WP_Post Object ( [ID] => 111447 [post_author] => 56398 [post_date] => 2021-10-28 06:59:41 [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:41 [post_content] =>Le premier principe du journalisme est de confirmer les préjugés existants, non de les contredire. » On doit cet aphorisme au journaliste d’investigation irlando-américain Alexander Cockburn. Orienté à gauche par tempérament, il ne dédaignait pas écrire pour The Wall Street Journal. Éditeur de la newsletter CounterPunch, devenue un magazine, il y publiait surtout des contributeurs de gauche mais accueillait aussi des intellectuels de droite. Espérons que notre dossier ne donnera pas trop l’impression de confirmer des préjugés existants !
Quels sont-ils, d’ailleurs, ces préjugés existants ? Beaucoup, comme le racisme ou le sexisme, sont décortiqués par des auteurs bien-pensants. On peut aussi épingler les préjugés des antivaccins ou encore ceux des prêtres staliniens de la cancel culture, mais il faudra attendre les historiens et sociologues du futur pour recenser les préjugés qui nous sont invisibles, et dont on se demande pourquoi ils seraient moins nombreux et prégnants que les préjugés des époques passées. Car, contrairement à un préjugé tenace, ce n’est hélas pas « en déracinant les préjugés par l’instruction que les hommes pourront s’éclairer sur leur intérêt bien entendu, et réaliser le progrès social dans l’ordre et la liberté » (Dictionnaire encyclopédique Quillet, 1937).
Un autre préjugé sur les préjugés est de penser, comme le font la plupart des dictionnaires actuels, que le préjugé est forcément une opinion « préconçue ». On le voit chez les antivaccins ou les complotistes tels que les tenants de la théorie du « grand remplacement », les préjugés sont au contraire le plus souvent étayés par des arguments qui font mouche et paraissent suffisamment convaincants pour grossir le flot des adeptes. Les préjugés sont lestés, pourrait-on dire, de « postjugés ». Pour exprimer cela dans les termes d’un freudisme de bazar, ceux-ci scellent un surmoi occultant la véritable nature des préjugés inconscients sous-jacents.
Les fausses théories scientifiques du passé, comme la théorie des miasmes, censée expliquer les épidémies, ou celle du complexe d’Œdipe, censée expliquer nos comportements, sont un cimetière de préjugés savamment construits, devenus au fil du temps des orthodoxies gravées dans le marbre et dont la contestation pouvait valoir l’excommunication, sinon le bûcher. Quelles sont les fausses théories scientifiques d’aujourd’hui ? Ou les fausses croyances d’autant plus enracinées qu’on les pense étayées par les résultats de ce qu’il est convenu d’appeler « la science » ?
« Savants et ignorants sont tellement prévenus de la pensée que les femmes sont inférieures aux hommes en capacité et en mérite […] qu’on ne manquera pas de regarder le sentiment contraire comme un paradoxe singulier », écrivait en 1673 le curé François Poullain de La Barre. La phrase est tirée de son ouvrage De l’égalité des deux sexes. Discours physique et moral où l’on voit l’importance de se défaire des préjugés. Un livre magnifique qui est tombé dans un oubli total – et ce n’est pas un hasard – avant d’être exhumé par Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe. Les premiers mots de la phrase interpellent. Savants et ignorants ont souvent partie liée ; c’est, me semble-t-il, un préjugé courant de ne pas en prendre conscience.
— Olivier Postel-Vinay
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WP_Post Object ( [ID] => 111238 [post_author] => 56398 [post_date] => 2021-10-28 06:59:41 [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:41 [post_content] =>Mise à la retraite à l’âge butoir de 70 ans, Anna Louisa Germaine Millisdotter observe désormais le quotidien d’un quartier chic d’Oslo depuis l’appartement de 250 m² qu’elle a pu acheter grâce à un héritage. L’ancienne universitaire engagée à gauche s’est assagie avec le temps. Mais voilà que, un matin de décembre 2013, la lecture, dans le journal, d’une tribune signée par une de ses anciennes élèves à l’origine de complications personnelles réveille en elle l’envie d’en découdre avec la société. « Amère sur la vie et convaincue que les gens sont des idiots », résume le quotidien Stavanger Aftenblad, Anna Louisa est déterminée à « les remettre à leur place ». Une pièce à soi est le deuxième roman de Lotta Elstad, qui s’est fait connaître par le récit de sa vie d’employée de chaîne hôtelière. « Dans un style léger et satirique, et avec une description précise des structures sociales typiquement norvégiennes, Elstad explore le besoin de trouver une place dans le monde », note le journal Klassekampen. « Un roman divertissant, intelligent et bien ficelé », estime l’hebdomadaire Morgenbladet. Léger bémol, selon Stavanger Aftenblad : les fines analyses féministes d’ouvrages littéraires et de films auxquelles se livre Anna Louisa se succèdent à une telle cadence que « cela sent la chaîne de montage ».
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WP_Post Object ( [ID] => 111247 [post_author] => 56398 [post_date] => 2021-10-28 06:59:41 [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:41 [post_content] =>Quel intérêt de publier, près d’un quart de siècle après sa parution originale en anglais, le récit de voyage Yémen de Tim Mackintosh-Smith ? Depuis 1997, le pays qu’il évoque n’a pas simplement changé, comme beaucoup d’autres : il a été détruit. Dans la préface à l’édition française, l’auteur le reconnaît : « Une grande part de ce que j’ai décrit n’est plus. Au nord, nombre des immeubles d’argile sèche, aussi élégants que des pots de colombins, sont redevenus poussière. Ta’izz, la Grenade de l’Orient sous la dynastie rasoulide, est violée par les balles des tireurs embusqués, disloquée par les lignes de front. » La guerre civile, dont les victimes se comptent par centaines de milliers, n’en finit pas, une famine générale menace, et le choléra, cette maladie d’un autre âge, a fait sa réapparition.
