poil à gratter des lettres espagnoles s’est notamment illustré par son « pamphlet antipédagogique » (Panfleto antipedagógico, 2006) dans lequel il étrillait, avec un humour corrosif, le système éducatif de son pays. Avec Breve tratado sobre la estupidez humana, il signe cette fois une « diatribe contre le politiquement correct, cette pieuvre aux mille bras qui nous entoure et nous étouffe », commente Joaquín Leguina dans le quotidien El Economista. Dans le collimateur de Moreno Castillo, « l’hypocrisie, l’intolérance, le fanatisme et l’ambition démesurée », énumère Ignacio F. Garmendia dans Diario de Sevilla. À quoi s’ajoutent les dogmatismes de tous bords : « Les idéologies sont aussi utiles à ceux qui manquent d’idées que les perruques aux chauves », écrit-il. Le philosophe fustige également les promoteurs de la cancel culture, qui, sous couvert de ménager les sensibilités, s’octroient un droit de censure similaire à celui dont se prévalaient les membres de l’Inquisition.
« On pourrait penser que faire tenir sur une petite centaine de pages la liste interminable des bêtises commises par les êtres humains est une mission impossible », souligne le site de la radio espagnole Cadena Ser. C’est oublier que les imbéciles se répètent constamment à travers les âges, répond Moreno Castillo. Le proverbe espagnol ne dit-il pas : « L’homme est le seul animal qui trébuche deux fois sur la même pierre » ?
Le contexte sanitaire actuel, ainsi que la sottise dont sont soupçonnés les dirigeants politiques en charge de la gestion de la crise, expliquent en partie le retour en grâce du livre de Moreno Castillo. « La bêtise, par sa capacité de résistance et la facilité avec laquelle elle se reproduit, s’apparente à un virus », observait Rafael Núñez Florencio dans la Revista de Libros en 2018. Et le critique de conclure par cet avertissement qui, aujourd’hui, a quelque chose de glaçant : « Souvenez-vous : la bêtise est comme la grippe. Aucun de nous n’est à l’abri. »
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Les experts du Fonds monétaire international écrivaient en janvier 2020 : « La croissance globale, qui était de 2,9 % en 2019, devrait passer à 3,3 % en 2020 et à 3,4 % en 2021. » Que vous inspirent ces prédictions ?
Elles étaient manifestement fausses. Mais, en soi, le constater n’est pas critiquer le FMI car, si l’on savait qu’une pandémie pouvait faire irruption n’importe quand et mettre à mal l’économie mondiale, personne en revanche ne pouvait assigner une probabilité à ce que l’événement se produise en 2020. Critiquer valablement le FMI serait de dire que ses experts croyaient être en mesure de faire des prévisions aussi précises. C’est un exemple de ce que nous appelons dans notre livre « la quantification bidon ».
Nous commémorons l’anniversaire de la mort de Napoléon. Vous commencez et terminez votre livre en évoquant la bataille de Borodino. Dans quelle intention ?
Livrée contre l’armée russe en 1812, Borodino fut une bataille décisive pour l’un des plus talentueux généraux de l’histoire mondiale. Mais Napoléon lui-même n’avait qu’une mince idée de ce qui se jouait vraiment – et les infortunés participants encore moins. Cette bataille est perçue comme une victoire française, mais, considérée dans un contexte plus large, elle représente une défaite écrasante. Problèmes mal définis, issue ambiguë : ces traits caractérisent l’incertitude radicale, titre de notre livre. Dans Guerre et Paix, Tolstoï a parfaitement rendu ce sentiment de complexité chaotique.
« Directement dérivés de la recherche universitaire, les modèles utilisés par les régulateurs et les institutions financières ont non seulement échoué à prévenir la crise de 2007-2008 mais activement contribué à celle-ci », écrivez-vous. Est-ce à dire que l’économie, finalement, n’est pas une science ?
En tant que discipline intellectuelle, l’économie est aussi rigoureuse que n’importe quelle branche des sciences. Mais les comportements économiques ne sont pas gouvernés par des lois de la nature connues et immuables. Et ils ne sont pas indépendants de nos croyances sur ce qui est susceptible de se produire.
À cet égard, vous écrivez aussi qu’il n’était pas possible de prévoir la faillite de Lehman Brothers le 15 septembre 2008 car, si tel avait été le cas, elle ne se serait pas produite à cette date. Que voulez-vous dire ?
