Il est un peu question d’amour et de climat dans L’Amour au temps du changement climatique. Mais, de l’avis de la presse tchèque, le vrai sujet du premier roman du chercheur en bio-informatique Josef Pánek, lauréat en 2018 du prestigieux prix Magnesia Litera, ce sont les préjugés racistes de l’Européen moyen.Tomáš, le narrateur et alter ego de l’auteur, dont il partage une grande partie de la biographie, se rend à un congrès scientifique international dans la ville de Bangalore, en Inde. Tout lui est insupportable là-bas. Le smog, les odeurs, le vacarme, la saleté, la circulation, la foule, la nourriture et ces Indiens qui sourient à tout bout de champ. Il enchaîne les nuits sans dormir, les journées sans boire (« va donc trouver de l’eau à Bangalore »). Et ne ressent pas la moindre attirance pour la belle réceptionniste de son hôtel ou la jeune chercheuse indienne qu’il a repérée au colloque. Lui qui a « parcouru le monde entier » et qui critique le racisme de ses compatriotes et des autres Occidentaux présents doit se rendre à l’évidence : lui aussi est atteint de ce mal.
Il se met dès lors à chercher les racines de ses préjugés au plus profond de lui-même. Mais, observe le site d’actualité littéraire iLiteratura, « par l’emploi de la deuxième personne, c’est en définitive au lecteur qu’il s’adresse : “et là, c’est l’Indien du personnel de l’hôtel, et vous vous dites que non, non et non, il n’est pas noir, que non et non, il n’est pas idiot, et votre instinct associe à la couleur de sa peau la maladie et la crasse aussi sûrement qu’il a détourné de vous la beauté de l’Indienne de la réception”. »
Beaucoup de critiques y ont vu une œuvre salutaire qui « sonde notre conception du monde stéréotypée », selon iLiteratura, et « incite à la réflexion », pour le quotidien Lidové Noviny, qui est le premier à l’admettre : « Nous sommes tous un peu racistes. » D’autres ont trouvé le livre dérangeant. Sur le site de Česká televize, le groupe de télévision publique tchèque, le critique et écrivain Ondřej Nezbeda avoue avoir eu « envie d’envoyer le narrateur au diable » : « Son racisme passif est-il vraiment une prédisposition génétique contre laquelle on ²ne peut rien ? Ou bien la ville indienne de Bangalore est-elle le premier test vraiment radical auquel il est confronté ? Peut-être est-ce une expérience à laquelle il est impossible de se préparer et qu’il ne faut pas juger tant qu’on ne l’a pas vécue, qu’on n’a pas vu si on est capable de tolérer une altérité aussi radicale, de l’accepter réellement. C’est peut-être pour cela que le roman de Pánek m’a tellement irrité. À moi, cela ne serait jamais arrivé ! »
Le dernier ouvrage de Bill Bryson regorge de chiffres édifiants. On y apprend que le corps humain contient 59 éléments chimiques, dont 6 (le carbone, l’oxygène, l’hydrogène, l’azote, le calcium et le phosphore) représentent 99,1 % de la masse totale. Que, si l’on déroulait tout notre ADN, il s’étendrait sur plus de 16 milliards de kilomètres (au-delà de Pluton). Que nous cillons 28 000 fois et déglutissons 200 fois par jour. Que notre peau pèse entre 5 et 7 kilos et les microbes présents dans notre organisme 1,5 kilo (autant que notre cerveau). Que nous produisons environ 8 mètres de cheveux dans notre vie et 1,5 litre de salive par jour. Que, si nous sommes proprement guillotinés, notre cerveau peut continuer à fonctionner de deux à sept secondes.
Bill Bryson s’est fait connaître pour ses récits de voyage aussi instructifs que désopilants. Moi qui ne suis pas particulièrement amateur du genre, je me souviens les avoir dévorés avec frénésie, n’interrompant la lecture que pour reprendre mon souffle entre deux éclats de rire. Il y a chez Bryson non seulement un génie de la donnée évocatrice et de la synthèse, mais une bonhomie éclairée et entraînante, loin des postures blasées ou mélancoliques de beaucoup de ses confrères.
Depuis le milieu des années 2000 et son best-seller Une histoire de tout, ou presque…, son œuvre a pris un tour nouveau : elle s’est orientée vers la vulgarisation scientifique. Une histoire du corps humain à l’usage de ses occupants s’inscrit dans cette veine. Disons-le franchement, ce n’est pas son meilleur livre, notamment parce que l’humour y est peu présent. On y trouve tout de même quelques anecdotes réjouissantes, comme lorsque Bryson dresse le portrait de Peter Mitchell, scientifique autodidacte et « excentrique », lauréat du prix Nobel de chimie en 1978. Il avait entre autres particularités celle d’être plutôt distrait : « Au mariage de sa fille, il aborda une invitée en lui disant qu’elle lui rappelait vaguement quelqu’un. “Je suis ta première femme”, lui répondit-elle. »
Si cette Histoire du corps humain est fort plaisante à lire, brassant une quantité d’informations qui, exposée par n’importe qui d’autre, aurait sans doute paru bien assommante, c’est parce que Bill Bryson, même quand il est moins drôle, reste un vulgarisateur hors pair. En tant que tel, il maîtrise, par exemple, l’art des comparaisons à la perfection. « Si chaque Terrien avait la corpulence moyenne actuelle des Américains, cela reviendrait à augmenter la population mondiale de 1 milliard d’individus », explique-t-il pour bien nous faire prendre la mesure du problème de l’obésité aux États-Unis. De même, pour que le lecteur comprenne ce que le cartilage a de remarquable, il cite son ami, le traumatologue Ben Ollivere : « Imagine une partie de hockey sur une surface si lisse que les joueurs iraient seize fois plus vite que d’ordinaire : voilà ce qu’est le cartilage. Mais, contrairement à la glace, il ne craque pas sous la pression. »
Le corps humain, tel que le décrit Bryson, est une source constante d’émerveillement en même temps qu’une invitation à la modestie. Il résulte souvent de compromis : la bipédie, avec tous les avantages qu’elle a pu procurer, a aussi, en rendant le bassin plus étroit, compliqué l’accouchement, qui, jusqu’à récemment, était plus dangereux pour la femme que pour « aucun autre animal sur Terre ». Notre larynx, situé plus bas dans la gorge que chez les autres primates, est très pratique pour parler mais nous expose plus que les autres mammifères à avoir la trachée obstruée par les aliments que nous avalons. Et Bill Bryson de rappeler que les étouffements, bien que rares, constituent la quatrième cause de mort accidentelle aux États-Unis – et le nombre de ces décès est sans doute sous-estimé, car ils sont souvent « attribués à tort à des infarctus ».