Mais il suffit de lire quelques dizaines de pages de ce livre pour que l’évidence s’impose : son caractère « dépassé », voilà précisément ce qui le rend si précieux. Parce que le Yémen que Mackintosh-Smith a connu, celui d’il y a une génération à peine, « a été balayé » et qu’il est, comme le note l’auteur lui-même, « désormais aussi éloigné que l’Orient de Pierre Loti », pareil témoignage est irremplaçable.
Mackintosh-Smith s’est rendu pour la première fois au Yémen en 1982. Même pour un arabisant formé à Oxford, c’était un choix audacieux. D’ailleurs, son tuteur essaya de l’orienter vers une autre destination : « Pourquoi ne pas vous rendre dans un endroit convenable… Le Caire, Amman, Tunis ? » lui suggéra-t-il. À l’époque, même si la situation n’était pas aussi épouvantable qu’aujourd’hui, le Yémen ne jouissait déjà pas d’une très bonne réputation. Plus loin dans son livre, Mackintosh-Smith rapporte les conseils de Margaret Thatcher à un couple britannique en partance pour un poste à San’a, la capitale : « Vous devrez faire attention aux Yéménites. Ils sont très malins, vous savez. »
Mackintosh-Smith n’était pas censé séjourner longtemps dans ce pays, mais il y a passé l’essentiel des décennies suivantes. Il y a acquis une maîtrise rare de la langue, et unique de la culture. « C’est quelqu’un qui traduit des vers arabes pour se détendre et dont l’arabe oral est si bon qu’il peut jouer avec les différents accents yéménites », note l’essayiste Barnaby Rogerson dans The Guardian. Son premier projet littéraire était – très classiquement, serait-on tenté de dire – de partir à moto sur les traces de Lawrence d’Arabie. Une rencontre avec la romancière Edna O’Brien a tout changé. Alors qu’il lui servait de guide lors d’une visite du British Council, pour lequel il travaillait à San’a, elle lui a fait remarquer que c’était « un crime de vivre ici et de ne pas écrire à ce sujet ». Yémen, son premier livre, est né de cette admonestation.
« Il existe, bien sûr, une tradition bien établie d’Anglais écrivant sur l’Arabie, et la plupart de ces écrits sont dans la même veine. Commencez par chanter les louanges du “noble bédouin”, dites quelques mots à propos de la pureté spirituelle du désert, ajoutez une pincée d’ambiguïté sexuelle à moitié assumée et voilà, le tour est joué, vous avez votre cocktail, qui peut être assez imbuvable. Heureusement, le livre de Tim Mackintosh-Smith n’est pas du tout comme ça », estime Dominic Simpson sur le site de la British-Yemeni Society.
Tout l’art du récit de voyage consiste à être didactique sans le paraître. Tim Mackintosh-Smith y excelle. Il nous emmène faire un tour du Yémen aussi érudit que poétique, où les différentes strates temporelles s’entremêlent et semblent parfois se confondre. Chaque chapitre est consacré à une région particulière et, hormis San’a, où débute et s’achève le périple, on ne sait pas exactement quand l’auteur s’y est rendu. Le lecteur est plongé dans un éternel présent de la narration ouvrant à chaque instant vers un passé parfois millénaire. Le tout servi par un style dense et ciselé.
Le Yémen revendique la civilisation la plus ancienne de la péninsule Arabique, le fameux royaume de Saba, dont des vestiges archéologiques attestent l’existence. Il « exportait chaque année quelque 3 000 tonnes d’encens et 600 tonnes de myrrhe, raconte Mackintosh-Smith. Si l’on songe que les seuls Romains consacraient 85 tonnes de pièces d’argent par an à l’encens, que la myrrhe était beaucoup plus chère et que les épices et les autres articles de luxe transitant par l’Arabie atteignaient des prix également élevés, les revenus des Sabéens et de leurs voisins auraient souffert la comparaison avec les revenus actuels d’un pays exportateur de pétrole. »
Même si, par la suite, les Yéménites prirent une part active à l’extension de l’islam, la constitution d’une umma s’étendant de l’Espagne à la Chine contribua à les marginaliser. Et, depuis, leurs relations avec leurs voisins du Nord n’ont cessé d’être ombrageuses. En 1991, par exemple, en proposant une solution arabe à l’invasion du Koweït par Saddam Hussein, ils s’attirèrent les foudres aussi bien des États-Unis que de leurs alliés saoudiens : ces derniers expulsèrent le million de ressortissants yéménites qui travaillaient sur leur sol. « Le Yémen demeure la victime quasi ignorée de la crise du Golfe, un martyr de la conscience dans le monde de la realpolitik », juge Mackintosh-Smith.
Au fil des siècles, le pays s’est distingué autant par son goût de l’indépendance que par ses luttes intestines. La société y est avant tout une affaire de clans souvent rivaux, aux rancunes multigénérationnelles, ce qui n’a pas vraiment aidé à l’émergence d’un État digne de ce nom. Et si, pendant la seconde partie du XXe siècle, le Yémen a été, comme l’Allemagne, la Corée ou le Vietnam, divisé en une « République arabe du Yémen » au nord et une « République démocratique et populaire du Yémen » prosoviétique au sud, cela semble avoir été au moins autant le résultat des éternelles tensions claniques que de la Guerre froide. Du reste, malgré la réunification de 1990, et comme le prouve bien la situation actuelle, ces tensions sont loin d’être apaisées.
