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Comme de nombreux artistes britanniques, le musicien Bernard ­Sumner a publiquement exprimé, dans une tribune parue en 2016 dans l’hebdomadaire The New European, le dépit que lui inspirait le Brexit. Si ce membre fondateur des groupes Joy Divi­sion et New Order se sentait européen, c’est notamment parce que lui et les autres inventeurs du post-punk britannique ont moins été influencés par leurs homologues d’outre-Atlantique que par des groupes du Vieux Continent, à commencer par les Allemands de Kraftwerk : « C’est un groupe unique en son genre. Je ne pense pas qu’ il aurait pu naître ailleurs qu’en Europe […]. ­Kraftwerk et d’autres groupes de rock alle­mands comme Can et Neu!, dont Ian Curtis et notre batteur Stephen Morris ont été des fans de la première heure […], ont été à mes yeux des acteurs majeurs du grand chambardement qui s’est produit dans la musique, de ce mouvement qui a rompu avec les guitares et les États-Unis pour aller vers des sonorités nouvelles, synthétiques et européennes. »

Comme Sumner, nombreux sont les professionnels de la ­musique et les amateurs de pop à considérer que Kraftwerk est le groupe musical le plus ­influent de ces cinquante dernières ­années. La disparition, le 6 mai, de son cofondateur Florian ­Schneider a entraîné une nouvelle vague d’hommages unanimes. Certes, les ventes de Kraftwerk n’ont ­jamais atteint le niveau stratosphérique de leurs contemporains Boney M. ou Abba, mais ­Schneider et ses collègues ont inventé l’électro qui domine aujour­d’hui la production musi­cale mondiale et, à partir de 1975, ils étaient vénérés par des artistes aussi importants que ­David Bowie et Iggy Pop.

Reste un point à éclaircir : comment Kraftwerk, considéré par la critique musicale britannique du début des années 1970 comme du krautrock (« rock choucroute », terme péjoratif signifiant à peu près « rock de Boche »1), a-t-il réussi à définir en moins d’une décennie un son « européen » ­capable d’influencer la pop anglo-­saxonne qui régnait sans partage depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ?

Ce succès est d’autant plus surprenant que, dès sa fondation, en 1970, le groupe de Düsseldorf revendique d’être allemand sur tous les plans. Pour commencer, Florian Schneider et Ralf Hütter refusent de donner à leur entreprise un nom anglais, contrairement à la majorité des rockeurs allemands. De même, ils font le choix de chanter dans leur langue maternelle et déclarent que c’est son côté « mécanique » qui inspire la structure de leur musique. 
Enfants du miracle économique ouest-allemand et originaires de la prospère et industrielle capi­tale de la Ruhr, Schneider et Hütter n’ambitionnent en fait rien de moins que de participer à la reconstruction culturelle de leur pays. Ce programme est bien résumé dans les deux phrases suivantes, couramment attribuées à Hütter : « La culture de l’Europe centrale s’est brisée net dans les années 1930, et beaucoup ­d’intellectuels sont partis pour les États-Unis et la France ou ont été éliminés. Kraftwerk reprend ce mouvement là où il a été ­interrompu. »

Paradoxalement, c’est hors des frontières de la RFA qu’Autobahn (1974), quatrième album du groupe, rencontre le succès critique. Alors que des journalistes ouest-allemands déplorent l’image stéréotypée que ­Kraftwerk donne de leur pays, les critiques musicaux du reste de l’Europe de l’Ouest et des États-Unis saluent leur usage innovant, pop et hypnotique du synthétiseur.

Prenant acte de leur audience plus continentale que nationale, les membres de Kraftwerk sortent leurs albums suivants en deux versions, l’une allemande et l’autre internationale. Ils font également le choix à partir de Radio-Activity/­Radio-Aktivität (1975) de ne recourir qu’à des instruments électroniques. Le single éponyme ne fut pas un succès en Allemagne (où il passa à tort pour une apologie de l’énergie nucléaire), ni en Grande-­Bretagne ou aux États-Unis, mais devint un tube en France et l’indicatif d’une émission de variétés très suivie sur Europe 1. Pour certains aficionados euro­péens de Kraftwerk, l’inégal succès du groupe dans le monde s’expliquait à cette époque par le fait que tous les publics nationaux n’étaient pas également réceptifs à l’avant-garde et à l’ironie.
Il fallut encore deux albums à Kraftwerk pour s’établir comme influence et référence à l’échelle mondiale. Il y eut d’abord en 1977 Trans-Europe Express/Trans-Europa Express, qui, comme son nom le laisse supposer, se révéla le plus européen de tous les albums du groupe. Cet album-concept était dédié à un réseau de trains de luxe qui reliait entre elles les principales villes ouest-européennes entre 1957 et 1983 et dont Düsseldorf constituait l’un des principaux nœuds ferroviaires.

Dans son récent essai Kraftwerk: Future Music from Germany, Uwe Schütte propose de caractériser Trans-Europe Express comme un sommet de « nostalgie futuriste ». D’un côté, à rebours de l’explosion punk, Kraftwerk adopte une iconographie empruntant au modernisme européen des années 1920 et décide de célébrer un réseau de transports déjà en perte de vitesse du fait de la concurrence de l’avion et du développement d’une nouvelle génération de trains à grande vitesse. De l’autre, le groupe propose une musique toujours plus avant-gardiste.

L’album est de ce fait assez riche pour qu’on lui prête plusieurs sens. Il peut être interprété comme une utopie autant issue du passé (celle d’un premier xxe siècle européen épargné par le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale et d’un futurisme qui n’aurait jamais été associé aux fascismes) que tournée vers le futur (celle d’une Europe sans frontières, huit ans avant les accords de Schengen).

L’année suivante, ­The Man-­Machine/Die Mensch-Maschine juxtapose de même une esthétique évoquant l’entre-deux-guerres européen et un son électronique inouï. Quadrilingue, la pochette à dominante rouge est explicitement « inspirée by El Lissitzky2 ». Cet album est considéré comme l’origine de la new wave, mouvement musical qui se développe au tournant des années 1980 dans l’Europe entière sous différents noms (nouveaux romantiques en Grande-Bretagne, jeunes gens modernes en France). Certains groupes poussent le mimé­tisme kraftwerkien particulièrement loin. En France, c’est vêtus de chemises rouges que les membres de Taxi Girl interprètent en 1980 leur morceau « Mannequin ». Les paroles et les sonorités électroniques sont assez évidemment inspirées par « Les Mannequins », version française que ­Kraftwerk a enregistrée de son titre « Showroom Bodies » en 1977.

La new wave n’est que le premier mouvement musical à revendiquer l’héritage de Kraftwerk. « Planet Rock », single ­d’Afrika Bambaataa & the Soulsonic Force (1982) et morceau fondateur du hip-hop, est tout entier construit sur un sample du morceau « Trans-Europe Express ». Les premiers artistes se revendiquant des scènes techno et house affirment eux aussi leur dette à l’égard du groupe de Schneider et Hütter.

Depuis les années 1980, Kraft­werk n’a donc pas cessé d’être un des groupes les plus samplés et les plus remixés dans le monde, avec ou sans autorisation. Soucieux de protéger leur création, les membres du groupe se sont depuis lors investis dans de nombreuses batailles juridiques contre les artistes samplant leurs œuvres sans les consulter. La procédure la plus longue a opposé Ralf Hütter et Florian Schneider au producteur de rap allemand Moses Pelham. Bien qu’elle ait concerné la réutilisation d’un extrait de deux petites secondes, cette bataille ­juridique a duré près de vingt ans et est remontée jusqu’à la Cour de justice de l’Union ­européenne (CJUE). En juillet 2019, la CJUE est allée à l’encontre de la décision de la Cour constitutionnelle fédé­rale allemande en considérant que le sampling sans autorisation préalable pouvait constituer une atteinte aux droits d’auteur et ne pouvait pas se justifier au nom de la liberté de création. Même si elle inquiète les défenseurs de la liberté de création, l’existence d’une « jurisprudence ­Kraftwerk » à l’échelle européenne prouve ­encore une fois, s’il en était ­besoin, la place centrale et singulière ­qu’occupe ce groupe dans la culture de notre continent depuis les années 1970. 

— Lucie Rondeau du Noyer est historienne. Elle est professeure agrégée d’histoire-géographie dans un lycée de Seine-Saint-Denis.

— Cet article est paru dans Le Grand Continent le 7 mai 2020.

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Dans le ciel de Cambridge, où scintillaient les astres de quelques-uns des plus brillants esprits du début du xxe siècle, passa brièvement une étoile filante d’un éclat exceptionnel. L’œuvre de Frank Ramsey, mort prématurément en 1930 à l’âge de 26 ans, ne comprend qu’une trentaine d’articles et textes de circonstance, dont plusieurs publiés à titre posthume.

Mais la plupart d’entre eux sont des contributions de première importance à un large spectre de disciplines : logique, mathématiques, philosophie, épistémologie, théorie des probabilités, théorie de la décision, économie.
Encore étudiant, Ramsey discutait d’égal à égal avec l’économiste John Maynard Keynes et les philosophes Bertrand Russell, G. E. Moore et ­Ludwig ­Wittgenstein, dont il critiquait les théories avec une tranquille audace et une surprenante sagacité. À Cambridge, il était unanimement considéré comme un génie, de l’espèce la plus aimable en raison de ses manières simples et de son caractère jovial. Éclipsée un certain temps par la légende de Wittgenstein, sa réputation n’a fait que croître à mesure que l’on découvrait la fécondité de ses travaux. Aujourd’hui, dans une grande variété de domaines, une vingtaine de termes techniques portent son nom (théorie de Ramsey, théorème de Ramsey, principe de Ramsey, nombre de Ramsey, règle de Ramsey, problème de Ramsey…), auxquels il convient d’ajouter ce que le philosophe américain David Davidson appelait « l’effet Ramsey » : croire que l’on a fait une découverte et se rendre compte que Ramsey nous a précédés.

Parce que sa vie fut brève et que ses travaux ont un caractère très technique, aucune vraie biographie ne lui avait été consacrée jusqu’ici. En dehors de témoi­gnages recueillis dans une émission radiophonique de la BBC et des indications figurant dans diverses notices biographiques et préfaces, on ne disposait jusqu’à récemment que du livre de souvenirs de sa sœur Margaret Paul 1 et d’une courte monographie de Karl Sabbagh, parue uniquement au format numérique 2. Le remarquable ouvrage de Cheryl Misak vient heureusement combler cette lacune en offrant la première biographie en bonne due forme.

Le père de Frank Ramsey était professeur de mathématiques à Cambridge, où il présidait le Magdalene Col­lege. Contrairement à son fils, c’était un homme dur, sévère et peu cordial. Dans une famille très religieuse qui comptait de nombreux ecclésiastiques (son frère cadet deviendra archevêque de Canterbury), le jeune Ramsey se signala dès l’adolescence par son athéisme affirmé. Il se distinguait aussi par l’étendue de sa curiosité et de ses intérêts et une précocité intellectuelle hors du commun.

À l’âge de 17 ans, il entama des études de mathématiques à Cambridge, où il ne tarda pas à être repéré par Keynes, qui le décrivait dans une lettre comme « sans aucun doute et de loin l’étudiant le plus brillant apparu depuis de longues années à la lisière de la philosophie et des mathématiques ». Un de ses premiers exploits fut pourtant de se livrer à une critique dévastatrice de la théorie des probabilités de Keynes. Dans son « Traité de probabilité », Keynes, en alternative à la théorie « fréquentielle » utilisée en physique, qui définit la probabilité comme le rapport du nombre de cas favorables au nombre de cas possibles, avait élaboré une théorie « logique » des probabilités fondée sur l’idée qu’elle exprime une relation objective entre propositions. Après avoir démoli ce modèle d’une manière si convaincante que Keynes ­renonça à le défendre, Ramsey exposa sa propre théorie « subjective » des probabilités, fondée sur les notions de croyance et de degrés de croyance. Ses idées dans ce domaine seront redécouvertes dans les années 1940, avec l’invention de la théorie des jeux par Oskar Morgenstern et John Von Neumann.

Un des premiers articles de Ramsey, rédigé à l’âge de 20 ans, est un compte rendu du Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein, petit livre dense et hermétique qu’il avait traduit et avec lequel son auteur prétendait résoudre définitivement tous les problèmes de la philosophie. Ce texte demeure aujourd’hui, aux yeux de Ray Monk, biographe du philosophe autrichien, « l’un des meilleurs exposés et l’une des critiques les plus pénétrantes » des idées contenues dans cet ouvrage. Ramsey et Wittgenstein passèrent beaucoup de temps ensemble : à Cambridge lorsque Wittgenstein y était étudiant, à deux ­reprises dans le petit village d’Autriche où il était allé exercer le métier d’instituteur, à Cambridge de nouveau lorsqu’il y ­retourna. Ramsey admirait Wittgenstein, dont les idées l’influencèrent profondément. Ce dernier, même s’il lui arrivait de trouver déplaisante la manière de réfléchir de Ramsey, fut perturbé par ses remarques au sujet du Tractatus. Leurs discussions, ainsi que certaines observations de l’économiste Piero Sraffa, incitèrent Wittgenstein à développer ce qu’on a appelé sa « deuxième philosophie », dans la présentation de laquelle il reconnaîtra sa dette à l’égard de Ramsey.

Difficile d’imaginer deux personnalités plus différentes. Doté d’un regard intense et de manières brusques, sombre, torturé par l’angoisse métaphysique, intransigeant, porté à tout prendre au tragique, facilement irritable et arrogant, Wittgenstein est passé dans l’histoire comme l’exemple parfait du génie tourmenté, inaccessible et de commerce difficile. À l’opposé, grand et corpulent, doté d’un corps imposant qu’un de ses amis décrivait comme « un croisement entre un phare et un ballon », si maladroit d’apparence qu’il donnait, dit-on, trompeusement l’impression qu’il allait se cogner contre les meubles, bon joueur de tennis et pratiquant avec plaisir la natation en rivière et la randonnée en montagne, Ramsey était réputé pour son caractère joyeux, avenant et sociable, sa gaieté, sa bonhomie et pour ce que son frère ­Michael appelait son « absence totale de sentiment de supériorité ». Keynes, dans l’hommage posthume qu’il lui a rendu, évoque « son rire gargouillant et spon­tané, la simplicité de ses sentiments et de ses réactions, parfois un peu alarmantes et à l’occasion presque cruelles par leur côté direct […], son honnêteté d’esprit et de cœur, sa modestie, et la stupéfiante efficacité de la machine intellectuelle qui travaillait derrière ses vastes tempes et son large visage souriant » 3.

Une dizaine d’années plus tôt, Bertrand Russell et Alfred ­North Whitehead avaient tenté d’établir dans leur ouvrage en trois volumes Principia mathematica que toutes les propositions mathématiques peuvent être réduites à des propositions de logique formelle. Dans plusieurs textes, Ramsey ­s’efforça de sauver cette thèse en l’améliorant grâce à une révision de la théorie des types mise au point par Russell pour résoudre certains paradoxes. Cette révision impliquait de distinguer entre vrais paradoxes ­logiques et paradoxes sémantiques d’origine linguistique. (Dans un texte sur la théorie ­logique des universaux et des particuliers, Ramsey reproche de même à celle-ci de « prendre à tort pour une caractéristique de la réalité ce qui est une caractéristique du langage ».)

Huit ans plus tard, avec ses deux ­célèbres théorèmes d’incomplétude, le logicien Kurt Gödel portera un coup fatal au programme de réduction des mathé­matiques à la logique. Entre-temps, à la fin de sa vie, Ramsey s’était rapproché de l’intuitionnisme de Hermann Weyl et de L. E. J Brouwer, qui voyaient dans les mathématiques une pure construction de l’esprit humain. Un de ses articles sur les fondements des mathématiques contient, en quelques pages, sa seule contribution aux mathématiques pures : la démonstration d’un théorème de calcul combinatoire établissant que le désordre complet est impossible dans une structure assez grande, toute structure de ce genre contenant nécessairement des sous-structures possédant un certain ordre. Ce théorème était proposé comme une étape vers la résolution de ce que l’on connaît sous le nom de « problème de la décision ». Il a été prouvé en 1936 que celui-ci était inso­luble. Mais le théorème de Ramsey a donné naissance à une nouvelle branche des mathématiques.

