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Aujourd’hui encore, les capitaines de navires – aussi bien les grands bâtiments que les petits cargos – marquent au crayon leur position sur des cartes en papier. Sur ces cartes figurent les caractéristiques du littoral, les zones de mouillage et la profondeur de l’eau. Bien que la plupart des navires soient désormais équipés de systèmes de géolocalisation par satellite, les officiers de marine se servent toujours de cartes en papier pour suivre leur parcours. Dans l’imaginaire collectif, le transport maritime convoque des images surannées, voire nostalgiques, des visions de vieux loups de mer occupés à mesurer les barrots et le tirant d’eau de leur bateau. La navigation a son propre langage, riche de mots mystérieux : loxodromie et azimut, mât de charge et bossoir. Le côté antique du transport maritime a quelque chose d’attrayant, qui contraste avec la trivialité du transport aérien moderne. Pourtant, les pétroliers, les porte-conteneurs et les vraquiers de la marine marchande actuelle sont loin d’être des vestiges de l’ancien temps. Les plus grands d’entre eux font 400 mètres de longueur, c’est plus que la hauteur de la tour Eiffel. Les « méga-porte-conteneurs » peuvent transporter plus de 10 000 conteneurs de taille standard (lesquels font 20 pieds de longueur, soit 6,10 mètres). Ils sont si énormes qu’ils ne peuvent être amarrés dans la plupart des ports nord-américains. Ces monstres sont conçus à l’échelle de l’océan, leurs dimensions ont de quoi donner le vertige aux marins d’eau douce.

Même les méga-porte-conteneurs gîtent par mer forte. Quelques centaines de conteneurs passent par-dessus bord chaque année et il y a plus de bateaux qui chavirent ou coulent qu’on ne l’imagine. Sur les cargos, les rôles sont souvent fonction de la nationalité. Les plus grands armateurs par tonnage sont grecs. Les officiers, du moins ceux des flottes marchandes européennes, sont généralement européens. Parmi les membres d’équipage, les Philippins prédominent. L’équipage reste en mer beaucoup plus longtemps que les officiers et occupe des quartiers différents. Les conditions de travail ne sont pas faciles – elles ne l’ont jamais été –, mais, désormais, les marins ont accès à Internet. Quant aux dockers, quelle que soit leur nationalité, ils passent pour des agitateurs capables de former des syndicats puissants. Dans certains pays développés, ils peuvent exiger d’être mieux payés que les marins. Ces pratiques peuvent sembler tout droit sorties du passé, mais, au regard des inégalités favorisées par la mondialisation, peut-être nous donnent-elles aussi un aperçu de l’avenir. Si c’est le cas, peu de personnes ont l’occasion de s’en rendre compte : la plupart des ports ont été éloignés des centres-villes, retranchés derrière des grilles successives qui les mettent à l’abri des regards.

Le transport maritime international est l’élément essentiel de l’économie moderne de production de biens. Les marchandises sont principalement, à 90 % environ, transportées par bateau par-delà les océans, qu’il s’agisse d’oranges ou de microprocesseurs – la pandémie de Covid-19 a profondément perturbé ces circuits de distribution : dans un rapport publié en avril 2020, l’Organisation mondiale du commerce prévoyait une chute du commerce international de 13 à 32 % pour l’année 20201. Le pétrole brut représente environ 30 % de ce que transportent les navires. Les cargaisons sèches sont essentiellement composées de minéraux, comme le charbon et les roches phosphatées, ou de céréales, et non de biens de consommation. Le transport de pétrole par navire a été initié par Marcus Samuel (mort en 1927), fondateur de la Shell Transport and Trading Company et fils d’un négociant spécialisé dans les coquillages décoratifs. Le SS Murex (du nom d’un escargot de mer connu pour ses mœurs prédatrices) a été le premier navire chargé de pétrole à traverser le canal de Suez. Depuis le Murex, le système énergétique mondial, qui est aux fondements de l’économie capitaliste, dépend du transport maritime. Si le pétrole est le sang de l’économie mondiale, le transport maritime en est le système circulatoire.
L’enjeu de ce commerce est beaucoup trop important pour être laissé au secteur privé, inefficient par nature. Les principales compagnies maritimes sont des conglomérats commerciaux, mais toutes dépendent plus ou moins du soutien et des directives d’un État. Considérons les quatre géants du transport maritime international : Maersk, MSC, Cosco et CMA CGM. À elles seules, ces entreprises contrôlent près de la moitié du commerce maritime mondial. Si Maersk, MSC et CMA CGM ont pu atteindre leur taille actuelle, c’est en partie parce que les États ont couvert la formation de cartels. Chaque année, ces trois sociétés reçoivent des milliards d’euros de subventions de toutes sortes, aussi bien de leur État d’origine – respectivement le Danemark, l’Italie et la France – que de l’Union européenne. Cosco, elle, est la propriété exclusive de l’État chinois. De toute évidence, les grands cargos ne servent pas à grand-chose s’ils ne peuvent entrer dans les ports, or les ports sont construits et contrôlés par les États de manière efficace.

En un sens, l’industrie du transport maritime donne une fausse image du commerce, comme s’il était l’incarnation de notre monde globalisé. Trade, le mot anglais pour « commerce », vient du moyen anglais et signifiait à l’origine « route suivie par un bateau » ou, plus poétiquement, « mode de vie ». Plus tard, il est devenu synonyme d’échanges marchands entre pays. Cependant, dans une économie mondialisée, la plupart des transactions considérées comme relevant du « commerce » ne sont pas des échanges marchands entre pays mais l’expression de l’emprise du capital international. La Cnuced (la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) et l’OCDE estiment que les transferts internes effectués par des multinationales représentent entre 70 et 80 % du « commerce international ».
Dans Sinews of War and Trade, Laleh Khalili montre bien que le transport maritime, ainsi qu’une grande partie de ce que nous appelons « commerce international », repose sur un réseau d’alliances stratégiques entre États, multinationales et sociétés assurant la gestion de terminaux portuaires. Ces alliances sont étroites. Elles sont même une composante essentielle des infrastructures des télécommunications mondiales. Internet, si souvent présenté comme un modèle d’initiative et d’innovation du secteur privé, dépend dans une large mesure des réseaux de câbles sous-marins subventionnés par les États (et piratés par la NSA et le GCHQ2. Les nouveaux câbles à fibre optique suivent les mêmes parcours que les premiers câbles télégraphiques sous-marins posés au xixe siècle, qui eux-mêmes suivaient les anciennes routes maritimes des empires coloniaux. Les câbles sous-marins qui relient l’Europe et l’Amérique à l’Inde et à l’Extrême-Orient passent par les ports du golfe Persique.

Les routes empruntées par les ­bateaux sont déterminées par les formations géologiques de l’océan, mais aussi, comme le révèlent les recherches très minutieuses de Khalili, par d’habiles calculs politiques. Neuf des dix ports à conteneurs les plus actifs du monde se trouvent en Extrême-Orient, soutenant ainsi l’essor de l’Asie de l’Est. Le dixième est le port de Jebel Ali, à Dubai. L’analyse de Khalili porte principalement sur le golfe Persique et l’ensemble de ses établissements portuaires, qui servent de zones de transit en plein cœur du territoire eurasiatique. Toutes les principautés arabes du Golfe, – d’Abu Dhabi et Chardja jusqu’à l’Arabie saoudite et Oman –, ont construit des ports en eau profonde pour exporter les réserves d’hydrocarbures du Golfe, qui sont les plus importantes du monde. Khalili montre que le port de Dubai s’est développé avant celui de Chardja grâce à sa connivence avec le gouvernement britannique. Les mâts de charge, les portiques et autres chariots cavaliers ont fait leur apparition sur les côtes du Golfe comme autant de machines extraterrestres transformant le paysage. Mais les louanges dont cette région fait l’objet sont exagérées : à bonne distance des ports, là où fourmillent les hôtels, les infrastructures destinées à la population laissent à désirer. Toutefois, en raison de sa situation géographique, de ses réserves de pétrole et de ses ports, le Golfe a une importance géopolitique capitale. Si l’on devait cartographier la puissance mondiale, ce n’est pas un planisphère qu’il faudrait dessiner mais une carte marine.

OpenSeaMap est une carte marine du monde disponible gratuitement sur Internet et mise à jour en temps réel. Elle fournit de précieuses informations sur la météo, les marées et les données hydrographiques. La lire est un plaisir. Elle reprend les graphies des langues officielles des pays, plutôt que de s’en tenir à leurs translittérations. Ainsi, Shanghai est écrit en caractères chinois ; Novorossiisk, en cyrillique ; et Dacca, en bengali. Certains toponymes sont mentionnés en deux langues, et le Maroc en trois (français, arabe et tamazight, la langue berbère). La carte indique les frontières maritimes qui séparent les eaux internationales des eaux territoriales, où s’exerce la souveraineté des nations. Dans le golfe Persique, l’enchevêtrement de lignes délimitant les frontières maritimes est très dense, et il en va de même des eaux entourant la Chine et le Japon. OpenSeaMap permet également de localiser les milliers de porte-conteneurs, de pétroliers et de navires de guerre qui sillonnent le globe. Ils sont si nombreux que les océans semblent en être recouverts, et l’on se rend compte qu’ils se déplacent en cortèges – à la manière des fourmis –, le long de routes préétablies. Ces routes sont des couloirs de navigation, elles sont essentielles au commerce maritime.

La route maritime la plus importante est celle qu’on utilise pour transporter le pétrole depuis le golfe Persique vers la Chine. Khalili critique les clichés dont on se sert à l’université pour parler du Moyen-Orient, notamment ceux qu’elle qualifie de « rentiéristes » et « sécuritaires ». Cependant, s’il y a un cliché sur le Moyen-Orient qui a vraiment le vent en poupe et que l’auteure aborde à peine, c’est bien celui du « terrorisme ». En fin de compte, tous se rejoignent. Du point de vue du capital et du pouvoir, au Moyen-Orient, le contrôle et le transport du pétrole sont primordiaux. Comme chacun sait, la Chine s’est industrialisée grâce à l’importation de matières premières : elle importe les deux tiers des exportations mondiales de minerai de fer (principalement d’Australie et du Brésil). Mais, tout comme le Japon et la Corée du Sud, elle dépend du pétrole des pays du Golfe pour son développement industriel. Vu l’importance de cette route commerciale, elle devrait être contrôlée par l’un des deux pôles qu’elle relie. Or le système est entièrement contrôlé par les États-Unis, qui non seulement maintiennent leur domination sur les pays du Golfe via un réseau de bases militaires mais, en plus, depuis 1945, surveillent les principales routes maritimes entre le Golfe et l’Asie de l’Est.

Comment s’opère ce contrôle des océans ? Actuellement, outre la 10e flotte (Cyber Command) de la marine américaine, l’US Navy pilote six flottes navales numérotées. La 2e, la 3e et la 4e sont basées sur les côtes est, ouest et sud des États-Unis. La 5e, la 6e et la 7e sont déployées dans les régions qui ont une importance stratégique majeure pour la politique étrangère américaine : l’Europe, l’Asie de l’Est et le golfe Persique. La puissance maritime s’articule autour d’une série de goulets d’étranglement ponctuant les principales voies de navigation : le détroit de Gibraltar et le canal de Suez, qui relient respectivement la Méditerranée à l’océan Atlantique et à l’océan Indien ; le détroit de Malacca, qui relie l’océan Indien à l’océan Pacifique via la mer de Chine méridionale ; et enfin, le détroit d’Ormuz, l’unique porte vers le golfe Persique, par lequel transite un quart du pétrole mondial. L’US Navy, dont la 5e flotte est basée à Bahreïn, la 6e, à Naples, et la 7e, à ­Yokosuka, peut surveiller toutes ces zones stratégiques.

On aurait tort d’évoquer uniquement la marine car, dans les armées modernes, celle-ci est indissociable des forces terrestres et aériennes. Il reste que la puissance maritime a des propriétés particulières. Le contrôle qu’exercent les États-Unis sur le système énergétique international repose essentiellement sur leurs formations aéronavales. Celles-ci sont composées d’un porte-avions à propulsion nucléaire transportant des dizaines d’avions de chasse, d’avions d’attaque au sol et d’hélicoptères, l’ensemble escorté par des croiseurs, des destroyers et des sous-marins. Les porte-avions sont des mastodontes presque aussi énormes que les gratte-ciel horizontaux de la marine marchande. Ils ont permis aux États-Unis d’exercer un contrôle sans précédent sur les routes maritimes du globe.

Un pays de la région du Golfe menace la mainmise américaine : la République islamique d’Iran, que les États-Unis tentent de renverser depuis des décennies et qui se trouve encerclée d’installations militaires américaines. La défiance de l’Iran est limitée par ses capacités, mais elle s’est accrue depuis que, en mai 2018, l’administration Trump a annoncé le retrait des Américains de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien – un accord qui prévoit la levée des principales sanctions économiques frappant le pays en échange de la surveillance extérieure de son programme nucléaire. En juillet 2019, les forces iraniennes se sont emparées d’un pétrolier battant pavillon britannique dans le détroit d’Ormuz, en représailles à l’arraisonnement de l’un de leurs pétroliers par la Royal Navy dans le détroit de Gibraltar quelques jours plus tôt. Pour Téhéran, la marine britannique avait agi « à la demande des États-Unis ». En septembre 2019, l’Iran a orchestré une attaque de drones ciblant les installations pétrolières d’Abqaïq et de Khurais, en Arabie saoudite.

