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Wolfram Eilenberger est peut-être aujourd’hui l’historien de la philosophie le plus renommé d’Allemagne. Depuis 2018 et son Temps des magiciens (traduit chez Albin Michel), chacun de ses livres se maintient des semaines entières sur la liste des meilleures ventes. La méthode est toujours à peu près la même : il choisit quatre figures emblématiques pour décrire l’état d’esprit d’une époque. Dans Le Temps des magiciens, consacré à 1919-1929, décennie « miraculeuse », selon lui, du point de vue de la production philosophique, c’étaient Ludwig Wittgenstein, Ernst Cassirer, Walter Benjamin et Martin Heidegger. Dans l’ouvrage suivant, Les Visionnaires (traduit chez Alisio), il s’intéressait à la décennie noire suivant l’accession au pouvoir des nazis (1933-1943), à travers la pensée et la trajectoire de quatre femmes : Simone de Beauvoir, Simone Weil, Ayn Rand et Hannah Arendt. Dans son nouvel opus, il s’attaque à l’après-guerre (1948-1984) et ses quatre figures de proue sont cette fois Theodor Adorno, Susan Sontag, Michel Foucault et Paul Feyerabend.

« Eilenberger associe les citations d’œuvres philosophiques à des passages de journaux intimes et de lettres pour dresser un portrait vivant de l’époque. Il montre également les problèmes auxquels ces quatre personnages furent confrontés – dans la vie comme dans la pensée », résume Steve Ayan dans le magazine Spektrum

Ce qui les unit tous ? Avoir voulu avant tout « démasquer ou déconstruire », réglant notamment leur compte aux grandes cathédrales conceptuelles élaborées par Hegel, Marx ou Husserl. Il n’est que de voir les titres de certains de leurs ouvrages les plus fameux : Dialectique négative (Adorno), Contre l’interprétation (Sontag) ou encore Contre la contrainte de la méthode (Feyerabend). Cela n’a pas empêché nos quatre mousquetaires de la pensée ultra critique, ainsi que le note plaisamment Ayan, de rechercher les honneurs d’une société dont ils dénonçaient le fonctionnement : « malgré leur scepticisme vis-à-vis de l’État et du capitalisme, ils se sont efforcés de prendre pied dans les arènes académiques et médiatiques ou, dans le cas d’Adorno, de mettre leurs prébendes institutionnelles à l’abri des fantasmes de révolution des étudiants radicaux de 1968. »

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« Je n’ai pas de biographie, mais une légende. » Il y a une part de vantardise dans cette déclaration de César González Ruano, mais une part seulement : sa vie mouvementée a donné lieu à toutes sortes de rumeurs plus ou moins fondées, dont une « légende noire » liée à ses activités mystérieuses à Paris sous l’Occupation. Il a été le meilleur représentant au XXe siècle de la vigoureuse tradition de journalisme littéraire qui existait en Espagne. Sa productivité torrentielle, la qualité stylistique de ses articles et la manière dont il a modernisé le genre lui assurent une place de premier plan dans l’histoire de la littérature de ce pays. Mais s’il fascinait autant, c’est aussi en raison de sa personnalité controversée et flamboyante, qui se manifestait d’emblée par son apparence : maigre comme un chat, avec une allure de dandy, un visage en lame de couteau orné d’une fine moustache et des airs d’aristocrate, c’était un brillant causeur qui ne craignait pas de provoquer. Parce qu’il affichait une vision cynique de l’existence et a souvent écrit sur des sujets considérés comme scabreux, on lui prêtait des mœurs dissolues. Dans la biographie qu’il vient de lui consacrer, tout en mettant en lumière ce qu’il était vraiment – non un journaliste à la plume élégante mais un écrivain qui publiait dans les journaux –, Javier Varela s’emploie à faire la part, dans sa réputation sulfureuse, de ce qui est fondé et de ce qui relève de l’invention malveillante.  

Né en 1903 dans une famille de petite noblesse désargentée, César González Ruano fit une entrée fracassante sur la scène littéraire madrilène à l’âge de 18 ans à l’occasion d’une lecture de ses poèmes au cours de laquelle, ironisant au sujet du livre que José Ortega y Gasset avait consacré à Cervantes, il osa se livrer à des remarques dépréciatives à l’égard de ce dernier. Comme beaucoup de jeunes écrivains, il considérait la poésie comme sa vraie vocation. Très attiré par le modernisme et la littérature « décadentiste » (Huysmans, Jean Lorrain), il avait pour héros Oscar Wilde et surtout Baudelaire, à qui il consacra un livre remarqué, une biographie littéraire dans laquelle il mit beaucoup de lui-même. 

Rapidement, il fut happé par le journalisme. Travaillant simultanément pour de nombreux journaux (L’Heraldo de MadridLa VozEl ImparcialLa Libertad, notamment), il s’y illustrait avec un bonheur égal dans tous les genres, la chronique, le portrait, le reportage, l’entretien, sur les sujets les plus variés. Les crimes l’intéressaient tout particulièrement, de même que la vie dans les marges de la société : la prostitution et les maisons closes, les cercles homosexuels, le monde des artistes, celui des escrocs et des faussaires. Il le connaissait de première main : encore étudiant, il avait entretenu une prostituée dont il était amoureux et lui-même n’hésitait pas à arnaquer les acheteurs de ses livres de poésie en leur vendant des exemplaires de tirages soi-disant exclusifs. 