Davantage porté à écouter qu’à prendre la parole, Ramsey défendait volontiers ses idées dans les différents cercles de Cambridge dont il était membre : le club des sciences morales, le club d’économie politique et, surtout, les Apôtres, le cercle de discussion qui rassemblait les meilleurs esprits de l’université et dans lequel Keynes l’avait fait entrer. Le même Keynes avait manœuvré pour lui obtenir une charge d’enseignement au King’s College. Cétait un professeur un peu désorganisé mais apprécié pour sa constante disponibilité et, jusqu’à un certain point, pour ses talents pédagogiques. Ce qui caractérisait Ramsey, observait G. E Moore, c’était « non seulement une extraordinaire capacité à tirer des conclusions d’un ensemble compliqué de faits, mais aussi un don exceptionnel pour expliquer aux autres ce qu’il pensait et les raisons pour lesquelles il le pensait ». Mais, reconnaissait-il, « il a parfois du mal à expliquer les choses aussi clairement qu’il l’aurait pu, pour la simple et bonne raison qu’il n’estime pas qu’une explication est nécessaire ».

Entre le puritanisme de ses parents et la liberté de langage et de mœurs des personnes qu’il fréquentait, et qui étaient, pour certaines, membres du groupe de Bloomsbury, son apprentissage de la vie amoureuse ne se fit pas sans difficultés. Dans ses carnets de jeunesse, il se plaint en termes très crus de sa condition de célibataire. À l’âge de 20 ans, il s’éprit follement d’une femme mariée qui avait dix ans de plus que lui, Margaret Pyke, à qui il fit un jour, dans des termes étonnamment directs, des propositions qu’elle déclina. Profondément déprimé, il se persuada que la psychanalyse pouvait l’aider à guérir de son obsession pour elle. Il partit pour Vienne dans l’espoir de se faire psychanalyser par Freud ou Otto Rank. Finalement, c’est sur le divan de Théodore Reik qu’il s’allongea. Son séjour en Autriche fut l’occasion de longues discussions avec Wittgenstein et de contacts avec plusieurs membres du groupe de savants et philosophes connu sous le nom de cercle de Vienne. Quelques mois plus tard, estimant son analyse terminée et se considérant guéri, il revint à Londres.

Peu de temps après, il tombait amoureux de celle qui allait devenir sa femme. De cinq ans son aînée, très intelligente et cultivée, Lettice Baker possédait une forte personnalité. (Wittgenstein, qui l’estimait et l’appréciait, conserva des liens avec elle après le décès de Ramsey.) Leur union, dont naquirent deux filles, fut riche et solide, mais non dépourvue de tensions et de soubresauts. Dans l’esprit de Bloomsbury, les deux époux formaient un couple libre. Au bout d’un certain temps, Ramsey entama une liaison durable avec Elisabeth Denby, une spécialiste du logement social qui avait neuf ans de plus que lui. La façon dont il relate à sa femme les détails de leurs rapports dans certaines de ses lettres ne témoigne pas d’une grande délicatesse. Lorsque Lettice eut elle-même une aventure, il réagit de la manière la plus classiquement masculine et le prit très mal. Ramsey, dit très justement Alex Dean dans le mensuel Prospect, était « fondamentalement un homme ordinaire doté d’un esprit extraordinaire ».

Parmi les textes qu’il a rédigés après son mariage figurent deux articles d’économie politique. Ils lui valent la réputation d’être l’un des quelques mathématiciens, avec John Von Neumann et John Forbes Nash, qui ont fourni à la science économique des apports de premier plan. De son article de 1928 sur le taux d’épargne public optimal (quelle part de son ­revenu un pays doit-il épargner ?), Keynes affirmait qu’il était « l’une des plus remarquables contributions à l’économie mathématique de tous les temps, tant pour ce qui est de l’importance intrinsèque et de la difficulté du sujet que de la puissance et l’élégance des méthodes techniques utilisées ». Jetant les bases à la fois de la théorie de la croissance optimale et de la réflexion sur la justice intergénérationnelle, il y démontrait que, moyennant certaines idéalisations, « le niveau d’épargne multiplié par l’utilité marginale de la monnaie doit toujours être égal à l’écart entre le niveau net total d’utilité et le niveau de satisfaction le plus élevé possible ».

Un an auparavant, dans un autre article devenu tout aussi célèbre, il s’efforçait de déterminer la meilleure manière de fixer les taux de taxes proportionnelles sur différents produits de manière à minimiser la perte d’utilité pour le consommateur. Sur la base d’hypothèses simplifiées, il concluait que « les taxes devraient être telles qu’elles réduisent la production de tous les produits dans les mêmes proportions ». En conséquence, moins la demande d’un produit est élastique, plus ce produit devrait être taxé. L’économiste Paul Samuelson a affirmé à propos du modèle de taxation de Ramsey qu’il constituait un « apport considérable à la théorie l’optimum faisable » et son confrère Joseph Stiglitz le qualifiait de « premier exercice réussi en matière d’optimum de second rang », ce qui revient à dire la même chose autrement.

De manière générale, comme Keynes et ses confrères de Cambridge Arthur Cecil Pigou et Piero Sraffa, qu’il a tous trois aidés à résoudre certaines questions mathématiques liées à leurs travaux, Ramsey s’intéressait au fonctionnement réel de l’économie. « Contrairement aux économistes et théoriciens du choix rationnel qui se sont appuyés sur ses travaux, souligne Cheryl Misak dans The Times Literary Supplement, Ramsey n’était pas à la recherche de la rationalité idéale. Il ne pensait pas que l’on puisse comprendre les décisions en étudiant des modèles de conflit et de coopération entre individus rationnels choisissant en fonction de leur intérêt. […] [Car] les hommes sont loin de l’idéal. La faillibilité et la psychologie individuelle […] font inextricablement partie de la condition humaine. » Les réflexions économiques de Ramsey sont indissociables de sa collaboration avec les trois économistes cités, plus particulièrement Pigou, ainsi que de ses convictions socialistes, qui le conduisaient à être favorable à l’intervention de l’État dans l’économie.

Ramsey se méfiait des notions que l’on ne peut définir. « Le plus grand danger, pour la philosophie, disait-il, outre la paresse et la verbosité, est la scolastique, dont l’essence est de traiter ce qui est vague comme si c’était précis et d’essayer de le faire entrer dans une catégorie logique ». Il est frappant de constater à quel point ses idées sur tous les sujets auxquels il s’est intéressé consistent presque toujours à revenir, par le détour de déve­loppements très techniques, à ce bon sens et ce sens commun que la pensée anglaise a souvent privilégiés. On le voit avec cette remarque au sujet de l’induction, la démarche qui consiste à tirer une règle d’une série d’observations ou d’expériences : « On a beaucoup écrit sur la justification de l’inférence inductive depuis l’époque de Hume. Hume a montré qu’elle ne peut être ni réduite à l’inférence déductive, ni justifiée par la logique formelle […] Mais croire que la situation ainsi engendrée est philosophiquement scandaleuse est, je crois, une erreur. Nous sommes tous convaincus par des arguments inductifs et notre conviction est raisonnable parce que le monde est ainsi fait que les arguments inductifs mènent, tout compte fait, à des opinions vraies. »

Influencée par le pragmatisme du philosophe américain C. C Pierce, sa théorie de la connaissance ne tombe ni dans le subjectivisme, l’idée que nos croyances ne seraient que des états subjectifs, ni dans l’utilitarisme, qui ne définit leur vérité que par leur seule utilité. C’est un pragmatisme réaliste, ou un réalisme pragmatiste : selon lui, nos croyances sont vraies si elles conduisent à des actions réussies, mais elles ne peuvent conduire à des ­actions réussies que si elles reflètent la manière dont les choses sont dans la réalité.

On se rend compte aujourd’hui que ses apports dans divers domaines sont autant d’expressions d’une philosophie globale cohérente. Toutes les idées qu’il a défendues reflètent une vision du monde et de la vie pratique, positive, confiante dans les capacités de la raison, résolument hostile à toutes les formes de scepticisme, de dogmatisme et de mysticisme, animée par cet optimisme foncier dont il faisait état dans une intervention devant les Apôtres. Délibérément provocateur dans une enceinte dont la raison d’être était de stimuler les échanges d’idées, à moitié par plaisanterie, il y défendait la thèse que, avec les progrès de la science et le déclin de la religion, il n’y avait plus de véritable discussion possible sur les questions d’ordre général, le débat se réduisant à comparer ses notes et ses expériences ou, en matière d’art et de littérature, ses sentiments. Il concluait toutefois en ces termes : « Avec le temps, le monde se refroidira et tout mourra, mais c’est dans longtemps. […] L’humanité, […] je la trouve intéressante et dans l’ensemble admirable. Je trouve, en ce moment du moins, que le monde est un lieu agréable et passionnant. Vous pouvez le trouver déprimant ; j’en suis désolé pour vous, et vous me méprisez pour cela. […] D’un autre côté, je vous plains à juste titre, parce qu’il est plus agréable d’être ravi que déprimé, et pas seulement plus agréable mais aussi meilleur pour tout ce que l’on entreprend. » Dans les premières pages de sa biographie, Cheryl Misak cite cette phrase du philosophe Johann Gottlieb Fichte : « Le type de philosophie que l’on choisit dépend du type d’homme que l’on est. » Cela n’a jamais été aussi vrai que dans le cas de Frank Ramsey. 

Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).

Cet article a été écrit pour Books.

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Bien avant la quarantaine, le confinement et l’isolement volontaire, on se voyait déjà mal vivre sans ces moyens d’évasion électroniques que sont les casques et écouteurs antibruit, les smartphones et les tablettes. Aujourd’hui, cela semble tout bonnement impossible. Quelque chose a forcément marqué un avant et un après, un point de bascule à partir duquel nous nous sommes branchés à un appareil pour nous déconnecter du monde. Ce quelque chose, c’est le Walkman, le baladeur audio inventé par la firme japonaise Sony en 1979. À compter de ce jour de juin 1980 où il a débarqué aux États-Unis sous le nom de Soundabout, notre existence n’a plus jamais été la même.

Jusque-là, l’écoute de la musique était essentiellement une expérience collective : les familles se rassemblaient autour du gros poste de radio dans la salle de séjour ; les jeunes mettaient l’autoradio à plein tube dans la voiture ou se trémoussaient au son du transistor ; dans les bars, on glissait une pièce dans le juke-box ; les smurfeurs dansaient sur les rythmes d’un ghetto-blaster. Avec le Walkman, la musique ne devient audible que pour une seule personne isolée dans le cocon de son univers sonore. L’effet est saisissant, même pour ses inventeurs : « Aujourd’hui, tout le monde sait ce que cela fait d’écouter de la musique au casque. Mais, à l’époque, on n’en avait pas idée. D’un coup, on avait la Cinquième Symphonie de Beethoven enfoncée entre les oreilles », confie Yasuo Kuroki, le concepteur du Walkman, dans ses Mémoires publiés en 1990.

Le tout premier Walkman, le TPS-L2, est conçu comme un jouet destiné aux lycéens et aux étudiants japonais afin qu’ils puissent écouter de la musique tout en faisant leurs devoirs. (Les fans les plus attentifs reconnaîtront le boîtier bleu et gris métallisé du TPS-L2 entre les mains de Peter Quill, le héros des films Marvel Les Gardiens de la galaxie.)
Le génial Akio Morita, patron de Sony à l’époque, doute tellement du succès de l’appareil qu’il n’en fait fabriquer que 30 000 exemplaires, une quantité dérisoire. Au départ, sa prudence semble justifiée, puisque le lancement du Walkman au Japon passe quasiment inaperçu. Mais, très vite, la jeunesse tokyoïte apprend par le bouche-à-oreille l’existence d’un drôle d’appareil qui permet ­d’emporter partout la musique que l’on écoute dans l’intimité de sa chambre. En l’espace d’un an et demi, Sony va écouler quelque 2 millions d’appareils.

Le Walkman est beaucoup plus compact et léger que tous les autres lecteurs de cassettes existants, mais il reste encombrant. Les ingénieurs de Sony, connus pour être des as de la miniaturisation, n’ont pas à l’époque les moyens techniques de créer un appareil portatif plus petit qu’un livre de poche. Le Walkman ne tient pas dans la poche, si bien qu’on doit le porter à la main ou à la ceinture dans un étui conçu à cet effet. Encore plus surprenant au regard de ce qui se fait aujourd’hui en matière de baladeur audio, le premier modèle possède deux sorties casque et un micro intégré afin que l’appareil puisse être utilisé à deux : en appuyant sur le bouton « hot line », on met la musique sur pause et on active le micro, ce qui permet à deux personnes de se parler tout en gardant leur casque sur les oreilles. C’est Morita, houspillé par sa femme parce qu’il n’arrivait pas à faire la conversation tout en testant les premiers prototypes chez lui, qui avait insisté pour ajouter cette fonctionnalité.

Morita, qui n’était pas né de la dernière pluie, avait raison de se méfier de l’isolement qu’induisait le Walkman. Mais ce qu’il n’avait pas anticipé, c’est que cet isolement était justement ce qui faisait l’intérêt de l’appareil aux yeux de ses utilisateurs. « L’avènement du Walkman a signé la fin du lien social, déplore en 1981 Susan Blond, directrice générale adjointe du label discographique CBS Records, dans The ­Washington Post. C’est comme une drogue : on met son Walkman en marche et le reste du monde disparaît. » Les chercheurs ne tardent pas à mettre un mot sur ce phénomène : c’est « l’effet Walkman », décrète le musicologue Shuhei Hosokawa dans un article de 1984.

Hosokawa a remarqué que le Walkman sert à apprivoiser l’espace urbain avec son lot de nuisances sonores et d’intrusions inopinées. Porter un casque sur les oreilles, c’est à la fois brandir symboliquement la pancarte « Merci de ne pas déranger » et opposer sa propre bande-son à la cacophonie de la ville. C’est une expérience humaine inédite, une mise à distance des autres, un bouclier technologique pour se protéger du monde et un anti­dote à l’ennui. Quand on est sur le point de craquer ou que la lassitude guette, il suffit d’appuyer sur « marche » pour que la vie reparte. L’écrivain ­William Gibson, un pionnier de ce sous-genre de la science-­fiction qu’est le cyber­punk, a été l’un des premiers Occidentaux à saisir la portée d’un tel bouleversement. « Le Walkman a davantage trans­formé la perception humaine que n’importe quel gadget de réalité virtuelle », écrit-il en 1993.

Le Walkman s’impose instantanément comme objet du quotidien et, quelques années après son lancement à l’échelle mondiale, il est devenu un moyen d’affirmation sociale et un look en soi. « On revient tout juste de Paris, et tout le monde en a un », s’enthousiasme Andy Warhol dans The Washington Post. Dans des grands magasins comme ­Bloomingdale’s, il faut patienter plusieurs mois avant de pouvoir s’en procurer un. Paul Simon porte le sien en évidence sur scène lors de la cérémonie des ­Grammy ­Awards en 1981. Il devient le cadeau de Noël de rigueur des célébrités, à l’instar de la reine du disco Donna ­Summer, qui en offre à des dizaines de ­personnes.

Il y a certes eu des appareils électroniques en vogue par le passé, comme la radio de poche des ­années 1950, 1960 et 1970. Mais le Walkman ne joue pas dans la même catégorie. Jusqu’alors, le casque audio était associé aux malentendants, aux techniciens radio ou aux fanas de hi-fi. Et voilà qu’une entreprise japonaise transformait un objet technique en un accessoire branché.

Au début des années 1980, Steve Jobs, le jeune PDG d’une start-up naissante de la Silicon Valley nommée Apple, rapporte d’un voyage d’affaires au Japon un Walkman que lui a offert ­Morita. Il ne prend même pas la peine d’écouter une cassette sur son appareil : il s’empresse de l’ouvrir et de le démonter pièce par pièce. Il lit dans les minuscules roues dentées, les courroies d’entraînement et les cabestans comme dans des feuilles de thé, espérant y voir comment il pourrait un jour, lui aussi, créer quelque chose ­d’aussi révolutionnaire. « Sony était la référence de Steve à l’époque, ­raconte John Sculley, qui lui a succédé à la tête d’Apple. Il voulait être Sony. Il ne voulait pas être IBM. Il ne voulait pas être Micro­soft. Il voulait être Sony. »

Jobs voit son vœu exaucé avec le lancement de l’iPod, en 2001. Ce n’est pas le premier baladeur numérique – une entreprise sud-coréenne en a commercialisé un en 1998. (Que Sony n’ait pas su exploiter le filon, alors que la marque avait inventé le baladeur et possédait même sa propre maison de disques, montre à quel point la retraite anticipée de ­Morita à la suite d’un AVC en 1993 lui a porté un coup.) Mais le modèle d’Apple est de loin le plus stylé. Dépourvu des interfaces complexes et des chapelets de boutons de ses concurrents, il est moulé dans un plastique nacré, et son poids plume laisse présager la puissance de l’électronique qui turbine à l’intérieur.