Que si cette faillite avait été prévue, des actions auraient été engagées – avec pour résultat, peut-être, de précipiter la crise, ou au contraire de l’éviter. Cela pour illustrer un phénomène important, identifié par le sociologue américain Robert K. Merton : la réflexivité des systèmes sociaux. Un système est influencé par nos croyances à son sujet.
Avant que la roue ne soit inventée, soulignez-vous, personne ne pouvait discuter de la probabilité de l’invention de la roue. De même pour le téléphone ou Internet. Quelle leçon tirez-vous de ces évidences ?
Que l’affirmation selon laquelle on peut affecter des probabilités à n’importe quel événement est fausse.
Dans quel cas peut-on décrire efficacement une incertitude en termes probabilistes ?
Quand l’incertitude porte sur le résultat d’un processus connu et stationnaire (au sens technique du terme1). Par exemple, les résultats d’un jeu de cartes, ou bien le nombre et le coût des accidents de voiture en France… Les compagnies d’assurance peuvent miser sur des processus stationnaires. Mais le monde de l’économie, des affaires et de la finance n’est pas stationnaire.
Le grand physicien lord Kelvin affirmait en 1896 qu’il ne croyait pas à la possibilité de la « navigation aérienne ». Vous citez aussi le PDG d’une grande entreprise d’informatique déclarant en 1977 : « Il n’y a aucune raison pour que quiconque ait envie d’avoir un ordinateur chez soi. » Et le PDG de Microsoft se moquant d’Apple lors de l’apparition de l’iPhone : « Qui va payer 500 dollars pour un téléphone ? » Quel enseignement en tirer ?
Que l’avenir est essentiellement imprévisible. Nous savons quelque chose des possibilités à venir, mais pas assez. Nous savions que les ordinateurs existaient, mais il était difficile de prévoir comment leur usage évoluerait et si nous les utiliserions dans notre vie quotidienne. Prendre une bonne décision, c’est laisser les options ouvertes.
Vous citez diverses déclarations de Prix Nobel d’économie frappées du sceau de l’outrecuidance. Ainsi, Gary Becker en 1978 : « L’approche économique fournit le cadre uniforme qu’ont longtemps recherché Bentham, Comte, Marx et d’autres pour expliquer les comportements humains. » Qu’en penser ?
Le succès de l’espèce humaine tient à sa capacité d’adaptation à des situations changeantes. Une bonne décision reflète le contexte dans lequel elle a été prise. Croire que les comportements économiques peuvent se plier à un « cadre uniforme » est une attitude anhistorique. L’économie se doit d’intégrer les recherches d’autres sciences sociales, comme l’anthropologie et l’étude de l’évolution.
« L’évolution est plus intelligente que les économistes », affirmez-vous. Dans quel sens ?
L’approche standard des économistes est de supposer que les gens optimisent – en maximisant leurs chances de bonheur, de profit, voire de protection sociale. Or, dans notre vie quotidienne, mais aussi en politique et dans les affaires, nous ne disposons tout simplement pas des informations nécessaires à l’optimisation de ces différentes choses. Nous nous débrouillons en prenant des décisions qui nous paraissent convenir à peu près aux circonstances.
L’évolution a créé des humains capables de relever des défis imprévus grâce à leur imagination et à des processus de décision collectifs, non en se comportant comme des ordinateurs et en devenant des experts en raisonnement purement mathématique. Si rechercher l’optimisation idéale était la meilleure façon de faire face à notre monde incertain, nous aurions évolué pour penser comme des ordinateurs. Mais cela n’a pas été le cas !
« Personne n’a jamais vu un chien procéder à l’échange délibéré et équitable d’un os avec un autre chien », écrivez-vous. Ailleurs, vous citez le primatologue Michael Tomasello : « Il est inconcevable de voir deux chimpanzés portant ensemble une branche d’arbre. » Qu’entendez-vous démontrer ?
Que la capacité des humains à coopérer dépasse de loin celle qu’on rencontre chez toutes les autres espèces de mammifères.
« Le concept d’incertitude radicale a disparu de la pratique et de l’enseignement de l’économie depuis plus d’un demi-siècle2 », soulignez-vous. Comment expliquez-vous que des idées fausses puissent prévaloir au sein d’une communauté d’experts pendant une aussi longue période ?
« Il est difficile de faire comprendre une chose à un homme lorsque son salaire dépend précisément du fait qu’il ne la comprenne pas », écrivait Upton Sinclair3.
Vous écrivez que, dans le monde réel des humains, il n’y a pas moyen de savoir si un modèle est vrai. Que pensez-vous des modèles utilisés pour présenter des scénarios sur le climat pour la fin de ce siècle ?
