Cees Nooteboom au jour le jour

« Est-il possible d’être jaloux du malheur de quelqu’un ? Oui, à bonne distance. »


Portrait de l’écrivain Cees Nooteboom à Cologne, le 17 mars 2011. © www.reserv-art.de

« Tout journal intime est une falsification, et les journaux intimes des écrivains le sont doublement : l’autocensure, le sentiment que “quelqu’un” regarde par-dessus votre épaule, l’ennuyeuse idée de la survie posthume – le soupçon que la rédaction d’un journal se fait au détriment d’un autre travail, “supérieur” : le diariste doit être conscient de tout cela. Et puis il y a cette autre falsification qui procède de la sélection des événements. » Voilà ce que notait le 16 septembre 1992 l’écrivain hollandais Cees Nooteboom dans le journal qu’il a tenu durant plus d’un demi-siècle, dont le premier volume, qui couvre les années 1970-1995, vient de paraître. Certains journaux sont visiblement conçus dans la perspective d’être publiés un jour – les journaux d’hommes politiques anglais lettrés remplis de portraits frappants et d’anecdotes savoureuses, par exemple –, d’autres sont rédigés par leurs auteurs essentiellement pour eux-mêmes. C’est clairement le cas de celui de Nooteboom, qui remplissait pour lui les deux principales fonctions généralement assignées à cette forme d’expression : instrument d’introspection, il lui permettait en même temps de garder la trace d’événements, de rencontres, de lectures, de réflexions dont le souvenir lui était utile.  

Tel qu’il nous est livré, ce journal ne révèle que très peu de choses de sa vie privée, plus particulièrement de sa vie sentimentale, un aspect de son existence sur lequel il a préféré garder la discrétion en ne reproduisant pas les passages les plus personnels qui s’y rapportent. Les trois femmes qui ont le plus compté dans sa vie, une première épouse (Fanny Lichtveld), la chanteuse Liesbeth List, qui fut ensuite sa compagne, enfin la photographe Simone Sassen, qui l’accompagna dans ses voyages et qu’il épousa après avoir vécu 37 ans avec elle, apparaissent à de nombreuses pages, mais sans que la nature de leurs rapports et de ses sentiments à leur égard soit précisée. Parce qu’elles sont directement liées aux préoccupations intellectuelles et littéraires qui remplissent les pages du journal, ses relations d’amitié sont davantage détaillées. Les quatre personnalités avec lesquelles elles sont les plus intenses, et dont la présence dans le journal est la plus constante, sont la romancière et critique américaine Mary McCarthy, l’écrivain belge flamand Hugo Claus, leur ami commun Harry Mulisch, avec qui il s’entendait bien quoiqu’il fût son grand rival sur la scène littéraire des Pays-Bas, et le philosophe allemand Rüdiger Safranski, qui composera une anthologie d’extraits représentatifs de ses œuvres. 

Même si les entrées de ce journal sont datées de nombreux endroits différents (Amsterdam, Londres, Paris, Madrid, l’île de Minorque, où il réside plusieurs mois par an), à l’exception de quelques courtes observations (« [Berlin]. Hier sur l’autobus. Deux jeune filles qui lisent Le Tartuffe »), on ne trouvera dans ces pages que très peu de ces scènes prises sur le vif qui font le charme des livres et innombrables articles pour le magazine Elsevier et le quotidien de Volkskrant qu’il a consacrés à différents pays : l’Espagne, l’Allemagne (plus particulièrement Berlin) et le Japon, mais aussi le Portugal, la Grèce, le Mexique, le Maroc, pour ne pas les citer tous. Comme le souligne Philippe Noble, éditeur de ces pages (par ailleurs traducteur de ses œuvres en français), De danser en de monnik (« Le danseur et le moine ») est fondamentalement un journal d’écrivain, centré sur la littérature et le travail d’écriture.    

