Bertrand Russel superstar
Publié dans le magazine Books n° , .
Bestseller en Grèce, cette BD savante raconte avec brio l’histoire mouvementée d’un combat de titans, attachés à démontrer (sans succès) que les mathématiques sont vraies. Une comédie véridique (à quelques détails près), avec des acteurs bien réels.
Des génies un peu cinglés
La quête de certitude de Russell allait de pair avec une vie érotique bien remplie. On le voit courtiser Alys, la jolie quaker américaine qui allait devenir la première de ses quatre femmes. [Les dessinateurs sont hélas ! passés à côté de ce que Russell décrira plus tard comme « le plus beau matin de [sa] vie », celui où Alys lui permit d’embrasser ses seins.] Puis le jeune couple part faire le tour de l’Europe. Russell rend visite à Gottlob Frege, le plus grand logicien depuis Aristote, ainsi qu’à Georg Cantor, le créateur de la théorie mathématique de l’infini. Les deux hommes, à la consternation de Russell, s’avèrent légèrement cinglés. À Paris, lors du Congrès international des mathématiciens de 1900, il assiste à un affrontement titanesque entre Henri Poincaré et David Hilbert, les deux plus grands mathématiciens de l’époque, sur l’importance de l’intuition par rapport à la preuve. De retour en Angleterre, Russell passe les dix années suivantes à s’efforcer de terminer, avec Alfred North Whitehead, les épiques Principia Mathematica – tout en s’efforçant de séduire l’avenante épouse de Whitehead, Evelyn. Leur chef-d’œuvre (mort-né) compte des milliers de pages, dont 362 rien que pour prouver l’intéressante proposition 1 + 1 = 2. Tout ceci est présenté avec une authentique verve graphique. Moi qui suis plutôt un homme de texte, je ne pouvais détacher mes yeux de ces dessins pleins d’esprit. Pour dynamiser l’histoire, les auteurs s’écartent souvent des faits réels. Comme ils le reconnaissent dans une postface, Russell n’a jamais rencontré Frege ni Cantor en chair et en os. Je suis presque certain qu’il n’a jamais dit non plus à Whitehead : « Je suis fatigué, mon vieux » – on s’attend à ce que Whitehead réponde : « Moi aussi, mon pote. » Ils nous assurent toutefois qu’aucune liberté n’a été prise avec la « grande aventure des idées ». De fait, les idées sont le plus souvent rendues avec exactitude, et avec une simplicité réjouissante. Si le lecteur ne sait pas grand-chose sur l’infini, par exemple, il est invité à se présenter à l’hôtel Hilbert qui, avec son nombre infini de chambres, peut miraculeusement accueillir des clients supplémentaires même quand il est archicomplet. Il y a pourtant une importante bévue dans le livre, à propos du fameux paradoxe découvert par Russell au printemps 1901 : le paradoxe de l’ensemble de tous les ensembles qui ne se comprennent pas eux-mêmes comme membres. [Songez au barbier de Séville qui rase tous les hommes – et seulement eux – qui ne se rasent pas eux-mêmes. Ce barbier se rase-t-il lui-même ou pas ? Chaque possibilité implique une contradiction.] Les auteurs s’amusent à analyser le paradoxe de Russell, mais ils en exagèrent les retombées. Le paradoxe a effectivement fini par condamner le projet de Russell (et de Frege), qui voulait réduire les mathématiques à la logique pure. Toutefois, il n’a guère perturbé les mathématiques. Quand Cantor entendit parler du paradoxe de Russell, il ne réagit pas comme un fou, contrairement à la caricature de Logicomix. Il fit remarquer calmement que le paradoxe ne s’appliquait pas à sa propre théorie des ensembles, qui est devenue la base actuelle des mathématiques. Comme bien d’autres protagonistes de cette histoire, Cantor a été atteint de crises de folie ; le « Mage de l’infini » est mort dans un asile d’aliénés (3). Frege, le logicien consommé, finit par devenir un antisémite enragé. Kurt Gödel, qui a prouvé qu’aucun système logique ne pouvait englober toutes les mathématiques, s’est laissé mourir de faim parce qu’il souffrait de la peur paranoïde qu’on empoisonne sa nourriture. Russell est parvenu à rester sain d’esprit, mais sa crainte de la folie héréditaire s’est confirmée quand son fils aîné est devenu schizophrène et que sa petite-fille, elle aussi schizophrène, s’est immolée par le feu. L’assurance de Russell en tant que philosophe fut toutefois ébranlée par son ancien élève, Ludwig Wittgenstein, qui lui fit prendre conscience qu’il n’avait jamais vraiment compris ce qu’était la logique. Est-ce folie d’être passionné par quelque chose d’aussi inhumain que la certitude abstraite ? C’est une question à laquelle les quatre créateurs de Logicomix réfléchissent dans un captivant épilogue où on les voit traverser Athènes de nuit pour se rendre à une représentation en plein air de L’Orestie. Assez curieusement, la trilogie d’Eschyle fournit la leçon finale, que je résumerai, au risque d’être banal, par cette inégalité mathématique : Vie > logique.Notes
(1) Christian Bourgois, 2000.
(2) Turing (A Novel about Computation), MIT Press, 2003.
(3) Allusion au Mage maléfique de la série The Infinity War, de Jim Starlin et Ron Lim, publiée par Marvel Comics en 1992.