Son attrait pour les milieux peu fréquentables ne l’empêchait pas de se penser comme un aristocrate et de s’attribuer des titres imaginaires. Dans un entretien accordé en 1935, il soutint que son nom complet était : César Tomás González-Ruano Garrastazu de la Sota, Gutiérrez Calderón, de los Gallardos y Sáez del Cagigal. Souvent, il se présentait plus simplement comme Marqués de Cagigal. Maîtrisant parfaitement le langage de l’héraldique, il utilisait du papier à lettres marqué à ses prétendues « armes de famille » et portait au doigt une énorme chevalière ornée d’une couronne. 

Au cours des années 1930, Ruano fut correspondant du quotidien ABC à Berlin, Rome, puis de nouveau à Berlin, où il assista à la montée du nazisme et du fascisme. Saluant, en conformité avec la ligne éditoriale du journal, le changement de régime en Allemagne comme un triomphe sur le marxisme, il ne fut cependant pas impressionné par la personne d’Hitler. Devenue la sévère capitale du national-socialisme, Berlin l’ennuyait. Dès qu’il le pouvait, il se rendait à Munich où il était heureux de trouver cette qualité désignée par le seul mot de la langue allemande qu’il semble avoir aimé, gemütlich, « qu’il traduisait, ou qu’on lui avait traduit, comme signifiant la cordialité, l’intimité, le confort, le bien-être, ce qui est plaisant : être assis à une terrasse devant un café, une cigarette à la main, était gemütlich ; se trouver dans cette situation qu’il définissait comme la “solitude accompagnée” – et un rendez-vous rapide avec une femme, par exemple Vera, l’exilée russe menchévique – était également gemütlich ; entrer dans une des grandes brasseries de Munich […] était aussi gemütlich. »  

En Italie, il fut enthousiasmé par Mussolini, en qui il voyait un véritable guide pour l’Occident. Sa présence à Rome coïncidait avec le lancement de la campagne de diffamation envers les juifs menée par le régime. Dans ses articles, il reprit sans sourciller les accusations formulées à leur endroit. Comme tous les membres de son entourage, il voyait en eux les agents des deux puissances internationales mettant en danger la civilisation européenne : le capitalisme financier et le bolchévisme. Ses sentiments antisémites ne le conduisirent jamais plus loin que la réclamation de l’exclusion des juifs de la fonction publique. Répercuter la propagande fasciste ne suffit pas à lui valoir la sympathie du régime. Dans un rapport de la police politique, il est décrit comme un agent de l’Allemagne, intriguant, alcoolique et faussaire, suspect au plus haut degré, capable de se vendre au plus offrant et d’autant plus dangereux qu’il est extrêmement intelligent. 

Les trois années qu’il a passées à Paris, de 1940 à 1943, sont les plus obscures de son existence. Le grand train de vie qu’il y menait a fait s’interroger sur l’origine de ses revenus. Le 10 juin 1942, il fut arrêté par la police française (au service des autorités allemandes) pour des raisons peu claires. Quelques semaines plus tard, il était libéré dans des conditions tout aussi mystérieuses. Il semble qu’il ait été pris pour un résistant et que les autorités aient compris qu’elles avaient seulement affaire à un escroc. Sous l’Occupation, Paris était le paradis du marché noir et de trafics en tous genres. Ainsi qu’il le reconnaît à moitié lui-même, Ruano s’y est très vraisemblablement livré au commerce de faux papiers ; au trafic d’œuvres d’art, aussi, authentiques ou non. Selon Javier Varela, tout ce qu’on a pu affirmer par après – qu’il a délibérément envoyé à la mort des juifs munis de faux sauf-conduits, qu’il espionnait pour les Allemands ses compagnons de détention – n’est étayé par absolument aucune preuve.  

De retour en Espagne, il passa tout d’abord quatre ans de semi-exil dans la ville de Stiges, sur la côte de Catalogne, éloignement motivé par un refroidissement temporaire des autorités franquistes à son égard. Durant cette période, sa dépendance à l’alcool s’accentua dangereusement. Puis il reprit sa vie à Madrid. Les dix dernières années de son existence, il se partageait entre la capitale et la petite ville de Cuenca en Castille. Un changement notable pour un homme qui avait eu des dizaines de domiciles, à Madrid dans sa jeunesse par propension à l’instabilité, à Paris par nécessité. Il était alors devenu le journaliste le plus sollicité de l’Espagne franquiste, sans qu’on puisse pour autant le considérer comme un écrivain officiel du régime. Il vivait « dans le système, mais à sa périphérie, s’adaptant à lui, moitié par conviction, moitié par nécessité ». Dans sa jeunesse, il avait admiré le dictateur Miguel Primo de Rivera et s’était approché des phalangistes. Mais avant cela, il avait été libéral et soutenu la république. « Le libéralisme, précise toutefois Varela, a toujours signifié pour Ruano une sorte de liberté de comportement, un paradis de la sensualité et du caprice, le règne de la bohème dorée, jamais une doctrine politique précise. »

« La maladie, déclara un jour Ruano, a quasiment été pour moi une profession. » Toute la seconde moitié de sa vie a été marquée par une série de maux variés, en partie sans doute d’origine psychosomatique, aggravés par son alcoolisme chronique et un tabagisme légendaire : malgré les mises en garde réitérées d’un de ses meilleurs amis, Gregorio Marañon, infatigable médecin polygraphe très proche de José Ortega y Gasset, il fumait du matin au soir, trois paquets de cigarettes de tabac noir par jour. Souffrant notamment d’accès de tuberculose, opéré d’un cancer de la vessie, il mourut à l’âge de 62 ans.  