Actuellement, l’un des sujets favoris des experts en politique étrangère est la montée en puissance de la Chine et la menace qu’elle représente pour la domination américaine. Khalili n’aborde pas cette question. Elle se concentre plus sur les subtilités du commerce maritime que sur la stratégie navale. Mais certains Américains s’inquiètent du développement et de l’exploitation par la Chine du port de Gwadar, dans la province du Baloutchistan, dans l’ouest du Pakistan et à proximité du golfe Persique. L’appareil de renseignement américain y voit une question sérieuse et ses conclusions sont intéressantes. Le rapport du renseignement militaire de la marine américaine (ONI) en 2015 sur la marine chinoise (« PLA Navy ») et celui du renseignement de la Défense (DIA) en 2019 sur la puissance militaire chinoise (« China Military Power ») recensent les différentes façons dont ­Pékin pourrait mettre à mal la puissance maritime américaine. La Chine a développé son armée au fur et à mesure de sa croissance économique et mis au point des missiles balistiques antinavires. Mais elle ne ­dispose que de deux porte-avions. Le premier est un ancien bâtiment soviétique qui a été rénové ; le second, un navire conçu et construit en Chine sur les plans du premier. Tous deux sont plus petits que leurs homologues américains3. Le rapport de la DIA pointe que Pékin a clairement exprimé son désir de s’émanciper du « système de sécurité régional régi par les États-Unis » – il s’agit de la région bordant la Chine. Les scénarios envisagés par les stratèges militaires américains quant à un éventuel affrontement entre les deux pays se déroulent tous aux frontières maritimes de la Chine. Mais l’idée que celle-ci cherche à prendre le contrôle des routes maritimes qui soutiennent son économie reste de l’ordre de la spéculation. Dans un récent article publié dans ces colonnes, la journaliste Isabel Hilton évoque les plans à long terme de Pékin pour saper la domination américaine, mais le défi est encore loin de pouvoir être relevé.

Il est dans l’intérêt des gouvernements chinois et américain de surestimer l’essor économique et politique de la Chine : pour celle-ci, parce que c’est une source de fierté ; pour les États-Unis, parce que cela justifie leur énorme budget militaire. La croissance économique de la Chine a permis à des millions de personnes de sortir de la pauvreté, mais cette prouesse s’est accompagnée d’une augmentation des inégalités de richesse qui atteignent aujourd’hui un niveau effroyable, similaire à celui des États-Unis. Le PIB par habitant de la Chine reste au-dessous de ceux de la Biélorussie et de la Thaïlande. Certes, la part de la richesse mondiale détenue par les États-Unis est en baisse, mais il s’agit d’un déclin long et régulier qui a commencé en 1945. Ne surestimons pas la tendance à la multipolarité. Les Américains détiennent toujours quelque 30 % de la richesse mondiale – 106 000 milliards de dollars sur un total de 360 000, d’après un rapport sur la ­distribution des richesses mondiales publié en octobre 2019 par Le Crédit suisse4. Leur supériorité militaire est écrasante. Le gouvernement américain contrôle les systèmes énergétiques et financiers internationaux ainsi que le commerce maritime et, s’il le souhaitait, il pourrait mettre en place un blocus des ports chinois. Il est peu probable que la ­domination américaine soit renversée à court terme.

Les débats sur la géopolitique sont trop souvent émaillés de locutions douteuses. La « communauté internationale » en est une, le « libre-échange mondial » en est une autre. L’expression « ordre international libéral » n’a d’utilité que si elle est comprise comme un synonyme de « gestion du capital américain ». L’analyse du fonctionnement réel du système international, à l’instar de l’étude de Laleh Khalili sur le commerce maritime, révèle une réalité différente. Les formules rassurantes des experts sur le contrôle des eaux ­internationales, les alliances stratégiques d’entreprises oligopolistiques avec des gouvernements nationaux, le maintien de certaines dépendances coloniales par l’armée et l’hégémonie des systèmes de surveillance ne sont que des fantasmes qui nous détournent des réalités du pouvoir et du capital. 

Tom Stevenson est un journaliste britannique vivant à Istanbul (Turquie). Il couvre le monde arabo-musulman pour des médias tels que le Financial Times, The Times Literary Supplement, la London Review of Books et la BBC.
Cet article est paru dans The Times Literary Supplement le 19 juin 2020. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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«C’est plus fort que moi, je lis dans vos pensées », m’avoue Juliet Diaz. C’est la troisième fois qu’elle répond avec quelques secondes d’avance à la question (pas franchement inattendue, c’est vrai) que je suis sur le point de lui poser sur sa pratique de la sorcellerie. Nous sommes dans son appartement de Jersey City, dans le New Jersey. Assise sous un attrapeur de rêves, à côté d’un objet qui ressemble à un crâne humain, elle boit un thé maison censé la reconnecter aux forces telluriques. Autour de nous, quelque 400 plantes d’intérieur, de puissants effluves d’encens et, si j’en crois Juliet Diaz, quelques-uns des esprits ancestraux qui m’accompagnent. « Il y a même une nonne dans le lot, je ne sais pas ce qu’elle fiche là et je ne vais pas le lui demander », me précise-t-elle.

Juliet Diaz, 39 ans, se définit comme une voyante capable de déchiffrer les auras et d’entrer en relation avec l’« au-delà ». Une personne qui murmure à l’oreille des végétaux et qui peut communiquer avec les plantes grasses – digne héritière d’une longue lignée de guérisseurs, dont les origines cubaines remontent jusqu’aux peuplades taïnos vivant dans certaines parties des Caraïbes. Juliet Diaz est aussi une sorcière professionnelle, qui vend sur son site Internet des produits de soins corporels et des onguents « imprégnés d’incantations ». Près de 9 000 apprentis sorciers sont inscrits à ses cours en ligne, et elle organise des stages de sorcellerie dont les participants sont assurés de ressortir « incroyablement chargés de magie ». En 2018, elle a publié le bestseller Sorcellerie. Embrassez la sorcière qui sommeille en vous et gagné plus d’un demi-million de dollars grâce à sa magie. Elle a même été nommée « meilleure sorcière » par le site Spirit Guides Magazine (oui, il existe des classements de sorcières).

Juliet se souvient que, dans son enfance, les dons occultes de sa famille étaient de l’ordre du tabou. Mais ces dernières années, la sorcellerie a cessé d’être considérée avec méfiance – voire hostilité – pour se muer en phénomène populaire. Le sabbat, l’assemblée des sorcières, a remplacé la bande de copines : il y a les sorcières des mers, les sorcières des villes, les sorcières des campagnes, les sorcières-cuisinières et même les sorcières-influenceuses. Elles s’échangent des recettes d’eau de lune ou des photos oniriques d’autels baignés de lueur de bougies. Certaines vivent à Winnipeg, au Canada, ou dans l’Indiana, d’autres à San Francisco ou à Dubai. On trouve des sorcières qui organisent des rituels en fonction des phases de la Lune dans les parcs de Manhattan ou vendent pour 11,99 dollars des remèdes contre la gueule de bois qui permettent d’« ajuster l’effet de l’alcool pour qu’il ne leste pas l’énergie de votre aura ». Un rapport de 2014 du Pew Research Center évaluait à 730 000 environ le nombre de « wiccans »1 et de néopaïens aux États-Unis.

Mais la Wicca n’est qu’une obédience parmi d’autres, et toutes les sorcières sont loin de se considérer comme néopaïennes ou wiccanes. « Aujourd’hui, tout le monde se réclame de la sorcellerie », observe Juliet. Mais ce que cela signifie varie d’une personne à l’autre. À lire « Caractères primaires », le livre de l’anthropologue britannique Rodney Needham paru en 1978, les universitaires de l’époque définissaient le sorcier ou la sorcière comme « quelqu’un qui cherche à nuire à autrui par des moyens mystiques »2. Pour Juliet Diaz, c’est « quelqu’un qui incarne sa vérité dans toute sa puissance ». Pour d’autres praticiens, la sorcellerie peut tout aussi bien être synonyme de croyance religieuse, d’engagement politique, d’hygiène de vie ou de « nouvelle tendance branchée », voire de tout cela à la fois. « Quand je manifeste dans la rue pour des causes auxquelles je crois, je fais de la magie », affirmait la sorcière et écrivaine Pam Grossman, dans un article du New York Times paru en 2019.

Jeter des sorts et fabriquer des autels est devenu très lucratif. Chacun peut désormais participer à des rituels d’équinoxe d’automne organisés par Airbnb, souscrire un abonnement afin de recevoir un « kit pour sorcières » permettant de pratiquer la magie à domicile, ou encore s’acheter de quoi nettoyer son aura sur le site Etsy3. La figure de proue des sorcières-influenceuses, Bri Luna, est suivie sur Instagram par plus de 450 000 personnes. Elle collabore avec plusieurs enseignes, dont la marque de cosmétiques Smashbox, pour qui elle a récemment conçu une ligne de produits « fondés sur les vertus transformatrices des cristaux ».

Le profane peut aussi faire directement appel aux services de sorcières professionnelles comme Juliet Diaz – et elles sont nombreuses. Le produit de Juliet le plus demandé est la « Cérémonie ancestrale avec bougies », un rituel à 45 dollars de « manifestation d’intention », autrement dit, le fait de jeter un sort pour exaucer un souhait précis. « Le mois dernier, j’ai obtenu 4 grossesses, 33 promotions, 12 créations d’entreprise, 12 demandes en mariage et 4 victoires au tribunal », peut-on lire dans son message publicitaire. Juliet – qui, dans son enfance, a été nourrie grâce aux banques alimentaires, s’est retrouvée sans logement pendant une partie de ses études et, adulte, a dû parfois sauter un repas pour payer son loyer – explique que, grâce à sa pratique de la magie, elle a pu complètement transformer sa vie. En témoignent le succès remporté par son livre, l’essor de sa boutique en ligne et l’amélioration de sa relation avec son ex-mari. Elle effectue jusqu’à 100 « cérémonies avec bougies » par mois et déclare que, en général, tous ses créneaux sont pris dès qu’ils sont proposés en ligne.

Reconstituer l’histoire de la sorcellerie n’est pas une mince affaire. Le concept est certainement très ancien : vers 35 av. J.-C., les Satires du poète romain ­Horace véhiculaient déjà des stéréotypes négatifs sur les sorcières, évoquant des personnages avec perruque et fausses dents qui poussaient des hurlements en tournant autour de cadavres d’animaux. Depuis, les pratiques des sorcières n’ont cessé d’évoluer, ce qui rend difficile l’élaboration d’un arbre généalogique précis. L’histoire de la sorcellerie a longtemps souffert du manque de fiabilité de ceux qui ont écrit sur le sujet. L’affaire des sorcières de Salem occupe une place prépondérante dans l’imaginaire américain. Pourtant, les documents judiciaires liés aux procès ont disparu et les comptes rendus qu’on en possède sont « exaspérants d’incohérence », estime l’essayiste américaine Stacy Schiff, qui a écrit un ouvrage sur le sujet4. Les historiens qui travaillent sur des périodes plus récentes ne sont guère mieux lotis : le mouvement Wicca trouve son origine dans les écrits de Gerald Gardner, un ancien officier des douanes de l’Empire britannique. Dans son Livre des ombres 5, il relate son expérience au sein d’un ­coven 6 dont les préceptes étaient censés provenir directement du Moyen Âge. Les universitaires finirent toutefois par établir que Gardner en avait inventé une bonne partie.

Aucune culture n’a le monopole de la sorcellerie. « Il ne fait aucun doute que la majorité des sociétés humaines, sur tous les continents du globe, ont cru en la capacité de certains individus à nuire aux autres par des moyens immatériels et mystérieux (magiques) », écrit l’historien britannique Ronald Hutton, qui a étudié le rapport à la sorcellerie dans plus de 300 communautés, de l’Afrique subsaharienne jusqu’au Groenland.

Aux États-Unis, l’intérêt du grand public pour la sorcellerie a connu des hauts et des bas, les phases d’engouement coïncidant souvent avec une montée du féminisme et une baisse de la confiance dans la pensée dominante. Au xixe siècle, avec l’avènement du transcendantalisme et du mouvement pour le vote des femmes, les sorcières ont vu leur image de marque s’améliorer – elles n’étaient plus les malfaisantes adoratrices du diable d’autrefois mais des conseillères pleines de sagesse et d’intuition. Woodstock et la seconde vague du féminisme ont été une bénédiction pour elles. Leur popularité est remontée en flèche avec l’affaire Anita Hills 7 dans les années 1990, puis à nouveau avec l’élection de Donald Trump et le mouvement #MeToo. La dernière poussée de la sorcellerie coïncide avec le regain de fascination pour l’astrologie, les cristaux, le tarot – tout ce que les praticiens considèrent, à l’instar de la magie, comme des moyens d’accéder à l’invisible et à des sources de puissance non conventionnelles. La chose présente un attrait tout particulier pour les gens qui se sentent exclus du système ou qui ne croient plus qu’on puisse le changer depuis l’intérieur. « Plus les gens sont frustrés, plus ils se tournent vers la sorcellerie parce qu’ils se disent : “Puisqu’on n’arrive à rien par les méthodes habituelles, pourquoi ne pas essayer autre chose ?” » explique Pam Grossman. « Quand surviennent des événements qui ébranlent la société en profondeur » – la guerre de Sécession aux États-Unis, les troubles prérévolutionnaires en Russie, l’avènement de la république de Weimar en Allemgane –, « les gens se tournent résolument vers l’occulte », poursuit-elle. Trump n’a pas seulement eu affaire à #Resistance mais aussi à #MagicResistance, un « mot-dièse » très présent sur les réseaux sociaux par lequel étaient diffusés des conseils sur l’art et la manière de jeter une malédiction sur une entreprise ou un sort pour défendre le droit à l’avortement. Sans compter le groupe Facebook #BindTrump (« paralysez Trump ») dont les quelque 5 000 membres concoctaient des sortilèges destinés à entraver le pouvoir du président.

