Entretien avec Ikeido Jun, auteur de La fusée de shitamachi
Publié en janvier 2013.
Nos confrères du magazine Zoom Japon, bible de la communauté japanophile française, ont fait de La fusée de shitamachi leur coup de coeur du mois. Ils sont allés rencontrer Ikeido Jun au Japon avant la sortie de son roman, le 7 novembre en librairie.
L'intégralité de l'entretien qui suit a été reproduit avec l'accord gracieux de Zoom Japon (www.zoomjapon.info)
Tout d'abord, quel sentiment cela vous procure-t-il d'être traduit dans une autre langue, et notamment le français ?
Ikeido Jun : Jusqu’à présent, aucun de mes livres n’avait jamais été traduit en langue étrangère. Je suis donc ravi de pouvoir être lu ailleurs dans le monde !
La Fusée de Shitamachi est une fiction, mais il y a une forte dose de réalité dedans. Avez-vous fait un travail de recherche au préalable ?
I. J. : Non, je n’ai pas fait d’enquête. Au départ, je voulais parler de plusieurs PME qui veulent lancer une grande fusée. Je suis allé voir un chef de PME spécialisé dans la fabrication de pièces pour l’aérospatiale et je lui ai parlé de mon projet. Il m’a dit que c’était complètement surréaliste! Ensuite, j’ai proposé l’exemple d’une PME qui fabrique des pièces détachées pour les fusées et détient un brevet, et comme l’idée pouvait tenir la route, je suis allé visiter quelques opérateurs de satellite et aussi le centre spatial de l’île de Tanegashima, au sud de l’archipel.
L’arrondissement d’Ôta, à Tôkyô, où se déroule l’histoire a t-il un rôle important ?
I. J. : Jadis, on disait que si l’on rassemblait toutes les PME de ce quartier, on serait en mesure de construire une fusée ! Cela m’a plu comme idée. Ôta est spécialisé depuis longtemps dans les technologies de pointe, de la même manière que la fabrication de produits moins sophistiqués, comme la production de sandales en paille par exemple, se concentre plutôt dans l’arrondissement de Kôtô. A présent, la plupart des usines d’Ôta ont été transférées à l’extérieur de l’arrondissement, mais cela reste quand même un quartier de référence.
En montrant l’orgueil d’une petite entreprise, avezvous cherché à transmettre un message d’encouragement aux PME ?
I. J. : Non, ce n’était pas mon intention. A la base, je voulais juste divertir le lecteur sans penser à un message en particulier. Mais il est vrai que les PME au Japon sont dans une situation difficile et donc beaucoup de gens ont pensé que La Fusée de Shitamachi était un roman “engagé”. D’ailleurs, on me demande souvent de participer à des séminaires sur les PME. Mais franchement, je n’y connais rien et donc je refuse. L’histoire tient debout, mais si un spécialiste se penche dessus, il va découvrir pleins de choses qui n’ont rien de réaliste, c’est sûr!
C’est aussi un roman où l’on retrouve l’atmosphère de l’ère Shôwa. En êtes-vous nostalgique ?
I. J. : En effet, l’histoire décrit une entreprise typique de cette époque. Je préfère l’ambiance rétro de ces années, plutôt que la période actuelle où les sociétés fondent leur mode de fonctionnement uniquement sur le résultat.
Tirez-vous l’inspiration d’un personnage comme Tsukuda Kôhei d’une rencontre ?
I. J. : Non, des types comme lui, cela n’existe que dans les mangas ! Le seul personnage de La Fusée de Shitamachi qui a été inspiré par mon entourage, c’est l’avocate Kamiya Ryôko. L’avocat Samejima Masahiro est un vieil ami et fait partie des cinq avocats les plus cotés en matière de droit sur la propriété intellectuelle. Je lui ai demandé conseil à propos des brevets d’invention. Ces conseils ont été tellement précieux et précis qu’on me demande désormais de participer à des débats sur les brevets ! (rires)
La psychologie des salarymen est très bien décrite dans votre roman, cela vous vient-il d’une expérience personnelle ?
