Gombrowicz en Argentine : l’exil comme œuvre d’art
Publié en novembre 2025. Par Books.
Witold Gombrowicz, « vaguement comte, mais authentiquement aristocrate » selon Ernesto Sábato, débarque à Buenos Aires en 1939, invité en tant que journaliste pour le voyage inaugural du Chrobry, un paquebot battant pavillon polonais. Le bateau retourne en Europe, mais quand Gombrowicz apprend que la Pologne vient d’être envahie par les nazis, il décide de rester. Il a 35 ans. L’auteur de Ferdydurke, une satire jubilatoire, va passer 24 ans en Argentine, transformant son exil en un happening littéraire aussi transgressif que désopilant.
Mercedes Halfon a mené une véritable enquête pour restituer la vie de l’écrivain en Argentine, en prenant ses distances à l’égard de ce qu’il raconte dans son journal et de la biographie publiée par Rita, sa veuve. Trois scènes de 1947 exhumées par Mercedes Halfon illustrent ce génie de la provocation. Tout d’abord, la traduction collective de Ferdydurke au café Rex, où il passait ses après-midis à jouer aux échecs : « une réécriture hallucinée truffée de néologismes menée par des Latino-Américains ne parlant pas un mot de polonais et par Gombrowicz lui-même, dont l’espagnol, appris dans les bars du port, est approximatif », résume la revue culturelle Cuadernos Hispanoamericanos. Puis sa conférence « Contre les poètes » à la librairie Fray Mocho, où il déclare : « Les vers ne m’intéressent pas du tout, ils m’ennuient ». Enfin, avec la fabrication de l’unique numéro de Aurora, Revue de la Résistance, où il s’en prend au temple culturel de l’élite argentine, la revue Sur, dont Borges était l’un des piliers.
Gombrowicz a longtemps vécu dans des pensions sordides, d’où il s’échappait de nuit faute de pouvoir payer, venait en pique-assiette aux repas d’enterrement d’inconnus, prenait des emplois de fortune et parcourait les bars du port de Buenos Aires en quête de jolis garçons. Ayant été recruté comme employé par la Banque polonaise, où il resta sept ans, c’est là qu’en 1951 il écrivit, sous le regard crispé de ses collègues, son deuxième roman, Trans-Atlántico, où apparaît l’un des premiers personnages ouvertement gays de la littérature. Son Diario (1953 -1969) devient son chef-d’œuvre : un journal corrosif où il joue à déconstruire sa propre légende.
« Gombrowicz était odieux, misogyne, difficile, mais aussi fascinant, drôle, lumineux », confie Mercedes Halfon au journal argentin Página 12. « Il faisait entrer la vie dans la littérature, et la littérature dans la vie. » Quand il quitte le pays en 1963, il a marqué le monde des lettres argentines. Il ne revint jamais et mourut en France en 1969. Aujourd’hui, Buenos Aires célèbre sa mémoire : la bibliothèque « Gombroteca », la librairie « Witolda », et des congrès internationaux perpétuent l’héritage de cet « imposteur qui, en vivant et en écrivant à contre-courant, a fait de l’exil une forme suprême de liberté. »
