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En février 2021, le dirigeant chinois Xi Jinping a donné une réception somptueuse au palais de l’Assemblée du Peuple, à Pékin, pour annoncer un exploit historique : l’éradication de l’extrême pauvreté en Chine. Cet événement grandiose, organisé dans une salle de bal gigantesque en présence de centaines de dignitaires venus des quatre coins du pays, a été minutieusement programmé pour donner le coup d’envoi d’une année de célébrations marquant le centenaire de la fondation du Parti communiste chinois (PCC). Le pays, longtemps synonyme de pauvreté, a réalisé l’impossible, a déclaré Xi. C’est « un miracle qui restera dans l’Histoire ».

Évoquer l’Histoire n’est pas une simple fanfaronnade. Pour un parti qui prétend mener la Chine aux portes de la domination du futur – en particulier dans des secteurs aussi cruciaux que les véhicules électriques, les énergies renouvelables et l’intelligence artificielle –, la priorité numéro un est de contrôler le passé. Selon la version officielle, c’est l’Histoire qui a porté le PCC au pouvoir, et c’est parce qu’il gouverne si bien, en accomplissant des prouesses telles que l’élimination de la pauvreté, que l’Histoire décide de l’y maintenir. Pour le Parti communiste chinois, histoire rime avec légitimité.

Mais, pour s’assurer que l’Histoire est vraiment de son côté, le Parti passe un temps fou à l’écrire, à la réécrire et à empêcher d’autres de prendre la plume. Peu de dirigeants chinois ont déployé autant d’ardeur à la tâche que Xi, qui a inauguré son règne en 2012 en prononçant un grand discours lors d’une exposition sur l’histoire de la Chine. Depuis lors, il fait la guerre au « nihilisme historique » – autrement dit à quiconque oserait critiquer les faux pas du Parti. Xi a de nombreux objectifs, de la lutte contre la corruption à la promotion de l’innovation en passant par l’extension de sa zone d’influence à l’étranger via les nouvelles routes de la soie, mais le contrôle de l’Histoire les sous-tend tous.

Cette foi dans le pouvoir de l’Histoire est l’une des rares constantes dans la saga centenaire du PCC. Bien que le Parti soit fondé sur un seul credo, son idéologie est en fait composée d’une mosaïque de stratégies : le PCC était à l’origine un groupe de marxistes orthodoxes qui comptaient sur le prolétariat industriel pour mener la révolution, puis il s’est mué en un parti rural dont l’objectif était de fomenter une rébellion paysanne, et, lorsqu’il a accédé au pouvoir, il s’est métamorphosé en parti centré sur le culte de la personnalité de Mao Zedong. Le PCC s’est progressivement transformé en technocratie autoritaire et pilote aujourd’hui une superpuissance en devenir, dominée par un leader fort et charismatique.

Ces différentes étapes reposent sur trois idées interdépendantes. La première, répandue chez de nombreux patriotes chinois depuis le XIXe siècle, est que moderniser la Chine consiste à la rendre riche et puissante plutôt que libre et démocratique. La deuxième, également partagée par la majorité des patriotes chinois, est que seul un État fort peut moderniser le pays. La troisième est que l’Histoire a missionné le Parti communiste pour accomplir cette mission.

Le centenaire du Parti communiste chinois coïncide avec un intérêt sans précédent pour les rouages de la gouvernance du pays. Au moment de sa prise de pouvoir, en 1949, le PCC passait aux yeux de beaucoup pour une pâle copie du Parti communiste de l’Union soviétique. Dans les années 1960, quand les liens qui unissaient Pékin à Moscou se sont distendus, les pays occidentaux ont commencé à considérer la Chine comme une alliée contre l’URSS. Lorsque le Parti a adopté des réformes économiques d’inspiration capitaliste, à la fin des années 1970, la Chine est devenue le lieu de tous les fantasmes. À l’époque, seul un petit groupe de sinologues, d’investisseurs et de militants s’intéressait sérieusement aux structures de la gouvernance chinoise.

La situation change dans le courant des années 2010 avec l’émergence de la Chine comme superpuissance. Le journaliste australien Richard McGregor est l’un des premiers à consacrer un livre à la gouvernance chinoise. Dans « Le Parti. Le monde secret des dirigeants communistes chinois » 1, il montre l’influence considérable que le PCC exerce sur la société civile. L’ouvrage corrige de façon significative le récit dominant – colporté par beaucoup de journalistes, de groupes de réflexion, d’hommes d’affaires et de représentants officiels étrangers – selon lequel la Chine deviendrait de plus en plus semblable à l’Occident à mesure qu’elle adopte le culte de leurs divinités, à savoir le marché et Internet. McGregor insiste sur la naïveté d’une telle théorie et révèle comment le PCC domine non seulement la politique mais aussi le monde universitaire, les organisations non gouvernementales et l’économie. Il souligne notamment que, contrairement à ce que beaucoup imaginent, le contrôle économique exercé par le PCC a donné naissance à une forme de capitalisme hybride plutôt qu’à un système néolibéral. En définitive, même les entreprises privées doivent rendre des comptes au Parti : en novembre 2020, par exemple, le gouvernement a suspendu l’entrée en Bourse d’Ant Group, le numéro un mondial du paiement en ligne, notamment parce que son principal actionnaire, le milliardaire Jack Ma, s’était fendu de quelques critiques à l’égard de la politique économique chinoise.

Quand McGregor écrivait son livre, le PCC comptait 78 millions de membres – presque l’équivalent de la population allemande. Il en compte aujourd’hui près de 92 millions. C’est beaucoup dans l’absolu, mais cela ne représente que 7 % de la population chinoise, ce qui permet au Parti de contrôler la politique, l’économie et la société tout en restant très sélect. N’importe qui peut demander à y adhérer, mais les candidats sont triés sur le volet et nombre d’entre eux sont écartés. En cela, le PCC est très similaire au Parti communiste de l’Union soviétique, caractérisé par sa base étroite, et pour cause : les fondateurs chinois ont pris exemple sur le système léniniste des Soviétiques et façonné un parti hiérarchique, discipliné et centré sur l’accomplissement d’objectifs bien précis. Si les communistes soviétiques ont été destitués en 1991, les communistes chinois, eux, ont prospéré en développant une compétence rare pour un système autoritaire : leur capacité d’adaptation.

Le marxisme n’est pas un système intrinsèquement adaptatif ; il s’appuie plutôt sur le déterminisme historique pour analyser le changement social et tracer une voie politique. Le changement était censé venir du prolétariat industriel qui, prenant conscience de son exploitation, devait se révolter et mettre la société sur le chemin du communisme. Mais, dans les années 1930, le Parti communiste chinois s’est aperçu que ce modèle ne pouvait pas fonctionner dans un pays comptant aussi peu d’ouvriers. Traqué par l’armée du Guomindang, le parti nationaliste alors au pouvoir, le PCC est au bord de l’extinction. Et se met à improviser.

Au terme de longues luttes intestines, les dirigeants du Parti se rallient à Mao, reconnaissant que le PCC n’a d’autre choix que de s’appuyer sur la paysannerie. Ils forgent également des alliances avec des groupes non communistes, comme des membres de confréries religieuses, des propriétaires terriens, des entrepreneurs de la classe moyenne et des écrivains libres-penseurs. Une fois son pouvoir solidement établi, le Parti a fait preuve de la même souplesse dans la gestion de la Chine – en s’ouvrant à l’économie de marché, par exemple, ou en permettant aux non-membres du Parti de prendre davantage part à la vie publique.

Dans « De la rébellion jusqu’au pouvoir » 2, sa nouvelle histoire du PCC, Tony Saich, de la Harvard Kennedy School, affirme que le Parti communiste chinois doit également sa survie à deux institutions beaucoup moins souples : son département central de l’Organisation et son département central de la Propagande. Le premier conserve des dossiers détaillés sur tous les membres, ce qui lui permet de vérifier leur fiabilité et d’éliminer ceux qui s’écartent un peu trop de ce que le Parti appelle, par euphémisme, la « bonne conduite ». De plus, en surveillant de près quel membre du PCC est affecté à quel poste et pour quelle durée, le département central de l’Organisation empêche les dirigeants locaux de constituer des fiefs qui pourraient mettre à mal le contrôle central.

Le PCC s’appuie également sur la propagande et sur l’endoctrinement pour faire rentrer dans le rang ses millions de membres. On dénombre plus de 3 000 « écoles du Parti » à travers le pays. Des observateurs étrangers ont parfois fait des récits amusants de la façon dont la pensée de Milton Friedman, fervent défenseur du libéralisme, est enseignée dans telle ou telle école du Parti. D’autres encore ont sous-entendu que l’un de ces établissements serait l’équivalent chinois de la Kennedy School [la prestigieuse école d’administration publique de Harvard]. Il y a une part de vérité dans ces témoignages : on y enseigne l’économie de marché, tout comme les compétences nécessaires pour être un fonctionnaire efficace. Cependant, la véritable raison d’être de ces écoles est de s’assurer que les membres du Parti connaissent les priorités du dirigeant en place.

En tant qu’observateur de longue date du PCC, Saich – qui s’est rendu pour la première fois en Chine en 1976, lorsqu’il était étudiant, et y est retourné régulièrement depuis – est en mesure d’en brosser une histoire globale convaincante. Certains passages de son livre sont peut-être trop pointus pour le grand public, mais l’introduction et la conclusion sont très faciles à lire et constituent un bon résumé des éléments-clés de l’histoire du Parti. L’une des caractéristiques du PCC, pointe l’auteur, est sa croyance en son infaillibilité. Croyance qui découle en partie de son histoire improbable : le Parti a été fondé à Shanghai par un groupe de treize jeunes Chinois inspirés par la révolution russe. Ceux-ci ont initié « un mouvement qui allait donner naissance à l’organisation politique la plus puissante du monde, à la tête d’une économie destinée à concurrencer celle des États-Unis. C’est une histoire extra­ordinaire de survie, de désastre et de résurrection, écrit Saich. Compte tenu des conditions difficiles dans lesquelles ce mouvement s’est développé, le PCC n’aurait jamais dû arriver au pouvoir. »

Saich raconte une anecdote mémorable : en 1921, un sympathisant néerlandais, Henk Sneevliet, fut envoyé par Moscou pour assurer la liaison avec les communistes chinois. Sneevliet assista à la première réunion du PCC, laquelle le laissa tellement sceptique qu’il déconseilla aux participants de fonder un parti à part entière. Il affirma que les progressistes devaient d’abord poursuivre des objectifs plus larges et créer des alliances s’ils ne voulaient pas courir à leur ruine.

Avec le recul, il s’avère toutefois que le véritable défi du PCC ne se situe pas tant sur le plan institutionnel que sur le plan des idées : si le Parti est si formidable, pourquoi son histoire est-elle parsemée de tant d’échecs, de politiques qui ont entraîné les famines les plus meurtrières du monde, de purges et d’opérations clandestines qui ont éliminé des millions d’opposants, le tout sans que personne ou presque soit tenu responsable ? Comment l’Histoire peut-elle légitimer une organisation au bilan si mitigé ?

Les dirigeants du Parti ont développé deux stratégies pour donner l’impression que l’Histoire est de leur côté. La première consiste à rejeter la faute sur les étrangers – un scénario efficace dans un pays dont l’histoire nationale officielle ressemble à une litanie d’humiliations perpétrées par des puissances étrangères au cours des XIXe et XXe siècles. Aujourd’hui, on reproche aux étrangers (souvent indifféremment qualifiés d’« Occidentaux ») d’attiser les tensions avec Taïwan, de soutenir l’opposition à Hongkong, de révéler l’existence de camps de rééducation au Xinjiang et d’essayer de saper le contrôle du PCC en subventionnant les ONG, les échanges universitaires et d’autres formes d’« évolution pacifique ».

L’autre stratégie du PCC pour expliquer ses incohérences consiste à accuser ses membres d’avoir fait de mauvais choix politiques, même si à l’époque ceux-ci étaient cohérents avec la ligne du Parti. Ainsi, après la mort de Mao, un groupe de dirigeants chinois surnommé la « bande des Quatre » a été accusé de tous les excès de la Révolution culturelle, et ses partisans ont été la cible de purges alors même que tous suivaient la doctrine maoïste.

Ce genre de volte-face n’encourage pas la démocratie interne pourtant censée prévaloir au sein du Parti. En théorie, les membres peuvent s’exprimer librement sur l’orientation du PCC, du moment qu’ils se plient aux décisions finales et les exécutent avec loyauté. En pratique, l’évolution constante de la doxa implique qu’il vaut mieux se taire, de peur qu’une déclaration innocente sur le moment ne devienne compromettante par la suite. C’était particulièrement vrai à l’époque de Mao, lorsque les rivaux politiques étaient victimes de purges meurtrières. Mais, aujourd’hui encore, il arrive que des dirigeants naguère en vue se retrouvent soudainement sur la touche, voire en prison – souvenez-vous de Bo Xilai, qui s’apprêtait à prendre la place de Xi Jinping à la tête de la République populaire de Chine lorsqu’il a été condamné à la prison à vie pour abus de pouvoir et corruption. Comme le fait remarquer Saich, le concept de lutte est omniprésent dans le langage et les décisions du Parti : « L’héritage du PCC a donné naissance à un langage particulièrement violent, combiné à un rejet systématique des critiques portant sur les fondements idéologiques. Le recours à la violence verbale, voire physique, est considéré comme légitime – non seulement à l’encontre des opposants qui attaqueraient le Parti de l’extérieur, mais aussi à l’égard de la critique interne. Le concept d’opposition parlementaire n’existe pas. 

L’histoire du PCC a donc été particulièrement tumultueuse : on ne compte qu’une seule passation des pouvoirs pacifique, entre Jiang Zemin et Hu Jintao en 2002. Toutes les autres se sont accompagnées de purges et de procès pour l’exemple, comme en témoigne le renvoi de Bo de toutes ses fonctions et son expulsion du Parti à la veille de l’accession de Xi au pouvoir, en 2012.

Cependant, comme l’écrit Bruce J. Dickson dans « Le Parti et le peuple. La politique chinoise au XXIe siècle » 3, supposer que le PCC gouverne essentiellement par la peur est une conception trop simpliste. La capacité d’adaptation du Parti est au cœur de la gouvernance de la Chine. C’est précisément cette capacité d’adaptation qui lui a permis d’opérer de grands revirements politiques. La plupart du temps, les dirigeants agissent de façon extrêmement prudente et peinent à anticiper les problèmes. Néanmoins, lorsqu’ils prennent la décision d’agir, ils le font avec rapidité et ne lésinent pas sur les moyens.