I. J. : Tout à fait, j’ai été employé de banque pendant 7 ans, qui m’ont paru passer aussi lentement que 30 années! Je suis donc doué pour décrire l’esprit tordu des salarymen ! Je m’occupais des prêts pour environ 500 petites et moyennes entreprises, c’était à la Tôkyô Mitsubishi Bank avant qu’elle ne fusionne avec d’autres groupes bancaires.
Vous avez été viré ?
I. J. : Non ! (rires) J’ai démissionné. Mes collègues, avec qui je bois toujours de temps à autre, m’ont dit à l’époque que j’étais un crétin. Mais maintenant ils me disent : “Quelle chance tu as !”
Les banques sont souvent pointées du doigt dans votre roman...
I. J. : Personne au Japon ne possède un point de vue favorable sur les banques ! Je pense que celui que je développe dans La Fusée de Shitamachi est simplement juste.
Au Japon, vous êtes déjà très connu ?
I. J. : Tout dépend sur quelle échelle on se base. J’ai reçu des prix littéraires au Japon pour des romans policiers, mais tous les Japonais ne me connaissent pas pour autant. Je peux dire que les salarymen d’une trentaine d’années, dont 30 à 40 % de femmes, sont mes lecteurs. Je suis très content d’avoir un lectorat féminin si important car jusqu’à maintenant, le roman d’entreprise s’adressait presque exclusivement aux hommes.
Comment expliquez-vous que votre roman intéresse aussi les femmes ?
I. J. : Parce que mes personnages féminins ne sont pas des victimes ! En fait, dans les autres romans d’entreprise, les femmes se déshabillent et jouent la séduction pour obtenir un poste. Ceci est sensé attirer les lecteurs masculins. Comme je voulais être lu aussi par des femmes, j’ai réécrit plusieurs fois les parties les concernant, en étudiant leur attitude et leur façon de s’exprimer, et en le faisant lire à des amies pour avoir leur avis.
L’ex-femme de Tsukuda Kôhei tient un rôle important dans l’histoire…
I. J. : Oui, mais uniquement du point de vue du travail. La vie privée des personnages n’est pas abordée en profondeur. J’aurais pu dévier sur leur vie de couple, faire revenir Saya au foyer conjugal, mais c’était hors-sujet pour moi. Encore une fois, il s’agit d’un roman d’entreprise.
Le travail manuel est évoqué comme une fierté, et une rareté par les temps qui courent. Pensez-vous qu’il manque au Japon ?
I. J. : Si le travail manuel est utile, il restera. Avant, on pouvait redresser la tôle d’une voiture cabossée, maintenant il faut changer toute la pièce. Il n’y a plus d’ouvrier spécialisé, cela coûte trop cher. Mais parallèlement, il y a de plus en plus de grandes sociétés qui veulent préserver la main-d’œuvre spécialisée et envoient des stagiaires dans les PME qui disposent de techniciens très qualifiés.
La Fusée de Shitamachi se termine sur une touche positive. Cela a-t-il une signification particulière ?
I. J. : Non, pas du tout. J’ai pensé que pour 1 700 yens [le prix du roman au Japon], la moindre des choses était de donner de l’espoir. Les salarymen sont assez stressés comme ça, ce n’est pas la peine d’en rajouter !
Vous avez écrit ce roman antérieurement à la triple catastrophe du 11 mars 2011 ?
I. J. : En effet. J’ai commencé à écrire cette histoire il y a 3 ans, sous forme d’une chronique dans l’hebdomadaire Shûkan Post. On m’a dit que le livre avait apporté de l’espoir aux régions sinistrées et j’en suis très heureux. Un roman a une vie longue, il suit son époque. Mais si on me demande de réécrire quelque chose avec cette intention, je serai très embarassé !
L’accident nucléaire de Fukushima Dai-ichi pourrait-il vous inspirer une histoire en particulier ?
I. J. : On m’a suggéré d’écrire un roman qui se déroulerait au sein de l’entreprise Tepco [gestionnaire de la centrale de Fukushima], mais franchement ça ne me dit rien. Je ne peux pas encore estimer cette catastrophe, je ne suis pas non plus allé sur place. Mais j’étais à Tôkyô ce jour-là, et comme des milliers de gens, j’ai suivi en direct cette tragédie. Cette expérience personnelle va forcément se refléter dans mon travail.
Propos recueillis par Alissa Descotes-Toyosaki avec Odaira Namihei