Paradoxes de « l’antisémitisme »
Publié en octobre 2025. Par Books.
Le mot « antisémitisme », auquel l’historien britannique Mark Mazower consacre ce livre, trouve son origine dans un curieux paradoxe. Le mot « sémite », nous dit Littré dans les années 1870, désignait « les peuples qui parlèrent ou qui parlent babylonien, chaldéen, phénicien, hébreu, samaritain, syriaque, arabe et éthiopien ». Autrement dit les langues dites « sémitiques ». Il s’agissait donc, entre autres, à la fois des juifs et des arabes. Or c’est justement à l’époque où écrivait Littré que le mot « antisémite » est apparu – se rapportant dès lors exclusivement aux juifs. En 1879 exactement, sous la plume d’un journaliste allemand, Wilhelm Marr. S’opposant à l’émancipation des juifs, il a créé une Ligue des antisémites.
On le sait, l’antisémitisme a percolé dans les décennies suivantes dans toutes les classes sociales, des deux côtés de l’Atlantique. Le grand industriel Henry Ford, rappelle The Economist, a propagé le sinistre Protocole des Sages de Sion, un faux concocté en Russie. Un second paradoxe a émergé après la Première Guerre mondiale, souligne Mazower : c’est que l’antisémitisme a visé à la fois les capitalistes et les communistes. Hitler était « obsédé par la notion de “judéo-bolchevisme” », mais aussi par la croyance que Roosevelt et Churchill étaient des marionnettes de la « finance juive », écrit Ian Buruma dans le New Yorker. Après la Shoah, l’antisémitisme affiché s’est retranché à l’extrême droite, mais du fait de la création de l’État d’Israël, en 1948, il a trouvé un nouveau point d’appui : la politique menée par ledit État à l’égard des Palestiniens. Et du coup, il s’est discrètement propagé à gauche, au nom de la lutte pour les droits civiques mais aussi contre le colonialisme, associé au capitalisme. D’où l’extension d’une confusion regrettable, celle de « l’antisémitisme » avec « l’antisionisme ». Le philosophe Vladimir Jankélévitch l’avait anticipée dans les années suivant la guerre des Six Jours de 1967 : « l’antisionisme est une incroyable aubaine, car il nous donne la permission – et même le droit, et même le devoir – d’être antisémite au nom de la démocratie ! L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort. »