Apple invente également une nouvelle manière d’écouter de la musique : la lecture aléatoire, qui permet de remixer à l’infini des discothèques entières. Une fois de plus, la rue est le terrain d’essai de ce baladeur d’un genre nouveau : « J’étais sur Madison Avenue, raconte Jobs dans Newsweek en 2004. C’était comme si, à chaque coin de rue, il y avait quelqu’un avec des écouteurs blancs dans les oreilles, et je me suis dit : “Ça y est, c’est parti !” »
Et cela ne s’est jamais plus arrêté, même si l’avènement, en 2007, de l’iPhone – un descendant ­direct de l’iPod et du Walkman – a rendu obsolètes les appareils portables ne servant qu’à écouter de la musique. Car l’iPhone offre de surcroît la possibilité d’avoir les yeux rivés en permanence sur ­Internet – autre façon de s’abstraire de la cacophonie ambiante. Les écouteurs, eux, restent. En 2014, les ventes d’iPod ont tellement chuté qu’Apple cesse d’en communiquer les chiffres, mais l’entreprise rachète la même année la marque de casques audio Beats by Dre pour 3,2 milliards de dollars. À l’époque, c’est la plus grosse acquisition de l’histoire d’Apple – preuve que Sony avait eu du flair en détectant et en attisant notre soif d’évasion ­sonore. Le Walkman n’a pas signé la fin du lien social, mais il nous a montré comment surmonter une période inconcevable où nous n’allions pas pouvoir nous rencontrer du tout. 

Matt Alt est un journaliste et traducteur américain établi à Tokyo.

Cet article est paru dans The New Yorker le 29 juin 2020. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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À peine l’ours Micha s’était-il envolé dans le ciel de Moscou qu’il entrait dans la légende et alimentait toutes sortes de rumeurs. Peut-être parce que personne ne voulait lui dire adieu, même si tout le monde savait que la mascotte des jeux Olympiques d’été de 1980 n’avait plus sa place dans la vie quotidienne des Sovié­tiques. On raconte par exemple que, après avoir survolé le ciel étoilé de la capitale, il s’est écrasé sur la buvette de la gare de Kiev, au grand effroi des fêtards qui s’y attardaient habituellement. Une autre version, plus dramatique (mais là aussi « de source bien informée »), voulait que l’ours gonflable ait été abattu par des rafales de kalachnikov alors que le vent le portait vers l’aérodrome de ­Vnoukovo-2, réservé aux vols officiels. Des légendes urbaines, à en croire ceux qui ont participé à la fabrication de la mascotte olympique et organisé son envol lors de la cérémonie de clôture des Jeux.

L’ingénieur Vladimir Boubynine, qui avait travaillé à la conception de Micha, se souvient parfaitement de cette soirée mémorable : « Non, il n’a pas atterri sur les poivrots de la gare de Kiev : Moscou avait été nettoyé de tous ses “éléments douteux”, des ivrognes aux fartsovtchiki [revendeurs de produits étrangers au marché noir], explique-t-il dans un sourire 1. Il n’a pas non plus été descendu à l’arme automatique, voyons ! À l’époque, des foules de visiteurs étrangers arpentaient les rues. On n’allait tout de même pas ­tirer au-dessus de leurs têtes ! En ­revanche, une brigade motorisée de la police de Moscou avait pour mission de localiser le point d’atterrissage de Micha et de l’“arrêter”. Ils l’ont pris en chasse à moto. Le vent l’a d’abord poussé vers l’avenue Koutouzov puis ramené vers l’avenue Mitchourine. Cela a duré un petit ­moment. Lorsqu’il a enfin ­atterri sur la colline des Moineaux, ils l’ont percé d’un coup de baïonnette afin de faire sortir l’hélium. Ils avaient peur qu’il s’envole à nouveau et aille se coincer dans les lignes à haute tension – ils n’ont pas voulu prendre de risques, en quelque sorte. Puis ils nous l’ont apporté à l’Institut pour qu’on le répare. C’est normal, nous étions ses parents. »

La figure fétiche des Jeux de Moscou est beaucoup plus symbolique qu’il n’y ­paraît au prime abord. L’ours gonflable le plus chou de l’Union soviétique 2 est sorti des laboratoires et usines militaires les plus secrets du pays. Visiblement, la conception, la fabrication et les ­essais d’un ours volant entraient dans les compétences des ingénieurs militaires de l’époque. C’est ainsi que cette mission très spéciale – imaginer et fabriquer une mascotte destinée à faire pleurer dans les chaumières du monde entier sur fond de boycott 3 – a été confiée au personnel du complexe militaro-industriel. Le tout sous le sceau du secret défense, bien sûr.

Le lieu de naissance de l’ours olympique en dit déjà long. Micha a vu le jour à quelques kilomètres à peine du stade Loujniki, où il a pris son envol, dans l’usine pilote de l’Institut de recherche sur l’industrie du caoutchouc (NIIRP), située dans le quartier de Khamovniki. Des résidences de standing occupent aujourd’hui cet ancien site militaire qui abritait derrière de hauts murs des laboratoires secrets enfouis plusieurs mètres sous terre. Le NIIRP développait dans son usine pilote des toiles en caoutchouc pour la marine et des joints pour les vaisseaux spatiaux et les sous-marins.

Les ingénieurs du NIIRP se voyaient aussi confier des missions peu ­banales et parfois délicates, comme la réalisation de coques de protection pour les dépouilles des dirigeants momifiés, Lénine et Hô Chi Minh notamment. Si bien que les employés du laboratoire spécialisé dans la fabrication d’échelles et de canots gonflables ne furent pas particulièrement surpris qu’on leur demande de créer un ours volant pour les jeux Olympiques. Mais l’accouchement de Micha se fit néanmoins dans la douleur.
« Il nous a donné du fil à retordre, ­celui-là ! se souvient Svetlana Nezelenova. Surtout ses pattes avant, mon Dieu, quelle galère pour les monter. Ils avaient décidé qu’il devait pouvoir les agiter pour saluer les spectateurs. » Svetlana est arri­vée au NIIRP pour un stage en 1955 et y a travaillé près de trente-huit ans. Aujourd’hui, elle jouit d’une retraite bien méritée et se souvient parfaitement de ce projet pas comme les autres. « On s’est tous mis à l’ouvrage de bon cœur. C’était un défi de construire un Micha de 8 mètres de haut. Les consignes étaient les suivantes : nous voulons un ours, du genre peluche, avec une tête, des pattes, une bedaine… Mignon, quoi ! Tout ce qu’on nous a donné, c’était un croquis de la mascotte olympique. Nous devions trouver nous-mêmes la façon de le réaliser. On trimait dessus jusqu’à pas d’heure, avec Vladimir Boubynine, Lida Petrenko et les autres. »

Svetlana Nezelenova conserve précieusement sur son vaisselier une photo de Micha entouré de son équipe de créateurs, ses « parents », prise à l’atelier. Elle la prend dans ses mains et nous explique qui faisait quoi. À partir d’un dessin, tous ces scientifiques et ingénieurs devaient donner chair à un véritable personnage, en 3D de surcroît. Et puis, dans les ­années 1970, la production assistée par ordinateur n’existait pas. « On travaillait à la planche à dessin sur du papier vélin, rigole Svetlana. Souvent, lorsque ça collait d’un point de vue technique, esthétiquement c’était affreux… Il fallait tout recommencer. L’ours devait être non seulement fiable mais aussi sympathique ! »

Lorsque la maquette fut prête, les différents morceaux de Micha furent décou­pés et assemblés dans l’usine ­pilote, située un étage plus bas. On les confectionna dans la toile caoutchoutée double couche qui avait fait ses preuves pour la fabrication d’équipements de sauvetage. Quant à l’adhésif, il s’agissait d’une colle spéciale pour bateaux et produits en caoutchouc connue sous le nom de code 4508, dont on disait à l’usine que c’était la plus forte du monde.

L’assemblage de Micha fut confié aux plus expérimentés de l’usine. Afin de ne pas prendre de risques, ils se firent la main sur un modèle de 2 mètres, un prototype aussitôt baptisé « l’ourson » dans les couloirs du NIIRP. Certains se moquèrent de ces hommes et de ces femmes qui avaient abandonné la science pour la fabrication d’un ours en caoutchouc – on les surnomma même « les dresseurs d’ours ». Mais lorsque « l’ourson » fut fin prêt, tous durent admettre que cette créature à peine plus grande qu’un être humain, avec son air à la fois gentil et juvénile, était fort sympathique.
« Il fallait un laissez-passer pour accéder au secteur où l’on travaillait sur Micha dans l’Institut. Mais, avec le temps, il est devenu une véritable curiosité, et les collègues se bousculaient pour le voir, témoigne Polina Tchoutchounova, une autre employée du NIIRP à l’époque. D’ailleurs, le Micha de taille réduite est devenu par la suite la principale attraction de nos fêtes de fin d’année. Les enfants des employés l’adoraient. On l’installait au centre de la salle de réception de l’Institut, on mettait les cadeaux à ses pieds et les petits chantaient en faisant des rondes autour. Il avait détrôné Grand-père Gel et la Fille de neige, mais personne ne les regrettait ! » 4.
Puis on envoya le « petit Micha » au banc d’essai. On le gonfla et le dégonfla des centaines de fois pour vérifier la résistance des points de colle. La commission chargée de superviser les opérations se déclara satisfaite, si bien qu’on donna l’ordre au NIIRP de lancer immédiatement la fabrication du Micha de 8 mètres. Il ne restait plus que quelques mois avant les JO. « Je ne peux pas dire qu’on nous mettait la pression, non. On se contentait de nous répéter : “Vous devez contribuer au succès des Jeux de Moscou”. Et cela suffisait pour qu’on mette les bouchées doubles, se souvient Svetlana Nezelenova. Et, lorsque nous avons eu accompli notre mission, les lauriers sont allés à d’autres. On n’a pas eu un kopeck de prime, juste une lettre de remerciements du directeur du NIIRP. Comment on a réagi ? Personne n’a rien dit, bien sûr. On était formés comme ça à l’époque. »

L’important, c’était que Micha soit prêt à temps. On sait aussi aujourd’hui que, au plus haut niveau de l’État, on ne voulait prendre aucun risque. C’est ainsi que fut prise la décision de fabriquer un deuxième Micha, au cas où. C’est l’usine du NIIRP à Zagorsk (aujourd’hui Serguiev Possad), à 70 kilomètres au nord-est de Moscou, qui se chargea de la doublure à partir des croquis élaborés à Moscou. Pour la petite histoire, le Micha de ­réserve fut fabriqué dans un grand hangar que l’URSS avait obtenu de l’Allemagne au titre des réparations de guerre et qui avait servi pour la construction des dirigeables de la Luftwaffe.
Mais fabriquer Micha et sa doublure n’était que la moitié du travail. Il fallait encore lui apprendre à voler. D’autres ingé­nieurs militaires prirent la relève.

Pour ces Jeux qui se déroulaient pour la première fois en Union soviétique et étaient de surcroît boycottés par la majorité des pays occidentaux, Micha n’avait pas droit à l’erreur. Il fallait qu’il contribue au rayonnement de l’URSS et qu’il tienne son rang ; c’était tout simplement inimaginable qu’il éclate au ­moment de son envol, qu’il s’écrase sur les tribunes ou cause des dégâts pendant la cérémonie de clôture, qui se devait d’être exemplaire. Les dirigeants de l’époque craignaient aussi que la mascotte ne soit emportée par le vent au-delà de l’espace aérien soviétique. Les spécialistes de l’Institut central d’aérodynamique (TsAGI) de Moscou furent mis à contribution. Vadim Eremine se souvient encore du jour où on lui a demandé de superviser le projet : « C’est vous qui veillerez à ce que Micha n’entre pas en collision avec un avion de ligne, qu’il ne se prenne pas dans les lignes à haute tension et qu’il n’ait pas une trajectoire erratique dans l’espace aérien au-dessus de Moscou. Qu’il n’aille pas trop loin non plus ! »
On étudia d’abord la possibilité d’équiper Micha d’une soupape pour laisser s’échapper progressivement l’hélium après son envol. Mais il fallut abandonner l’idée : « Et s’il se mettait à faire des cabrioles devant les caméras de télévision ? Nous aurions été la risée du monde entier », poursuit Vadim Eremine. « Nous avons ainsi envisagé une autre solution pour ne pas qu’il nous échappe. Nous avons calculé tous les paramètres de l’ours gonflable et sommes arrivés à l’idée suivante : puisque, en vertu du principe d’Archimède, la poussée du ballon est égale au poids du volume d’air déplacé, et que la densité de l’air diminue avec l’altitude, nous pouvions calculer le poids que devait avoir l’ours pour qu’il flotte dans le ciel. »

Sur le papier, les calculs étaient bons. Mais, à quelques semaines de l’ouverture des Jeux, on réalisa que l’ours était trop lourd. À en croire Guennadi Zakhariev, à l’époque directeur adjoint du NIIRP, ce fut un choc pour tout le monde. « Nos ingénieurs ayant l’habitude de travailler pour le ministère de la Défense, ils n’ont pas voulu prendre de risques. Ils ont choisi une toile extrêmement résistante mais qui s’est révélée trop lourde. Une fois l’ours peint, il pesait près de 65 kg alors que l’hélium qu’il contenait ne pouvait en propulser que 40 vers le ciel. »

Pour résoudre ce problème, on fit appel aux meilleurs spécialistes : les ingénieurs de l’Observatoire aérologique central (TsAO) de Dolgoproudny, dans la région de Moscou. Créé peu après le début de la Seconde Guerre mondiale, le TsAO avait pris une part active dans la défense aérienne de Moscou face aux raids de l’aviation allemande puis, la paix revenue, s’était spécialisé dans l’étude des hautes couches de l’atmosphère. Dans les années 1960, ses chercheurs avaient mis au point un système révolutionnaire d’envoi de sondes météorologiques. Jusqu’alors, on utilisait un ou plusieurs ballons gonflés à l’hélium pour soulever la nacelle dans l’atmosphère. À mesure que l’air se raréfiait, ces ballons augmentaient de volume, s’entremêlaient et finissaient par éclater. « Un de nos ingénieurs eut l’idée de faire décoller la sonde grâce à une guirlande de ballons. Disposés d’une certaine manière, ils pouvaient monter très haut et résistaient à des températures allant de 40 à – 70 °C. A priori, c’était un procédé tout ce qu’il y a de plus banal, mais cela révolutionna notre travail. Qui aurait pu imaginer que, vingt ans plus tard, on ferait décoller Micha grâce à cette technique ? » raconte Iouri ­Melnitchouk, un ancien du TsAO.

Les essais en vol se firent sur un poly­gone de tir de l’armée de l’air, près de Moscou. On attacha donc Micha à une guirlande de ballons, on étudia leur dyna­mique de vol, on ajusta plusieurs fois leur nombre tout en gardant un œil sur l’étanchéité de l’ours et sa résistance aux changements de température ou de pression atmosphérique. Là aussi, les experts rencontrèrent quelques difficultés inattendues. « L’ours volant était, en soi, un aérostat complexe, au comportement totalement inédit, résume David Chifrine, qui travaillait alors au département d’aérodynamique expérimentale du TsAO. Le plus dur était d’arriver à contrôler ses mouvements une fois dans l’air. Il avait tendance à tourner sur lui-même ou à basculer sur le côté. Et notre tâche ne se limitait pas à faire décoller Micha : encore fallait-il qu’il évolue avec grâce au-dessus de la tête des spectateurs. On a dû ajuster à plusieurs reprises notre dispositif de guirlandes attachées à divers endroits de son corps afin qu’il puisse ­décoller et se maintenir à la verticale, sans dévier de son parcours. »
David Chifrine balaie au passage la ­rumeur selon laquelle l’équipe avait un temps envisagé d’installer un poste de pilotage dans l’une des pattes de l’ours : trop risqué pour la vie du pilote, dit-il. « Nous avons trouvé la bonne formule pour que Micha se tienne droit uniquement grâce à notre dispositif de ballons. On n’avait même pas besoin de lester ses pattes arrière », poursuit-il. C’est ainsi que la mission de faire décoller Michka fut entièrement confiée au département de Chifrine.

Si l’on en juge par les images des dernières minutes de la cérémonie de clôture des JO, tout se déroula à merveille. Le pays tout entier, le monde entier même, fut ému aux larmes. Le plus étonnant toutefois se passa dans les coulisses du stade. Avec sa guirlande de 25 ballons aux couleurs des anneaux olympiques, Micha mesurait 20 mètres ; or le tunnel d’accès au terrain n’en faisait que 4. L’arrivée de l’ours sur le terrain fut minutieusement préparée. Le public vit d’abord apparaître la guirlande de ballons multicolores, puis Micha sortit à moitié incliné de sa « tanière » avec beaucoup d’élégance.

