Rêver l’horreur qui vient
Publié en juin 2025. Par Books.
Que savait, éternelle question, la population allemande des horreurs commises sur son sol par les nazis ? Consciemment, peut-être pas grand-chose. Mais inconsciemment, c’est une autre histoire. Comme le montre le formidable ouvrage de la Berlinoise Charlotte Beradt, qui a vécu les débuts du nazisme, beaucoup de gens avaient perçu qu’une tragédie se profilait, et leurs rêves traduisaient l’angoisse qui montait dans l’inconscient collectif. Notamment ceux de Charlotte, journaliste, communiste et juive. Si l’arrivée au pouvoir d’Hitler avait largement de quoi assombrir ses journées oisives, car les nazis l’avaient interdite de publication, ses nuits n’étaient guère plus gaies : elle rêvait régulièrement qu’on la poursuivait, qu’on l’attaquait, qu’on l’arrêtait, qu’on la torturait… Mais de tels cauchemars assaillaient-ils aussi ses concitoyens, se demanda Charlotte ?
Elle se mit à questionner discrètement son entourage : « mon tailleur, un voisin, ma tante, un laitier, un ami – mais pas des nazis enthousiastes, je n’en connaissais guère ! ». En quelques mois elle recueillit au moins 300 récits, dont elle fit passer à l’étranger les retranscriptions cachées dans des reliures de livres avant qu’elle ne puisse se réfugier à New York. Dans ces rêves, dont Charlotte publiera une sélection en allemand en 1966 et qui, après une première version anglaise, vient d’être retraduite, les thématiques apparaissent remarquablement similaires, note Sofia Cumming dans le Times Literary Supplement. Charlotte les a classées en onze catégories présentant quelques-unes des facettes de la vie sous un régime autoritaire : l’horreur de se sentir observé en permanence, « l’atrocité bureaucratique », le sentiment d’impuissance (« il n’y a rien qu’on puisse faire »), l’isolement, la peur, etc. La plupart des rêveurs cherchaient en vain à interpréter ces rêves angoissants, dont la dimension prémonitoire leur échappait bien sûr. Une femme juive rêvait par exemple souvent qu’elle se retrouvait « ensevelie sous une masse de cadavres » ; une autre « qu’elle ne devait pas rentrer chez elle car quelque chose allait arriver » ; un homme se voyait impuissant à tendre son bras droit pour faire le salut requis... On sait depuis Freud que les rêves expriment (parfois) des craintes ou des désirs inconscients, et depuis Artémidore de Daldis que les dieux alertent volontiers les mortels par ce truchement. Selon Charlotte, « les rêves révèlent aussi les effets internes d’évènements politiques externes, avec la précision d’un sismographe ; ils permettent d’interpréter la structure d’une réalité sur le point de se transformer en cauchemar ». Sofia Cumming le constate : « le nazisme instillait si profondément dans la psyché générale la peur, la paranoïa et un sentiment de culpabilité que les gens en venaient à s’auto-espionner, à s’auto-terroriser ». L’inconscient collectif ainsi phagocyté percevait et même décrivait ce qui allait advenir. C’est sans doute pourquoi nombre de rêveurs allemands rêvaient souvent qu’ils étaient en train d’enfreindre une interdiction de rêver !