L’étonnant est que cet état d’éternel valétudinaire ne semble avoir eu que peu d’effet sur ses capacités de travail. On ignore le nombre exact d’articles qu’il a écrits dans sa vie. Lui-même avançait le chiffre de 30 000, sans doute exagéré. Mais sa productivité demeure stupéfiante, comme la qualité constante de ce qui sortait de sa plume. Son style au départ fleuri s’est épuré avec le temps, pour atteindre une forme de simplicité et d’élégance qui confèrent à sa prose un éclat unique. « Un jeune homme, observait-il, souhaite mettre dans un article tout ce à quoi il peut penser et tout ce qu’il sait. C’est une erreur fatale. » Toujours assez courts, les siens sont bâtis autour d’une seule idée, dont il déroule les conséquences. Il les écrivait à toute vitesse, en les corrigeant à peine, l’un à la suite de l’autre. Trois quarts d’heure lui suffisaient pour en produire un lorsqu’il le rédigeait à la main, un quart d’heure lorsqu’il le dictait. Il passait le plus clair de son temps dans les cafés (à Madrid notamment le Café Gijón et le Café Teide), le matin pour lire les journaux et écrire, en début de soirée pour participer à des « tertulias », ces réunions informelles de discussion qui font partie intégrante de la vie intellectuelle et littéraire en Espagne.

Comme beaucoup d’hommes de sa génération, il avait eu recours dans sa jeunesse aux amours tarifées, notamment lors d’un voyage au Maroc accompli sous le signe de l’orientalisme. Marié avec une femme lettrée dont il se sépara en 1933, il partagea la seconde partie de sa vie avec une autre nommée Marina (Mery) de Navascués Gomez, à laquelle il resta très attaché. « César González Ruano, écrit Javier Varela, se voyait appartenir à un club, à la « race morale » des aventuriers. L’aventure n’était pas [pour lui] synonyme de profit, au contraire, elle pouvait se révéler onéreuse. [Elle] ne consistait pas non plus à atteindre un but. Ce qui en faisait l’attrait était le chemin, le danger, les conflits moraux, en un mot le jeu. » Il aimait le luxe mais fut presque toujours endetté. N’ayant comme seule source de revenus que son talent, il était condamné à écrire pour vivre. Cette pression continue convenait bien à son tempérament. « Mon principal défaut, avouait-il, c’est l’impatience. » « La précipitation. C’est la précipitation qui l’a perdu », déplorait un de ses amis. Comme le reconnaît son biographe, il n’était pas un saint. Mais pas non plus l’individu détestable que certains ont décrit. Il ne s’embarrassait pas de scrupules et a défendu des idées basées sur de vilains préjugés. Mais il n’était sans doute pas aussi dépourvu de principes qu’il voulait le faire croire. Celui qu’il a toujours respecté à la lettre était d’écrire chaque jour : Nulla dies sine linea. Beaucoup de ses chroniques révèlent un homme d’une grande sensibilité, désenchanté et enclin à la mélancolie et au pessimisme, mais porté à l’admiration et à l’émerveillement devant les beautés du monde. 

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Roberto Lobeira, écrivain en manque d’inspiration, s’échoue sur Ons, une petite île au large de la côte atlantique galicienne, coupée du monde pendant l’hiver. Il ne peut rejoindre la terre ferme ni communiquer avec le monde extérieur à cause de la tempête qui semble être le prélude à une tragédie. Lorsqu’il découvre sur le rivage un paquet rejeté par les vagues, son contenu déclenche chez les quelques habitants de l’île de vieux ressentiments, de vieux comptes à régler, des jalousies et une soif de vengeance. Il y a aussi une présence mystérieuse qui laisse une offrande sanglante sur le pas de la porte de Roberto, un message énigmatique. Lobeira et le lecteur plongent dans un tourbillon de haines, de secrets inavouables et d’ambitions débridées, jusqu’à ce que… 

Déjà un best-seller, le roman a reçu le prix Lara 2024, un prix décerné depuis plus de vingt ans, récompensant le meilleur roman en espagnol. Lui-même originaire de Galice, Loureiro explique dans une interview au journal El País que sa principale motivation pour écrire ce thriller a été sa fascination pour les conflits ruraux qui surgissent de nulle part.  

Avocat de profession, il se consacre maintenant pleinement à l’écriture. Plusieurs de ses œuvres ont été des best-sellers, en particulier sa première création, la trilogie Apocalypse Z, qui a reçu un accueil exceptionnel aux États-Unis et a été publiée en France en 2014.

[post_title] => Île maudite [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => ile-maudite [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-09-12 09:47:27 [post_modified_gmt] => 2024-09-12 09:47:27 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130240 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Professeur de psychologie clinique à Oxford, Daniel Freeman fait part au lecteur de son inquiétude devant la prévalence de la paranoïa, qu’il définit comme « la peur infondée que d’autres veulent vous nuire ». Ancien praticien de la thérapie cognitivo-comportementale, il a conçu et mis en pratique deux méthodes censées soigner cette névrose. Son livre a fait l’objet d’un bref éloge dans Nature, qui présente Freeman comme étant « le leader mondial de la recherche sur la paranoïa » et en recommande la lecture obligatoire à ceux qui s’intéressent à l’emprise des théories du complot. Il est moins du goût d’Andrew Scull, historien de la psychiatrie, professeur à l’université de San Diego en Californie, dont Books a publié plusieurs textes. 