En fait, tout a un prix. « Si la reproduction sexuée dilue notre contribution personnelle à la postérité [puisque nous ne transmettons que 50 % de nos gènes à nos enfants, 25 % à nos petits-enfants, etc.], elle est excellente pour l’espèce. En mélangeant nos gènes, nous obtenons une diversité qui renforce notre sécurité et notre résistance, par exemple en rendant plus difficile pour une maladie d’éliminer des populations entières. » Parfois, un défaut semble malgré tout ne pas avoir de contrepartie. Prenez la douleur. Elle est censée nous avertir d’un danger, mais, selon le neuroscientifique britannique Patrick Wall, elle est « à peu près inutile au-delà d’un certain seuil et d’une certaine durée. » Et, dans le cas de bien des cancers, elle ne se manifeste que quand il est déjà trop tard.
Autre source d’émerveillement et d’humilité tout à la fois : les progrès de la médecine. Ils furent loin d’être linéaires. À lire Bryson, on se rend compte que le xviiie et la première moitié du xixe siècle marquent à bien des égards une stagnation : l’allongement de la durée de vie y est dû avant tout à une meilleure alimentation. Pour le reste, on continue à voir dans la saignée une panacée : George Washington en fit la fatale expérience. En 1799, il attrape une petite infection de gorge qui aurait sans doute guéri d’elle-même avec un peu de repos. Mais on lui impose pas moins de quatre saignées, lui prélevant ainsi 40 % de son sang en deux jours. Le premier président des États-Unis n’y résiste pas. « Tel était le problème avec cette pratique, conclut Bryson : on pouvait toujours se dire que si l’on survivait c’était grâce à elle, tandis que pour les malchanceux le médecin était simplement arrivé trop tard. »
Selon l’historien David Wootton, cité par Bryson, « jusqu’en 1865, la médecine fut d’une inefficacité quasi totale, quand elle n’était pas franchement dangereuse. » Ce n’est qu’après qu’ont lieu des avancées décisives : généralisation de la vaccination, antibiotiques… Le physiologiste de Harvard Lawrence Joseph Henderson notait, quant à lui, dans l’entre-deux-guerres : « Un beau jour, entre 1900 et 1912, un patient ordinaire souffrant d’une maladie ordinaire et allant consulter un médecin choisi au hasard eut pour la première fois de l’histoire plus de chances de tirer profit de ce rendez-vous que d’en ressortir bredouille. »
On peut dire que le xxe siècle a été le « siècle du cœur ». Bryson retrace l’épopée de la chirurgie cardiaque. Au départ, il y a les travaux pionniers de l’Allemand Werner Forssmann et de l’Américain John H. Gibbon, qui, l’un comme l’autre, n’hésitèrent pas à donner de leur personne. Le premier, pour savoir s’il était « possible d’avoir un accès direct au cœur à l’aide d’un cathéter », s’en posa un dans une artère du bras « et le poussa avec précaution vers son épaule puis jusqu’au cœur, qui, pour le bonheur de son propriétaire, ne cessa pas de battre lorsqu’y pénétra un objet étranger. » Le second, « afin de tester la capacité des vaisseaux sanguins profonds à se dilater ou à se contracter, s’enfonça un thermomètre dans le rectum et avala une sonde gastrique où il versa de l’eau glacée pour en mesurer les effets sur sa température corporelle. » Leurs expériences datent des années 1930. Puis les progrès s’enchaînent : le premier pacemaker date de 1958, la première greffe cardiaque de 1967.
L’un des aspects les plus effrayants d’Une histoire du corps humain est l’évocation de maladies énigmatiques qui apparaissent soudainement et contre lesquelles nous sommes impuissants. L’encéphalomyélite de Powassan, par exemple. Cette maladie transmise par les tiques frappe quelque 6 personnes par an aux États-Unis : « Certaines ne présentent que des symptômes semblables à ceux de la grippe, mais d’autres souffrent d’atteintes neurologiques permanentes ; le taux de mortalité est de 10 % et il n’existe aucun traitement. »
Même des maladies assez répandues se révèlent quelquefois mystérieuses. L’asthme, en premier lieu : 300 millions de personnes en souffriraient dans le monde, mais on n’est toujours pas parvenu à en déterminer l’origine. Ni la pollution, ni les allergènes, contrairement à ce qu’on a longtemps cru, ne semblent être coupables. L’hypothèse d’un facteur neurologique, après avoir été écartée, est revenue en grâce sans pour autant paraître vraiment concluante. On ignore aussi pourquoi l’asthme, jusqu’à la puberté, touche davantage les garçons que les filles, avant que cette tendance s’inverse, ni pourquoi il disparaît chez 75 % des jeunes à la fin de l’adolescence.
Plus on avance dans la lecture, plus se font jour les innombrables différences qui existent entre hommes et femmes. Même si ces dernières ont plus de chances d’avoir un cancer avant 40 ans (mais moins ensuite) et sont deux fois plus susceptibles d’être atteintes de la maladie d’Alzheimer, elles sont, d’une façon générale, biologiquement plus solides (d’où leur plus grande espérance de vie). On ne peut pas dire pour autant que la médecine les ait mieux traitées. Les progrès de l’obstétrique furent étonnamment tardifs. « Un témoignage de 1873 évoque un médecin qui, malgré trente ans de pratique, avait étroitement bandé l’abdomen d’une patiente enceinte presque à terme, persuadé qu’elle était atteinte d’une tumeur. Le seul test de grossesse vraiment fiable, notait sèchement un médecin à la fin du xixe siècle, c’était d’attendre neuf mois pour voir si un bébé faisait son apparition. En Angleterre, les étudiants en médecine ne furent pas tenus d’étudier l’obstétrique avant 1886. » Résultat : « jusqu’en 1932, 1 femme sur 238 mourait en couches ou des suites d’un accouchement » en Europe et aux États-Unis.
L’oubli même du fait que les femmes ne sont pas tout à fait comme les hommes a eu pour elles des conséquences fâcheuses. Jusqu’à récemment, la plupart des essais cliniques étaient menés sur des groupes composés quasi exclusivement d’hommes, ce qui introduisait un biais parfois dangereux dans les résultats. La phénylpropanolamine, utilisée contre le rhume et la toux, est un exemple parmi tant d’autres. Elle « a été en vente libre durant des années avant qu’on se rende compte qu’elle augmentait de façon significative le risque d’hémorragie cérébrale chez les femmes mais pas chez les hommes ».
