WP_Post Object ( [ID] => 132324 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-07-03 08:43:06 [post_date_gmt] => 2025-07-03 08:43:06 [post_content] =>« Priver de fonds l’agenda délétère woke et marxiste » est l’un des objectifs affichés du projet de budget de l’administration Trump. L’idée que le marxisme puisse être considéré aux États-Unis comme un ennemi public à terrasser en priorité évoque plus les moulins à vent de Don Quichotte qu’une réalité palpable, mais le fait est qu’il existe une solide tradition marxiste dans le pays du capitalisme conquérant. C’est l’ambition de l’historien (marxiste) Andrew Hartman d’en retracer les contours. Il distingue quatre principaux moments marxistes. Le premier était à l’époque de « l’âge d’or », depuis la grande grève des chemins de fer en 1877 jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale. Le second eut lieu dans le sillage de la Grande Dépression ; il accompagna le New Deal. Le troisième vint dans les années 1960 avec la Nouvelle Gauche. Et le quatrième – serait-ce pour donner raison à Trump ? – a lieu maintenant, quand, selon Hartman, « les Américains pensent à Marx à un degré jamais atteint depuis les années 1960 ou peut-être même les années 1930 ». Il reste que le courant marxiste s’observe plus dans les livres d’universitaires que dans la rue, constate le (marxiste) Mathias Fuelling dans The Baffler. « Il n’a jamais existé de parti marxiste en mesure d’influencer la politique nationale. » Faute de munitions, le livre de Hartman aurait pu être plus justement titré « L’antimarxisme en Amérique », écrit-il.
[post_title] => Marxisme zombie aux États-Unis [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => marxisme-zombie-aux-etats-unis [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-07-03 08:43:07 [post_modified_gmt] => 2025-07-03 08:43:07 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132324 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132321 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-07-03 08:34:21 [post_date_gmt] => 2025-07-03 08:34:21 [post_content] =>Il existe encore quelque 7 000 langues aujourd’hui, mais 6 500 sont de moins en moins parlées et beaucoup condamnées à disparaître. C’est dans ce vivier-là que puise la linguiste écossaise Lorna Gibb pour montrer combien les systèmes linguistiques sont divers et parfois insolites ; et combien les langues sont liées à un environnement physique ou culturel spécifique qu’elles seules peuvent décrire et interpréter ; et aussi combien toutes sont sujettes aux circonstances politiques ou sociales qui peuvent les promouvoir ou les éradiquer – et parfois les ressusciter. Lorna Gibb ne jette que quelques coups de projecteur, mais assez pour appréhender les grandes distinctions linguistiques, et illustrer aussi l’impact des péripéties historiques sur le langage. Ses choix sont inspirés par des souvenirs de jeunesse qui donnent à son livre une agréable coloration personnelle.
Issue d’un milieu écossais populaire, elle parlait en effet chez elle le scots, avec son très fort accent socialement pénalisant (l’anglais étant, note Harry Ritchie dans The Spectator, « la seule langue dont les dialectes sont des marqueurs non seulement géographiques mais sociaux »). Du coup, son cœur semble battre plus fort pour les langues déconsidérées, opprimées, ou particulièrement étranges. Comme les langues à clics d’Afrique australe, dont les locuteurs – San, Zoulous, Xhosas, Hadzabés… – ont été persécutés ou brimés. Avec leur vingtaine de clics buccaux source d’une immense richesse en phonèmes (112 en khoïkhoï contre 36 en français), ces langues sont pourtant des vestiges des toutes premières formes de communication humaine. En matière d’insolite, l’autrice donne la palme aux langues sifflées – notamment le silbo aux Canaries ou le hmong en Chine – qui permettent d’échanger d’une vallée à l’autre ou à travers la jungle, ou de draguer en toute discrétion, et qui sont une survivance probable du « protolangage musical » à l’origine, selon Darwin, de la communication humaine (le sifflement permet également aux dauphins d’échanger entre eux – et peut-être un jour avec les hommes).
L’autrice se penche aussi sur les « langues silencieuses », comme les signaux de fumée ou les langues manuelles ; celle qui au Moyen Âge servait aux échanges entre moines voués au silence, ou celle des Indiens des plaines (PISL) qui, jusqu’à la fin XIXe siècle, facilitait les relations entre tribus amérindiennes. Parmi les langues historiquement opprimées, Lorna Gibb décrit les cas du maori en Nouvelle-Zélande, de l’aïnou au nord du Japon, ou du guarani au Paraguay. Et parmi celles qui ont été victimes collatérales de conflits militaires ou politiques, elle évoque surtout l’araméen (assyrien) d’Irak, la basque d’Espagne (sous Franco), le tamoul du Sri Lanka, ou le serbo-croate de l’ex-Yougoslavie, exemple assez rare d’une langue redivisée entre ses composantes lors de l’explosion de son pays d’origine. Elle consacre enfin une large portion de son livre aux innombrables langues purement orales en train de disparaître en même temps que l’environnement de leurs locuteurs – « une perte déplorable, car chaque disparition emporte avec elle non seulement de charmantes particularités syntaxiques ou phonétiques mais aussi la connaissance spécialisée de la faune et de la flore locales ». Ainsi, en Amazonie, 90 % des plantes médicinales ne sont nommées, et leur utilisation décrite, que dans la langue d’une seule tribu qui emportera ses précieux secrets avec elle. Cette funeste attrition est pourtant réversible, et les hiérarchies linguistiques sont soumises aux aléas de l’Histoire. Le latin en Europe et le mandchou en Chine qui étaient jadis l’apanage des classes dirigeantes tandis que les classes inférieures parlaient des langues inférieures, le bas latin ou le mandarin, ont ainsi dégringolé du podium : le latin a disparu, sauf du Vatican ; et le mandchou des empereurs Qing est désormais marginalisé, remplacé par le mandarin. Parfois même cette réversion est décrétée par l’État, comme dans le cas du maori, de l’hébreu ou dans une moindre mesure du gaélique – y compris le gaélique écossais cher à Lorna Gibb. Parfois aussi, ce sont les locuteurs qui se mobilisent, comme ceux – très peu nombreux – du wilamowicien, langue assez ancienne uniquement parlée dans la petite ville polonaise de Wilamowice. La défense des langues est un sport de combat.
