WP_Post Object ( [ID] => 132167 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-06-12 09:47:18 [post_date_gmt] => 2025-06-12 09:47:18 [post_content] =>Trois jours après la première grève générale lancée contre la junte militaire dont il avait pris la direction, le général argentin Leopoldo Galtieri imagine une opération de diversion : ordonner le débarquement de l’armée aux îles Malouines, occupées par les Britanniques depuis 1833. Échec cuisant : 649 morts du côté argentin (255 du côté britannique). Signée le 14 juin 1982, la capitulation entraîne la démission de Galtieri. La junte tombe un an et demi plus tard.
Dans Demasiado lejos, le romancier Eduardo Sacheri, qui est aussi professeur d’histoire, met en scène le quotidien d'une poignée d’habitants de Buenos Aires vivant la guerre des Malouines sous le feu de la désinformation et d’un triomphalisme délirant – avant de sombrer dans l’abattement. Nous pénétrons dans un bar où se déchaînent les passions politiques, dans l’atmosphère feutrée d’une ambassade où l’on décide de la politique étrangère, dans l’intimité d’une famille de banlieue qui voit le fils partir au front.
« Les Malouines et l’équipe nationale de foot sont les seuls points d’accord sur l’identité argentine » soutient un Sacheri désabusé. Il destine néanmoins son roman « à ceux qui essaient de ne pas se laisser éblouir », écrit le journal argentin Perfil. « Un roman essentiel pour comprendre un épisode qui continue de résonner dans la mémoire collective argentine. »
[post_title] => Revivre la guerre des Malouines [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => revivre-la-guerre-des-malouines [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-06-12 09:47:19 [post_modified_gmt] => 2025-06-12 09:47:19 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132167 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132164 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-06-12 09:45:18 [post_date_gmt] => 2025-06-12 09:45:18 [post_content] =>On doit déjà à l’historien de la littérature Tilmann Lahme plusieurs ouvrages sur la famille Mann (Books s’était fait l’écho de l’un d’eux, paru il y a dix ans). Voilà qu’il publie un nouveau livre consacré cette fois à Thomas, centre incontestable de cette galaxie dysfonctionnelle, dont on fête cette année les cent cinquante ans de la naissance. Petit problème : autant la famille Mann prise dans son ensemble (c’est le sujet de son ouvrage de 2015) avait rarement été traitée comme telle, autant la vie de Thomas Mann semble avoir été scrutée sous toutes ses coutures par des dizaines de biographies. À quoi bon en ajouter une énième ? Parce qu’en réalité, il y a encore beaucoup d’aspects mal connus de la vie du grand écrivain. En l’occurrence, comme le résume le Frankfurter Allgemeine Zeitung, « Tilmann Lahme a mis la main sur des documents jusqu’ici inédits et montre sous un jour neuf certaines choses que l’on croyait savoir ». Il s’intéresse tout particulièrement à l’homosexualité de Thomas Mann, qui n’est plus un secret pour personne, mais n’avait jamais encore été explorée aussi à fond. On a, en général, tendance à penser que Mann s’en est plutôt bien accommodé, qu’il couchait volontiers avec sa femme Katia et menait une existence de bon père de famille. Or, Lahme met au jour non seulement la souffrance engendrée par son désir inassouvi, mais la peur qu’il éprouvait d’être découvert et de voir sa réputation détruite.
[post_title] => Thomas Mann, inépuisable [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => thomas-mann-inepuisable [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-06-12 09:45:19 [post_modified_gmt] => 2025-06-12 09:45:19 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132164 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132161 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-06-12 09:42:42 [post_date_gmt] => 2025-06-12 09:42:42 [post_content] =>C’est l’affaire d’espionnage la plus sensationnelle de la guerre froide, et sans doute d’après : en 1992, Vladimir Mitrokhine, un agent du KGB, passe à l’Ouest avec toute sa famille et des milliers de documents de la « Première Direction Générale » du KGB, celle du Renseignement Extérieur (la PGU). Dans le lot, tous les réseaux de taupes et d’agents dormants soviétiques en Occident. Puisqu’une large sélection des informations recueillies a été publiée en 1999, on pourrait croire que tous les secrets autour de cette affaire sont désormais éventés. Sauf que subsistaient jusqu’à ce jour deux grandes interrogations : comment, et surtout pourquoi, Mitrokhine a-t-il fait tout cela ? Gordon Corera, journaliste spécialiste des services secrets à la BBC, lève aujourd’hui le double voile.
Mitrokhine était un agent opérationnel pas trop bien vu qu’on avait mis au placard en 1956. Mais le placard en question, le bureau des archives de la Loubianka, n’était rien de moins que le cœur nucléaire du KGB, institution ultra-bureaucratique « dont tout le fonctionnement reposait entièrement sur le papier », et qui pour le seul PGU produisait environ 3 millions de documents par an. Mitrokhine, qui avait une formation d’archiviste, avait alors mesuré « l’horreur de la vérité » et entrepris de recopier sur des bouts de papier les informations qu’il savait les plus sensibles – l’identité des taupes recrutées ou envoyées à l’étranger – et surtout les secrets les plus hideux d’un employeur désormais détesté. Il cachait ses bouts de papier dans ses chaussures pour les sortir. Dans sa datcha, le week-end venu, il reconstituait grâce à sa mémoire phénoménale des condensés qu’il enterrait ensuite dans des récipients – non pas des bouteilles de champagne, comme Soljenitsyne, mais des bidons de lait. Puis, en 1972, énorme coup de chance : le KGB décide de transférer dans un immeuble moderne en plein bois, à Iassenevo, dans la périphérie de Moscou, les 300 000 dossiers du PGU. L’opération va durer 10 ans – et c’est Mitrokhine lui-même qui en est chargé ! En cachette de tous, sa famille incluse, l’homme va pouvoir extraire peu à peu, avec une passion maniaque, toute la mémoire vive des 50 dernières années du PGU du KGB (ne lui échappent que quelques dossiers ultra classifiés, notamment les assassinats).