Un exemple que Dickson cite à bon escient est celui de la crise du ­Covid-19. On sait désormais que les autorités locales ont d’abord tenté de dissimuler ce qui semblait être une crise sanitaire mineure à Wuhan ; mais, lorsque la situation est devenue explosive, les dirigeants du Comité central se sont montrés implacables. Les responsables locaux ont été limogés, et le gouvernement a décrété un confinement total de la région, puis d’une grande partie du pays. Des médecins et infirmiers de toute la Chine ont été réquisitionnés, des hôpitaux de fortune érigés et l’armée mobilisée. En quelques mois, le PCC avait repris le contrôle sur l’épidémie.

Tous les observateurs sérieux de la Chine vous diront que la capacité d’adaptation et de réaction du PCC est la clé de son succès, note Dickson. Simplement, cette analyse nuancée ne correspond pas à l’idée que l’on se fait aujourd’hui de la Chine, à savoir qu’elle serait une menace stratégique qui gouverne par la force brute et le big data. Ces caricatures sont particulièrement convaincantes vues de loin, ce qui est de plus en plus le mode d’investigation privilégié des journalistes et des commentateurs. Cependant, elles ne permettent pas d’expliquer de manière satisfaisante comment la Chine s’est développée si rapidement, ni pourquoi l’opposition au Parti est si faible à l’intérieur du pays.

Dickson donne un aperçu utile des différents organes de gouvernance de la Chine et de l’implication du Parti dans chacun d’entre eux. Il aborde également une série de questions importantes – comme la raison pour laquelle le PCC voit d’un mauvais œil la société civile ou les groupes religieux. Dickson est particulièrement percutant sur la question du nationalisme, que de nombreux observateurs étrangers s’inquiètent de voir augmenter en Chine, surtout chez les jeunes. Le livre offre une analyse convaincante de données d’opinion qui suggèrent que ce n’est pas le cas : les jeunes sont en fait moins nationalistes que ne l’étaient leurs parents.

Quant à savoir pourquoi il y a si peu d’opposition en Chine, Dickson ne nie pas que ce soit en partie le résultat de la politique de sécurité publique : les dissidents sont arrêtés et souvent condamnés à des peines de prison draconiennes. Mais un autre facteur, tout aussi important, entre en ligne de compte : d’après les sondages et les études de terrain, une vaste majorité de la population chinoise semble assez satisfaite de la façon dont le PCC dirige le pays. Nombreux sont les opposants à déplorer qu’il en soit ainsi, écrit Dickson, mais comment expliquer autrement le peu de soutien qu’ils reçoivent ? La Chine n’a pas d’Andreï Sakharov ni d’Alexandre Soljenitsyne, ces figures de l’opposition qui suscitaient en leur temps une grande ferveur populaire.

Dans un chapitre posant la sempiternelle question « La Chine deviendra-t-elle démocratique ? », Dickson analyse le sens que la plupart des Chinois attribuent au terme « démocratie ». Des études montrent que peu d’entre eux associent la démocratie, minzhu en chinois, aux élections, à l’État de droit, à la liberté politique et à l’égalité des droits. La plupart d’entre eux la voient plutôt en termes de résultats, le principal critère étant que les décisions soient prises dans l’intérêt du peuple.

Les Chinois ne sont pas passifs pour autant : ils sont nombreux à protester lorsqu’ils ont le sentiment d’être traités injustement. Mais, écrit Dickson, « tant que les revenus continuent d’augmenter, que l’accès à l’enseignement supérieur se généralise, que les soins de santé deviennent plus abordables, que la qualité de l’air s’améliore et ainsi de suite, il est peu probable qu’ils exigent des élections pluralistes, un système multipartite, l’instauration d’un État de droit, la liberté d’expression et d’autres dispositifs institutionnels de la démocratie ». Ces conceptions différentes de la démocratie et de la bonne gouvernance expliquent en partie pourquoi beaucoup d’étrangers considèrent le PCC comme un organe répressif et autoritaire, tandis que la plupart des Chinois le jugent relativement réactif et compétent.

Au cours de sa longue histoire, le PCC a mis en œuvre d’autres stratégies que l’autoritarisme adaptatif, comme le démontrent Timothy Cheek, Klaus Mühlhahn et Hans van de Ven dans un autre ouvrage publié à l’occasion du centenaire du Parti, « Le Parti communiste chinois. Un siècle en dix biographies » 4. Parmi ces biographies poignantes, on trouve celle d’un libéral tristement célèbre pour avoir été éliminé par Mao dans les années 1940, celle de l’épouse d’un secrétaire du Parti déchu, celle d’un communiste intègre qui s’est retiré pour mener une existence d’ermite après le soulèvement de Tiananmen en 1989 et celle d’une actrice de cinéma des années 1940 plus tard victime des purges. Selon les auteurs, ces vies sont la preuve que le Parti comprenait également une branche libérale et cosmopolite qui a parfois joué un rôle central : « Les partisans du PCC pensaient que la Chine avait besoin de changement et que seul le Parti pouvait le faire advenir. Mais ils étaient également attachés à l’autonomie intellectuelle et morale, au droit de critiquer le Parti et à la décentralisation du pouvoir. »

La personne qui correspond le mieux à cette description n’est pas présentée dans ce volume, mais elle plane sur tous ces livres comme l’esprit d’un saint patron. Il s’agit de Gao Hua, historien à l’Université de Nankin, décédé d’un cancer du foie en 2011, à 57 ans. Gao grandit pendant la Révolution culturelle et assiste au déferlement de la violence maoïste, qui s’étale sur des affichettes manuscrites placardées dans les rues de sa ville natale. Nombre d’entre elles font référence à une purge menée dans les années 1940 contre des écrivains, des artistes et des penseurs qui s’étaient rendus dans une région pauvre et montagneuse de l’ouest de la Chine pour rejoindre la base politique et militaire des communistes, située dans la petite ville de Yan’an.

Gao, intrigué, veut en apprendre davantage. Mais ce n’est pas une mince affaire, car la plupart des livres sont interdits pendant la Révolution culturelle. C’est alors que la chance intervient. Plusieurs milliers de livres se trouvent enfermés dans un entrepôt près de chez lui, et l’aimable monsieur qui en a la charge autorise Gao et un de ses amis à en emprunter quelques-uns. Gao lit des centaines d’ouvrages interdits, dont les romans de Ding Ling et les essais de Wang Shiwei, deux auteurs ayant fait les frais de la purge ordonnée par Mao à Yan’an vingt-cinq ans plus tôt.

Lorsque Gao entre à l’Université de Nankin en 1978, il sait d’instinct que dans cette purge se trouve une clé pour comprendre les traumatismes endurés par son pays. Il commence à rassembler des mémoires, des journaux, des documents et d’autres témoignages. Vingt-deux ans plus tard, il publie l’œuvre d’une vie, How the Red Sun Rose (« Comment le Soleil rouge s’est levé »).

Le Soleil rouge, bien sûr, c’est Mao. Et la réponse à la question posée dans le titre, c’est qu’il s’est levé au prix de purges sanglantes qui ont détruit des vies et forcé l’obéissance. L’histoire officielle dépeint la campagne de rectification de Yan’an comme une grande victoire pour la révolution, comme la mise à contribution des intellectuels qui se sont vu confier une mission sacrée : sauver la Chine sous la houlette du Parti communiste chinois. La campagne de rectification de Yan’an est souvent considérée au même niveau que le mouvement du 4 mai, cette véritable déferlante de créativité et d’énergie qui, en 1919, a lancé la période la plus fertile de l’histoire de la Chine contemporaine. Ce que Gao démontre, cependant, c’est que Yan’an était tout le contraire : un musellement des intellectuels chinois, réduits à devenir des apparatchiks pour éviter la persécution.

Dans la postface de son livre, Gao décrit son éducation, ses motivations et sa méthode de travail. Il n’a pas pu accéder aux documents officiels : son projet a immédiatement été considéré comme trop sensible pour qu’il soit autorisé à consulter les archives gouvernementales. Il s’est régulièrement vu refuser des bourses de recherche, des promotions et la possibilité d’obtenir un poste de direction dans une autre université. Il payait de sa poche chaque livre, chaque photocopie. Cette somme, il l’a écrite à la table de sa cuisine, en fumant cigarette sur cigarette et en buvant du thé. À la fin de sa vie, sa réputation était telle que certains faisaient des pèlerinages à Nankin pour le rencontrer.

Sa mort précoce l’a privé de la possibilité d’écrire son prochain livre, qui, selon ses proches, aurait dû porter sur la période qui suivit la prise de pouvoir des communistes en 1949, lorsque Mao remodela le Parti pour le transformer en outil de contrôle. Mais, d’une certaine manière, l’œuvre de sa vie était terminée. Son livre met à mal ce qui est peut-être le mythe originel du PCC, l’histoire selon laquelle le Parti serait né d’une bande d’idéalistes purs et intègres qui combattaient pour leur pays. Bien qu’il ne soit jamais sorti en Chine continentale, le livre de Gao a été publié par l’Université chinoise de Hongkong en 2000 et a fait l’objet de 22 réimpressions depuis. En 2019, il a été magistralement traduit en anglais par le duo de traducteurs chevronnés que forment Stacey Mosher et Guo Jian.

Le livre est dense, long et exigeant. Les historiens peinent à apprécier tout le mal que s’est donné Gao pour psychanalyser Mao et ses motivations intimes. Pourtant, son livre est un tour de force, car il interroge l’ensemble du projet communiste. Voilà un historien chinois, vivant et travaillant en Chine, qui défie le PCC en s’attaquant à ses fondements idéologiques les plus sacrés.

L’objectif annoncé de Gao est de suivre les préceptes de Chen Yinke, grand historien du XXe siècle mort d’un arrêt cardiaque après avoir été la cible de persécutions pendant la Révolution culturelle. Chen avait déclaré que la mission de l’historien devait consister à « observer l’océan dans une goutte d’eau ». En cela, Gao a réussi. Il ne se contente pas de reconstituer l’histoire censurée, il montre aussi comment le PCC a contrôlé des générations de romanciers et de poètes, d’artistes et de blogueurs, de vidéastes et de journalistes citoyens – toutes ces personnes qui ont lutté pour se faire entendre, non seulement dans les années 1940, mais depuis que le Parti existe. Si le PCC a réussi à réduire la plupart d’entre elles au silence et à convaincre les autres qu’elles n’avaient pas à mettre le nez dans la gouvernance du pays, Gao est la preuve que, cent ans plus tard, un courant profond de libre pensée continue de traverser la Chine. 

— Ian Johnson est un journaliste canadien
qui couvre la politique et l’histoire chinoise depuis trente-cinq ans pour le New York Times et le Journal of Asian Studies, entre autres.
Il vivait à Pékin jusqu’à ce que son visa soit annulé en mars 2020, comme celui d’une douzaine de journalistes étrangers.
— Cet article est paru dans The New York Review of Books le 1er juillet 2021. Il a été traduit par Charlotte Navion.

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Ce sont les deux descendants de Steve Jobs, et ils s’affrontent pour la domination du monde que le fondateur d’Apple a quitté en 2011. En des temps plus paisibles, Steve prodiguait ses conseils à Mark, alors âgé d’une vingtaine d’années, lors de longues promenades à travers les vergers d’abricotiers de la Silicon Valley ; et à la même époque, il remettait à Tim, tout juste quinquagénaire, les clés du royaume de la technologie. Aujourd’hui, Mark Zuckerberg, cofondateur et PDG de Facebook, pèse près de 130 milliards de dollars ; Tim Cook, lui, est PDG d’Apple et ne pèse que 1,3 milliard de dollars. Mais c’est Cook qui tient la corde, l’avenir d’Apple semblant plus assuré que celui de Facebook : Apple est valorisé par le marché à 2 500 milliards de dollars, tandis que Facebook vient seulement de passer la barre des 1 000 milliards de dollars de capitalisation.

Les deux hommes ont connu une extraordinaire réussite, mais, philoso­phiquement et psychologiquement, ils sont aux antipodes l’un de l’autre. Zuckerberg est un idéaliste qui imagine le monde tel qu’il devrait être, tandis que Cook est un pragmatique qui voit le monde tel qu’il est. Dans le monde imaginé par Zuckerberg, l’interconnexion de la planète révélera notre humanité commune et rassemblera les gens dans la paix. Celui de Cook est tel que nous le connaissons : un monde divisé par l’agressivité, les contre-vérités et le ressentiment suscités par notre interconnexion croissante – mais un monde que la technologie peut, avec un peu de chance, rendre meilleur.

Ce qui est en jeu, c’est l’avenir d’Internet : son fonctionnement et, surtout, la façon dont il génère de l’argent. Au début des années 2000, le cours des sociétés technologiques a dévissé lorsque la « bulle Internet » a éclaté. On ne jurait que par le Web, mais on a soudain réalisé que personne ne savait comment le financer. La solution adoptée par Facebook et la plupart des acteurs du secteur, à l’exception d’Apple, a été la publicité. On gagnerait le droit de surfer sur Internet au prix d’un déluge d’annonces en ligne. Résultat : un nouveau boom technologique, qui dure toujours, mais aussi une invasion sans précédent de nos vies privées, car la publicité en ligne implique que nos déambulations sur la Toile soient passées au peigne fin. Plus on en sait sur un internaute, mieux on peut cibler les pubs et plus cher elles coûtent. Chacune de nos navigations sur le Web fait l’objet d’une collecte d’informations précises – consultez un site, et vous vous retrouverez pisté lorsque vous passerez sur d’autres.

En 1998, lorsqu’il a rejoint Apple, Cook a clairement indiqué que le respect de la vie privée lui tenait à cœur. Il s’agissait pour lui de « l’une des principales problématiques de ce siècle », avait-il déclaré à ses collaborateurs. À ses yeux, le respect de la vie privée est un droit de l’homme et une liberté fondamentale ; et il n’a cessé de réaffirmer qu’Apple ne collecterait pas les données personnelles de ses utilisateurs. Dans une interview de 2014, il a même durci sa position : « Je pense que tout le monde devrait se poser cette question : comment telle entreprise gagne-t-elle de l’argent ? Suivez l’argent. Et, si une entreprise est financée principalement par la collecte de quantité de données personnelles, je crois que vous avez le droit de vous inquiéter. Et de savoir ce qu’il advient de ces données. » Il a également lancé cet avertissement, désormais rebattu : « Si un service en ligne est gratuit, c’est que vous n’êtes pas le client. Vous êtes le produit. » Peu après, Zuckerberg a rétorqué dans une interview au magazine Time : « Je suis assez agacé de constater que de plus en plus de gens estiment qu’un modèle fondé sur la publicité ne peut pas être en adéquation avec ses clients. Je pense que cette idée est ridicule. Vous croyez, vous, que parce que vous donnez de l’argent à Apple vous êtes en adéquation avec cette entreprise ? Si c’était le cas, ils vendraient leurs produits bien moins cher ! » De plus en plus exaspéré par les remarques de Cook, Zuckerberg a ordonné en 2018 à toute son équipe de direction de ne plus utiliser les iPhones d’Apple et de passer aux appareils Android. Et, depuis, il fait valoir qu’Apple, « du fait de sa position dominante, exerce un contrôle sans précédent sur ce qui se retrouve dans nos téléphones ».