Tout au long de l’Histoire, on a tenté de mettre les femmes au pas en faisant passer cela pour de la répression contre la sorcellerie. Du coup, le simple fait de se revendiquer sorcière – un symbole de puissance féminine pouvant susciter de violentes réactions misogynes – est pour beaucoup de femmes une forme de militantisme. « La sorcellerie, c’est du féminisme, c’est intrinsèquement politique, affirme la sorcière et auteure Gabriela Herstik dans le magazine Sabat. La sorcellerie a toujours été l’affaire des marginales, de celles qui refusent de se plier aux diktats de l’Église ou du patriarcat. »

La vocation de sorcière de Juliet Diaz remonte à bien avant l’accession de Trump à la présidence. Elle dit avoir eu sa première vision à 5 ans. Sa mère lui a appris à fabriquer des potions pour chasser ses cauchemars quand elle était encore à l’école primaire. Puis, après ses études, elle a discrètement mis ses dons de voyance à contribution lorsqu’elle a travaillé pour la police scientifique sur des scènes de crimes. Il y a dix ans, suivant les conseils des esprits de ses ancêtres, Juliet a quitté son boulot, divorcé de son premier mari et s’est lancée à plein temps dans la sorcellerie. Elle se définit aujourd’hui comme une « sorcière des plantes » et s’appuie essentiellement sur les traditions taïnos et sur les herbes, dont des bocaux emplissent une pièce entière de son appartement.

Le fait qu’il n’y ait pas de critères bien établis pour se proclamer sorcière constitue précisément l’attrait de la chose. La sorcellerie séduit par la promesse d’une spiritualité autodéterminée, antipatriarcale et suffisamment souple pour intégrer des traditions culturelles diverses. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’on puisse faire n’importe quoi. Si Juliet Diaz est devenue le fer de lance d’une forme de sorcellerie inclusive et tolérante, elle s’agace toutefois de la tendance croissante à se prévaloir de l’étiquette de sorcière sans réellement pratiquer la magie – et elle n’est pas la seule. « Beaucoup de filles, des jeunes, postent des photos de leur chambre avec des croix à l’envers, des vêtements gothiques, des potions. Et elles ne font même pas de sorcellerie, elles se la jouent “regardez-moi, je suis sorcière”, soupire-t-elle. Cela dévalue le caractère sacré du mot. » Juliet Diaz se prétend gênée par l’actuelle marchandisation de la sorcellerie – bien qu’elle en ait elle-même profité –, et par l’appropriation culturelle qui va de pair. À l’instar de ces sorcières blanches par exemple qui se réclament de traditions indigènes. Le palo santo, un bois traditionnellement brûlé par les chamanes et qu’on trouve désormais dans toutes les salles de yoga, est en vente un peu partout – des magasins Bloomingdale’s jusqu’au Whitney Museum, à New York. Pour sa boutique, Juliet Diaz se fournit directement auprès des autochtones et ne vend que des produits qu’elle fabrique elle-même.

Malgré l’ampleur du phénomène, se déclarer sorcière aujourd’hui n’est pas sans risque. Pam Grossman m’a confié avoir reçu de nombreuses lettres de personnes qui craignaient d’être « virées de leur job, privées de la garde de leurs enfants ou reniées par leur famille » si elles pratiquaient la magie au grand jour. Les enjeux sont encore plus sérieux dans certaines régions du monde où, selon un rapport des Nations unies de 2009, être taxé de sorcellerie « équivaut à une condamnation à mort ». À la suite de l’augmentation du nombre d’agressions de sorcières présumées – dont une enfant de 8 ans torturée à mort en 2000  –, Londres a mis en place une brigade policière dévolue. À l’inverse, les autorités saoudiennes ont créé une unité destinée à « combattre scientifiquement la sorcellerie », laquelle est passible de décapitation.

Juliet Diaz a disposé sur un coussin brodé un plateau avec les ingrédients requis pour son rituel de bougie, à savoir : une fiole d’os de souris fins comme des brins de paille (« pour la vitesse »), un serpent mort flottant dans un liquide laiteux (« pour la protection ») et de l’huile essentielle d’encens (« pour ouvrir un portail spatio-temporel à la bougie et y envoyer un message »). Elle a enflammé un bâtonnet de palo santo et soufflé doucement sur la fumée en direction de chaque ingrédient, prenant bien soin d’imprégner de cet effluve une grande bougie à laquelle elle « attacherait » mon souhait, m’a-t-elle expliqué. Elle l’allumerait ensuite dans la chapelle sacrée qu’elle a aménagée dans son sous-sol.

Au moment de formuler mon souhait, Juliet m’a informée qu’il devait être bien précis. Et interdiction de demander qu’un homme tombe amoureux de moi, a-t-elle ajouté. Je me suis rabattue sur un vœu classique : de l’argent. Plus précisément, j’ai souhaité qu’on me règle une facture impayée et qu’une amie me rembourse la somme que je lui avais prêtée un an plus tôt.
« Règle numéro un : ne jamais prêter d’argent », a déclaré Juliet en faisant couler de l’huile essentielle d’encens sur la bougie. « Règle numéro deux : toujours se faire payer cash pour son travail. » C’est une sorcière des plantes mais aussi une sorcière pragmatique. Quand une femme, révoltée par le comportement d’un assistant vétérinaire qu’elle trouvait brutal avec les chats, a posté un message sur le site de l’école de sorcellerie de Juliet pour lui demander un « sort de bannissement », celle-ci a répliqué : « Personnellement, j’appellerais plutôt la police ou une association de protection animale. » À ses yeux, la magie fait partie intégrante de la vie quotidienne. « Ce que je voudrais, c’est qu’on prenne conscience que ce qui nous semble normal est en réalité magique, dit-elle. Être là, sur une planète qui tourne sur elle-même et qui flotte dans l’univers, c’est magique. Les gens pensent que la magie, c’est ce qu’on voit à la télé – on agite une baguette et, paf, quelque chose se produit. Mais ils oublient que les êtres magiques, ce sont eux. »

Juliet a fini d’ensorceler ma bougie. Après m’avoir promis qu’elle l’allumerait bientôt, elle m’a donné congé en m’expliquant comment compléter un cahier d’exercices sur la magie des bougies – 13 pages, tout de même. J’ai suivi ses instructions : faire brûler de la sauge, exprimer ma gratitude et méditer au moins cinq minutes par jour. Cela n’a pas semblé très efficace. Alors, j’ai essayé de donner un petit coup de pouce à la magie, en relançant par email la personne qui devait payer ma facture et l’amie à qui j’avais prêté de l’argent.
Deux semaines après ma séance, Juliet Diaz m’a envoyé un message tombé du ciel : « À propos, votre bougie est entièrement consumée – elle a vraiment bien brûlé ! » Le fait d’avoir de ses nouvelles précisément à ce moment-là m’a interloquée : vingt minutes plus tôt, j’avais retrouvé deux chèques noyés dans la masse de papiers qui s’amoncellent sur mon bureau. Chacun d’eux était d’un montant supérieur aux sommes qu’on me devait. C’était une coïncidence, j’en suis (presque) sûre. Mais, sur le coup, j’ai eu l’impression d’être désorganisée, certes, mais magique. 

Bianca Bosker est une journaliste américaine free-lance qui contribue régulièrement à The Atlantic. Elle a publié un ouvrage sur le métier de sommelier, Cork Dork (Penguin Books, 2017), qui a figuré dans la liste des meilleures ventes du New York Times.

Cet article est paru dans le mensuel américain The Atlantic en mars 2020. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.

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Cela fait plusieurs années qu’une déconstruction de toutes les dominations a été entreprise et qu’un monde culturel plus ouvert à la diversité – plus inclusif comme « déparle » la novlangue qui y prolifère – apparaît aussi souhaitable qu’inévitable. Or que constate-t-on avec toujours plus de tristesse et d’impuissance ? Un déluge croissant d’atteintes à la liberté d’expression et de lynchages provoquant la fermeture du débat dans un climat de pleutrerie générale. Cette réification de l’humain au nom de l’identité de genre, de race ou de sexualité a accouché d’un monstre nommé « cancel culture », et c’est une sacrée diablerie puisque la correction des inégalités via l’effacement des « oppresseurs » par les « opprimés » débouche sur une nouvelle oppression, de nouvelles injustices. Dernier exemple en date dans le domaine jusqu’ici préservé de la poésie : la polémique consécutive à l’éviction de deux traducteurs européens d’Amanda Gorman, la gracieuse poétesse afro-américaine qui accéda à la célébrité planétaire en déclamant l’un de ses textes – « The Hill We Climb » – lors de la cérémonie d’investiture de Joe Biden et qui, depuis, est devenue la coqueluche de l’édition mondiale.

On sait qu’adoubée comme traductrice par Gorman elle-même et son agent qui se félicitaient de ce choix, Marieke Lucas Rijneveld, nouvelle « sensation » des lettres néerlandaises car plus jeune romancière lauréate du Booker Prize en 2020, a renoncé à ce travail à cause des pressions déclenchées par un article d’une militante et journaliste noire, Janice Deul, qui évoquait une décision « incompréhensible » susceptible de provoquer « douleur, frustration, colère et déception » au motif que Rijneveld n’est pas noire. On sait aussi que Meulenhoff – le Gallimard hollandais –, après avoir soutenu sa traductrice, s’est incliné devant ces arguments communautaristes et excusé, avant de se mettre en quête d’une traductrice noire. Ce qu’on sait moins, c’est qu’après cette affaire le traducteur catalan engagé par l’éditeur barcelonais Univers pour traduire Gorman, Victor Obiols – président d’un éminent festival de poésie, plurirécompensé pour ses propres recueils et considéré comme l’un des meilleurs traducteurs de Shakespeare et Wilde – a été évincé lui aussi. On lui a fait savoir qu’on cherchait un « profil différent, celui d’une femme jeune, activiste et, de préférence, noire ». Depuis, a été engagée comme traductrice la poétesse María Cabrera, activiste du mouvement des Indignés, et c’est également une femme qui assurera cette tâche en castillan, pour le compte des éditions Lumen.

Ces faits ont déclenché, à juste titre, une polémique importante. Car, naturellement, en matière de traduction littéraire, l’enjeu n’est pas l’identité mais la capacité à entrer dans la pensée, les affects et les mots d’un autre en sacrifiant sa propre subjectivité et son ego. Tout bon traducteur est avant tout un linguiste qui se livre, précisément, à un processus de désidentification pour mieux célébrer la différence et la voix d’autrui. D’ailleurs, chacun sait qu’il existe autant de traductions possibles d’un texte que de traducteurs, mais s’ils sont compétents et empathiques, toutes seront bonnes. C’est pourquoi un angle mort me chiffonne dans cette dispute au sujet de la traduction de Gorman : le fait que Rijneveld a été choisie comme traductrice parce qu’elle était une jeune auteure talentueuse, se définissant comme « non binaire » et sensible aux problématiques de l’inclusion culturelle. De même que la traductrice de l’édition française, Marie-Pierra ­Kakoma, rappeuse belgo-congolaise de 24 ans qui écrit, compose et interprète ses textes sous le nom de Lous and the Yakuza, a été désignée par Fayard en raison de son profil. Autant dire deux traductrices non professionnelles, mais conformes à la nouvelle doxa (c’est aussi le sens du veto de Gorman au choix de Victor Obiols). Comme quoi, une instrumentalisation identitaire peut en cacher une autre dans ce vrai palais des glaces idéologique qu’est devenue la culture. 

Cécile Guilbert est essayiste et romancière. Roue libre (Flammarion, 2020) est le dernier livre qu’elle a publié.

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Marcher, dans la neige, sur la glace. Marcher, trente, quarante kilomètres par jour. Marcher, pieds nus, dans des chaussures trop petites ou trop grandes. Marcher, autour de la place d’appel, devant la potence. Marcher, marcher encore, marcher pour sa vie. Marcher jusqu’à la chute. Quiconque tombait était abattu par les SS.

Dans le camp de concentration de Sachsenhausen, ce que les nazis appelaient la « piste de test des chaussures » était l’une des pires corvées du camp. Les prisonniers devaient tester des semelles et des talons pour l’industrie allemande de la chaussure. En les usant.
L’usure des matériaux était notée au millimètre près ; l’usure des hommes, leur mort, n’intéressait personne. Même pas le leader du marché des semelles et des talons, le groupe Continental de Hanovre, et sa filiale de chaussures Schwelmer Gummiwaren.

À l’automne 1940, un ingénieur de chez « Conti » (le surnom de la marque), après s’être présenté au commandant du camp de Sachsenhausen, y envoya dix paires de talons en caoutchouc. Celles-ci arrivèrent le 26 novembre, et, moins de quatre semaines plus tard, on lui retournait les résultats : en moyenne, les talons avaient tenu 274 kilomètres, et quelques-uns jusqu’à 427 kilomètres. On décida de programmer d’autres tests dès qu’il aurait neigé et gelé afin d’évaluer la tendance du caoutchouc à glisser.

Les marches de la mort de Sachsenhausen ne sont pas les seules compromissions avec les SS que décrit l’historien Paul Erker dans son travail sur l’entreprise Continental. Les pneus qui devaient rouler pour la victoire, par exemple, étaient souvent fabriqués avec le caoutchouc de Hanovre. En tant qu’important fournisseur de l’insatiable machine de guerre allemande, la firme engrangea des profits considérables.
Aujourd’hui, Conti est l’un des plus grands équipementiers automobiles du monde et compte 240 000 employés. C’est le groupe lui-même qui a commandé l’étude et engagé Erker, un historien qui n’a pas la réputation d’être accommodant. Son travail sur l’histoire de la marque de liqueur Jägermeister a suscité une longue controverse parce que l’enseigne a refusé de publier ses conclusions dans leur intégralité et les a ensuite escamotées pendant des années1.

Dans son introduction, Erker accuse le groupe Conti de s’être lui aussi « longtemps dérobé à une véritable analyse de son rôle sous le IIIe Reich ». Son livre de plus de 800 pages retrace non seulement l’histoire de l’entreprise à l’époque nazie, mais aussi celle des firmes principales que le groupe a absorbées après la guerre : le fabricant de freins Alfred Teves (Ate), le fabricant de composants automobiles VDO, les fabricants de pneus Phoenix et Semperit.