L’une des institutions caractéristiques du Yémen est l’imamat zaydite (d’obédience chiite), qui a perduré jusqu’en 1962. Mackintosh-Smith dresse le portrait de Yahya, l’avant-dernier de ses représentants. Né en 1869, il combat les Turcs ottomans et, après leur retrait du Yémen, à l’issue de la Première Guerre mondiale, inaugure un régime d’une stabilité rare dans l’histoire du pays, mais confinant à l’immobilisme. Afin que les chefs tribaux se tiennent tranquilles, il met en place un système implacable d’otages. Pendant ses trois décennies de règne, le Yémen s’isole et se tient à l’écart de la modernité. On ne possède pratiquement aucune photographie de Yahya : à la différence de tant d’autres dirigeants du XXe siècle, il avait défendu qu’on le représente, par respect strict des interdits coraniques – et aussi parce qu’on lui avait prophétisé « qu’il ne mourrait que s’il était dessiné ou photographié ». Cela semble n’avoir qu’imparfaitement fonctionné : « Au matin du 17 février 1948, l’exorciste malheureux, le marteau des Turcs, al-Imam al Mutawakkil ala Allah Yahya ibn al-Mansur bi Allah Muhammad Hamid al-Din, de la dynastie al-Qasimi, descendant du Prophète, Commandant des croyants, dirigeant du royaume mutawakkilite du Yémen et l’un des plus remarquables monarques du siècle, partit inspecter un nouveau puits dans l’une de ses fermes de San’a. L’imam voyageait dans une seule voiture, accompagné par un jeune petit-fils, son Premier ministre Qadi Abdullah ibn Husayn al-Amri et deux soldats. Comme d’habitude, il avait laissé l’essentiel de son escorte à Bab al-Yaman, pour économiser sur le transport. Alors que le véhicule franchissait un endroit resserré de la route à Sawad Hizyaz, il essuya un barrage de feu qui tua tous ses occupants. On dénombra 50 balles dans le cadavre de Yahya. Il était dans sa quatre-vingtième année. Il n’avait jamais vu la mer. »
— B. T.
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WP_Post Object ( [ID] => 111256 [post_author] => 56398 [post_date] => 2021-10-28 06:59:41 [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:41 [post_content] =>Quand la vieille dame s’est aperçue qu’Alzheimer commençait à lui faire perdre la tête, elle s’est murée dans le silence. Dix ans qu’elle n’a plus prononcé une parole. C’est qu’elle a un secret qu’elle ne veut révéler à aucun prix. Avec Les Oracles de Teresa, Arianna Cecconi signe un premier roman où se mêlent rêve et réalité, « un récit, commente David Valentini sur le site CriticaLetteraria, où abondent les notions anthropologiques, les rituels anciens et une forme de poésie liée à la terre et aux traditions ». Ce n’est pas tout à fait un hasard puisque Arianna Cecconi, qui travaille entre Marseille et l’Italie, est anthropologue de profession. « À côté du lit de la mourante, poursuit Valentini, nous assistons au dernier acte de la longue vie de Teresa, matriarche d’une famille exclusivement féminine, autour de laquelle se sont groupées d’autres femmes qui, chacune, cherchent à faire face au passé, avec leurs propres rites et superstitions. » Il y a les filles de Teresa, sa petite-fille, sa cousine et Pilar, sa domestique, qui est comme une sœur d’adoption. Peu à peu, le temps cesse d’être linéaire, on entre dans une forme d’« anhistoricité typique du songe », la vie enfouie de toutes ces femmes resurgit. David Valentini a beau être resté un peu sur sa faim, il estime que Cecconi est « une auteure à suivre ».
[post_title] => Aux côtés de la mourante [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => aux-cotes-de-la-mourante [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-11-12 18:48:42 [post_modified_gmt] => 2021-11-12 18:48:42 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=111256 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 111263 [post_author] => 56398 [post_date] => 2021-10-28 06:59:41 [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:41 [post_content] =>«Tous ces abdos pour rien », aurait gémi Jackie Kennedy sur son lit de mort, au terme d’une vie placée (entre autres) sous le signe de la culture physique et de la préservation d’un corps juvénile. C’est la même lamentation que fait entendre le couple de malencontreux antihéros imaginés par l’écrivaine américaine Lionel Shriver.
Le mari, Remington, est un fonctionnaire sexagénaire récemment licencié qui se met au marathon puis au triathlon au moment précis où Serenata, son épouse, une acharnée du sport qui a passé sa vie à compter les pompes, les tractions et autres flexions doit raccrocher à cause d’une terrible arthrose des genoux. Mise au rancart, Serenata assiste, impuissante, à la descente aux enfers de son époux, qui s’est fait mettre le grappin dessus par une jeune coach implacable, tandis qu’elle-même s’enfonce dans une vieillesse désabusée. À distance, depuis Londres où elle vit, Lionel Shriver s’est donné pour mission de mettre à jour toutes les blessures de la psyché américaine, et même « de mettre du sel sur ces plaies à vif », précise Alfred Hickling dans The Guardian. Celle qu’on décrit comme la vindicative Cassandre des lettres américaines assène des vérités désagréables à entendre. N’a-t-elle pas placé successivement dans son collimateur l’immigration, le sida, les massacres dans les écoles (avec Il faut qu’on parle de Kevin, son premier grand succès, paru en 2003 et traduit en français chez Belfond, comme tous ses romans ultérieurs), le cancer, l’obésité, la déréliction du système de santé américain – bref, déclare-t-elle, « tous les sujets que les gens s’efforcent d’éviter » ? [Voir Books no 29, février 2012.]
Dans ce quinzième opus, elle monte en ligne pour ridiculiser, au fil d’intenses dialogues gorgés de répliques acérées qui constituent 80 % du roman, « le culte de la forme » et l’absurdité du sport intensif. Pire, elle en profite pour faire quelques victimes collatérales : le politiquement correct, la culture woke et le langage qui va avec, sans oublier la discrimination positive et ses effets pervers (c’est l’incompétence grotesque d’une jeune Afro-Américaine promue à sa place qui conduit Remington à exploser de colère, et le fait renvoyer pour racisme doublé de sexisme).
Au passage, Lionel Shriver dézingue cet autre fanatisme violemment toxique, l’évangélisme, qu’incarne ici la fille du couple, méchante et complètement givrée. Pourtant, le vrai propos du roman, malgré son happy end inattendu, est quelque chose d’encore plus démoralisant : rien de moins, écrit Ariel Levy dans The New Yorker, que le « déclin physique et notre condition de mortels », dont Shriver fait une description aussi accablante que Simone de Beauvoir dans La Vieillesse (Gallimard, 1970), mais beaucoup plus drôle.