Le plus curieux dans cette querelle, c’est qu’à première vue les deux entreprises n’ont aucune raison de se déclarer la guerre – d’ailleurs, Cook ne considère pas Facebook comme un concurrent, puisque Apple « n’est pas dans le business des réseaux sociaux ». Mais Apple et Facebook ont graduellement empiété sur leurs territoires respectifs. L’iPhone contient des services numériques tels que la messagerie instantanée iMessage, qui fait concurrence à WhatsApp, une application détenue par Facebook. Et Facebook s’est lancé dans la fabrication de matériel informatique avec des produits comme Portal, un système de visioconférence. Les entreprises de la Silicon Valley qui se diversifient en dehors de leur cœur d’activité sont désormais nombreuses. Amazon était initialement un site de vente en ligne, mais, grâce à l’énorme succès d’Amazon Web Services, il est devenu un leader mondial du cloud ­c­omputing, activité bien plus rentable que le commerce de détail. Google n’était jadis qu’un moteur de recherche, mais, via Alphabet, sa société holding, le groupe est désormais propriétaire de YouTube, de Waymo, un fabricant de voitures autonomes, et de DeepMind, une société britannique spécialisée dans l’intelligence artificielle.

La querelle entre Tim et Mark ne porte pourtant pas que sur des questions de diversification. La vraie pomme de discorde, c’est l’affrontement entre le modèle économique de Facebook, fondé sur la publicité, et le contrôle qu’Apple entend exercer sur la diffusion desdites publicités. En 2021, la longue guerre froide entre les deux entreprises a pris un coup de chaud : Cook est passé à l’action en introduisant dans le dernier système d’exploitation des appareils mobiles d’Apple (iPhone et iPad) une fonctionnalité appelée App Tracking Transparency (ATT), qui permet aux utilisateurs de choisir s’ils veulent partager ou non leurs données de navigation avec une application (le navigateur Safari, sur les ordinateurs Apple, comportait déjà une fonctionnalité de ce type). Cette innovation avait été annoncée dès 2010 par des remarques de Steve Jobs. À ses yeux, la solution au problème de la protection de la vie privée était de donner le choix aux utilisateurs : « Je crois que les gens sont intelligents et que certains sont plus enclins que d’autres à partager leurs données. Posez-leur la question. Posez-leur la question à chaque fois. Faites en sorte qu’ils puissent vous dire d’arrêter de leur poser la question s’ils en ont marre. Et dites-leur précisément ce que vous comptez faire de leurs données. » Faisant écho à la voix de son maître, Cook a déclaré qu’ATT « ne vise pas une société en particulier. C’est une question de principe : chaque individu doit pouvoir décider si ses données de navigation sont collectées ou non. C’est aussi simple que ça ». Mais il a ajouté : « Cessons de nous voiler la face quant à notre approche de la technologie. On ne peut plus continuer à considérer que toute interaction est systématiquement positive. » Cette déclaration de Cook visait évidemment Facebook – l’idée selon laquelle « toute interaction est bonne » était pour Zuckerberg ce qui justifiait l’existence des réseaux sociaux. ATT a été déployé fin avril 2021 ; les conséquences pour Facebook n’ont pas tardé à se faire sentir. Selon Flurry Analytics, au cours des premières semaines d’exploitation, 85 % des utilisateurs à travers le monde ont cliqué sur l’option « do not track » [« désactiver le traçage »] lorsqu’elle leur était ­proposée. En Amérique, ce chiffre atteint 94 %. Et cela a un effet immédiat sur les recettes publicitaires. Étonnamment, Cook s’est dit « choqué par la violence des réactions » – principalement celle de Zuckerberg, qui a présenté la chose comme une attaque frontale du modèle économique de Facebook.

Facebook dispose pourtant de puissants arguments contre Apple. Mark Zuckerberg pourrait, par exemple, mettre en avant l’hypocrisie de Tim Cook, qui, dans le cadre de ses activités en Chine, a dû concéder au gouvernement chinois l’accès aux données de ses utilisateurs. Cette critique est certes fondée, mais combien d’entreprises, placées dans une situation similaire, ont eu l’intégrité de refuser de s’implanter en Chine ou de se retirer du marché chinois ? Facebook n’est pas accessible en Chine, mais l’entreprise vend chaque année pour des milliards de dollars d’espaces publicitaires à des annonceurs chinois. En 2010, Google a retiré de Chine une version censurée de son moteur de recherche, tout en lançant secrètement quelques années plus tard le projet Dragonfly, visant à développer un moteur de recherche spécialement conçu pour être compatible avec la censure chinoise. Le développement a été abandonné lorsque l’affaire a fuité et provoqué une levée de boucliers en interne.

L’affirmation selon laquelle ATT nuirait davantage aux petites entreprises qu’aux grandes est davantage recevable – les clients des publicités Facebook sont pour la plupart des petites structures, des entreprises familiales de taille modeste. « En l’absence de publicités personnalisées, a déclaré Facebook à propos d’ATT, nos données montrent que l’annonceur de base risque de voir ses ventes baisser de 60 % par dollar de publicité dépensé. » En outre, Apple utilise Google comme moteur de recherche par défaut sur l’iPhone – Google, qui collecte vos données de navigation autant, sinon plus, que Facebook. Alors pourquoi considérer Google comme un ami et Facebook comme un ennemi ? Enfin, démolir le modèle publicitaire forcera les internautes à payer pour des services qu’ils en sont venus à considérer comme gratuits de plein droit. Ce dernier point est crucial et va bien au-delà de l’aversion mutuelle de Zuckerberg et Cook. La beauté du modèle publicitaire est en effet qu’il camoufle le coût des services Internet. Les utilisateurs sont certes mis à contribution, mais ils paient avec leur attention, soumise à une avalanche de pubs, voire en mettant la main à la poche quand ils achètent les produits suggérés (et donc financent les publicités). Mais l’inscription sur Facebook est gratuite. En revanche, les clients paient les appareils haut de gamme d’Apple au prix fort, et plus encore l’accès aux services Apple de cloud, de télévision et de musique ; mais c’est dans le cadre d’un accord consenti, transparent, chiffrable.

Quoi qu’il en soit, ces questions ont été éclipsées par les récents déboires de Facebook. L’ampleur de la collecte de données opérée par Facebook et sa vulnérabilité aux abus sont apparues brutalement au grand jour en 2018, avec le scandale Cambridge Analytica : on a découvert que cette société spécialisée dans la communication stratégique avait récolté les données de millions d’utilisateurs de Facebook afin de concevoir des publicités ciblées pour la campagne électorale de Donald Trump en 2016. Facebook a été condamné par la FTC [la Commission fédérale du commerce américaine] à une amende de 5 milliards de dollars. Il s’est avéré que la Russie aussi avait utilisé Facebook pour tenter de manipuler les élections américaines. Ces événements ont fait chuter la capitalisation boursière de Facebook de 100 milliards de dollars. An Ugly Truth, paru à l’été 2021, lève le voile sur l’étendue de l’incompétence du management actuel de Facebook. Dans ce livre, Sheera Frenkel et Cecilia Kang se livrent à un implacable réquisitoire contre l’attitude des dirigeants aux plus hauts échelons de l’entreprise, qui ont opté pour une politique de déni, de dédouanement et de dissimulation. L’idéalisme de Zuckerberg s’est mué en une obsession malsaine pour la croissance, ­obsession à laquelle il a tout sacrifié : crédibilité, vérité, sagesse politique et même simple décence. Le livre souligne sa naïveté en matière de management, aux antipodes de la prudence et de la grande expérience de Tim Cook.

Interrogé sur ce que lui inspiraient les récents ennuis de Facebook, Cook a répondu froidement : « Je ne me serais jamais mis dans cette situation-là. » Furieux, Zuckerberg a rétorqué que Cook s’était montré « extrêmement désinvolte » et que ses propos « n’avaient rien à voir avec la vérité ». En privé, il aurait dit à ses collaborateurs qu’il fallait « faire souffrir » Apple. Ce qui a conduit à des extrémités grotesques, notamment lorsque, en 2017, Facebook s’est mis à frayer avec Definers Public Affairs, une agence de communication ancrée à droite et passablement glauque, spécialisée, entre autres, dans les manœuvres visant à discréditer des personnes ou des sociétés. Une de ses initiatives a été de faire courir la rumeur que Tim Cook pourrait être candidat à la présidence américaine en 2020, sans doute dans l’idée de saper les relations courtoises que Cook avait su habilement tisser avec l’administration Trump. D’innombrables articles anti-Apple ont également été propagés. Lorsque The New York Times a dévoilé toute l’opération, Facebook a remercié Definers Public Affairs.

Tout au long de cette période tendue, Facebook a pataugé dans sa façon de se présenter au public. On imagine très bien qu’un boursicoteur lambda puisse discuter avec Cook : il a l’air d’un homme d’affaires classique, austère mais accessible. Mais ce même boursicoteur lambda resterait coi face à Zuckerberg, qui, avec son allure de robot, son expression vide et ses cheveux ras, ressemble à un extraterrestre. D’ailleurs, la conclusion de la plupart des gens, c’est qu’il est bel et bien un robot – et un robot indéniablement coupable de tous les délits imputés à son entreprise.

Pour Kara Swisher – la spécialiste technologie du New York Times qui, en tant que telle, parle régulièrement avec Zuckerberg –, il s’agit d’un malentendu. « Zuckerberg est l’une des personnes les moins cyniques que je connaisse dans la Silicon Valley », affirme-t-elle. Et elle va jusqu’à suggérer qu’il y a chez lui une sorte de pureté intrinsèque : « Quiconque a passé un peu de temps avec lui sait que son immense pouvoir l’inquiète et qu’il réfléchit longuement avant de prendre la moindre décision. Lors de nos innombrables conversations téléphoniques au fil des années – ­souvent tard le soir, un peu comme deux étudiants qui bavarderaient toute la nuit dans leur dortoir universitaire –, il soutenait qu’il faisait confiance à la vaste communauté de Facebook pour éliminer les infâmes foutaises, souvent toxiques, qui se déversaient sur sa plateforme. M. Zuckerberg a foi en la perfecti­bilité de l’homme. » Un commentaire qui peut séduire ou terrifier, selon la culture historique de chacun : plus on connaît l’histoire, plus on le trouve effrayant. « Zucker­berg ne semble jamais mû par un instinct primaire », insiste Kara Swisher.

Vous pouvez me prendre pour un idiot, mais je pressens qu’il y a là une part de vérité. Zuckerberg s’accroche sans doute aveuglément à sa conviction que connecter les gens les uns aux autres est fondamentalement une bonne chose, même si le monde regorge d’individus peu recommandables. C’est une question de foi, pas de raison – et la foi n’est pas chose mauvaise en soi.

Mais elle peut l’être. La carrière de Zuckerberg – brillant codeur qui a abandonné Harvard pour lancer une entreprise devenue un géant des réseaux sociaux – est une sorte de rêve d’étudiant fondé sur l’idée qu’il était plus intelligent que ses professeurs. Une idée si dangereusement séduisante que Scott Galloway, professeur de marketing à la Stern School of Business de New York, met désormais en garde ses étudiants, dont certains sont manifestement la proie de cette redoutable illusion : « Partez du principe que vous n’êtes pas Mark Zuckerberg. » Et d’ajouter sur Twitter : « Zuckerberg a perverti nos élections, sapé le moral des ados et appauvri le débat public. »

Tim Cook est plus difficile à cerner. Le parcours professionnel de Zuckerberg – Harvard, puis Facebook – ne lui a pas permis de multiplier les expériences, tandis que Cook a toujours été en prise avec le réel. Né en 1960 à Mobile, en Alabama, dans une famille de la classe ouvrière, il a fait des études d’ingénieur et d’administration des affaires. Il a travaillé dans l’informatique et s’est hissé jusqu’au poste de vice-président chez Compaq, qu’il n’a occupé que six mois. Steve Jobs lui a fait une offre et, au mépris du bon sens, Cook l’a acceptée (« J’ai obéi à mon intuition, pas à l’hémisphère gauche de mon cerveau »). Il a pris la tête d’Apple en 2011, six semaines avant la mort de Steve Jobs. Autour de lui, tout le monde était sceptique – un simple businessman qui succède au plus formidable, au plus éblouissant artiste de la technologie ! Mais son succès a été époustouflant, principalement parce qu’il n’a pas essayé d’être Jobs. En s’attaquant à tous les détails ennuyeux de la diplomatie, de la gestion du personnel et de la stratégie commerciale, Tim Cook a fait d’Apple la société la plus valorisée sur le marché. Sa capitalisation est désormais supérieure au PIB de l’Espagne.

Ce genre de tour de force n’est pas à la portée d’un grand artiste, ni d’un idéaliste qui a abandonné ses études à Harvard. Mais d’un moraliste – et c’est exactement ce que Cook semble être. Il est gay – ce qui n’a pas dû être facile dans l’Alabama des années 1970 – et a un sens aigu des droits des minorités. Il a rudoyé de gros actionnaires qui s’opposaient à sa volonté de rendre la technologie Apple accessible aux aveugles et aux handicapés ; et il a dit à d’autres qu’ils n’avaient qu’à « sortir du capital » s’ils n’étaient pas d’accord avec la position de l’entreprise sur le changement climatique (en juillet 2020, Cook a promis qu’Apple serait 100 % neutre en carbone d’ici à 2030). Dans une tribune publiée par le Washington Post en 2015, Cook a également attaqué la « loi sur la liberté religieuse » adoptée dans plusieurs États, dont l’Indiana et l’Arkansas, qu’il considère comme source potentielle de discrimination contre les personnes LGBT 1. « Cette loi légitime l’injustice », écrit-il. On distingue aussi un soupçon de moralisme dans ses attaques contre Facebook. Il estime que nos sociétés traversent une « crise de la vie privée » et que nous sommes sans cesse incités à livrer nos données personnelles, qui sont ensuite revendues aux annonceurs. De ce fait, les réseaux sociaux basés sur un modèle publicitaire, sont malhonnêtes.