En plus des ballons attachés au corps de la mascotte, il y en avait un autre, de couleur pourpre : c’était le ballon-pilote destiné à indiquer la direction et la force du vent. De lui dépendait que Micha puisse s’envoler ou pas. « Tout s’est joué en quelques secondes. Nous avions la responsabilité totale de la suite des événements après le lâcher du ballon-­pilote. Si nous estimions que les risques étaient trop grands, nous annulerions l’envol de l’ours. Micha se contenterait de tournoyer sur place avant de rentrer au bercail. La tension était à son comble », raconte David Chifrine.

Mais les spectateurs ne virent rien de tout cela. Escorté par une vingtaine de collaborateurs du TsAO vêtus de tenues d’un blanc éclatant, l’ours olympique longea les tribunes, passa à côté des balalaïkas géantes, se fraya un chemin parmi les athlètes et les officiels pour se retrouver au beau milieu de la pelouse du stade. Le ballon pourpre fut lâché et indiqua que les conditions étaient favorables. Les projecteurs s’éteignirent, et Lev Lechtchenko et Tatiana Antsiferova entonnèrent les premiers couplets de la chanson Au revoir, Moscou : « Le silence se fait dans les tribunes/ Le temps des prodiges s’achève/ Au revoir, notre gentil Micha/ Retourne à ta forêt enchantée. » Le stade entier se figea d’émotion. Puis, pile sur les mots « Au revoir, Moscou, au revoir », Micha commença à s’élever majestueusement dans le ciel au-dessus du stade Loujniki.

« Lorsque la cérémonie de clôture a pris fin, tous les spectateurs sont restés à leur place encore une bonne vingtaine de minutes, se souvient Askold Konovitch, l’un des scénaristes et metteurs en scène du spectacle olympique. Tout le monde regardait le ciel. Les jeunes femmes pleuraient comme des madeleines. Ce n’est qu’au bout d’une demi-heure que nous avons pris notre courage à deux mains pour annoncer en plusieurs ­langues : “Mesdames et messieurs, les jeux Olympiques sont terminés. Micha ne reviendra pas. Vous êtes priés de vous diriger vers la sortie.” »
Après son « arrestation » par les ­motards de la police de Moscou dans les circonstances que l’on sait, Micha fut raccompagné chez ses géniteurs du NIIRP, qui le remirent en état avant de l’envoyer sur le site de la Foire-exposition permanente des réalisations de l’économie ­nationale (VDNKh), où il fut ­exposé dans le pavillon du Jeune-­Naturaliste. « Nous n’avions pas de budget pour l’hélium, alors on le gonflait tous les matins avant l’ouverture avec un simple aspirateur, témoigne l’ancienne directrice du pavillon, Irina Loutskaïa. Pendant ce temps, une longue queue s’était déjà formée devant l’entrée. Des enfants venaient des quatre coins de l’URSS pour le voir. Les touristes étrangers aussi. Les appareils photo crépitaient sans cesse, tant Micha était une vedette », poursuit-elle.

Sa notoriété, hélas, ne le sauva pas. Bientôt, une autre mascotte, Katioucha, celle du Festival de la jeunesse de 1985, prit sa place dans le pavillon, et on entreposa Micha dégonflé dans un autre bâtiment. À la fin des années 1980, lorsque le site du VDNKh devint un grand marché aux puces, on le renvoya au NIIRP. Au dire de certains, un « nouveau Russe » en fit l’acquisition pour ses enfants. Selon d’autres, il fut dévoré par les rats. Mais sa fin fut beaucoup plus prosaïque. Lors d’une opération de nettoyage des ateliers du NIIRP, des ouvriers tombèrent sur un gros tas de caoutchouc ­déchiré et poussiéreux qu’ils découpèrent et jetèrent à la poubelle.
Plus personne ne s’élancera dans le ciel depuis le stade olympique, et on imagine mal quelqu’un s’atteler aujourd’hui à la fabrication d’un tel ours. Ne restent que ces quelques minutes d’archives de la télévision d’État pour témoigner de ce qui fut l’un des derniers triomphes de l’Union soviétique 5. C’est peut-être mieux ainsi, estime Askold Konovitch : ce conte de fées olympique doit rester ce qu’il est dans nos souvenirs, à savoir un pur moment de magie qui ne peut pas se reproduire. 

Ivan Volonikhine est un journaliste russe.
Cet article est paru dans l’hebdomadaire russe Ogoniok le 27 juillet 2020. Il a été traduit par Alexandre Lévy.

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La dégradation des rela­tions qu’entretient la Chine avec le Japon, l’Australie, les États-Unis, le Vietnam et d’autres pays ne fait qu’accroître l’intérêt pour les faits et gestes passés et présents de Pékin.
La demande suscitant l’offre, le sinologue Timothy Brook vient de publier Le Léopard de Kubilaï Khan, un ouvrage qui associe une érudition de haut niveau et un judicieux emploi des cartes. Il y expose sa vision somme toute classique d’une Chine impliquée dans les affaires du monde ­depuis la haute Antiquité, et celle, plus inhabituelle, des ­véritables origines de l’État chinois actuel.

Le livre est tout sauf une diatribe antichinoise, ce qui ne l’empêchera pas de froisser Pékin, car les Mongols qui envahirent la Chine au xiiie siècle et les Mandchous qui en firent autant au xviie y sont présentés comme tels au lieu de se voir conférer rétroactivement la nationalité han, conformément à la doxa nationaliste chinoise.

S’ils avaient donné à leurs dynas­ties des noms tout ce qu’il y a de plus chinois (respectivement Yuan et Jin), les empereurs mongols et mandchous avaient conservé leur identité et leur langue même après des siècles de présence en Chine.

Il est indélicat de le souligner comme le fait Brook. Et cela l’est aussi de rappeler que les frontières de l’actuelle République populaire de Chine sont celles de l’Empire mandchou (moins les vastes territoires gagnés par la Russie en 1858 et 1860), au sein duquel les Chinois hans étaient des sujets parmi d’autres aux côtés des peuples turciques du Turkestan (l’actuel Xinjiang), des Tibétains, de la plupart des Mongols et de bien d’autres natio­nalités plus modestes.
Si Brook heurte les susceptibilités, il ne le fait pas gratuitement. La thèse centrale de son livre est que la Chine impériale et impérialiste d’aujourd’hui est un avatar moderne des empires mongol et mandchou et non de dynasties plus anciennes remontant à la première dynastie Qin (221-207 avant notre ère).

Le concept de « grand État » est en effet spécifiquement mongol (même si les caractères chinois pour « grand » et « État » servent aujourd’hui à traduire la notion d’« empire »). Les Mongols, tout résolus qu’ils étaient à conquérir le monde, reconnaissaient l’existence au-delà des frontières impériales de puissances souveraines avec lesquelles il pourrait être utile d’entretenir des relations diplomatiques. En revanche, avant l’arrivée des Mongols, l’autorité bienveillante de l’empereur chinois han ne connaissait aucune limite territoriale et s’étendait, au-delà des terres sous administration directe, aux États vassaux et même à toutes les autres puissances, proches ou lointaines.
Ces principes furent réaffirmés avec force lorsque les Mongols furent chassés de Chine en 1368 par le mouvement han des Turbans rouges, mené par Zhu Yuanzhang, un paysan pauvre, moine novice et mendiant occa­sionnel, qui, une fois devenu le grand empereur Hongwu, ­fonda la dynastie Ming (la dernière dynas­tie chinoise han).

Si Hongwu fut à bien des égards novateur, il voulut revenir au concept prémongol d’empire sans limites. Dans son esprit, toutes les puissances non hans voisines étaient ipso facto des vassaux soumis ou, à défaut, des rebelles, ce qui réduisit la diplomatie Ming à l’impuissance.
En toute logique, compte tenu de sa thèse, Timothy Brook fait l’impasse sur tout ce qui précède la période mongole et ne cite donc pas les références à la Chine dans les sources grecques, romaines et byzantines ni les mentions de celles-ci dans les histoires dynastiques chinoises. Il examine avec attention, en revanche, les relations (très négli­gées par les autres auteurs) de la Chine mongole et postmongole avec la Corée ainsi qu’avec l’Occident – notamment les premières tentatives de dialogue interculturel des Jésuites, dont les tableaux de Giuseppe Castiglione (1688-1766) constituent un exemple frappant, avec leur style à mi-chemin entre les traditions picturales chinoise et occidentale.

Il paraît dès lors curieux que Brook ne dise rien, ou presque, des relations de la Chine avec la Russie : non seulement parce que ces relations eurent de l’importance, mais également parce que la Russie a elle aussi été durablement façonnée par les Mongols. On retrouve des traces de cet héritage dans la tolérance à l’égard des minorités ethniques et religieuses (contrairement à la tradition occidentale), dans le refus obstiné de l’État de droit et dans le terme même de « tsar », dérivé du latin caesar mais employé par les hommes d’Église orthodoxes pour qualifier le grand khan des Mongols, chef suprême des princes russes.

Sont également d’origine mongole la culture stratégique indéniablement supérieure de la Russie, où l’État ne se préoccupe guère de nourrir ou d’habiller la population mais exerce un pouvoir disproportionné, ainsi que la manière dont l’Empire russe a su dès le départ administrer un territoire immense, ce qu’aucun État occidental de l’époque n’est parvenu à faire.

En 1650, une garnison russe ­entra en contact avec la Chine – passée récemment sous domi­nation mandchoue – sur le fleuve Amour, à Albazine, à plus de 6 000 kilomètres de Moscou. Après de longs affrontements à l’issue desquels les Mandchous repoussèrent les Russes, des négociations débouchèrent en 1689, à Nertchinsk, sur la signature d’un traité de délimitation des frontières rédigé en latin par un Polonais formé en Russie et deux savants et missionnaires jésuites présents à la cour des Mandchous.
Ce détail aurait dû attirer l’attention de Brook, vu l’intérêt qu’il porte aux individus qui, de part et d’autre, faisaient le lien entre la Chine et le reste du monde. Mais l’importance de ce traité réside dans le fait que cette délimitation des frontières marquait une rupture avec le concept prémongol de « bienveillance impériale » sans limites géographiques, ressuscité par les Ming mais désavoué par le pouvoir mandchou.

La culture des steppes des Russes semblait sans nul doute barbare aux Chinois hans, mais elle intégrait l’idée que même le plus grand des empires possédait des frontières communes avec des puissances souveraines, et qu’il était bénéfique de négocier sur un pied d’égalité avec ces dernières afin de former des alliances fructueuses ou de briser celles qui lui étaient hostiles.

Les Huns d’Attila, les Avars, ­arrivés de Mandchourie au bord de l’Adriatique au viie siècle, les Mongols puis les Mandchous manifestèrent tous un vif intérêt pour les affaires du monde et la diplomatie, même s’ils étaient plus connus pour leurs archers à cheval et leur féro­cité que pour leurs talents de diplomates. Ceux-ci sont pourtant amplement évoqués dans les sources occidentales, depuis l’historien grec Priscus (qui avait dîné dans le camp d’Attila au ve siècle) jusqu’à bien après le récit du franciscain Jean de Plan ­Carpin, qui, en avril 1245, à l’âge de 63 ans, entreprit un ­aller-retour de 15 000 kilomètres entre la rési­dence du pape à Lyon et la capitale de l’Empire mongol, Karakorum, où il assista à l’élection d’un nouveau grand khan et fut surpris de la tolérance religieuse qui régnait à la cour.

Il est difficile de savoir quoi penser de la thèse de Brook, tant on peut trouver d’éléments qui la confirment ou l’infirment. Ainsi est manifestement très mongole la vieille tradition chinoise de tolé­rance de la diversité ethnique et religieuse – Mao, avec son entreprise de broyage des identités, et Xi Jinping, avec sa volonté de détruire tout sentiment d’appartenance chez les Ouïgours, font figure d’exception.

En revanche, quoi de moins mongol que le nombrilisme avec lequel la Chine aborde les questions internationales ? L’exemple récent le plus lourd de conséquences est la réactivation depuis 2009 du différend territorial autour d’un petit archipel inhabité sous souveraineté japonaise que Tokyo appelle les îles Senkaku et Pékin les îles Diaoyu. La revendication chinoise est revenue sur le devant de la scène au moment même où, à Tokyo, un nouveau gouvernement attaché au pacifisme du pays cherchait à prendre des distances vis-à-vis de l’allié américain. Si quiconque à Pékin avait prêté la moindre attention à ce qui se passait au Japon, personne n’aurait mentionné les Senkaku, et Shinzo Abe, devenu Premier ministre en 2012, n’aurait peut-être ­jamais cherché à réarmer son pays mili­tairement, culturellement et poli­tiquement.

L’usage en Chine veut que les diplomates relèvent d’un minis­tère des Affaires étrangères qui se borne à relayer la parole ­venue d’en haut sans jamais avoir un rôle de conseil, alors que le président est déjà passablement ­occupé par les affaires intérieures du pays. D’autant qu’il n’y a plus de direction collective, comme du temps de Hu Jintao, qui était plus un primus inter pares qu’un numéro un.

Résultat, Xi Jinping n’a pas le temps de se tenir informé de la politique internationale, sur ­laquelle il a des idées des plus sommaires. Pis, il croit sans doute y consacrer beaucoup de temps parce qu’il reçoit sans cesse des potentats étrangers avec tout le falbala qui va avec. Cela lui fait perdre un temps précieux et l’empêche de se concentrer sur les vraies questions. Cela non plus n’est pas très mongol. 

Edward Luttwak est un géopoliticien américain. On peut notamment lire de lui en français La Montée en puissance de la Chine et la logique de la stratégie (Odile Jacob, 2012).

— Cet article est paru dans la London Review of Books le 19 mars 2020. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.

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Dans l’Inde médiévale, les grands ingénieurs étaient pour la plupart des shudras. Les membres de la plus basse des quatre grandes castes ont fourni un apport régulier d’architectes, de maçons, de tailleurs de pierre, de sculpteurs de bronze et d’orfèvres. Réunis au sein de guildes héréditaires, ils étaient formés à la conception des structures, aux mathématiques, à la science des matériaux et aux conventions artistiques de leur époque. À la demande de souverains, de commerçants et de brahmanes qui ­méprisaient le travail manuel, et avec l’aide d’« intouchables » exclus de la hiérarchie des castes, ils ont bâti tous les joyaux architecturaux de l’Inde.

Les shudras ont continué à dominer les métiers d’art jusque dans la période coloniale britannique. Mais, à la fin du xxe siècle, la situation était tout autre. En 1985, à l’Institut indien de technologie (IIT) de Kharagpur – l’une des cinq grandes écoles d’ingénieurs fondées entre 1951 et 1961 –, où j’ai fait mes études, les brahmanes étaient, de loin, la caste la mieux représentée 1 . La plupart des neuf étudiants de ma résidence universitaire étaient des brahmanes, et tous étaient issus des castes dominantes, auxquelles appartiennent pourtant moins de 20 % des Indiens. On ne comptait quasiment pas de shudras, qui constituent environ la moitié de la population. Les membres des hautes castes expliquaient leur sur­représentation dans les écoles d’ingénieurs par le « mérite », laissant entendre qu’ils étaient plus doués que d’autres pour l’ingénierie. Comment une telle mutation a-t-elle pu se produire ?

C’est ce que cherche à comprendre Ajantha Subramanian dans The Caste of Merit, un ouvrage d’anthropologie historique original, incisif et rigoureux. Cette professeure d’anthropologie de l’université Harvard en situe les prémices dans l’Inde britannique du xixe siècle, moment où, à la faveur de la nouvelle dynamique socioéconomique, le savoir technique a été transféré « des corporations à l’administration, de l’atelier à la salle de classe, des basses castes aux hautes castes ». En l’espace d’un siècle à peine, explique l’auteure, les métiers de l’ingénieur, qui étaient du ressort des artisans des basses castes, sont passés aux mains des hautes castes sous l’égide d’un État planificateur.

Pendant les années où j’ai travaillé dans la Silicon Valley, j’ai souvent entendu des anciens élèves des IIT raconter qu’ils avaient fait fortune en partant de rien, qu’ils ne devaient leur réussite qu’à eux-mêmes. Je trouvais drôle qu’ils oublient leur place au sommet de la hiérarchie sociale indienne et le capital social qu’ils avaient acquis à la naissance. « La réussite de ces patrons non blancs dans un secteur très en vue les a confortés dans l’idée qu’ils étaient d’origine humble et qu’ils s’étaient élevés par la seule force de leur intellect », écrit ­Subramanian. Or les Américains d’origine indienne sont très majoritairement issus des hautes castes. « Le système des castes est incompréhensible aux États-Unis, ce qui a facilité l’amalgame entre l’appartenance à une caste supérieure, l’origine indienne et le “mérite”, ajoute l’anthropologue. Le privilège de caste y passe pour une volonté d’ascension sociale et pour un don inhérent à un peuple », de sorte que les diplômés d’IIT sont considérés « simplement comme des Indiens travailleurs et doués ». Vu le mépris qu’avaient leurs ancêtres pour les métiers techniques, comment les membres des hautes castes ont-ils opéré cette transformation ?