Les modèles peuvent être utilisés pour générer de nouvelles approches et discuter de scénarios alternatifs, mais pas pour faire des prévisions quantitatives précises. Pour limiter le changement climatique, une politique efficace ne devrait pas reposer sur l’idée fausse que nous pouvons faire des prévisions exactes, mais sur le besoin d’assurer une résilience suffisante face à des risques potentiels.
Vous vous montrez plutôt durs à l’égard de la théorie des biais cognitifs développée par le psychologue israélien Amos Tversky et son ami Daniel Kahneman, un autre Prix Nobel d’économie. Quel est le problème ?
C’est que l’échec des sujets à se conformer à un modèle axiomatique censé décrire la « rationalité » est analysé comme une critique des sujets et non comme une critique de ce modèle de « rationalité ». La plupart des « biais » relevés par les économistes comportementaux sont en réalité le produit d’une réalité dans laquelle les décisions doivent être prises en l’absence d’une description précise et complète du monde dans lequel nous vivons, très différent du petit monde, étroitement circonscrit, dans lequel les étudiants sont priés de participer aux expériences conçues par ces économistes.
Vous ridiculisez Kahneman quand il dit, en 2017 : « Il est très difficile d’imaginer qu’avec suffisamment de données il restera encore des choses que seuls les humains pourront faire. » Où est la faille, selon vous ?
C’est une illustration de ce que nous venons de dire. L’argumentation de Kahneman repose sur l’idée que le raisonnement mathématique est le seul critère d’un comportement rationnel et que les ordinateurs ne peuvent pas faire d’erreurs de raisonnement mathématique, ce qui n’est pas le cas des humains. Nous rejetons ce point de vue.
Que pensez-vous de la formule « la sagesse des foules » ?
La sagesse des foules tient dans l’agrégation du savoir des foules, pas dans la moyenne de leur savoir.
Si vous aviez à rédiger de nouveaux programmes pour les étudiants en économie, vous dites que vous insisteriez sur des notions comme celles de « petits mondes » et de « tunnels aérodynamiques ». Pour faire passer quel message ?
Comme ceux qu’utilisent les économistes comportementalistes dans leurs expériences, les petits mondes sont des situations imaginaires dans lesquelles nous nous abstrayons de la complexité de la vie pour simplifier et analyser une proposition. La plupart des modèles économiques sont construits sur de tels petits mondes. Ils peuvent sembler comparables aux souffleries utilisées par les ingénieurs pour tester un avion, par exemple. Mais, même s’ils peuvent offrir une perspective intéressante pour comprendre une question, ils ne sont pas des descriptions littérales du monde et ne permettent donc pas de formuler des prédictions fiables.
Quel rôle assigneriez-vous aux économistes dans un monde meilleur ?
Comme il n’y a pas de loi immuable des comportements économiques et que nous vivons dans un monde d’incertitude radicale, il n’y a pas de théorie économique immuable à découvrir. Mais la théorie économique peut apporter un éclairage extrêmement utile et pertinent sur le fonctionnement du monde. Les économistes doivent donc se concentrer sur le développement d’un savoir pratique capable d’aider ceux qui doivent prendre des décisions économiques susceptibles d’affecter notre vie quotidienne, notre sphère familiale, professionnelle ou politique.
— Propos recueillis par Olivier Postel-Vinay.
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Pour autant que je m’en souvienne, je n’ai pas eu beaucoup de discussions houleuses avec mon père, mais je me rappelle très bien notre querelle sur Napoléon. Après deux ans passés dans un pensionnat britannique, j’avais appris ce qu’il faut d’anglais et d’histoire pour mentionner Wellington et Waterloo lors d’un trajet en voiture entre Milan et Bruxelles. À ma grande surprise, mon père s’en prit avec véhémence aux « Anglais », lesquels avaient par égoïsme détruit l’empire de Napoléon. Partout où celui-ci s’était étendu en Europe, la modernité s’était étendue avec lui, mettant à mal l’obscurantisme et les privilèges héréditaires, émancipant les juifs et les serfs de nombreux territoires, accordant la liberté de culte, offrant des possibilités d’avancement aux personnes talentueuses, quelles que soient leurs origines. Je ne me rappelle pas les mots exacts de mon père, mais, même s’il n’a pas formulé les choses comme je viens de le faire, c’est certainement ce qu’il voulait dire. Je me souviens de sa citation sur l’égalité des chances : « Chaque soldat français porte dans sa giberne un bâton de maréchal. » Et je me souviens aussi comment il avait justifié son accusation d’« égoïsme » à l’encontre des Anglais : la Grande-Bretagne était déjà sur la voie de la liberté et n’avait pas besoin de Napoléon, mais l’Europe, elle, avait besoin de lui. Et la Grande-Bretagne l’en avait privée.
