Encore heureux que Schopenhauer fût triste

Schopenhauer était grognon, méprisant, misanthrope et surtout misogyne, foncièrement solitaire, souvent méchant, enfin ultraconservateur voire rétrograde. Même sa mère le tenait à distance, lui écrivant qu’elle « le trouvait “horripilant, dominateur et insignifiant” – ce qui pousse à se demander ce que ses ennemis pouvaient bien dire de lui ! », ironise Terry Eagleton dans la London Review of Books. Mais toutes ces « qualités » ont informé sa philosophie à un degré presque jamais rencontré chez les autres (grands) philosophes. C’est du moins ce que veut montrer l’universitaire britannique David Bather Woods par cette biographie intellectuelle « dans laquelle il se penche davantage sur la vie de son sujet que sur sa pensée, comme toujours dans ce type de livre… Un genre très prisé des Britanniques », ironise encore Terry Eagleton. D’ailleurs Schopenhauer lui-même tournait en dérision l’approche biographique : « les semblables s’attirent, et les ragots méprisables d’un contemporain imbécile plaisent davantage que les pensées mêmes des grands esprits ». Mais David Bather Woods prévient l’objection en invoquant la circularité entre la pensée de Schopenhauer, sa personnalité et les circonstances de sa vie. « Expliquer le pessimisme philosophique de Schopenhauer par le chagrin et l’angoisse serait manifestement idiot – mais son vécu particulier peut éclairer certaines de ses thèses les plus surprenantes… et celles-ci permettent à leur tour d’interpréter certains aspects de sa vie. »


L’étude entremêle donc le récit biographique et l’analyse des grandes thèses du philosophe allemand (mort en 1860). Celles exposées dans son très complexe grand œuvre (1819, trois fois révisé), Le Monde comme volonté et comme représentation, et plus encore leurs conséquences explorées dans ses Parerga et Paralipomena (« Suppléments et Omissions», 1851), ouvrage beaucoup plus accessible. L’entrelacs entre les idées de Schopenhauer et ses propres circonstances psycho-biographiques commence avec le socle de sa théorie : son « pessimisme clairvoyant » reflète sa vision tragique de l’existence humaine dominée par la Volonté, un « vouloir vivre » universel et irrationnel qui fonde la dictature du désir et donc la souffrance ; quant à la « Représentation », c’est-à-dire la perception que nous avons du monde et sans laquelle celui-ci n’existerait pas (« Je suis le pivot du monde »), ne traduit-elle pas l’égocentrisme forcené d’un solitaire fuyant le contact avec ses semblables, traumatisé par l’expérience amère de sa jeunesse universitaire dans un Berlin ravagé par le choléra et qui en plus dédaignait ses travaux ?


Si Schopenhauer se déchaîne tant contre les philosophes rationalistes, Hegel surtout (« Un charlatan […] qui n’avait rien à dire mais le disait quand même »), c’est aussi que ce dernier refusait du monde dans ses cours alors que lui-même enseignait dans des salles presque vides. S’il légitime le « droit au suicide » au nom de sa vision tragique de l’existence, le probable suicide de Monsieur Schopenhauer père contribue à expliquer cette position très avancée pour l’époque. Idem pour sa misogynie rageuse, qui doit beaucoup au dédain que sa mère lui témoignait. Une mère par ailleurs romancière à succès et fleuron de la bonne société de Weimar, d’où l’acharnement de son fils à dézinguer les valeurs de ladite société : l’amour romantique, alors si en vogue (juste un déguisement du désir sexuel et de l’absurde volonté de procréer); le mariage bourgeois (une entrave à la liberté créatrice) ; la sanctification de la monogamie (une entrave à la liberté tout court) ; l’exaltation de la polygamie (plaidoyer pro domo !)… Il vilipende la justice punitive officielle – la terre n’est-elle pas déjà « un bagne à ciel ouvert » ? – et lui préfère les sanctions dissuasives ; mais lors d’un long voyage touristique avec sa famille dans sa jeunesse n’a-t-il pas assisté à des exécutions et visité des prisons, des bagnes et des asiles psychiatriques ? C’est donc en toute connaissance de cause que le proto-freudien Schopenhauer dénoncera ensuite le sort fait aux fous, qui ne sont que les victimes de répressions mentales contre lesquelles ils luttent en vain. Tout cela est bien triste. Mais si Arthur était né avec un tempérament joyeux au sein d’une famille heureuse et équilibrée, il n’y aurait pas eu le Schopenhauer que tant de grands esprits admireront, de Nietzsche et Freud à Kafka et Cioran.

LE LIVRE
LE LIVRE

Arthur Schopenhauer: The Life and Thought of Philosophy’s Greatest Pessimist de David Bather Woods, University of Chicago Press, 2025

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