[post_title] => Parlez-vous le wilamowicien ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => parlez-vous-le-wilamowicien [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-07-03 08:34:22 [post_modified_gmt] => 2025-07-03 08:34:22 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132321 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132318 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-07-03 08:31:27 [post_date_gmt] => 2025-07-03 08:31:27 [post_content] =>Quand le roi George V s’adressa à ses sujets indiens en 1928, l’Inde dont il parlait avait presque deux fois la taille de l’Inde actuelle. Elle comprenait en effet les États que sont devenus non seulement le Pakistan et le Bangladesh, mais la Birmanie, le Koweït, le Qatar, Dubaï, Bahreïn, Oman, Aden et les Émirats arabes unis. La roupie était leur monnaie commune et ceux qui voyageaient arboraient un passeport de l’Empire indien. Faisant référence à la partition meurtrière entre l’Inde et le Pakistan (un million de morts), Sam Dalrymple dénombre quatre autres « partitions » qui se sont déroulées entre 1937 (pour la Birmanie) et 1971 (pour le Bangladesh). Une conception un peu « tirée », juge Owen Bennett-Jones dans la Literary Review, car elles n’étaient pas de même nature et il y inclut l’absorption par l’Inde et le Pakistan des centaines de petits États princiers qui jouissaient jusque là d’une certaine autonomie. Il reste que ce regard rétrospectif fait remonter à la surface une réalité aujourd’hui complètement oubliée, notamment celle de la partie arabe de l’Inde du British Empire. Le sort catastrophique des Rohingyas dans le Myanmar (ex-Birmanie) est l’héritage direct du traçage aberrant d’une frontière par les autorités britanniques de l’époque.
[post_title] => Quand l’Inde avait deux fois la taille actuelle [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => quand-linde-avait-deux-fois-la-taille-actuelle [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-07-03 08:31:28 [post_modified_gmt] => 2025-07-03 08:31:28 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132318 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132315 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-07-03 08:29:26 [post_date_gmt] => 2025-07-03 08:29:26 [post_content] =>En 1995, un ouvrier du bâtiment de 29 ans fut emmené aux urgences à Leicester ; un clou de 15 centimètres lui avait traversé la chaussure. Toute tentative de lui enlever le faisait hurler de douleur. On lui a administré des sédatifs et enlevé le clou, pour découvrir que celui-ci était passé entre les orteils. Mais pour l’équipe médicale il ne faisait aucun doute qu’il avait réellement ressenti la douleur qui le faisait hurler. Dans un hôpital londonien, dans les années 1980, un patient souffrant de douleurs abdominales chroniques jusque là non traitées vit arriver le médecin chef tenant au bout d’une pince à épiler un très gros comprimé blanc. Il laissa tomber le comprimé dans un verre d’eau, provoquant une forte effervescence, et enjoignit au malade de boire le verre lentement après la disparition de toute effervescence. La douleur disparut aussitôt. Or ce n’était que de la vitamine C, un placebo. Pour l’épidémiologiste Jeremy Howick, exerçant au Royaume-Uni, qui décrit la chose dans un livre bourré d’histoires de ce genre, l’astuce était la pince à épiler, qui donnait l’impression que le comprimé était trop actif pour être touché à mains nues.
Plusieurs méta-analyses ont montré que les antidépresseurs les plus sophistiqués, qui ont pu coûter jusqu’à un milliard de dollars en conception et essais cliniques, sont « au mieux marginalement plus efficaces que des placebos », écrit le médecin écossais Gavin Francis en rendant compte de ce livre dans la New York Review of Books. L’effet placebo et son inverse, l’effet nocebo, agissent sur les croyances et les attentes des patients de façon spectaculaire, entraînant d’indéniables effets physiologiques. Un homme enrôlé dans un essai clinique pour un antidépresseur a été emmené aux urgences car il avait surdosé sa prise et vu sa tension dégringoler. Or il avait pris le placebo. On a mis en évidence des effets du même type chez des rats.
Beaucoup de produits pharmaceutiques mis sur le marché sont en réalité des placebos. On a montré que des placebos chers attirent plus les clients que des placebos bon marché, que les gélules marchent mieux que les comprimés et que des gélules colorées marchent mieux que les blanches. Les bleues et les vertes marchent mieux comme sédatifs, les roses et les rouges mieux comme stimulants et anti-douleur – sauf chez les Italiens, pour qui le bleu est un stimulant.
Vu l’accroissement sidéral des dépenses de santé, Howick se demande si l’on ne pourrait pas envisager de systématiser l’usage des placebos. D’autant qu’étiqueter un médicament comme placebo ne le rend pas forcément moins attirant. Gavin Francis a repéré des flacons vendus près de 100 euros dont la notice (en petits caractères, certes) précise : « sans ingrédient actif ».
[post_title] => Ça vaut mieux qu’une jambe cassée [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => ca-vaut-mieux-quune-jambe-cassee [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-07-03 08:29:27 [post_modified_gmt] => 2025-07-03 08:29:27 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132315 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132312 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-07-03 08:23:44 [post_date_gmt] => 2025-07-03 08:23:44 [post_content] =>Lorsque la seconde édition du James Joyce de Richard Ellmann parut en 1982, vingt-trois ans après la première, Anthony Burgess salua l’ouvrage comme « la plus grande biographie littéraire du XXe siècle ». Considéré comme un chef-d’œuvre du genre, ce livre est un modèle et une source d’inspiration pour tous ceux qui entreprennent de raconter la vie d’un écrivain. Depuis sa publication, on a vu la bibliographie sur Joyce enfler dans des proportions spectaculaires. À côté d’innombrables articles et de deux nouvelles biographies complètes, par Peter Costello et Gordon Bowker, on peut à présent lire la biographie de sa femme Nora par Brenda Maddox, et, par Carol Shloss, celle de sa fille Lucia, dont la carrière de danseuse fut interrompue par la schizophrénie. On mentionnera aussi un ouvrage sur les années qu’il a passées à Trieste par John McCourt, et un autre sur l’amitié qu’il y a nouée avec l’écrivain italien Italo Svevo par Stanley Price. Même lorsqu’ils sont en désaccord avec lui sur un point ou un autre, les auteurs de ces livres reconnaissent leur dette envers Richard Ellmann et le travail immense qu’il a accompli. Mieux que n’importe qui, il est parvenu à capturer l’âme de Joyce et à en donner une image vivante et convaincante. À quoi tient sa réussite ? Lui-même auteur de deux biographies, de Kingsley Amis et Saul Bellow, Zachary Leader s’est efforcé de le comprendre et de l’expliquer.