En d’autres termes, pour mon père, Jozef Luttwak, vivant à Milan et originaire d’Arad, en Transylvanie, comme pour beaucoup d’autres Européens (et pas seulement français), toutes les guerres et victoires de Napoléon ne pesaient pas bien lourd lorsqu’il s’agissait d’évaluer l’homme et ses actes. Ce qui comptait, c’était le modernisateur progressiste, le législateur du « Code Napoléon » de 1804, c’est-à-dire le Code civil des Français – qui était en réalité destiné aux Européens, puisque l’empire de Napoléon incluait les Pays-Bas, s’étendait jusqu’au Jutland et au nord-ouest de l’Italie et comprenait les anciens États pontificaux et la Dalmatie (sous le nom d’Illyrie), soit une bonne partie de l’Europe occidentale. Le Code Napoléon ne fut pas aussi éphémère que ses victoires militaires. Il est toujours au cœur du droit civil, non seulement en France, mais aussi dans ses anciennes possessions européennes, ainsi que dans les anciennes possessions de ces dernières, ce qui englobe les ex-colonies françaises en Afrique, toute l’Amérique latine et les Philippines (à cause de l’Espagne), sans oublier l’Indonésie (à cause des Pays-Bas), le Québec et la Louisiane.
Et encore, cette liste sous-estime le rayonnement du Code, et donc de Napoléon-le-modernisateur. Son texte véhiculait trois principes extrêmement novateurs dont la portée dépassait largement le simple cadre législatif et qu’aucune restauration ne put défaire : la clarté, afin que chacun pût connaître ses droits pour peu qu’il sût lire, sans devoir recourir à l’expertise de juristes imprégnés du droit coutumier, avec ses centaines d’exemptions, de privilèges et d’excentricités ; la laïcité, qui implique notamment que les communes remplacent les paroisses, introduisant ainsi le mariage civil, partie intégrante d’une forme entièrement nouvelle de citoyenneté ; le droit à la propriété individuelle et la liberté de travail.
Il était crucial que ces principes révolutionnaires soient proclamés par Napoléon, personnage conservateur qui faisait autorité – contrairement aux révolutionnaires de 1789, qui ne purent imposer leur Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, bientôt remplacée par la version plus égalitaire de 1793, les deux étant de toute façon rejetées par les défenseurs des privilèges. Dans les États vassaux de Napoléon (la Confédération du Rhin, les royaumes d’Espagne, d’Italie et de Naples, et le grand-duché de Varsovie) où le Code ne fut pas promulgué, il fut imité – tout comme le style artistique radicalement nouveau auquel il était attaché. De même que les circonvolutions et les ornements floraux du rococo furent remplacés par les lignes épurées du style Empire, les sinuosités du droit coutumier, vantées par Montesquieu comme autant de barrières contre le despotisme – ce qu’elles étaient en effet, mais seulement pour les juristes confirmés –, furent remplacées par un Code totalement systématique. Sa hiérarchie de livres, de chapitres et de sections se composait de 2 281 paragraphes numérotés et était imprégnée du nouvel esprit de la modernité. Pour les Européens de tendance libérale, le Code avait vocation à moderniser non seulement le droit, mais la société dans son ensemble – une impulsion qui allait se prolonger sur plusieurs décennies.
C’est la raison pour laquelle le prestige de Napoléon auprès de nombreux Européens perdura malgré sa défaite finale à Waterloo, de même que son prestige avait perduré malgré son accession à la couronne impériale en décembre 1804, neuf mois après la publication du Code, bien que ce sacre ait été une grande déception pour Beethoven et les libéraux allemands, qui y virent à juste titre le signe d’un insatiable appétit de conquêtes [lire « Un mythe allemand », p. 27]. Il n’est pas surprenant qu’on ait pu continuer à qualifier Napoléon de progressiste même après les boucheries qui accompagnèrent chacune de ses batailles. À cette époque où les familles étaient très nombreuses et la mortalité infantile très élevée, la mort au combat ne suscitait pas l’indignation : au moins avait-elle un sens, contrairement au grand nombre de décès prématurés dus à des infections inconnues et à des maladies incurables.
