Pic de la Mirandole, prodige extravagant

De toutes les grandes figures de la Renaissance, époque agitée s’il en fut, la plus extravagante est sans doute celle du bien nommé Giovanni Pico della Mirandola, comte de la Concordia. C’était un surhomme tous azimuts : belle origine aristocrate et très, très grande richesse ; naissance semble-t-il saluée, comme celle de Jésus ou de Kim Jong-il, par des prodiges (en l’occurrence des cercles de feu) ; beauté physique qui faisait tourner toutes les têtes, féminines et masculines, intelligence et capacités séductrices faisant le reste ; vie amoureuse XXL (il avait par exemple enlevé la femme d’un Médicis – une très mauvaise idée), mais un sentiment plus durable l’attachait à son ami Piazano, auquel, dans un échange de poèmes érotiques, il réclamait de « mourir par la pointe de son épée » ; mémoire si prodigieuse que tout enfant, il pouvait déjà réciter La Divine Comédie à l’envers ; capacité de travail sans limite… On s’en doute, l’arrogance de Pico était elle aussi exponentielle ; et s’il reconnaissait modestement ne pas TOUT savoir, il prétendait néanmoins en savoir bien plus que les autres.


D’ailleurs, si l’auteur de cette étude, Edward Wilson-Lee, s’autorise à proclamer Pico « l’incontestée merveille de la Renaissance », c’est en référence d’abord à ses performances intellectuelles. Tout jeune, Pico décida de voyager et de lire un maximum, ce qui supposait d’apprendre, outre les langues classiques, l’hébreu, l’arabe, le chaldéen, l’éthiopien clérical et des bribes d’araméen. Il étudia également la philosophie, sous l’égide du néoplatonicien Marsile Ficin ; et, sous celle de maîtres plus inquiétants, divers ésotérismes ou hermétismes en tête desquels la Kabbale et le zoroastrisme. Ce qui fera dire à Voltaire que « le prince de La Mirandole n’est qu’un écolier plein de génie, parcourant une vaste carrière d’erreurs, et guidé en aveugle par des maîtres aveugles ». On comprend toutefois les réticences de Voltaire, car, à peine sorti de l’adolescence, le débauché prodige allait orienter sa trajectoire intellectuelle vers le spirituel. Pico allait en effet tenter de compacter tout ce qu’il avait appris dans un savoir unifié, au sein d’un grand Un qui transcende la division âme-corps et réconcilie l’homme avec lui-même. Et comme il ne faisait jamais rien à moitié, il s’attaqua aussi, dans la foulée, à la hantise de la scolastique médiévale, la conciliation Platon-Aristote. En gros, dit-il, Platon décrit le super-monde parfait des Idées, tandis que son successeur s’attache à décrypter le bas-monde naturel sous tous ses aspects. Les deux démarches se superposent et s’interpénètrent jusqu’à ce que le physique soit subsumé dans le métaphysique, si bien que Pico pouvait affirmer que la division des deux philosophies n’était que le résultat des erreurs d’interprétation de leurs imitateurs.


Quant à lui, son ambition personnelle était de se positionner à mi-chemin entre les cieux et le monde, autrement dit de devenir… un ange. Et cette postulation présomptueuse, il entendait la défendre devant Innocent VIII en personne lors d’un grand débat où il présenterait son Discours sur la dignité de l’homme, suivi de ses 900 conclusions philosophiques, pour beaucoup nébuleuses et certaines carrément cryptiques. Mais le pape ne s’y tromperait pas : l’ouvrage fut aussitôt interdit (premier livre imprimé à connaître ce sort, avant même l’institution formelle de l’Index) et son auteur dut fuir à toute bride en France. Il finirait, après quelques détours, par retrouver à Florence la protection de Laurent de Médicis et la symbiose avec le cher Piazano. Mais une symbiose confinée à l’âme et au cerveau, dans une double poursuite spirituelle et intellectuelle, rien de plus. Ce corps avantageux dont il avait si bien profité, désormais le néo-mystique non seulement le dédaignerait (« Pour Pico, le désir érotique est quasiment une erreur philosophique », écrit Erin Maglaque dans la London Review of Books), mais en plus le meurtrirait et le flagellerait sous le regard sévère de l’autre grand exalté florentin du temps, le dominicain Savonarole. Pico mourut à 31 ans – non pas de ses propres mortifications mais empoisonné au cyanure, présume-t-on désormais (après l’analyse d’un ongle de pied), sans qu’on sache par qui ni pourquoi, querelles politiques Médicis ou jalousie de Savonarole. Quoi qu’il en soit, la mort du polymathe et polygraphe coupe court au fantasme d’un savoir universel unifié, issu de tous les textes écrits dans toutes les langues. Du moins jusqu’à ce que notre IA ne vienne reprendre la revendication à son compte, immortalité en plus.

LE LIVRE
LE LIVRE

The Grammar of Angels: A Search for the Magical Powers of Sublime Language de Edward Wilson-Lee, William Collins, 2025

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