Bertrand Russel superstar

Bestseller en Grèce, cette BD savante raconte avec brio l’histoire mouvementée d’un combat de titans, attachés à démontrer (sans succès) que les mathématiques sont vraies. Une comédie véridique (à quelques détails près), avec des acteurs bien réels.

Voilà qui est inattendu : une BD ayant pour thème la recherche de la certitude logique en mathématiques. L’histoire balaie les décennies qui vont de la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale, époque où la nature de la vérité mathématique faisait l’objet de débats acharnés. La brillante distribution réunit, derrière Bertrand Russell, les plus grands philosophes, logiciens et mathématiciens du moment, diverses épouses et maîtresses, deux ou trois fous dangereux, un coiffeur apocryphe et Adolf Hitler. Sujet improbable pour une BD ? Pas vraiment. Les protagonistes de ce drame intellectuel sont, à leur façon, des super-héros. Ils se heurtent à un puissant ennemi que l’on pourrait appeler Ténébreuse Antinomie. Chacun est hanté par un démon intérieur, le Spectre de la folie. Leur quête suit une courbe tragique rappelant celle de Superman ou de Donald Duck. C’est du moins ce que les créateurs de Logicomix voudraient nous faire croire. D’abord publié en Grèce en 2008 (où il est devenu un bestseller inattendu), l’album a été conçu par Apostolos Doxiadis, auteur d’un roman mathématique pas mauvais du tout, intitulé Oncle Petros et la conjecture de Goldbach (1). Doxiadis, qui avait besoin d’un expert en logique, a fait appel à son ami Christos Papadimitriou, professeur d’informatique à Berkeley et auteur d’un roman sur le mathématicien Alan Turing (2). Le graphisme a été réalisé par le dessinateur Alecos Papadatos et la coloriste Annie Di Donna. Tout au long du livre, les quatre collaborateurs apparaissent inopinément dans des intermèdes. On les voit bavarder dans l’atelier des dessinateurs ou se promener dans l’Athènes moderne, en compagnie d’un adorable chien nommé Manga – un terme grec argotique signifiant « mec cool », non une référence à la BD japonaise. Ils discutent logique et folie, le thème en cours de traitement, et s’inquiètent de savoir s’il y a trop ou trop peu d’éléments techniques pour le lecteur moyen. C’est presque comme s’ils voulaient anticiper le jugement sévère du critique… Raté ! L’histoire proprement dite commence le 4 septembre 1939, trois jours après l’invasion de la Pologne par les les Allemands. Bertrand Russell donne une conférence dans une université américaine sur le rôle de la logique dans les affaires humaines. Dans le public, des isolationnistes en furie mettent Russell au défi d’expliquer comment la logique pourrait justifier la participation à une guerre mondiale. « Mais qu’est-ce que la logique ? », leur répond-il. En une série de flash-backs, Russell retrace son combat épique avec cette question. On le voit d’abord petit garçon, dans les années 1870, élevé par ses grands-parents après la disparition mystérieuse – pour lui – de sa mère et de son père. [Avant de succomber à la maladie, les parents de Russell formaient un scandaleux ménage à trois avec un scientifique amateur plutôt sinistre.] Le grand-père de Bertrand, lord John Russell, un aristocrate et réformateur libéral, avait été deux fois Premier ministre, mais c’est sa grand-mère, sévère et pieuse, qui domina son enfance. Non seulement Russell souffrit d’une terrible solitude, mais il finit par comprendre que son oncle Willy avait dû être enfermé parce que c’était un fou dangereux. Sa tante Agatha n’avait pas non plus toute sa raison. Cette généalogie allait engendrer chez Bertrand Russell une terreur de la folie héréditaire qu’il éprouverait toute sa vie, et de nombreux cauchemars que les dessinateurs représentent avec une délectation à faire frémir. Adolescent, il chercha refuge dans l’abstraction mathématique ; dans son autobiographie, il confie d’ailleurs que c’est son amour des maths qui l’a sauvé du suicide. Mais sa vision d’un monde logique enchanté fut ébranlée à Cambridge, quand il découvrit que les mathématiques enseignées là n’étaient guère plus qu’une machine à calculer, vaguement fondée sur l’intuition physique plutôt que sur la preuve rigoureuse. Si l’on voulait atteindre à un savoir certain, se persuada-t-il peu à peu, il fallait reconstruire les mathématiques de fond en comble, sur des fondations logiques solides.