Pour une part, le succès d’Ellmann tient aux conditions dans lesquelles il a pu opérer. Au moment où il a entamé ses recherches sur Joyce, celui-ci était mort : travaillant sous le regard de l’écrivain, son premier biographe, Herbert Gorman, n’avait réussi à produire qu’un ouvrage très lacunaire et exagérément flatteur. Mais beaucoup de témoins de sa vie étaient encore vivants, à commencer par son frère Stanislaus, son fils Giorgio, Harriet Weaver, l’activiste et mécène anglaise qui le soutint financièrement toute sa vie, Sylvia Beach, qui publia la première édition d’Ulysse en anglais à Paris, Stuart Gilbert et Valery Larbaud, qui traduisirent l’ouvrage en français, ainsi que plusieurs de ses amis de jeunesse à Dublin dont il s’est inspiré pour créer les personnages de ses romans. Ellmann s’arrangea pour faire leur connaissance. Parce qu’il avait le don de conquérir et conserver la confiance des personnes qu’il rencontrait, il parvint à leur soutirer une grande quantité d’informations.
Aux yeux de Zachary Leader, la qualité de la biographie d’Ellmann tient largement à la personnalité de son auteur. Pour cette raison, il consacre la première moitié de son livre à l’histoire de sa vie. Il ne s’agit pas d’une vraie biographie du biographe. Le récit détaillé s’arrête peu après la réception de la première édition de son livre. Leader ne fait que survoler les trente dernières années de l’existence d’Ellmann et ne dit par exemple presque rien de sa biographie d’Oscar Wilde, publiée l’année de sa mort, aussi volumineuse que celle de Joyce et très bien accueillie.
Richard Ellmann est né dans une petite ville du Michigan en 1918, dans une famille juive originaire de Roumanie du côté de son père, d’Ukraine dans le cas de sa mère. Il était le second de leurs trois fils. Erwin, l’aîné, était un garçon particulièrement brillant qu’il n’a cessé d’admirer et qui a exercé sur lui une grande influence. Richard se distinguait par son intelligence, son affabilité, son caractère prudent et la délicatesse de sa sensibilité. Il n’en cultivait pas moins une sorte d’humour sardonique et pouvait se montrer indépendant et, à sa manière douce, rebelle. Ses parents nourrissaient de grandes ambitions pour leurs enfants. Il ne les déçut pas sur ce plan en réussissant brillamment des études de lettres et en accomplissant une carrière universitaire remarquable. Mais ils étaient très attachés à la tradition juive, surtout son père. Très rapidement, il se détacha de celle-ci. Lorsqu’après deux liaisons amoureuses restées sans suites il décida d’épouser Mary Donoghue, une Irlandaise de famille catholique, de surcroît non croyante, il savait qu’ils allaient s’opposer à cette union. Résolu à ne pas se laisser dissuader, pour éviter une confrontation pénible, il les avertit par lettre qu’il partait se marier à Paris. Mary était une femme très intelligente et une forte personnalité. Zachary Leader souligne le rôle décisif qu’elle joua dans la vie d’Ellmann, en l’aidant dans son travail et en assumant seule les responsabilités liées à la vie de leur famille de trois enfants durant les longs séjours qu’il fit en Europe pour mener ses recherches.
Durant la guerre, exempté de service dans une unité combattante en raison de sa mauvaise vue, il fut affecté à l’Office de Coordination de l’Information, qui devint l’OSS puis la CIA. Il y développa ses capacités d’analyse et de classement de grandes masses de documents. Après une thèse de doctorat défendue à Yale, qui prit la forme d’une biographie du poète irlandais William Butler Yeats, il enseigna quelque temps à Harvard avant d’accepter un poste à l’université Northwestern, dans l’Illinois. Il y resta dix-sept ans, parce qu’il aimait l’établissement et sa communauté de professeurs. Durant toute sa carrière, il fut couvert d’honneurs et ne cessa de bénéficier de bourses de recherche et d’années sabbatiques. Mais sa vie ne fut pas exempte de malheurs. En 1969, Mary fut frappée d’une hémorragie cérébrale qui la laissa à moitié paralysée. Ellmann décida néanmoins de déménager à Oxford, où il avait accepté un poste, notamment pour qu’elle puisse bénéficier des services de la médecine publique anglaise. Lui-même mourut à l’âge de 69 ans d’une sclérose latérale amyotrophique.
Ainsi que le montre Leader, les grandes capacités de travail d’Ellmann, sa ténacité, ses talents incomparables de détective littéraire, son sens de la diplomatie et son habileté à obtenir de ses interlocuteurs ce qu’il voulait d’eux sans jamais froisser ou heurter personne expliquent largement la qualité de sa biographie de Joyce. Tout en éprouvant pour lui une énorme admiration, il portait sur l’écrivain un jugement objectif et honnête et n’était pas aveugle à ses flagrants défauts. Joyce était de fait un homme férocement égocentrique qui absorbait toutes les énergies de son entourage pour les mettre au service de son œuvre. Il était jaloux et possessif, et s’il a vécu longtemps dans une extrême misère, c’est largement de sa faute, parce qu’il était imprévoyant et flambeur : bien que posant en martyr et en victime, jamais il n’a manqué d’amis ni de protecteurs.
À plusieurs égards, Ellmann se sentait proche de lui. « En tout ce qu’il entreprenait, écrit-il en conclusion de sa biographie, ses deux passions profondes – sa famille et ses écrits – gardaient leur place. Elles ne fléchirent jamais. La profondeur de la première donna à son œuvre son caractère de sympathie et d’humanité. L’intensité de la seconde haussa sa vie jusqu’à la dignité et une consécration suprême. » Ces lignes pourraient tout aussi bien s’appliquer à Ellmann lui-même. Bien qu’il ait coupé avec ses origines, la grande estime dans laquelle Joyce tenait le peuple juif, auquel il comparait le peuple irlandais, ne pouvait d’autre part le laisser insensible.