Au xixe siècle, des administrateurs coloniaux et des réformateurs indiens plaident, pour des raisons différentes, pour un enseignement plus moderne et ouvert au plus grand nombre, notamment en droit, en médecine et en ingénierie (l’élite étudiait alors la littérature classique et les arts). À l’époque, la formation des ingénieurs fait l’objet d’un vif débat. L’État doit-il s’appuyer sur la tradition technique locale comme l’a fait la Grande-Bretagne, où les grands ingénieurs d’alors sont passés par le système de compagnonnage des corporations ? Cette approche privilégie la formation pratique. Mais, dans ce pays comme ailleurs en Europe, une autre optique gagne du terrain qui met l’accent sur un apprentissage théorique préalable à l’acquisition d’un savoir-faire. Cette méthode a natu­rellement favorisé les classes instruites et scindé la formation d’ingénieur en une filière professionnelle et une filière universitaire, même si les ingénieurs euro­péens ont continué à valoriser la formation sur le tas.

La filière universitaire s’impose en Inde à partir de la fin du xixe siècle sous la houlette de l’État colonial : « En érigeant la salle de classe en nouveau lieu du savoir technique, observe ­Subramanian, les planificateurs de l’enseignement ont marginalisé ceux qui possédaient la technique au profit de ceux qui avaient de l’instruction. » Attirés par la perspective d’obtenir un poste prestigieux et bien ­rémunéré dans l’administration coloniale, les rejetons de l’élite se tournent vers l’ingénierie. Une première école d’ingénieurs en génie civil voit le jour à Roorkee, dans le nord du pays, en 1847. Trois autres suivent dans les années 1880 à Pune, à Madras et à Calcutta.
Mais les nouvelles cohortes de diplômés ne donnent pas entière satisfaction. « Il leur manque le cran et la jugeote qui caractérisent l’ingénieur », déplore un fonctionnaire britannique. Il ne s’agit pas d’un simple préjugé raciste. Cette critique vise les castes supérieures et non les arti­sans, dont le sens pratique ne fait pas de doute. « Le désintérêt que manifeste généralement l’Indien instruit pour les travaux de force est le principal problème de l’enseignement technique de l’Inde actuelle », notent deux administrateurs coloniaux dans un rapport de 1911.

De l’avis de nombreux fonctionnaires britanniques, « les affinités de caste et l’encastrement social mettaient à mal le professionnalisme des ingénieurs indiens », écrit Subramanian. Un ingénieur britannique se plaint ainsi que ses collègues et supérieurs indiens « n’écoutent que les membres de leur caste » lors des tournées d’inspection.
En dépit de leurs réserves, les Britanniques se sentent socialement plus proches des ingénieurs de hautes castes que des artisans shudras. Parce qu’elle lui sert de relais local, l’élite indienne jouit des faveurs de l’administration ­coloniale. Les deux grands corps techniques de l’Empire britannique, le génie civil et le génie mécanique, ne comptent parmi leurs membres indiens que des hommes de haute caste, des brahmanes pour l’essentiel. Dans la province de Madras, ces derniers, qui ne représentent que 3 % de la population, constituent 70 à 80 % des ­diplômés et des fonctionnaires autochtones. À la fin des années 1910, un dirigeant shudra, ­Daivasikhamani Achari, se plaint que les castes supérieures soient favorisées au détriment des artisans, une injustice d’autant plus flagrante que « la classe intellectuelle de ce pays est complètement coupée du travail manuel ».

Ces critiques n’auront guère d’effet. En 1947, au moment de l’indépendance de l’Inde, l’ingéniérie, qui garantit un poste dans la fonction publique, est « une profession prestigieuse et recherchée, réservée aux hommes bien nés et jugée indispensable à la construction nationale », écrit Subramanian. Un statut « découlant directement du fait qu’elle a été dissociée du travail technique “sale” des basses castes ».

Avec le recul, je me rends compte que cet état d’esprit était encore de mise à la fin des années 1980, pendant mes études à l’IIT de Kharagpur : on prisait les connaissances théoriques, on méprisait les compétences techniques. Peu habitués ou peu enclins à travailler avec des outils, réticents à se salir les mains, la plupart des étudiants voyaient peu d’utilité aux travaux pratiques en atelier et n’en percevaient souvent pas l’intérêt pédagogique.

Dans les années suivant l’indépendance, beaucoup de dirigeants nationalistes, dont Jawaharlal Nehru, envisagent une industrialisation dirigée par l’État pour assurer le développement économique du pays. L’enseignement technique et la recherche sont considérés comme des piliers de cette stratégie. Nehru va jusqu’à ériger l’ingénieur en nouveau « bâtisseur de la nation ». Les métiers de l’ingénieur sont alors à ce point dominés par des brahmanes comme lui qu’il idéalise la profession en y voyant l’expression du « sens brahmanique de l’État ».
En 1945, une commission dirigée par l’industriel et homme politique bengalais Nalini Ranjan Sarkar est chargée de faire un état des lieux de l’enseignement technique. En 1948, son rapport d’étape relève « les lacunes des élèves des écoles d’ingénieurs » et préconise de créer un nouveau type de formation « alliant ­enseignement théorique et ­enseignement pratique » afin de produire des diplômés sachant exercer « l’esprit comme la main », c’est-à-dire à la fois « de bons citoyens, des ingénieurs qualifiés capables d’initiative et de réflexion, et des professionnels susceptibles et désireux d’appliquer les principes de l’ingénierie », résume Subra­manian. La commission Sarkar prend pour modèle le Massachusetts Institute of Technology (MIT)  2.

Sur la base de ces préconisations, l’État fonde, en marge du système d’enseignement supérieur, cinq IIT administrés de façon centralisée et bénéficiant chacun du financement et du savoir-faire technique d’une ou plusieurs instances internationales. Ainsi, le premier d’entre eux, créé à Kharagpur en 1951, reçoit l’aide des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Union soviétique et de l’Unesco. Les IIT sont dotés de moyens conséquents et fixent eux-mêmes leurs examens d’entrée et leurs cursus. Cela leur confère un prestige et une stature internationaux.
Le rapport de la commission Sarkar s’attire lors de sa publication des critiques qui se révéleront par la suite fondées. Certains pressentent que les IIT deviendront des établissements élitistes, fonctionnant en vase clos et indifférents aux enjeux de développement de l’Inde. Il s’est avéré effectivement que les enseignants et les étudiants appartenaient à des familles ­urbaines de la classe moyenne et de haute caste (encore en 2018, c’était le cas de 96 % des professeurs à l’IIT de ­Kharagpur). La proportion d’étudiantes ne dépassait jamais 10 % et restait souvent bien en deçà. La majorité des étudiants comptaient au moins un ingénieur ou un haut fonctionnaire dans leur famille. Et, pour la plupart, ils avaient été scolarisés soit dans des écoles privées qui dispensent leur enseignement en anglais, soit dans des établissements publics destinés aux enfants d’agents de la fonction publique d’État. Ils avaient hérité de leur milieu social une hantise du travail manuel.
L’IIT de Madras, fondé en 1959 avec l’aide de l’Allemagne de l’Ouest, tente d’emblée d’en finir avec cette répugnance à mettre les mains dans le cambouis. Les Allemands élaborent un programme d’études « très orienté vers la formation pratique à des savoir-faire tels que la ferronnerie et le travail du bois ». Mais l’établissement ne parvient pas à insuffler une culture manuelle et abandonne discrètement ces enseignements au bout d’une décennie.

Les responsables allemands de l’aciérie Krupp de Rourkela mettent les problèmes opérationnels de l’usine sur le compte de « l’absence d’éthique moderne du travail » chez les ingénieurs indiens, qui sont « incapables d’accomplir le travail, ni même d’en comprendre la valeur intrinsèque, et n’ont pas l’ambition professionnelle que l’on attendrait d’eux ». Avec de telles carences, les membres des hautes castes semblaient particulièrement mal placés, et peu méritants, pour mener le développement industriel de l’Inde – ce qui contribue sans doute à expliquer des décennies de performances médiocres. De l’avis du diplomate allemand Walter Scheel, qui maîtrisait le travail du bois, l’Inde ne réaliserait son potentiel industriel que le jour où ses ingénieurs assimileraient « la valeur du travail et de l’artisanat et l’importance de la pensée personnelle et dynamique » et se déferaient de « leur façon de vivre statique et féodale ».
Mais rien de tout cela n’empêchera les diplômés d’IIT de considérer leurs écoles « comme des îlots d’excellence dans un océan de médiocrité » qui n’acceptent que des génies comme eux, « la crème de la crème ». Ils sont convaincus d’avoir réussi le concours d’entrée très sélectif du fait de leur seul mérite personnel. Aveuglés par leurs privilèges de caste et leurs avantages hérités, ils ne se sont jamais demandé dans quelle mesure leur réussite était imputable à leur milieu social. Subramanian évoque les travaux de deux sociologues qui avaient montré dès 1966 que les IIT contribuaient peu à la promotion sociale et étaient essentiellement des vecteurs de reproduction des élites.

Sans doute parce que leur modèle et leurs programmes d’études étaient d’inspiration étrangère, les IIT ont été dès le départ très tournés vers l’international. Ils ont produit peu de connaissances ou de réflexions sur le fonctionnement de ­l’Inde et n’ont pas créé d’innovations ­locales. Est-ce surprenant quand on connaît le profil de ceux qui ont fréquenté ces établissements ? Dans les années 1960, écrit Subramanian, « les études dans un IIT coûtaient l’équivalent du revenu par habitant de près de 40 personnes ». Mais, après avoir récolté les bénéfices d’un ensei­gnement public de qualité, les anciens élèves des IIT en viennent pour la plupart à dénigrer le modèle étatique de développement. En l’espace d’une vingtaine d’années, ajoute l’auteure, les gagnants du système se feront « ses plus virulents détracteurs ». Dans les années 1990, la plupart des diplômés d’IIT que je connaissais prônaient les privatisations massives et récusaient l’idée même de ­régulation.

Avec l’adoption de la loi sur l’immigration et la nationalité de 1965 aux États-Unis, qui lève les restrictions à l’immigration en provenance des pays asiatiques, les IIT deviennent une passerelle menant à la mobilité internationale. Au lieu de faire décoller l’industrie en Inde, les IIT envoient un flux régulier de ternes carriéristes issus des hautes castes urbaines vers les États-Unis, qui recherchent des travailleurs qualifiés pour faire tourner leur économie et surpasser l’Union soviétique. Par chance, le génie informatique exige des compétences théoriques plutôt que pratiques, ce qui dissimule les handicaps des ingénieurs de haute caste. Pendant mes études à Kharagpur, les étudiants les plus studieux étaient ceux qui envisageaient de partir aux États-Unis ; les autres se la coulaient douce. Les procédures de candidature auprès des universités américaines étaient bien rodées. Dans ma spécialité, 80 % des étudiants se sont expatriés, et la plupart ont décroché des postes dans des entreprises de la Silicon Valley dont ils ont brillamment gravi les échelons. L’Inde n’avait rien à leur proposer qui soit à la mesure de leur talent, se justifiaient les diplômés sur le départ. Moi aussi, j’ai pris part à cet exode. Si les IIT, financés sur fonds publics, n’ont pas réussi à former des bâtisseurs de la ­nation, ils ont manifestement répondu aux attentes des castes supérieures. Au point que le système peut à bon droit apparaître comme le racket institutionnalisé d’une caste sur les autres, comme une expropriation légale. La résistance, inévitable, a surgi sur deux fronts.

À partir des années 1970, les propriétaires terriens shudras enrichis par la révolution verte prennent conscience de leur poids politique. Beaucoup se mobilisent pour améliorer leur accès à l’éducation et aux emplois publics, où ils sont notoirement sous-représentés. En 1979, le gouvernement charge la commission Mandal  3 de « recenser les catégories de la population reléguées sur le plan socio­économique et éducatif ». Parallèlement, la vie politique indienne se réorganise ­autour des clivages de caste, selon des lignes de partage très différentes de celles qui ont permis aux hautes castes de contrôler les ressources publiques. Il était désormais avéré que les dirigeants issus des hautes castes avaient échoué à représenter les intérêts des castes inférieures. Désormais conscientes de leur poids électoral, ces dernières se fédèrent dans de nouveaux partis politiques qui combattent la politique de caste des élites avec leur propre politique de caste. Les électeurs s’y retrouvent, non par un phénomène d’identification communautaire, mais parce que l’appartenance à une caste détermine encore les ­perspectives de chacun et les discrimi­nations subies.

Cette effervescence démocratique bouscule le statu quo. En premier lieu, elle conduit à étendre les mesures de discrimination positive en faveur des basses castes aux IIT et à d’autres d’établissements publics d’enseignement supé­rieur. Un quota de 22,5 % d’étudiants des « castes répertoriées » [le terme officiel pour désigner les dalits] et des « tribus répertoriées » [le terme officiel pour désigner les aborigènes] avait déjà été instauré en 1973. Mais ces places réservées n’étaient généralement pas attribuées. Vu le faible nombre de ­dalits et d’aborigènes dans l’enseignement secondaire, rares étaient parmi eux les candidats en mesure de se présenter au concours, sans même parler de le réussir. En revanche, le nouveau quota de 27 % pour les membres des « autres classes défavorisées », parmi lesquels les shudras, apparaît autrement plus déstabilisant. Instauré pour les emplois dans la fonction publique en 1991, il a été étendu aux universités publiques à partir de 2006 – même si, dans les faits, les IIT peuvent fixer leurs propres seuils d’admission et prennent soin de mettre la barre suffisamment haut pour que le quota ne soit pas rempli, de sorte que les places censément réservées soient pourvues, comme le prévoit la loi, avec les candidats de la « catégorie générale ».

À partir des années 1980, les étudiants des IIT ont abandonné l’idée d’intégrer la fonction publique et n’aspirent plus qu’à faire carrière dans le secteur privé en Inde ou à l’étranger. Si bien qu’il n’y a plus que les quotas dans leur établissement qui suscitent leur mécontentement. En 2006, étudiants et anciens élèves font du raffut dans le monde entier, signant des pétitions enflammées et organisant des manifestations, dont une chaîne ­humaine à New Delhi. Pourtant, pour tenir compte du quota réservé aux membres des « autres classes défavorisées », les IIT, comme les autres établissements publics d’enseignement supérieur, ont augmenté le nombre de places ouvertes, de façon à ce que les étudiants de la « catégorie générale » aient autant de chances d’être admis (de fait, la hausse du nombre de places ouvertes a augmenté leurs chances). Désormais, comme aux États-Unis, les résultats au concours d’entrée ne constituent plus le seul critère d’admission.

Loin de susciter une remise en cause, la politique de discrimination positive a provoqué une réaction de rejet de la part des hautes castes. « Elles y ont vu non pas un mécanisme redistributif mais une ­façon de se plier aux exigences des basses castes et une grave injustice faite aux méri­tants », observe Subramanian. Qui plus est, arguaient-elles, « des étudiants qui se pensaient avant tout comme des individus étaient désormais obligés de se définir en fonction de leur caste », ce qui était une régression. Toute cette rhétorique antiquotas décrit ainsi « un monde à l’envers où les castes supérieures sont stigmatisées et discriminées, et où la discrimination positive enfreint les normes de justice, d’équité et d’égalité ».

Comme a pu le constater l’auteure lors de ses entretiens avec des diplômés d’IIT, les membres des hautes castes élaborent des stratégies visant à affirmer leur supériorité par rapport aux étudiants admis grâce au système des quotas, jugés par définition non méritants, contrairement à eux. Ils estiment aussi que les quotas font baisser le niveau de la formation, une idée que les sociologues ont réfuté. Les élites au pouvoir depuis l’indépendance se sont pourtant révélées incapables de fournir les services sociaux de base à la majorité des Indiens : que vaut dès lors leur « mérite » ? D’autres encore affirment que l’égalité des chances devrait être instaurée plus en amont, à l’école primaire. Mais ce beau raisonnement empeste la mauvaise foi. Car, depuis des décennies, la classe dominante ne s’est jamais indignée face aux discriminations ; elle n’a ­jamais déployé pour promouvoir une réelle égalité des chances entre tous les enfants ne serait-ce qu’une fraction de l’énergie dirigée contre les quotas.