Pour répondre à ces accusations, Zuckerberg l’idéaliste a dû descendre de sa tour d’ivoire. C’est lorsqu’il souligne le contrôle qu’exerce Apple sur son environnement qu’il est le plus convaincant. L’iPhone n’est pas, comme on pourrait le croire, un outil qui donne accès au monde en toute neutralité. Apple régente ce qu’on peut ou ne peut pas faire en sélectionnant les applications disponibles – c’est le fameux « contrôle sans précédent » évoqué par Zuckerberg. Cette mainmise, combinée aux attaques de Cook, aurait incité Facebook à envisager une action antitrust contre Apple. « Comme nous l’avons dit et répété, a déclaré la porte-parole de Facebook, Ashley Zandy, aux journalistes en janvier 2021, nous estimons que, en utilisant son contrôle sur l’App Store pour accroître ses profits au détriment des développeurs d’applications et des petites entreprises, Apple se comporte de façon anticoncurrentielle. » Epic Games, l’éditeur du jeu Fortnite, poursuit d’ailleurs Apple en justice au motif que l’entreprise – qui prélève une commission de 30 % sur chaque transaction passée via l’App Store – fonctionne comme un monopole.

Le mot « antitrust » révèle l’existence de deux tabous dans ce débat. La législation antitrust est mal vue depuis des décennies, sans doute parce que l’on croit à tort qu’elle procède d’une vision anticapitaliste hostile à la liberté du marché. En fait, comme l’ont montré les démantèlements de Standard Oil en 1911 et de l’opérateur télécoms AT&T en 1982, la destruction des monopoles est essentielle au maintien de la liberté du marché. Aujourd’hui, face à l’ascension apparemment implacable des grandes entreprises technologiques, on perçoit des signes du retour en grâce de l’antitrust. Apple et Facebook sont deux cibles potentielles : on pourrait arguer que ces sociétés ont des pratiques anticoncurrentielles qui pénalisent le consommateur, Apple en gardant la mainmise sur l’App Store et Facebook en rachetant ses concurrents potentiels (tels WhatsApp et Instagram) pour les neutraliser. Le tabou qui règne autour de l’antitrust s’est renforcé récemment avec la nomination par Joe Biden de Lina Khan à la présidence de la FTC. Elle est jeune (32 ans) et sérieusement préoccupée par l’expansion des monopoles, notamment dans la Silicon Valley. En 2017, elle avait introduit un changement dans le climat des affaires en mettant le démantèlement des monopoles au cœur du débat politique, grâce à un article publié par le Yale Law Journal et intitulé « Le paradoxe antitrust d’Amazon ».

Quant au second tabou, il s’agit de la section 230 du Communications Decency Act, un texte adopté par le Congrès en 1996, qui règlemente le contenu d’Internet. Cette loi stipule qu’« aucun fournisseur ou utilisateur d’un service informatique interactif ne doit être considéré comme l’éditeur ou le diffuseur d’une information provenant d’un autre fournisseur de contenu ». Si l’on est diffamé dans un journal, on peut poursuivre en justice le diffamateur et le journal ; mais, en vertu de cette loi, si l’on se trouve diffamé sur Facebook, on peut poursuivre le diffamateur mais pas Facebook. Sans cette loi, Facebook n’existerait pas, ou du moins pas sous sa forme actuelle. Or c’est une loi absurde, parce qu’elle permet aux entreprises de réseaux sociaux de ne pas être considérées comme des éditeurs de contenu, bien que manifestement elles le soient : elles diffusent des messages à des millions de personnes et les conservent peu ou prou pour toujours. Cette loi avantage injustement les réseaux sociaux par rapport aux autres médias. Leur responsabilité quant au contenu qui circule sur leur plateforme se trouve maintenant au cœur du débat. Suite à des scandales comme celui de Cambridge Analytica, la plupart des gens pensent désormais que les réseaux sociaux devraient être tenus pour responsables de leur contenu au même titre que les éditeurs traditionnels. Or cela menacerait l’existence même de Facebook, voire celle d’Apple. Rien d’étonnant, donc, à ce que Cook ait déclaré : « Je pense que le temps est venu de revoir la section 230. Mais je ne sais pas quelle serait la meilleure façon de le faire. »

Tout cela commence à ressembler à une « guerre sans fin », comme celle d’Afghanistan. Mais comment savoir ce qu’il y a dans la tête de ces deux hommes ? Zuckerberg est-il un véritable idéaliste, un brin naïf, ou un gosse de riche avide et hargneux ? Cook est-il un moraliste sincère ou n’est-ce qu’une façade pour mieux contrer la concurrence ? Je ne sais pas – et peut-être que, après s’être si longtemps identifiés à leurs cultures respectives, eux-mêmes ne le savent pas non plus. Mais les réponses à ces questions n’ont pas tant d’importance. Cook et Zuckerberg, comme nous tous, ne font que passer. Ce qui compte, c’est le monde qu’ils laisseront derrière eux. S’agira-t-il d’un monde asservi ou libéré par la technologie ? Le voilà, le vrai sujet de discussion pour les promenades à travers les vergers d’abricotiers de la Silicon Valley.

— Bryan Appleyard est un journaliste et auteur britannique, actuellement éditorialiste pour The Sunday Times.
— Cet article est paru dans New Statesman le 14 juillet 2021. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.

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Dans son excellente et brève chronique sur le foie gras, Norman Kolpas fait l’inventaire de ceux qui voudraient nous l’ôter de la bouche : Kate Winslet, Ralph Fiennes, Thandiwe Newton, Ricky Gervais et feu Roger Moore, ainsi que l’État de Californie, qui a voté une loi en 2019 interdisant sa production et sa vente 1. Pourquoi se soucient-ils de quelque chose d’aussi insignifiant que la fabrication et la consommation de ce mets délicieusement fondant et savoureux, issu d’une tradition millénaire ? Il y a, bien sûr, un soupçon de lutte des classes dans le fait de prôner son interdiction, au même titre que le caviar et autres friandises des nantis et des fins gourmets. Mais l’argument principal des militants anti-foie gras est que sa production implique de faire souffrir les canards et les oies, ce qui est immoral.

L’argument factuel est tout simplement faux, tout comme le jugement éthique qui en découle. J’ai assisté au gavage de canards, et il ne s’agit en aucun cas de maltraitance animale. Ce que j’ai vu, ce sont des canards bien élevés qui font la queue pour avaler à tour de rôle un tube flexible par lequel on leur déverse dans le jabot des granulés de maïs ou de la bouillie de céréales. L’opération ne dure que quelques secondes, et ils semblent adorer ça. D’autant que les éleveuses du sud-ouest de la France que j’ai pu observer les bichonnent et les caressent affectueusement.

Le problème, selon Norman Kolpas, c’est que les détracteurs du foie gras « ont tendance, et c’est bien compréhensible, à anthropomorphiser les oiseaux, en imaginant ce qu’un humain pourrait ressentir si on lui enfonçait un tube dans la gorge ». Penser au gavage comme à un viol oral témoigne d’une méconnaissance de la physiologie des oiseaux. La structure de l’œsophage humain est plus rigide, faite de muscles, de cartilage et d’os. Y insérer un tube implique de passer l’épiglotte, ce qui déclenche un mouvement de haut-le-cœur. Ce réflexe n’existe pas chez les oies et les canards.

Le gavage, en fait, imite le comportement naturel des oiseaux avant leur migration saisonnière : ils se gavent de nourriture en prévision de leurs longs vols. Ce phénomène a été remarqué dès 400 avant J.-C., lorsque, selon Kolpas, « des oies engraissées furent jugées dignes d’être offertes en cadeau lors de la visite en Égypte d’Agésilas, roi de Sparte ». Les Grecs et les Romains gavaient les oies de figues plutôt que de céréales, une pratique dont s’est plus tard inspiré Apicius, un célèbre gastronome du Ier siècle avant notre ère, pour fabriquer du foie gras de porc. C’est avec la conquête de la Gaule (121-51 av. J.-C.) que le foie gras est arrivé dans le sud-ouest de la France – des esclaves, des cuisiniers et des paysans juifs l’ont ensuite répandu dans toute l’Europe. Bien que le foie gras d’oie soit le plus apprécié, on en produit aujourd’hui beaucoup moins que de foie gras de canard (95 % de la production totale), fabriqué essentiellement à partir de canards mulards mâles (issus du croisement de deux espèces), dont la viande succulente est également très prisée.

Pourquoi, alors, cette hystérie autour du foie gras ? Il est vrai que les canards peuvent avoir plus de mal à se dandiner dans la basse-cour lors des derniers jours de leur engraissement ; mais, s’il est incontestable que le gavage provoque un gonflement anormal de leur foie, rien ne dit qu’ils en souffrent. Lors de la dernière phase du processus, les volatiles élevés de façon artisanale sont parqués dans des granges ou des unités plus petites, pour des raisons à la fois de commodité et d’efficacité, mais chaque animal dispose d’un espace minimal défini par les normes européennes, ne serait-ce que pour une question d’hygiène. Les histoires horribles que l’on peut entendre, tout comme les photos d’oies dont les palmes auraient prétendument été clouées au sol, sont fabriquées de toutes pièces. Le but du gavage est de faire prendre du poids aux oiseaux ; les maltraiter les détournerait de la nourriture.

Le foie gras est essentiellement produit en France, bien que les exportations aient récemment diminué à cause de la grippe aviaire. Des méthodes alternatives au gavage semblent toutefois faire leur apparition. Par exemple, une exploitation située en Estrémadure, dans le sud de l’Espagne, offre à ses oies 500 hectares de terrain et les préserve au maximum des contacts avec les êtres humains, afin qu’elles accumulent de la graisse comme si elles allaient migrer. Les supermarchés britanniques Waitrose se sont mis à commercialiser du « faux gras », au goût proche du foie gras d’oie. Dans la vallée de l’Hudson, une exploitation américaine invite les visiteurs à prendre des photos de ses oiseaux pour témoigner des bons traitements qu’ils reçoivent. Il est difficile de trouver des chiffres, mais même les Chinois n’ont apparemment pas réussi à industrialiser la production de foie gras, qui reste un aliment fabriqué de manière artisanale. À l’heure où les poulets sont élevés en batterie dans des conditions effroyables, s’en prendre aux producteurs de foie gras semble dénué de bon sens.

Kolpas aurait pu se montrer un peu plus précis et distinguer les mets les plus délicats – le foie gras entier, qu’il soit cuit, mi-cuit ou poêlé – du pâté de foie gras, beaucoup plus commun, qui contient parfois moins de 50 % de vrai foie gras. Quant à la lutte des classes suscitée par le foie gras, nous devrons la laisser aux anglophones : en 2005, les héritiers de la Révolution française ont inscrit le foie gras à leur patrimoine culturel et gastronomique. 

— Paul Levy a une longue expérience de journaliste et d’auteur gastronomique. Il a, par exemple, dirigé la rubrique « vins » dans
The Observer dans les années 1980. On lui doit The Penguin Book of Food and Drink (Viking, 1996).
— Cet article est paru dans The Spectator le 15 mai 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

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Il est des endroits que la géographie prédestine aux grandes batailles. Julien Gracq pensait que Verdun, étape quasi incontournable entre Paris et la dangereuse frontière allemande, en était un. Langres aussi, sur le plateau du même nom, à ceci près que l’inévitable conflagration n’eut jamais lieu : « Forteresse centrale naturelle », Langres se résigna à n’être qu’« un Verdun qui n’aurait pas rencontré son destin » 1.

Le Verdun de l’Antiquité s’appelait Chéronée. Située en Grèce continentale, entre le mont Parnasse et le mont Hélicon, cette petite ville était le point de passage obligé vers la plaine de Thèbes puis l’Attique. Elle ne passa pas, elle, à côté de son destin. Entre le Ve et le Ier siècle av. J.-C., ses environs furent le théâtre de pas moins de quatre batailles – un record. La plus célèbre opposa, le 2 août 338 av. J.-C., une coalition de cités grecques menée par Athènes et Thèbes aux Macédoniens de Philippe II et de son jeune fils Alexandre, qu’on ne surnommait pas encore « le Grand ». Les cités grecques furent écrasées.

Parmi les principales victimes, le Bataillon sacré, un corps d’élite jusque-là invaincu et qui avait fait la gloire de Thèbes. C’est lui qui est représenté sur le dessin ci-dessus, tiré du dernier ouvrage de James Romm, The Sacred Band (Scribner, 2021). Philippe II, leur vainqueur, pleura, dit-on, en voyant les dépouilles de ces hommes qu’il ne pouvait s’empêcher d’admirer. Il ordonna qu’ils fussent enterrés sur place, unis deux par deux dans la mort comme ils l’avaient été dans la vie. Car le Bataillon sacré avait une particularité : il était composé de 150 couples d’amants.

Thèbes reste la mal-aimée des grandes cités grecques de l’Antiquité. Elle n’eut jamais le rayonnement culturel d’Athènes, ni la réputation militaire de Sparte. On se moquait des habitants de sa région, les Béotiens, au point qu’aujourd’hui encore on continue à qualifier ainsi les rustres incultes. C’est assez injuste. Dans les mythes, Athènes n’existe pour ainsi dire pas, tandis que Thèbes, patrie d’Héraclès et d’Œdipe, occupe une place éminente. On oublie aussi que, au ive siècle avant notre ère, elle succéda à Sparte comme puissance hégémonique en Grèce. Cet âge d’or dura l’espace d’une génération, et le Bataillon sacré y joua un rôle central.

Il reposait sur l’idée, déjà exprimée dans Le Banquet de Platon mais restée jusque-là une simple hypothèse philosophique, que des couples d’amants combattant côte à côte feraient preuve d’un ­courage sans pareil. Nous voilà loin de l’image de l’homosexuel efféminé, dans une tradition, à l’inverse, ultravirile qui sera aussi, bien plus tard, celle du shudō des samouraïs.

Le site précis de la bataille de Chéronée fut découvert en 1818, mais ce n’est qu’en 1880 qu’on mit au jour 254 squelettes du Bataillon sacré. Un archéologue grec, Panagiotis Stamatakis, prit des notes agrémentées de dessins d’une précision exceptionnelle, indiquant la position et les blessures de chaque squelette. Par la suite, les restes furent recouverts et les notes de Stamatakis présumées perdues. En fait, elles se trouvaient dans le département archéologique d’Athènes. C’est grâce à ces documents et à un logiciel de dessin que Romm a pu proposer cette émouvante image d’ensemble du Bataillon sacré tel que Philippe II le fit mettre en terre. Le Macédonien avait au préalable averti quiconque serait tenté de se moquer de ces guerriers homosexuels : « Périssent misérablement ceux qui soupçonneraient ces hommes d’avoir été capables de faire ou d’endurer rien de déshonorant ! » 

— B.T.

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Le nombre d’États dans le monde est passé de 91 en 1950 à 202 en 2010.

Chaque intérêt trouve un « expert » pour prendre son parti.

Les préjugés ne se détruisent pas en les heurtant de front.

75 % des Américains ont une préférence automatique et inconsciente pour les Blancs.