Freeman s’inscrit selon lui dans la mouvance très actuelle d’inflation inconsidérée des diagnostics des maladies psychiatriques. Dans le Times Literary Supplement, Scull donne quelques chiffres. Considéré dans les années 1940 comme un phénomène rare, l’autisme a vu son incidence passer à 5,5 pour 100 000 au début des années 1980, à 44,9 pour 100 000 en 1995, à un enfant sur 110 en 2006 puis à un enfant sur 44 en 2023 selon le US Centers for Disease Control and Prevention. De même le trouble de déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH) a vu son diagnostic augmenter de 42 % entre 2003 et 2011, et aux États-Unis les dernières études montrent que le diagnostic a été posé sur un lycéen mâle sur cinq. En 1987 selon l’Oxford Companion to the Mind, cité par Freeman, « la vraie paranoïa est heureusement rare ; son pronostic est mauvais et la maladie n’a pas de traitement connu ». En étendant largement le diagnostic et en promouvant ses propres méthodes de traitement, dont l’efficacité est loin d’être établie, Freeman fait doublement fausse route, estime Scull. 

[post_title] => Paranoïaque ou juste parano ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => paranoiaque-ou-juste-parano [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-09-12 09:44:53 [post_modified_gmt] => 2024-09-12 09:44:53 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130237 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Dans l’histoire européenne, ils se comptent sur les doigts d’une main et même d’une main amputée de plusieurs doigts, les monarques tout puissants qui ont volontairement renoncé au pouvoir. Il y a Dioclétien, le seul de tous les empereurs romains à avoir jamais abdiqué. Et, plus proche de nous, il y a Charles Quint, qui, de la Flandre et du Saint-Empire romain germanique à l’Espagne et à ses colonies américaines, gouvernait, selon la formule fameuse, un « empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais ». En 1556, après avoir partagé ses possessions entre son frère et son fils, il se retira au monastère de Yuste, en Estrémadure – geste fascinant, s’il en est. 

C’est à ce vieil homme s’étant dépouillé de son pouvoir et attendant la mort que l’écrivain autrichien Arno Geiger consacre son dernier roman. « Charles est affligé de la goutte, de varices et d’hémorroïdes, quelque chose le brûle ou le fait saigner en permanence, si bien que le lecteur ne tourne les pages qu’avec une extrême prudence, de peur d’aggraver encore l’état du malade. Comme si cela ne suffisait pas, le Habsbourg est en proie à une crise d’identité aiguë : Charles ne sait plus qui il est », rapporte Thore Rausch dans le Süddeutsche Zeitung

Geiger n’est pas un novice dans le portrait des hommes en fin de vie. En 2011, dans Le Vieux Roi en son exil (Gallimard, 2012), il faisait le portrait de son père atteint d’Alzheimer. Cette fois, il imagine pour l’empereur déclinant un ultime voyage avec un jeune garçon du monastère qui se trouve être son fils naturel. Le vrai Charles Quint est décédé au monastère. Celui de Geiger s’évade, sans que l’on sache très bien si cette évasion est davantage qu’un rêve suscité par l’opium. Voilà en tout cas l’ex-plus puissant monarque d’Occident parti à l’aventure sur des routes dangereuses, qui fait le coup de pistolet pour secourir des innocents, séjourne dans des auberges inquiétantes, parvient finalement à Laredo, sur la côte Atlantique. 

« En chaque homme il y a un roi qui a abdiqué », écrit Geiger dans une phrase souvent citée par les critiques allemands. Son tour de force, selon Rausch, réside précisément là : réussir à faire « de l’empereur en exil un homme de tous les jours, sans pour autant lui ôter aucun de ses traits individuels ».

[post_title] => Vivre après l’abdication [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => vivre-apres-labdication [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-09-12 09:50:03 [post_modified_gmt] => 2024-09-12 09:50:03 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130234 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Placide, le monde universitaire des études judaïques ? Pas vraiment, surtout depuis qu’il a été secoué en 1947 par le séisme Qumran. Cette année-là, un jeune bédouin découvre dans une grotte au-dessus du site archéologique de Qumran, près de la mer Morte, des jarres contenant des fragments d’anciens textes judaïques. L’étude des bientôt célèbres manuscrits de la mer Morte est confiée à un dominicain français, le père de Vaux, qui en propose vite une explication catho-compatible, la théorie dite « sectaire » : il s’agirait d’écrits produits par les scribes d’une secte proto-chrétienne quasiment monachique, les Esséniens, qui comptait parmi ses 4 000 membres saint Jean-Baptiste et peut-être même Jésus (Renan écrit dans sa Vie de Jésus : « le christianisme est une secte essénienne qui a largement réussi »). Pendant quatre décennies, le père de Vaux maintiendra dans ses locaux à Jérusalem-Est un ferme embargo sur les fragments dont il restreindra la consultation aux chrétiens. 