Chose plus remarquable encore, l’idée que Napoléon ait été progressiste a perduré malgré ses accès d’autoritarisme meurtrier. On trouve trace de l’un d’entre eux dans une lettre furieuse adressée le 5 août 1806 au maréchal Berthier, dans laquelle il ordonne la mise en examen, la condamnation et l’exécution de Johann Philipp Palm, libraire à Nuremberg, coupable d’avoir publié un pamphlet, Deutschland in seiner tiefen Erniedrigung (« L’Allemagne et son humiliation profonde »), qui appelait à la résistance contre l’armée française et critiquait copieusement Napoléon et le roi collaborateur de Bavière. À peine dix exemplaires auraient été vendus lorsque Palm, incrédule, fut arrêté, jugé à la hâte et fusillé trois semaines plus tard, lors d’une exécution bâclée (les deux premières balles le blessèrent sans le tuer). Bien que ce meurtre judiciaire ait suscité l’indignation générale, en particulier en Allemagne, il n’a pas terni de manière significative l’image de Napoléon, modernisateur de l’Europe et libérateur de l’oppression religieuse bigote, cette dernière étant alors la plus répandue des tyrannies.
Les intellectuels avaient une autre raison de tenir Napoléon en haute estime : son intelligence exceptionnelle éblouissait d’autant plus à une époque où la plupart des souverains devaient leur position à leur appartenance à une dynastie. Il s’agissait de gens très ordinaires, voire un peu moins qu’ordinaires à cause des ravages de la consanguinité. La croyance contemporaine selon laquelle Napoléon avait un esprit hors du commun est aisément justifiée par les quelque 41 000 lettres conservées dans les archives, dans lesquelles il indiquait à ses ministres comment administrer la France, donnait des instructions à ses proches quant au gouvernement de leurs États vassaux, commandait les campagnes de ses armées et organisait leur approvisionnement. Il avait l’habitude de dicter quatre lettres à la fois, sur quatre sujets différents, à quatre secrétaires différents, afin de donner à chacun d’eux le temps nécessaire à la retranscription des paragraphes qu’il prononçait à voix haute. Et cela dans un style à la fois élégant et concis, capable de transmettre des ordres complexes ou de sèches remontrances en très peu de mots, et qui témoignait parfois de sa connaissance des détails (« J’ai remarqué que plusieurs caissons n’avaient pas leur petite boîte à graisse, ni toutes leurs pièces de rechange. »)
Quant à l’immense renommée de Napoléon en tant que génie militaire, elle n’a pas pâti de sa défaite finale à Waterloo, en partie parce que, aujourd’hui encore, beaucoup n’en comprennent pas la véritable nature.
Ce ne fut pas simplement une défaite tactique, bien que les troubles urinaires de Napoléon l’eussent contraint à s’en remettre à ce sabreur sans imagination de maréchal Ney, qui ne trouva rien de mieux à faire que de lancer une attaque frontale dans une bataille qui aurait encore pu tourner différemment – une « sacrée affaire, la plus serrée que vous ayez jamais vue de votre vie », selon les termes de Wellington. Ce ne fut pas non plus une simple défaite d’ordre opérationnel, causée par l’erreur devenue légendaire du maréchal Grouchy, qui attaqua l’arrière-garde prussienne à Wavre en ce jour critique du 18 juin 1815, alors qu’avec ses 33 000 soldats il aurait pu atteindre Waterloo à temps. Il entendit les coups de feu mais s’entêta dans son combat séparé, violant ainsi la règle numéro un de Napoléon qui consistait à concentrer toutes les forces disponibles sur la grande bataille. (Grouchy, un aristocrate exceptionnellement cultivé qui s’était rallié à la Révolution et avait participé à d’innombrables combats, passera le reste de sa longue vie à se justifier de son échec dans une excellente prose.) Waterloo ne fut pas non plus qu’une défaite frontale sur le plan stratégique, la coalition ayant mieux réussi que Napoléon à regrouper ses forces d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie, venues de toute l’Europe, à l’épicentre de l’affrontement : une plaine de quelques kilomètres carrés coiffée d’une crête, le long de la route de Bruxelles.