En 1991, l’URSS implose et l’anarchie politique et surtout économique explose tandis que les hommes du KGB s’emparent des commandes du pays, qu’ils dépouillent méthodiquement. L’écœurement de Mitrokhine ne connaît plus de limites. Il décide de sauter le pas pour se rendre par le train, déguisé en moujik, dans la capitale de la Lituanie nouvellement indépendante. À Vilnius, il frappe d’abord à la porte de l’ambassade américaine, avec un échantillon de ses documents. Mais les Américains sont perplexes. Ils se sont déjà fait avoir par de faux defectors qui ont semé une terrible pagaille dans leurs services, et la CIA est en plus divisée entre les naïfs, qui jugent que seule l’URSS communiste était leur ennemie, et les méfiants qui craignent la résurgence sous un nouveau déguisement de l’inaltérable impérialisme russe. Et puis comment croire qu’un homme seul et un peu bizarre comme Mitrokhine ait pu, comme il le prétendait, recueillir tous les secrets du KGB ? Éconduit par la CIA, Mitrokhine se retournera alors vers les services secrets britanniques, notoirement plus confiants…
En mars 1992, l’archiviste est exfiltré vers l’Angleterre depuis un port lituanien avec son épouse ainsi que leur fils et la belle-mère (tous deux handicapés) et une cargaison de documents que lui seul – c’est sa grande garantie – peut convenablement déchiffrer. Toutes les taupes russes passées et présentes dans la plupart des pays de l’Ouest sont mises au jour, pour la plus grande humiliation de la CIA qui découvre non seulement l’ampleur de sa gaffe mais aussi l’étendue des dommages – et leur continuation (lors des nouvelles et amicales « réunions de liaison » entre ex-ennemis, les agents du nouveau FSB en ont profité pour installer des micros jusque dans les bureaux du Sénat américain !). Les barbouzes déchiffrent vite le « comment » de la machination Mitrokhine, quoiqu’ils ne comprennent toujours pas (ou feignent de ne pas comprendre) le « pourquoi ». Or si l’homme a « trahi », c’était afin d’échanger sa connaissance unique du KGB contre la possibilité d’expliquer au peuple russe les 30 millions d’arrestations depuis le début des années 1930 (et peut-être 7 millions de morts), soit « les décennies de répression et de mensonges », comme dit Alan Judd dans The Spectator. Les Russes, espère Mitrokhine, seraient alors incités à se débarrasser une fois pour toute de l’hydre de la dictature policière. Mais il y a maldonne. Le MI6 comme la CIA se fichent de la mission sacramentelle de Mitrokhine, et ne s’intéressent qu’aux dommages infligés chez eux par les services soviétiques. Les deux volumes publiés en 1999 ne contiennent d’ailleurs pas grand-chose sur les turpitudes commises en Russie, où l’ouvrage ne sera même pas publié. Mitrokhine meurt en 2004 complètement désabusé. Les espions ne sont tous que des menteurs…
[post_title] => Quand les archives se font dynamite [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => quand-les-archives-se-font-dynamite [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-06-12 14:35:36 [post_modified_gmt] => 2025-06-12 14:35:36 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132161 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132155 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-06-12 09:39:01 [post_date_gmt] => 2025-06-12 09:39:01 [post_content] =>Vous souvenez-vous du projet Orion ? C’était dans les années 1950 et 1960, quand l’US Air Force et la NASA ont financé des recherches sur un vaisseau spatial propulsé par une cascade d’explosions nucléaires. « Le plus cinglé de tous les projets de vol interstellaire jamais conçus », écrit le journaliste scientifique américain Ed Regis. Bien que généralement présentée comme irréalisable, l’idée de coloniser des planètes dans d’autres systèmes solaires n’a pas désarmé. Témoin l’article interminable qu’y consacre Wikipédia. Témoin aussi Geoffrey A. Landis, de la NASA, pour qui un vaisseau propulsé par laser pourrait être lancé dans les 50 prochaines années : « Je pense que nous finirons par réussir, ce n’est qu’une question de quand et qui », assure-t-il. Les motivations ? Le besoin de rêver, mais aussi l’espoir d’échapper au destin inexorable de notre planète, d’ici un petit milliard d’années.
C’est absurde, explique en détail Ed Regis, auteur de plusieurs livres de vulgarisation scientifique. L’étoile la plus proche est 9 000 fois plus loin que Neptune. Nous, pauvres humains, ne sommes pas adaptés à de longues périodes dans l’espace, ni physiologiquement ni psychologiquement, résume Richard Dunn dans le Times Literary Supplement. Regis s’interroge sur cette « rhétorique émotionnelle, romantique, extravagante et métaphorique » et juge que nous avons mieux à faire : nous atteler à résoudre les problèmes auxquels nous sommes confrontés sur la planète actuelle. Le titre de son livre est un jeu de mots : « starbound » veut dire à la fois « à destination des étoiles » et « enchaînés à notre propre étoile », le Soleil.
[post_title] => Le fantasme du voyage interstellaire [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-fantasme-du-voyage-interstellaire [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-06-12 09:39:02 [post_modified_gmt] => 2025-06-12 09:39:02 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132155 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132151 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-06-12 09:36:35 [post_date_gmt] => 2025-06-12 09:36:35 [post_content] =>« Démocratie » n’est pas le premier mot qui vient à l’esprit lorsque l’on pense à l’Amérique du Sud. Ceux qui lui sont spontanément associés sont plutôt « pronunciamento », « coup d’État » ou « dictature ». N’est-ce pas dans cette région du monde qu’a été inventé et a fleuri le « roman de dictateur », genre littéraire singulier illustré, au XXe siècle, par des œuvres fameuses d’Alejo Carpentier, Augusto Roa Bastos, Gabriel García Márquez et Mario Vargas Llosa ? C’est ce que rappelait l’écrivain nicaraguayen Sergio Ramírez au cours d’un entretien avec le directeur de l’Académie royale espagnole Santiago Muñoz Machado réalisé à l’occasion de la parution du très gros livre (1 000 pages) que ce dernier vient de consacrer à l’histoire de la démocratie en Amérique latine, plus précisément en Amérique hispanophone – le Brésil n’y est mentionné qu’en passant. Sous un titre qui rend hommage au chef-d’œuvre d’Alexis de Tocqueville, Muñoz Machado, qui est juriste, ainsi qu’il l’avait fait dans un ouvrage précédent sur la diffusion de la langue espagnole en Amérique du Sud, prend pour fil conducteur de son récit l’histoire des Constitutions qui se sont succédé dans les différents pays du continent, de leur naissance à nos jours.
