Gutenberg entrepreneur

De Gutenberg, l’homme, on ne sait presque rien. Juste qu’il est né à Mayence vers 1400, a trépassé dans le même lieu 68 ans plus tard ; qu’entre-temps il a séjourné au moins dix ans à Strasbourg et un peu circulé dans le sud de l’Allemagne ; qu’il a pratiqué avec succès l’orfèvrerie (des objets pieux pour pèlerins) ; qu’il était porté sur l’évasion fiscale et plutôt procédurier (les rares documents le concernant sont des pièces judiciaires). Mais son invention, l’imprimerie à caractères mobiles, « est à l’origine même du monde d’aujourd’hui, en bien comme en mal », écrira Mark Twain. Est-ce d’ailleurs vraiment l’invention de Gutenberg ? Oui, démontre l’historien du livre Eric Marshall White, qui à défaut de pouvoir dire grand-chose sur l’homme explore avec force détails l’œuvre. En Arabie, en Chine ou en Corée on connaissait depuis deux ou trois siècles déjà l’imprimerie par blocs de bois gravés voire avec des caractères mobiles en bois, en fer ou en céramique. Mais à la différence de la fabrication du papier, l’Europe ne s’était pas emparée de ces techniques – du moins pas pour reproduire des textes, juste des images ; et Marco Polo lui-même n’en fait pas la moindre mention. Gutenberg au contraire va mettre au point des méthodes de fabrication de petites lettres et de signes typographiques individuels, en ciselant des poinçons pour creuser des moules ensuite remplis de plomb fondu.


En bon startupper, Gutenberg travaillait en équipe avec un riche apporteur de fonds, Johann Fust, et un très habile façonnier, le premier artiste de la typographie, Peter Schoeffer. Gutenberg, lui, présidait à la mise au point des techniques de fabrication, et les résultats qu’il obtient laissent pantois. Il se fait d’abord la main sur des formulaires de remise intégrale des péchés moyennant une contribution à la défense du bastion chrétien de Chypre contre les Turcs. Cette impression « d’indulgences » cypriotes est très lucrative : les commanditaires de l’opération se mettront l’essentiel des fonds levés dans la poche, et Gutenberg pourra se lancer dans sa grande entreprise : la production de magnifiques Bibles en latin, sur papier et parchemin. À raison de 2 600 lettres par page de deux colonnes (de 42 puis 48 lignes), six équipes travaillant de front sur six cahiers ont produit 180 Bibles en moins de temps qu’il n’en faut pour n’en recopier qu’une seule à la main – des ouvrages ensuite vendus à prix ultra compétitifs sous forme de cahiers non reliés, avec des blancs sur les pages pour pouvoir calligraphier et colorier à la main titres et lettrines, à l’instar des précieux manuscrits. Non seulement le message de la Bible se diffuse à toute vitesse dans une vaste zone autour de Mayence, mais le texte biblique se voit stabilisé une fois pour toutes, sans les coquilles ou ajouts, sources d’amères dissensions théologiques ! Gutenberg produit d’autres textes saints ainsi qu’un dictionnaire latin et peut-être une grammaire, et avec encore plus de célérité car il a aussi l’idée de réunir ensemble des lignes de lettres préassemblées. Hélas, le financier Fust veut encore plus de profit, le débat s’envenime, et le tribunal de Mayence doit décider de questions qui sont à l’origine même du capitalisme moderne : l’apport de fonds initial constituait-il un prêt garanti, avec intérêts (Fust), ou au contraire une injection de capital à risques partagés (Gutenberg) ? L’inventeur, « qui avait tout misé sur une technologie qui financièrement ne s’est pas imposée d’emblée, et dont il n’avait pas mesuré lui-même toutes les potentialités », écrit Joseph Hone dans la Literary Review, semble tout de même avoir gagné la manche. Non seulement les lecteurs mais tous les startuppers doivent lui en savoir gré.

LE LIVRE
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Johannes Gutenberg: A Biography in Books de Eric Marshall White, The University of Chicago Press, 2025

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