Erker considère ces fournisseurs de pièces détachées comme « la véritable épine dorsale de l’économie de guerre national-socialiste ». Une publicité de Conti montre des véhicules de transport de troupes accompagnés du slogan : « Expert sur tous les fronts. » Qu’il s’agisse de pneus, de freins ou d’instruments de mesure, qu’il s’agisse de camions, d’avions de chasse, de chars, de sous-marins ou de missiles V1, sans les entreprises qui travaillent aujourd’hui sous l’égide de Conti, la guerre d’Hitler aurait tourné court à peine la frontière allemande franchie.

Au cours de son enquête sur l’industrie allemande sous le iiie Reich, Erker a été confronté à tout l’éventail des comportements humains : certains eurent une attitude criminelle et sadique, d’autres firent preuve de courage. La plupart des gens, semble-t-il, n’étaient ni des résistants ni des nazis zélés, mais plutôt des opportunistes : lorsque l’occasion de faire des affaires se présente, Conti et les autres la saisissent. Lorsque les ministères du Reich exigent toujours plus – plus de pneus, plus de freins, plus de compteurs de vitesse –, on met les bouchées doubles pour atteindre les objectifs. Et si la machine de guerre doit tuer encore plus efficacement, même les ingénieurs du courageux et récalcitrant Alfred Teves relèvent le défi technique.

Sous la plume d’Erker, Continental et les firmes qui ont rejoint le groupe plus tard ne sont pas l’incarnation du mal. En ce qui concerne les travailleurs forcés, des entreprises ont évidemment fait bien pire. Le cas du groupe Conti est typique de l’attitude des industries allemandes de l’époque – accepter de se compromettre avec le régime, « s’aryaniser » rapidement, courir après les commandes d’armement et finir par se soumettre plus ou moins volontairement aux diktats de la « guerre totale ».
Le patron de Conti, Willy Tischbein, avait promis dans une déclaration du 1er mai 1933 que son entreprise servirait l’ambition du « Führer Adolf Hitler » de donner au peuple allemand « la position dans le monde qui lui revient de droit ». Des drapeaux à croix gammée flottaient devant le bâtiment de l’administration.
Tischbein obligea tous les membres du conseil d’administration, les fondés de pouvoir et les directeurs à adhérer au parti. Le même mois, les membres du conseil de surveillance issus de familles juives furent poussés vers la sortie – à une exception près : le président dudit conseil, Julius Caspar. Il put siéger au conseil d’administration jusqu’en 1938, sans doute parce qu’il avait également un passeport suédois et qu’il détenait d’importants brevets dont dépendait Continental.

Cette série de purges fut soutenue par les principaux actionnaires de l’époque, les membres de la famille Opel, au premier rang desquels figurait Fritz Opel, le frère du fondateur. Mais cet actionnaire grippe-sou ne tarda pas à se brouiller avec Tischbein et le fit remplacer, non pour des raisons idéologiques mais parce qu’il était surtout intéressé par une chose : tirer le plus d’argent possible de l’entreprise. Malgré des profits à la hausse et bien qu’il fût membre du parti, Fritz Opel exhorta le conseil d’administration à réduire la donation au Secours d’hiver nazi – 100 000 marks par an, c’était trop.

Le conseil d’administration ne l’entendit pas de cette oreille et doubla la somme. De même, le budget consacré à la propagande hitlérienne au sein de l’entreprise augmenta fortement. La société investit sans compter pour fournir les pneus des « Flèches d’argent », ces voitures de course qui dominèrent les Grands Prix de 1935 à 1939 et dont s’enorgueillissaient tant les nazis. Et, bien entendu, le leader du marché fabriqua aussi les pneus spéciaux de la « Super Mercedes » du Führer, avec le meilleur caoutchouc naturel. Mais Hitler se plaignit de petites secousses désagréables pendant ses trajets – et les représentants de Conti et Daimler-Benz durent aller s’expliquer à la chancellerie du Reich.

En 1938, Fritz Könecke prit la direction du groupe. En bon opportuniste, le nouveau directeur sut jouer de toute la gamme offerte par l’économie planifiée et corrompue de l’Allemagne nazie. Il se fit élire à des postes de lobbyiste, à l’interface entre l’industrie et le régime, afin de garantir à Conti sa position de plus grand transformateur de caoutchouc du pays.
En lui, les nazis trouvèrent un ­auxiliaire consentant. En 1942, sous sa houlette, Conti fut même élue entreprise nazie modèle. De façon ­générale, le nouveau patron ne ­renâclait que lorsque les projets du régime risquaient de mettre à mal ses profits ou sa domination du marché – par exemple lorsque, après l’Anschluss, on lui demanda d’aider son concurrent d’alors, le fabricant autrichien Semperit2, en partageant avec lui son savoir-faire.
Comme Conti, l’industriel VDO « aryanisa » son réseau de distribution européen pour se faire bien voir du ministère de l’Économie du Reich et devenir son fournisseur d’armes. Le cofondateur de VDO, Adolf ­Schindling, avait connu des années difficiles et frôlé plusieurs fois la faillite. Il vit dans le réarmement de l’Allemagne une opportunité et, en 1934, prit sa carte du parti, si utile pour garnir un carnet de commandes.

Pendant la guerre, la société Teves [fabriquant les freins Ate, NDLR] devint elle aussi une entreprise d’armement clé. Le patron, Alfred Teves, et ses deux fils conservèrent néanmoins la dangereuse réputation d’être des non-conformistes. Le vieux Teves refusa de licencier les juifs ; menacé de se voir privé du drapeau doré décerné par le Front du travail allemand aux usines modèles, il aurait déclaré : « Qu’ils accrochent leur chiffon où bon leur semble, je n’en suis pas. » En 1936, devant des notables nazis, il ponctua trois fois son discours de tonitruants saluts à l’« auguste Hitler », surenchère derrière laquelle on peut soupçonner une pointe d’ironie. Beaucoup de ses ouvriers étaient d’anciens membres du SPD et du KPD [les partis social-démocrate et communiste allemands, NDLR], et certains, jouant sur le nom de la marque Ate, se disaient « atéistes ».

Teves, qui avait envoyé ses fils étudier aux États-Unis, vivait dans l’esprit des self-made men américains qui n’entendaient pas laisser la politique interférer dans leurs affaires. Pour lui, seule l’excellence technique comptait, et non les convictions politiques. Tant qu’il livrait en temps et en heure les quantités requises, il pouvait conserver une certaine marge de manœuvre vis-à-vis des nazis. Les prisonniers des camps de concentration n’étaient pas les bienvenus dans ses usines.

Malgré tout, Alfred Teves rejoignit lui aussi le parti, comme l’atteste la demande d’adhésion datée de mai 1939 retrouvée par Erker. Le chef de district local avait fait pression sur l’industriel. En 1940, on le menaça de le destituer de son poste de directeur sous prétexte que, à 72 ans, il était trop vieux. En réalité, on le soupçonnait d’être politiquement peu fiable. Teves abandonna la direction à son fils cadet. Celui-ci rejoignit alors le parti, comme son frère, directeur de la filiale berlinoise. Les nazis ne cessèrent pas pour autant de faire pression sur la famille : la Gestapo plaça dans l’entreprise des espions qui débusquèrent et dénoncèrent des communistes. Une cellule de résistance de 40 membres fut découverte dans l’usine de Berlin. Six d’entre eux furent exécutés au tournant de l’année 1944-1945.
Depuis bien longtemps, des travailleurs forcés avaient fait leur apparition dans les usines du Reich. Ils remplaçaient les Allemands partis au front. Chez Conti également, que ce soit à Hanovre ou à Korbach, en Hesse, on employa des prisonniers de guerre et des civils déplacés (près de 10 000 personnes au total). Toutefois, ils travaillaient souvent sur les mêmes sites que les Allemands ou les étrangers venus volontairement. Erker atteste le traitement relativement « modéré » que l’entreprise réservait aux étrangers.
Cela tenait à la philosophie de celle-ci : traditionnellement, chez Conti, on misait plutôt sur les salaires et les primes que sur la discipline et la coercition pour obtenir le meilleur des ouvriers. Les prisonniers de guerre français gagnaient donc presque autant que les employés allemands. Et, lorsque des travailleurs forcés commettaient des infractions, la direction de Conti s’efforçait de régler le problème en interne. Même le délégué du personnel, qui, sous le régime nazi, était une sorte de chien de garde politique au sein de l’entreprise, veillait à ce que le long bras de la Gestapo s’arrête au seuil des usines.

Malgré tout, Alfred Teves rejoignit lui aussi le parti, comme l’atteste la demande d’adhésion datée de mai 1939 retrouvée par Erker. Le chef de district local avait fait pression sur l’industriel. En 1940, on le menaça de le destituer de son poste de directeur sous prétexte que, à 72 ans, il était trop vieux. En réalité, on le soupçonnait d’être politiquement peu fiable. Teves abandonna la direction à son fils cadet. Celui-ci rejoignit alors le parti, comme son frère, directeur de la filiale berlinoise. Les nazis ne cessèrent pas pour autant de faire pression sur la famille : la Gestapo plaça dans l’entreprise des espions qui débusquèrent et dénoncèrent des communistes. Une cellule de résistance de 40 membres fut découverte dans l’usine de Berlin. Six d’entre eux furent exécutés au tournant de l’année 1944-1945.
Depuis bien longtemps, des travailleurs forcés avaient fait leur apparition dans les usines du Reich. Ils remplaçaient les Allemands partis au front. Chez Conti également, que ce soit à Hanovre ou à Korbach, en Hesse, on employa des prisonniers de guerre et des civils déplacés (près de 10 000 personnes au total). Toutefois, ils travaillaient souvent sur les mêmes sites que les Allemands ou les étrangers venus volontairement. Erker atteste le traitement relativement « modéré » que l’entreprise réservait aux étrangers.
Cela tenait à la philosophie de celle-ci : traditionnellement, chez Conti, on misait plutôt sur les salaires et les primes que sur la discipline et la coercition pour obtenir le meilleur des ouvriers. Les prisonniers de guerre français gagnaient donc presque autant que les employés allemands. Et, lorsque des travailleurs forcés commettaient des infractions, la direction de Conti s’efforçait de régler le problème en interne. Même le délégué du personnel, qui, sous le régime nazi, était une sorte de chien de garde politique au sein de l’entreprise, veillait à ce que le long bras de la Gestapo s’arrête au seuil des usines.

Les travailleurs forcés qui se retrouvèrent dans les usines de mélange du caoutchouc eurent néanmoins une tout autre expérience. Ils étaient sous l’autorité de Hans Odenwald, alors ­directeur adjoint de Conti, qui fut décrit après la guerre, même par les travailleurs allemands, comme un « exploiteur brutal et sadique ». Il poussait, dit-on, les travailleurs forcés jusqu’à l’épuisement. Un jour, il ordonna à un directeur d’usine de menacer les étrangers d’être envoyés en camps de concentration : « Alors, ils travailleront. » Et, à propos des prisonniers de guerre russes, il aurait eu ces mots : « Quand ils seront morts, on en prendra d’autres. »
Ce n’était qu’un avant-goût de la brutalité qui s’accrut chez Conti à mesure que la fin de la guerre approchait. À cause des lourdes destructions dues aux raids aériens, du nombre croissant d’ouvriers qualifiés contraints de partir au front et, en même temps, des demandes toujours plus absurdes de la bureaucratie, il devint difficile de maintenir la production. Et la direction de Conti se montra impitoyable.

En juin 1944, les SS envoyèrent à l’une des usines de Hanovre les premiers prisonniers des camps de concentration – des prisonnières, en l’occurrence, de Ravensbrück. Conti paya pour le logement et la nourriture et versa en plus 4 marks par prisonnière et par jour aux SS. Mais, surtout, il fut convenu que les surveillantes devaient provenir du personnel de l’entreprise. Un Hauptsturmführer SS se rendit à l’usine pour les recruter. Il n’eut aucun mal à enrôler comme sbires 25 femmes de chez Conti.
Les détenues devaient assembler des masques à gaz douze heures par jour, par 35 degrés et dans un air saturé de benzène. Les mauvais traitements infligés par les gardiennes SS furent leur lot quotidien jusqu’à ce que la direction interdise les coups dans l’enceinte de l’usine. En septembre 1944 arrivèrent des hommes du ghetto de Łódź qui avaient été déportés à Auschwitz. Un ingénieur de Conti s’y était rendu et n’y avait trouvé que 300 hommes aptes au travail, bien que tous les détenus l’aient supplié de les sortir de l’enfer du camp.

Finalement, 1 000 prisonniers furent envoyés à Hanovre. Les SS construisirent pour eux une annexe du camp de Neuengamme et y instaurèrent la terreur – avec le concours des employés de Conti, selon des témoignages de l’après-guerre.
Après quelques semaines de mauvais traitements, 55 prisonniers moururent et 80 à 85 furent renvoyés au camp principal de Neuengamme parce qu’ils étaient inaptes au travail, ce qui équivalait à une condamnation à mort.

En novembre 1944, le camp fut ­démantelé, et on transféra les prisonniers au camp d’Ahlem. Là, ils durent creuser une galerie et bon nombre y succombèrent. Chez Conti, « beaucoup savaient ce qui se passait dans le camp d’Ahlem, estime Erker. La direction de l’entreprise aurait certainement pu exercer une influence sur les conditions de vie des détenus. Mais personne n’a rien fait. »
En 1946, 16 anciens détenus d’Ahlem écrivirent au gouvernement militaire britannique afin d’empêcher l’ex-patron de Conti, Könecke (congédié l’année précédente), d’en reprendre la direction.
Könecke ne retourna finalement pas chez Conti. Lors de la dénazification, il parvint à se présenter comme un ­farouche et tenace opposant au régime. Il fit carrière chez le concurrent Phoenix, puis chez Daimler-Benz, où il prit, en 1953, la direction du conseil d’administration. Peu de temps après, le président de la république Theodor Heuss lui ­décernait la grand-croix de l’ordre du Mérite de la République fédérale. 