En 1989, nouvelle secousse sismique. Norman Golb, un éminent professeur d’histoire juive à l’université de Chicago a pu tout de même en découvrir assez sur les textes qumraniens pour en proposer une nouvelle interprétation, révolutionnaire : ils ne seraient nullement une production essénienne. Issus de bibliothèques de Jérusalem précipitamment évacuées à Qumran pour les protéger des attaques des Romains en 70 de notre ère, les 25 000 fragments (de quelque 8OO manuscrits) reflèteraient une multiplicité de tendances coexistant au sein d’un judaïsme en pleine effervescence. Cette théorie « bibliothécaire » repose d’abord sur les données philologiques : les textes sont de la main de centaines de scribes de différentes époques et de différentes parties d’Israël ; les passages bibliques sont parfois amendés, supprimés ou surajoutés ; enfin on n’y trouve pas la moindre référence au célibat, précepte pourtant central chez les Esséniens. L’archéologie vient elle aussi contredire la théorie « sectaire » : les fouilles de Qumran révèlent en effet de puissantes fortifications et un donjon, ainsi que les traces d'une violente bataille – et surtout d’inexplicables tombes de femmes et d’enfants. Le tout semble plutôt insolite dans un supposé monastère peuplé d’ascètes chastes et ultra-pacifistes…

Cette nouvelle théorie qumranienne soulève l’indignation des catholiques, ulcérés « que le christianisme puisse être l’émanation d’une culture dynamique en rapide évolution et non pas d’une branche unique et minoritaire du judaïsme », écrit Joseph Berger dans The New York Times – une branche qui faisait très bonne figure dans l’arbre généalogique du christianisme. La théorie soulève aussi le courroux des juifs orthodoxes, peu favorables à la mise en avant d’un judaïsme tâtonnant et volontiers schismatique. Et bien sûr elle exaspère les autorités universitaires américaines adeptes de l’hypothèse « sectaire », notamment du professeur Schiffman, titulaire de la chaire d’histoire judaïque à la New York University.

Vont alors s’enchaîner des répliques presque aussi violentes que le séisme originel. Le professeur Schiffman et la plupart des qumranologistes se mobilisent contre Norman Golb, aussitôt ostracisé, interdit de conférences (cancellé !), de publication et même d’enseignement. Du coup – deuxième réplique – le fils de Golb, Raphael, monte au créneau. Emporté par la piété filiale et la colère, ce juriste va franchir quelques lignes rouges en envoyant 70 e-mails satiriques et parodiques faussement signés de noms d’universitaires, dont celui du professeur Schiffman. Ce qui déclenche une nouvelle réplique : Schiffman alerte le FBI et Raphael Golb, accusé de harcèlement et d’usurpation d’identité, est brièvement jeté dans la terrible prison de Tombs à New York. 

Le débat va alors se transposer du terrain scientifico-théologique au terrain juridique. Dans son livre, Raphael Golb décrit par le menu ses péripéties judiciaires, qui s’ouvrent sur un premier procès, en 2010, aux audiences parfois surréalistes face à une juge pas franchement impartiale. Le lecteur est désormais confronté aux étonnantes particularités du système américain, tandis que les procès se focalisent sur des questions d’interprétation du Premier Amendement (liberté d’expression), de définition du plagiat et de la captation d’identité sur le net, enfin de caractérisation de la satire (il faut qu’au moins une personne puisse comprendre qu’il s’agit d’une blague !). 

Alors que les parties s’acharnent l’une contre l’autre, les enjeux ne cessent de grimper. Il ne s’agit plus désormais du bon renom de quelques universitaires et de leurs théories fétiches, mais de géopolitique et de fric. Après la guerre des Six Jours et l’annexion de Jérusalem-Est, les manuscrits de Qumran sont en effet devenus propriété israélienne, donc à portée d’intervention des juifs orthodoxes enchantés de pouvoir mettre les extravagances théologiques des fragments sur le dos de la petite secte déviante des Esséniens. Et sur le plan financier, le business Qumran développé par les tenants de la théorie « sectaire » prend également de l’ampleur. Projets d’un centre d’études des manuscrits de la mer Morte et de musées, conférences, expositions tournantes... La vindicte universitaire se double d’alarmes financières. In fine, Raphael Golb est condamné à six mois de prison, fait appel, est re-condamné en 2013, refait appel, demeure insatisfait et re-refait appel, est re-re-condamné, puis, en 2018, absous. Le séisme est aujourd’hui endormi – mais pas les tensions tectoniques sous-jacentes. La théorie « sectaire » est encore en vogue, mais davantage dans les cercles religieux que dans le milieu universitaire qui, lui, semble s’être complètement rangé du côté Golb. Silencieusement, car personne n’a trop envie de réveiller la dangereuse polémique.

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L’intérêt pour Tocqueville dans le monde anglo-saxon ne diminue pas. En 2022 est parue une excellente nouvelle biographie par l’historien américain Olivier Zunz. L’ouvrage de son collègue britannique Jeremy Jennings, publié un an plus tard, examine sa vie sous un angle, sinon tout à fait inédit, à tout le moins jamais exploité de manière systématique : ses voyages. Le plus fameux est bien sûr celui qu’il effectua aux États-Unis, à l’origine du premier de ses deux grands chefs-d’œuvre, De la démocratie en Amérique. Mais il s’est aussi rendu dans d’autres pays – le Canada, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, la Suisse, l’Algérie – d’où il ne ramena pas de livres mais dont la visite a nourri sa réflexion. Comme Zunz, Jennings s’appuie largement sur sa riche correspondance (18 volumes sur 32 de ses œuvres complètes) et ses carnets de notes.     