Waterloo fut plutôt la plus péremptoire des défaites : une débâcle sans appel sur le plan de la grande stratégie. En ce sens, ce fut un échec intellectuel pour Napoléon lui-même : le bon sens aurait voulu qu’il n’aille pas à Waterloo ce jour-là, ni sur aucun autre champ de bataille, car, en juin 1815, la coalition dressée contre lui comprenait l’empire des Habsbourg, le duché de Brunswick, les royaumes de Prusse et de Hanovre, le duché de Nassau, l’Empire russe, les royaumes des Pays-Bas, du Portugal, de Sardaigne, de Sicile, de Suède et d’Espagne, le grand-duché de Toscane, la Confédération suisse, les monarchistes français et leurs troupes loyalistes, ainsi que les Britanniques et leur empire. Les 118 000 soldats présents à Waterloo issus des armées de Prusse, des Pays-Bas, de Hanovre, de Brunswick et de Nassau, accompagnés de 25 000 soldats britanniques et des 6 000 membres de la Légion allemande du roi [d’Angleterre], étaient bien assez nombreux pour surclasser les 73 000 soldats français. Et encore, ils ne représentaient qu’une fraction de l’effectif total des forces coalisées.
S’il était possible, en théorie, de diviser la coalition par une diplomatie habile, il ne fallait pas espérer la vaincre sur le champ de bataille. Il est vrai que certains alliés ne disposaient pas de beaucoup de combattants (Nassau en aligna 3 000 à Waterloo), que d’autres ne les avaient pas entraînés correctement (une partie des soldats de Brunswick n’étaient que des jeunes garçons) et que d’autres encore ne réussirent pas à envoyer leurs forces sur place à temps, mais cela n’avait guère d’importance. Napoléon ne pouvait compter que sur les Français, puisque l’armée napolitaine de son beau-frère Murat, toujours roi de Naples, avait été écrasée par les Autrichiens au début du mois de mai. Il ne restait plus d’autres puissances européennes à enrôler dans une contre-coalition.
Au bout du compte, les erreurs tactiques du maréchal Ney ne changèrent pas la donne. Si l’on en croit Wellington, un coup de génie aurait pu faire basculer l’issue de la bataille en faveur de Napoléon, mais cela n’aurait fait que reporter l’estocade à la bataille suivante, car la coalition ne se serait pas satisfaite d’une défaite tactique. Il en va de même au niveau opérationnel : si les 33 000 soldats de Grouchy, une fois lancés dans la bataille, avaient réussi à écraser les troupes de Wellington et à repousser les Prussiens, le Waterloo de Napoléon aurait eu lieu ailleurs, dès que la coalition se serait mise de nouveau en ordre de bataille, disposant cette fois de forces supplémentaires qui n’avaient pu être déployées à temps pour Waterloo.
Telle est la logique de la stratégie militaire. Ses différents niveaux peuvent être comparés aux étages d’un bâtiment. Rien ne peut être réalisé au niveau opérationnel sans de solides fondations tactiques – inutile de déplacer des unités dans des manœuvres astucieuses si elles ne peuvent pas se battre. De même, il n’y a pas de marge de manœuvre au niveau tactique si l’on ne dispose pas de ravitaillement et d’armes. L’aspect technique de la stratégie a beau sembler basique par rapport aux mécanismes de l’esprit de corps, du moral des troupes et du commandement qui déterminent en grande partie la force tactique, il est tout aussi essentiel. Cet édifice étagé a une caractéristique très particulière : il n’y a pas d’escalier ou d’ascenseur permettant de monter du niveau opérationnel, où l’on livre les batailles, jusqu’au niveau de la grande stratégie, où ce sont des guerres entières qui sont menées. Là entrent en ligne de compte les forces et les faiblesses politiques et matérielles, y compris les alliances et les inimitiés. En l’absence d’une supériorité écrasante au départ, aucune guerre faite avec les mauvais alliés contre les mauvais ennemis ne peut aboutir à la victoire, même si l’on remporte des dizaines de batailles. En 1814, Napoléon se trouvait dans une situation de ce genre. Tout comme l’Allemagne lors des deux guerres mondiales : les forces allemandes se sont battues habilement et souvent férocement, accumulant les victoires lors de batailles petites et grandes, mais rien ne pouvait compenser l’inconvénient d’être du côté des empires ottoman et austro-hongrois décrépits contre les empires britannique, français, japonais et russe en 1914-1918, ni d’être avec la Bulgarie et l’Italie face à toutes les grandes puissances sauf le Japon en 1939-1945.