Nombreux sont ceux qui sont persuadés de penser, alors qu’ils se contentent de réaménager leurs préjugés.

En règle générale, les opinions tranchées ne résultent pas d’une connaissance approfondie du sujet.

Dans l’histoire du Parti communiste chinois, on ne compte qu’une seule passation des pouvoirs pacifique : entre Jiang Zemin et Hu Jintao.

La capitalisation d’Apple est supérieure au PIB de l’Espagne.

Les détracteurs du foie gras ont tendance à anthropomorphiser les oiseaux.

Au IVe siècle avant notre ère, Thèbes succéda à Sparte comme
puissance hégémonique en Grèce.

Le traumatisme qui n’a pas été traité se transmet à la génération suivante.

Certains lichens peuvent survivre à des séjours dans l’espace sans protection contre le rayonnement solaire.

Des champignons sont capables de prendre le contrôle de l’esprit et du corps d’un insecte.

365 millions d’Indiens vivent en dessous du seuil de pauvreté.

Du Guesclin mourut presque aussi pauvre qu’avant ses exploits.

Dix millions de couples ont eu recours à la FIV.

Le nombre d’États dans le monde est passé de 91 en 1950 à 202 en 2010.

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On estime généralement que le burn-out – soit le « syndrome d’épuisement professionnel » – date de 1973 ; du moins, c’est à peu près à cette époque que le terme a fait son apparition. Dans les années 1980, tout le monde était épuisé. En 1990, lorsque Robert Fagles, professeur de littérature comparée à Princeton, a publié une nouvelle traduction anglaise de L’Iliade, il a fait dire à Achille, s’adressant à Agamemnon, qu’il ne voulait pas être pris pour un « lâche épuisé » [« burn-out coward »]. Cette expression, inutile de le préciser, ne figurait pas à l’origine dans le texte grec d’Homère. Pourtant, l’idée que les combattants de la guerre de Troie, au XIIe ou XIIIe siècle avant J.-C., étaient au bord du burn-out montre bien à quel point ce mal est présumé universel : les personnes qui écrivent sur l’épuisement professionnel ont tendance à affirmer qu’il existe partout et depuis toujours, même si le phénomène ne cesse de prendre de l’ampleur. Un psychothérapeute suisse, dans une histoire du burn-out publiée en 2013 qui s’ouvre sur l’habituelle mise en garde quant à l’urgence de la situation – « Le burn-out est de plus en plus grave et préoccupant » –, insiste sur le fait qu’il en trouve trace dans l’Ancien Testament. Moïse était en plein burn-out lorsqu’il se plaignit à Dieu dans le livre des Nombres (11, 14) : « Je ne peux pas, à moi tout seul, porter tout ce peuple, car il est trop lourd pour moi. » Tout comme Élie, lorsqu’il « marcha dans le désert un jour de chemin et alla s’asseoir sous un genêt. Il souhaita de mourir et dit : “C’en est assez maintenant, Yahvé !” » (1 Rois 19).

Faire un burn-out, c’est être vidé de toute énergie, comme une batterie tellement à plat qu’on ne peut plus la recharger. Chez l’être humain, cela entraîne des symptômes caractéristiques du « syndrome d’épuisement professionnel » : exténuation, dépersonnalisation (détachement vis-à-vis de soi et de son travail) et perte d’efficacité. Trois travailleurs sur cinq dans le monde se disent épuisés. Voire trois sur quatre, selon une étude américaine de 2020. Dans Can’t Even, Anne Helen Petersen affirme que le burn-out frappe une génération entière. Cette ancienne journaliste de BuzzFeed News se dépeint comme un « tas de cendres ». La planète elle-même souffre des conséquences du burn-out : « Les gens épuisés vont continuer à épuiser la planète », prévenait Arianna Huffington, la cofondatrice du Huffington Post, au printemps 2021. Le nombre de burn-out aurait explosé au cours de la pandémie, si l’on en croit les reportages sensationnalistes diffusés à la télévision, à la radio, sur Internet et dans la plupart des grands journaux et magazines, dont Forbes, The Guardian, Nature et The New Scientist. The New York Times a appelé ses lecteurs à témoigner : « Avant, j’étais capable de rédiger un e-mail parfait en moins d’une minute, raconte l’un d’eux. Maintenant, il me faut plusieurs jours rien que pour trouver l’énergie de réfléchir à une réponse. » Moi-même, lorsque j’ai appris par courriel que j’allais devoir écrire cet article, je me suis dit : « Oh mon Dieu, je ne peux pas faire ça, je suis vidée », puis je me suis ordonné de me ressaisir. La littérature sur l’épuisement professionnel vous dira que ce genre de sentiments aussi – la culpabilité, l’autoflagellation – sont caractéristiques du burn-out. Si vous pensez être épuisé, vous l’êtes effectivement, et, si vous ne pensez pas être épuisé, vous l’êtes quand même. Tout le monde s’assied à l’ombre d’un genêt, pleure et murmure : « Assez. »

Mais qu’est-ce que le burn-out, exactement ? L’Organisation mondiale de la santé a reconnu le syndrome d’épuisement professionnel en 2019, lors de la onzième révision de la Classification internationale des maladies, mais uniquement en tant que trouble relatif au contexte professionnel, non comme une pathologie à part entière. En Suède, vous pouvez vous mettre en arrêt maladie pour burn-out. C’est probablement plus difficile à faire aux États-Unis 1, car le burn-out n’est pas reconnu comme un trouble mental par le DSM-5 [le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, publié en 2013 par l’Association américaine de psychiatrie]. Il y a des chances pour que ce soit un jour le cas, mais de nombreux psychologues s’y opposent au motif que la notion d’épuisement professionnel est trop vague. Un certain nombre d’études suggèrent qu’on ne peut pas distinguer le burn-out de la dépression, ce qui n’enlève rien au caractère horrible du burn-out, mais le rend, en tant que terme clinique, imprécis, redondant et inutile.

S’interroger sur le burn-out, ce n’est pas nier l’ampleur de la souffrance qu’il cause, ni les nombreux ravages de la pandémie : désespoir, amertume, fatigue, ennui, solitude, sentiment d’aliénation et chagrin – surtout chagrin. S’interroger sur le burn-out, c’est se demander quelle signification peut avoir une notion aussi vaste et si elle peut vraiment aider quelqu’un à surmonter ses difficultés. Le burn-out, qui en anglais signifie littéralement « se consumer, brûler de l’intérieur », est une métaphore déguisée en diagnostic. Celle-ci tend à confondre le général et le particulier, le langage commun et la description clinique. Si le burn-out existe partout et de tout temps, il est vide de sens. Si tout le monde est épuisé et l’a toujours été, le burn-out désigne juste… l’enfer de la condition humaine. Mais si le burn-out est un problème relativement récent – s’il est apparu lorsqu’il a été nommé pour la première fois, au début des années 1970 –, alors cela pose la question de son origine.

Herbert J. Freudenberger, l’homme qui a donné son nom au burn-out, est né à Francfort en 1926. Il a 12 ans lorsque les nazis incendient la synagogue que fréquente sa famille. Freudenberger se sert alors du passeport de son père pour fuir l’Allemagne et finit par arriver à New York. Adolescent, il vit pendant quelque temps dans la rue. Il entre au Brooklyn College, puis suit une formation de psychanalyste et obtient un doctorat en psychologie à l’Université de New York. À la fin des années 1960, il se passionne pour le mouvement des free clinics [« cliniques gratuites »].

La première clinique gratuite du pays a été créée à Haight-Ashbury, un quartier de San Francisco, en 1967. « Aux yeux du mouvement, le mot “gratuit” représente un concept philosophique plutôt qu’un terme économique », déclarait l’un de ses fondateurs. Les cliniques communautaires, ajoutait-il, s’adressent aux « populations marginalisées des États-Unis, notamment aux hippies, aux toxicomanes, aux minorités issues de pays pauvres et aux autres laissés-pour-compte qui ont été rejetés par la culture dominante ». Les patients des cliniques gratuites savaient qu’on ne les jugerait pas et qu’ils ne risquaient pas d’être poursuivis en justice. Composés essentiellement de bénévoles, ces établissements étaient spécialisés dans le traitement de la toxicomanie, la gestion de crises liées à la drogue et ce qu’ils appelaient la « désintoxication ». À l’époque, les habitants de Haight-­Ashbury se disaient « consumés » par la drogue : épuisés, vidés, usés, livrés au désespoir.

Freudenberger visite la clinique de Haight-Ashbury en 1967 et en 1968. En 1970, il crée une clinique gratuite à St. Mark’s Place, à New York, ouverte de 18 à 20 heures. Freudenberger travaille toute la journée dans son propre cabinet, en tant que psychothérapeute, pendant dix à douze heures, puis se rend à la clinique, où il travaille jusqu’à minuit. « Vous commencez votre deuxième journée quand la plupart des gens rentrent chez eux, écrit-il en 1973, et vous vous investissez corps et âme dans le travail […]. Vous vous sentez complètement impliqué […] jusqu’à ce que vous vous retrouviez, comme moi, dans un état d’épuisement. »

Le burn-out, comme l’a souligné le psychologue brésilien Flávio Fontes, était à l’origine un autodiagnostic : Freudenberger a emprunté, pour décrire sa souffrance, la métaphore que les toxicomanes avaient forgée pour décrire la leur. En 1974, Freudenberger a dirigé un numéro spécial du Journal of Social Issues consacré au mouvement des free clinics et rédigé un article sur le « burn-out du personnel » (qui, comme l’a noté Fontes, contient trois notes de bas de page renvoyant toutes vers des articles écrits par Freudenberger). Freudenberger décrit quelque chose qui ressemble à l’épuisement des toxicomanes lorsqu’il évoque l’épuisement du personnel soignant des cliniques gratuites :

«Ayant moi-même fait l’expérience de cet état de burn-out, j’ai commencé à me poser un certain nombre de questions à son sujet. Tout d’abord, qu’est-ce que le burn-out ? Comment se manifeste-t-il ? Quels types de personnalités sont plus susceptibles d’en être victimes ? Pourquoi est-il si répandu chez les bénévoles des cliniques gratuites ? »

Le « burn-out du personnel » frappe en premier lieu le chef de clinique charismatique, explique-t-il. Celui-ci, comme certains toxicomanes, s’emporte vite, pleure facilement et devient méfiant, puis paranoïaque. « La personne qui fait un burn-out s’imagine que, ayant été confrontée à tout type de situation à la clinique, elle peut prendre des risques que les autres ne peuvent pas prendre », écrit Freudenberger. Cette personne affiche un goût du risque qui « frise parfois la folie ». Elle aussi consomme des drogues : « Il arrive que cette personne abuse de tranquillisants et de barbituriques. Ou se mette à fumer beaucoup d’herbe et de haschisch. Elle met cette attitude sur le compte de la fatigue et prétexte qu’elle a besoin de se détendre. »

L’expression est passée dans le langage courant. Dans les années 1970, « être un burn-out », comme s’en souvient toute personne ayant fréquenté le lycée à cette époque, c’était être le genre d’ado qui séchait les cours pour fumer de l’herbe derrière le parking de l’établissement. Entre-temps, Freudenberger a étendu la notion d’« épuisement du personnel » à toutes sortes d’employés. Ses archives, conservées à l’Université d’Akron, dans l’Ohio, comprennent des dossiers sur l’épuisement professionnel des avocats, des dentistes, des bibliothécaires, des professionnels de santé, des ministres, des femmes de la classe moyenne, des infirmières, des parents, des pharmaciens, des policiers, des militaires, des professionnels de la petite enfance, des secrétaires, des travailleurs sociaux, des sportifs professionnels, des enseignants et des vétérinaires. Freudenberger voyait des burn-out partout. « Il vaut mieux brûler franchement que s’éteindre à petit feu », chantait Neil Young en 1978 tandis que Freudenberger popularisait la notion de burn-out d’interview en interview et préparait le premier de ses livres sur le sujet. Dans « Burn-out. Le coût élevé de la réussite », écrit avec Geraldine Richelson en 1980 2, il étend la métaphore à l’ensemble des États-Unis. « Pourquoi, en tant que nation, semblons-nous, à la fois collectivement et individuellement, subir les affres d’un phénomène en plein essor, le burn-out ? »

Soudainement, le burn-out a cessé d’être ce qui arrivait aux déshérités qui courbent l’échine dans les quartiers pauvres ; c’était ce qui arrivait à ceux qui en voulaient trop. Cela en a fait un problème américain, un problème de jeune cadre dynamique, un gage de réussite. Les journaux et les magazines se sont emparés de la chose, remplissant leurs pages de chaque nouvelle catégorie de travailleurs épuisés (« Autrefois, chaque fois que nous entendions ou lisions le mot “burn-out”, il était précédé du mot “enseignant” », pouvait-on lire dans un article de 1981 qui mettait en garde contre le « burn-out des femmes au foyer »), d’anecdotes (« Pat se retourne, coupe son réveil et fait comme si le soleil n’était pas levé […]. Pat fait un “burn-out” »), de listes de symptômes (« Plus vous descendez dans la liste, plus vous êtes proche du burn-out ! »), de recommandations (« Arrêtez de ruminer ! ») et de quiz :
Êtes-vous en burn-out ? […] Passez en revue les six derniers mois de votre vie professionnelle, familiale et sociale :

  1. Avez-vous l’impression de travailler plus et d’obtenir de moins bons résultats ?
  2. Vous fatiguez-vous plus facilement ?
  3. Avez-vous souvent le blues sans raison apparente ?
  4. Oubliez-vous des rendez-vous, des échéances, des objets personnels ?
  5. Devenez-vous de plus en plus irritable ?
  6. Êtes-vous de plus en plus déçu par les gens qui vous entourent ?
  7. Voyez-vous moins souvent vos amis intimes et les membres de votre famille ?
  8. Souffrez-vous de symptômes tels que douleurs, maux de tête et rhumes persistants ?
  9. Avez-vous du mal à rire d’une plaisanterie si vous en êtes l’objet ?
  10. Avez-vous peu de choses à dire aux autres ?
  11. Pensez-vous que le sexe apporte plus de désagréments qu’autre chose ?

Vous pouviez cocher les cases, découper le quiz et le coller sur votre frigo ou la cloison de votre open space. « Vous voyez, hein, vous voyez ? C’est écrit là que j’ai besoin de souffler, bon sang. »

Bien sûr, certains se montraient sceptiques. « Le “burn-out” est le nouveau truc à la mode, pointait un chroniqueur du Times-Picayune. Et, si vous n’en faites pas un, on vous suspecte d’être un fainéant. » Même Freudenberger déclara que tout ce battage autour du burn-out l’avait épuisé. Pourtant, en 1985, il publia un nouveau livre, « Le burn-out des femmes. Comment le repérer, le contrer et le prévenir » 3. À l’époque du retour de bâton antiféministe théorisé par Susan Faludi 4, la presse aimait en citer des passages, tels qu’« On ne peut pas tout avoir ».

