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Stendhal à Notre-Dame


Intérieur de la basilique Saint-Paul-hors-les-murs après l'incendie de 1823, Antonio Aquaroni

Sénateurs et députés continuent de se diviser sur la manière dont la rénovation de Notre-Dame doit être menée. L’heure n’est plus aux envolées hugoliennes, mais à plus de réalisme. L’homme, littéraire, de la situation, c’est Stendhal. Hervé Lavergne, romancier et éduteur au groupe Le Monde, nous rappelle que l’auteur de La Chartreuse de Parme a assisté à une catastrophe similaire : l’incendie de la basilique de Saint-Paul-hors-les-Murs à Rome en 1823.

 

L’incendie de Notre-Dame a mis à l’honneur Victor Hugo, chantre de la cathédrale devant l’Éternel. Mais n’aurions-nous pas besoin, pour faire contrepoids au mysticisme gothique et torrentiel du poète, de la lucidité sèche et désabusée d’un de ses contemporains, Stendhal, qui fut le témoin d’un drame de la même ampleur, et qui eut le même retentissement ?

Nous éviterons de choisir entre le visionnaire et le réaliste : car nous avons besoin des deux pour nous réconforter sans abdiquer de tout esprit critique.

Le 15 juillet 1823, Stendhal est à Rome lorsque s’embrase la basilique de Saint-Paul-hors-les-Murs. C’est une des plus anciennes de la chrétienté, d’abord bâtie à l’initiative de Constantin sur les lieux-même où Saint Paul avait été enterré après son martyre, avant d’être remaniée et agrandie sous les règnes de Théodose 1eret Honorius (384).

Stendhal consacre à l’événement plusieurs pages de ses Promenades dans Rome, où il mêle ses impressions de voyageur libre et curieux aux réactions de la population.

Après l’incendie de Notre-Dame et à deux siècles de distance, on s’étonnera d’abord de la similitude des faits. Bien sûr, cette ressemblance n’est que superficielle et fortuite, mais les émotions, les rumeurs et les polémiques que les deux drames ont suscités hier et aujourd’hui se font écho d’une façon autrement plus troublante.

Les faits, pour commencer : « Quelques anciens auteurs prétendent que des cèdres furent envoyés du mont Liban pour la toiture de Saint-Paul. Le 15 juillet 1823, de malheureux ouvriers qui travaillaient à la couverture en plomb soutenue par ces poutres, y mirent le feu avec le réchaud qui servait pour leur travail. Ces pièces de bois énormes, desséchées depuis tant de siècles par un soleil ardent, tombant enflammées entre les colonnes, formèrent un foyer destructeur dont la chaleur les a fait éclater dans tous les sens. Ainsi cessa d’exister la basilique la plus ancienne non seulement de Rome, mais de la chrétienté tout entière. Elle avait duré quinze siècles. Lord Byron prétend, mais à tort, qu’une religion ne dure que deux mille ans. »

Remarquons ici que les vieux « cèdres du Mont Liban » soutiennent la comparaison avec la « forêt » immémorielle de Notre-Dame, que les médias ont découverte et célébrée après qu’elle fut partie en fumée.

Stendhal se rend sur les lieux où, bien que dépourvu de smartphone, il n’échappe pas à la contagion de voyeurisme et délectation morose qu’on a constatée récemment chez nos contemporains devant le spectacle du désastre. Il s’interroge immédiatement sur la nécessité de la reconstruction, sans aucun préjugé comme à son habitude, et en des termes qui semblent prophétiques après les polémiques récentes :

« Pendant les vingt années qui ont précédé l’incendie, j’ai vu Saint-Paul tel que les richesses de tous les rois de la terre ne pourraient le rétablir. Le siècle des budgets et de la liberté ne peut plus être celui des beaux-arts ; une route en fer, un dépôt de mendicité, valent cent fois mieux que Saint-Paul… Àla vérité, ces objets si utiles ne donnent pas la sensation du beau, d’où je conclus que la liberté est ennemie des beaux-arts. Le citoyen de New-York n’a pas le temps de sentir le beau, mais souvent il en a la prétention. Toute prétention n’est-elle pas une source de colère et de malheur ? Vous voyez un mouvement pénible mis à la place de la sensation du beau, ce qui n’empêche pas la liberté de valoir mieux que toutes les basiliques du monde. »

Beau sujet pour le bac de philosophie : « La démocratie est-elle l’ennemie des beaux-arts ? La liberté vaut-elle mieux que toutes les cathédrales du monde ? »

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Mais poursuivons avec les théories du complot, qui prenaient à l’époque la forme de la superstition populaire, de la croyance à une secrète et agissante fatalité :

« Quelque chose de mystérieux s’est lié dans l’esprit des Romains à l’incendie de Saint-Paul, et les gens à imagination de ce pays en parlent avec ce sombre plaisir qui tient à la mélancolie, ce sentiment si rare en Italie et si fréquent en Allemagne. Dans la grande nef, sur le mur, au-dessus des colonnes, se trouvait la longue suite des portraits de tous les papes, et le peuple de Rome voyait avec inquiétude qu’il n’y avait plus de place pour le portrait du successeur de Pie VII. De là les bruits de la suppression du Saint-Siège. Le vénérable pontife, qui était presque un martyr aux yeux de ses sujets, touchait à ses derniers moments lorsqu’arriva l’incendie de Saint- Paul. Il eut lieu dans la nuit du 15 au 16 juillet 1823 ; cette même nuit, le pape, presque mourant, fut agité par un songe qui lui présentait sans cesse un grand malheur arrivé à L’Eglise de Rome. Il s’éveilla en sursaut plusieurs fois, et demanda s’il n’était rien arrivé de nouveau. Le lendemain, pour ne pas aggraver son état, on lui cacha l’incendie, et il est mort peu après sans l’avoir jamais su. »

Stendhal réserve ses flèches les plus acérées aux politiques et à leur arrogance ; et particulièrement, puisqu’il s’agit ici de la Rome pontificale, au pape Léon XII. Celui-ci n’ose promettre une « reconstruction en cinq ans », mais assure à son de trompe qu’il y mettra les moyens. Et Stendhal de livrer sa conclusion, comme toujours politiquement incorrecte :

« Après un siècle ou deux d’efforts inutiles, on renoncera au projet de refaire cette église, projet qui est d’ailleurs tout à fait inutile. »

Il n’a pas été écouté et, mort en 1842, il ne vit pas l’achèvement des travaux, qui furent terminés en 1853.

 

Hervé Lavergne

 

 

LE LIVRE
LE LIVRE

Promenades dans Rome de Stendhal, Gallimard, 1997

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