L’autre facette de la défaite stratégique de Napoléon fut la capacité de la Grande-Bretagne à mettre sur pied une alliance durable, en dépit des obstacles, des rivalités et des tensions. Un élément clé de « l’organisation de la victoire » – le sous-titre de l’excellent livre de Roger Knight – a été la formation d’une équipe de diplomates britanniques professionnels, dotés des compétences et de la ténacité requises par une époque où chaque voyage vers une capitale étrangère était une aventure périlleuse, sans compter la prédation des patrouilles de cavalerie et des corsaires français.
Des ambassadeurs britanniques ne furent nommés en France qu’en 1802-1803, puis à nouveau en 1814 (Wellington obtint le poste), mais sept servirent en Russie de 1788 à 1820, à l’exception de deux périodes où les relations diplomatiques furent suspendues, en 1800-1801 et 1807-1812. Il y a eu des ambassadeurs britanniques à la cour des Habsbourg, sauf pendant la déferlante napoléonienne consécutive à la bataille de Wagram, en 1809. À la suite de celle-ci, l’ambassadeur britannique Benjamin Bathurst, le fils au physique avantageux de l’évêque de Norwich, essaya de rentrer chez lui via Berlin et Hambourg à bord d’une calèche, déguisé en marchand allemand (le « baron de Koch »). Son périple prit fin à Perleberg, à l’ouest de Berlin, où il semblerait que ses vêtements luxueux lui aient valu d’être volé et tué. Quant aux suspects, on a l’embarras du choix entre les traînards français, les insurgés allemands, les bandits de grand chemin et les aubergistes malhonnêtes. Mais ils n’effrayaient pas la formidable épouse de Bathurst, Phillida, qui, dès qu’elle apprit la disparition de son mari, partit pour l’Allemagne, versa des sommes considérables pour qu’une enquête approfondie soit menée à Perleberg, puis se rendit à Paris pour voir Napoléon en personne. L’Empereur nia avoir eu connaissance de l’affaire mais proposa poliment son aide. Les médias, comme toujours, furent moins courtois : lorsque le Times accusa les Français d’avoir tué Bathurst, Le Moniteur universel répliqua que c’étaient plutôt les Britanniques qui avaient l’habitude de payer des assassins. Bathurst fut dépeint comme quelqu’un de dérangé, et la gazette suggéra qu’il avait le profil de l’emploi : « Le corps diplomatique anglais est le seul où les exemples de folie sont courants. »
Aucun ambassadeur britannique en Espagne ou au Portugal ne fut assassiné, mais, lorsque la monarchie portugaise s’installa à Rio de Janeiro en 1808 – elle y resterait jusqu’en 1821 –, un ambassadeur britannique demeura à Lisbonne, tandis que Percy Clinton Sydney Smythe, vicomte de Strangford, la suivit à Rio comme « envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire », un rang inférieur réservé à des territoires comme la Sardaigne, Gênes ou Parme. Quelles que soient leurs qualités et leurs faiblesses individuelles, ce sont ces émissaires qui, au cours de cette période charnière, ont donné à la diplomatie britannique la renommée dont elle jouit encore largement. Aux yeux de leurs contemporains, ils passaient pour des artisans qui tissaient et raccommodaient patiemment la vaste alliance qui allait prendre Napoléon au piège. Leurs discrètes allées et venues finiraient par l’emporter sur le chambard des armées françaises.
Plus crucial encore dans l’organisation de la victoire fut le système britannique de finances publiques, le plus efficace du monde, qui permit de verser des millions de livres de subventions aux souverains d’Autriche, du Portugal, de Prusse, de Russie, de Suède, de Hanovre, de la Sardaigne savoyarde et de la Sicile bourbonienne. Le Portugal reçut à lui seul 1 237 518 livres en 1810, puis d’autres subventions chaque année jusqu’en 1814 (notamment une somme record de 2 167 832 livres en 1812). La Suède, sous le règne de son roi d’origine française Bernadotte (l’un des maréchaux de Napoléon jusqu’en 1810), s’allia aux Britanniques en 1813 moyennant un subside de 1 320 000 livres, tandis qu’en 1814 les Habsbourg, la Prusse et la Russie reçurent respectivement 1 064 882, 1 319 129 et 2 169 982 livres.
À l’époque de la bataille de Waterloo, des centaines de machines à vapeur étaient en service en Grande-Bretagne. Le royaume était en voie d’industrialisation et générait des richesses à un rythme soutenu, ce que ne pouvait pas faire l’Europe agricole. Mais la véritable différence était que les potentats d’outre-Manche devaient attendre le lent afflux de revenus apportés par les collecteurs d’impôts, tandis que les gouvernements britanniques successifs pouvaient rapidement lever des sommes importantes en émettant des obligations par l’intermédiaire des courtiers de la City de Londres, notamment les annuités consolidées, ou consols, dont le taux d’intérêt annuel était de 3 % entre 1757 et 1888.