Freudenberger est mort en 1999 à 73 ans. Sa nécrologie dans le Times indiquait : « Il a travaillé quatorze à quinze heures par jour, six jours par semaine, jusqu’à trois semaines avant sa mort. » Il s’était épuisé.

« Chaque époque a ses maladies emblématiques », écrit le philosophe Byung-Chul Han, né en Corée et vivant à Berlin, dans La Société de la fatigue (Circé, 2014), publié pour la première fois en 2010 en allemand. Pour Han, le burn-out est un mélange de dépression et d’épuisement, « la pathologie d’une société qui souffre de l’excès de positivité », d’une « société de la performance ». Le burn-out est caractéristique d’un « monde qui croit que rien n’est impossible » et qui exige des individus qu’ils triment jusqu’à l’autodestruction. Il est le reflet d’une « humanité qui mène une guerre contre elle-même ».

Lorsque l’on raconte l’histoire brumeuse du burn-out, on oublie souvent que beaucoup des patients traités dans les cliniques gratuites, au début des années 1970, étaient des vétérans de la guerre du Vietnam accros à l’héroïne. La clinique de Haight-Ashbury a pu rester ouverte en partie parce qu’elle prenait en charge tellement de vétérans qu’elle a reçu des financements du gouvernement fédéral. Ces vétérans étaient épuisés par l’héroïne. Mais ils souffraient aussi de ce que l’on a appelé pendant des décennies d’« épuisement au combat ». En 1980, lorsque les travaux de Freudenberger sur le « syndrome d’épuisement professionnel » se sont popularisés, l’épuisement au combat des vétérans du Vietnam a été reconnu par le DSM-III comme un trouble de stress post-traumatique (TSPT). Entre-temps, certains groupes militants, notamment des féministes et des associations de défense des femmes battues et des enfants victimes d’abus sexuels, ont étendu la définition du TSPT à des personnes qui n’avaient jamais été sur un champ de bataille.

Le burn-out, comme le syndrome de stress post-traumatique, est passé de la sphère militaire à la sphère civile, comme si tout le monde souffrait soudain d’épuisement au combat. Depuis la fin des années 1970, Christina Maslach, une psychologue de l’Université de Californie à Berkeley, mène une étude empirique sur le burn-out. En 1981, elle a développé le principal outil permettant de diagnostiquer ce trouble, le Maslach Burnout Inventory (MBI), puis elle a publié l’année suivante « Burn-out. Le coût du souci de l’autre » 5, qui a fait connaître ses recherches auprès du grand public. « Le burn-out est un syndrome d’épuisement émotionnel, de dépersonnalisation et de réduction de l’épanouissement personnel qui apparaît chez les individus impliqués professionnellement auprès d’autrui », écrivait alors Maslach. Elle mettait l’accent sur l’épuisement professionnel dans les « métiers liés aux soins » : l’enseignement, les soins infirmiers et le travail social. Autant de professions occupées majoritairement par des femmes et presque toujours très mal payées (ces personnes, pour prolonger la métaphore guerrière, ont récemment été classées parmi les « travailleurs en première ligne », aux côtés des policiers, des pompiers et des secouristes). Prendre soin de personnes vulnérables et être témoin de leur mal-être exige un lourd tribut et engendre sa part de souffrance. Nommer cette souffrance était censé l’apaiser. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé, car les conditions de travail des soignants – la charge émotionnelle, les horaires, le manque de reconnaissance – ne se sont pas améliorées. Le burn-out a continué à essaimer : « L’épuisement professionnel touche tous les échelons de l’entreprise, des cadres jusqu’aux postes de direction », signalait la Harvard Business Review en 1981 dans un article qui racontait l’histoire d’un cadre au bout du rouleau. « Non seulement les longues journées de travail, la pression incessante et le fait de marcher sur la corde raide entre des intérêts contradictoires l’épuisaient, mais tout cela l’empêchait également de s’attaquer aux problèmes qui nécessitaient une attention particulière […]. En bref, il faisait un “burn-out”. »

Le burn-out n’a cessé de se propager : « Les présidents d’université, les mères qui travaillent, les entraîneurs disent qu’ils sont épuisés », pouvait-on lire en couverture de Newsweek en 1995. Avec l’émergence d’Internet, on a commencé à parler de « burn-out numérique ». « Internet est-il en train de nous tuer ? » s’interrogeait Elle en 2014 dans l’article « Comment gérer le burn-out ». (« N’envoyez pas d’e-mails au milieu de la nuit. […] Concentrez-vous sur l’air qui entre et sort de vos narines ou sur votre ventre qui se gonfle et se contracte au rythme de votre respiration. »)
« Travaillez dur et rentrez chez vous », telle est la devise de Slack, l’entreprise qui a lancé en 2014 une plate-forme du même nom consacrée au travail en collaboration – laquelle, paradoxalement, pousse ses utilisateurs à travailler toujours plus longtemps. Slack vous épuise. Les ­réseaux sociaux vous épuisent. L’ubérisation du travail vous épuise. « Désormais – et en particulier chez les milléniaux – le burn-out n’est plus seulement un mal temporaire, soutient Petersen dans Can’t Even. C’est notre condition contemporaine. » Et la pandémie n’arrange rien.
En mars 2021, Maslach et un collègue ont publié un article prudent dans la Harvard Business Review dans lequel ils mettent en garde contre l’utilisation abusive du terme « burn-out » et regrettent que leur outil de mesure ait été dévoyé. « Nous n’avons jamais conçu le MBI comme un outil permettant de diagnostiquer un problème de santé individuel », expliquent-ils. Leur système d’évaluation du burn-out visait plutôt à encourager les employeurs à « créer des lieux de travail plus sains ».

Il semble que plus on parle du syndrome d’épuisement professionnel, plus le nombre de personnes qui s’en disent atteintes augmente. Comment expliquer cette extraordinaire expansion ? On pense immédiatement à la baisse de fréquentation des églises. En 1985, 71 % des Américains étaient affiliés à un lieu de culte (église, synagogue ou mosquée), soit à peu près le même pourcentage que depuis les années 1940. En 2020, ils n’étaient plus que 47 %. Bon nombre des moyens recommandés pour lutter contre le burn-out – la pratique de la pleine conscience, la méditation (« Prenez le temps chaque jour, même cinq minutes, de rester assis », conseille Elle) – sont des versions sécularisées de la prière, du respect du sabbat et des rites religieux. Si le burn-out existe depuis la guerre de Troie, la prière, les rites religieux et le sabbat sont ce que les humains ont inventé pour s’en prémunir. Mais cette explication tourne court, notamment parce que l’émergence de la doctrine de la prospérité a fait du christianisme américain une religion de la réussite. On observe un phénomène similaire dans les autres religions. Un site Web nommé productivemuslim.com offre des conseils pour « contrer l’épuisement professionnel » : « Gagner un revenu halal est un signe de baraka. » En outre, le fait de prier, de respecter le sabbat et d’assister aux offices religieux ne semble pas empêcher les croyants de souffrir d’épuisement. Témoin les sites Web et les publications religieuses, qui regorgent eux aussi de mises en garde contre le burn-out, y compris à destination des membres du clergé. « La vie d’un pasteur implique d’être fréquemment au contact d’autres personnes, lit-on sur le site chrétien christian-leadership.org. Lorsque celui-ci est soumis à un stress intense, ou s’il fait un burn-out, il aura tendance à fuir les relations sociales et les apparitions publiques. »

Si vous pouvez souffrir d’épuisement conjugal ou d’épuisement parental, c’est en partie parce que, bien que le burn-out soit censé être principalement lié au fait de travailler trop, on parle désormais de toutes sortes de choses qui ne sont pas du travail comme si elles en étaient : vous devez travailler sur votre mariage, travailler dans votre jardin, travailler votre silhouette, redoubler d’efforts pour élever vos enfants, travailler sur votre relation avec Dieu. (« Risquez-vous de faire un burn-out chrétien ? » interroge un site Web. C’est ce qui menace ceux qui se démènent pour devenir « d’excellents chrétiens »). Même se faire masser revient à « travailler sur son corps ».

Le burn-out est peut-être notre condition contemporaine, mais il a des origines historiques très particulières. Dans les années 1970, lorsque Freudenberger a commencé à étudier l’épuisement professionnel chez les différents corps de métiers, les salaires réels stagnaient et les effectifs des syndicats diminuaient. Les emplois dans le secteur manufacturier étaient en train de disparaître, tandis que le secteur des services connaissait une forte croissance. Certaines de ces tendances ont récemment commencé à s’inverser, mais le battage autour du burn-out qui dure depuis quelques décennies n’y est pour rien. Au contraire, il a fait peser la responsabilité des énormes bouleversements économiques et sociaux et des transformations du marché du travail sur les travailleurs indépendants. Les milléniaux sont particulièrement impactés, soutient Petersen de façon convaincante. Mais, si l’on se penche sur l’histoire du burn-out, on s’aperçoit que, depuis les années 1970, chaque génération d’Américains en âge de travailler estime être particulièrement soumise à l’épuisement professionnel. Et d’une certaine manière, c’est vrai, parce que le surmenage ne cesse d’empirer. Auparavant, lorsqu’une entreprise exigeait de ses employés qu’ils fassent de longues journées pour un salaire de misère, ceux-ci participaient à des négociations collectives et obtenaient une amélioration de leurs conditions de travail. À partir des années 1980, les travailleurs confrontés à la même situation se sont mis à coller des coupures de journaux sur la porte de leur frigo, des check-lists permettant de déceler les burn-out. Souffrez-vous d’épuisement professionnel ? Voici comment le savoir !

Le burn-out est une métaphore de combat. À l’ère du capitalisme tardif, depuis la présidence Reagan, le travail s’apparente pour beaucoup d’entre nous à un champ de bataille – et la vie quotidienne, y compris la vie politique et le contenu du Web, à un autre massacre. Les gens issus de toutes les couches de la société – riches et pauvres, jeunes et vieux, ceux qui prennent soin des autres et ceux dont on prend soin, les croyants et les incroyants – sont vraiment éreintés, lessivés, usés, à cran, moulus et meurtris par le combat. Le confinement est lui aussi une mesure de temps de guerre. Comme si chacun d’entre nous, pris au milieu de la pandémie mais aussi des actes de terrorisme, des tueries de masse et des insurrections armées, était maintenant engagé dans une bataille hobbesienne pour la vie, le quotidien étant devenu un champ de bataille. Puisse-t-on un jour renouer avec des métaphores plus pacifiques de l’angoisse, de la lassitude qui ronge les os, des regrets amers et du manque obsédant ! « Tu vas t’arracher le cœur, désespéré, rageur », avait lancé Achille à Agamemnon dans le Chant I de L’Iliade. Entre-temps, un site de bien-être m’informe qu’il y a « onze façons d’atténuer l’épuisement professionnel et le “mur de la pandémie” ». Premièrement, « faites une liste de stratégies d’adaptation ». Ouais, mais non.

— Jill Lepore est une historienne et journaliste américaine. Elle enseigne à Harvard et collabore au magazine The New Yorker depuis 2005.
— Cet article est paru dans The New Yorker le 24 mai 2021. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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Le 5 septembre 1967 se tient à l’Université nationale d’ingénierie de Lima un événement qui attire les foules : une rencontre entre deux étoiles montantes de la littérature latino-­américaine, le Colombien Gabriel García Márquez et le Péruvien Mario Vargas Llosa. Le premier a 40 ans et vient de publier Cent Ans de solitude, qui s’est déjà écoulé à des milliers d’exemplaires en quelques semaines ; le second, de dix ans son cadet, s’est vu attribuer un mois plus tôt le prix Rómulo Gallegos pour La Maison verte. Si les deux hommes s’estiment et se lisent, c’est la première fois qu’ils se rencontrent en chair et en os. Pendant plusieurs heures, ils parlent de leur conception du métier d’écrivain, de leurs influences (allant de Faulkner à Sartre en passant par Borges), du fameux « boom » que connaît alors la littérature latino-américaine. À l’époque, les deux romanciers sont à l’orée de leur carrière, et personne dans l’assistance ne peut se douter que le colloque réunit deux futurs prix Nobel de littérature – le Colombien sera couronné en 1982 et le Péruvien en 2010. « Bien que leur discussion ait été publiée l’année suivante sous forme de brochure, celle-ci a rapidement été épuisée. Pendant un demi-siècle, ceux d’entre nous qui ont accédé à cette conversation devenue mythique n’ont pu le faire que par le biais de mauvaises copies pirates et de photocopies défraîchies », se souvient José Carlos Yrigoyen dans le quotidien péruvien El Comercio. C’est de l’histoire ancienne, puisqu’une nouvelle édition de ce texte, augmentée d’une série de témoignages et de photographies, est parue au printemps. Nadal Suau, du magazine El Cultural, s’en frotte les mains : « Dos soledades est un dialogue exceptionnel entre deux génies de la narration, écrit-il. Deux archétypes se dégagent : Vargas Llosa apparaît comme un écrivain “intellectuel”, critique, analytique ; García Márquez est plus enjoué, préfère l’anecdote à la théorie et donne volontiers dans l’anti-intellectualisme. » Ainsi Gabo botte-t-il en touche lorsque Vargas Llosa l’interroge sur l’origine de sa vocation : « J’écris pour que mes amis m’aiment davantage ! »

« Leur conversation est vivante, érudite, amusante. Elle jette un regard neuf sur un phénomène littéraire, le boom latino-améri­cain, qui a été commenté ad nauseam », note Nicolás Bernales dans le quotidien chilien El Mostrador. Impossible pour le critique – et ses confrères – de résister à la tentation d’évoquer l’épisode qui marqua la fin de l’amitié entre les deux hommes. L’his­toire est d’autant plus célèbre qu’aucun des protagonistes ne s’est jamais exprimé sur le sujet : le 12 février 1976, lors d’une soirée au palais des Beaux-Arts de Mexico, Vargas Llosa se rue sur García Márquez et, sans plus d’explication, lui colle son poing dans la figure. Le Colombien s’écroule, sonné – le boom latino-américain porte décidément bien son nom. 