Une autre astuce consiste à condamner la politique des quotas au motif qu’elle ravive la conscience de caste – un reproche qui épargne en revanche la hiérarchie stratifiée du système des castes. Un ami brahmane du Tamil Nadu m’a affirmé sans ciller qu’il n’existait « pas de problème » de caste à Madras, jusqu’à ce que « ces gens s’excitent et commencent à dénigrer les brahmanes ». L’élite a toujours eu intérêt à évacuer de la scène ­publique toute considération de caste (« On appartient à la caste des Indiens », disent les privilégiés), tandis que les castes inférieures doivent inlassablement mettre le sujet en avant pour en dénoncer les profondes injustices et prendre davantage part au débat public. En raison de cette asymétrie, ajoute Subramanian, les membres des hautes castes peuvent appa­raître aux yeux d’un observateur exté­rieur comme « les héritiers légitimes de la modernité », et les castes inférieures comme « vecteurs illégitimes des intérêts communautaires ». Mais en réalité, ­observe-t-elle, les étudiants des IIT issus des hautes castes ont simplement substitué le terme « admis sur quota » à celui d’« intouchable », tout en valorisant la tradition intellectuelle brahmane, censée avoir produit un remarquable « vivier génétique ».

À partir des années 1990, les castes supérieures doivent affronter un deuxième choc : le développement à grande échelle des cours préparatoires aux IIT ébranle leur idée d’un « mérite » inné. Deux « usines à concours » notamment, à Kota et à Hyderabad, accueillent des dizaines de milliers d’étudiants et les soumettent à un épuisant entraînement pluriannuel pour réussir le concours. (Chaque année, nombre de ces adolescents sous pression mettent fin à leurs jours : on dénombrait 19 suicides à Kota en 2018). Un bachotage qui se révèle efficace. En 2016, par exemple, 44 % des admis sortaient de ces prépas. Ces étudiants sont souvent originaires de petites localités et appartiennent à des castes de propriétaires terriens nouvellement dominantes telles que les kammas et les reddys, qui, souligne l’anthropologue, « ne disposent ni du patrimoine culturel, ni de l’aisance en anglais des castes supérieures urbaines ». Ces dernières ont aussitôt délégitimé les nouveaux entrants en distinguant les « doués » des « entraînés ». Elles ont même envisagé de modifier le concours pour barrer la route aux « intrus », comme s’ils manipulaient indûment un système de sélection par ailleurs irréprochable.
En analysant l’évolution de la formation d’ingénieur en Inde à travers le prisme des castes, Subramanian fait preuve d’une originalité bienvenue. Un autre livre récent sur la question fait entiè­rement l’impasse sur cette dimension : les ingénieurs y sont simplement des « Indiens » débrouillards qui parviennent à se frayer un chemin parmi les obstacles et à « indianiser » petit à petit la profession 4.

En 2003, le magazine télévisé américain 60 Minutes consacre un sujet aux IIT. Ce reportage excessivement élogieux adresse le message suivant aux Américains : les IIT sont des « îlots de méritocratie dans un pays communiste et à la traîne, et ses meilleurs éléments se tournent naturellement vers des carrières à l’étranger, où ils pourront réaliser pleinement leur potentiel », résume Subra­manian. Le reportage élude complètement « l’héritage de caste et le soutien de l’État », souligne-t-elle, pour faire des diplômés « des produits de la sélection naturelle sachant intuitivement surfer sur la vague du capitalisme contemporain ». Les ingénieurs de la Silicon Valley diplômés d’un IIT, qui partagent ce point de vue, se sont chargés d’ériger leurs écoles en « marque » synonyme d’« excellence indienne », en présentant les Indiens de la diaspora qui ont réussi comme le signe de l’émergence de l’Inde sur la scène internationale. Ce faisant, observe l’anthropologue, « les ingénieurs de haute caste font passer la lutte pour les droits des basses castes pour un combat d’arrière-garde ».

De surcroît, les IIT (autant les écoles elles-mêmes que les associations d’anciens élèves) ne font rien pour promouvoir des valeurs égalitaires, laïques et démocratiques. De fait, en raison de leur sociologie, de leur pédagogie et de leur prestige auprès d’une classe moyenne cupide, les IIT en sont venus à afficher des positions réactionnaires, nationalistes et proches du pouvoir. En 2015, par exemple, l’IIT de Madras a interdit le cercle d’étudiants Ambedkar-Periyar [du nom de deux partisans de l’abolition du système des castes], au motif qu’il incitait à la haine contre le Premier ministre natio­naliste hindou Narendra Modi, alors que l’établissement accepte la présence sur le campus d’associations d’étudiants de l’extrême droite nationaliste hindoue. En janvier dernier, alors que la nouvelle loi sur la citoyenneté 5 déclenchait une vague de protestations dans le pays, le directeur de l’IIT de Bombay a ­demandé aux professeurs et aux étudiants de se s’abstenir de toute critique envers le gouvernement Modi. L’IIT de Kharagpur en a fait ­autant en juin. Et la lutte contre les discriminations de caste n’est pas la priorité de ces établissements, comme l’a montré en 2019 le mouvement étudiant sur le campus de l’IIT de Madras.

L’hypocrisie est également de mise dans la diaspora. Comme j’ai pu le constater, la majorité des anciens élèves d’IIT établis aux États-Unis rejettent le système indien des quotas, alors qu’eux-mêmes et leurs enfants bénéficient des mesures de discrimination positive en vigueur dans les établissements américains, ­publics ou privés. Ils adhèrent visiblement aussi dans l’ensemble au nationalisme hindou hostile aux minorités professé par le Premier ministre indien tout en soutenant le Parti démocrate américain, progressiste et favorable aux minorités, dans un pays où eux-mêmes forment une minorité ethnique et religieuse. Les ­anciens des IIT de la diaspora les plus en vue ­dénigrent Donald Trump mais orga­nisent des ­dîners de gala en l’honneur de Modi lorsqu’il est en visite aux États-Unis.
Les IIT et leurs diplômés ne sont certes pas les seuls à afficher une telle dissonance cognitive. Mais, comme ces établissements sont considérés comme les fleurons de l’enseignement scientifique et technique en Inde, ils se prêtent plus à la critique. Partout dans le monde, les principaux bénéficiaires des inégalités structurelles sont souvent aussi les moins enclins à les regarder en face. Parmi mes anciens camarades d’IIT, beaucoup ­refusent délibérément de voir leur privilège de caste et de comprendre qu’il n’y a pas de méritocratie sans mobilité sociale. Ils ont une vision caricaturale et intéressée du mérite, qui ne fait que perpétuer les avantages dont ils ont hérité et dessert l’égalité des chances. « Dans quelque direction que vous alliez, vous croiserez toujours le monstre de la caste sur votre chemin », disait Ambedkar, père de la Constitution indienne et figure du mouvement dalit. Subramanian montre à quel point cela reste vrai dans les écoles d’ingénieurs. 

Namit Arora est un écrivain indien. Diplômé de l’Institut indien de technologie de Kharagpur, il a travaillé dans la Silicon Valley avant de quitter le monde de la tech pour se consacrer à des projets personnels. Il vit à nouveau en Inde depuis 2013.

Cet article est paru dans le mensuel indien The Caravan le 1er août 2020. Il a été traduit par Ève Charrin.

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Depuis près d’une décennie, notre planète est découpée en 193 États membres des Nations unies. D’un point de vue cartographique, le monde est extraordinairement statique : un seul nouveau membre, le Soudan du Sud, a été admis dans le concert des nations ces dix dernières années, et trois l’ont été au cours de la décennie précédente.
Cette stabilité n’est qu’apparente. En plusieurs points du globe, la cartographie ne reflète pas la réa­lité sur le terrain. Certains cas sont bien connus. Ainsi, la Pales­tine est reconnue par plus des deux tiers des pays membres des Nations unies mais n’a pas de statut d’État à part entière. Google Maps délimite sa frontière avec Israël par une ligne en pointillé. La République turque de Chypre du Nord a droit à un traitement identique : elle n’est reconnue que par la Turquie. Il en va de même pour le Kosovo, dont la souve­raineté a été reconnue par plus de 100 pays 2.

Ces bizarreries cartographiques se sont multipliées dans les ­années 1990, à la faveur d’une vague de violents conflits séces­sionnistes. Dans le Caucase, ­l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud se sont séparées de la Géorgie après la dissolution de l’Union soviétique, en 1991. La Transnistrie, une étroite bande de terre située entre la Moldavie et l’Ukraine, a fait sécession à peu près au même moment, tout comme la région du Haut-­Karabakh, en Azerbaïdjan. Le Kurdistan irakien et le Somaliland jouissent également d’un certain degré de souveraineté, mais sans reconnaissance juridique.
Ces pays de facto ont tous les attributs d’un État – passeport, monnaie, drapeau, élections, ­Parlement – mais sont en marge de la communauté internationale. Exclus des institutions et des circuits d’échange officiels, ils sont systématiquement considérés comme des territoires parias ravagés par la guerre et le crime organisé. Et, comme on supposait leur existence éphémère, ils n’ont guère suscité l’intérêt des chercheurs. Mais, avec le temps, il est devenu évident qu’ils n’allaient pas disparaître.
Dans When There Was No Aid: War and Peace in Somaliland, la spécialiste du développement Sarah Phillips s’intéresse au cas du Somaliland. En 1960, l’ancien protectorat britannique devient un État indépendant sous le nom de Somaliland avant de fusionner une semaine plus tard avec son voisin du sud, l’ex-Somalie italienne, pour former la république de Somalie. Le mariage tourne mal. La famine et l’oppression au sud entraînent le pays dans une guerre civile et, en 1991, le Somaliland proclame unilatéralement son indépendance.

La plupart des régions séparatistes ont bénéficié de la protection d’un État qui leur a assuré un soutien financier et logistique et un minimum de reconnaissance. L’Abkhazie, par exemple, a été reconnue officiellement par Moscou après la guerre ­russo-géorgienne de 2008, puis par plusieurs États alliés du Kremlin. Les Somalilandais n’ont pas eu cette chance : leurs appels à la reconnaissance n’ont trouvé aucun écho. Alors que la plupart des pays ou des territoires qui sortent d’un conflit bénéficient d’une aide mondiale considérable, le Somaliland n’a pas reçu un kopeck.

Coupé de la communauté internationale, privé d’aide, le nouvel État ne démarrait pas sous les meilleurs auspices, d’autant que des milliards de dollars et des nuées de conseillers du monde entier affluaient en parallèle chez le voisin du Sud. Or, malgré toute l’aide dont elle a bénéficié, la Soma­lie reste à ce jour ravagée par la violence, la piraterie et le terrorisme. Le Somaliland, lui, est devenu une lueur d’espoir dans la Corne de l’Afrique – un pays stable, relativement démocratique et globalement fonctionnel.
Pour Phillips, le Somaliland offre donc un exemple rare de développement sans intervention extérieure. « On se demande souvent si l’aide internationale sert vraiment la paix et le développement, mais, puisque quasiment tous les pays du Sud en reçoivent, on ne dispose guère d’éléments de comparaison », écrit-elle. C’est en ce sens que le Somaliland est précieux. La paix y a été « laborieusement négociée sous l’arbre à palabres lors de dizaines de conférences associant les différents clans qui constituent le pays », tandis qu’en Somalie « les pourparlers ont eu lieu dans des hôtels cinq étoiles financés par les Nations unies » dont un seul est encore debout.

When There Was No Aid est le fruit d’une vaste enquête de terrain. Phillips s’est entretenue avec des centaines de personnes de différents secteurs et disciplines pour comprendre comment le Somaliland est parvenu à la stabilité alors que son voisin du sud restait enlisé dans la violence. Bien que manifestement écrit à l’intention d’un public universitaire, When There Was No Aid est un ouvrage vivant et facile d’accès.

Sarah Phillips montre de ­façon convaincante les avantages insoupçonnés de la non-­reconnaissance. Comme le lui confie un ministre, l’isolement du pays a été un mal pour un bien. En l’absence de feuille de route imposée par les bailleurs de fonds internationaux, les Somalilandais, explique l’auteure, ont pu mener leur processus de paix comme ils l’entendaient, piocher « ce qui leur convenait dans les modèles institutionnels locaux et internationaux et expérimenter ». Cela a permis au pays de fonder un système politique ­hybride ­incorporant des éléments de gouvernance occidentaux et du droit coutumier local. Le Somaliland s’est ainsi doté d’un système de représentation proportionnelle des clans (le beel), d’un Parlement bicaméral – constitué d’une chambre des sages non élue (la Guurti) et d’une chambre des députés –, d’un exécutif présidentiel et d’un système judiciaire indépendant. Si ces structures ne sont pas exemptes de défauts, leur pérennité contraste avec la crise de gouvernance persistante de la Somalie.
Phillips constate que la stabilité du Somaliland passe par le discours plus que par les actes. Selon elle, si les institutions du pays restent fragiles et entachées de corruption, l’épouvantail de la violence endémique qui sévit en Somalie et le désir de reconnaissance internationale ont encouragé la paix. Les Somalilandais, estime-t-elle, « compensent la faiblesse de leurs institutions par une affirmation de leur identité ». Elle en veut pour preuve l’élection présidentielle très serrée de 2003, qui avait fait craindre des violences à de nombreux observateurs. Il n’en fut rien. Le candidat de l’opposition, qui n’avait perdu qu’à 80 voix près, rejeta publiquement l’idée de former un gouvernement parallèle : « Je n’emprunterai pas cette voie, car personne ne peut garantir que nous ne finirons pas comme Mogadiscio. » Phillips évoque aussi l’absence de piraterie au Somaliland, qu’elle met là aussi sur le compte d’un consensus social. Comme le dit un observateur local : « La population est attentive à ce que la communauté internationale a besoin de voir pour reconnaître le Somaliland. Elle ne veut pas hypothéquer ses chances. »

L’auteure souligne le rôle ­majeur qu’ont joué les femmes, qui peu­vent « franchir les barrières de clan » pour faciliter le dialogue, en raison de leur double allégeance clanique – la leur et celle de leur mari. Et elle relève l’importance qu’a eue dans la vie politique du pays la Sheikh Secon­dary School, un établissement scolaire d’élite financé par le privé mais gratuit : sur la cinquantaine de personnalités politiques les plus influentes des années 1990, la moitié avait fréquenté ce lycée interclanique qui sélectionne ses élèves au ­mérite. Le réseau des anciens élèves fait office de « clan secondaire », ce qui a contribué à la cohésion au cours de cette décennie troublée, raconte un diplômé à Sarah Phillips.
Certains spécialistes tels que l’ethnologue allemand Markus Virgil Höhne voient dans le ­Somaliland un cas unique en son genre dont on ne peut guère tirer d’enseignements. Sarah Phillips n’est pas de cet avis. L’expérience du pays est certes particulière, mais « cela ne veut pas dire que les facteurs qui ont déterminé sa trajectoire ne sont pas valables ailleurs ».

À ses yeux, le Somaliland donne à penser que les institutions de développement ne se posent pas les bonnes questions en matière d’intervention extérieure. « L’aide au développement joue un rôle moins important qu’on le pense, car elle ne modi­fie pas les asymétries qui font qu’il est difficile pour les pays du Sud de s’extraire de la violence et de la pauvreté. » Ces observations ­judicieuses auraient mérité d’être développées.
Le Somaliland n’est plus aussi isolé que par le passé. Vingt-deux agences onusiennes y opèrent dans le cadre plus vaste de leurs activités en Somalie, et le Royaume-Uni et le Danemark ont trouvé un moyen de lui faire parvenir de l’aide indirectement. Les Émirats arabes unis y ont ­investi dans les infrastructures et y ont établi une base militaire. En juin, les présidents de la Somalie et du Somaliland se sont même rencontrés à Djibouti pour des pourparlers de paix. « Le Somaliland est à un tournant », observe Sarah Phillips – même s’il ne ­figure pas encore sur la carte. 

Kieran Pender est un journaliste et juriste australien établi à Londres. Il contribue régulièrement au quotidien britannique The Guardian et aux magazines australiens The Saturday Paper et Australian Book Review.

Cet article est paru dans The Times Literary Supplement le 7 août 2020. Il a été traduit par Isabelle Lauze.