Alexis de Tocqueville est né dans une famille de la noblesse normande cruellement frappée sous la Terreur : cinq de ses membres furent guillotinés et cinq autres échappèrent de peu à la mort. Au moment où les Bourbons, remontés sur le trône avec la Restauration, furent chassés du pouvoir par la révolution de 1830, il était un jeune magistrat au Tribunal de Versailles. Bien qu’ayant prêté allégeance au régime de monarchie constitutionnelle, il n’envisageait pas de poursuivre une carrière judiciaire dans la France de Louis-Philippe. Pour s’en éloigner, lui et son ami Gustave de Beaumont,également juriste, demandèrent un congé de 18 mois pour aller étudier le système pénitentiaire américain. Le 2 avril 1831, ils embarquaient sur un brick à destination de Newport. Leur séjour aux États-Unis ne dura finalement que 9 mois, le gouvernement les ayant rappelés au bout de cette période. Il leur permit de visiter 17 États sur les 24 qui existaient alors, ainsi que plusieurs territoires appelés à le devenir : un tour dans l’État de New York avec une pointe vers les Grands Lacs et le Québec, la Nouvelle-Angleterre, puis un périple de New York à la Nouvelle-Orléans en passant par Cincinnati et Pittsburgh, avec retour par Baltimore et Washington. Ils se déplaçaient en bateau à vapeur, en diligence, en canoë et à cheval, souvent dans des conditions difficiles. Alors qu’ils naviguaient sur le fleuve Ohio, le bateau à bord duquel ils se trouvaient fit naufrage. 

Outre un rapport sur les prisons locales signé de leurs deux noms (ils y soulignaient les vertus du travail obligatoire et de l’isolement pour la réforme des délinquants), les deux amis tirèrent de leur séjour, Beaumont un roman de critique sociale stigmatisant l’esclavage et décrivant la séparation des races, Tocqueville De la démocratie en Amérique. De cet ouvrage, il est commun d’affirmer qu’il est le meilleur livre jamais écrit sur les États-Unis et un des meilleurs portant sur la démocratie. Ceci n’est vrai qu’en un sens particulier. Sous le nom de démocratie, Tocqueville n’entendait pas la forme de régime politique que nous désignons par ce nom, mais « l’état social » caractérisé par l’égalité des conditions, qu’il voyait réalisé en Amérique et dont il prévoyait le développement en Europe : non l’absence d’inégalités économiques, mais l’inexistence de ces différences d’état, de rang ou d’ordre qui structuraient traditionnellement la société. Son intention n’était pas de rédiger un livre de voyage au sens habituel de l’expression, et pas davantage un ouvrage sur les États-Unis, mais un livre de réflexion politique basé sur les enseignements qu’on pouvait tirer du fonctionnement, dans ce pays, d’une « société démocratique ». 

En 2004, dans un article de The New York Review of Books, l’historien américain Garry Wills accusa Tocqueville de n’avoir pas du tout compris les États-Unis. Parce que ses principaux informateurs étaient des membres de l’élite politique de la côte Est, soutenait-il, et qu’il traversa l’Amérique à toute vitesse, il est passé à côté de ce qui faisait la réalité du pays. Le formidable essor technique et industriel en cours lui a échappé et, dans l’ensemble, il s’est forgé une image basée sur ses premières impressions et les préjugés qu’il avait apportés avec lui de France. Jeremy Jennings ne partage pas ce jugement. Pour une part, fait-il remarquer, la cécité de Tocqueville n’est qu’apparente. Sur l’importance du développement économique et commercial, par exemple, on trouve dans ses carnets un certain nombre d’observations. S’il ne les a pas incorporées dans son livre, suggère-t-il, c’est notamment parce que cette question n’en était pas le sujet central. Comme Olivier Zunz, Jennings n’en reconnaît pas moins la présence d’omissions et d’inexactitudes dans De la démocratie en Amérique. Si Tocqueville a très bien analysé la Constitution et les effets du fédéralisme, le fonctionnement du Congrès n’a guère retenu son attention et il n’a pas vu l’importance des partis politiques. Il a par contre parfaitement saisi celle des associations locales. Il a aussi raté le phénomène du « second grand réveil » du protestantisme et son appréciation du poids des différentes dénominations protestantes est erronée. Mais son analyse du rôle central de la religion dans la vie publique américaine et de la manière dont « l’esprit religieux » fonctionne comme un complément et un contrepoids à « l’esprit de liberté » est d’une grande justesse. 

Tocqueville se montre par ailleurs extrêmement lucide au sujet, pour reprendre le titre d’un chapitre de son livre, de « l’état actuel et l’avenir probable des trois races qui habitent le territoire des États-Unis ». Quelques rencontres avec des Indiens, dont celle d’une tribu expulsée sur la rive ouest du Mississipi, lui ont suffi pour prendre la mesure du mélange de brutalité et d’hypocrisie avec lequel les Américains les traitaient et prédire l’extinction prochaine des populations autochtones. Sans avoir eu l’occasion de visiter les plantations du Sud, il n’avait pas de doutes sur le sort misérable des esclaves noirs. Une fois devenu député, il défendra sans succès une proposition d’abolition immédiate de l’esclavage sur le territoire français. Il pensait toutefois qu’en Amérique sa suppression dans les États qui le pratiquaient ne suffirait pas pour rapprocher des groupes séparés par les préjugés et les mœurs autant que par les lois. Pessimiste, il prévoyait l’éclatement d’une guerre civile. Non, toutefois, celle qui eut effectivement lieu entre les États du Nord et les États esclavagistes du Sud, mais une guerre entre les Noirs et les Blancs.