Ainsi qu’il l’a raconté à plusieurs reprises, ce qui l’a décidé à s’attaquer à la rédaction d’une biographie de Joyce est la découverte d’une collection de 900 pièces relatives à l’écrivain – des éditions originales de ses livres, de la littérature critique à son sujet, mais aussi quelques manuscrits – détenue par un juriste nommé James Fuller Spoerri, qui eut l’idée de la lui montrer. Un autre moment fort dans l’histoire du livre pointé par Zachary Leader est, peu après le décès de Stanislaus Joyce, la rencontre d’Ellmann avec sa veuve Nelly, qui lui donna accès à une impressionnante quantité de documents, dont 130 lettres de Joyce à son frère. Il les exploita à l’insu du fils de Stanislaus, Stephen, dont il craignait qu’il se les approprie, les disperse ou les vende. Généreux avec ses collègues, ses confrères et ses étudiants, Ellmann pouvait se montrer très méfiant envers ses concurrents et, lorsqu’il sentait que la priorité pouvait lui être volée, protégeait soigneusement les documents inédits sur lesquels il était parvenu à mettre la main.
« Ulysse, souligne Zachary Leader, est au cœur de l’image qu’Ellmann a de Joyce comme personne et comme artiste, le lieu où son caractère se révèle le mieux. » Un bonne partie de ses efforts furent donc consacrés à retracer l’origine des grands thèmes et du contenu de cette œuvre foisonnante. En suivant la structure de l’Odyssée d’Homère, le roman raconte une journée d’un habitant de Dublin, le juif Leopold Bloom, qui déambule dans les rues de la ville, profitant des plaisirs de la vie d’un homme ordinaire, méditant sur le sens de l’existence, observant les femmes avec concupiscence et préoccupé par les infidélités de la sienne. L’histoire est divisée en 18 épisodes chacun caractérisé par un thème et un style particulier. Elle s’achève par le retour de Bloom chez lui accompagné par le jeune poète Stephen Dedalus, raconté sous la forme d’une parodie du catéchisme catholique, suivi du célèbre monologue nocturne de sa femme Molly, composé de huit longues phrases sans ponctuation. Ellmann décrit étape par étape la genèse d’Ulysse, analyse en détail certains des épisodes les plus fameux et raconte l’histoire mouvementée de la publication du livre, marquée notamment par la censure dont il a longtemps fait l’objet aux États-Unis en raison des descriptions qu’on y trouve des fonctions corporelles et de la sexualité. Dans la seconde édition de sa biographie, il évoquera plus franchement que dans la première la crudité de langage dont Joyce et Nora pouvaient faire preuve sur ce plan dans certaines de leurs lettres. Tout au long de son récit, c’est avec une finesse psychologique de grand romancier qu’il dépeint la vision du monde de Joyce et son caractère : son aversion à l’égard de l’Église catholique, sa passion pour Shakespeare et l’opéra, ses excès de boisson, sa tendance au voyeurisme, ses obsessions pour plusieurs jeunes femmes, son angoisse face à la perte progressive de sa vue et la souffrance occasionnée par les multiples opérations aux yeux qu’il a dû subir, ses sentiments ambivalents à l’égard de l’Irlande qui le conduisirent à vivre en exil à Rome, Trieste, Paris et Zurich.
Au moment où Ellmann a entamé sa carrière, les études littéraires étaient dominées par l’école de la « nouvelle critique ». Refusant d’expliquer les grandes œuvres, comme on le faisait avant eux, en les situant dans l’histoire de la littérature et en les rapprochant des circonstances de la vie de leur auteur, ses représentants considèrent les textes comme des ensembles fermés et autonomes dont le sens n’est pas à chercher en dehors d’eux. Bien qu’il ait baigné dans l’atmosphère intellectuelle de ce mouvement, Ellmann a toujours conservé ses distances par rapport à lui, comme d’ailleurs à l’égard d’autres variétés de théorie littéraire qui commencèrent à fleurir durant ses dernières années d’enseignement. Son approche des œuvres est toujours restée résolument biographique, dans le sens traditionnel du mot : jamais il n’a fait appel de façon massive à des explications de caractère psychanalytique.
On accuse parfois les biographes de mettre en œuvre une conception réductrice des œuvres littéraires qui explique leur contenu par les seuls faits de la vie de l’écrivain, sans tenir compte du travail de leur imagination. C’est un reproche qu’on ne peut légitimement adresser à Ellmann. Certes, avec une ardeur, un zèle, une persévérance et une astuce qui font l’admiration de Zachary Leader, il s’est employé à traquer dans les rues de Dublin et les souvenirs des contemporains de Joyce la myriade de menus incidents qui ont fait leur chemin jusque dans ses livres. Mais c’était pour mieux mettre en lumière la complexité et la subtilité des rapports qui s’établissaient chez lui entre la vie, la mémoire et l’imagination. « La vie d’un artiste, écrivait Ellmann, et particulièrement celle de Joyce, diffère des vies ordinaires en ce que les événements y deviennent des sources d’art, dans le moment même où ils s’imposent à l’attention. Au lieu de laisser chaque journée, poussée par la suivante, tomber dans un souvenir imprécis, il remodèle les expériences qui l’ont modelé lui-même. » Tout, dans la vie de Joyce, était susceptible, après transformation, de nourrir l’œuvre en gestation, raison pour laquelle il notait de façon compulsive les propos qui le frappaient. Et lorsque la mémoire se révélait impuissante à restituer les impressions et les sensations qu’il voulait exprimer, il n’hésitait pas à procéder à une reconstitution : un jour, Nora l’accusa de la pousser dans les bras d’autres hommes pour éprouver à nouveau les affres de la jalousie. Ellmann, s’émerveille Leader, reconstitue ce jeu complexe avec précision et subtilité dans une langue dont l’élégance a fait qualifier son livre de « triomphe du style, de la clarté, de l’éloquence et de la lisibilité ».