Jürgen Dahlkamp a été journaliste au Frankfurter Allgemeine Zeitung. Depuis 1998, il officie comme reporter au Spiegel.
Ce texte est paru dans le Spiegel le 29 août 2020. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

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Au printemps 2018, le photojournaliste Nicolas Boyer quitte son domicile parisien pour Tokyo, lesté de son fidèle Canon et de ses abondantes lectures sur l’archipel qu’il allait fouler pour la première fois. Trois mois durant, il s’était gavé de Japon. Il avait lu les récits de voyage du Suisse Nicolas Bouvier, l’enquête minutieuse de l’anthropologue Ruth Benedict sur les codes sociaux, les réflexions du grand maître romancier Tanizaki sur l’ombre et la patine. Il avait plongé dans l’histoire des dynasties, des mafias, de l’érotisme, du bouddhisme, de l’art japonais ; il avait absorbé des centaines de reportages photo, des dizaines de films. « Je suis parti de zéro », dit-il. Et pourquoi le Japon ? « J’aime la géopolitique, c’est mon côté Sciences-Po. J’avais fait un reportage à Détroit, dans l’Occident familier. Le Japon, c’est l’Occident lointain, l’Extrême-Occident : les Japonais ne se considèrent pas comme asiatiques. »

Il s’envole pour deux mois, puis il y reviendra encore trois semaines, l’année suivante. Il arpente les villes, descendant l’« axe de “la ceinture pacifique”, sorte d’amibe métropolitaine regroupant 80 % de la population sur 6 % du territoire, (1 300 kilomètres depuis Tokyo jusqu’à Fukuoka) », écrit-il dans le texte très instruit publié dans ce beau livre. Il pratique le « bura bura, cette forme japonaise de flânerie ». Son désir : échapper aux clichés convoyés depuis l’ouverture du Japon aux étrangers. « Le Japon, rappelle-t-il, est resté fermé pendant plus de deux siècles à la suite de la politique imposée par la dynastie Tokugawa – expulsion des missionnaires chrétiens autour de 1640 puis limitation des ports ouverts aux étrangers et finalement interdiction d’entrer ou de sortir du territoire pour tout Japonais sous peine de mort. Les premiers photographes occidentaux comme Felice Beato ou Adolfo Farsari sont arrivés au Japon au moment de l’ouverture forcée du pays, au tournant des années 1860. […] Ils ne firent que prendre le relais des auteurs japonais d’estampes qui avaient pour finalité la célébration des lieux les plus emblématiques du Japon. »

Lui, au contraire, cherche les tensions qui modèlent cette société hyper-hiérarchisée et normative, où l’adjectif « fou » est formé des mots « esprit » et « différent ». Il est à l’affût du Giri Giri, titre de son livre désignant ce moment où « deux choses s’entrechoquent, où une situation est au bord de la rupture ». S’il « shoote » des élèves qui pratiquent le kendo (escrime au sabre) au quasi-garde-à-vous, c’est au moment où l’un d’eux se courbe sur un balai-serpillière, répondant à l’injonction de propreté. Il se poste sur les voies d’échappement à la pression sociale : l’ébriété, encouragée par l’entreprise, qui délie les corps ; la sexualité monnayée, également normée, chaperonnée par les mafias – sous l’éclairage du flash et de la galerie commerciale où un yakuza surveille ses prostituées, on est au-delà du réel.
Ce qui a le plus surpris Boyer, c’est le silence ouaté des villes japonaises. Il est là, presque palpable, dans cette image de bâche flottant entre les immeubles tokyotes. « La notion d’espace, en japonais, est liée à celle de silence et de vide, ou plus exactement à celle d’interstice », explique le photographe pour qui « le Japon n’est pas un pays incompréhensible ». 

Books

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« Les nez ont été faits pour porter des lunettes »

Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie. Il prouvait admirablement qu’il n’y a point d’effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux, et madame la meilleure des baronnes possibles.
« Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées et pour en faire des châteaux, aussi monseigneur a un très beau château : le plus grand baron de la province doit être le mieux logé ; et les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année. Par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise : il fallait dire que tout est au mieux. »
— Extrait de Candide, chapitre i

« Quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe »

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. « Eh ! mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ? — J’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. — Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ? — Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : “Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l’honneur d’être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère”. Hélas ! je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous ; les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germain. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible.
— Ô Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination ; c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme. — Qu’est-ce qu’optimisme ? disait Cacambo. — Hélas ! dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal. » Et il versait des larmes en regardant son nègre ; et en pleurant, il entra dans Surinam.
— Extrait de Candide, chapitre xix

« Le plus parfait de tous les États ou gouvernements possibles »

Quand on accorderait qu’il y a plus de mal que de bien dans le genre humain, on a encore tout sujet de ne point accorder qu’il y a plus de mal que de bien dans toutes les créatures intelligentes ; car il y a un nombre inconcevable de génies, et peut-être encore d’autres créatures raisonnables ; et un adversaire ne saurait prouver que, dans toute la cité de Dieu, composée tant de génies que d’animaux raisonnables sans nombre et d’une infinité d’espèces, le mal surpasse le bien ; et, quoiqu’on n’ait point besoin, pour répondre à une objection, de prouver qu’une chose est, quand sa seule possibilité suffit, on n’a pas laissé de montrer dans cet ouvrage que c’est une suite de la suprême perfection du souverain de l’univers que le royaume de Dieu soit le plus parfait de tous les États ou gouvernements possibles, et que, par conséquent, le peu de mal qu’il y a soit requis pour le comble du bien immense qui s’y trouve.
— Extrait des Essais de Théodicée de Leibniz, 1710

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«Nous considérons notre époque comme une période troublée, un âge de l’anxiété. Les fondements de notre civilisation et de nos certitudes s’écroulent sous nos pieds. Les idées et les institutions qui nous étaient familières s’évanouissent sous nos yeux comme des ombres dans le crépuscule vacillant. » Ce constat fait en 1949 par l’historien américain Arthur Schlesinger Jr. lui avait été inspiré par un long poème de W. H. Auden, « L’Âge de l’anxiété » (1947). Schlesinger Jr. écrivait ces mots au cours d’une période tendue, où l’on entrevoyait la possibilité d’une apocalypse nucléaire et où le désenchantement face à l’histoire récente disqualifiait tout optimisme politique. Ils n’ont rien perdu de leur actualité1.

Depuis la crise financière de 2008, il règne en Europe et aux États-Unis un « sentiment de fin », pour reprendre l’expression du critique littéraire britannique Frank Kermode. Les doctrines progressistes ont été radicalement remises en question. Les mouvements populistes se sont dressés contre l’ordre politique et économique en place depuis cinquante ans. Des électorats entiers ont fait un saut vers l’inconnu. Les fondements de notre civilisation ne s’effondreront pas sous nos pieds mais ils se fissurent au fil de la fonte des glaces et de la montée des eaux, tandis que dans de nombreuses régions du monde des indices de progrès comme l’espérance de vie, l’égalité, le bonheur ou la confiance dans les institutions se sont dégradés. Les gros titres de la presse internationale résument bien l’air du temps : « Le bonheur est en baisse aux États-Unis, selon un rapport mondial de l’ONU » ; « La confiance s’effondre en Amérique » ; « L’espérance de vie aux États-Unis a diminué pendant deux années consécutives ». La Banque mondiale a également signalé que, si le nombre de personnes dans le monde vivant dans l’extrême pauvreté a bien diminué, le rythme de la baisse du taux de pauvreté a ralenti. Ces sons de cloche déclinistes coexistent avec des visions plus positives d’une trajectoire pacifique et éclairée de l’humanité – ­témoin Steven Pinker [lire l’article d’Anthony Gottlieb, p. 19]. Mais les optimistes se sont montrés moins persuasifs et se révèlent incapables d’endiguer la vague apocalyptique.

Ces discours catastrophistes ne devraient pas nous étonner outre mesure. Dès les années 1990, tout un chœur d’intellectuels et de commentateurs a commencé à sonner l’alarme sur les tempêtes à venir – clameur certes assourdie par le triomphalisme d’une Amérique hégémonique. Certains, comme le politologue John Mearsheimer, craignaient le retour de rivalités nationales longtemps refoulées par la configuration bipolaire de la guerre froide. D’autres, à l’instar de l’historien Paul Kennedy, ravivèrent les angoisses malthusiennes sur les « déséquilibres démographiques à travers le monde ». Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter, annonça une foule de dangers planétaires : « le changement global » était « hors de contrôle », l’humanité s’acheminait à grande vitesse vers « le désordre politique et la confusion philosophique ». Chacun dans son registre, le philosophe John Gray, le géopolitologue Edward Luttwak et le milliardaire George Soros s’en sont pris aux effets délétères du libre marché. Le journaliste conservateur Robert Kaplan, tout en ridiculisant la foire aux vanités du capitalisme américain, a prophétisé « l’anarchie qui vient », un monde à la Mad Max miné par la criminalité et le saccage écologique.

L’avertissement le plus troublant – et le moins bien compris – vint de Francis Fukuyama. Publié dans la revue The National Interest en 1989, son article « La fin de l’Histoire ? » (transformé en livre en 1992, le point d’interrogation du titre ayant été ostensiblement abandonné) est devenu le texte de référence de l’ère ouverte par la fin de la guerre froide. Sa thèse – selon laquelle la démocratie libérale est le « terminus de l’évolution idéologique de l’humanité » – est d’ordinaire interprétée comme une apologie du capitalisme sauvage et des interventions anglo-américaines au Moyen-Orient. Son terminus libéral n’invite pourtant pas aux réjouissances. À ses yeux, le futur post-historique risquait de devenir une « vie d’esclavage sans maître », un monde de putréfaction civique et de torpeur culturelle, expurgé de toute contingence et complication. Les « derniers hommes » ne seraient plus guère que des Homo economicus, guidés seulement par les rituels de consommation, dépouillés des ressorts de dynamisme et d’héroïsme qui sont les moteurs de l’Histoire. Soit les gens se résigneraient, soit – et c’est l’hypothèse la plus probable –, ils se révolteraient contre l’ennui de leur existence, prévenait Fukuyama. « Je sens en moi et chez d’autres autour de moi une puissante nostalgie pour le temps où l’Histoire existait, écrit-il. Peut-être est-ce précisément la perspective de siècles d’ennui dus à la fin de l’Histoire qui permettra à l’Histoire de redémarrer. »

À l’époque, l’Amérique moderne montrait déjà des signes de l’asservissement à la vacuité déploré par Fukuyama, et d’autres États, y compris la Grande-Bretagne, ne tardèrent pas à lui emboîter le pas. Le déclin des idéologies de gauche et de droite amorcé dans les années 1970 atteignit son nadir dans les années 1990. Les grandes questions de répartition du pouvoir et des richesses ou de lutte pour l’égalité n’occupaient plus guère que des politiciens marginaux, les débats se concentrant sur des ajustements techniques et administratifs. Dans l’un des rares moments où sa rhétorique se fait précise, Slavoj Žižek écrit, en 1999, dans Le Sujet qui fâche : « Le conflit des visions idéologiques globales incarné dans différents partis en compétition pour le pouvoir se trouve remplacé par la collaboration de technocrates éclairés (économistes, spécialistes de l’opinion publique…) et de multiculturalistes libéraux. Par le biais du processus de négociation, on parvient à un compromis qui prend l’aspect d’un consensus plus ou moins universel. »2 Le concept de « centrisme radical » prôné par Tony Blair est, selon Žižek, la parfaite illustration de ce changement de paradigme.

Le déclin des grands récits et des antagonismes politiques, le brouillage des frontières entre gauche et droite, tout cela a mis fin à l’adhésion aux vertus et aux valeurs propres à inspirer les citoyens. La société sembla bientôt ­vidée de sa Sittlichkeit, le cadre moral et spirituel qui favorise la cohésion et l’engagement politique. Comme l’explique Frank Furedi dans How Fear Works, la place dominante que la peur occupe désormais dans notre vie est intimement liée à cette « crise motivationnelle due au faible statut de l’autorité morale ». L’absence d’idéaux politiques positifs tels que le courage, le sens du devoir, l’espoir, l’idéologie, l’amour et la solidarité a engendré « une conception négative de l’autorité fondée sur la peur » – un phénomène sur lequel la campagne présidentielle d’Obama de 2008 a mis le doigt.

Furedi explore ce sujet depuis longtemps. Dans un livre précédent, « La culture de la peur », publié en 19973, il écrivait : « Les sociétés qui, il n’y a pas si longtemps, célébraient leur triomphe sur l’Union soviétique » sont désormais « profondément affectées par un sentiment de malaise social ». Partout, on voit « les inquiétudes liées aux risques s’emparer davantage des esprits » ; la sécurité est devenue « la vertu cardinale de la société ». Cela affecte toutes les facettes de notre existence, depuis notre attitude à l’égard des nouvelles technologies jusqu’à notre relation à autrui. Dans son nouveau livre, Furedi garde ce ton légèrement exaspéré, tant il est irrité de voir à quel point nos sociétés apeurées se sont affaiblies. Ce monde fragilisé, aux valeurs confuses – celui prophétisé par Fukuyama –, explique pourquoi la peur est « partout », entretenue par les menaces apocalyptiques du changement climatique et de la guerre nucléaire, par les inquiétudes liées aux dettes, à l’alimentation, à l’éducation, à la pédophilie. Furedi diagnostique et inscrit dans un contexte historique les sources de cette peur généralisée. Il montre que, dans les temps anciens et jusqu’à l’entre-deux-guerres, la peur, vue comme un problème moral lié au bien et au mal, pouvait être vaincue par des vertus comme le courage. À partir des années 1920, l’emprise de la psychologie sur le monde intellectuel a conduit à une « démoralisation de la peur » et « contribué à l’élaboration d’un discours présentant la peur comme une force incontrôlable, autonome et paralysante ». Dans son adresse inaugurale de 1933, Franklin Roosevelt affichait son adhésion à cette interprétation : « La seule chose que nous avons à craindre […], c’est la peur elle-même […], une terreur irraisonnée et injustifiée qui paralyse. »

« La peur elle-même », pour reprendre la formule de Roosevelt, fut naguère perçue comme constitutive de la vie politique. Le théorème de Salluste, l’historien romain, selon lequel la peur de l’ennemi favorise la cohésion sociale ; le conseil adressé par Machiavel aux républiques d’opérer un retour à leurs commencements pour les rendre vulnérables à la menace extérieure ; l’idée de Hobbes que la peur est la passion originelle de l’État ; et, au xxe siècle, les philosophies de Carl Schmitt, Hans Morgenthau et Judith Shklar : l’Histoire est là pour rappeler que la peur a été conceptualisée comme source de vitalité politique ou, comme le dit John Locke, comme « le principal, sinon le seul aiguillon du progrès humain ». Aujourd’hui, la politique de la peur consiste moins à établir un repoussoir servant à fonder le vivre-ensemble qu’à asseoir l’emprise croissante de séducteurs qui nous promettent de vivre en sécurité. Songeons au discours d’investiture de Donald Trump, en janvier 2017, dans lequel il assurait que « la sécurité sera[it] rétablie » et qu’« [il rendrait] l’Amérique à nouveau sûre ».