L’histoire de la démocratie en Amérique latine est longue mais pas très riche : tout au long des XIXe et XXe siècles, des régimes basés sur ses grands principes (séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, reconnaissance des libertés et droits fondamentaux, souveraineté populaire) n’y ont fonctionné que par intermittence, durant de courts intervalles de temps. Lorsqu’ils ont acquis leur indépendance, durant le premier tiers du XIXe siècle, les pays de cette région s’étaient pourtant dotés de Constitutions d’esprit libéral. Dans des proportions variables, elles combinaient des éléments de la Constitution des États-Unis de 1787, des Constitutions françaises de 1791, 1793 et 1795, ainsi que de l’éphémère Constitution de Cadix de 1812, adoptée par l’Espagne après qu’elle se fut libérée de l’occupation des troupes de Napoléon, qui aurait dû s’appliquer de manière égale des deux côtés de l’Atlantique mais fut abrogée à peine entrée en vigueur. Dans une moindre mesure, elles reflétaient aussi l’esprit du système de monarchie constitutionnelle britannique qu’avaient pu observer en Angleterre, où ils avaient vécu, plusieurs grands théoriciens de l’indépendance (Francisco de Miranda, Andrés Bello, Servando Teresa de Mier), ainsi que Simón Bolívar.
Le développement d’institutions démocratiques fut toutefois immédiatement entravé par l’inexistence d’États constitués, qui ne furent pleinement formés que très progressivement. Longtemps, des questions restèrent ouvertes au sujet de trois éléments qui permettent à un État d’exister. Qui exerce la souveraineté et quelle part en détiennent respectivement l’État central et les États fédérés (provinces) dans le cas des pays à régime fédéral ? Sur quel territoire ? En dépit de la clarté théoriquement apportée par le principe uti possidetis juris, en vertu duquel les nouveaux pays conservaient le territoire qu’ils possédaient avant leur émancipation de l’Empire espagnol, des conflits de frontières opposèrent au bout d’un certain temps le Pérou et la Bolivie, l’Argentine et le Chili, ainsi que l’Argentine, le Brésil, l’Uruguay et le Paraguay. Et quelle était la population concernée ? Adoptées par l’élite créole, les Constitutions libérales s’appliquaient en principe à toute la population, mais celle-ci restait en pratique divisée en groupes de statut ou de condition variables, dont de nombreux autochtones indiens, certains vivant dans les républiques créoles, d’autres en marge de celles-ci, des métis et des esclaves ou descendants d’esclaves, à mesure que l’esclavage fut aboli.
Le principal frein à l’application des Constitutions libérales et à l’entrée en vigueur de régimes démocratiques fut l’émergence et la persistance d’un phénomène qui caractérise la vie politique sud-américaine tout au long du XIXe siècle, le « caudillisme ». Souvent issus de l’armée, mais aussi parfois anciens grands propriétaires terriens, arrivés au pouvoir par l’intermédiaire d’un putsch ou par des voies légales, les caudillos avaient en commun d’exercer un pouvoir autocratique s’affranchissant de toute contrainte constitutionnelle en violation claire du principe de la séparation des pouvoirs et, souvent, dans le mépris des libertés fondamentales : « La dépression économique, l’effondrement de la loi et de l’ordre, la militarisation de la société contribuèrent à l’existence du caudillo, chef charismatique qui promouvait ses propres intérêts [...] et entretenait un réseau de clients auxquels il concédait des faveurs et accordait son patronage. » Les pages que Muñoz Machado consacre à cette phase de l’histoire politique de l’Amérique latine contiennent une galerie de portraits de ces figures hautes en couleur que furent les caudillos du XIXe siècle, personnages souvent fantasques et excentriques : José Gaspar Rodríguez de Francia (Paraguay), José Antonio Páez (Venezuela), Juan Manuel de Rosas (Argentine), Rafael Carrera (Guatemala), Antonio López de Santa Anna et Porfirio Díaz (Mexique) et bien d’autres, moins connus.
Au XXe siècle, Rafael Trujillo (Saint-Domingue), Alfredo Stroessner (Paraguay), Anastasio Somoza (Nicaragua), Augusto Pinochet (Chili), Jorge Rafael Videla (Argentine) poursuivront de manière moins pittoresque et particulièrement impitoyable et cruelle cette tradition d’autoritarisme musclé, dans un contexte géopolitique marqué par l’influence déterminante de la politique étrangère des États-Unis sur le devenir du continent sud-américain.
Dans les dernières années du XIXe siècle, la révolution cubaine emmenée par José Martí avait entraîné l’accession à l’indépendance de Cuba, seule colonie espagnole à ne pas s’être encore émancipée. La fin de la présence de l’Espagne dans le Nouveau Monde coïncida avec le renforcement, sous une forme différente, de celle des États-Unis, en conformité avec une politique impérialiste dont la première manifestation remonte à la formulation, en 1823, par le président James Monroe, de la fameuse doctrine qui porte son nom : elle définit l’ensemble du continent américain comme zone d’influence exclusive des États-Unis. À dater de ce moment, ceux-ci ne cesseront d’interférer dans la vie politique de leurs voisins du sud à l’aide d’une diplomatie volontariste, en soutenant des dirigeants autoritaires et par l’intermédiaire d’interventions conduisant à des changements de régime, par exemple le renversement du gouvernement socialiste de Salvador Allende au Chili, en 1973. La raison d’être ou le prétexte de cette politique était la lutte contre le communisme, dont l’expansion en Amérique du Sud contribua par ailleurs également à y ralentir le développement de la démocratie libérale.