[post_title] => Des pompes funèbres [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => des-pompes-funebres [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-11-12 18:44:19 [post_modified_gmt] => 2021-11-12 18:44:19 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=111263 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 111273 [post_author] => 56398 [post_date] => 2021-10-28 06:59:41 [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:41 [post_content] =>Les attaques du 11 septembre 2001 ont fait presque 3 000 morts, « soit le bilan le plus élevé jamais enregistré pour un acte de terrorisme contemporain », rappelle John A. Lynn en ouverture de son d’Une autre guerre. Ce ne sont pourtant pas là, note-t-il, les actes de terrorisme les plus graves perpétrés sur le sol américain : « Ceux qu’ont commis pendant des décennies des groupes de suprémacistes blancs contre la communauté afro-américaine » les surpassent. Lynn est un historien militaire de renommée internationale. Deux ans après le 11 Septembre, il a inauguré un cours sur le terrorisme, et le livre qui en résulte synthétise près de vingt ans de recherche et d’enseignement. Il constitue, selon Kenneth B. Moss dans The American Historical Review, « un apport majeur à une littérature jusqu’ici fragmentée et parfois guidée par des agendas politiques ». Pour Lynn, pas de doute, le terrorisme relève bien de la guerre. Il a « des stratégies propres et identifiables ». On ne saurait donc « présenter les terroristes comme des sociopathes » ; ce sont, au contraire, « des acteurs rationnels ». Lynn propose une typologie fine du phénomène, allant du terrorisme d’État, massif et opérant à visage découvert, à celui d’individus isolés pour qui la clandestinité est primordiale.
[post_title] => Les six stades du terrorisme [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => les-six-stades-du-terrorisme [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-11-12 18:44:27 [post_modified_gmt] => 2021-11-12 18:44:27 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=111273 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 111281 [post_author] => 56398 [post_date] => 2021-10-28 06:59:41 [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:41 [post_content] =>En 1848, le deux-mâts Baïkal quitte la forteresse de Kronstadt avec un équipage de 50 hommes, sous le commandement du jeune officier Guennadi Nevelskoï. Mission officielle : livrer une banale cargaison de marchandises aux avant-postes de l’empire tsariste en Extrême-Orient. Mission officieuse : étudier la navigabilité de l’embouchure du fleuve Amour et explorer la région de l’île Sakhaline (représentée comme une péninsule sur les cartes de l’époque). L’expédition est hautement stratégique, car elle doit permettre à terme de dynamiser la colonisation de la Sibérie, repoussant toujours plus à l’est les frontières de l’empire. Dans La Rose des vents, Andreï Guelassimov restitue la première année de ce périple épique et périlleux, avec en toile de fond la rivalité coloniale entre la Grande-Bretagne et la Russie en Asie.
Ce roman historique est une « curiosité » dans le paysage littéraire russe, estime Galina Iouzefovitch sur le portail Meduza. « Ample et empreint d’un certain conservatisme, tout en étant écrit dans un style frais, limpide et concis », il est façonné, d’après elle, selon les canons littéraires anglo-saxons (Guelassimov a enseigné la littérature anglaise avant de se consacrer à l’écriture). La narration évolue ainsi au rythme des sinueuses intrigues diplomatiques, du quotidien à bord d’un vaisseau décrit minutieusement, d’un drame familial qui se joue dans le domaine des Nevelskoï et d’un amour naissant entre le commandant de bord et Katia Eltchaninova, une jeune élève de l’Institut Smolny, premier établissement éducatif pour femmes.
La nostalgie de Guelassimov pour « la Russie que nous avons perdue » – celle qui prenait pour modèle l’Europe des Lumières – est manifeste, mais « sans excès et de bon ton », relève la critique. Lui-même décrit son livre comme « très patriotique ». Dans une interview accordée au journal RBC, il explique que le projet de ce roman, qu’il a mis quinze ans à écrire, lui tenait particulièrement à cœur pour des raisons familiales. Dans les années 1950 en effet, son père avait servi à bord d’un sous-marin évoluant dans le détroit où avait bourlingué Guennadi Nevelskoï un siècle plus tôt.
Plus réservée, Natalia Kourtchatova pointe, sur le site Gorky, le décalage entre le dessein initial de l’auteur et sa réalisation. « Après avoir minutieusement détaillé les préparatifs, la construction du navire ainsi que les premières étapes de la navigation, l’auteur semble se dégonfler vers le deuxième tiers du récit. Il abandonne la barre et les lignes narratives les plus haletantes pour entamer un dénouement, certes éclatant, mais précipité. » Andreï Guelassimov a promis d’écrire la suite.
[post_title] => À la découverte de Sakhaline [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => a-la-decouverte-de-sakhaline [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-11-12 18:44:33 [post_modified_gmt] => 2021-11-12 18:44:33 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=111281 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 111292 [post_author] => 56398 [post_date] => 2021-10-28 06:59:41 [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:41 [post_content] =>Personne d’autre que la grande écrivaine Dido Sotiriou (1909-2004) n’aurait pu écrire Elektra, biographie romancée d’une héroïne de l’antifascisme hellénique. Née en 1912, torturée et assassinée par la Gestapo en 1944, à seulement 32 ans, Elektra Apostolou comptait parmi les amis proches de l’écrivaine communiste et partageait ses combats. En 1961, avant que ne tombe la chape de plomb des colonels, Sotiriou rappelait au public grec cette existence exemplaire. Republié en 2014 au plus fort de la crise économique et qualifié par la revue Artic de « modèle d’inspiration pour les nouvelles générations et les combats actuels », ce texte est enfin traduit en français.
La romancière n’occulte rien du caractère entier de sa camarade, militante, partisane du droit des femmes, assoiffée de vie et prête à tous les sacrifices pour défendre ses idées. Née dans une famille bourgeoise, elle rejoint, à la fin de l’adolescence, le mouvement communiste et y occupe des fonctions clés dès les années 1930. Déportée sous la dictature de Metaxás (1936-1941), elle devient responsable de la propagande du Parti pendant l’Occupation et se révèle une organisatrice redoutable. Aussi court que sa vie tragique, le roman de Sotiriou redonne, selon le site d’information TVXS, un visage à cette « personnalité inoubliable de la Résistance ».