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La romancière et traductrice Natascha Wodin avait 10 ans lorsque sa mère se suicida en 1956. Soixante ans plus tard, elle cherche à reconstituer le parcours de cette femme, déportée d’Ukraine en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale et à qui tout retour était interdit.
« Plusieurs livres intelligents ont paru récemment sur ce cauchemar qu’a été le xxe siècle, des Chuchoteurs, d’Orlando Figes, à Terres de sang, de Timothy Snyder. Tous racontent l’histoire de la violence telle qu’elle apparaît dans les archives : comme un essaim sanguinaire lointain. Natascha Wodin ne montre, elle, qu’une petite partie des événements. Mais elle la rapproche tellement de nous que nous y voyons se refléter notre propre histoire », estime Andreas Kilb dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung.
Très vite, les recherches de Wodin l'amènent à découvrir des membres de sa famille qu’elle ne connaissait pas, dont un cousin meurtrier. Il se trouve que, enfant, elle avait elle-même essayé de tuer sa mère avec des aiguilles dans son sommeil. La rencontre, même virtuelle, avec ce cousin est l’un des « sommets émotionnels du livre », estime Hans-Peter Kunisch dans le Süddeutsche Zeitung.
Joseph Conrad n’est pas le premier auteur à ne pas avoir écrit dans sa langue maternelle, mais ses prédécesseurs se contentaient en général de le faire dans leur deuxième idiome. Lui rédigea son œuvre entièrement en anglais, qui était sa troisième, voire sa quatrième langue (après le polonais et, sans doute, le russe et le français).
Sa singulière trajectoire linguistique reflète une existence qui ne le fut pas moins. Conrad lui-même la divisait en trois parties : les premières années dans sa Pologne natale, puis sa vie de marin et, à partir de la fin de la trentaine, sa carrière d’écrivain. Chacune d’elles eut son lot d’aventures et de drames : l’exil puis la mort des parents – des patriotes polonais, issus de la petite noblesse terrienne, luttant contre l’occupant russe –, une tentative de suicide à Marseille, un navire qui explose au milieu de l’océan, une remontée traumatisante du fleuve Congo…
Comment n’aurait-il pas inspiré les biographes ? De fait, comme le note John Sutherland dans The Times, « les bonnes biographies de Conrad, ce n’est pas ce qui manque ». D’où l’inévitable question quand en paraît une nouvelle, comme celle de Maya Jasanoff : à quoi bon ? Il se trouve, répond Sutherland, que « Jasanoff innove ». Et, ce qui ne gâche rien, qu’elle « écrit bien ». Dans Le Monde selon Joseph Conrad, cette professeure d’histoire de Harvard, spécialiste de l’Empire britannique, ne propose « ni vraiment une biographie, ni vraiment un ouvrage de critique littéraire, bien que son livre intègre ces deux dimensions et des fragments de récits de voyage. Il s’agit plutôt d’une circumnavigation de l’univers de Conrad et d’une réflexion sur la mondialisation, sur le colonialisme et sur le rôle qu’a joué Conrad dans notre perception de ces phénomènes », écrit William Dalrymple dans The Guardian.
La thèse de Jasanoff est qu’aucun écrivain n’a mieux su rendre compte des débuts du capitalisme mondialisé et de l’impérialisme. Tout en retraçant les différentes étapes de sa vie, elle examine quatre de ses œuvres majeures L’Agent secret, Lord Jim, Au cœur des ténèbres et Nostromo (ne manque que Sous les yeux de l’Occident, sans que l’on sache trop pourquoi). Jasanoff est bien consciente des faiblesses du romancier : des personnages féminins plutôt inconsistants, un « indéniable antisémitisme » aussi. Pour autant, relève William Dalrymple, de même que pour le prix Nobel de littérature V. S. Naipaul Conrad était l’homme qui « avait été partout avant [lui] », pour Jasanoff « il est celui qui, grâce à son esprit prophétique, nous précède tous : son monde est le nôtre et inversement. »
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Imaginez-vous une gravure de conte de fées. Dans un agencement d’une symétrie parfaite, des arbres noirs dressés vers le ciel où ils disparaissent, le sol à leur pied recouvert d’une épaisse couche de neige blanche. Les bois sont des endroits dangereux dans ces histoires, les apparences sont trompeuses. Ici aussi, dans cette plantation, la menace rôde. Les arbres noircis se consument à petit feu. La fumée s’élève le long des troncs de braise surmontés de feuilles calcinées. La neige, qui a pris une teinte gris pâle, n’est que cendre. Posez un pied au mauvais endroit, vous risquez de glisser et de vous enflammer. À mieux y regarder, ces bois sont ceinturés par un ruban de plastique jaune délimitant les lieux du crime où des policiers en uniforme montent la garde.
Au croisement de deux routes assez quelconques, assis dans sa voiture, le lieutenant de police Adam Henry prend la mesure de l’énigme qu’il a sous les yeux. Du côté de Glendonald Road, la futaie est intacte : des Pinus radiata vierges de toute marque, tous plantés en même temps, forment des rangées d’un vert immaculé. À l’opposé, non loin du coude en forme de T où la route croise un chemin connu sous le nom de Jellef’s Outlet, se dressent des alignements d’Eucalyptus globulus, dont on tire cette gomme bleue cultivée dans le monde entier pour en faire du papier d’imprimerie. Tout a brûlé, aussi loin que porte le regard. Le samedi 7 février 2009, vers 13 h 30, un feu s’est déclenché dans les environs et, aujourd’hui dimanche, en fin d’après-midi, il continue de progresser à plusieurs kilomètres de là. Le lieutenant Henry vient tout juste d’être père […]. La veille, il avait reçu un appel en pleine nuit lui demandant d’interrompre son congé pour assister à la réunion convoquée dès 6 heures le matin. Tous ceux qui appartenaient à la brigade d’enquête sur les incendies et explosions de la police de Victoria avaient été mobilisés. Au cours des derniers jours, il avait fait une chaleur invraisemblable, le dimanche tout particulièrement, où l’on avait atteint les 40 °C, tandis que soufflait un vent du nord redoutable, avec des rafales de près de 100 km/h.
L’après-midi, puis toute la nuit qui avait suivi, de violents incendies avaient ravagé plusieurs endroits, au nord, au nord-ouest, au nord-est, au sud-est et au sud-ouest de l’État. On avait envoyé Henry à deux heures de route à l’est de Melbourne pour diriger une enquête sur un feu qui avait démarré à 4 kilomètres de la ville de Churchill (4 000 habitants). Cette enquête avait été baptisée, pour des raisons assez évidentes, Opération Winston.