À côté des dictatures militaires, des traits récurrents de l’histoire politique de l’Amérique latine au XXe siècle, rappelle Muñoz Machado, furent les révolutions et le populisme. Parmi les révolutions, deux marquèrent cette histoire d’une empreinte particulièrement profonde. La première est la révolution mexicaine de 1910-1920, qui, au prix d’une longue période d’affrontements sanglants, mit définitivement fin à l’ère des caudillos dans ce pays et y installa pour longtemps au pouvoir le parti étrangement appelé « Parti révolutionnaire institutionnel ». La seconde est la révolution cubaine de Fidel Castro, importante parce qu’elle servit de source d’inspiration et de modèle à de nombreux mouvements révolutionnaires et de guérillas marxistes à travers le continent : Tupamaros en Uruguay, Montoneros en Argentine, Sandinistes au Nicaragua, Sentier lumineux au Pérou.
Produit de la réaction politique à de fortes inégalités économiques, le populisme hispanoaméricain, de son côté, se caractérisait par le rejet des élites, la méfiance à l’égard des corps intermédiaires, des politiques sociales et de redistribution économique généreuses, un nationalisme vigoureux et un culte du chef providentiel pouvant prendre la forme de l’adoration religieuse, comme dans le cas du leader argentin Juan Perón et de sa première femme, Eva. Le péronisme, que Muñoz Machado analyse longuement, constitue à ses yeux la forme la plus aboutie de populisme et un paradigme pour tous ceux qui, en Amérique hispanophone, se réclament d’une forme de démocratie populaire plus juste que la démocratie libérale. En Argentine, il a survécu à la mort de Perón avec, par exemple, Carlos Menem.
Ailleurs sur le continent, le populisme fut notamment incarné par Lázaro Cárdenas au Mexique et Getúlio Vargas au Brésil. Muñoz Machado qualifie de « néo-populistes » les gouvernements de gauche et de centre gauche qui sont apparus en Amérique latine à partir des années 1980, avec la disparition de l’affrontement entre dictatures militaires et mouvements révolutionnaires marxistes : ceux des époux Kirchner en Argentine, d’Evo Morales en Bolivie, de Luiz Inácio Lula da Silva en Brésil, de Ricardo Lagos et Michelle Bachelet au Chili, d’Óscar Arias au Costa Rica, de Rafael Correa en Équateur, d’Alan García au Pérou, de Daniel Ortega au Nicaragua, d’Hugo Chávez au Venezuela.
Arrivés au pouvoir en utilisant les instruments de la démocratie représentative, ces dirigeants s’y sont maintenus par des moyens loin d’être toujours démocratiques. La lutte contre le néolibéralisme et la « globalisation » et la défense des droits des populations indiennes sont des points communs de leurs politiques. Exception faite d’Evo Morales, Muñoz Machado identifie chez eux, comme d’ailleurs autrefois dans le justicialisme de Perón, la présence d’une « matrice chrétienne » de valeurs. Il déplore la prédilection de beaucoup d’entre eux pour le « néo-constitutionnalisme », la doctrine qui entend pallier les faiblesses et les insuffisances de la démocratie représentative en promulguant des Constitutions fondées sur d’autres principes que ceux de la démocratie libérale.
Aux yeux d’un constitutionnaliste, les produits de cette philosophie ont un caractère assez monstrueux. La Constitution équatorienne de 2008 comprend 444 articles, la Constitution bolivienne de 2009 en compte 411, celle du Venezuela de 1990 en contient 350. Loin de se contenter d’établir les grands principes de fonctionnement des institutions, ces textes se présentent comme de longs catalogues de droits individuels et collectifs et la nature y devient sujet de droit à plein titre. « Les nouvelles Constitutions, observe Muñoz Machado, sont des textes entachés de naïvetés. Elles sont surchargées de concepts qui témoignent d’une connaissance très partielle de la manière dont fonctionne la machinerie de l’État. » Pour cette raison, elles sont d’ailleurs décrites par certains commentateurs comme autant d’échantillons de « constitutionnalisme expérimental ». Surtout, les dirigeants en place ont souvent profité de l’adoption de ces textes pour consolider leur pouvoir en jugulant l’opposition et en assurant par des moyens non démocratiques leur réélection continue, en violation du principe de l’alternance : « La conséquence la plus visible du nouveau constitutionalisme a été le renforcement des régimes autocratiques. » L’introduction de dispositions aidant à prendre en compte les intérêts des populations indiennes, le nécessaire respect de la nature et certaines particularités des sociétés sud-américaines témoigne d’une volonté légitime. Mais, dans l’esprit de Muñoz Machado, celle-ci devrait pouvoir se concrétiser de manière juridiquement plus rigoureuse. Et si des éléments de démocratie directe sont susceptibles de compléter les institutions de la démocratie représentative, souligne-t-il, il est regrettable qu’ils soient instrumentalisés à leur bénéfice personnel par les gouvernants. Tous les pays de la région n’ont pas adopté cette approche. Plusieurs d’entre eux adhèrent encore aux principes constitutionnels de la tradition de démocratie libérale, tels qu’ils se sont enrichis après la Seconde Guerre mondiale. Mais cette tradition, conclut-il, a visiblement beaucoup de peine à s’acclimater en Amérique latine et à s’y exprimer de façon concrète et en pratique.