Un attrait supplémentaire de sa biographie est la quantité d’extraits de textes de Joyce et de son abondante correspondance qu’il cite. N’hésitant pas à proposer des interprétations et des hypothèses explicatives incomplètement soutenues par les documents, il entendait offrir à ses lecteurs le moyen d’en évaluer la solidité en les confrontant avec les sources qu’il avait utilisées. Mutatis mutandis, Zachary Leader procède de même en citant lui-même à de nombreuses reprises tout au long de sa propre enquête minutieuse des lettres d’Ellmann. Elles n’ont naturellement pas l’éclat de celles de Joyce, mais elles aident à comprendre comment son meilleur biographe a réussi à entrer aussi profondément dans son esprit exceptionnel.
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WP_Post Object ( [ID] => 132273 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-06-26 08:09:31 [post_date_gmt] => 2025-06-26 08:09:31 [post_content] =>On ne saurait comprendre la personnalité de Xi Jinping sans se pencher sur celle de son père et explorer l’histoire qu’ils ont partagée. C’est l’entreprise à laquelle s’est livré l’universitaire américain Joseph Torigian. Dix ans de recherches auprès de sources chinoises, anglaises et russes le conduisent à mettre en avant un caractère commun au père et au fils : la conviction, héritée du bolchevisme, que « souffrir renforce le pouvoir de la volonté et le dévouement à la cause », résume The Economist. La cause, c’est-à-dire celle du Parti, lequel est mû par le désir de rendre sa grandeur à la Chine sans risquer le chaos.
Xi Zhongxun était l’un des « huit immortels » du PCC. Né en 1913 dans une famille de paysans, fervent communiste dès sa jeunesse, emprisonné en 1928, fidèle compagnon de Mao et de Zhou Enlai, il fut victime de la Révolution culturelle, mis à l’isolement et torturé, pendant que 200 de ses supposés partisans étaient « battus à mort, rendus fous ou gravement handicapés », écrit Torigian. Une de ses sœurs s’est suicidée (deux autres étaient mortes de faim un peu plus tôt). Son jeune fils, Xi Jinping, forcé de porter une lourde casquette en acier, fut humilié publiquement, sa propre mère se joignant aux harceleurs, puis jeté dans une prison où il passa un hiver le corps couvert de poux, avant d’être exilé dans un trou perdu, où il vivait dans une grotte. Après la mort de Mao, Xi père fut l’un des responsables de la libéralisation économique initiée par Deng Xiaoping puis de la politique menée au Tibet et dans le Xinjiang ouïghour.
« Les analystes qui observent la Chine de l’extérieur considèrent volontiers le jeu politique au sommet comme reflétant une division entre les bons et les méchants, entre les réformateurs et les anti-réformateurs, dit Torigian dans un entretien à la NPR. Mais ce qui ressort de mon livre, c’est un Xi Zhongxun habité par une division intérieure, par des pulsions contradictoires, qui avait ses propres vues sur les choses. Il a lutté toute sa vie pour gérer ces deux parts de lui-même, mais ce sont les intérêts du Parti qui ont toujours primé. »
[post_title] => Tel père, tel fils – du moins en Chine [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => tel-pere-tel-fils-du-moins-en-chine [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-06-26 08:51:04 [post_modified_gmt] => 2025-06-26 08:51:04 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132273 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132270 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-06-26 08:07:57 [post_date_gmt] => 2025-06-26 08:07:57 [post_content] =>« Si toi qui pisses accroupie est capable d’une telle arrogance, de quelle arrogance aurais-je droit, moi qui pisse debout ? » hurle un mari contre sa femme, qui n’a donné naissance qu’à deux filles. À sa sœur qui est revenue chez ses parents en pleurant parce que son mari l’a quittée pour une infirmière, un frère lui lance : « Si tu avais le moindre égard pour l’honneur de ta famille, tu te serais immolée par le feu ».
À 77 ans, Banu Mushtaq, musulmane du Karnataka, État relativement prospère du sud de l’Inde, se voit récompensée par l’International Booker Prize pour une sélection de douze nouvelles écrites en kannada et d’autres langues locales, désormais traduites en anglais. Elle s’était fait connaître pour ses engagements militants. Elle a échappé à un assassinat pour réclamer le droit des femmes à entrer dans une mosquée. Elle revendique aussi le droit des jeunes filles à porter le hijab à l’école. Elle a surtout publié des nouvelles, mais aussi un roman et un recueil de poèmes.
Heart Lamp décrit la condition détestable de beaucoup de femmes musulmanes au Karnataka, mais dresse aussi un portrait de femme abusive, que l’on qualifierait en Occident de perverse narcissique, et un autre d’une femme riche sans consistance mue par son égoïsme. Une écrivaine « puissante », juge Kate McLoughlin dans le Times Literary Supplement, professeure de littérature à Oxford.
[post_title] => Femmes du Karnataka [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => femmes-du-karnataka [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-06-26 08:07:58 [post_modified_gmt] => 2025-06-26 08:07:58 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132270 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132265 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-06-26 08:05:18 [post_date_gmt] => 2025-06-26 08:05:18 [post_content] =>La postérité – pour les rares auteurs qui y ont accès – n’est pas forcément un long fleuve tranquille. Voyez Dante Alighieri : comme le montre Joseph Luzzi dans sa biographie de la vie posthume de La Divine Comédie, ce chef-d’œuvre désormais bien établi n’a pas juste connu des siècles de paisible « critique rongeuse des souris » (Karl Marx) mais a toujours été tiré à hue et à dia par des générations de lecteurs emplis d’indignation religieuse, politique, esthétique, linguistique même. C’est le sort des très grandes œuvres d’art, multidimensionnelles par essence. La Divine Comédie est du lot, ouvrage militant et complexe, à la fois exaltation du christianisme des origines, plaidoyer en faveur de Dante lui-même outrageusement éjecté de Florence sa patrie, hymne à l’amour (en l’occurrence à Béatrice, la « glorieuse » défunte) et audacieuse promotion de la langue toscane « vernaculaire », ici mélodieusement exprimée par le truchement d’un complexe instrument prosodique, la « terza rima ».