[post_title] => Une Grecque tragique [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => une-grecque-tragique [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-11-12 18:49:34 [post_modified_gmt] => 2021-11-12 18:49:34 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=111292 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 110842 [post_author] => 56398 [post_date] => 2021-10-28 06:59:40 [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:40 [post_content] =>Lors de sa tentative infructueuse pour gagner un siège au Sénat en 1858, Abraham Lincoln s’opposa au candidat sortant, le démocrate Stephen Douglas, dans une série de sept débats portant sur la question de l’esclavage. Lincoln, bien sûr, était en faveur d’un traitement égal de la population noire aux yeux de la loi. Voici un extrait de ces débats, au cours desquels Lincoln révèle son opinion à propos des Noirs, s’alignant autant que possible sur le politiquement correct de l’époque : « Il y a une différence physique entre les races noire et blanche qui les empêchera toujours de vivre ensemble selon les termes d’une égalité politique et sociale. Et, comme elles ne peuvent vivre ainsi, bien qu’elles coexistent toujours, il doit y avoir une position de supérieur et d’inférieur. Je suis comme tout le monde d’avis que la position supérieure doit être attribuée à la race blanche. »
Cela ressemble peu à l’homme qui a libéré les esclaves, mais Lincoln ne voyait pas de contradiction entre le fait de promouvoir les droits civiques et celui de clamer la supériorité de la race blanche. Comme il l’écrit : « Je ne conçois pas qu’au nom de la supériorité de l’homme blanc le Noir devrait se voir tout refuser. »
Aujourd’hui, bien sûr, les choses ont changé. Nous avons eu un président dont le père était noir, et une personnalité publique qui ferait une déclaration jugée raciste, xénophobe ou sexiste verrait sa carrière sérieusement mise à mal, comme l’ont vécu le président de Harvard Lawrence Summers, le prix Nobel de médecine James Watson, l’acteur Mel Gibson ou encore l’animatrice de radio Laura Schlessinger. Pourtant, la société américaine manifeste toujours une tendance tenace à la discrimination : sur la race, le genre, la religion, l’ethnicité ou le poids – liste non exhaustive. Si l’expression d’un préjugé de la part de personnes connues provoque un tollé général et immédiat, le mépris professé en privé reste fréquent.
Dans Blindspot, les deux psychosociologues Mahzarin R. Banaji et Anthony G. Greenwald examinent la nature de nos préjugés contemporains et les raisons qui les rendent si difficiles à éradiquer. La thèse centrale des auteurs est que la plupart des gens ont des préjugés à l’égard de divers groupes sociaux. Si certains d’entre nous en sont conscients, et si d’autres vont jusqu’à les exprimer ouvertement, les auteurs affirment que nous sommes bien plus nombreux à entretenir des préjugés ancrés dans une partie profonde de notre psyché, inaccessible à notre conscience. Les attitudes qui se cachent dans ces angles morts, disent-ils, jouent un rôle capital dans la perpétuation de la discrimination. Les analyses de Banaji et Greenwald s’inscrivent dans un mouvement plus vaste de transformation de la psychologie universitaire. « Il y a vingt-cinq ans, écrivent-ils, la plupart des psychologues estimaient que le comportement humain était guidé en priorité par des pensées et des émotions conscientes. Aujourd’hui, une majorité d’entre eux reconnaît volontiers que la pensée consciente ne joue souvent qu’un rôle mineur dans la formation des jugements et comportements humains. »
Banaji et Greenwald attribuent cette révolution en psychologie à de nouvelles méthodes de recherche visant à mettre au jour les processus mentaux qui échappent à la seule introspection. En ce qui concerne notre compréhension des préjugés, la plus éloquente de ces méthodes est le « test d’association implicite » (TAI), décrit pour la première fois en 1998 dans un article de la revue scientifique Journal of Personality and Social Psychology. Les auteurs de Blindspot ont fondé leur réflexion sur des données récoltées grâce au TAI. Ils connaissent bien ce test : c’est Greenwald lui-même qui l’a inventé.
La psychologie telle que nous la connaissons aujourd’hui a émergé grâce au travail de pionniers tels que l’Allemand Wilhelm Wundt, qui, en 1879, s’est vu refuser un financement pour la création du premier laboratoire de psychologie expérimentale mais l’ouvrit néanmoins dans une petite salle de classe ; et William James, qui, à peu près au même moment, installa un laboratoire de psychologie informel dans deux salles au sous-sol du bâtiment Lawrence Hall de Harvard. Avec d’autres, ils discutèrent de la fonction et de l’importance de l’inconscient, mais, alors que Freud s’emparait de l’idée pour l’appliquer dans son travail clinique, la psychologie scientifique mit rapidement l’inconscient de côté au profit des processus mentaux dont nous sommes pleinement conscients. Et, quand les psychologues commencèrent à étudier la discrimination dans les années 1920, racontent Banaji et Greenwald, ils le firent en interrogeant directement les gens sur leurs préjugés.
Les questionnaires ne faisaient pas dans la dentelle. Le psychologue Elmer Dumond Hinckley introduisit un outil qu’il baptisa « échelle de comportement face aux Noirs ». Il demandait à ses sujets d’indiquer s’ils étaient d’accord ou non avec 32 énoncés. Banaji et Greenwald ne révèlent aucun des résultats de l’expérience, mais les énoncés eux-mêmes en disent long sur les préjugés de la culture américaine de l’époque. Témoin le numéro 6 : « La faiblesse intellectuelle des Noirs les maintient à un niveau social juste un peu supérieur à celui des animaux les plus évolués. »
En 1922, constatant que les Américains semblaient avoir des idées bien arrêtées sur la nature de personnes qu’ils n’avaient jamais rencontrées, l’essayiste Walter Lippmann emprunta le terme « stéréotype » au monde de l’imprimerie. Ce mot désignait les plaques de métal gravées en relief qui permettaient l’impression massive de journaux ou de livres par plusieurs presses à la fois. En psychologie humaine, le stéréotype est un modèle simplifié servant à gérer la complexité : « L’environnement réel est dans son ensemble bien trop vaste, trop complexe, trop changeant pour être saisi directement, écrit Walter Lippmann. Puisqu’il nous faut agir dans cet environnement, nous le réduisons à une version simplifiée qui nous permet de composer avec lui. » 1
Le « point de départ de l’analyse moderne des stéréotypes », soulignent les auteurs, fut le livre de Gordon Allport « L’essence des préjugés », publié en 1954 2. Allport y écrivait : « L’esprit humain pense à l’aide de catégories. […] Une fois formées, ces catégories sont le socle sur lequel se fondent nos premiers jugements. Ce processus est tout simplement inévitable. Le bon déroulement de notre vie en dépend. » [Lire « Peut-on hiérarchiser les préjugés ? », p. 19.]