[post_title] => En Amérique latine, la démocratie est résistible [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => en-amerique-latine-la-democratie-est-resistible [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-06-12 14:33:03 [post_modified_gmt] => 2025-06-12 14:33:03 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132151 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 1 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132119 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-06-04 20:18:49 [post_date_gmt] => 2025-06-04 20:18:49 [post_content] =>Lorsqu’on parle du déclin de Rome, on pense généralement à celui de l’Empire, mais là il s’agit de la République, dont Cicéron a vécu l’effondrement avant de se faire assassiner, en 42 avant notre ère, deux ans après Jules César. L’historien américain Josiah Osgood explore l’extraordinaire carrière de cet avocat d’origine modeste, dont le talent oratoire, un art que les Romains prisaient autant que les Grecs, le fit comparer à Démosthène. Après avoir gagné plusieurs causes retentissantes, il fut pris au piège du pouvoir. Ayant été élu consul, il fit face à une conspiration et obtint du Sénat que ses auteurs soient exécutés sans procès. Défenseur des valeurs républicaines, mais jusqu’à un certain point… Contraint peu de temps après à l’exil, il revint à Rome pour se trouver empêtré dans les guerres civiles qui opposèrent divers candidats à la dictature, à commencer par César. Et, pendant un temps, ploya l’échine. Il est le seul orateur latin dont les discours aient traversé les âges, et ses écrits ont exercé une forte influence sur les philosophes des Lumières au XVIIIe siècle. En rendant compte de ce livre dans le Times Literary Supplement, l’historienne Jessica Clarke conclut en citant cette phrase de l’orateur : « Il est du devoir du jury de toujours chercher la vérité, tandis que parfois la tâche de l’avocat est de soutenir ce qui est plausible, même si ce n’est pas entièrement vrai ».
[post_title] => Un avocat très politique [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => un-avocat-tres-politique [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-06-04 20:18:50 [post_modified_gmt] => 2025-06-04 20:18:50 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132119 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132116 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-06-04 20:16:24 [post_date_gmt] => 2025-06-04 20:16:24 [post_content] =>Que savait, éternelle question, la population allemande des horreurs commises sur son sol par les nazis ? Consciemment, peut-être pas grand-chose. Mais inconsciemment, c’est une autre histoire. Comme le montre le formidable ouvrage de la Berlinoise Charlotte Beradt, qui a vécu les débuts du nazisme, beaucoup de gens avaient perçu qu’une tragédie se profilait, et leurs rêves traduisaient l’angoisse qui montait dans l’inconscient collectif. Notamment ceux de Charlotte, journaliste, communiste et juive. Si l’arrivée au pouvoir d’Hitler avait largement de quoi assombrir ses journées oisives, car les nazis l’avaient interdite de publication, ses nuits n’étaient guère plus gaies : elle rêvait régulièrement qu’on la poursuivait, qu’on l’attaquait, qu’on l’arrêtait, qu’on la torturait… Mais de tels cauchemars assaillaient-ils aussi ses concitoyens, se demanda Charlotte ?
Elle se mit à questionner discrètement son entourage : « mon tailleur, un voisin, ma tante, un laitier, un ami – mais pas des nazis enthousiastes, je n’en connaissais guère ! ». En quelques mois elle recueillit au moins 300 récits, dont elle fit passer à l’étranger les retranscriptions cachées dans des reliures de livres avant qu’elle ne puisse se réfugier à New York. Dans ces rêves, dont Charlotte publiera une sélection en allemand en 1966 et qui, après une première version anglaise, vient d’être retraduite, les thématiques apparaissent remarquablement similaires, note Sofia Cumming dans le Times Literary Supplement. Charlotte les a classées en onze catégories présentant quelques-unes des facettes de la vie sous un régime autoritaire : l’horreur de se sentir observé en permanence, « l’atrocité bureaucratique », le sentiment d’impuissance (« il n’y a rien qu’on puisse faire »), l’isolement, la peur, etc. La plupart des rêveurs cherchaient en vain à interpréter ces rêves angoissants, dont la dimension prémonitoire leur échappait bien sûr. Une femme juive rêvait par exemple souvent qu’elle se retrouvait « ensevelie sous une masse de cadavres » ; une autre « qu’elle ne devait pas rentrer chez elle car quelque chose allait arriver » ; un homme se voyait impuissant à tendre son bras droit pour faire le salut requis... On sait depuis Freud que les rêves expriment (parfois) des craintes ou des désirs inconscients, et depuis Artémidore de Daldis que les dieux alertent volontiers les mortels par ce truchement. Selon Charlotte, « les rêves révèlent aussi les effets internes d’évènements politiques externes, avec la précision d’un sismographe ; ils permettent d’interpréter la structure d’une réalité sur le point de se transformer en cauchemar ». Sofia Cumming le constate : « le nazisme instillait si profondément dans la psyché générale la peur, la paranoïa et un sentiment de culpabilité que les gens en venaient à s’auto-espionner, à s’auto-terroriser ». L’inconscient collectif ainsi phagocyté percevait et même décrivait ce qui allait advenir. C’est sans doute pourquoi nombre de rêveurs allemands rêvaient souvent qu’ils étaient en train d’enfreindre une interdiction de rêver !
[post_title] => Rêver l’horreur qui vient [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => rever-lhorreur-qui-vient [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-06-04 20:16:27 [post_modified_gmt] => 2025-06-04 20:16:27 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132116 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132113 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-06-04 20:12:55 [post_date_gmt] => 2025-06-04 20:12:55 [post_content] =>Alors âgé de 15 ans, en 1950, Leonard Cohen fit deux rencontres qui allaient guider sa vie. Dans une librairie, il découvre la poésie de Federico García Lorca, dont une première traduction était parue en anglais en 1943. Et dans le parc en face de chez sa mère, il voit un jeune homme qui joue de la guitare, une guitare flamenco. « Il y avait quelque chose dans son jeu qui me captiva, déclara-t-il soixante ans plus tard en Espagne. Je voulais jouer comme lui et je savais que je n’y arriverai jamais. Je me suis assis pendant un moment avec les gens qui l’écoutaient et, lorsqu’il y a eu un silence, un vrai silence, je lui ai demandé s’il voulait bien me donner des leçons de guitare. Il était espagnol ; nous ne pouvions nous comprendre qu’en français et il a accepté de me donner des cours de guitare. »
Dans El guitarrista de Montreal, Miguel Barrero raconte que les leçons ne dureront que trois séances. Le gitan espagnol anonyme, dont on ne sait rien, apprend à Cohen six accords et les bases du trémolo. Il n’y aura jamais de quatrième séance : le jeune Espagnol se suicide. L’auteur explique au média numérique espagnol The Objective comment cette révélation l’a marqué et l’a décidé à bâtir un roman à partir de cette rencontre.