L’idée selon laquelle c’est la peur, plutôt que l’espoir ou la confiance, qui pousse les personnes à agir a été adoptée dans certains milieux, et notamment par de nombreux experts et militants du climat. L’article-fleuve de David Wallace-Wells publié en 2017 dans le magazine New York, « La Terre inhabitable », qui décrit ce qui pourrait advenir de la planète d’ici à la fin du siècle – famines, effondrement économique, épidémies et canicules – est emblématique du ton apocalyptique dont usent les activistes du climat pour effrayer l’opinion publique et ainsi faire changer les mentalités et les comportements4. L’un des débats importants entre les experts du climat ne porte pas tant sur la science que sur la rhétorique à employer. Il oppose des personnalités comme Wallace-Wells et Guy McPherson (un « écologiste apocalyptique », selon The New York Times) à d’autres comme le climatologue Michael E. Mann qui soutiennent qu’il est « dangereux de gonfler les données scientifiques au point de présenter le problème [du changement climatique] comme insoluble, ce qui alimente un sentiment de catastrophe inévitable et de désespoir »5. Furedi est du même avis. Il souligne que le catastrophisme écologique, tout comme les autres discours de fin du monde, est la preuve que « la foi optimiste des Lumières en la capacité de l’humanité à dompter l’inconnu a laissé place à la conviction qu’elle est impuissante à affronter les dangers qui l’attendent ».

Dans quelle mesure nos peurs sont-elles générées par les médias ? Moins qu’on le dit souvent, affirme Furedi. Associer la peur aux médias n’a rien de nouveau. Au xixe siècle, les commentateurs tenaient la diffusion massive des journaux, des penny dreadfuls6, des tabloïds et des romans-feuilletons pour responsable de l’émergence d’hystéries et de peurs collectives. Ceux qui accusent les médias de semer la panique morale en propageant des rumeurs alarmistes recourent souvent à la même rhétorique alarmiste qu’ils critiquent chez les autres, faisant des médias une autre force malveillante à redouter. Furedi ne nie pas que les médias et les réseaux sociaux se servent de nos peurs pour capter notre attention. Mais il juge un peu facile de les pointer du doigt. C’est ne pas tenir compte des expériences vécues, des idiosyncrasies et des caractéristiques socio-culturelles qui façonnent les peurs de chacun d’entre nous. « Les variables socioculturelles, écrit-il, entraînent tout un éventail de réactions devant les menaces évoquées dans les médias. » Ces réactions varient selon l’âge, le sexe, la classe sociale, le niveau d’instruction. Il arrive qu’une panique soit générée par des journaux à sensation, mais les médias créent moins la peur qu’ils ne la renforcent – capitalisant sur un fatalisme latent. Leur vocation première, écrit Furedi, est de « normaliser une langue et un système de symboles et de significations de manière à interpréter ce qui se produit dans une société ». Il cite les récents emballements au sujet de la pédophilie pour montrer que les médias ne sont pas à l’origine de nos inquiétudes, mais « ont joué un rôle important en produisant les symboles et les images qui hantent notre imaginaire ».

Furedi souligne également l’aspect déterminant des interactions entre les images et les mots. Les sentiments de désespoir ou de danger imminent résultent de figures de style et de métaphores comme « la bombe à retardement » ou « la boîte de Pandore ». Ces formules convoquent l’idée d’un avenir incertain et « poussent la société non seulement à avoir peur mais à redouter le pire ». Par-dessus tout, la métaphore de la bombe à retardement – tout comme l’« horloge de l’apocalypse » [lire l’article d’Anthony Gottlieb, p.19], conçue l’année où paraissait le poème d’Auden – illustre notre tendance à imaginer le pire. Non seulement elle suggère l’idée d’une déflagration imminente, mais elle présente le temps qui passe comme une progression inexorable vers un avenir explosif. La vie semble être une course contre la montre où il s’agirait d’intervenir avant qu’il ne soit trop tard. Furedi appelle « téléologie du désastre » cette manière de percevoir le temps. La formule décrit bien comment nous pensons la relation entre le présent et l’avenir.

La culture de la peur se perpétue par un mécanisme de culpabilisation : ceux qui ne tiennent pas compte des avertissements des experts sont réprouvés pour leur inconséquence, voire leur immoralité. Se couvrant de l’autorité de la science pour dire vertueusement le bien et le mal, la société fustige ceux qui fument, prennent des bains de soleil, picolent, utilisent du lait maternisé, mangent mal et ne font pas assez d’exercice. Furedi attire notre attention sur un point essentiel, à savoir que ce sentiment de supériorité morale vise à entretenir la peur et à condamner les déviants, faisant que la moindre de nos expériences du quotidien – comme boire un café dans un gobelet jetable – est désormais scrutée à l’aune des risques qu’elle présente pour nous et pour la planète. Il identifie la peur comme une sorte de vérité négative, où la politique puise sa raison d’être, et appelle à ranimer des vertus telles que « le courage, l’imagination et l’idéalisme » afin de faire renaître une conception plus positive de la vie. 

Gavin Jacobson est rédacteur au New Statesman, spécialiste de l’histoire et de la politique européennes. Il contribue régulièrement à diverses publications telles que The New York Review of Books, The London Review of Books, The New Yorker ou The Times Literary Supplement.

Cet article est paru dans The Times Literary Supplement le 8 février 2019. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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Mon opinion sur le changement climatique – et, plus généralement, sur l’avenir de l’humanité – n’a jamais été arrêtée. En fonction de ce que je lis, et peut-être des variations de ma météo neuronale, j’alterne entre optimisme et effroi.

Au printemps dernier, je me sentais plutôt morose à propos d’à peu près tout lorsque le militant écologiste iconoclaste Michael Shellenberger m’a envoyé les épreuves de son livre Apocalypse Never.
Avant de me prononcer sur l’ouvrage, une petite mise en perspective. Shellenberger est un personnage controversé. Depuis des années, il exhorte ses amis écologistes à adopter une vision plus optimiste, attitude selon lui plus efficace que celle qui consiste à jouer sur la peur. Dans un livre influent écrit en 2007 avec Ted Nordhaus, autre figure de l’écologisme, il accusait ses pairs d’être hostiles à la science, à la technologie et au progrès économique1.

Nous avons besoin du développement économique et technologique pour surmonter le changement climatique et les autres menaces sur l’environnement, assuraient Shellenberger et Nordhaus. Il est peu probable que les gens se soucient des ours polaires s’ils peinent à nourrir leurs enfants. Les auteurs reprochaient également au mouvement écologiste de ne guère communiquer sur ses propres succès, comme si cela pouvait l’amener à trop de complaisance.
Le livre a irrité certains écologistes, mais j’ai apprécié son esprit volontariste et j’ai pensé que ce serait également le cas de mes étudiants. En 2008, j’ai donc invité Shellenberger et Nordhaus à venir parler là où j’enseignais – à l’Institut de technologie Stevens –, et je leur ai remis un prix que j’ai créé, le Green Book Award, doté de 5 000 dollars (prix que j’ai également décerné au biologiste Edward O. Wilson, à la biologiste marine Sylvia Earle et au climatologue James Hansen, avant que mes financements ne soient épuisés).

J’ai discuté avec Shellenberger sur Bloggingheads.tv en 2008 et je l’ai interviewé, ainsi que Nordhaus, dans les pages de Scientific American en 2011. Plus tard, j’ai assisté à des conférences organisées par leur groupe de réflexion, le Breakthrough Institute. Ces rencontres ont questionné la pensée écologiste conventionnelle d’une manière que j’ai trouvée saine et stimulante.
Certains intervenants ont critiqué les positions de Shellenberger et Nordhaus – notamment leur soutien à l’énergie nucléaire. Lors d’une réunion en 2014, le spécialiste de l’énergie Arnulf Grubler a soutenu que le nucléaire aurait du mal à concurrencer les autres sources d’énergie, car, suivant une sorte de courbe d’apprentissage inversée, son coût tend à augmenter avec le temps.

Dans son nouveau livre, Shellenberger affirme que le changement climatique provoqué par l’activité humaine est certes bien réel mais moins menaçant que ne le prétendent de nombreux journalistes et militants. Il présente des données solides montrant que les risques de phénomènes météorologiques extrêmes, de feux de forêt et d’extinction d’espèces ont été exagérés, et que l’humanité est capable de s’adapter à l’élévation du niveau des mers et des températures [lire « SOS biodiversité », Books n°109, juillet-août 2020].

Dans un extrait en ligne de son ouvrage, Shellenberger note que, selon une étude de 2019, le taux de mortalité et les dommages économiques liés aux phénomènes météorologiques extrêmes ont « chuté de 80 à 90 % au cours des quatre dernières décennies ». [Comme Lomborg, voir l’article précédent], il pointe que la faible réduction du PIB annoncée par le Giec pour la fin de ce siècle en raison du réchauffement climatique n’est pas la « fin du monde ».

Apocalypse Never m’a remonté le moral à un moment où j’en avais cruellement besoin. Il contrebalance par exemple les affirmations du journaliste David Wallace-Wells, un alarmiste autoproclamé, qui, dans son récent best-seller, La Terre inhabitable (Robert Laffont Canada, 2019), soutient, avec force arguments, que le changement climatique est « pire, bien pire que vous ne l’imaginez » [lire « L’enfer, c’est demain », Books n°104, février 2020].

Shellenberger m’a demandé de rédiger quelques mots pour la promotion de son livre, et voici ce que j’ai écrit : « Apocalypse Never fera enrager certains progressistes écolos. Mais je le considère comme un contrepoint utile et même nécessaire à l’alarmisme colporté par certains militants et journalistes, dont moi. Que la discussion s’engage ! » Shellenberger a également reçu des éloges de personnalités de premier plan telles que les psychologues Steven Pinker et Jonathan Haidt et le climatologue Tom Wigley.

Comme je l’avais prédit, Apocalypse Never a suscité la colère des écologistes progressistes. Et un texte ironique publié par Shellenberger, dans lequel il s’excuse au nom des écologistes d’avoir contribué à propager l’alarmisme a irrité certains de ceux qui avaient accepté d’en faire la promotion. Le livre a été critiqué même par des membres du Breakthrough Institute, que Shellenberger a récemment quitté. « S’il est utile de réfuter les affirmations selon lesquelles le changement climatique conduira à la fin du monde ou à l’extinction de l’humanité, écrit Zeke Hausfather, directeur du programme climat et énergie de l’institut, le faire en minimisant exagérément les risques climatiques réels est profondément problématique et contre-productif. »

À l’inverse, Apocalypse Never a été salué par des médias conservateurs, comme le Daily Mail et le Wall Street Journal. Dans ce dernier, le journaliste John Tierney écrit : « Shellenberger présente un argumentaire convaincant et clair, mêlant les données de la recherche et l’analyse politique à une histoire du mouvement vert et à des portraits de personnes qui vivent dans des pays pauvres et subissent les conséquences du “colonialisme écologiste”. »

Ce clivage me rappelle celui suscité par John Ioannidis, l’épidémiologiste de Stanford qui, au début de l’épidémie, avait fait valoir que notre réaction face au Covid-19 était peut-être disproportionnée. Les gens jugent les affirmations de Shellenberger et de Ioannidis moins sur leur valeur réelle que sur leurs implications politiques supposées. L’optimisme, que ce soit à l’égard de la pandémie ou du réchauffement climatique, est considéré comme une position conservatrice, pro-Trump. L’actuelle polarisation politique fait qu’il n’a jamais été aussi difficile d’avoir un débat raisonné sur les questions scientifiques.

Je maintiens mon avis sur Apocalypse Never, même si certaines parties du livre m’ont fait grimacer. Shellenberger plaide si agressivement en faveur de l’énergie nucléaire qu’un de ses anciens collègues du Breakthrough Institute, Alex Trembath, l’accuse de « fétichisme nucléaire ». Il va même jusqu’à défendre les armes nucléaires, réfutant l’idée de les bannir et suggèrant que, à la manière d’un memento mori, elles nous poussent à chérir nos vies si éphémères.

Ses positions sur l’énergie et les armes nucléaires me semblent en contradiction avec son optimisme et sa foi dans l’ingéniosité humaine. Si l’énergie nucléaire n’est pas relancée aux États-Unis – ce qui sera probablement le cas, non en raison de l’opposition des écologistes mais parce que les coûts sont trop élevés –, nous serons certainement assez intelligents pour nous adapter et répondre à nos besoins par d’autres technologies. Et nous sommes sans doute capables de trouver un moyen de nous débarrasser des armes nucléaires dans le cadre d’un mouvement mondial de démilitarisation. En bref, le principal reproche que je fais à Shellenberger, ce n’est pas qu’il est trop optimiste, mais qu’il ne l’est pas assez. 