On ne peut qu’être frappé à cet égard par l’étendue de la curiosité de Nooteboom et la variété de ses lectures, la voracité de son appétit pour les livres et les idées. Polyglotte, il cite souvent les auteurs qu’il lit dans la langue originale, mais aussi fréquemment, en fonction des livres et des journaux qu’il a sous la main là où il se trouve, dans d’autres langues : Adolfo Bioy Casares et Dino Buzzati en français, Paul Valéry en espagnol. Au milieu de dizaines d’auteurs de tous les pays, quelques écrivains se détachent comme autant de références fondamentales et de sources d’inspiration constantes : Proust, Nabokov, Borges et Kawabata, en raison de l’importance, dans leur œuvre, du thème du temps et de la mémoire qui court tout au long de ses propres livres, mais aussi, à un moindre degré, des personnalités tourmentées comme Kafka et Gombrowicz, qui le fascinent. (« Est-il possible d’être jaloux du malheur de quelqu’un ? Lowry, Gombrowicz. Oui, à bonne distance, lorsque l’on s’aperçoit que c’est ce malheur qui forge leurs livres. ») On découvre aussi avec un peu de surprise le sérieux de son intérêt pour la philosophie et la connaissance qu’il en possède. Lecteur de Descartes, Spinoza et Leibniz, il évoque la philosophie morale analytique très abstruse de Derek Parfit, commente le célèbre débat télévisé sur la nature humaine entre Noam Chomsky et Michel Foucault qui a eu lieu à l’université technique d’Eindhoven, discute avec Rüdiger Safranski de cet autre débat qui opposa l’existentialiste Heidegger et le rationaliste Ernst Cassirer à Davos en 1929 et la manière dont leur affrontement peut être comparé à celui du mystique et violent Naphta et de l’humaniste Settembrini dans La Montagne magique de Thomas Mann. 

Un autre sujet omniprésent est son propre travail d’écrivain. Nooteboom, qui a laissé de longues années s’écouler entre son premier roman et le second parce qu’il estimait ne pas avoir assez vécu pour produire de la fiction de qualité, ne cesse de s’interroger sur son talent. Travaillé par le doute, il a le sentiment que ce sont les circonstances qui ont gouverné sa vie, que tout ce qui lui est arrivé l’a été par accident. Il s’interroge sur la valeur de ce qu’il a produit et se désespère de ne pouvoir écrire ce à quoi il aspire. Pour reprendre toutefois rapidement courage, en essayant de se juger avec objectivité et sérénité, mais sans indulgence : « En un mot, tout ce que j’ai fait n’est pas mauvais, il y a beaucoup de choses que je n’ai pas faites, et certaines choses que j’ai faites ne sont pas bien faites. Pas tant en raison d’une faute grave, mais plutôt par manque de discipline, du fait de l’excès d’options, de mon chaos interne, de distractions extérieures (pas d’excuse pour cela) et parce que je devais gagner de l’argent (pas d’excuse non plus). » 

D’autres aspects de sa personnalité se dévoilent dans le journal, qui s’exprimaient déjà au moment où il écrivait ou s’exprimeront davantage plus tard dans son œuvre. Les détails qu’il donne sur les repas gastronomiques qu’il fait trahissent sa sensualité et son goût des plaisirs de la vie. En filigrane de ses réflexions sur l’Histoire, on perçoit à quel point, ainsi qu’il l’a souvent répété, né en 1933, il est un enfant de la Seconde Guerre mondiale. Un fait qui, combiné avec sa nationalité, explique en grande partie son cosmopolitisme et l’idéalisme européen qu’il partage avec beaucoup de compatriotes de sa génération, par exemple le journaliste Geert Mak. On sent aussi cet amour de la nature (les plantes, les animaux, les paysages) qui s’épanouira dans ses livres les plus récents. Il se manifeste notamment ici par des références récurrentes à trois constellations, Cassiopée, Orion et les Pléiades, très belles, aisément reconnaissables sur la voûte céleste et auxquelles il voue à l’évidence un amour tout particulier. Nooteboom transcrit aussi régulièrement ses rêves, aussi étranges et incongrus qu’ils le sont tous, qu’il raconte avec le sens du détail précis et insolite qui caractérise certaines scènes de ses romans et de ses récits de voyage.  

Écrits dans un néerlandais classique d’une grande qualité littéraire et d’une singulière richesse, les livres de Cees Nooteboom se distinguent par l’inventivité des images et des comparaisons dont ses descriptions sont émaillées, caractéristique qu’il attribue à sa pratique de la poésie et à la manière dont elle lui a appris à exploiter les ressources de la langue. Dans l’esprit des métaphores qu’il affectionne, on pourrait dire de son journal qu’il est un peu comme l’envers de la tapisserie bariolée que constitue son œuvre multiforme : les mêmes couleurs et les mêmes lignes y apparaissent, mais sous un aspect différent, et on y voit à nu les sources auxquelles son imagination et son esprit s’abreuvent, qui se laissent deviner seulement dans le produit abouti.    

LE LIVRE
LE LIVRE

De danser en de monnik: Dagboeken 1970-1995 de Cees Nooteboom, Uitgeverij Koppernik BV, 2023

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BOOKS n°123

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