Les algorithmes aplatissent la culture

« Écrire, ça me casse les couilles », résumait Beckett. En gros, ses confrères sont du même avis, sauf ceux qui jurent trouver à l’exercice un étrange et masochiste plaisir. Alors, pourquoi écrit-on ? Réponse de Jules Renard, mais qui vaut pour presque tout le monde : dans l’espoir « du succès d’estime, qui m’attend, et du succès d’argent qui m’attend aussi – mais avec moins d’impatience ». Qu’aurait-il dit aujourd’hui, où l’écriture d’un roman, pour pénible qu’elle soit, n’est que la première étape d’un long, long chemin de croix ? On publie en effet chaque année 80 000 à 100 000 livres en France, dont 12 000 romans. Les journalistes littéraires – 200, 300 maximum – ne peuvent donc n’en critiquer qu’une infime partie. Le sort du reste, de l’immense reste, est du ressort des médias numériques : blogs d’influenceurs, sites spécialisés, interventions sur les réseaux sociaux… Les identifier, leur mettre un texte sous le nez et les aguicher d’une façon ou d’une autre demande des efforts qui font pâlir ceux requis par l’écriture elle-même, et mobilise des talents dont bien des auteurs sont démunis. Car rares sont les émules de Léon Bloy, qui parcourait Paris avec une charrette pleine d’exemplaires de sa prose, ou de Restif de La Bretonne, ce virtuose de l’intégration verticale qui non seulement écrivait mais fabriquait aussi le papier sur lequel il imprimait ses œuvres, puis collait des affiches pour les vanter avant de les colporter lui-même.


Aujourd’hui les auteurs – surtout ceux de premiers romans qui ne désespèrent pas d’en publier un second – doivent assumer directement les tâches de promotion s’ils veulent sortir d’un fatal anonymat, car « il est très difficile d'être connu quand on n’est pas connu » disent volontiers les éditeurs ! « Un écrivain qui se lance doit désormais être non seulement écrivain mais aussi un authentique influenceur sur les médias sociaux, s’il veut être compétitif dans l’économie de l’attention », assène Jon Roth dans Esquire. Le débutant doit donc être moralement « prêt à exposer des parties de sa vie qui n’ont rien à voir avec la production culturelle », explique Kyle Chayka, dont l’ouvrage examine les implications de cet impératif. En gros, il s’agit d’établir un rapport d’intimité entre l’auteur et le lecteur potentiel, de « générer “une énergie” autour de sa propre personne », et de créer ou d’intégrer une communauté – ce qui suppose une excellente maîtrise des réseaux sociaux et de leur fonctionnement.


Or, problème dans le problème, ceux-ci se sont donnés un nouveau maître : l’algorithme, qui a pour unique dessein « de vous retenir le plus longtemps possible sur un site, fût-ce au prix d’un aplatissement de la culture ». Le résultat, poursuit Chayka, est l’équivalent culturel de la junk food : « quelque chose qui malgré vous sollicite vos sens, mais juste par la perfection de sa composition chimique ». Évidemment, nous voilà loin de la littérature. Mais un écrivain optimiste devrait en conclure que l’IA pourrait bientôt l’aider (voire le remplacer) dans la création d’un texte impeccablement calibré pour séduire un lectorat aux choix déterminés à leur tour par l'IA. L’heureux écrivain n’aurait alors plus qu’à attendre ses droits d’auteur pour aller les dépenser.

LE LIVRE
LE LIVRE

Filterworld: How Algorithms Flattened Culture de Kyle Chayka, Doubleday, 2024

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