La Babel médiévale

La globalisation, un phénomène récent ? Non : « Chez les experts de la littérature et de l’histoire médiévales, le concept de “Moyen Âge globalisé” a déjà au moins vingt ans d’existence », écrit Marion Turner dans la London Review of Books. Mais il ne s’agit pas de la même globalisation que la nôtre, issue de la domination postcoloniale et fondée sur une langue quasi unique, l’anglais. Au Moyen Âge, en revanche, les langues s’entremêlaient au point que l’on ne faisait parfois pas la différence entre elles, et le plurilinguisme était la règle. Dans le royaume d’Angleterre on parlait cinq langues (l’anglais, le gallois, le vieil irlandais, le cornouaillais et le gascon, plus le français, l’anglais et le latin chez les seigneurs) ; trois dans le duché de Bourgogne (le français, le flamand et le latin) ; et dans la péninsule Ibérique, l’arabe faisait jeu égal avec les langues vernaculaires. Même les ordres religieux devaient être polyglottes, prosélytisme oblige : outre le grec et l’hébreu, les dominicains enseignaient à leurs recrues l’arabe, le tartare et l’arménien ; et le roi Jacques II d’Aragon avait établi à Majorque un monastère où étaient enseignés l’arabe et « les langues schismatiques » comme le persan, le chaldéen. Le « paradigme » des échanges, explique la médiéviste croato-américaine Zrinka Stahuljak, était différent du nôtre. Dans l’écrit, les textes existaient surtout dans leur traduction – le savoir antique ne se diffusant que via les versions arabes des textes grecs – et le nom de l’auteur disparaissait derrière celui du traducteur. Et quand on voyageait, on se reposait sur des interprètes qui étaient surtout des « arrangeurs » – des « fixers » comme disent les journalistes, auxquels Zrinka Stahuljak a emprunté le titre de son ouvrage. C’est-à-dire des « drogmans » (d’où « truchement », en français), des intermédiaires tous azimuts dont le champ d’intervention allait de la linguistique à la diplomatie en passant par les arrangements financiers et la friponnerie. La fluidité des langues avait même un effet sur les religions, et ce que l’on connaissait du lointain bouddhisme s’était dilué au fil de son cheminement d’est en ouest, le Bouddha lui-même devenant Yudhasaf dans le monde arabe, puis Yusafad en Géorgie avant d’intégrer le christianisme romain, et aussi son calendrier, sous le nom de Saint Josaphat ! Notre globalisation d’aujourd’hui ne fait-elle pas pauvre figure, de ce point de vue-là du moins ?

LE LIVRE
LE LIVRE

Fixers: Agency, Translation and the Early Global History of Literature de Zrinka Stahuljak, University of Chicago Press, 2024

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