Imaginez ce que serait notre vie si nous ne catégorisions rien, si nous traitions chaque chaise, chaque pomme, chaque taxi qui croise notre chemin comme quelque chose d’unique, une page blanche dont nous devrions déchiffrer chaque fois la nature et le but. Nous n’aurions pas survécu bien longtemps dans la savane préhistorique si nous avions dû nous asseoir et réfléchir aux intentions de chaque lion rencontré. Au lieu de cela, après avoir vu un seul lion manger un humain, nous nous méfions de l’espèce entière.
Les problèmes qui surviennent quand un individu ne parvient pas à saisir le monde à l’aide de catégories ont été tristement mis en évidence, dans les années 1980, par le cas très singulier d’un commerçant londonien dont la partie inférieure du lobe occipital avait été endommagée par un AVC. Ses capacités motrices et ses fonctions cognitives semblaient intactes, à l’exception d’une seule : si on lui montrait deux objets ayant la même fonction, comme deux balais ou deux chopes de bière, il n’arrivait pas à les associer. Il avait de ce fait de grandes difficultés à vivre au quotidien, ne serait-ce que pour accomplir des choses aussi simples que mettre la table ou lire (déchiffrer des mots imprimés implique de comprendre que a et A, bien que différents, sont une même lettre).
Si les raccourcis sont utiles et même nécessaires, ils peuvent se révéler dangereux quand on les applique aux personnes, constatait Walter Lippmann. Aujourd’hui, de nombreux sondages montrent que les Américains se disent pour une société tolérante dans laquelle les individus sont jugés d’après leurs mérites et considèrent qu’il est injuste d’évaluer quelqu’un d’après son appartenance ethnique ou sociale. Pourquoi, dès lors, les discriminations fondées sur la classe sociale et l’origine ethnique semblent-elles endémiques dans la société américaine ?
D’après les auteurs, c’est que des biais qui souvent nous échappent influencent nos jugements et nos actions dans beaucoup de situations de la vie quotidienne. Ces biais sont si répandus, affirment-ils, que même les personnes qui réprouvent ouvertement les préjugés en ont. Et, généralement, même les membres de communautés visées par des stéréotypes négatifs entretiennent des préjugés envers leur propre groupe social.
Banaji et Greenwald prennent l’exemple de l’identité raciale : ils rapportent que 75 % des Américains ont une préférence automatique et inconsciente pour les Blancs plutôt que pour les Noirs. Et 75 % ont tendance à discriminer en fonction du genre. Beaucoup entretiennent aussi des a priori sur « l’orientation sexuelle, l’âge, le poids, la taille, le handicap et la nationalité ».
Bien que leurs recherches sur les préjugés soient reconnues par de nombreux psychologues, Banaji et Greenwald ont conscience que beaucoup de gens peuvent accueillir leurs résultats avec scepticisme. « Malgré l’influence de Freud, admettent-ils, il est difficile pour les humains, doués de capacités de réflexion consciente, d’admettre que nos croyances et nos préférences intimes puissent être façonnées par des forces qui échappent à notre vigilance. » La preuve que les associations inconscientes dont ils parlent existent bel et bien nous est fournie par le test d’association implicite de Greenwald. À ce jour, lui et ses collègues l’ont fait passer à plus de 14 millions d’internautes (vous pouvez le faire en français en tapant « test d’association implicite » dans un moteur de recherche).
Après avoir introduit l’idée de préjugés inconscients, les chapitres centraux de Blindspot examinent le TAI sous toutes les coutures. Pour vous faire une idée du test, imaginez que vous tenez un paquet de cartes et que vous devez les trier en deux piles aussi vite que possible, avec les cœurs et les carreaux à gauche, les trèfles et les piques à droite. Imaginez maintenant que vous refaites la même opération, mais en mettant cette fois les cœurs et les piques à gauche et les carreaux et les trèfles à droite.
C’est évidemment la seconde opération qui vous prendra le plus de temps, parce que notre esprit associe naturellement les carreaux avec les cœurs et les trèfles avec les piques, en raison de leur couleur. C’est le principe de base du TAI : nous trions les choses plus vite si nous le faisons d’après nos associations implicites que si nous allons contre des dispositions acquises au préalable. L’efficacité du test, avancent Banaji et Greenwald, « provient de ce que notre cerveau a enregistré des années entières d’expériences passées que nous ne pouvons oublier quand nous faisons les exercices de tri du TAI. »
Dans la version du TAI qui porte sur les préjugés de race, on vous demande de trier un mélange de visages facilement reconnaissables comme étant noirs ou blancs, ainsi que des mots positifs (« doux », « paradis ») et négatifs (« douleur », « angoisse »). Vous devez mettre les visages blancs et les mots négatifs à gauche, et les visages noirs et les mots positifs à droite, aussi vite que possible. On vous demande ensuite de les trier à nouveau, cette fois-ci en mettant les visages blancs et les mots positifs d’un côté, les visages noirs et les mots négatifs de l’autre. Si la première tâche vous semble plus ardue (et qu’elle vous prend plus de temps), c’est donc que, tout comme vous associez la couleur rouge avec les carreaux et les cœurs, vous associez les visages noirs avec le négatif. C’est après comparaison des temps que vous avez mis pour accomplir ces deux tâches que le verdict tombe. Ayant développé le TAI pour mesurer les préjugés raciaux, Greenwald en a ensuite créé différentes versions qui mesurent nos a priori envers d’autres groupes sociaux.