Dans un état cotonneux propre à ceux qui manquent de sommeil, il avait pris la M1 en direction de la vallée de Latrobe avec un collègue, roulant tout le long dans la fumée. La radio annonçait régulièrement de nouvelles victimes : de cinquante morts, on en était maintenant à cent. […] Il voulait arriver sur le lieu présumé de départ du feu avant qu’il ne soit piétiné par d’autres. S’il s’agissait bel et bien d’un incendie criminel, la police devait faire la preuve du lien entre l’endroit où le feu s’était déclenché et les victimes, dont certaines se trouvaient vraisemblablement à des kilomètres de là, dans des zones encore trop dangereuses pour que l’on puisse y accéder.
Après avoir franchi le dernier barrage, Henry gara sa voiture et observa, d’un côté de la route, le paysage de rêve intact et, de l’autre, la noirceur qui s’étendait à perte de vue – il se tenait juste sur l’axe où le monde avait basculé. […] Au-delà du ruban jaune, Henry aperçut le chimiste de l’unité de police spécialisée dans les incendies. George Xydias avait le dos un peu voûté et une légère bosse au niveau de la nuque, peut-être à force d’avoir passé tant d’années à chercher des indices dans les cendres et autres débris. Il avait enquêté sur des incendies accidentels et criminels ; sur des explosions de voiture, de bateau, de camion et d’avion ; et, après les attentats terroristes de 2002, sur les discothèques visées à Bali. Il s’était rendu sur tant d’endroits ravagés par les flammes qu’il était capable de vous dire quels types de végétaux ou de matériaux avaient brûlé […]. Vêtus de combinaisons blanches jetables, Xydias et son assistant discutaient avec Ross Pridgeon, un homme timide à l’humour caustique, au visage encadré de lunettes et surmonté d’une touffe hirsute de cheveux châtains. Enquêteur spécialisé dans les feux de la région, Pridgeon travaillait pour le département du développement durable et de l’environnement (DDDE) ; il avait été le premier à pouvoir examiner les lieux le matin même. Parmi les rangées bien délimitées d’eucalyptus encore fumants, il avait trouvé les traces de deux départs d’incendies volontaires, à 100 mètres d’intervalle, de part et d’autre de Jellef’s Outlet. […]
Le feu est un drôle d’artisan. Il est capable de tailler des branches en biseau, de les raboter à chaque extrémité et d’entamer leur épaisseur au fur et à mesure qu’il avance vers le tronc ; il transforme une écorce en peau de crocodile, laissant derrière lui des rangées d’écailles de bois calciné. La présence de cendre blanche atteste généralement d’une combustion totale, et tout ce qui est ainsi consumé donne l’impression d’avoir soudain blêmi. L’équipe découvrit à un moment une clôture couverte de suie pâle sur tout un côté et ils s’engagèrent sur cette piste. La plupart du temps, les rochers ainsi que les très grosses branches protégeaient les brindilles, plus promptes à s’enflammer : quand ils en trouvaient qui n’avaient pas brûlé, ils savaient qu’ils devaient continuer dans la direction opposée. Les enquêteurs cherchaient à savoir jusqu’où le bois avait brûlé à l’intérieur et suivant quelle inclinaison les flammes l’avaient attaqué, ce qui était un autre moyen d’identifier le trajet du feu – on trouvait des marques de calcination dans la partie basse du tronc quand celui-ci faisait face au point de départ de l’incendie alors que les traces de brûlure étaient particulièrement prononcées sur les côtés et à l’arrière du tronc quand les flammes grandissaient et avançaient.
Bientôt, ils commencèrent à se déplacer en marge du chemin emprunté par le premier feu afin d’identifier des traces permettant de délimiter l’un de ses flancs. À la périphérie de la fournaise, les arbres n’avaient pas brûlé dans les mêmes proportions : tout ce que l’incendie principal aurait normalement détruit était pratiquement intact. Les enquêteurs revinrent sur leurs pas pour traverser la route et localiser le deuxième flanc. Progressant par allées et venues systématiques, rétrécissant petit à petit leur périmètre d’investigation, ils réussirent à borner une surface en V jusqu’au point d’origine pour finalement arriver dans ce que l’on appelle la zone de confiance. Mais là, paradoxalement, les indices étaient plus déconcertants. Les feuilles n’avaient pas toutes le même angle : dans les premiers moments de sa vie balbutiante, le feu n’avait pas encore trouvé où mettre le cap. Les dégâts se situaient surtout au niveau du sol. Certains objets y avaient brûlé de manière très irrégulière. C’étaient dans les environs immédiats que les flammes avaient entamé leur course.
Au-delà, on reconnaissait des signes indéniables d’un feu à contre-courant, dit aussi feu à la rebrousse, quand de petites flammèches s’étaient cabrées, essayant de prendre leur essor, mais que le vent était venu contrarier. Les traces de combustion étaient moins nombreuses : les brindilles et autres petits matériaux combustibles n’avaient pas eu le temps de brûler et les endroits calcinés présentaient un angle d’inclinaison des flammes assez régulier et horizontal. Les enquêteurs commencèrent à planter de petits drapeaux afin de signaler les contours de la zone où le feu avait pris.
Environ 26 000 hectares étaient partis en fumée mais, malgré tout, au bout d’une heure passée à fouiller et à photographier les indices, ils parvinrent à resserrer leurs drapeaux autour de 8 m², situés 4 mètres au-delà de la route de la plantation. Aucune trace d’un dispositif conçu pour déclencher le feu – parfois, il arrivait que les enquêteurs trouvent les restes d’un engin fait maison avec des allumettes ou des bougies fontaine fixées à l’aide de poids – mais, étant donné les conditions explosives de la journée précédente, la seule chose dont l’incendiaire avait pu avoir besoin, c’était d’un briquet. […] Un agent de la police locale avait rencontré Ross Pridgeon plus tôt dans la journée et lui avait expliqué que la première patrouille à être intervenue avait repéré qu’il y avait deux feux simultanés. Pridgeon avait ainsi accompagné Henry et les autres enquêteurs jusqu’à une zone située à quelques mètres au-delà de Glendonald Road et à l’ouest de Jellef’s Outlet. Là encore, ils identifièrent la tête du feu avant d’arpenter chacun de ses flancs, délimitant ainsi sa périphérie, revenant jusqu’à son point de départ. Il s’avéra que le deuxième incendie avait démarré juste derrière un panneau qui indiquait « décharge interdite », ce que les gens d’ici interprétaient comme une invitation à y déposer leurs ordures. Trois vélos gisaient là, à côté de morceaux calcinés de vieux pneus et autres pièces de voitures, d’écrans de télévision, de matelas, de canapés, d’un landau, de jouets d’enfants […].