Dans ce livre hybride – mi carnet de voyages, mi journal personnel –, Barrero raconte également la première visite du chanteur en Espagne, en octobre 1974. Alors que l’expérience franquiste était sur le point de s’effondrer, il eut le courage d’interpréter sa chanson The Partisan, tel un hymne à la résistance, en signe de solidarité.
La poésie de Leonard Cohen doit beaucoup à l’œuvre de Lorca. Ses albums sont parsemés de clins d’œil : Take This Waltz, le plus évident, est la traduction du poème de Lorca Pequeño vals vienés ; The Gypsy’s Wife s’inspire de la pièce de théâtre Bodas de sangre.
« Cohen n’aurait pas été le Cohen que nous connaissons s’il n’avait pas fait cette rencontre avec le jeune guitariste flamenco, confie Barrero au portail littéraire espagnol Zenda : il venait du même pays que le poète qu’il venait de découvrir et sa disparition soudaine et brutale a sûrement influencé sa façon de voir le monde. »
« La vie est l’art de la rencontre », disait le célèbre poète brésilien Vinícius de Moraes.
[post_title] => Coïncidences québécoises [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => coincidences-quebecoises [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-06-04 20:12:56 [post_modified_gmt] => 2025-06-04 20:12:56 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132113 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132110 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-06-04 20:10:36 [post_date_gmt] => 2025-06-04 20:10:36 [post_content] =>Vous avez sûrement rencontré des extraterrestres. Mais des intraterrestres ? Ils ne sont pas gros, mais pullulent, dans les sédiments profonds, la croûte océanique, le permafrost et même les volcans. Il s’agit de bactéries et d’« archées », autre classe d’organismes monocellulaires. Certaines d’entre elles, appelées « chronophiles » (qui aiment le temps), ont l’invraisemblable faculté de mettre des centaines voire des milliers d’années pour trouver dans leur environnement les ressources en énergie suffisantes pour procéder à la division cellulaire leur permettant de se reproduire. Ces bestioles sont donc l’antithèse vivante (mais bien vivante) des souches de laboratoire d’Escherichia coli, qui se reproduisent en vingt minutes, note Andreas Teske en rendant compte du livre de Karen G. Lloyd dans Nature. Le travail des chercheurs consiste à aller les prélever dans des conditions souvent très difficiles, voire risquées, pour ensuite analyser leur génome. Karen G. Lloyd raconte en avoir prélevé dans le lac de cratère d’un volcan au Costa Rica, dont le sol adjacent était si chaud que les bottes commençaient à fondre ; le volcan est entré en éruption 54 jours plus tard.
[post_title] => Petits mais costauds [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => petits-mais-costauds [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-06-05 08:23:36 [post_modified_gmt] => 2025-06-05 08:23:36 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132110 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132103 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-06-04 20:05:22 [post_date_gmt] => 2025-06-04 20:05:22 [post_content] =>Le Troisième Homme contient quelques plans parmi les plus célèbres de l’histoire du cinéma. Plusieurs d’entre eux sont des plans d’Orson Welles. Bien qu’il n’apparaisse que dans trois scènes représentant au total une dizaine de minutes, son jeu extraordinaire et le fait que toute l’histoire tourne autour du personnage qu’il incarne font qu’il donne l’impression de dominer totalement le film. Longtemps, on a même affirmé qu’il en était le véritable auteur : un jugement injuste pour tous ceux qui contribuèrent à en faire en chef-d’œuvre, à commencer par son réalisateur, l’Anglais Carol Reed.
De nombreuses inexactitudes ont été propagées par la critique à propos de ce film, avec la complicité des intéressés : Orson Welles et Graham Greene, qui écrivit le scénario, avaient tous deux une forte propension, pour reprendre l’expression employée par un des personnages, à « mélanger les faits et la fiction », et Carol Reed lui-même s’est quelquefois laissé aller à présenter une version arrangée de certains épisodes. En raison de l’aura du film, l’histoire des conditions dans lesquelles il a été conçu et tourné n’a pas manqué d’intéresser les historiens du cinéma. En 1999, à l’occasion du 50e anniversaire de la sortie du Troisième Homme sur les écrans, Charles Drazin lui consacrait un livre très fouillé. Pour célébrer le 75e anniversaire de l’événement, John Walsh vient de publier un nouvel ouvrage à son sujet, somptueusement illustré.
L’intrigue, on s’en souvient, se déroule à Vienne immédiatement après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Jonchée de ruines et en proie à la misère, la ville, où sévissent le marché noir et toutes sortes de trafics, est divisée en secteurs administrés par les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Union soviétique et la France. Le centre est sous le contrôle d’une force quadripartite. Venu y retrouver son ami d’enfance Harry Lime, qui lui a fait miroiter des promesses de vie meilleure, Holly Martins, un écrivain américain sans envergure, auteur de romans populaires dans le genre western, apprend à son arrivée que son ami vient de mourir renversé dans la rue par un camion. Intrigué par la présence, lors de l’accident, d’un « troisième homme » aux côtés des deux connaissances de la victime seules mentionnées dans le rapport officiel, il suspecte quelque chose de louche et se met en quête de ce mystérieux personnage. Après être tombé amoureux de la petite amie de Lime, une réfugiée tchèque nommée Anna Schmidt, il découvre que son ami, qui est en réalité encore en vie, était à la tête d’un trafic de pénicilline et a simulé sa mort pour échapper à la police, qui le traque. Choqué par les conséquences tragiques de la mise sur le marché d’antibiotiques corrompus, qui a fait de nombreuses victimes, notamment des enfants, et désireux de s’acheter les faveurs des autorités anglaises, seules en mesure de protéger Anna, que les Soviétiques voudraient ramener en Europe communiste, Holly Martins trahit son ami et finit par le tuer au terme d’une poursuite dans le réseau des égouts de la ville.