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Par une chaude journée d’été, je m’entretiens dans mon cabinet avec un patient. C’est un homme noir d’une petite quarantaine d’années dont les cheveux grisonnent aux tempes. Avec son tee-shirt noir et son bermuda en jean, il fait plus jeune que son âge. Il est venu consulter pour un problème de peau et, lorsqu’il soulève son tee-shirt pour me montrer son torse, je suis stupéfait de voir qu’il est parsemé de plaques squameuses de couleur argentée.
Je ne sais pas quoi en penser. Je m’inquiète et imagine toutes sortes de causes, graves pour certaines. Mais il me rassure : « J’ai souvent ça. » Voyant mon regard vide, il m’explique gentiment : « J’ai du psoriasis. » Je reprends son dossier médi­cal. Le diagnostic y est bien mentionné, mais il m’avait échappé : psoriasis en plaques chronique. Il fait une nouvelle poussée et se demande s’il ne pourrait pas essayer un nouveau traitement. Au bout du compte, c’est un cas banal, il suffit de lui prescrire une autre pommade. Mais cela me travaille : si ça avait été sa première éruption, j’aurais sans doute fait un mauvais diagnostic.

Je repense à la formation en dermatologie que j’ai reçue durant mes études de médecine. Dans mon souvenir, les peaux noires n’ont été évoquées qu’à trois ­reprises : une fois à propos des cica­trices chéloïdes, qui se caractérisent par un épaississement du derme ; une autre pendant un cours consacré à la syphilis et aux autres ulcérations génitales ; et une dernière lors d’un exposé sur le vitiligo, qui se traduit par la dépigmentation de la peau à certains endroits. Il n’a été question de carnations foncées que pour illustrer ces affections rares, jamais dans le cadre de l’enseignement des affections cutanées les plus courantes.
Je ne suis pas le seul à m’interroger sur cette lacune. En juin, Michael ­Mackley, un étudiant en troisième année de méde­cine au Canada, estimait sur son fil Twitter ne pas avoir été formé à détecter des altérations de la peau sur des patients noirs : « Comment leur assurer une égalité de traitement alors que le système est entièrement bâti sur les peaux blanches ? » déplorait-il. Mais ce qui me perturbe le plus, c’est que, jusqu’ici, je n’avais pas conscience du problème malgré le fait que j’ai moi-même la peau foncée.

Lors d’une manifestation du mouvement Black Lives Matter à Brighton cet été, j’ai vu un adolescent noir qui arborait fièrement un tee-shirt avec l’inscription « MELANINAIRE » 1. Si cette marque de vêtements a un nom accrocheur, c’est justement parce que, le plus souvent, le taux de mélanine que l’on a dans la peau est directement proportionnel aux ­discriminations que l’on subit au quotidien. De fait, depuis plus de quatre siècles, la mélanine est l’un des critères, avec les traits du visage et le type de cheveux, qui servent à hiérarchiser les groupes humains.
La mélanine – du grec, melas, « sombre » – est un ensemble de pigments que l’on trouve dans la nature et qui donnent les taches brunes sur les bananes, la couleur de l’encre de seiche ou encore celle des fourmis. Le corps humain présente trois types de mélanine, dont le plus courant est l’eumélanine, un pigment brun foncé à noir responsable de la couleur de la peau, des cheveux et des yeux. L’eumélanine est produite par des cellules spécialisées, les mélanocytes, où elle est empaquetée dans des organites appelés mélanosomes qui sont ensuite transmis aux autres cellules de l’épiderme afin de protéger notre ADN des dégâts du soleil. Les mélanosomes entourent le noyau cellulaire et bloquent, à la manière de minuscules parasols, le rayonnement ultraviolet.

La différence entre les peaux claires et les peaux foncées tient simplement à la quantité d’eumélanine et à sa répartition dans les cellules de l’épiderme, la couche superficielle de la peau. Bien que l’on puisse augmenter temporairement la quantité d’eumélanine en bronzant, son taux de base est déterminé par nos gènes. Mais alors, pourquoi tous les humains n’ont-ils pas la même couleur de peau ?
La meilleure réponse à cette question nous est apportée par Nina Jablonski, professeure d’anthropologie à l’Université d’État de Pennsylvanie, dans son livre ­Living Color: The Biological and ­Social Meaning of Skin Color. Ses travaux montrent que le taux d’eumélanine a évolué différemment selon les populations, en fonction du besoin d’optimiser la quantité de deux vitamines essentielles : l’acide folique, ou vitamine B9, et la vitamine D. L’acide folique permet de régénérer les tissus à renouvellement rapide, comme ceux qui sont présents dans le sperme et chez les embryons ; une carence en vitamine B9 peut provoquer l’infertilité masculine et des anomalies du tube neural chez l’embryon. La vitamine D favorise quant à elle l’absorption du calcium présent dans notre alimentation ; une carence peut entraîner des malformations du squelette ou des dysfonctionnements du système immunitaire.

Or le rayonnement ultraviolet détruit l’acide folique présent dans notre corps, d’où l’intérêt de l’eumélanine pour bloquer ce rayonnement. Mais la subtilité, c’est que les rayons UV sont également indispensables à la synthèse de la vitamine D. Pour que nous puissions vivre et nous reproduire, notre peau doit laisser passer juste ce qu’il faut de rayons UV, de manière à produire suffisamment de vitamine D sans que notre taux d’acide folique baisse trop. Près de l’équateur, il y a davantage de rayons UV à bloquer, ce qui explique pourquoi les individus dont les ancêtres ont évolué dans cette région du monde produisent davantage d’eumélanine. En revanche, les populations humaines qui ont migré près des pôles, où la peau est moins exposée aux rayons UV, ont évolué de manière à produire moins d’eumélanine, pour prévenir les carences en vitamine D – leur peau est donc plus claire.

La couleur de peau n’est qu’une des nombreuses divergences génétiques qui se sont produites au fil du temps entre des populations éloignées géographiquement. Elle n’a pas plus d’importance que d’autres variations génétiques qui ont pu servir à classer les populations, comme l’aptitude à digérer le lactose ou le type de cérumen. Pendant des millénaires, les différences de couleur de peau n’étaient pas nécessairement assor­ties d’un traitement différencié. C’est en Europe, à l’époque moderne, qu’elles ont été investies d’une signification nouvelle. Avec l’essor du capitalisme et du colonialisme, la couleur de peau est devenue un moyen pour les Blancs de diviser le monde en deux catégories : ceux qui trimaient et ceux qui récoltaient les fruits de ce dur labeur. Les Espagnols furent les premiers au xviie siècle à diviser le monde en fonction de la couleur de peau : « Blanc, noir, indien [devinrent] des synonymes de ­colon, esclave et colonisé », explique Irene Silverblatt, professeure d’anthropologie culturelle à l’université Duke, en Caroline du Nord.
Les dermatologues se servent aujour­d’hui de la classification de Fitzpatrick, qui répartit les peaux en six catégories selon leur sensibilité au soleil, du phototype I (les peaux très claires, qui ne bronzent pas et attrapent facilement des coups de soleil) au phototype VI (les peaux très foncées, qui n’ont jamais de coups de soleil). Cette échelle a été conçue par le dermatologue américain Thomas B. Fitzpatrick, qui fut très influent dans la seconde moitié du xxe siècle et l’un des premiers à s’intéresser au mélanome. Cet outil, qui se veut objectif, trahit toutefois les préjugés de son inventeur : sur les six phototypes, trois concernent ce que nous appelons couramment les peaux blanches, deux se rapportent aux peaux mates et un seul englobe les nombreux types de peaux noires.
Les jeunes générations d’étudiants en médecine, plus sensibles aux questions de couleur de peau, se sont plaintes dernièrement du fait que les supports visuels qui leur sont fournis représentaient presque exclusivement des personnes à la peau claire. Des planches anatomiques qu’ils punaisent au-dessus de leur lit aux mannequins sur lesquels ils s’exercent au massage cardiaque, le patient type est presque toujours le même : un homme à la peau blanche, au corps glabre et aux cheveux châtain clair avec une raie de côté. Et cela, alors même que les Blancs sont une minorité dans le monde.

Une étude de 2018, portant sur plus de 4 000 photos et illustrations tirées de quatre grands traités de médecine américains, montre que seulement 4,5 % d’entre elles représentent des sujets à la peau foncée. C’est un problème dans toutes les spécialités médicales parce que cela conforte l’idée que la peau blanche est la norme, mais cela l’est plus encore en dermatologie, puisque chaque pathologie s’exprime différemment selon le type de peau. Ademide Adelekun et Ginikanwa Onyekaba, de la faculté de médecine de l’Université de Pennsylvanie, ont publié en avril dernier une étude analogue mais portant cette fois sur les manuels de dermatologie. Seulement 11,5 % des illustrations montraient des peaux foncées (phototypes V et VI de Fitzpatrick). Au début de l’année, j’ai donné une conférence sur les affections cutanées les plus fréquentes à la faculté de médecine de Brighton, où j’enseigne. J’avais beau vouloir intégrer dans ma présentation des photos de différents types de peau, j’ai eu toutes les peines du monde à en trouver dans les bibliothèques médicales en ligne.

«Une maladie ne se manifeste pas de la même manière chez tous les patients, faisait observer le généraliste Subash Jayakumar lors d’une conférence en 2018 à la faculté de médecine de l’University College de Londres, où il enseigne. On constate des différences sensibles entre patients de différentes origines. » Jayakumar exerce à Brent, un arrondissement de Londres où 65 % de la population est non blanche. Il est ­facile de passer à côté d’un changement de colo­ration de la peau quand on ne sait pas ce qu’on cherche, expliquait-il. Avoir le bout des doigts bleus est le signe d’un manque d’oxygène dans le sang ; la jaunisse peut être le symptôme d’une lésion hépatique irréversible ; et un patient qui fait une hémorragie interne peut être sauvé par un médecin attentif à la pâleur non pas sur les joues, mais sous les yeux et à l’intérieur de la bouche. Comment peut-on attendre d’un médecin qu’il inter­prète correctement un changement de teinte sur une peau sombre s’il n’en a jamais observé auparavant ?

Cela me fait penser à un problème avec lequel les photographes se débattent depuis des décennies. De même que la médecine, la photographie moderne a été conçue avec des Blancs comme critère. En l’occurrence, le portrait d’une femme blanche surnommée Shirley a longtemps servi de norme pour l’étalonnage des couleurs et le calibrage de l’exposition des pellicules Kodak. Plusieurs mannequins se sont succédé au fil des années, mais c’étaient toujours des femmes brunes au teint ivoire.
Le problème, c’est que les visages noirs ressortaient à peine sur les photos : leurs nuances et les contours étaient gommés, et on ne voyait qu’une grosse tache sombre avec des yeux et des dents éclatants de blancheur. En 1977, Jean-Luc Godard, qui s’apprêtait à tourner au Mozam­bique, refusa d’utiliser une pellicule Kodak au motif qu’elle était raciste. Mais il fallut que des fabricants de chocolat et de meubles en bois se plaignent dans les années 1980 auprès de Kodak du mauvais rendu de leurs produits pour que l’entreprise mette au point une nouvelle pellicule, la Gold Max, qui allait permettre de « photographier avec précision un cheval noir dans la pénombre ».
Le problème persiste de nos jours, quoique à un degré moindre, avec la photographie numérique. Malgré des réglages colorimétriques plus fins, « sous un éclairage artificiel, les appareils numé­riques ne restituent pas bien les peaux foncées », observe Sarah Lewis, maîtresse de conférences en histoire de l’art à l’université Harvard et auteure d’un livre à paraître sur la photographie et la ­pigmentation de la peau.

La médecine, de même que la photographie, semble s’être construite avec la peau blanche comme seule réalité. Par exemple, les oxymètres de pouls – ces petits appareils que l’on vous pince sur le doigt pour mesurer le taux d’oxygène dans le sang – ont été calibrés sur des patients blancs et surestiment régulièrement ce taux chez les non-Blancs dans une proportion allant jusqu’à 7 %. « Si nous ne corrigeons pas les biais de la médecine avant de recourir à l’intelligence artificielle, nous ne ferons que les perpétuer », alertait Roxana Daneshjou, dermatologue à l’université Stanford, sur les ondes de la radio publique américaine NPR en 2019.
Plusieurs applications mobiles dotées d’intelligence artificielle se disent capables de reconnaître les affections cuta­nées. L’une d’elles, Skin Image Search, compare la photo que vous téléchargez avec celles d’une base de données dont moins de 10 % concernent des peaux foncées. Des chercheurs ougandais l’ont testée auprès de 123 patients africains et ont établi que le diagnostic n’était exact que dans 17 % des cas. Nous voyons comment les insuffisances de la photographie et celles de la médecine se rejoignent : même si les manuels et les applications s’appuient un jour sur un corpus iconographique plus représentatif, les peaux sombres seront moins conformes à la réalité si les appareils photo ne sont pas en mesure de restituer toutes leurs nuances.
Encore mortifié de ne pas avoir su déce­ler le psoriasis de mon patient, j’interroge d’autres personnes non blanches qui ont eu de mauvaises expériences quand elles ont consulté pour des affections cutanées. Afia Ahmed Chaudhry, professeure d’histoire à Londres, me confie que sa mère a eu le sentiment de ne pas avoir droit au bon traitement du fait de sa couleur de peau. « Ces patients se font souvent envoyer balader. Et puis ils tournent en rond jusqu’à ce qu’ils jettent l’éponge ou qu’ils se résignent à consulter dans le privé », me dit-elle. Chaudhry est furieuse qu’il ait fallu quinze ans pour que l’acné sévère de sa mère soit traitée correctement. « Elle n’aurait pas dû avoir à attendre si longtemps. Ils n’auraient pas dû la mener en bateau en continuant à lui prescrire toujours la même crème qui n’a jamais donné de résultats. »

Pendant des siècles, les sociétés africaines ont maîtrisé les traitements adaptés aux peaux riches en mélanine. Elles utilisaient des infusions, des cata­plasmes et des pommades à base de plantes : l’huile de figue de Barbarie comme émollient, l’aloe vera comme cica­trisant, le rooibos pour traiter l’ec­zéma. Mais une bonne partie de ce savoir traditionnel s’est perdu. « Peu de travaux sont publiés en Afrique sur la dermatologie de la peau noire », regrette ­Mohamed Maciré Soumah, dermatologue au CHU Donka de Conakry, en Guinée. Les méde­cins africains, m’explique-t-il, se forment encore avec des traités rédigés par des Occidentaux, si bien qu’ils en sont réduits à apprendre sur le tas au contact de leurs patients.
Afin de pallier les lacunes de la médecine occidentale en matière de peaux très pigmentées, des consultations spécialisées ont vu le jour. Dans la plupart des grandes villes occidentales, on trouve désor­mais des praticiens de ce qu’on appelle la dermatologie ethnique. Le premier service du genre fut fondé aux États-Unis par John A. Kenney Jr, un dermatologue né en 1914 dans l’Alabama. Son père, qui fut l’un des premiers chirurgiens noirs, militait pour faire embaucher davantage de médecins afro-américains dans les hôpitaux locaux. Une nuit de 1922, alors que John A. Kenney Jr avait 8 ans, la famille découvrit que le Ku Klux Klan avait planté une croix enflammée devant la maison. Après des menaces de mort à répétition, dont une émanant d’un ­patient de Kenney père, la famille finit par s’exiler dans le New Jersey.

Kenney Jr devient l’un des premiers dermatologues noirs des États-Unis. Il crée le premier service de dermatologie de la peau noire à l’hôpital de l’université Howard, un établissement de ­Washington destiné aux Afro-Américains. À sa mort, en 2003, il aura formé un tiers des dermatologues noirs exerçant aux États-Unis.
Ces services de dermatologie spécialisés se fondent sur le postulat que la peau très pigmentée diffère de la peau claire d’un point de vue clinique. Mais quelles sont au juste ces différences et quelle est leur portée ? Les avis restent partagés. Et certaines idées reçues ont la vie dure. En 1851, Samuel Cartwright, un médecin esclavagiste, affirmait que les Noirs avaient une peau plus épaisse et moins sensible. Il y voyait le symptôme d’une prétendue maladie, la ­dysaesthesia ­aethiopica, qui expliquait selon lui leur manque d’ardeur au travail. Le seul ­remède était un bon coup de fouet : « La meilleure manière de stimuler la peau, écrit-il, est de l’enduire d’huile que l’on fait pénétrer avec une large lanière de cuir. Puis de mettre le patient à travailler dur sous le soleil. » Une étude de 2016 montre qu’un tiers des médecins américains croient ­encore à certains mythes sur la peau noire, comme le fait qu’elle serait plus épaisse et aurait moins de terminaisons nerveuses.