Le test d’association implicite révèle la porosité de la frontière entre notre environnement culturel et le contenu de notre esprit, pointent Banaji et Greenwald. « Qu’on le veuille ou non, les attitudes propres à la culture dans laquelle nous évoluons nous imprègnent. » Cela explique que nous puissions entretenir des préjugés à l’encontre de notre propre groupe social. Greenwald donne l’exemple particulièrement marquant d’une militante lesbienne qui, ayant passé le TAI, fut choquée d’apprendre que « son propre esprit contenait plus d’associations du type gay = négatif que du type gay = positif ». Prenons encore l’exemple du célèbre essayiste Malcolm Gladwell, qui, après s’être soumis au TAI, a déclaré à Oprah Winfrey dans une interview télévisée : « Ma mère, la personne que j’aime le plus au monde, est noire, et j’étais là à faire un test qui me disait que, franchement, je n’étais pas fan des personnes noires. » [Lire « J’ai fait le test ! », p. 19.]
Compte tenu de la diversité et de l’omniprésence des préjugés mis au jour par le TAI, il semble que nous fassions presque tous des associations mentales que notre esprit conscient réprouverait. L’un des préjugés les plus répandus, d’après les auteurs, concerne notre perception des personnes âgées. Nous avons beau aimer nos chers et tendres grands-parents, l’inconscient de 80 % d’entre nous, pour reprendre les termes de Gladwell, n’est pas fan des seniors. Seules 6 % des personnes ayant passé le TAI sur l’âgisme associent davantage « vieux » et « bon » que « jeune » et « bon ».
Les recherches sur l’âgisme sont particulièrement intéressantes parce que les « personnes âgées » sont un groupe auquel nous finirons tous par appartenir, mais qui n’est pas le nôtre à la naissance. On pourrait penser, dès lors, que notre attitude vis-à-vis de l’âge évolue avec les années, mais, surprise, les résultats du TAI indiquent qu’il n’en est rien. Au lieu de cela, le test montre que même les personnes âgées ont des préjugés antivieux. Comment font-elles pour s’accommoder de cette contradiction entre leur âge et leur préférence pour les jeunes ? Pour répondre à cette question, Banaji et Greenwald s’appuient sur une étude de l’Université du Kansas d’après laquelle, chez les Américains plus âgés, « l’association automatique “moi = jeune” l’emporte de beaucoup sur “moi = vieux” ». Apparemment, concluent Banaji et Greenwald, les personnes de 80 ans sont sincères quand elles affirment : « Je me sens comme un jeune de 18 ans. »
Les auteurs expliquent, dans une métaphore parlante, que le TAI est un miroir qui renvoie à celui qui s’y contemple le reflet d’un inconnu. Techniquement, ce miroir reflète nos « préférences automatiques » et nos « préjugés implicites », mais avoir ce genre de préférences et de préjugés ne veut pas nécessairement dire qu’ils façonnent nos actions. Si le TAI entend être plus qu’un exercice académique un peu vain, une question clé se pose : ces associations et préjugés inconscients affectent-ils les comportements individuels ?
Au vu des résultats disponibles, Banaji et Greenwald répondent par l’affirmative. Une analyse statistique de 184 études sur les préjugés raciaux a ainsi montré que le TAI « permet de prédire les jugements et les comportements discriminatoires de manière nettement plus précise que les méthodes, longtemps utilisées dans les études sur les préjugés, consistant à interroger les individus via des questionnaires ».
C’est certes impressionnant. Cependant, si les auteurs explicitent un peu les chiffres de cette étude statistique, il aurait été plus éclairant qu’ils se concentrent sur une question autrement plus importante : celle de savoir comment les préjugés qu’ils mesurent se traduisent dans les comportements.Dans l’une des études comportementales sur les préjugés décrites par Banaji et Greenwald, de jeunes cadres étaient interrogés sur les facteurs qui leur importent dans le choix d’un travail. Ils ont cité le salaire, la localisation et la personnalité de leur supérieur. Et quand on leur a demandé : « Vous souciez-vous que votre supérieur direct soit un homme ou une femme ? », leur réponse a été un « non catégorique ». Mais, quand on leur a proposé de choisir entre divers emplois concrets, une analyse statistique des réponses a montré qu’ils étaient prêts en moyenne à accepter une perte de 3 400 dollars sur un salaire annuel de 42 500 si cela impliquait que leur supérieur soit un homme plutôt qu’une femme. « Chose surprenante, écrivent Banaji et Greenwald, les participants, hommes et femmes confondus, étaient prêts à renoncer à une fraction significative de leur salaire pour le plaisir d’avoir un homme au-dessus d’eux, alors même qu’ils avaient juré n’avoir aucune préférence. » Il ne s’agissait pas d’un choix conscient de la part de ces demandeurs d’emploi – « ils auraient probablement préféré agir différemment s’ils avaient eu conscience des schémas qui orientaient leurs choix ».
Banaji et Greenwald ont également listé d’autres comportements qui, selon certaines études, seraient liés à des associations négatives inconscientes révélées par le TAI : « Lors d’une simulation d’entretien d’embauche, les candidats blancs sont évalués plus favorablement que les candidats noirs ayant le même niveau de compétences ; aux urgences, lorsqu’un individu présente des symptômes cardiaques aigus, les médecins prescrivent moins souvent le meilleur traitement (à savoir une thrombolyse, qui dissout les caillots sanguins) aux patients noirs qu’aux patients blancs ; les étudiants de fac sont plus susceptibles de percevoir de la colère sur un visage noir que sur un visage blanc. »
Bien que le TAI se fasse généralement sur un ordinateur, Blindspot offre çà et là des tests en version papier que le lecteur peut effectuer pour découvrir ses propres associations inconscientes. Les auteurs mettent toutefois en garde : si vous ne souhaitez pas prendre le risque d’apprendre une vérité surprenante (et probablement désagréable) sur vous-même, « mieux vaut éviter le TAI ». Cela peut sembler un peu excessif, mais, comme le souligne Malcolm Gladwell, voir ses propres préjugés reflétés dans le miroir du TAI peut s’avérer « gênant, démoralisant et destructeur ». En effet, les personnes qui ne connaissent pas le TAI seront sans doute stupéfiées et dérangées par le portrait que font Banaji et Greenwald de ces biais inéluctables [lire « Un test sur le gril », p. 20].