Boccace a crié au génie dès la publication manuscrite du poème vers 1320. Mais Pétrarque, l’autre grand poète italien de l’époque, s’est indigné – oser abandonner le pur latin des classiques pour une langue vulgaire, inélégante, changeante ! – et Boccace s’est rallié à lui. Pourtant, le méprisable dialecte « vernaculaire » (mot étymologiquement relié à l’idée de servage) est devenu, largement grâce à La Divine Comédie, le bel italien d’aujourd’hui. Mêmes avanies dans le domaine religieux. Tandis que Dante voulait illustrer la vision thomiste du salut en dispatchant entre enfer, purgatoire et paradis les grandes figures du passé selon leur degré de vertu, le poète a post mortem déclenché les foudres de l’Inquisition pour avoir assigné à l’enfer pléthore de prêtres corrompus et de papes « qui forniquent avec les rois », et son œuvre s’est retrouvée à l’index. Il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour que La Comédie redevienne divine, et le début du XXe pour que le pape Benoît XV la célèbre comme le « poème qui a chanté l’idée chrétienne avec le plus d’éloquence ». Entretemps le succès posthume sera au rendez-vous, essor de l’imprimerie aidant, mais pas pour longtemps. À la Renaissance, la ferveur esthétique et l’émancipation détourneront le public d’un livre jugé « sobre, moralisateur et archi sérieux ». Le lectorat du siècle des Lumières ne sera pas plus indulgent, et Voltaire déclarera l’ouvrage « monstrueux ». C’est le romantisme qui réintégrera La Comédie dans le canon littéraire et fera de Dante « un héros culturel et politique » : « pas moins de 181 éditions paraîtront en Europe entre 1800 et 1850, et les artistes romantiques – depuis William Blake jusqu’à Gustave Doré ou Francisco de Goya – s’empresseront d’illustrer le poème », écrit Andrew Frisardi dans The Wall Street Journal. La Comédie inspirera aussi les poètes (notamment les modernistes, T. S. Eliot, Ezra Pound, Ossip Mandelstam), les romanciers (James Joyce, Primo Levi, Gramsci), les cinéastes même (Jean-Luc Godard, Francis Ford Coppola, Tim Burton, David Lynch). La résurrection de La Divine Comédie en objet culturel multimédia montre bien, comme Paul Valéry l’expliquait, que les grandes œuvres « sont à géométrie variable » et que chaque époque, chaque lecteur les comprend différemment. Quid alors du lecteur d’aujourd’hui ? Si bien des gens connaissent les premiers vers du poème (« Au milieu du chemin de notre vie… »), combien lisent les pages suivantes (environ 424, quoiqu’un micrographiste italien ait pu faire tenir les 14 233 vers sur une seule page !) ? Pire encore, voici que La Divine Comédie est désormais visée par la censure woke (pour islamophobie, racisme…) et menacée d’être retirée des programmes scolaires italiens. Ses tribulations sont donc loin d’être finies…
[post_title] => La Divine Comédie, de l’Inquisition au wokisme [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-divine-comedie-de-linquisition-au-wokisme [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-06-26 08:05:57 [post_modified_gmt] => 2025-06-26 08:05:57 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132265 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132262 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-06-26 08:02:01 [post_date_gmt] => 2025-06-26 08:02:01 [post_content] =>Ce serait, à en croire la quatrième de couverture, « la part refoulée de l’identité nationale [allemande] ». Dans un ouvrage paru en mai et qui s’est rapidement retrouvé parmi les meilleures ventes, le journaliste Jochen Buchsteiner évoque la Prusse orientale. Cette province du bord de la Baltique a été allemande pendant plus d’un demi-millénaire (les chevaliers teutoniques la conquièrent au XIIIe siècle). Depuis 1945, elle est russe (enclave de Kaliningrad). Il s’agit là, comme presque tout ce qui concerne les conséquences de la Seconde Guerre mondiale pour la coupable Allemagne, d’un sujet quasi tabou outre-Rhin. Buchsteiner entend y remédier. Il le fait en mêlant le personnel, l’histoire de sa grand-mère, qui a fui l’avancée des troupes soviétiques, et les considérations politiques ou historiques.
Le sous-titre du livre (« Une histoire de famille tout à fait ordinaire ») en suggère l’une des principales ambitions : montrer ce que l’expérience personnelle de sa grand-mère avait de typique. Il raconte, ainsi que le rapporte Frank Priess dans The European, « la préparation de la fuite longtemps interdite par les nazis à un moment où il était déjà presque trop tard pour beaucoup – l’arrière-grand-père de Buchsteiner, par exemple, ne parvient pas à quitter son domaine de Prusse orientale et il est abattu par les troupes soviétiques –, le trajet semé d’embûches à travers la lagune sous les tirs des avions volant à basse altitude, les nombreux morts au bord de la route, surtout des enfants, la traversée de la mer Baltique en direction du Danemark, qui se fait en songeant aux nombreux bateaux de réfugiés coulés, la recherche de parents survivants, les conditions de vie plus que précaires au centre et à l’ouest de leur propre patrie, où l’on se montre peu empressé de les accueillir ».
Il faut dire, et c’est en cela que cette histoire est exemplaire, que ces réfugiés allemands de 1945 furent très nombreux : 12 millions, venus non seulement de Prusse orientale, mais aussi de la région des Sudètes et, plus généralement, de ce quart de l’ancien Reich désormais perdu.
C’est l’ultime aspect de ce passé que Buchsteiner souhaite remettre en avant : « l'énorme succès qu’a représenté l’intégration de toutes ces personnes dans une nouvelle Allemagne, plus petite et plus occidentale, dans une communauté démocratique florissante », résume Priess.
[post_title] => Adieu à la Prusse orientale [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => adieu-a-la-prusse-orientale [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-06-26 08:02:03 [post_modified_gmt] => 2025-06-26 08:02:03 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132262 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132259 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-06-26 07:59:08 [post_date_gmt] => 2025-06-26 07:59:08 [post_content] =>À douze ans d’intervalle, deux des plus grands physiciens italiens du XXe siècle qui se connaissaient disparurent mystérieusement dans des conditions très différentes. En 1938, Ettore Majorana, personnalité tourmentée qu’Enrico Fermi, avec lequel il avait travaillé à Rome, considérait comme un génie, se volatilisait après avoir acheté un billet de bateau pour une traversée de Palerme à Naples. On a dit qu’il s’était suicidé, qu’il s’était retiré dans un couvent, qu’il s’était exilé en Argentine ou au Venezuela. Aujourd’hui encore, on ignore ce qu’il est devenu et où il a fini ses jours.