John Horgan dirige le Centre de littérature scientifique à l’Institut de technologie Stevens.
Il a notamment publié The End of Science, The End of War et Mind-Body Problems.

Cet article est paru dans Scientific American le 4 août 2020. Il a été traduit par Nicolas Saintonge.

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Les gens s’étonnent souvent de m’entendre rêver d’un futur radieux en harmonie avec l’intelligence artificielle alors que le réchauffement climatique menace de nous tuer tous. Un livre qui vient de paraître remet pourtant en perspective certaines des allégations extrêmes dont fourmillent les médias. Le Danois Bjørn Lomborg, auteur de L’Écologiste sceptique et de Cool It, est économiste et s’intéresse au changement climatique depuis près de vingt ans1. Dans False Alarm, son dernier ouvrage, il fait le point sur ce que les données et les modèles les plus récents et les plus largement acceptés nous disent de ce phénomène. Je ne suis ni climatologue ni économiste du climat, je ne prétends donc pas trancher la question de savoir si, oui ou non, Lomborg fait fausse route dans son interprétation des données. Je soutiens néanmoins que ce livre est un travail de recherche fouillé qui mérite qu’on s’y attarde.

Soyons clairs : Lomborg ne nie pas l’existence du réchauffement climatique. Il partagerait sans doute le constat de la chercheuse en développement durable Kimberly Nicholas :

  1. La planète se réchauffe.
  2. Nous en sommes la cause.
  3. C’est une certitude.
  4. C’est un problème.
  5. Nous pouvons le résoudre.

Lomborg est un lukewarmer, comme on dit [un tiède]. Il pense que le réchauffement climatique est réel, qu’il résulte de l’activité humaine et que c’est un sérieux problème que nous pouvons, et devons, prendre à bras-le-corps. Ce dont il doute, c’est qu’il s’agisse du plus grand défi que nous ayons à relever et que la survie de l’humanité soit menacée.
Il tire ses données de deux sources principales : le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) rattaché à l’ONU, et le rapport d’évaluation sur le climat de l’administration américaine (National Climate Assessment). Les modèles qu’il utilise sont ceux qu’a élaborés le professeur William Nordhaus, de l’Université Yale, devenu en 2018 le seul économiste du climat récompensé par le prix Nobel d’économie [lire : « Climat : qui va payer ? », Books n° 3, mars 2009]. Difficile de pinailler sur de telles sources.

Depuis les débuts de la révolution industrielle, la planète s’est réchauffée d’un peu moins de 1,1 °C. Si aucune action significative n’est mise en place pour enrayer ce phénomène, le Giec estime que la hausse des températures pourrait atteindre 4°C d’ici à 2100. D’après le modèle de Nordhaus, ce niveau de réchauffement ferait chuter le PIB mondial de 2,9 %. Par précaution, Nordhaus a augmenté de 25 % chaque mesure de prédiction des dégâts, ce qui porte la réduction globale du PIB à 4 %.

D’ici à 2100, les économistes prévoient une augmentation du PIB mondial d’environ 450 %. Si l’on prend en considération le coût estimé des dégâts climatiques à venir, l’augmentation du PIB mondial ne serait donc plus que de 434 %. C’est un écart important, mais pas catastrophique. Le Giec le dit lui-même : « Dans la plupart des secteurs économiques, l’impact du changement climatique sera moindre que celui d’autres facteurs » comme la croissance démographique, la hausse des revenus, etc. [Lire notre entretien avec l’économiste britannique Richard Tol, Books n° 75, avril 2016].

D’après Nordhaus, il ne faut pas se figurer le réchauffement climatique comme « un énorme astéroïde fonçant droit sur la Terre », mais plutôt comme « une maladie chronique de longue durée, une sorte de diabète ».
Dernièrement, un communiqué catastrophiste a fait la une des journaux : à cause du réchauffement climatique, le sud du Vietnam serait en passe d’être « quasi rayé de la carte », car il sera bientôt « sous l’eau à marée haute ». Ce que le communiqué oublie de rappeler, c’est que c’est déjà le cas. Le sud du Vietnam est déjà « sous l’eau », c’est-à-dire au-dessous du niveau de la mer, à l’instar d’une grande partie des Pays-Bas.

Au cours des cent cinquante dernières années, le niveau des mers a augmenté d’une trentaine de centimètres en moyenne. Le Giec, au terme d’une minutieuse enquête sur les inondations à l’échelle mondiale, a conclu que « rien ne permet ni d’affirmer ni d’infirmer que leur fréquence soit en cours d’augmentation, ni que l’homme en soit la cause ». Ce qui est sûr, en revanche, c’est que la valeur en dollars des dommages causés par les inondations a bondi de façon spectaculaire, à la fois en termes absolus et en pourcentage du PIB. Cela s’explique par le fait que nous persistons à construire à tour de bras des résidences hors de prix en zone inondable. Mais les inondations tuent beaucoup moins aujourd’hui qu’il y a un siècle.

Les études sur la sécheresse et les tempêtes parviennent à des résultats similaires. « À l’échelle planétaire, la Terre n’est pas confrontée à davantage de sécheresses » et « aucune tendance significative n’a été observée dans la fréquence des cyclones tropicaux dans le monde ». Dans son scénario le plus plausible, le Giec estime que les cyclones seront « moins nombreux mais d’intensité plus élevée ». Là encore, le coût des ouragans américains s’est envolé, car nous leur offrons des cibles de plus en plus ruineuses : la population des côtes de la Floride a ainsi été multipliée par 67 depuis 1900.

Les médias se prennent régulièrement d’une passion brûlante pour les histoires de forêts en flammes, surtout lorsqu’il s’agit de la forêt amazonienne, décrite (à tort) comme le poumon de la Terre [lire le numéro spécial de Books sur la forêt, juillet-août 2019]. Dans les faits, la superficie de forêts brûlées dans le monde a diminué de 25 % depuis le début du siècle. La raison : ce sont les plus pauvres qui abattent les arbres pour les brûler, ce qui génère localement une pollution atmosphérique dangereuse et souvent fatale. Mais, à mesure qu’ils s’enrichissent, ils utilisent des combustibles plus efficaces et commencent à replanter des forêts, quoique cela se fasse parfois aux dépens de la biodiversité.

Le dioxyde de carbone est le principal gaz à effet de serre, mais il est aussi, bien sûr, essentiel à la photosynthèse : les plantes utilisent l’énergie lumineuse du Soleil pour convertir du CO2 et de l’eau en sucre et en oxygène. La plus grande étude d’images satellites menée à ce jour, publiée en 2016, permet de constater que, depuis trois décennies, plus de la moitié des terres végétalisées dans le monde sont en train de verdir, alors que seulement 4 % ont perdu en couverture foliaire. Au cours des dernières décennies, les émissions de dioxyde de carbone nous ont donné l’équivalent d’un continent vert de deux fois la taille des États-Unis – et presque personne n’en a entendu parler.

Le temps chaud a mauvaise presse. Pourtant, à l’échelle mondiale, pour chaque décès provoqué par la chaleur, on compte 17 morts par le froid. C’est encore pire dans les pays comme le Royaume-Uni, où la crise du logement fait des ravages : pour chaque décès lié à la chaleur, le pays en dénombre 33 causés par le froid.

Lomborg reproche aux médias de se jeter sur n’importe quel événement négatif pour l’attribuer au réchauffement climatique, dressant ainsi un tableau de l’état du monde bien plus sombre qu’il ne l’est en réalité. Ils négligent aussi le rôle énorme de l’adaptation. Plus les sociétés s’enrichissent, moins elles sont vulnérables aux aléas climatiques.

Dans les années 1920, les catastrophes climatiques tuaient 500 000 personnes par an. De nos jours, ce chiffre est tombé sous la barre des 20 000. Cet effet ne se cantonne pas aux pays développés. De 1970 à 2000, les cyclones provoquaient chaque année la mort d’environ 15 000 personnes au Bangladesh. Depuis 2010, grâce à l’effet d’adaptation, on compte 12 décès par an en moyenne.

Pour beaucoup, toute mention de notre capacité d’adaptation est taboue : on craint qu’elle ne sape notre volonté de nous attaquer au problème du réchauffement climatique. Il n’est pourtant pas raisonnable d’évaluer les avantages et les inconvénients d’une quelconque politique environnementale sans examiner objectivement les faits, surtout lorsque les mesures en question ont un coût faramineux et affectent en profondeur la vie des gens.

Si Lomborg dit vrai, alors pourquoi tout cela reste-t-il si largement incompris ? D’une part, pour les patrons de presse, le catastrophisme écologique est bien évidemment beaucoup plus lucratif que l’écologie positive. Plus l’histoire est dramatique, plus elle passionne les foules. D’autre part, il est plus facile pour les universitaires et les ONG de susciter l’adhésion et de collecter des fonds lorsqu’ils insistent sur le négatif. Enfin, il n’est pas rare que la lutte contre le réchauffement climatique serve de prétexte aux politiciens pour glisser en catimini une nouvelle taxe dans leur budget.

La plupart des politiques climatiques actuelles se résument à limiter l’accès aux énergies bon marché et à promouvoir les sources d’énergie alternatives. Lomborg explique que les gouvernements du monde entier dépensent plus de 140 milliards de dollars de subventions (environ 119 milliards d’euros) chaque année en faveur des énergies solaire et éolienne. Or de telles mesures sont inefficaces, estime-t-il, parce que ces sources d’énergie renouvelable ne fournissent à l’heure actuelle que 1 % environ des besoins énergétiques de la planète. En outre, selon les calculs de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), le solaire et l’éolien devraient couvrir moins de 5 % de ces besoins en 2040.

Nous avançons ici en terrain miné. Certains experts, comme Ramez Naam, affirment que l’AIE a sous-estimé à de multiples reprises le recours croissant aux énergies renouvelables. Ce qui est tout de même incontestable, c’est que les énergies renouvelables ne seront pas en mesure de réaliser leur plein potentiel tant que les technologies de stockage n’auront pas été foncièrement améliorées. Si le Soleil déverse chaque jour une grande quantité d’énergie sur la planète, il ne brille pas toujours lorsque nous en aurions besoin. Lomborg propose plusieurs pistes intéressantes pour remédier à cette difficulté.

Les politiques énergétiques actuelles posent un problème majeur : elles font peser de manière disproportionnée le coût des subventions accordées aux énergies renouvelables sur les épaules des plus démunis. Ces derniers consacrent une part plus importante de leurs revenus à l’énergie, et ce sont donc eux que l’augmentation des prix pénalise le plus. Les subventions dont bénéficie le renouvelable devraient être financées par l’impôt, qui est progressif, plutôt que par l’augmentation du prix de l’énergie, qui ne l’est pas.

Comme la plupart des économistes qui se sont penchés sur la question, Lomborg plaide en faveur de la taxe carbone. Il estime qu’elle devrait être fixée dans un premier temps à environ 20 dollars par tonne d’émissions (ce qui équivaut à une taxe de 18 cents par gallon d’essence)2 et augmenter peu à peu au cours du siècle.
Il considère que nous devrions largement investir dans la recherche de sources d’énergie alternatives et le développement de nouvelles technologies de stockage, telles que le stockage par air comprimé – système consistant à comprimer de l’air ambiant qui sera stocké dans une cavité saline, puis relâché au moyen d’un générateur. Lomborg milite aussi en faveur d’une réhabilitation du nucléaire.
Il propose toute une série d’idées pour atténuer l’impact de la hausse des températures, en particulier dans les villes, où la majorité d’entre nous habite désormais. Il suggère par exemple d’éclaircir la couleur des toits et des routes, de manière à réfléchir la chaleur au lieu de l’absorber comme le font les surfaces noires actuelles.

Une autre de ses suggestions, plus polémique, consiste à se lancer dans la recherche de technologies de géo-ingénierie permettant d’éliminer rapidement le CO2 de l’atmosphère et de réfléchir la chaleur du Soleil dans l’espace ; pour cela, on pourrait par exemple pulvériser des aérosols dans la haute atmosphère ou interférer dans la formation des nuages. Il reconnaît que le déploiement de telles technologies n’est pas indispensable dans l’immédiat et qu’on peut espérer qu’il ne le sera jamais. Cependant, si les partisans d’une réduction drastique des émissions de carbone ont vu juste quant à l’existence d’un point de non-retour climatique, alors nous pourrions avoir besoin d’urgence de solutions radicales. Pas seulement à cause du CO2 que nous allons émettre dans les années et les décennies à venir, mais surtout à cause de nos émissions passées.

On nous répète sans cesse que chacun, à son niveau, doit contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique, mais essayer de réduire ses émissions personnelles soulève trois problèmes. D’abord, les réductions qu’on peut faire à l’échelle individuelle sont infimes. Par exemple, de plus en plus de gens se reconnaissent dans l’« avihonte » – ou flygskam, mouvement né en Suède et fondé sur la culpabilité de prendre l’avion dans un contexte de réchauffement climatique. Or Lomborg cite une étude qui montre que, si les 4,5 milliards de personnes qui montent à bord d’un avion chaque année restaient sur le plancher des vaches et n’en décollaient plus jusqu’en 2100, la hausse des températures n’en serait diminuée que d’une petite fraction de degré, ce qui ne ralentirait la progression du réchauffement climatique que de moins d’une année d’ici à 2100.

Ensuite, les mesures que nous prenons pour réduire notre empreinte carbone ont tendance à nous faire économiser de l’argent… que nous nous empressons de dépenser ailleurs, ce qui engendre encore plus d’émissions. Ajoutons enfin que, après avoir consenti un effort, nous nous autorisons souvent une récompense qui réduit précisément le fruit de cet effort à néant : c’est ce qu’on appelle l’« effet de compensation morale ».
Lomborg ne plaide pas en faveur de l’attentisme, mais il nous invite à mieux mesurer les conséquences réelles de nos actes.