De la démocratie en Amérique se compose de deux parties, publiées à cinq ans d’intervalle (1835 et 1840). D’une teneur plus abstraite que le premier, le second volume contient davantage de considérations générales sur les sociétés démocratiques. On y trouve notamment des réflexions sur la naissance, dans ces sociétés, d’une « aristocratie  industrielle » moins tenue par des principes moraux que l’ancienne. Elles n’ont pas été inspirées à Tocqueville par son voyage aux États-Unis, mais par deux séjours qu’il fit plus tard en Angleterre. Visitant Manchester, Birmingham et Liverpool, il eut l’occasion d’y observer, à côté d’un formidable dynamisme industriel et commercial, une misère ouvrière dont il fait dans ses lettres un tableau saisissant. Ce spectacle, comme celui de l’extrême détresse des paysans irlandais, alimenteront ses réflexions sur les inégalités économiques et le paupérisme, un problème qui le tracassait sans qu’il parvienne à lui trouver une solution. Celles proposées par le socialisme lui apparaissaient utopiques et nocives, ainsi qu’il le déclarera avec force lors des émeutes populaires de 1848 à Paris. En Angleterre, il fit la connaissance de John Stuart Mill, avec lequel il noua une amitié basée sur une forte admiration mutuelle. Elle se refroidit quelque peu lorsque les intérêts et les visées de leurs pays respectifs en Méditerranée se trouvèrent en conflit. 

Tocqueville était très nationaliste, une position qui explique son attitude au sujet de la colonisation de l’Algérie, où il se rendit à deux reprises. Son soutien à la présence française sur ce territoire n’était pas le produit de la croyance en la « mission civilisatrice » de l’Occident partagée par la quasi-totalité de ses contemporains, et ne s’accompagnait d’aucun sentiment de supériorité de la race blanche, une idée à ses yeux fausse et dangereuse qu’il reprochait à son ami Arthur de Gobineau de défendre. Il tenait essentiellement à son attachement au prestige et à la grandeur de la France face, plus particulièrement, à l’Empire colonial britannique. L’Algérie lui apparaissait comme une « nouvelle frontière » que son pays pouvait conquérir avec les armes et, si nécessaire, des moyens brutaux, mais se devait d’exploiter en traitant les populations arabes plus respectueusement et humainement que les Américains n’avaient traité les Indiens. 

Tocqueville se rendit aussi en Allemagne, un pays qu’il connaissait mal et dont il apprit la langue avec beaucoup d’efforts. Il s’y trouvait en 1849, au milieu de la période de troubles associés à la révolution de 1848. Ne doutant pas que les princes des différents États finiraient par écraser les révolutionnaires, parce qu’ils pouvaient compter sur l’armée, il s’interrogeait sur les conséquences pour la France d’une éventuelle unification de l’Allemagne. Il les pensait positives, compte tenu de la montée en puissance de la Russie. L’étude de ce pays nourrit sa réflexion sur la question au centre de son deuxième grand livre, L’Ancien régime et la Révolution : pourquoi une révolution a-t-elle eu lieu en France et non dans d’autres pays européens ? On sait la réponse qu’il lui donna : parce que les inégalités, paradoxalement, avaient commencé à y diminuer et que la centralisation y était très avancée. 

Ce que ses voyages dans des pays étrangers lui fournissaient surtout, c’est la possibilité d’effectuer des comparaisons. Une question l’a tourmenté toute sa vie : comment concilier, plus particulièrement dans un pays comme la France, qui ne quittait jamais son esprit, ces deux conquêtes de la modernité que sont l’égalité et la liberté ? Peut-on éviter que les sociétés démocratiques, dont l’avènement était à ses yeux inévitable, ne tombent dans la tyrannie de la majorité, la dictature de l’opinion, le « despotisme doux » de l’État ou l’autocratisme d’un seul, comme celui de l’Empereur Napoléon III, pour qui il n’avait aucune considération et dont il brosse un portrait très sévère dans ses Souvenirs ? Pour y répondre, il combinait les ressources de l’observation, de l’étude comparée et d’une puissante imagination.   

Bien qu’il fût capable de goûter le charme des contrées lointaines – les pages qu’il consacre à la beauté sauvage des forêts américaines ou celle des paysages algériens sont éloquentes –, les voyages n’étaient pas pour lui avant tout une source d’agrément. Il y a une exception. Un séjour qu’il fit en Italie, pays dont il trouvait la vie politique et sociale sans intérêt, avait pour seule motivation, de son propre aveu, la restauration de sa santé. Mort de tuberculose à l’âge de 53 ans, il souffrit toute son existence d’une série de maux divers, qui grevèrent beaucoup ses voyages et le forcèrent même parfois à les interrompre. La santé de sa femme, qui l’accompagna dans certains d’entre eux, n’était pas moins fragile, avec les mêmes conséquences. Mary Mottley était une roturière anglaise qu’il avait épousée contre l’avis de sa famille. En dépit de quelques incartades, il l’aima passionnément toute sa vie. Brillant causeur mais piètre orateur, ce qui le desservit beaucoup en politique, Tocqueville était enclin à la dépression, préoccupé par les questions spirituelles et malheureux d’avoir perdu la foi. Dans sa correspondance, il se montre un homme sensible, fin psychologue et observateur, toujours sincère et intellectuellement honnête et un visionnaire aussi puissant que dans ses livres. Un merveilleux écrivain, aussi, nourri de la langue de Montesquieu, Pascal et Chateaubriand, qu’il admirait. Voyager en sa compagnie est un plaisir constant. « Le temps passé avec lui, résume Jeremy Jennings à la fin de son beau livre,  n’est jamais perdu. »