En 1950, Bruno Pontecorvo, le plus brillant collaborateur de Fermi après Majorana, embarquait à Rome avec sa femme et ses trois enfants dans un vol pour Stockholm, puis un autre pour Helsinki, où l’on perdit leur trace. Durant cinq ans, personne n’entendit plus parler de lui. Mais en 1955, il refit surface en Union soviétique. Dans un entretien publié dans le quotidien les Izvestia, il annonça publiquement s’être mis au service de ce pays, qui l’avait accueilli. À partir de ce moment, il travailla ouvertement au centre de recherches nucléaires de Dubna, non loin de Moscou, où il avait été secrètement affecté dès son arrivée. Au bout de quelques années, il put voyager à l’étranger et fit plusieurs séjours en Italie. Mais c’est à Dubna qu’il mourut, en 1993, à l’âge de 80 ans.
Bruno Pontecorvo est l’auteur de contributions de premier plan à la physique nucléaire et à la physique des particules. Avant qu’il ne s’installe en Russie soviétique, sa brillante carrière l’avait conduit de Rome à Paris, puis aux États-Unis, au Canada et en Grande-Bretagne. Deux questions n’ont cessé d’être posées à son sujet. Pour quelle raison a-t-il décidé, apparemment en catastrophe, de quitter l’Occident pour s’établir en URSS ? Et a-t-il livré aux Soviétiques des informations scientifiques d’une nature pouvant conduire à le faire considérer comme un espion ? Après l’historien des sciences Simone Turchetti et le physicien Frank Close, Giuseppe Mussardo, qui exerce ces deux métiers, s’emploie à y répondre dans ce qui est à ce jour sa biographie la plus fouillée.
Bruno Pontecorvo est né dans une famille juive non pratiquante de Pise. Son père était un riche industriel du textile. Il était le quatrième de huit enfants. L’atmosphère de la maison était intensément intellectuelle et cultivée : les conversations tournaient autour des livres et des idées et on pratiquait la musique en famille. Lorsque Mussolini arriva au pouvoir, tous se montrèrent résolument antifascistes. L’adoption des lois antisémites incita plusieurs des enfants à poursuivre leurs études en Angleterre. Plus tard, une des sœurs de Bruno (Giuliana) et un de ses frères (Gillo, le cinéaste) seront communistes. Un de ses cousins, Emilio Sereni, qui fut son mentor et joua un rôle important tout au long de sa vie, accéda à une position importante au sein du Parti.
Bruno était un jeune homme sportif : aimant nager et skier, il rêva longtemps de devenir champion de tennis. Élégant, gai et sociable, il était séduisant et séducteur et le resta toute sa vie. Après avoir songé à devenir ingénieur, sur les conseils de son frère Guido, il partit étudier la physique à Rome. En 1932, il devint l’étudiant de Fermi et deux ans plus tard il intégrait sa brillante équipe de collaborateurs, où travaillaient notamment Emilio Segrè et Edoardo Amaldi. Il s’y distingua vite par un exceptionnel double talent de théoricien et d’expérimentateur.
Peu de temps auparavant, à Paris, les époux Joliot-Curie avaient réussi à produire pour la première fois de la radioactivité artificielle en bombardant un échantillon d’aluminium avec des particules alpha, manquant de peu la découverte d’un des composants de celles-ci, le neutron, identifié par la suite par l’Anglais James Chadwick. Fermi eut l’idée de répéter l’opération avec uniquement des neutrons, plus pénétrants s’ils étaient utilisés seuls. De manière fortuite, lui et son équipe réalisèrent que la radioactivité produite était, contre toute attente, plus forte avec des neutrons lents. Ils publièrent un article relatant le fait. Compte tenu des applications industrielles possibles, Fermi et ses collaborateurs, dont Pontecorvo, déposèrent aussi une demande de brevet pour la méthode utilisée. Leur découverte ouvrait la voie à celle de la fission nucléaire, effectuée quelques années plus tard par Lise Meitner, Otto Hahn et Fritz Strassmann.
En 1936, Bruno Pontecorvo partit travailler à Paris dans le laboratoire des Joliot-Curie. Sous l’influence de ceux-ci, très militants l’un et l’autre, ainsi que de son cousin Sereni, réfugié dans la capitale française, il se forgea une forte conscience politique communiste. Il y rencontra aussi celle qui allait devenir sa femme, une Suédoise nommée Marianne Nordblom,qui lui donnera trois garçons. En 1940, pour échapper à l’invasion des troupes allemandes, le couple et son premier enfant fuyaient aux États-Unis en passant par l’Espagne et le Portugal.
De 1940 à 1943, Pontecorvo travailla à Tulsa, dans l’Oklahoma, pour une société de prospection pétrolière. Il y mit ses connaissances à profit pour développer des méthodes originales d’identification de la nature des roches (schistes, grès ou calcaires) autour des puits de forage par émission de neutrons lents et induction de radioactivité. Au bout d’un certain temps, les isotopes radioactifs dont il avait besoin vinrent à manquer. Leur production était en effet préférentiellement dirigée vers les travaux liés au programme de recherche américain secret sur la bombe atomique. Reposant avant tout sur les recherches menées à Los Alamos sous la direction de Robert Oppenheimer, il impliquait aussi la contribution d’activités menées ailleurs, notamment à Montréal, puis dans un centre de recherche situé dans l’Ontario, dans le cadre du projet atomique anglo-canadien.
Suite à un contact avec Fermi, qui, établi à Chicago, y avait réalisé la première pile atomique, Pontecorvo fut recruté pour ce projet. Il mena au Canada jusque peu après la fin de la guerre des recherches sur les réacteurs, qui n’étaient pas directement liées à la technologie de la bombe atomique. En 1948, déclinant plusieurs offres pourtant attrayantes d’universités américaines, il choisit de poursuivre ses travaux au centre de recherche nucléaire de Harwell, en Grande-Bretagne. Deux ans plus tard, à l’occasion d’une plainte déposée par Fermi et ses anciens collaborateurs, qui réclamaient les royalties générées par l’exploitation civile et militaire, aux États-Unis, du procédé lié à leur brevet, le FBI lançait une enquête à leur sujet. Peu de temps après, à l’occasion de vacances en Italie, Pontecorvo s’évanouissait dans la nature.