Aucun de ces objets n’était du genre à s’enflammer tout seul. Les enquêteurs cherchaient des tessons de bouteille qui, tels des loupes en plein soleil, étaient susceptibles de mettre le feu à l’herbe sèche – en vain. Il n’y avait pas non plus trace de boîtes de hamburgers, de films porno, ni de bombes aérosols laissées par des gamins qui se seraient cachés là pour inhaler des gaz déodorants – une fois shootés, il arrive qu’ils aillent s’amuser avec des allumettes dans la forêt. Il n’y avait pas eu de foudre non plus, pas d’engins de chantier stockés là ; aucun fil électrique n’avait été coupé et personne n’aurait eu envie de camper dans ce genre d’endroits. Est-ce qu’une braise issue du premier incendie aurait pu déclencher le second ? Xydias était convaincu que ce genre de phénomène était quasi inconcevable dans les quinze ou vingt minutes qui suivaient l’éclosion d’un feu. Il aurait fallu que la braise aille à l’encontre d’un vent violent, puis qu’elle se déporte sur le côté, avant de pouvoir brûler ailleurs. Au vu des premiers indices, les conclusions suggéraient que les deux têtes de feu avaient avancé très rapidement en direction du sud-est, à la faveur d’un fort vent de nord-ouest. Elles avaient été allumées à deux endroits distincts, dans des conditions idéales pour provoquer un gigantesque brasier. Douze ans de sécheresse avaient transformé le sous-bois de la plantation en un combustible idéal – branches tombées, feuilles mortes, déchets organiques enterrés. L’incendiaire n’avait pas eu besoin d’amener quoi que ce soit pour démarrer son feu au milieu des feuilles d’eucalyptus. Chacun de ces arbres avait érigé son propre bûcher.
Tous les étés, ils se défaisaient de leur écorce, de leurs branches et de leurs feuilles, et chaque année qui passait sans incendie voyait l’épaisseur de ces détritus augmenter, lesquels ne manquaient pas de dégager des toxines destinées à étouffer de nouvelles pousses qui viendraient perturber la désagrégation de ces matériaux inflammables. Il n’y a aucune plante sur Terre qui aspire plus à provoquer un incendie que l’eucalyptus : pour vivre, cette espèce a absolument besoin de brûler. Les Américains ne qualifient-ils pas le globulus d’« arbre allume-feu » ? Les flammes libèrent des gaz qui agissent en véritables propulseurs quand ils envoient des boules de feu jusqu’au sommet des arbres. Quant à l’écorce qui se détache des troncs par lambeaux, elle se déploie en bannières de feu capables de se propager sur des kilomètres au gré du vent.
Les premiers peuples australiens étaient parvenus à réguler cet écosystème pyrophile pour leur propre intérêt. Après l’arrivée des colons européens, ils avaient constitué une sous-communauté de pyromanes destructeurs. Depuis des générations, c’était un secret largement partagé. Dans de nombreuses localités rurales, on connaissait quelqu’un qui était saisi d’une telle crise chaque été, quand les vents du nord venus du Désert central se mettaient à souffler. Et cela faisait peu de temps que la vallée de Latrobe avait été classée « zone à risques », du fait de son taux élevé d’incendies volontaires. Ici, tout se passait comme si cette préférence pour les flammes était inscrite autant dans l’ADN de certains habitants que dans celui de certaines plantes. […] Tandis que les experts scientifiques inspectaient le sol pour y trouver une trace que l’incendiaire aurait pu laisser, Henry resta dans la zone de confusion, à se demander pourquoi. Dans la formation qu’il avait suivie, on les encourageait à penser d’abord en termes de motivation – pourquoi, et ensuite qui. Était-il face à une vendetta ? Ou bien tout n’était que pure coïncidence ? Le coupable vivait-il dans les parages ? Ou bien l’incendiaire voulait-il nuire à quelqu’un qui habitait là ? Pourquoi cette plantation ? De nombreux défenseurs de l’environnement avaient dénoncé la mort programmée de la forêt ; la privatisation des montagnes Strzelecki avait contribué à ce que la plus grande partie des forêts anciennes de sorbiers et des régions inexploitées soit défrichée pour laisser place à des monocultures de pins et d’eucalyptus. Ou bien était-ce pour le frisson, le pouvoir ? Était-ce un symptôme de psychose ? […] Qui, et pourquoi ? […]
Malgré toutes les techniques scientifiques à disposition, Adam Henry savait que les incendies volontaires étaient un crime dont la brigade – pas plus que d’autres – ne connaissait quasiment rien. Au milieu du xixe siècle, on estimait que la pyromanie était « une propension morbide à mettre le feu, au cours de laquelle l’esprit, bien que sain par ailleurs, est aiguillonné par une force invisible à commettre ce crime qui est désormais reconnu comme une forme spécifique de folie ».
Au cours des soixante-quinze années d’existence de la bible de la santé mentale qu’est le DSM – Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux –, la classification de la pyromanie a fluctué au gré des modes et de la mise en page de ses diverses éditions. Aujourd’hui, parmi la multitude de personnes qui déclenchent des incendies de manière intentionnelle, très peu manifestent « une fascination, une curiosité et une attirance pour le feu » doublées du « plaisir et du soulagement que procurent le fait de mettre le feu ». On préfère classer ce genre de comportement dans la section du DSM consacrée aux troubles disruptifs, du contrôle des impulsions et des conduites. Quand un individu a tendance à être antisocial et qu’il ne peut absolument pas se retenir de faire quelque chose.
Les années passant, diverses instances ont essayé d’établir des critères permettant de dresser des profils d’incendiaires. Mais la plupart des études internationales s’intéressent surtout aux incendies perpétrés sur des maisons, des voitures et des bâtiments et ignorent les incendies de forêt volontaires, lesquels sont des crimes que l’on trouve ailleurs qu’en Australie mais qui constituent malgré tout une spécialité nationale. Sur l’ensemble des feux qui affectent la végétation de ce pays, on estime que 37 % sont de nature suspecte et 1 % ont été allumés dans l’intention de nuire – alors que 35 % ont des causes accidentelles, 5 % sont d’origine naturelle et 5 % sont dus à des feux mal éteints ou à des feux disséminés. Le reste est rassemblé sous l’intitulé « autres causes ». Adam Henry connaissait les hypothèses classiques émanant du FBI ou d’autres systèmes de profilage, et certaines dont j’avais eu vent étaient plus compliquées que d’autres. Pour expliquer le comportement d’un incendiaire, un modèle très prisé utilisait la formule suivante : PASSAGE À l’ACTE DE L’INCENDIAIRE = G1 + G2 + E, OÙ [E = C + CF + D1 + D2 + D3 + F1 + F2 + F3 + REX + RIN].