Des génies un peu cinglés

  La quête de certitude de Russell allait de pair avec une vie érotique bien remplie. On le voit courtiser Alys, la jolie quaker américaine qui allait devenir la première de ses quatre femmes. [Les dessinateurs sont hélas ! passés à côté de ce que Russell décrira plus tard comme « le plus beau matin de [sa] vie », celui où Alys lui permit d’embrasser ses seins.] Puis le jeune couple part faire le tour de l’Europe. Russell rend visite à Gottlob Frege, le plus grand logicien depuis Aristote, ainsi qu’à Georg Cantor, le créateur de la théorie mathématique de l’infini. Les deux hommes, à la consternation de Russell, s’avèrent légèrement cinglés. À Paris, lors du Congrès international des mathématiciens de 1900, il assiste à un affrontement titanesque entre Henri Poincaré et David Hilbert, les deux plus grands mathématiciens de l’époque, sur l’importance de l’intuition par rapport à la preuve. De retour en Angleterre, Russell passe les dix années suivantes à s’efforcer de terminer, avec Alfred North Whitehead, les épiques Principia Mathematica – tout en s’efforçant de séduire l’avenante épouse de Whitehead, Evelyn. Leur chef-d’œuvre (mort-né) compte des milliers de pages, dont 362 rien que pour prouver l’intéressante proposition 1 + 1 = 2. Tout ceci est présenté avec une authentique verve graphique. Moi qui suis plutôt un homme de texte, je ne pouvais détacher mes yeux de ces dessins pleins d’esprit. Pour dynamiser l’histoire, les auteurs s’écartent souvent des faits réels. Comme ils le reconnaissent dans une postface, Russell n’a jamais rencontré Frege ni Cantor en chair et en os. Je suis presque certain qu’il n’a jamais dit non plus à Whitehead : « Je suis fatigué, mon vieux » – on s’attend à ce que Whitehead réponde : « Moi aussi, mon pote. » Ils nous assurent toutefois qu’aucune liberté n’a été prise avec la « grande aventure des idées ». De fait, les idées sont le plus souvent rendues avec exactitude, et avec une simplicité réjouissante. Si le lecteur ne sait pas grand-chose sur l’infini, par exemple, il est invité à se présenter à l’hôtel Hilbert qui, avec son nombre infini de chambres, peut miraculeusement accueillir des clients supplémentaires même quand il est archicomplet. Il y a pourtant une importante bévue dans le livre, à propos du fameux paradoxe découvert par Russell au printemps 1901 : le paradoxe de l’ensemble de tous les ensembles qui ne se comprennent pas eux-mêmes comme membres. [Songez au barbier de Séville qui rase tous les hommes – et seulement eux – qui ne se rasent pas eux-mêmes. Ce barbier se rase-t-il lui-même ou pas ? Chaque possibilité implique une contradiction.] Les auteurs s’amusent à analyser le paradoxe de Russell, mais ils en exagèrent les retombées. Le paradoxe a effectivement fini par condamner le projet de Russell (et de Frege), qui voulait réduire les mathématiques à la logique pure. Toutefois, il n’a guère perturbé les mathématiques. Quand Cantor entendit parler du paradoxe de Russell, il ne réagit pas comme un fou, contrairement à la caricature de Logicomix. Il fit remarquer calmement que le paradoxe ne s’appliquait pas à sa propre théorie des ensembles, qui est devenue la base actuelle des mathématiques. Comme bien d’autres protagonistes de cette histoire, Cantor a été atteint de crises de folie ; le « Mage de l’infini » est mort dans un asile d’aliénés (3). Frege, le logicien consommé, finit par devenir un antisémite enragé. Kurt Gödel, qui a prouvé qu’aucun système logique ne pouvait englober toutes les mathématiques, s’est laissé mourir de faim parce qu’il souffrait de la peur paranoïde qu’on empoisonne sa nourriture. Russell est parvenu à rester sain d’esprit, mais sa crainte de la folie héréditaire s’est confirmée quand son fils aîné est devenu schizophrène et que sa petite-fille, elle aussi schizophrène, s’est immolée par le feu. L’assurance de Russell en tant que philosophe fut toutefois ébranlée par son ancien élève, Ludwig Wittgenstein, qui lui fit prendre conscience qu’il n’avait jamais vraiment compris ce qu’était la logique. Est-ce folie d’être passionné par quelque chose d’aussi inhumain que la certitude abstraite ? C’est une question à laquelle les quatre créateurs de Logicomix réfléchissent dans un captivant épilogue où on les voit traverser Athènes de nuit pour se rendre à une représentation en plein air de L’Orestie. Assez curieusement, la trilogie d’Eschyle fournit la leçon finale, que je résumerai, au risque d’être banal, par cette inégalité mathématique : Vie > logique.

Notes

(1) Christian Bourgois, 2000.

(2) Turing (A Novel about Computation), MIT Press, 2003.

(3) Allusion au Mage maléfique de la série The Infinity War, de Jim Starlin et Ron Lim, publiée par Marvel Comics en 1992.

LE LIVRE
LE LIVRE

Logicomix de Bertrand Russel superstar, Vuibert

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