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Federico Fellini partage avec quelques grands écrivains un rare privilège. De son nom est dérivé un adjectif passé dans le langage courant : on dit « un spectacle fellinien » comme on évoque « une vision dantesque » ou « une situation kafkaïenne ». Dans son acception la plus répandue, « fellinien » est synonyme de bizarre, grotesque, monstrueux, baroque, onirique. Bien des images et des situations des films de Fellini peuvent assurément être qualifiées de la sorte : visages grimaçants, maquillages outranciers, décors somptueux et fantastiques, figures troublantes de nains ou de femmes géantes aux formes plantureuses, scènes de chaos hystérique. À l’évidence, certaines images le hantent. On les retrouve de film en film sous des formes variées. Le cahier illustré au centre d’un ouvrage collectif dirigé par Enrico Giacovelli 1 le montre de manière saisissante : hommes en haut-de-forme, arbres solitaires, postérieurs féminins charnus, public dans l’obscurité – des gestes, mimiques, jeux de physionomie et regards frappants de similitude. La pluie qui trouble la fête au début de Les Vitelloni annonce celle qui, dans Fellini Roma, tombe sur le convoi entrant dans la ville par la bretelle d’autoroute, ainsi que l’orage qui éclate à la fin d’Inter­vista, obligeant l’équipe de tournage à se réfugier sous des bâches en plastique transparent. L’extravagant défilé de mode ecclésiastique qui constitue un des morceaux de bravoure de Fellini Roma rappelle, en plus délirant, celui des clowns blancs en costume à paillettes et chapeau en forme de pain de sucre dans Les Clowns. Les casquettes agitées en l’honneur du majestueux paquebot Rex, dans Amarcord, préfigurent celles qui salueront le départ du Gloria N. dans Et vogue le navire… Et puis il y a la brume et le brouillard, dans lesquels baignent de nombreuses scènes, la neige, qui couvre souvent le sol, et bien sûr la mer, omniprésente dans l’œuvre de Fellini, fréquemment sous un ciel d’hiver, sur le rivage de laquelle s’achèvent plusieurs de ses films.

Le retour obsessionnel de ces images a fait dire à certains que Fellini se répétait. Rien n’est plus faux : chacune de ses réalisations, pour reprendre la formule de Michel Ciment, constitue une aventure qui se distingue profondément des autres par son ambition, son esthétique et son sujet. S’il est un point commun entre tous ses films, il se situe plutôt au niveau de certains thèmes : l’innocence des faibles (prostituées, fous, marginaux), l’adieu à la jeunesse, la mélancolie de l’enfance et l’évanouissement du passé, la décadence de la société – la Rome antique barbare, presque africaine ou orientale de Satyricon, la bourgeoisie romaine dépravée de La Dolce Vita, un XVIIIe épuisé dans Le Casanova de Fellini, la société de la Belle Époque glissant vers la catastrophe dans Et vogue le navire…, celle d’aujourd’hui, abêtie par la télévision et la publicité, dans Ginger et Fred et La Voix de la lune.

Fellini a toujours reconnu sa dette envers Roberto Rossellini, dont il a été le scénariste pour Rome, ville ouverte et ­l’assistant pour Païsa. Il ne s’est cependant jamais revendiqué du néoréalisme, école dont il considérait d’ailleurs Rossellini comme le seul vrai représentant. Pour qualifier ses premiers films (Le Cheik blanc, Les Vitelloni, La Strada, Il Bidone, Les Nuits de Cabiria), il est plus judicieux d’évoquer le réalisme poétique. La Dolce Vita marque de ce point de vue une rupture décisive. Avec ce film, Fellini s’affranchit des contraintes du récit linéaire et opte pour un réalisme supérieur faisant place à l’expression de la vie intérieure, aux fantasmes et aux rêves. Dorénavant, ses films seront organisés en grands blocs reliés par un fil conducteur narratif assez lâche.

Son style cinématographique a dès le départ été caractérisé par des mouvements de caméra d’une extraordinaire fluidité et un type de plans qui deviendra sa marque de fabrique : des plans larges dans lesquels des objets ou des figures surgissent du fond de l’image ou de ses marges ; des regards caméra comme celui sur lequel se clôt Les Nuits de Cabiria, avec le visage de la petite prostituée trompée et abusée par tous, qui, les yeux mouillés de larmes de joie triste, esquisse un sourire – une scène dont Luis Buñuel avoua qu’elle l’avait fait pleurer. Avec le temps, le noir et blanc très expressionniste utilisé dans tous ses films jusqu’à Huit et demi a fait place à la couleur, employée pour des compositions de caractère résolument pictural. La caméra se déplace avec de plus en plus d’agilité : « Comment a-t-il fait cela ? » se demandait Martin Scorsese à propos de certaines séquences de Huit et demi. On peut légitimement se poser la question au sujet de très nombreuses autres scènes : les hilarantes funérailles de l’auguste dans Les Clowns, le chaos automobile et l’étourdissante ronde nocturne des motocyclistes dans Fellini Roma. Comme Orson Welles ou Alfred Hitchcock, Fellini faisait ce qu’il voulait de sa caméra, qui était comme le prolongement de son esprit.

Dans la construction de son monde si personnel, la bande-son joue un rôle déterminant. Ses films étaient postsynchronisés, comme l’étaient la plupart des films italiens de l’époque. L’absence de prise de son direct l’autorisait à engager des acteurs étrangers ou complètement amateurs, qu’il choisissait pour leur apparence générale ou leur visage, une même voix doublant souvent plusieurs d’entre eux en italien. Ce procédé lui permettait aussi de diffuser de la musique sur le plateau durant le tournage, avec pour effet d’imprimer un air de danse aux mouvements des comédiens. Il pouvait également donner en permanence des indications de jeu à ses acteurs : un portrait emblématique de Fellini le montre coiffé de son légendaire chapeau, sa tout aussi célèbre écharpe autour du cou, communiquant ses instructions à l’aide d’un mégaphone.

Le paysage sonore de ses films se caractérise par certains bruits typiques. Dans presque toutes ses œuvres, sans que cela soit d’ailleurs nécessairement justifié par ce que montrent les images, on entend siffler le vent, sonner des cloches d’église, crépiter des flammes. Il est bien sûr impossible de ne pas mentionner la musique de Nino Rota. Fellini s’est toujours entouré de collaborateurs fidèles, qui l’ont accompagné pendant plusieurs années. Différents scénaristes, chefs opérateurs, décorateurs et costumiers se sont ainsi succédé à ses côtés. Le seul avec lequel il n’a jamais envisagé de cesser de travailler, et dont seule la mort, en 1979, l’a privé, est Nino Rota. Leur collaboration est une des plus longues de l’histoire du cinéma, puisqu’ils ont fait ensemble dix-sept films. Rota était un maître dans l’art de transformer et combiner des motifs tirés du répertoire classique (Verdi, Donizetti), des airs de music-hall et de chansons populaires (Stormy Weather, Coimbra), et de la musique de cirque (Entrée des gladiateurs). Entretenant avec Fellini une relation fusionnelle, il a réussi à traduire musicalement son univers mental et émotionnel avec une telle fidélité qu’on ne peut imaginer les films de l’un sans la musique de l’autre. Tout le monde connaît les mélodies que Rota a composées pour La Dolce Vita, Huit et demi, Les Clowns (célébration de la trompette et de la musique de cirque) et Amarcord. Moins familières, plus éloignées de sa manière habituelle, les partitions écrites pour Satyricon et Casanova sont audacieuses et envoûtantes. Dans le second film, un des moments les plus mémorables est un fabuleux concert d’orgue à la cour de Wurtemberg, dont François Truffaut déclarait qu’on voudrait qu’il ne s’arrête jamais. À la demande de Fellini, les compositeurs qui succédèrent à Rota s’inspirèrent de son style.

La Dolce Vita a marqué une inflexion sur un autre point que la structure narrative des films de Fellini. L’action s’y déroule largement Via Veneto, l’avenue chic de Rome. Éprouvant des difficultés à tourner dans ce lieu très fréquenté, le cinéaste se résolut à reconstituer en studio une partie de la rue. Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver cette Via Veneto factice plus convaincante que l’authentique. À partir de là, il renonça pratiquement à tourner en décors naturels, à la fois parce que le travail en studio lui donnait les moyens de maîtriser complètement l’environnement de tournage et parce qu’il avait le sentiment que les réalités fabriquées étaient plus vraies que nature. Tous les films de la seconde partie de sa carrière furent donc tournés en studio, plus précisément, à deux exceptions près, à Cinecittà, dans le mythique studio 5. Pour les besoins de Roma, plusieurs centaines de mètres de l’anneau autoroutier ceinturant la capitale italienne y furent construits, et c’est dans une des grandes piscines du studio que fut tournée, pour Amarcord, la scène du passage du Rex au large des côtes italiennes. Lorsque le paquebot apparaît à l’image, on se rend compte immédiatement qu’il s’agit d’une gigantesque maquette. On voit aussi que des feuilles de plastique ont été utilisées pour figurer la surface de la mer et les vagues. C’est tout à fait voulu. Lors du tournage de Et vogue le navire…, où un coucher de soleil est ostensiblement représenté sur une toile peinte, Fellini s’inquiétait : l’illusion n’était-elle pas trop parfaite ? Se libérant des contraintes de la vraisemblance, il voulait mettre en évidence tout l’artifice à la base du cinéma. « Fellini, disait le critique américain Roger Ebert, est un magicien qui discute, révèle, explique et démonte ses tours, tout en continuant à nous illusionner. »

En même temps qu’une réflexion sur la course à l’abîme de l’Europe du début du siècle dernier, Et vogue le navire… est un hommage explicite au cinéma muet, évoqué à plusieurs reprises et dont plusieurs séquences reproduisent le rythme saccadé. Les dernières images du film montrent d’ailleurs toute la machinerie de vérins qui supportait le faux navire ayant servi au tournage. C’est en même temps un hommage à l’opéra, dont Fellini s’est longtemps senti éloigné car il l’a découvert sur le tard. Tout comme Ginger et Fred est un hommage au music-hall autant qu’une satire cruelle de la télévision ; Roma, dans une de ses séquences, un hommage aux petits théâtres populaires ; Huit et demi, un hommage au métier de cinéaste qui inspirera Truffaut, Woody Allen et plusieurs autres réalisateurs ; et Les Clowns, mélange de faux documentaire et de fiction, un hommage au cirque. Le cirque est d’ailleurs la matrice de l’imaginaire de Fellini, et sa présence habite la totalité de ses films. Lorsqu’il l’a découvert enfant, il s’est d’emblée senti chez lui. « Dès la première fois, dit-il, j’ai […] ressenti en moi une adhésion traumatisante et totale à ce vacarme, aux musiques assourdissantes, aux apparitions inquiétantes, aux dangers de mort. » Les clowns lui sont apparus comme les ambassadeurs de sa vocation de cinéaste : « Le cinéma […] n’est-ce pas comme la vie du cirque ? Des artistes extravagants, des ouvriers musclés, des techniciens experts en bizarrerie, des femmes belles à s’évanouir, des couturiers, des coiffeurs, des gens qui viennent de tous les coins du monde et qui se comprennent tout de même dans une confusion de langues, et ces invasions des places et des rues comme par une armée de canailles en un désordre chaotique de cris, de colères, de disputes […] et, sous ce désordre apparent, un programme qui n’est jamais négligé […], et enfin le plaisir d’être ensemble, de travailler ensemble. »

Les grandes lignes de la vie de Federico Fellini sont connues : sa naissance à Rimini, son enfance marquée par l’éducation catholique et le fascisme telle qu’évoquée dans Amarcord, son départ pour Rome, où il travaillera plusieurs années comme journaliste et caricaturiste (il continuera à dessiner toute sa vie, illustrant de croquis les récits de ses rêves 2 et entamant toujours la préparation d’un film en crayonnant les silhouettes et les visages des personnages), son mariage avec la comédienne Giulietta Masina, qui restera sa ­compagne toute sa vie, ses rapports ­difficiles avec les ­producteurs. On connaît son intérêt pour la psychanalyse jungienne, l’occulte et le spiritisme, ses liens avec le médium turinois Gustavo Rol, sa grande amitié avec Georges Simenon, fondée sur une admiration réciproque – leur correspondance a été publiée 3 –, ses relations souvent cordiales, mais aussi parfois compliquées, avec d’autres réalisateurs comme Pasolini, Antonioni et Visconti, l’estime que lui témoignaient les écrivains Dino Buzzati, Pietro Citati et Alberto Moravia, dont il appréciait les critiques perspicaces. Mais beaucoup d’aspects de sa personnalité restent difficiles à saisir. Sa vie sentimentale, par exemple, demeure entourée de mystère. Jamais il n’aurait quitté Giulietta Masina, en qui il a immédiatement vu une âme sœur, qui le fascinait parce qu’elle représentait pour lui une énigme et qui constituait un pôle de stabilité dans son existence. Ses biographes lui attribuent deux liaisons à peu près avérées, et en dehors de cela il n’y a que des rumeurs et des légendes 4.

Lui qui prétendait détester les interviews se prêtait volontiers au jeu et donna des centaines d’entretiens. C’était un brillant causeur, souvent drôle, qui s’exprimait avec une grande aisance et dans une langue très littéraire. Il était de son propre aveu un grand menteur (« Je n’ai pas confiance en ce que je dis », plaisantait-il), certes, mais un menteur « honnête » et « sincère ». Les anecdotes qu’il raconte sont souvent le produit d’exagérations, voire carrément fabriquées. Ses souvenirs d’enfance sont remaniés au point de devenir un passé inventé. On lira cependant avec beaucoup d’intérêt ses entretiens 5, qui donnent à voir son imagination créative en pleine action. Fellini y fournit des précisions sur l’influence qu’ont exercée sur lui les bandes dessinées américaines (plus particulièrement Winsor McCay et son univers onirique) ainsi que les grands acteurs du burlesque : Buster Keaton, Laurel et Hardy, Harold Lloyd et surtout Chaplin. Ces entretiens contiennent également des réflexions sur les femmes et la sexualité, les âges de la vie, l’impact du catholicisme sur la psychologie italienne ou le rôle de la lumière au cinéma : « La lumière est la matière du film, donc du cinéma. […] La lumière creuse un visage ou l’adoucit, crée des expressions où il n’y en a pas, donne de l’intelligence à l’opacité, de la séduction à l’insipide, […] glorifie un paysage, l’invente à partir de rien. […] Le film s’écrit avec de la lumière. » Fellini esquivait avec adresse et humour toutes les questions qu’on lui posait sur la signification et le « message » de ses films. « On peut faire une analyse politique ou sociologique de Répétition d’orchestre, disait-il, mais ce que j’ai voulu faire c’est un film sur une répétition d’orchestre, la difficulté de faire jouer ensemble des gens très différents qui ne jurent que par leur instrument. » La lecture de ce qu’il dit de ses films n’en demeure pas moins très éclairante.