Cette équation tendait à montrer que les incendiaires étaient majoritairement des hommes ; la plupart du temps, ils étaient sans emploi ou avaient des rapports au travail assez problématiques ; ils étaient plus fréquemment issus de milieux sociaux défavorisés et de familles présentant un passé de pathologies mentales, de dépendances ou de violences physiques ; enfin, nombreux étaient ceux dont les compétences de socialisation et les aptitudes interpersonnelles étaient très réduites. Ce profil était parfaitement plausible, mais il ne se distinguait guère de celui de nombreux criminels qui n’étaient pas des incendiaires. En d’autres termes, il n’était presque d’aucune utilité.
La brigade du feu avait parfaitement conscience que les incendies volontaires étaient plus fréquents dans les territoires marginaux situés entre villes et campagnes – dans ces zones en lisière du bush et des forêts d’eucalyptus, un fort taux de chômage sévissait chez les jeunes, les abus sur mineurs et les cas de maltraitance d’enfants étaient nombreux, la dépendance économique entre générations était importante et les transports en commun insuffisants. Mais c’était le portrait que l’on pouvait dresser de presque toutes les petites villes de la vallée de Latrobe.
— Ce texte est un extrait du livreL’Incendiaire, de Chloe Hooper, paru le 22 octobre aux éditions Christian Bourgois. Il a été traduit par Florence Cabaret.
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Aujourd’hui, la Libye a l’air d’un pays normal, raconte Francesca Mannocchi. La capitale, Tripoli, par exemple, avec les parents qui amènent leurs enfants à l’école, son bord de mer baigné par les brumes matinales, ses larges avenues sillonnées par des voitures de luxe et ses grands hôtels…
La chute de Mouammar Kadhafi, ce dictateur aussi fantasque que sanguinaire, remonte à 2011 ; la guerre civile opposant différentes milices, à 2014 ; et la dernière tentative – avortée – du maréchal Haftar, basé à Tobrouk, en Cyrénaïque (dans l’ouest du pays), pour reprendre Tripoli date de 2019. Depuis, des pourparlers ont lieu entre les ennemis d’hier, et un semblant de normalité règne sur ce pays richissime, grand comme trois fois la France et qui tire l’essentiel de ses revenus des hydrocarbures.
Et pourtant, poursuit cette journaliste italienne spécialiste du monde arabo-musulman, la situation n’est nullement apaisée. « Dans ce pays, il faut creuser les apparences pour trouver la vérité », écrit-elle dans Libye, le magistral récit graphique qu’elle signe avec son compatriote, le dessinateur Gianluca Costantini. Et, plus loin : « Tout ce qui semble évident de l’autre côté de la mer, en Europe, apparaît ici fluctuant et nébuleux. »
En sept chapitres qui racontent sept histoires distinctes et pourtant complémentaires pour assembler le puzzle de cette réalité complexe, les deux auteurs s’emploient à démontrer que tout ce que nous savons – ou pensons savoir – sur les migrants, les passeurs, les milices, le jeu des alliances et même sur le lourd héritage de l’ère Kadhafi, cette époque où la Libye était une « dictature de l’abondance », ne sont qu’idées reçues et chimères dans le brouillard des matins de Tripoli. « Quand le brouillard se dissipe, voilà la Libye que je vois… là où ombres et lumières se confondent… où le bien et le mal se chevauchent… où les rôles et les alliances basculent en un battement d’ailes », poursuit Mannocchi.
Prenons le chapitre consacré à Isaa, le garde-côtes de Garabulli (Castelverde), petit port tristement célèbre de la Méditerranée d’où partent, après des semaines de calvaire dans les centres de rétention locaux, des milliers de migrants en direction de l’Italie. Il raconte le système bien huilé du trafic, son impuissance, l’inaction de ses supérieurs et les noyés qu’il n’a pas pu sauver. Tous les jours, il croise son ami d’enfance, Hafed, qui est un acteur essentiel de ce trafic : en Europe, on l’appellerait un « passeur ». Un qualificatif qui le fait sourire : non, aucun de ses collègues ne montera jamais dans un tel rafiot pour escorter les migrants. Le « passeur » est toujours l’un d’entre eux, plus dégourdi que les autres, parlant un peu l’arabe et à qui l’on donne une boussole pointée sur Lampedusa. Hafed n’est qu’un des maillons de la chaîne, et il n’a aucun sentiment de culpabilité – il pense même qu’il est indispensable. Il fait partie de cette armée de petites mains dans ce trafic, qui alimente les caisses des seigneurs de guerre et des fonctionnaires corrompus. À part les hydrocarbures, le trafic d’êtres humains est le seul secteur en Libye qui fonctionne et qui recrute à tour de bras. Et les migrants sont les seuls pourvoyeurs de liquidités dans un pays pourtant richissime mais dont les habitants sont obligés de faire tous les matins la queue pour retirer quelques dinars dans des banques sous le contrôle des milices. Ou, comme le dit l’un des nombreux Libyens à qui les deux auteurs donnent la parole, après avoir été dirigé par une main de fer pendant plus de quarante ans par un dictateur, la Libye d’aujourd’hui est devenue le terrain de jeu de « beaucoup de petits Kadhafi ».
— Books
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C’est une histoire rocambolesque. La duchesse de Berry, dont le fils Henri pouvait prétendre au trône de France, avait tenté de conduire une rébellion contre le régime de Louis-Philippe. Assaillie par les forces de police, retranchée à Nantes dans un lieu tenu secret, elle fut trahie par un juif converti au catholicisme, Simon Deutz, moyennant une somme énorme extorquée à Thiers. On était le 6 novembre 1832. Ce sympathique garçon, fils du grand rabbin de France, était un raté fantasque. L’histoire aurait pu en rester là si sa qualité de juif, bien que converti, ne lui avait pas valu de déclencher une vague d’antisémitisme.
Le grand Victor Hugo lui-même a donné de sa plume : « Juif : les impurs traitants à qui l’on vend son âme Attendront bien longtemps avant qu’un plus infâme Vienne réclamer d’eux, dans quelque jour d’effroi, Le fond du sac plein d’or qu’on fit vomir sur toi ! »1 L’historien Maurice Samuels, de l’université Yale, voit là le point de départ de ce qu’il appelle l’antisémitisme moderne, et qui allait, soixante ans plus tard, déclencher l’affaire Dreyfus. Selon lui, c’est « le moment où les stéréotypes modernes du juif ont cristallisé dans l’imaginaire collectif. Simon Deutz est le chaînon manquant entre Judas et Dreyfus ».