DermNet NZ est une plateforme de ressources en dermatologie administrée par la dermatologue néo-­zélandaise Amanda Oakley et consultée par des médecins du monde entier. À l’entrée « dermatologie ethnique », on peut lire ceci : « La peau foncée a généralement un derme plus épais », une idée qui a pourtant été mise à mal. (J’en ai parlé à Oakley, qui s’est dite prête à corriger l’article2. À ma demande, elle s’est aussi engagée à illustrer les autres articles avec davantage de photos de peaux ­foncées.)
C’est une bonne chose qu’il y ait à présent davantage de dermatologues formés aux peaux foncées. Mais ces consultations spécialisées amènent à s’interroger. Nombre d’entre elles se consacrent visiblement à des problèmes de peau ­mineurs, d’ordre cosmétique, et proposent souvent des « traitements » d’éclair­cissement de la peau. Au Royaume-Uni, presque tous ces cabinets sont privés et à but lucratif. L’objectif du Dr Kenney, qui était de procurer aux patients noirs des soins d’aussi bonne qualité que ceux dont bénéficient les Blancs, est ainsi dévoyé par l’appât du gain. Le danger est que ces consultations finissent par persuader certaines personnes que leur peau pose un problème simplement parce qu’elle est foncée. Si nous n’y prenons pas garde, nous risquons de voir apparaître une branche de la médecine qui médicalise la pigmentation et fait son beurre en créant chez les patients le sentiment d’être malades.
Les affections cutanées ne sont pas qu’un désagrément – elles peuvent être mortelles. La mort prématurée de Bob Marley d’un cancer de la peau est à cet égard emblématique, et pas seulement parce que c’était un grand musicien. Son histoire témoigne des multiples écueils auxquels se heurtent les personnes noires lorsqu’elles cherchent à se faire soigner et montre que nos systèmes de santé, tels qu’ils sont conçus, ont fait des progrès dans la prise en charge des patients blancs mais pas des autres.

Marley fait part de son problème à ses amis durant l’été 1977. Au cours d’un match de foot à Paris, il s’est blessé au gros orteil droit, et son ongle est devenu douloureux. Il leur confie que ce n’est pas la première fois – il avait eu une tache sous l’ongle pendant quelques années et pensait que ce n’était qu’un petit hématome. Il devra consulter deux médecins avant qu’on lui prescrive une biopsie qui permet de diagnostiquer un mélanome acrolentigineux, le cancer cutané au pronostic le plus défavorable. Contrairement aux trois autres formes de mélanome, qui se développent généralement sur une peau exposée au soleil, le mélanome acrolentigineux apparaît dans des endroits où il est moins détectable, sur la plante des pieds ou sous les ongles, par exemple.

Ce type de mélanome, qui est de loin le plus répandu chez les patients à peau foncée, était à l’époque méconnu de la plupart des médecins. Dans sa 13e édition, parue en 1977, le Manuel Merck de diagnostic et thérapeutique évoquait les trois types de mélanomes les plus répandus chez les sujets à peau claire mais pas le mélanome acrolentigineux. Aujourd’hui encore, c’est la forme de ­mélanome la plus difficile à soigner.
Le rayonnement ultraviolet endommage des petits fragments de l’ADN contenu dans les cellules de l’épiderme. Ces lésions sont normalement corrigées presque instantanément par un méca­nisme naturel, mais il arrive qu’elles soient trop importantes pour être répa­rées, ce qui provoque le cancer. C’est la raison pour laquelle les peaux claires, qui ont moins de mélanine pour protéger leur ADN, ont environ vingt fois plus de risques que les foncées de développer un cancer. Mais ce qui est frappant, c’est de voir comment le taux de survie à cinq ans des personnes atteintes d’un mélanome a évolué aux États-Unis au sein de ces deux populations au cours des cinquante dernières années. Il s’est amélioré chez les patients blancs, passant de 68 % à 90 %, alors qu’il a régressé de 67 % à 66 % chez les patients noirs. Cet écart contribue à expliquer les résultats d’une étude ­publiée en 2007 dans la revue American Journal of Public Health et montrant que les patients noirs font moins confiance au corps médical que les patients blancs.

Ils ont de bonnes raisons d’être méfiants, quand on connaît la longue tradition de racisme de la médecine américaine. Les enfants de Henrietta Lacks, une jeune femme noire décédée d’un cancer du col de l’utérus, n’ont appris qu’en 1975 que des cellules qui avaient été prélevées à leur mère sans son consentement en 1951 étaient toujours utilisées par des laboratoires biomédicaux à des fins commerciales [lire « La femme aux cellules immortelles », Books no 19, février 20113 . Et puis il y a l’étude de Tuskegee, une expérience scandaleuse conduite aux États-Unis entre 1932 et 1972. Près de 400 hommes noirs du comté de Macon, dans l’Alabama, s’étaient vu refuser un traitement contre la syphilis pour que les chercheurs puissent étudier comment la maladie évolue lorsqu’elle n’est pas traitée.
Ces abus, ainsi que l’attitude souvent condescendante des médecins – j’en ai entendu se plaindre que les patients noirs consultent trop tard pour être guéris, ­refusent de participer à des programmes de dépistage du cancer ou sont prisonniers de croyances ascientifiques –, font que beaucoup de Noirs ont cessé de consulter. Ce phénomène, que les sociologues qualifient de « prudence méfiante », pousse certains à se tourner vers les médecines alternatives, voire à refuser purement et simplement toute forme de traitement.

Bob Marley lui-même ne se présentait pas toujours à ses rendez-vous de contrôle et préféra essayer un régime controversé promu par le charlatan allemand Josef Issels. Lorsqu’on finit par lui faire une greffe de peau, le cancer s’était déjà ­étendu en profondeur et avait commencé à se généraliser. Marley donna son dernier concert en septembre 1980, avant de tenter un ultime traitement alliant radiothérapie et chimiothérapie. Sans succès. Il mourut à Miami le 11 mai 1981, à l’âge de 36 ans. Un an après son décès, l’État de Floride se mit à collecter des données sur le cancer.
Shasa Hu, spécialiste des cancers de la peau au CHU de Miami ­(celui-là même où Bob Marley est mort), s’est intéressée aux écarts de mortalité entre patients blancs et non blancs atteints d’un méla­nome et a pu constater que rien n’avait changé depuis les années 1980 : à Miami, les patients noirs sont beaucoup moins susceptibles d’être diagnostiqués à temps pour être guéris.
Je ne suis pas dermatologue, mais, en tant que généraliste, je suis la première personne à qui l’on vient montrer ses éruptions cutanées. Presque tous les médecins examinent régulièrement la peau de leurs patients, mais, leur formation étant terriblement lacunaire, ils sont incapables de prendre correctement en charge leurs patients non blancs.
Un mouvement est en train de se créer pour faire bouger les lignes. En septembre 2019, lorsque son fils métis a eu une éruption cutanée, Ellen ­Buchanan Weiss a cherché à se renseigner sur Inter­net. N’ayant rien trouvé de pertinent, elle a décidé de créer Brown Skin ­Matters, un site à l’intention des médecins et des parents inquiets qui montre la forme que prennent les affections cutanées, courantes ou rares, sur les peaux foncées. Une pétition lancée en juin au Royaume-Uni et adressée à l’ordre des médecins exige que les non-Blancs soient représentés dans les supports de cours des écoles de médecine. Plus de 200 000 personnes l’ont signée à ce jour. Et Malone Mukwende, étudiant de deuxième année à la faculté de médecine St George’s, à Londres, vient de corédiger une brochure sur la façon dont certaines maladies se manifestent sur les peaux foncées afin d’en finir avec cet angle mort des études médicales. Diversifier les types de peaux sur lesquels se fonde l’enseignement de la médecine est une chose importante, mais ce n’est que la première étape, et la plus facile, d’un combat plus vaste visant à transformer la pratique de la médecine afin d’éliminer les écarts de traitement entre patients blancs et non blancs.
J’ai beau compter une bonne dizaine ­d’années d’expérience, j’en ai beaucoup appris en parcourant le site Brown Skin ­Matters – ce qui est une bonne chose, non seulement pour mes futurs patients mais aussi pour moi. J’ai réalisé que j’avais l’habitude d’examiner la peau des autres mais je n’avais jamais véritablement observé la mienne. J’ai été surpris de découvrir que plusieurs photos montraient des affec­tions que j’avais eues moi-même mais que je n’avais jamais songé à diagnostiquer : la peau sèche et écailleuse que je remarque sur le bas de ma jambe pourrait bien être de l’ichtyose ; et j’ai parfois des plaques ­rugueuses qui sont peut-être de l’eczéma ­nummulaire, souvent difficile à déceler sur une peau sombre.

À l’instant où j’écris, j’ai un prurit étrange qui me démange au niveau de la cheville. J’ai entendu parler d’éruptions similaires chez des personnes atteintes du Covid-19, et c’est parfois le seul symptôme. Mais, une fois de plus, je n’ai pas pu trouver d’informations me permettant d’en avoir le cœur net. Jenna Lester, chercheuse en dermatologie à l’Université de Californie à San Francisco, a récemment analysé avec des collègues les articles décrivant les manifestations cutanées du Covid-19. Sur les 130 photos de son corpus, 92 % montraient une peau claire (phototypes I à III), 6 % une peau mate (phototype IV), et aucune une peau foncée ou noire. Je n’ai donc même pas cherché à montrer mon prurit à mon médecin. Parce que je sais que, pas plus que moi, il ne saura quoi en penser. Pour l’instant, nous sommes dans le flou le plus complet. 

Neil Singh est un médecin généraliste britannique d’origine indienne. Il enseigne à l’université de Brighton, au Royaume-Uni.
Cet article est paru dans The Guardian le 13 août 2020. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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En voici un qui, en plein confinement imposé par la pandémie de Covid-19, a fait un beau voyage. Il a sillonné le territoire de l’ancienne Union ­soviétique, des abords de grandes villes russes telles que Volgograd, Ekaterinbourg et Moscou jusqu’à l’île de Sakhaline. Il est aussi allé traîner du côté de localités beaucoup plus improbables. Alekseïvka, par exemple, où il a surpris des policiers en train de discuter le bout de gras (probablement le montant d’un pot-de-vin) avec le conducteur d’une petite voiture rouge arrêtée sur le bord de la route, ou Griazi, petite ville de la région de Belgorod dont le nom signifie littéralement « saleté ». Il a poussé jusqu’aux confins de l’ex-URSS, au ­Kazakhstan, au Kirghizistan (qui connaît le bourg de Tüp ?) et en Ukraine ; il est même allé dans le sud de la Bulgarie, près de Kardjali, la principale ville de cette région turcophone, sur la route de la Grèce.

Il a rapporté de ce périple extraordinaire des photos d’étonnants monu­ments érigés à l’entrée de ces localités – des faucilles, des marteaux et des étoiles, bien sûr, mais aussi des avions de chasse recyclés, un hélicoptère fraîchement repeint, des navires de guerre et des chars juchés sur des plateformes en fonte, des fusées et même une locomotive perchée sur une immense ­colonne en béton. Tout un art des routes et des ronds-points qui évoque la « grande époque » soviétique.

Architecte de formation, Jason Guilbeau a certainement été attiré par les lignes à la fois futuristes et désormais désuètes de ces vestiges d’un monde englouti, un modernisme brutaliste qui oscille sans cesse entre grandeur et kitsch. La pastèque géante du côté de Kherson, en Ukraine, cohabite ainsi avec le monument en granit signalant l’entrée de la « ferme-usine avicole de la 62e armée de l’Union soviétique », à Gorodichtche, en Russie, et les quatre flèches de béton montant vers le ciel de la centrale nucléaire d’Ignalina, en Lituanie.


Il faut ici préciser que Jason Guilbeau a fait tout ce beau voyage sans décoller de la chaise de son bureau. L’œil rivé à l’écran de son ordinateur, il a découvert tous ces lieux grâce à Google Street View, l’outil de navigation virtuelle lancé en 2007, en complément de Google Maps et Google Earth. Et ses images sont en fait celles de la caméra dont Google a équipé des milliers de voitures dans le monde. C’est ce qui explique que les visages des (rares) passants soient floutés. Mais, à part ce détail, l’illusion fonctionne bien quelques instants tant le jeune photographe s’est appliqué à « gommer » de ces images toutes les traces laissées par l’application.
La démarche a séduit le quotidien britannique The Guardian qui, lors de la parution de l’ouvrage, en mai dernier, a publié une sélection d’images de ces « trésors » dénichés par un photographe « qui a réussi à contourner le confinement ». Pour le quotidien The Independent, ces reliques illustrent ­aussi les « obsessions » de l’ancien empire soviétique : parvenir à nourrir son immense population (d’où l’abondance de tracteurs et moissonneuses-batteuses), ­« réé­duquer » ses paysans et tenir tête mili­tairement au « camp capitaliste » tout en promouvant la paix et la conquête spatiale.
L’ironie de l’histoire, c’est que leurs commanditaires n’imaginaient pas qu’un jour le communisme s’effondrerait et que ses vestiges seraient minutieusement cartographiés par un géant américain du Web, rappelle dans la préface du livre Clem Cecil, qui a été jusqu’en mai la directrice de la Maison Pouchkine, à Londres. 

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C’est en effet une famille innombrable, celle des imbéciles.
Simonide, cité par Platon, Protagoras, 346c (ive siècle avant notre ère).

Ainsi, au lieu de se donner la peine de rechercher la vérité, on préfère généralement adopter les idées toutes faites.
Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, 1, 2 (ive siècle avant notre ère).

Si nos écoles crétinisent la jeunesse, à mon avis, c’est à cause de ça : on n’y voit ni n’y entend rien de la vie de tous les jours.
Pétrone, Satyricon, I, 1 (65).

Immense est la foule des imbéciles.
Saint Augustin, Contre les académiciens (386).
Amis vous noterez que par le monde y a beaucoup plus de couillons que d’hommes, et de ce vous souvienne.
Rabelais, Le Cinquième Livre, VII (1564).

Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de son jugement.
La Rochefoucauld, Maximes, 89 (1665).

Car de dire des sottises par hasard et par faiblesse, c’est un mal ordinaire ; mais d’en dire par dessein, c’est ce qui n’est pas supportable.
Pascal, Pensées VI, 3 (1669).

Un sot savant est sot plus qu’un sot ­ignorant.
Molière, Les Femmes savantes, IV, 3 (1672).

M. l’évêque de Beauvais, plus idiot que tous les idiots de votre connaissance, prit la figure de premier ministre.
Cardinal de Retz, Mémoires (1675-1677).

Tel est le fanatisme des pays d’Inquisition, où la science est un crime, l’ignorance et la stupidité la première vertu.
Saint-Simon, Mémoires (1691-1701).

C’est une chose assez plaisante qu’aucune personne d’esprit ne voudrait d’un bonheur fondé sur la sottise ; il est clair pourtant qu’on ferait un très bon marché.
Voltaire, Lettre à Mme du Deffant, 3 octobre 1764.

Voltaire : « Tous les siècles se ressemblent par la méchanceté des hommes. » (J’ajoute : et par leur sottise.)
Schopenhauer, Petits écrits français (1820-1856).

[Gringoire] estimait qu’il n’est rien de tel que le spectacle d’un procès criminel pour dissiper la mélancolie, tant les juges sont ordinairement d’une bêtise réjouissante.
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris,VIII, 1 (1831).

Il y a des gens, se dit Antoine, qui se sont fabriqué, une fois pour toutes, une conception satisfaisante du monde… Après, ça va tout seul…Leur existence ressemble à une promenade en barque, par temps calme : ils n’ont qu’à se laisser glisser au fil de l’eau.
Roger Martin du Gard, Les Thibault (1922-1940).

L’autosatisfaction du fils de bourgeois le porte à se fermer à toute instance extérieure, à ne rien écouter, à ne pas remettre en question ses opinions, à ne pas compter avec les autres. L’intime conviction de sa supériorité l’incite constamment à exercer sa prévalence.
José Ortega y Gasset, La Révolte des masses (1930).

La grande et peut-être seule consolation d’être une femme est que l’on peut toujours prétendre être plus stupide que l’on n’est et que cela ne surprend personne.
Freya Stark, La Vallée des assassins (1934).

Un poète qui perd sa réputation, à tort ou à raison, un théoricien esthétique dont on s’aperçoit qu’il s’égare, le snobisme les abandonne, et tout est dit. Mais il est plus pénible d’admettre qu’un professeur à la Sorbonne est un imbécile, quand on sait qu’il est en fonction pour encore au moins vingt ans.
Jean-François Revel, La Cabale des dévôts (1957).

Il existe une sottise d’époque, à laquelle tous les contemporains, grands et petits, et eussent-ils du génie, participent.
François Mauriac, Mémoires intérieurs (1959).

Le sot ne pardonne ni n’oublie jamais ;
le naïf pardonne et oublie ; le sage pardonne mais n’oublie pas.
Thomas Szasz, Le Péché second (1973).

L’exploitation de la bêtise n’est pas à la portée du premier imbécile venu.
Yvan Audouard, Les Pensées (1991). 

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