Crise morale ?

Avoir l’impression d’un effondrement de la morale dans le monde où l’on vit n’est pas la preuve que cette crise soit réellement en train de se produire. On dit souvent : nous vivons dans un siècle où les intérêts matériels règnent sans partage, où les valeurs spirituelles sont oubliées. Mais a-t-il jamais existé, l’âge d’or dont on rêve ainsi ?
Il existe pourtant des mutations dans notre monde et notre actualité, qui ont probablement un impact négatif sur la vie morale de la population. L’invention des ordinateurs et leur mise en réseau influencent en profondeur nos activités de communication, donc les relations entre individus et, par là, nos actes moraux. Il y a un siècle, l’information était rare, le téléphone difficile à obtenir, les nouvelles lentes à arriver ; aujourd’hui, l’information est continue et pléthorique, chacun de nous est branché en permanence sur plusieurs réseaux et communique avec un grand nombre de personnes. Or, les populations européennes, celles-là mêmes qui jouissent de ces technologies, se plaignent d’un sentiment croissant de solitude, d’isolement, d’abandon. Triomphe et échec de la communication semblent avancer de pair.
On se rend alors compte que le mot de communication recouvre deux fonctions bien distinctes : celle de transmettre une information et celle de participer à la formation de la personne. Quand je parle, je peux communiquer des données sur l’objet de notre entretien, mais, en même temps, je me situe par rapport à mon interlocuteur, anticipe sa réaction et m’adapte à lui, donc je me transforme – tout en essayant de l’influencer à mon tour. Rien ne peut remplacer la proximité d’un visage, les sensations olfactives, auditives, tactiles que nous éprouvons au cours d’une rencontre physique. Sans elles, nous vivons dans l’illusion de l’échange, notre élan vers les autres est dévitalisé, nous finissons par oublier que nous sommes faits par eux et qu’ils détiennent les clés de notre frêle bonheur.
La politique ne se confond pas avec la morale, mais celle-ci procure à celle-là un horizon. Depuis la chute du Mur de Berlin, qui a déclenché la montée en puissance du néolibéralisme, on assiste en Europe à un changement de perspective, comme si l’effondrement de l’empire soviétique devait entraîner la déconsidération des valeurs de solidarité, d’égalité, de bien commun, dont ce pays et ses satellites se réclamaient hypocritement. La doctrine néolibérale, présente à l’arrière-plan des décisions politiques de nos gouvernements, postule à la fois que les intérêts économiques priment sur nos besoins sociaux et que l’être humain est autosuffisant. Or, dans un monde où la satisfaction de l’individu est la seule valeur partagée, il n’y a plus de place pour la morale : celle-ci commence par la prise en compte de l’existence des autres.
Elle entre en crise dans un pays qui ne se soucie pas de protéger ses ressources naturelles et, par là, met en danger la santé, voire la survie des générations futures ; qui refuse d’investir dans les infrastructures accessibles et profitables à tous ; qui professe le mépris pour les faibles et les pauvres, considérés comme coupables de paresse ou de bêtise ; qui présente ceux qui sont différents de nous comme une menace. Un État qui apparaît comme immoral sape aussi les bases de la morale de ses habitants.
La morale n’est pas menacée d’effondrement définitif : elle est inhérente à la conscience humaine ; si elle disparaissait, c’est que l’espèce elle-même aurait subi une mutation. Mais, à court terme, les transformations évoquées ici appellent des réactions. Celle qui provient des évolutions technologiques exige une meilleure maîtrise de nos nouvelles capacités, un peu comme on apprend à utiliser une voiture sans mettre sa vie en danger. Celle qui trouve sa source dans une idéologie indique en creux la nécessité d’une autre idéologie, plus proche de la vérité de nos expériences, qui tienne compte de ce que l’économie est moyen et non but, que c’est l’interhumain qui fonde l’humain.  
T.T.

 

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