L’action se déroule en grande partie durant la nuit, dans les rues désertes de Vienne. L’esthétique du film, tourné en noir et blanc, est très inspirée par celle de l’expressionisme allemand de l’entre-deux-guerres. La bande sonore comprend uniquement la musique à la cithare d’Anton Karas, qui accompagne et soutient le récit de ses accents allègres, ironiques, dramatiques ou mélancoliques selon les scènes.
Contrairement à Première Désillusion, fruit d’une collaboration précédente de Carol Reed et Graham Greene, Le Troisième Homme n’est pas l’adaptation d’une nouvelle de l’écrivain, mais un scénario original. Pour le rédiger, Greene a toutefois dû passer par un texte entièrement rédigé, qui fut publié par la suite. Le film s’écarte de l’histoire sur plusieurs points importants. Greene reconnaîtra qu’il est meilleur que l’histoire, « parce qu’il en représente le stade achevé ».
Impressionné par leur premier travail en commun, le producteur anglais d’origine hongroise Alexander Korda souhaitait confier à Reed et Greene un film dont l’action se déroulerait à Vienne. Après avoir livré à Korda le premier paragraphe d’une histoire qu’il n’avait jamais poursuivie au-delà de ces quelques lignes, Greene se rendit dans la capitale autrichienne pour se pénétrer de l’atmosphère qui y régnait. L’histoire, dit-il, s’est mise en place dans son esprit après une conversation avec un agent des services secrets britanniques qui lui aurait livré des informations sur le trafic de pénicilline et le rôle joué par les égouts dans les activités illicites.
En réalité, ces informations lui ont vraisemblablement été données par un certain Peter Smolka, devenu journaliste à Londres sous le nom de Peter Smollett, qui était à ce moment correspondant du Times dans la capitale autrichienne. Sa contribution à la confection du scénario fut apparemment jugée suffisamment importante pour que Korda lui fasse un contrat, dans lequel il s’engageait à ne réclamer aucun droit d’auteur. De fait, son nom n’apparaît pas au générique.
Il se trouve que Smolka/Smollett était un espion soviétique qui avait été recruté par le fameux agent double Kim Philby. Graham Greene connaissait aussi ce dernier et était son ami, sans qu’on sache à partir de quel moment exactement il comprit qu’il travaillait pour les Russes. Philby faisait partie du fameux cercle d’espions connu sous le nom des « Cinq de Cambridge », dont deux membres, Donald Maclean et Guy Burgess, furent démasqués avant lui, et deux autres, Anthony Blunt et John Cairncross, après sa fuite en URSS.
A-t-il inspiré à Graham Greene le personnage de Harry Lime ? Si oui, ce n’est que par quelques aspects de sa vie. Il était un idéaliste convaincu de la justesse de sa cause, quand Lime est présenté comme un cynique sans principes. Il y a toutefois quelques points communs : durant l’occupation nazie de Vienne, Philby, qui y fit un séjour, aida des opposants au régime à se cacher dans les égouts ; il était proche d’une activiste dont le père était d’origine hongroise (dans le scénario initial, Anna était hongroise), qu’il épousa pour lui assurer la protection de son passeport ; comme Lime, il travaillait sous couvert d’un emploi dans une organisation humanitaire et, à l’instar du personnage interprété par Welles, il exerçait un grand charme sur tous ceux qui l’approchaient.
Pour la mise en œuvre du projet, Alexander Korda s’associa avec le légendaire producteur d’Autant en emporte le vent David Selznick. En échange des droits de distribution aux États-Unis, Selznick s’engageait à contribuer au financement et à fournir quelques stars d’Hollywood. Lorsque le film sortit, une âpre bataille juridique pour le partage des droits et les mentions au générique opposa les deux producteurs. Tout au long de sa préparation, Sleznick se révéla un partenaire très difficile. Constamment sous l’emprise des amphétamines, il bombardait Korda de longs mémos auxquels l’intéressé répondait avec diplomatie. Préoccupé par l’accueil que recevrait le film aux États-Unis, il était obsédé par l’image qu’il donnerait des Américains, qu’il estimait présentés moins favorablement que les Anglais : bien que les deux principaux personnages masculins (Martins et Lime), anglais chez Greene, fussent devenus américains, le premier était faible et alcoolique et le second un truand, face aux militaires anglais incarnant la décence et la probité.
La plupart des suggestions qu’il fit étaient farfelues, Korda et Reed n’en tinrent pas compte. Sauf de certaines, dont l’une importante. Dans la première version du scénario, après la mort de Harry Lime, Holly Martins et Anna Schmidt se retrouvent. Mais Reed ne voulait pas d’une fin heureuse. Au dernier plan du film, dans le cimetière où l’on vient d’enterrer pour de bon Harry Lime, Anna passe sans un mot et sans un regard devant Holly, qui l’attend au bout d’une allée. Greene reconnut que c’était la bonne manière de terminer l’histoire et mettra cette idée au crédit de Reed. Il semble toutefois qu’elle lui ait été inspirée par une remarque de Selznick : comment imaginer qu’Anna, qui était passionnément amoureuse d’Harry Lime au point de continuer à l’aimer après avoir compris quel homme il était, pardonne à celui qui l’avait tué ?
