Le canular qui a fait trembler l’Amérique

En 1967, un groupe d’intellectuels anti-guerre du Vietnam monte un canular : une mystérieuse officine gouvernementale, le Special Study Group, aurait produit un rapport, le Iron Mountain Report, dénonçant les conséquences d’une paix prolongée pour l’économie américaine (faillites en série au sein du « complexe militaro-industriel »), mais aussi pour la société tout entière (sans la ponction régulière d’une guerre les jeunes pulluleraient, poussant leurs aînés au rancart et flanquant un bazar universel). Ces intellectuels, le journaliste Victor Navasky et ses acolytes, dont l’écrivain Doctorow et même J. K. Galbraith, confient à un écrivain sur la touche, Leonard Lewin, le soin de raconter l’histoire dans un livre. Mais Lewin juge plus percutant d’écrire carrément un faux rapport qu’il publie comme un document fuité. Stupeur générale, panique à Washington (s’agirait-il encore d’un délire de l’administration Kennedy ?), et phénoménal succès dans les librairies. Pourtant, même si la mystification est mieux que bien orchestrée – le rapport, que crédibilisent des myriades de notes et de références irrécusables, parodie à la perfection le plat jargon d’experts étalant froidement des énormités cyniques –, tout le monde ne tombe pas dans le panneau, bien que Lewin multiplie les confirmations alambiquées. L’administration Johnson ne trouve aucune trace du SSG ; quant au bunker de l’Iron Mountain, s’il existe bel et bien, à 200 kilomètres de New York, c’est en fait un abri antiatomique de luxe pour VIP du capitalisme. Mais voilà : beaucoup de gens pensent que beaucoup d’autres gens pensent en effet que « la guerre est le meilleur stabilisateur économique des sociétés modernes […] et un outil indispensable pour contrôler les tentatives anti-sociales destructives », comme dit le rapport. Après tout, Reagan, McNamara, et d’autres (même Churchill) ont tenu des propos ambigus sur les mérites de l’état de guerre, économiquement mais aussi politiquement et psychologiquement. L’essentiel, pour les auteurs du canular, c’est que leur message (« l’insanité de l’intervention au Vietnam et de la guerre froide », résume la rédactrice en chef de The Guardian, Katharine Viner) ait été reçu 5 sur 5. Le rapport n’est pas vrai – Lewin a fini par le reconnaître en 1972 – mais il est, hélas !, tout à fait vraisemblable. D’ailleurs, la réalité des « Pentagon Papers » fera bientôt pâlir – en cynisme, amoralisme et mensonges – la fiction produite par Lewin. Ce qui n’avait pas été prévu, en revanche, c’est que le faux/vrai rapport « a été si formidablement concocté qu’il va être érigé en “preuve” que revendiqueraient une floppée de théoriciens complotistes », écrit encore Katharine Viner. Ce n’est bien sûr pas la première fois qu’en politique un faux document à visée satirique a de lourdes et inattendues conséquences. Mais le parcours de l’ouvrage de Lewin laisse pantois. Ayant commencé sa première vie à gauche, il va être réimprimé sans autorisation et entamer à la droite de la droite une seconde vie, que Phil Tinline, auteur du « livre sur le livre », détaille avec minutie. Il a bien du mérite, car les lignes idéologiques, écologiques, économiques, politiques s’entremêlent à l’infini. Ainsi la défiance initialement ancrée à gauche envers un « Deep State » omnipotent et mal intentionné (qui se serait notamment débarrassé d’un Kennedy pas assez va-t-en-guerre) sera récupérée, avec une bonne dose d’antisémitisme en plus, par les milices et extrémistes de tout poil à l’autre bout du spectre. Hélas pour Navasky, Lewin et complices, « ils ont bel et bien donné naissance à une théorie conspirationniste increvable et multiforme qui peut conforter les fantasmes les plus dingues sur les méfaits des élites », écrit Phil Tinline. Dans ce maelstrom, la notion de véracité s’estompe. Mais à l’ère du « bullshit » (c’est-à-dire, selon le philosophe Harry Frankfurt, « non pas le rejet de la vérité – juste une souveraine indifférence à son égard ») – qu’importe ?

LE LIVRE
LE LIVRE

Ghosts of Iron Mountain: The Hoax that Duped America and its Sinister Legacy de Phil Tinline, Apollo, 2025

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