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Pas perdue pour tout le monde, la « génération perdue »... « Attribuée à Gertrude Stein et exemplarisée par Hemingway, l’expression a nourri le mythe d’un groupe de génies solitaires inventant un art radicalement nouveau après les horreurs de la Première Guerre mondiale », écrit Gioia Diliberto dans The Wall Sreet Journal. Il s’agit d’hommes (américains surtout) arrivés à Paris dans les années 1920 sur les ailes d’un dollar surpuissant, et qui en repartiraient après 1929 avec quelques belles œuvres à leur actif – mais épuisés par l’alcool, la drogue et autres débauches. Or cette génération a aussi eu des gagnants, qui sont pour l’essentiel des gagnantes. Robyn Asleson, conservatrice à la National Portrait Gallery de Londres, en recense dans son ouvrage pas moins de 57, « artistes, écrivaines, éditrices, vedettes de music-hall, designeuses, collectionneuses, “salonnières” », qui ont connu des destinées tout aussi brillantes que leurs collègues masculins mais plus satisfaisantes sur le plan perso. Certaines étaient très riches (Natalie Barney, Nancy Cunard, Gertrude Vanderbilt Whitney, Peggy Guggenheim), d’autres ultra-pauvres. Un bon nombre étaient des lesbiennes auxquelles Paris permettait enfin de vivre au (très) grand jour, comme Gertrude Stein et Alice Toklas, Natalie Barney, Sylvia Beach, l’éditrice de James Joyce… D’autres étaient noires, comme Joséphine Baker, la sculptrice Meta Vaux Warrick Fuller, la peintre Lois Mailou Jones ou la fameuse crypto-noire Belle Greene. Alors qu’en Amérique se mettait en place la ségrégation raciale des lois Jim Crow, elles savouraient en France la possibilité d’aller dans n’importe quel théâtre ou restaurant et même, grâce à la « négrophilie » ambiante, de connaître le succès. Car blanches ou noires, hétéros ou homos, riches ou pauvres, rien n’empêchait toutes ces dames venues de loin d’être reconnues artistiquement ou professionnellement à Paris, tandis qu’« at home » ce n’était pas encore l’heure. Elles allaient même dans ces années-là carrément dominer le milieu des expatriés en France et « avoir un impact considérable sur le modernisme artistique à Paris », explique l’auteure. Hélas, tout rentrerait bientôt dans l’ordre – l’ordre nazi. 

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Spécialiste du monde militaire, l’Américaine Annie Jacobsen a monté un scénario jugé crédible de l’apocalypse nucléaire qui risque de se produire, reléguant nos autres sujets d’anxiété au rang de peccadilles. Au terme de douzaines d’entretiens avec des hauts gradés, elle expose l’engrenage infernal que pourrait provoquer un coup de folie de Kim Jong-un. En deux mots : il envoie une bordée de missiles nucléaires intercontinentaux (qu’il possède effectivement) sur les États-Unis. Ceux-ci les détectent et envoient des contre-missiles mais ils ratent leurs cibles. Le Pentagone est annihilé, en quelques secondes un million de personnes meurent ou s’enflamment. Paniqués, les États-Unis ripostent, entraînant l’intervention de la Russie et une guerre nucléaire globale, laissant des centaines de millions de morts et créant un durable hiver nucléaire. 

Si le scénario est jugé crédible par ceux qui ont lu le livre, c’est que la doctrine de la dissuasion nucléaire est fondée à tort sur la croyance en la rationalité des acteurs, écrit par exemple Tim Hornyak dans la très britannique Literary Review. Comme l’Histoire le montre à l’envi, cette croyance est absurde. Or les États-Unis et la Russie maintiennent en état d’alerte des centaines de missiles nucléaires intercontinentaux et entretiennent de surcroît des centaines d’autres armes nucléaires à bord de leurs sous-marins et avions, qui peuvent être lancés en quelques minutes. Les États-Unis projettent de consacrer 1,5 trillion de dollars à la modernisation de son arsenal.Une traduction doit paraître à l’automne prochain chez Denoël.

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Les huit traducteurs de leur idole, une célébrissime romancière polonaise, arrivent à sa maison aux abords de la forêt de Bialowieza, en Pologne, pour travailler sur son dernier livre, Szara eminencja (« éminence grise »). La maison est « une merveille de jigoku-gumi, un chef-d’œuvre en trois étages de chêne vierge ondulant ». Le jigoku-gumi (littéralement « enfer entrelacé ») est une technique de construction sophistiquée, entremêlant des tiges de bois, sans clou ni colle. Mais voilà que la romancière se conduit de façon étrange, les entraînant dans la forêt où elle leur distribue de bizarres jetons rituels, flirtant ouvertement avec le dernier venu de ses traducteurs, un Suédois. Après quoi elle disparaît, laissant un email contenant son manuscrit, avec pour objet : « Ne pas ouvrir ».

La suite, résume Jonathan Gibbs dans le Times Literary Supplement, s’enroule autour du mystère de la disparition de Rey, qu’il s’agit de retrouver, et des tensions qui montent dans la maison entre les traducteurs, qui « régressent vers une sorte d’adolescence braillarde », alcool, sexe et commérages à l’appui.

Le récit est rédigé par l’une des traductrices, une Espagnole, puis est traduit par une Anglaise. Jennyfer Croft, l’auteure de ce roman en jeu de miroirs, est elle-même une célèbre traductrice dans le monde anglophone, notamment d’Olga Tokarczuk, la prix Nobel polonaise. Elle a publié un premier roman en espagnol, qu’elle a ensuite retravaillé en anglais. Jonathan Gibbs se sent un peu perdu, dit que cela lui fait penser à Nabokov puis à Orwell, et décide qu’il lui faut le relire…

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