Tous n’ont pas immédiatement remporté un franc succès. Satyricon, que le réalisateur définissait comme un film de science-fiction sur le passé, a beaucoup troublé le public par son étrangeté. Casanova, à ses yeux son film « le plus achevé, le plus expressif, le plus courageux », a profondément dérangé parce qu’il présentait un personnage mythique, qu’il détestait, comme une marionnette seulement capable de s’éprendre d’une poupée mécanique. Aujourd’hui, l’un et l’autre sont considérés comme des chefs-d’œuvre. Les derniers films qu’il a tournés n’ont pas la puissance de ceux de sa maturité. Mais, comme le faisait remarquer un réalisateur anonyme d’Hollywood, cité par le critique Kevin Thomas, « les réussites et les échecs de Fellini se situent à un niveau auquel la plus grande partie d’entre nous peuvent seulement aspirer à accéder ».

À partir d’un certain moment, Fellini a cessé de terminer ses films par le mot « fin ». Il avait le sentiment qu’ils n’en constituaient tous qu’un seul, dont faisait intégralement partie le mythique Voyage de G. Mastorna, qu’il n’est jamais parvenu à tourner mais qui n’a cessé d’inspirer et de nourrir tout ce qu’il faisait, « comme l’épave d’un navire naufragé qui continue à envoyer sa radioactivité du fond des abysses ». À sa mort, il avait encore de nombreux projets que seule l’absence de financement l’empêchait de mener à bien.
« On a dit que je ne réalisais des films que pour me faire plaisir, faisait-il observer. C’est la vérité. C’est la seule façon dont je peux travailler. […] Il faut d’abord se faire plaisir […]. Dans ce cas, on donne le meilleur de soi-même […]. Je ne suis jamais aussi heureux que lorsque je fais un film. »

Lors d’un entretien avec Charlie Rose pour CBS peu après le décès du réalisateur italien, en 1993, Martin Scorsese soulignait combien, plus que n’importe qui, Fellini avait créé son propre monde. Il avait ajouté, à propos de celui qu’il baptisait Il Maestro : « Il a porté le cinéma à un niveau permettant de faire des choses auxquelles aucun autre art ne peut prétendre. »

Dans l’esprit de Scorsese, ces deux traits étaient clairement liés. L’univers de Fellini est de fait à la fois défini par les formes d’expression nouvelles qu’il a inventées et par son contenu. Et ces deux éléments sont indissociables. C’est le propre des grands créateurs, et il ne faut pas chercher plus loin la raison de la dévotion que lui vouent ses confrères. Si ses films ont presque toujours divisé la critique et le public, qui l’a régulièrement boudé, Fellini n’a cessé de susciter l’admiration sincère de presque tous les cinéastes, à commencer par les plus grands : Bergman, Kurosawa, Buñuel, Kubrick, Wilder, Coppola, Altman, Forman, Woody Allen, Antonioni, Truffaut, Resnais et bien d’autres. « Fellini était ce que nous rêvions tous de devenir, déclarait Louis Malle, mais il n’y avait qu’un seul Fellini, et nous savions qu’il n’y en aurait aucun autre. »

Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).
— Cet article a été écrit pour Books.

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L’un des tout premiers numéros de Books était intitulé « Inde : la démocratie miraculeuse ». C’est en effet une sorte de miracle que cet État géant de 1,3 milliard d’habitants soit une démocratie. Une démocratie certes réduite à sa plus simple expression, à savoir la possibilité de renverser un gouvernement par des élections. Une confirmation récente en a d’ailleurs été donnée, le parti de Narendra Modi ayant, au printemps dernier, subi une cuisante défaite dans l’État du Bengale-Occidental. Comment ne pas faire valoir aussi que, selon l’ONU, dans les vingt ans qui ont précédé l’arrivée de Modi au pouvoir, 270 millions d’Indiens sont sortis de la pauvreté ? Cependant, le nouveau maître de l’Inde, élu triomphalement en 2014, donne tous les signes de vouloir en finir avec ces éléments essentiels à la démocratie que sont la tolérance religieuse, la liberté d’expression et le respect des minorités. En 1990, rappelle Sonia Faleiro dans The Times Literary Supplement, Salman Rushdie avait averti : « C’est une question de survie. Si ce que les Indiens appellent le “communalisme”, la politique religieuse sectaire, venait à être autorisé à prendre le contrôle de la cité, le résultat serait trop horrible à imaginer. » Trente ans plus tard, observe Faleiro, les agressions motivées par le fanatisme religieux se traduisent par des lynchages en série, des journalistes sont emprisonnés – certains sont retrouvés morts – et la peur empêche les gens de s’exprimer. Modi, qui dit avoir été « choisi par Dieu », est ouvertement un suprémaciste hindou. Comme le font remarquer d’autres commentateurs, les organismes internationaux compétents ont déclassé cette année la démocratie indienne, la rangeant parmi les États « partiellement libres ».

Plusieurs ouvrages analysent en détail cette évolution. Traduit en anglais, celui du Français Christophe Jaffrelot, L’Inde de Modi (Fayard 2019), est qualifié dans le Financial Times de « chef-d’œuvre de recherche nuancée ». Jaffrelot répartit l’histoire de l’Inde en trois phases : d’abord une « démocratie conservatrice », animée par Nehru et la dynastie familiale qui l’a suivi ; ensuite une démocratie plus sociale, dans laquelle davantage de pouvoir et de voies de promotion ont été donnés aux castes inférieures. Inaugurée par Modi, la troisième phase est celle d’une « démocratie ethnique », un système dominé par les hindous, dans lequel les minorités deviennent des citoyens de second ordre.

L’ouvrage le plus commenté est To Kill a Democracy, par le journaliste Debasish Roy Chowdhury et le politologue John Keane. Contrairement à la plupart des analystes, ils ne voient « rien de neuf dans l’assaut mené par Modi contre la démocratie indienne », écrit Abhimanyu Arni dans la Literary Review. Ils mettent en cause l’ascension progressive des « poligarques », ces hommes d’affaires immensément riches qui se sont liés à la classe politique et qui, sans se préoccuper de l’état désastreux de la société indienne, entretiennent la corruption et soufflent sur les braises de l’islamophobie par l’intermédiaire des médias qu’ils ont achetés peu à peu. Les auteurs soulignent le délabrement des services publics et de la politique sanitaire et sociale. Un tiers des enfants indiens souffrent de malnutrition, 365 millions d’Indiens vivent en dessous du seuil de pauvreté, 70 % de l’eau est impropre à la consommation, les factures des hôpitaux sont astronomiques, la seule façon d’obtenir de bons emplois est de passer par des écoles privées, inaccessibles au plus grand nombre.

Ce faisant, les auteurs négligent la nouveauté de la situation, écrit Arni : Modi est en train de transformer l’Inde en théocratie. Plusieurs États ont été jusqu’à légiférer contre la façon de s’habiller. Certains envisagent d’interdire les mariages entre hindous et musulmans, et même de priver les musulmans de la nationalité indienne. Que peut-on encore espérer de la démocratie indienne ?

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Le chevalier fascine, il fait rêver, et ce n’est pas tout à fait un hasard. Comme le note Frances Gies dès les premières lignes du Chevalier dans l’Histoire, l’ouvrage qu’elle lui consacre : « De tous les types de soldats qui sont apparus sur la scène militaire au cours de l’Histoire, depuis l’hoplite grec jusqu’aux branches spécialisées des forces armées modernes en passant par le légionnaire romain et le janissaire ottoman, aucun n’a eu de carrière aussi longue que le chevalier du Moyen Âge européen, ni d’impact aussi profond sur l’histoire sociale, culturelle mais aussi politique. » Aujourd’hui, l’image qu’en ont non seulement les Anglo-Amé­ricains mais aussi bon nombre de Français – notamment à cause de Walter Scott, du cinéma et des séries télévisées – est celle d’un chevalier principalement anglais ou, du moins, anglophone. Or, comme le rappelle Gies, « en réalité, le chevalier est né en France et resta inconnu en Angleterre jusqu’à la conquête normande », c’est-à-dire jusqu’à la colonisation de l’île par une élite francophone.

Même la littérature arthurienne, dont les aventures sont centrées sur l’Angleterre, est en fait bien plus française qu’anglaise. Certes, le personnage légendaire d’Arthur est mentionné pour la première fois dans des chroniques saxonnes et prend véritablement forme sous la plume du clerc gallois Geoffroy de Monmouth. Mais celui-ci écrit en latin. Ensuite, à partir du poète normand Wace (contemporain de Monmouth), la plupart des romans arthuriens – et les plus beaux d’entre eux – seront écrits en français. Le dernier, celui de sir Thomas Malory, Le Morte d’Arthur, qui date de 1485, fait exception. Mais l’Angleterre vient alors de perdre la guerre de Cent Ans et, avec elle, ses possessions sur le continent. Elle se détache alors de l’univers francophone auquel elle était intégrée jusqu’ici. Par ailleurs, comme le reconnaît Gies, inutile de chercher chez Malory « le mysticisme de la légende du Graal, la comédie de l’amour courtois et les nuances satiriques ». Il n’a ni la grâce ni le talent d’un Chrétien de Troyes. Par rapport à ses illustres devanciers, la narration est devenue lourde et plate.

Décédée en 2013, l’Américaine Frances Gies a écrit, avec son époux Joseph, une vingtaine d’ouvrages de vulgarisation consacrés au Moyen Âge. Ils ont connu un grand succès outre-Atlantique (sur la couverture du Chevalier dans l’Histoire, on peut lire une citation de George R. R. Martin, l’auteur du Trône de fer, leur rendant hommage). En France, ce n’est qu’en 2018 qu’ils ont commencé à être traduits. Le Chevalier dans l’Histoire est le quatrième à l’être et le premier signé uniquement de Frances. Sans révolutionner notre vision du sujet, il en offre une image claire et attrayante. Il retrace l’évolution du chevalier depuis son apparition à l’époque carolingienne, quand il ne s’agit encore que d’un soldat qui possède un cheval et une armure, jusqu’au XVIe siècle, quand Bayard, le chevalier « sans peur et sans reproche », meurt d’une balle de mousquet. C’est l’histoire d’une prodigieuse ascension qui culmine au XIIIe siècle, quand la société féodale arrive à maturité, puis d’un lent déclin.

L’importance et la centralité du territoire français au sein du monde médiéval transparaissent à chaque chapitre. La plupart des impulsions viennent de là. L’« invention » du chevalier serait à mettre au crédit de Charles Martel, qui, pour faire face aux musulmans à Poitiers, aurait imité leur cavalerie en introduisant l’usage de l’étrier (sans lequel un soldat lourdement armé n’est guère efficace sur le dos d’un cheval). Cette thèse a été contestée. Il n’en demeure pas moins que c’est à peu près à cette époque qu’apparaissent les premiers chevaliers dans la France du Nord.

L’Église joue un rôle fondamental en transformant progressivement ces simples soudards illettrés, grossiers et violents, en preux héros courtois, obligés (du moins en théorie) de respecter et protéger les plus faibles. « L’Église était déjà allée jusqu’à sanctifier le chevalier par des formules qui bénissaient son épée ; elles étaient apparues au Xe siècle et devenues courantes au siècle suivant. Peu après 1070, la cérémonie de l’adoubement, qui se faisait généralement dans une église, est mentionnée pour la première fois dans des sources françaises. Par ce rituel d’initiation, l’Église adoptait la chevalerie, comme elle l’avait fait de tant d’autres institutions laïques telles que les fêtes et les sanctuaires païens », explique Gies. En échange de ses services, le chevalier reçoit un fief qui devient héréditaire. Il intègre ainsi la noblesse, dont il occupe le premier échelon. Encore ouverte au début du XIe siècle, la chevalerie se ferme peu à peu aux « hommes nouveaux ».

Son plus grand exploit est sans doute la première croisade, dont le résultat, rappelle Gies, dépasse largement l’objectif du fameux appel lancé par le pape (champenois) Urbain II en 1095, à Clermont. Celui-ci pensait n’envoyer qu’« une petite armée pour aider l’empereur byzantin, Alexis Comnènes, qui avait appelé à l’aide contre les Turcs ». Mais à l’issue d’une « remarquable opération militaire », dont l’efficacité est d’autant plus étonnante que son organisation et son financement étaient « complètement improvisés », les croisés s’emparent de Jérusalem et fondent plusieurs principautés au Proche-Orient.

Pour illustrer les métamorphoses du chevalier, Gies choisit trois de ses plus célèbres incarnations : Guillaume le Maréchal, Bertrand Du Guesclin et sir John Fastolf. Le premier commença par servir le fils aîné d’Henri II Plantagenêt et finit régent d’Angleterre à la mort de Jean sans Terre. Il brilla dans les tournois et fit l’objet d’une biographie en vers (et en français) qui assura sa réputation posthume de « meilleur chevalier du monde ». On ne présente plus le second, qui contribua à renverser le cours de la guerre de Cent Ans sous le règne de Charles V, dans les années 1360 et 1370. Lui aussi brilla dans les tournois, mais il ne fut adoubé que sur le tard, à 34 ans. C’est que devenir chevalier coûtait cher, et beaucoup préféraient rester écuyers : « En tant qu’écuyer, un homme avait de bonnes chances que l’on pourvoie à ses besoins, et que son cheval et son équipement lui soient fournis. En tant que chevalier, il était supposé s’équiper lui-même non pas d’un seul mais de trois chevaux, et équiper en outre son propre écuyer. » Or Du Guesclin ne fut jamais très riche. Bien qu’il ait obtenu le titre de connétable, réservé d’ordinaire à la haute noblesse, et que l’on ait déboursé pour lui des rançons stratosphériques dignes d’un prince de sang royal, il mourut presque aussi pauvre qu’avant ses exploits. Gies en dresse un portrait où, si l’on mesure la distance qui le sépare des héros fictifs de la Table ronde, on voit bien aussi qu’il n’était pas sans posséder certaines de leurs vertus. Ce que son aspect, du reste, ne laissait pas nécessairement présager : il était, en effet, « de taille moyenne (sans doute guère plus de 1,52 m) et de teint bistre. Il avait le nez camard, les yeux gris, les épaules larges, les mains petites ».

Le contraste est saisissant entre d’un côté Guillaume le Maréchal et Bertrand Du Guesclin, et de l’autre John Fastolf. Ce dernier fut certes « un soldat capable et courageux », qui se distingua lors de la grande victoire anglaise d’Azincourt, mais il ne présente pas « l’attrait romanesque » de ses prédécesseurs. Sachant lire et écrire, il possédait même une bibliothèque bien garnie pour son époque (le XVe siècle). Il savait aussi compter et se lança dans le commerce, ce qui aurait été inenvisageable pour les deux autres. Si le lecteur pense n’en avoir jamais entendu parler, c’est qu’il est passé à la postérité sous le nom de Falstaff : Shakespeare, reprenant de vieilles calomnies selon lesquelles il aurait, par sa lâcheté, provoqué la défaite anglaise de Patay, l’a figé en un personnage « bouffon, couard et corpulent ». Il semble n’avoir été rien de tout cela.

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