La Grande-Bretagne n’avait pas besoin de recourir aux pots-de-vin et autres incitations : le pouvoir de Napoléon était suffisamment grand pour susciter l’opposition de ceux qui désiraient leur indépendance. Et ce fut précisément l’ampleur de son pouvoir qui causa sa perte, conformément à la logique paradoxale de la stratégie militaire. Les subsides versés par la Grande-Bretagne permirent à ses alliés de lever et d’équiper une armée sur-le-champ, sans avoir à attendre la récolte de l’année suivante et la perception des taxes. Durant l’hiver 1812, la Grande-Bretagne envoya (entre autres) 101 000 mousquets à la Russie pour l’aider à se réarmer : ils furent entièrement financés par la subvention britannique.
Avec le recul, la lutte contre Napoléon semble avoir donné naissance à une nouvelle stratégie militaire, utilisée plus tard contre l’Allemagne lors des deux guerres mondiales et contre l’Union soviétique par la suite. Les Français pourraient l’appeler la stratégie d’encerclement anglo-saxonne. Son objectif principal était d’éviter d’avoir à combattre frontalement un ennemi redoutable, ou du moins de limiter l’engagement au minimum. Au lieu de confronter une grande armée à une autre – à Waterloo, il n’y avait que 25 000 soldats britanniques –, l’approche anglo-saxonne consistait à s’attaquer à la grande bête en rameutant le maximum de chiens et de chats du voisinage, plus quelques écureuils et souris. À l’exception notable du front occidental de la Première Guerre mondiale, c’est ainsi que les deux guerres mondiales ont été menées, au moyen d’une liste toujours plus longue d’alliés grands, petits et insignifiants (comme le Guatemala, qui en profita pour exproprier les colons allemands de leurs plantations de café à l’issue de la Seconde Guerre mondiale). Et c’est ainsi qu’on a lutté contre l’Union soviétique après 1945, dans le cadre de ce qui est finalement devenu l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord. Comme la coalition anti-Napoléon, l’Otan était – et reste – un bric-à-brac d’États membres, grands et petits, dont les capacités de guerre et de dissuasion sont très disparates. S’ils ne sont pas tous loyaux en permanence, ils restent toutefois suffisamment fiables et forts. À l’instar du défi lancé à la diplomatie britannique dans la lutte contre l’Empereur, le grand défi que la diplomatie américaine a relevé avec succès a été de maintenir l’alliance en répondant aux divers besoins politiques des gouvernements de ses membres, même ceux de pays aussi petits que le Luxembourg, dont les représentants siégeaient à tous les comités sur un pied d’égalité, quand bien même ils n’avaient jamais pu déployer plus d’un bataillon de troupes.
C’est maintenant au tour des Chinois – dont la puissance est encore modeste mais croît trop rapidement pour ne pas inquiéter – de provoquer l’inévitable émergence d’une coalition contre eux ; ses membres vont de l’Inde et du Japon au sultanat de Brunei, en plus, bien sûr, des États-Unis. Si la Chine continue à monter, la Russie sera forcée d’entrer dans la coalition, nonobstant les préférences initiales de ses dirigeants, car la stratégie est toujours plus forte que la politique, ainsi qu’on a pu le constater avec l’anticommuniste Nixon et l’antiaméricain Mao en 1972. La Chine ne peut donc pas surmonter son infériorité face à la coalition dirigée par les Américains en convertissant sa force économique en porte-avions et autres, pas plus que Napoléon n’aurait pu surmonter la stratégie d’encerclement anglo-saxonne en gagnant une bataille de plus. Que l’Allemagne nazie ait répété l’erreur qui mena Napoléon à sa perte s’explique aisément : l’Histoire ne nous apprend rien, si ce n’est notre incapacité à en tirer des leçons. Reste à voir si les Chinois s’en sortiront mieux.
— Américain d’origine roumaine, Edward Luttwak est un stratège et géopoliticien de renommée mondiale. Plusieurs de ses ouvrages, devenus des classiques, ont été traduits en français. Citons Coup d’État, mode d’emploi (Odile Jacob, 1996) et La Grande Stratégie de l’Empire romain (Économisa, 1987).
— Cet article est paru dans The London Review of Books le 18 décembre 2014. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
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