De fait, une gravure de 1836 le représente avec une peau sombre, des cheveux frisés et des lèvres épaisses, le faisant apparaître mi-juif, mi-africain. Entre-temps, Deutz, renié par les catholiques, s’était reconverti au judaïsme et, réfugié à Londres, avait publié un pamphlet grotesque intitulé Arrestation de Madame.
L’affaire semble être un peu tombée dans l’oubli jusqu’à ce qu’Édouard Drumont la fasse renaître, un demi-siècle plus tard, dans son ouvrage antisémite La France juive, publié en 1886 : « Un homme a vendu un Dieu qui venait porter au monde des paroles de miséricorde et d’amour, il s’appelait Judas, et il était Juif. Un homme a vendu une femme qui s’était confiée à lui, il s’appelait Simon Deutz, et il était Juif. » Entre 1890 et 1910, la presse consacre plus de 250 articles au cas Deutz et, sous Vichy, un journal publie un numéro entier à son sujet.
La thèse de Samuels est contestée par un autre historien américain, David A. Bell, de l’Université de Princeton. « Si Deutz n’avait pas trahi la duchesse, la cristallisation ne se serait-elle pas produite ? On peut en douter », écrit-il dans The New York Review of Books. Et il ajoute : « Si cette affaire a été si déterminante, pourquoi a-t-il fallu un demi-siècle pour qu’elle prenne toute sa dimension dans l’imaginaire antisémite français ? » Il observe d’ailleurs en passant que Samuels ne cite pas la suite du poème de Victor Hugo : « Ce n’est pas même un juif ! C’est un païen immonde, Un renégat, l’opprobre et le rebut du monde, Un fétide apostat, un oblique étranger ».
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Notre meilleur et plus ancien article d’exportation culturelle ? Montaigne à coup sûr – mais pas partout. À Rome, par exemple, le Gascon n’était pas trop bien vu ; sur l’avis « d’aucun frater François », il avait même été invité à « rhabiller » son texte pour en évacuer les choses « de mauvais goût » (en 1676, le Vatican le mettra carrément à l’index).
En revanche, en Angleterre, il semble que Montaigne soit devenu une star avant même d’être connu dans la France entière. En 1603 (onze ans après sa mort), la comtesse de Bedford, le pendant outre-Manche de la groupie française Marie de Gournay, commanditera ainsi sur ses deniers une traduction des Essais par l’Anglo-Italien John Florio. Cette traduction assez personnelle – par endroits presque une réécriture – révélera « l’Anglais caché chez Montaigne » (dit une autre groupie, contemporaine celle-là, Sarah Bakewell) et sera le vecteur de son influence chez dans le monde anglophone.
Non seulement le texte de Montaigne-Florio circulera partout dans les îles Britanniques, mais il y sera lu avec une telle attention qu’on a pu retrouver et étudier plus de 4 000 annotations portées dans les marges de ces exemplaires par les lecteurs du xviie siècle. Parmi ces derniers, le plus précoce et le plus notoire sera Shakespeare, dont on a cru retrouver la signature sur un volume des Essays (c’était un faux !) ; mais l’œuvre du dramaturge est bel et bien parsemée de références à Montaigne, des ambivalences qui paralysent Hamlet à la célébration des peuples premiers et de l’état de nature par Gonzalo dans La Tempête.
Le terme français « essai » (à prendre dans le sens de « tentative ») fera même l’objet d’une OPA britannique, essay devenant un mot – et un art – essentiellement anglais où s’illustreront entre autres le roi Jacques Ier (The Essayes of a Prentise, 1585) et Francis Bacon (The Essays, 1597). Mais bien d’autres grandes plumes d’outre-Manche se tremperont aussi dans l’encre des Essais : celles de Thomas Hobbes (qui partage avec Montaigne une vision mitigée de l’être humain), du mélancolique Robert Burton (qualifié de « Montaigne anglais »), de John Locke (lui aussi grand observateur de « l’état de nature »), de Samuel Johnson (autre méticuleux analyste de lui-même, mais dont l’introspection débouche sur un vertueux souci d’autoréforme, et non sur la résignation goguenarde de son inspirateur français), de Laurence Sterne (dont le roman Tristram Shandy est tellement désorganisé et zigzaguant qu’on a pu le qualifier de « Montaigne sous stéroïdes »), et des William Hazlitt père et fils (commentateurs et éditeurs des Essais).
En traversant l’Atlantique, Montaigne et son œuvre vont encore gagner en notoriété et en influence. Plusieurs des pères fondateurs de la république américaine en seront en effet d’ardents lecteurs : Thomas Jefferson, John Adams, Alexander Hamilton et, surtout, le polygraphe Benjamin Franklin, qui lui aussi, écrit Daniel Brunstetter dans la revue Montaigne Studies, « charme ses lecteurs pour les amener à regarder le monde autrement ». « Et en nous montrant comment lui-même se considère et considère le monde, il nous apprend à nous étudier nous-mêmes », poursuit-il.
Curieusement, le plus grand promoteur au xixe siècle du truculent Gascon sera le très pieux et très pudibond ancien pasteur Ralph Waldo Emerson, auteur lui aussi d’essais et même d’un essay (au sens anglais) intitulé « Montaigne ou le sceptique ». Emerson, ardent nationaliste, s’agace pourtant de la popularité du Français : « Nous avons trop longtemps prêté l’oreille aux gracieuses muses de l’Europe. », déplore-t-il.