Dans le livre pour enfants The Sneetches, de l’illustrateur américain Dr Seuss, le groupe des « Bedons étoilés » (ils ont une étoile sur le ventre) se considère comme naturellement supérieur et refuse de traiter avec les « Bedons ordinaires », qui, eux, n’ont pas d’étoile. Un entrepreneur du nom de Sylvester McMonkey McBean invente une « machine à étoiler » qui, pour une somme modique, transforme les Bedons ordinaires en Bedons étoilés. Son invention fait basculer le système social dans le chaos, car il devient alors difficile de savoir qui discriminer. Mais McBean a plus d’un tour dans son sac : il invente cette fois une « machine à désétoiler » qui permet de créer une nouvelle élite (les Bedons ordinaires, cette fois) pour une somme un peu plus élevée 3.
« Dans l’histoire du Dr Seuss, écrivent Banaji et Greenwald, McBean s’en va les poches pleines en ricanant, convaincu que les Sneetches ne retiendront jamais la leçon. Mais il se trompe, car, à la fin du livre, ceux-ci finissent par comprendre qu’avec ou sans étoile “un Sneetch est un Sneetch”. »
Si nous sommes pétris de préjugés qui échappent à notre conscience et à notre contrôle, pouvons-nous, nous aussi, espérer faire advenir une société juste et équitable ? Est-il possible de faire disparaître la discrimination à l’embauche, dans l’accès à l’éducation et à la santé et dans les autres interactions sociales ? Le dernier chapitre de Blindspot tente de répondre à ces questions. Il s’intitule « Déjouer la machine », la machine faisant ici référence à notre inconscient.
En entamant ce chapitre, j’espérais y trouver un examen des facteurs qui font que certaines personnes ont des biais inconscients tandis que d’autres n’en ont pas. S’il existe des recherches sur le sujet, les auteurs ne les mentionnent pas. Banaji et Greenwald proposent à la place « quelques armes efficaces ».
Les auteurs n’en suggèrent en vérité que deux, dont aucune, dans la plupart des cas, ne semble utilisable en pratique. Ils nomment la première « méthode à l’aveugle ». Essayez tout simplement de ne pas rencontrer la personne avec qui vous interagissez. Ils donnent l’exemple des procédures de recrutement des orchestres symphoniques – un paravent est érigé sur l’estrade pour cacher le genre de ceux qui auditionnent. Cette méthode a permis de doubler le nombre de femmes embauchées par des grands orchestres, mais on imagine difficilement un vice-président d’entreprise ou un dirigeant syndical être recruté derrière un paravent japonais. Leur autre stratégie est la méthode « zéro prise de tête » : on applique de façon bête et méchante un ensemble de règles préétablies afin d’évacuer tout affect de la décision à prendre, un peu comme ces algorithmes qui permettent de poser un diagnostic à partir des symptômes et des données médicales d’un patient. Cette méthode paraît tout aussi limitée dans ses applications.
Le véritable espoir d’un progrès vers l’éradication de la discrimination réside sans doute ailleurs. Banaji et Greenwald ne mentionnent pas les craintes de Walter Lippmann quant au rôle des médias dans la formation de nombre de nos préjugés. En revanche, dans leur dernier chapitre, ils présentent les médias de masse comme une source potentiellement importante de modèles non stéréotypés.
Les films et la télévision continuent à véhiculer des clichés sur les personnes noires, hispaniques ou homosexuelles, mais, à mesure que ces groupes gagnent en visibilité, les médias d’information – au moins ceux-là – sont bien obligés de présenter des personnalités non stéréotypiques. Beaucoup de Noirs, par exemple, occupent aujourd’hui des positions influentes dans la société, et, quand ils apparaissent dans les médias, cela ne peut qu’aider à combattre les clichés négatifs associés aux personnes de couleur.
Espérons qu’à l’avenir cette évolution des mentalités réduise les obstacles auxquels les Afro-Américains font face en leur donnant l’opportunité de s’illustrer de façon encore plus éclatante. Plus la réussite des personnes discriminées gagnera en visibilité, plus nous serons à même d’éradiquer la discrimination sous toutes ses formes, notamment si les parents et les enseignants s’efforcent davantage de promouvoir des valeurs égalitaires auprès des enfants. Il serait néanmoins naïf de croire que les exploits des célébrités et des nantis peuvent à eux seuls faire disparaître les préjugés.
Blindspot est un livre court qui, malgré ses défauts, offre une description approfondie du test d’association implicite et de ses implications en matière de lutte pour l’égalité. Les auteurs expliquent leurs idées clairement, anticipent les questions qui pourraient venir à l’esprit du lecteur et prennent le temps d’éclaircir les points pouvant prêter à confusion. Écrit dans une langue accessible, c’est un livre facile à lire qui, cerise sur le gâteau, pourrait bien vous permettre de changer la manière dont vous vous percevez et percevez votre entourage.
— Leonard Mlodinow est un physicien théoricien. Il a écrit plusieurs best-sellers, dont un avec Stephen Hawking, Y a-t-il un grand architecte dans l’Univers ? (Odile Jacob, 2014).
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Il a en particulier publié un livre sur l’inconscient, Subliminal: The New Unconscious and What it Teaches Us.
— Cet article est paru dans The New York Review of Books le 4 avril 2013.
Il a été traduit par Lucile Pouthier.
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— Books
Dans ce dossier :
Comment connaître ses propres préjugés ?, Leonard Mlodinow (The New York Review of Books)
Je ne sais pas si ce sont des préjugés, mais j’y tiens, Elizabeth Kolbert (The New Yorker)
Les plus grands esprits, hélas…, Julian Baggini (Aeon)
Retirer L’Odyssée des programmes, Olivier Postel-Vinay
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