Pour tenir le rôle de Martins, Selznick suggéra Cary Grant, mais il demandait un cachet trop élevé. C’est finalement Joseph Cotten qui obtint le rôle, aux côtés d’Alida Valli dans celui d’Anna. Pour incarner Lime, il proposa Robert Mitchum, qui s’avéra indisponible. Il ne voulait pas d’Orson Welles, dont l’étoile avait pâli depuis Citizen Kane. Carol Reed tenait à Welles et finit par avoir gain de cause. Mais il fallait mettre la main sur lui. Après l’avoir traqué de Rome à Capri en passant par Florence, Venise et Napes, Vincent Korda (frère d’Alexander) et son fils parvinrent à le coincer et à lui faire signer un contrat. Comme il avait besoin d’argent pour financer ses films, il opta pour un cachet de 100 000 dollars pour quelques jours de tournage, au lieu d’un pourcentage sur les recettes, ce qu’il regretta par la suite au vu du succès du film.
Korda et Reed durent aussi affronter la censure américaine, qui donna son accord moyennant quelques mises en garde, en conformité avec le code de production : pas d’allusions à des relations sexuelles entre Holly et Anna, tenues décentes, y compris dans un bar où se produisaient des entraîneuses, pas de meurtre délibéré ou par compassion de Lime par Martins, qui ne pouvait agir que sur ordre de Calloway. Reed tint compte de ces demandes là où leur respect était sans conséquence. On s’étonnera du silence des censeurs au sujet d’un fait que ni Charles Drazin, ni John Walsh ne mentionnent, mais qui a été relevé par certains commentateurs : à l’évidence, ainsi que le montrent de façon caricaturale leur tenue vestimentaire, leurs manières et leur comportement l’un avec l’autre, deux des complices de Lime, le « Baron » Kurtz et le Dr Winkel, forment un couple homosexuel. Les censeurs ont-ils laissé passer cela parce qu’il s’agit de deux personnages peu recommandables ?
Le film n’a pas été entièrement tourné à Vienne. Beaucoup de scènes l’ont été dans les studios de Shepperton, au sud-ouest de Londres. C’est le cas de la plupart des scènes d’intérieur, mais aussi de celle qui se déroule dans une cabine de la Grande Roue du Prater, où Martins et Lime ont leur seul échange verbal. Ainsi que Graham Greene l’a reconnu, la phrase célèbre au sujet des artistes de la Renaissance dans l’Italie des Borgia et de la Suisse, qui en cinq cent ans de démocratie n’a produit que la pendule à coucou, ne figurait pas dans le scénario et a été improvisée par Welles. Mais ce n’est pas totalement une invention : on a retrouvé les textes qui ont inspiré la formule.
C’est aussi en Angleterre qu’a été tourné le fameux plan du visage d’Orson Welles/Harry Lime, dissimulé dans l’obscurité d’une porte près de chez Anna, brutalement illuminé par un rai de lumière – sans doute la plus mémorable entrée en scène d’un acteur dans un film. Une partie de la séquence a été filmée à Vienne, dans trois endroits différents éloignés les uns des autres, mais censés être voisins dans le film. Les images du petit chat d’Anna, qui joue avec Martins puis vient se blottir aux pieds de Lime, ont nécessité l’emploi de quatre chats différents, deux à Vienne et deux en Angleterre.
Une grande partie de la séquence de poursuite dans les égouts a également été filmée en studio. Contrairement à ce qu’il a prétendu par la suite, Carol Reed n’a pas réussi à convaincre Welles de descendre dans ceux de Vienne. Comme pour les scènes de rue nocturne où l’ombre de Lime se profile sur les murs, appel a été fait, pour certains plans, à une doublure. L’image la plus frappante de cette séquence est, à nouveau, un gros plan de Welles, lorsque Lime, blessé et sur le point d’être abattu par Martins, tourne vers lui un visage où se mêlent la contrariété, la peur, la résignation, le soulagement et une sorte de tendresse.
Il est difficile de sous-estimer l’importance de la contribution apportée au film par le travail du chef opérateur Robert Krasker. Par l’usage systématique de cadrages insolites, de plans obliques, de plongées et de contre-plongées, et le jeu savant des ombres et des lumières sur les palais baroques, les pavés mouillés des rues et les amoncellements de débris et de gravats, il a composé des images d’une beauté envoûtante qui donnent de Vienne une impression fantastique. La plupart des seconds rôles (Kurtz et Winkel, un troisième complice de Lime nommé Popescu, le concierge de l’immeuble où habite Lime, la propriétaire de l’appartement où réside Anna) sont interprétés de façon parfaite par des acteurs autrichiens ou allemands. Certains personnages sont le produit de rencontres faites par Carol Reed sur le plateau ou dans les rues de Vienne. C’est le cas du petit garçon inquiétant à la face ronde qui accuse Martins d’avoir tué le concierge, et de l’étrange marchand ambulant de ballons qui accoste Calloway et le sergent qui l’accompagne lorsqu’ils sont en embuscade pour arrêter Lime. C’est également à Vienne que Reed a découvert Anton Karas, dans des circonstances dont il a donné plusieurs versions. Contre les usages du temps, qui préconisaient le recours à un orchestre symphonique, il a convaincu les studios de lui confier la musique du film, aussi inséparable de lui qu’il est impensable sans elle.
Le Troisième Homme est le fruit des efforts d’une poignée de professionnels au sommet de leur talent combinant leur savoir-faire sous le contrôle d’un réalisateur tellement peu complaisant avec lui-même qu’il n’hésita pas à sacrifier sans pitié au montage quelques-uns des plus magnifiques plans de Vienne, d’une beauté magique mais qui n’aidaient pas à faire progresser le récit. Le film contient des images inoubliables et exprime avec force un certain nombre d’idées sur l’horreur de la guerre, la cupidité humaine et ce que c’est qu’être adulte (chacun à sa manière, Holly Martins et Harry Lime sont restés des enfants). Mais il ne tombe jamais dans l’esthétisme gratuit ou le didactisme à des fins d’édification. L’émotion et les réflexions qu’il suscite sont inséparables de l’histoire qu’il raconte, dans laquelle le spectateur se laisse emporter avec ravissement.
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