En 2019, le prince Charles annonçait qu’il ne nous restait plus que dix-huit mois pour résoudre le problème du changement climatique. Ce qu’il oubliait de rappeler, c’est que, dix ans plus tôt, il avait déjà « calculé que nous n’avions plus que quatre-vingt-seize mois pour sauver le monde ». En 2006, Al Gore estimait lui aussi que, si nous ne prenions aucune mesure drastique pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre dans les dix années à venir, la planète atteindrait un point de non-retour. Ce ne fut pas le cas. Mais Gore ne s’est pas rétracté. La liste des prédictions catastrophistes qui se sont révélées infondées est longue. L’heure est peut-être venue de prêter l’oreille à des opinions plus mesurées. 

Calum Chace est un essayiste et conférencier anglais, auteur de plusieurs livres sur l’intelligence artificielle, qui, selon lui, va bouleverser l’existence humaine.
Ce texte est paru dans Forbes le 3 août 2020.
Il a été traduit par Charlotte Navion.

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Si vous lisez ceci en ligne, c’est que vous profitez du réseau mondial d’information que nous appelons Internet et d’un appareil électronique connu sous le nom d’ordinateur. Pour une grande partie du monde, l’accès à ces technologies est suffisamment courant pour être tenu pour acquis, et pourtant, elles n’ont émergé qu’au siècle dernier. Il y a quelques centaines de milliers d’années, l’humanité est née dans un état d’indigence hobbesienne, nue au sens littéral comme au figuré. Nous sommes toutefois parvenus à résoudre une énorme série de problèmes pour atteindre les sommets du monde moderne et nous continuons de le faire (à l’échelle mondiale, l’extrême pauvreté n’a jamais été aussi basse : elle ne touche plus que 9 % de la population). Quels sont les ingrédients nécessaires pour résoudre ces problèmes, pour améliorer la condition humaine ? Dans How Innovation Works, Matt Ridley étudie la nature du progrès en dévoilant les histoires cachées derrière certains des développements qui ont rendu nos vies modernes possibles [lire notre entretien avec Matt Ridley, Books n° 16, octobre 2010].

Au début de son livre, il écrit que « l’innovation, comme l’évolution, est un processus consistant à découvrir sans cesse des moyens de réarranger le monde en des formes peu susceptibles de survenir par hasard […]. Les entités qui en résultent sont […] plus ordonnées, moins aléatoires que leurs ingrédients ne l’étaient auparavant. » Ridley souligne que la simple invention ne suffit pas pour qu’un produit ou un service nouvellement créé atteigne le stade de la consommation de masse – il faut qu’on le rende « suffisamment pratique, abordable, fiable et omniprésent pour qu’il vaille la peine d’être utilisé ». Cette distinction n’a rien d’intuitivement évident, et Ridley poursuit en étayant son propos d’exemples historiques tirés des transports, de la médecine, de l’alimentation, de la communication et d’autres domaines.

L’histoire de l’humanité est souvent présentée comme une succession de héros et de génies singuliers, alors que la plupart des innovations sont à la fois progressives et impossibles à attribuer à une personne ou à un instant déterminé. Ridley prend l’exemple de l’ordinateur, dont on ne peut faire remonter l’origine à aucun moment précis. Si l’Eniac (Electronic Numerical Integrator and Computer) a commencé à fonctionner à l’Université de Pennsylvanie en 1945, il était décimal plutôt que binaire. En outre, l’un de ses trois créateurs, John Mauchly, a été reconnu coupable d’avoir « volé » l’idée d’un ingénieur qui avait construit une machine similaire dans l’Iowa des années auparavant. Juste un an avant que l’Eniac ne soit opérationnel, un ordinateur numérique programmable – le célèbre Colossus – avait été mis en service, bien qu’il n’ait pas été conçu pour l’usage du grand public.

Par ailleurs, ni l’Eniac ni le Colossus ne furent eux-mêmes les produits d’un seul esprit – il s’agit de créations clairement collaboratives. Attribuer à quelqu’un en particulier l’invention de l’ordinateur se complique encore quand on sait que l’idée même d’une machine capable de calculer avait été théorisée par Alan Turing, Claude Shannon et John von Neumann. Comme le montre Ridley, la généalogie ne s’arrête pas là. Il n’existe tout simplement pas ­d’inventeur ou de penseur unique à qui l’on puisse attribuer la naissance de l’ordinateur et son origine ne peut pas non plus être fixée à un moment quelconque.

Chose intéressante, Ridley soutient que les inventions précèdent souvent la compréhension scientifique des principes physiques qui les sous-tendent. En 1716, lady Mary Wortley Montagu vit des femmes en Turquie pratiquer ce qu’elle qualifia de « greffe » – le prélèvement d’une petite quantité de pus provenant de pustules d’une personne atteinte de variole légère et son introduction dans le sang d’une personne saine via une égratignure sur le bras ou la jambe. Cette forme de vaccination extrêmement rudimentaire, avait-on découvert, permettait de réduire le nombre de personnes atteintes de variole. Lady Mary eut l’audace de « greffer » ainsi ses propres enfants, ce qui ne plut guère à certains de ses concitoyens britanniques. Parallèlement à cette découverte, une compréhension similaire du principe d’inoculation émergea aux États-Unis en 1706, lorsque le médecin Zabdiel Boylston l’expérimenta sur 300 personnes. Son initiative lui valut de passer à deux doigts du lynchage.

Ces pionniers de la vaccination moderne nous montrent à quel point l’innovation est affaire de tâtonnements. Ni lady Mary ni Zabdiel Boylston ne comprenaient la véritable nature des virus, laquelle ne serait percée à jour que plus d’un siècle plus tard. Ils ne savaient pas non plus pourquoi le fait d’injecter aux gens une petite quantité de quelque chose les immunisait. Néanmoins, cela semblait fonctionner et c’était suffisant. Ce n’est qu’à la fin du xixe siècle que Louis Pasteur parvint à expliquer comment fonctionne la vaccination.

Ridley souligne qu’il y a toujours eu des opposants à l’innovation. Ces personnes ont souvent intérêt à maintenir le statu quo mais justifient leurs objections en invoquant le principe de précaution. Même la margarine fut jadis qualifiée d’abomination par un gouverneur du Minnesota – en 1886, sous la pression de l’industrie laitière, le gouvernement américain vota une taxe prohibitive sur la margarine afin d’en réduire les ventes. La popularité grandissante du café aux xvie et xviie siècles fit l’objet d’une condamnation féroce et moralisatrice de la part des gouvernants et des viticulteurs, quoique pour des raisons différentes. Charles ii, roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, n’aimait guère l’idée que les clients des cafés se réunissent et critiquent l’élite dirigeante. Les vignerons, quant à eux, voyaient à juste titre un concurrent dans cet étrange et sombre breuvage, et ils apportèrent leur soutien aux érudits qui affirmaient que le café donnait à ceux qui en buvaient une « énergie violente ». Ridley considère la croisade contre le café comme emblématique de la résistance à la nouveauté. En elle se retrouvent « tous les traits caractéristiques de l’opposition à l’innovation : un appel à la sécurité, un certain degré de conflit d’intérêts et une paranoïa parmi les puissants ».

Autre caractéristique de nombre des innovations examinées dans le livre de Ridley : elles ont souvent été conçues simultanément par des acteurs indépendants. Thomas Edison n’est pas le seul inventeur de l’ampoule électrique. Avant 1880, 21 autres personnes avaient, semble-t-il, eu l’idée de l’ampoule à incandescence ou y avaient apporté des améliorations déterminantes. Il ne s’agit pas là du seul exemple d’inventions convergentes : « Six personnes ont inventé ou découvert le thermomètre, cinq le télégraphe électrique, quatre les fractions décimales, trois l’aiguille hypodermique, deux la sélection naturelle. » C’est la règle plutôt que l’exception, postule Ridley. Il poursuit en l’appliquant aux théories scientifiques. Même la théorie de la relativité d’Einstein, selon lui, aurait pu être découverte peu de temps après par Hendrik Lorentz. Et, bien que Watson et Crick soient mondialement célèbres pour leur découverte de la structure de l’ADN, tout porte à croire qu’ils ont devancé de justesse d’autres scientifiques qui suivaient des pistes similaires.

Aussi fondamentale que soit l’innovation pour l’histoire de l’humanité, Ridley prétend qu’elle est antérieure de quelques milliards d’années à l’apparition de notre espèce. « L’émergence de la vie sur Terre a été la première innovation : le premier agencement d’atomes et d’octets en des formes improbables, capables d’exploiter l’énergie dans un certain but », écrit-il dans un élan presque mystique. Bien sûr, il y a des différences entre la créativité de l’esprit humain et celle de la biosphère, mais beaucoup de principes identiques les régissent l’une comme l’autre : une progression par tâtonnements, une tendance à l’amélioration graduelle, l’imprévisibilité et une évolution vers la complexification et la spécialisation.

Quelle est la relation entre nos attentes vis-à-vis d’une innovation et les effets qu’elle produit concrètement ? Ridley adhère à la loi d’Amara, selon laquelle « on a tendance à surestimer l’impact d’une nouvelle technologie à court terme mais à le sous-estimer à long terme ». Il retrace l’intense enthousiasme suscité par Internet dans les années 1990, qui a été quelque peu douché lorsque la bulle a éclaté au début des années 2000, mais qui s’est ensuite trouvé justifié par l’incontestable explosion numérique des années 2010. Le séquençage du génome humain a suivi le même schéma : après des débuts décevants, la technologie pourrait être mûre pour une période de succès. Si nous surestimons bel et bien au départ l’impact de l’innovation et finissons par le sous-estimer, alors, comme le déduit Ridley, il faut bien que nous tombions à peu près juste quelque part entre les deux. Il rattache cette situation à l’une de ses thèses centrales, qui stipule qu’inventer quelque chose n’est qu’une première étape – la création doit ensuite subir des transformations jusqu’à devenir accessible à la consommation de masse. Appliquant la loi d’Amara aux tendances contemporaines, Ridley estime que l’intelligence artificielle est dans la phase « sous-estimée », tandis que la blockchain1 est dans la phase « surestimée ».

Ridley dissipe de nombreuses idées fausses sur l’innovation, comme « la réglementation permet de protéger les consommateurs » ou « telle ou telle innovation entraînera un chômage de masse » [lire « Les robots vont-ils nous remplacer ? », Books n°62, février 2015]. On n’a pas l’impression qu’il aborde ces questions d’un point de vue idéologique, mais plutôt qu’il a commencé par étudier l’Histoire et qu’il a ensuite jugé que ces croyances communes étaient infondées. De même, How Innovation Works explore la relation entre l’innovation et la formation d’empires. Il conclut que, à mesure que les élites dirigeantes étendent leur territoire et centralisent leur contrôle, le moteur créatif de la population cale et le progrès technologique stagne. Ce qui finit par contribuer à la chute de ces empires. Contrairement à ces mastodontes ossifiés, les régions aux cités-États multiples et fragmentées ont souvent été d’intenses foyers d’innovation. Qu’on songe à l’Italie de la Renaissance, à la Grèce antique ou à la Chine des Royaumes combattants. En bref, les grands États ont eu tendance à être plus gaspilleurs, bureaucratiques et restrictifs sur le plan des libertés. Or la liberté, comme l’indique le sous-titre du livre, est essentielle au progrès.

Dans How Innovation Works, Matt Ridley tente de résoudre un paradoxe, à savoir que « l’innovation est le phénomène le plus important du monde moderne, mais aussi l’un des moins bien compris. C’est grâce à elle que la plupart des gens vivent aujourd’hui une vie de prospérité et de relative sagesse par rapport à leurs ancêtres, [elle est] la cause principale du grand enrichissement des siècles passés. » Beaucoup de gens ignorent tout simplement que des générations de créativité ont été nécessaires à l’humanité pour parvenir à son état actuel (et, bien sûr, il restera toujours des problèmes à résoudre).

Le livre de Ridley est une courageuse tentative pour faire évoluer les esprits. Il y a de nombreux autres modèles, leçons et histoires exposés dans How Innovation Works que je n’ai pas abordés, et Ridley les tisse ensemble pour composer une sorte de lettre d’amour à notre espèce. Il ajoute sa contribution à la liste croissante de livres récents qui proposent une défense rationnelle de l’optimisme et du progrès. Citons notamment « L’arc moral », de Michael Shermer [lire « Peut-on parler d’un progrès moral ? », p 23], Le Triomphe des Lumières, de Steven Pinker, et Le Commencement de l’infini, de David Deutsch2. Contrairement à ces auteurs, Ridley s’intéresse avant tout au progrès technologique, et la passion mêlée de gratitude qu’il éprouve pour celui-ci est contagieuse :
« Du début de l’histoire de l’humanité aux années 1820, personne n’avait voyagé plus vite qu’un cheval au galop, et encore moins en transportant une lourde cargaison. Pourtant, dans les années 1820, sans le moindre animal en vue, avec juste un tas de minéraux, du feu et un peu d’eau, des centaines de personnes et des tonnes de choses se déplacent à une vitesse folle. Les ingrédients les plus simples – qui ont toujours été là – peuvent produire le résultat le plus improbable s’ils sont combinés de manière ingénieuse […], simplement par le réagencement des molécules et des atomes selon des modèles éloignés de l’équilibre thermodynamique. »
La vision de l’Histoire que présente Ridley est enthousiasmante en ce que nous n’y sommes pas simplement les bénéficiaires passifs de milliers d’années d’innovations. Il ne tient qu’à nous de contribuer à cette chaîne sans fin de progrès. 

Logan Chipkin est un jeune auteur vivant à Philadelphie. Il écrit pour de nombreux journaux en ligne sur des sujets philosophiques, économiques, culturels aussi bien que scientifiques.

Ce texte est paru initialement sur le site Quillette le 29 mai 2020. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

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