L’enquête minutieuse à laquelle s’est livré Giuseppe Mussardo sur les circonstances de sa fuite en URSS prolonge et approfondit celles qu’ont menées avant lui Simone Turchetti et Frank Close. À ses yeux comme aux leurs, deux hommes ont joué un rôle décisif dans son départ précipité. Le premier est Kim Philby, le fameux agent double du service de contre-espionnage britannique, le plus célèbre des « Cinq de Cambridge ». Alors en poste à Washington, il coordonnait les échanges d’information entre les services secrets britanniques et américains. Plus que vraisemblablement, il a averti les autorités soviétiques que le FBI soupçonnait Pontecorvo d’espionnage, comme il les avait alertées lorsque furent démasqués Klaus Fuchs, qui avait travaillé à Los Alamos, et Alan Nunn May, ancien collègue de Pontecorvo au Canada, deux des plus efficaces espions atomiques soviétiques avec Ted Hall, également membre de l’équipe de Los Alamos. La seconde personne est Emilio Sereni. Mis au courant de la situation par les Soviétiques, il a probablement convaincu son cousin de se mettre à l’abri pour éviter l’emprisonnement et organisé sa fuite.
L’appartenance de Pontecorvo au Parti communiste était certainement de nature à lui valoir de sérieux ennuis aux États-Unis en pleine période du maccarthysme. Mais a-t-il livré des documents aux Soviétiques lorsqu’il était au Canada et en Angleterre, ce qui aurait compromis son avenir même en Europe ? Simone Turchetti ne le croit pas, Frank Close le pense, Giuseppe Mussardo laisse subsister un doute, arguant qu’à chaque étape de sa carrière, plusieurs explications de son comportement sont possibles, de la plus innocente à d’autres qui le sont moins. Si c’est le cas, le plus probable est que les informations qu’il a communiquées concernaient la technologie des réacteurs.
Dès son arrivée à Moscou, Pontecorvo comprit que le prix qu’il payait pour sa sécurité était d’être enfermé dans une prison dorée. On lui refusa le droit de faire la moindre déclaration. Durant les premiers mois, il fut logé avec les siens dans un appartement luxueux à proximité du Kremlin, mais aucun d’entre eux n’était autorisé à avoir de contact à l’extérieur. Lorsqu’ils furent transférés à Dubna, il demeura constamment sous haute surveillance. Il ne pouvait se déplacer qu’accompagné de deux agents du KGB. Son nom ne devait jamais être prononcé : on l’appelait « le professeur » et il finit par être surnommé Bruno Maximovitch, son père se prénommant Massimo. Ses notes de travail devaient être consignées dans un carnet aux feuilles datées, enfermé tous les soirs dans une armoire.
Ces conditions pesantes, même si elles s’améliorèrent avec le temps, et l’isolement dans un pays où elle se sentait une complète étrangère eurent un effet désastreux sur la santé mentale de Marianne, qui sombra dans la dépression et passa des périodes de temps de plus en plus longues en asile psychiatrique. Lorsqu’elle était absente pour longtemps, Pontecorvo voyait souvent Rodam Amiredzhibi, la femme géorgienne du poète Mikhail Svetlov, dont elle était séparée, avec qui il entretint une relation intense jusqu’à la fin de ses jours.
Pas plus qu’au Canada et en Angleterre, Pontecorvo ne fut directement impliqué à Dubna dans des recherches à caractère militaire. Mais les Soviétiques exploitèrent certainement autant qu’ils le purent ses connaissances et son savoir-faire dans le domaine des réacteurs nucléaires et en matière de détection des gisements d’uranium à l’aide de neutrons. Bien que souvent privé de la possibilité d’effectuer les expériences nécessaires pour les vérifier du fait de l’absence des équipements sophistiqués qu’il aurait trouvés en Occident, il continua par ailleurs à développer des idées théoriques très fécondes, plus particulièrement au sujet des neutrinos.
Ainsi baptisés par Edoardo Amaldi peu après que Wolfgang Pauli eut postulé leur existence en 1930, les neutrinos sont des particules extrêmement légères dont une caractéristique est d’interagir très faiblement avec le reste de la matière, ce qui les rend très difficiles à détecter. Ils ne cessèrent de fasciner Pontecorvo. En 1959, il postulait l’existence, à côté du neutrino associé à l’électron, d’une seconde variété associée au muon (nous savons à présent qu’il en existe une troisième sorte). En 1962, il démontra expérimentalement que l’interaction faible – une des quatre forces fondamentales de la physique, identifiée par Fermi en 1933 et dont lui-même avait suggéré l’universalité en 1947 – s’appliquait à ces deux espèces de neutrinos comme à leurs particules sœurs.
On lui doit aussi la mise au point de procédés permettant de détecter les neutrinos produits par les réacteurs nucléaires, ainsi que ceux qui sont naturellement émis par le Soleil ou présents dans le rayonnement cosmique d’origine lointaine. Il fut surtout le premier à imaginer le phénomène d’« oscillation des neutrinos », qui leur permet de changer de nature au cours de leur trajet. Son existence, aujourd’hui démontrée, apporte la solution au problème des neutrinos solaires, détectés en nombre inférieur à celui qu’on attendrait.
Pontecorvo n’obtint jamais le prix Nobel, vraisemblablement en raison de la mauvaise réputation que lui valut son installation en URSS. Mais ses idées, dont beaucoup représentaient autant d’étapes importantes sur le chemin du « modèle standard » de la physique, aidèrent d’autres savants à l’obtenir : sa place dans l’histoire de la science est assurée. Il conserva très longtemps ses fortes convictions communistes. La répression de l’insurrection de Budapest en 1956 par les troupes russes ne réussit pas à les ébranler. Ce n’est qu’avec celle du printemps de Prague de 1968 qu’elles commencèrent à vaciller, pour s’effondrer avec la chute du rideau de fer, puis la fin de l’Union soviétique, en 1991. La journaliste Miriam Mafai, qui l’a longuement interrogé, rapporte les propos étonnants qu’il lui tint au sujet de la foi quasiment religieuse dans le communisme qu’il eut presque toute sa vie : « Le Parti pouvait-il avoir tort ? Cela me semblait littéralement impossible, inconcevable. »
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