Pourquoi Montaigne plaît-il tant outre-Atlantique ? Parce que, écrit David Brooks dans The New York Times, « il ne cherche pas à créer une idéologie totalisante ni à conquérir le monde […]. Il se contente de s’observer lui-même avec une totale candeur, acceptant ses limites avec un aimable sourire. S’il a une mémoire défaillante, il le dit. S’il a un petit pénis, il le dit […] L’honnêteté avec laquelle il s’examine génère une sorte d’équilibre clinique. Il est à l’aise avec la vie et même avec la mort […]. Si vous ne savez pas comment mourir, ne vous tracassez pas, la nature vous le montrera ». Montaigne semble même séduire de plus en plus, notamment sur les campus, où pullulent les experts de son œuvre et où se multiplient les colloques et les sociétés savantes qui lui sont consacrés. Serait-ce parce que, au pays du politiquement correct, Montaigne est l’un des rares auteurs anciens à présenter quelques garanties ? Par exemple sa défense et illustration de l’état de nature – symbolisé, qui plus est, par l’Amérique elle-même, omniprésente dans les Essais (le Brésil des fameux Tupinambas, voire le Mexique des Aztèques, dont les descendants, comme le raconte le critique Pablo Sol Mora dans Letras libres, effectuent toujours un pèlerinage au château de Montaigne). Ou encore son « libéralisme », visible aussi bien dans la forme de son texte que dans les attitudes morales et intellectuelles qui s’y révèlent. Un libéralisme qui se manifeste même en matière d’éducation, au point que le chantre américain de « l’éducation libérale-progressiste », le fameux John Dewey, déclarait à 80 ans passés « vouloir suivre un cours sur Montaigne », dont il se sentait particulièrement proche (rejet des châtiments corporels et primat donné à l’expérience dans l’éducation notamment).
Et du libéralisme au protoféminisme il n’y a qu’un pas, que Montaigne a souvent franchi, donnant à ses lectrices locales le plaisir de l’entendre dire : « les mâles et les femelles sont sortis d’un même moule : ne seraient l’éducation et les usages, la différence ne serait pas grande »1, ou prôner aussi une certaine déconnexion entre l’amour et la sexualité, ou la stricte égalité hommes-femmes devant « les besoins du corps » et un droit égal à les satisfaire (il est moins paritaire s’agissant de l’accès au « savoir »).
Précurseur, Montaigne affirme déjà que le statut des femmes (et de femme) est largement une construction culturelle, si variable d’un peuple à l’autre qu’on en trouve certains où « ce sont les femmes qui pissent debout et les hommes accroupis » ! Mieux encore, il pousse l’amour de la fluidité intellectuelle et stylistique jusqu’à tolérer la fluidité des mœurs (on n’a pas fini de débattre de la nature exacte de son « amitié romantique » avec Étienne de La Boétie) et même celle des genres.
N’évoque-t-il pas avec grand intérêt le cas de cet homme de Vitry-le-François qui avait commencé sa vie comme fille avant qu’un jour, « en faisant un effort pour sauter, ses membres virils apparurent »2 ? Montaigne prolonge d’ailleurs cette anecdote en soulignant que « Marie Germain » n’avait pas forcément gagné au change et que, dans leurs chansons, les filles du coin « s’avertissaient de ne pas faire de trop grandes enjambées de peur de devenir garçons » ! Pas étonnant dès lors que les pionnières américaines des études de genre aient si tôt revendiqué notre penseur comme un des leurs, et que leur porte-drapeau, Judith Butler, ait accepté avec émotion d’être faite docteure honoris causa de l’université Bordeaux Montaigne.
Longtemps, les astrophysiciens ont imaginé que l’Univers disparaîtrait dans un big crunch ou effondrement terminal (qu’ils n’attendent pas avant plusieurs milliards d’années). Dans un processus inverse à celui du big bang, il se contracterait sous l’effet de la densité de la matière accumulée et de la gravité combinée, précipitant planètes et étoiles, galaxies et trous noirs les uns contre les autres dans un enfer destructeur. Mais les données accumulées au fil des ans les ont conduits à changer leur fusil d’épaule : l’expansion de l’Univers semble ne pas avoir de limite.
Aujourd’hui, ils parient plutôt sur la mort thermique de l’Univers. Un scénario « long et angoissant », écrit l’astrophysicienne américaine Katie Mack. En se fiant aux lois de la thermodynamique, explique-t-elle dans The End of Everything (Astrophysically speaking), la perpétuelle expansion de l’Univers conduira les étoiles, les galaxies et même les trous noirs à tomber en ruine lentement, très lentement, par manque de matière et d’énergie, jusqu’à ce qu’il ne reste rien que quelques particules et une faible radiation. Cette hypothèse n’est visiblement pas la préférée de Mack. Trop déprimant pour cette vulgarisatrice aguerrie, qui a fait de son tour d’horizon des théories sur la fin des temps un voyage drôle et entraînant. « Ce qui ressort d’abord du livre, c’est le plaisir que prend Katie Mack à parler physique, et il est contagieux », souligne Leah Crane dans l’hebdomadaire New Scientist. Cette spécialiste des liens entre astrophysique et physique des particules décrit une foule de scénarios étranges impliquant des dimensions parallèles ou la collision de branes, des univers tridimensionnels décrits dans la théorie de cordes. « En marge, les théories cosmologiques avec le plus beau jargon et les noms les plus savants sont souvent les plus hypothétiques », relève James Gleick dans The New York Times.
Mack avoue sa préférence pour la théorie de la bulle de mort quantique, séduite par son côté « spectaculaire » et « farfelu ». Cette hypothèse repose sur l’idée que l’Univers n’est pas totalement stable et qu’une perturbation pourrait bouleverser tout le reste. Au fin fond de l’espace naîtrait ainsi une sorte de bulle contenant un univers régi par de nouveaux principes physiques – bulle qui grossirait à la vitesse de la lumière, pulvérisant tout sur son passage. Une fin instantanée, indolore et, surtout, imprévisible.
Dans Söndagsvägen, un roman de non-fiction, l’historien Peter Englund sort de l’oubli un meurtre qui défraya la chronique en Suède, en 1965. Alors que le pays bâtissait avec optimisme cet État-providence qui allait devenir un modèle à l’étranger, Kickan Granell, une lycéenne blonde de 18 ans, était violée et tuée chez elle alors que ses parents étaient en vacances en Espagne.
Le drame se déroula sur la Sondagsvägen, la « route du dimanche », dans une de ces petites maisons qui fleurissaient dans les nouvelles banlieues de Stockholm. « Ce meurtre d’une innocente contrastait avec l’image que la Suède se faisait alors d’elle-même », celle d’une nation moderne et meilleure, résume Aftonbladet, quotidien proche du Parti social-démocrate, tout puissant à l’époque. Ce fait divers, ajoute-t-il, est aussi « le symbole de ce que le pays risquait de devenir ».
Le quotidien Dagens Nyheter s’intéresse davantage au profil du coupable présumé, un déséquilibré autrichien qui avait voulu se venger après avoir été éconduit par une autre jeune femme blonde. « La plongée dans la psyché du meurtrier rend l’histoire de Peter Englund inhabituellement effrayante », écrit le journal. Membre de l’Académie suédoise et fan de Georges Simenon, l’auteur « se plaît aussi à brosser les portraits » de bon nombre de personnages impliqués dans l’affaire.
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