En Amérique latine, la démocratie est résistible

Pour comprendre l’histoire du difficile accouchement des démocraties en Amérique hispanique, rien ne vaut l’examen de leurs Constitutions successives. En suivant ce fil, un juriste espagnol analyse le caudillisme, les révolutions, le péronisme, l’avènement des « néo-populistes » et celui d’un « néo-constitutionnalisme ». Ce dernier génère des textes monstrueux, entachés de naïvetés.


Vue de l’hémicycle du Congrès de la République du Pérou, en 2011. © Congreso de la República del Perú, CC2.0.

« Démocratie » n’est pas le premier mot qui vient à l’esprit lorsque l’on pense à l’Amérique du Sud. Ceux qui lui sont spontanément associés sont plutôt « pronunciamento », « coup d’État » ou « dictature ». N’est-ce pas dans cette région du monde qu’a été inventé et a fleuri le « roman de dictateur », genre littéraire singulier illustré, au XXe siècle, par des œuvres fameuses d’Alejo Carpentier, Augusto Roa Bastos, Gabriel García Márquez et Mario Vargas Llosa ? C’est ce que rappelait l’écrivain nicaraguayen Sergio Ramírez au cours d’un entretien avec le directeur de l’Académie royale espagnole Santiago Muñoz Machado réalisé à l’occasion de la parution du très gros livre (1 000 pages) que ce dernier vient de consacrer à l’histoire de la démocratie en Amérique latine, plus précisément en Amérique hispanophone – le Brésil n’y est mentionné qu’en passant. Sous un titre qui rend hommage au chef-d’œuvre d’Alexis de Tocqueville, Muñoz Machado, qui est juriste, ainsi qu’il l’avait fait dans un ouvrage précédent sur la diffusion de la langue espagnole en Amérique du Sud, prend pour fil conducteur de son récit l’histoire des Constitutions qui se sont succédé dans les différents pays du continent, de leur naissance à nos jours. 


L’histoire de la démocratie en Amérique latine est longue mais pas très riche : tout au long des XIXe et XXe siècles, des régimes basés sur ses grands principes (séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, reconnaissance des libertés et droits fondamentaux, souveraineté populaire) n’y ont fonctionné que par intermittence, durant de courts intervalles de temps. Lorsqu’ils ont acquis leur indépendance, durant le premier tiers du XIXe siècle, les pays de cette région s’étaient pourtant dotés de Constitutions d’esprit libéral. Dans des proportions variables, elles combinaient des éléments de la Constitution des États-Unis de 1787, des Constitutions françaises de 1791, 1793 et 1795, ainsi que de l’éphémère Constitution de Cadix de 1812, adoptée par l’Espagne après qu’elle se fut libérée de l’occupation des troupes de Napoléon, qui aurait dû s’appliquer de manière égale des deux côtés de l’Atlantique mais fut abrogée à peine entrée en vigueur. Dans une moindre mesure, elles reflétaient aussi l’esprit du système de monarchie constitutionnelle britannique qu’avaient pu observer en Angleterre, où ils avaient vécu, plusieurs grands théoriciens de l’indépendance (Francisco de Miranda, Andrés Bello, Servando Teresa de Mier), ainsi que Simón Bolívar. 


Le développement d’institutions démocratiques fut toutefois immédiatement entravé par l’inexistence d’États constitués, qui ne furent pleinement formés que très progressivement. Longtemps, des questions restèrent ouvertes au sujet de trois éléments qui permettent à un État d’exister. Qui exerce la souveraineté et quelle part en détiennent respectivement l’État central et les États fédérés (provinces) dans le cas des pays à régime fédéral ? Sur quel territoire ? En dépit de la clarté théoriquement apportée par le principe uti possidetis juris, en vertu duquel les nouveaux pays conservaient le territoire qu’ils possédaient avant leur émancipation de l’Empire espagnol, des conflits de frontières opposèrent au bout d’un certain temps le Pérou et la Bolivie, l’Argentine et le Chili, ainsi que l’Argentine, le Brésil, l’Uruguay et le Paraguay. Et quelle était la population concernée ? Adoptées par l’élite créole, les Constitutions libérales s’appliquaient en principe à toute la population, mais celle-ci restait en pratique divisée en groupes de statut ou de condition variables, dont de nombreux autochtones indiens, certains vivant dans les républiques créoles, d’autres en marge de celles-ci, des métis et des esclaves ou descendants d’esclaves, à mesure que l’esclavage fut aboli.


Le principal frein à l’application des Constitutions libérales et à l’entrée en vigueur de régimes démocratiques fut l’émergence et la persistance d’un phénomène qui caractérise la vie politique sud-américaine tout au long du XIXe siècle, le « caudillisme ». Souvent issus de l’armée, mais aussi parfois anciens grands propriétaires terriens, arrivés au pouvoir par l’intermédiaire d’un putsch ou par des voies légales, les caudillos avaient en commun d’exercer un pouvoir autocratique s’affranchissant de toute contrainte constitutionnelle en violation claire du principe de la séparation des pouvoirs et, souvent, dans le mépris des libertés fondamentales : « La dépression économique, l’effondrement de la loi et de l’ordre, la militarisation de la société contribuèrent à l’existence du caudillo, chef charismatique qui promouvait ses propres intérêts [...] et entretenait un réseau de clients auxquels il concédait des faveurs et accordait son patronage. » Les pages que Muñoz Machado consacre à cette phase de l’histoire politique de l’Amérique latine contiennent une galerie de portraits de ces figures hautes en couleur que furent les caudillos du XIXe siècle, personnages souvent fantasques et excentriques : José Gaspar Rodríguez de Francia (Paraguay), José Antonio Páez (Venezuela), Juan Manuel de Rosas (Argentine), Rafael Carrera (Guatemala), Antonio López de Santa Anna et Porfirio Díaz (Mexique) et bien d’autres, moins connus. 


Au XXe siècle, Rafael Trujillo (Saint-Domingue), Alfredo Stroessner (Paraguay), Anastasio Somoza (Nicaragua), Augusto Pinochet (Chili), Jorge Rafael Videla (Argentine) poursuivront de manière moins pittoresque et particulièrement impitoyable et cruelle cette tradition d’autoritarisme musclé, dans un contexte géopolitique marqué par l’influence déterminante de la politique étrangère des États-Unis sur le devenir du continent sud-américain. 


Dans les dernières années du XIXe siècle, la révolution cubaine emmenée par José Martí avait entraîné l’accession à l’indépendance de Cuba, seule colonie espagnole à ne pas s’être encore émancipée. La fin de la présence de l’Espagne dans le Nouveau Monde coïncida avec le renforcement, sous une forme différente, de celle des États-Unis, en conformité avec une politique impérialiste dont la première manifestation remonte à la formulation, en 1823, par le président James Monroe, de la fameuse doctrine qui porte son nom : elle définit l’ensemble du continent américain comme zone d’influence exclusive des États-Unis. À dater de ce moment, ceux-ci ne cesseront d’interférer dans la vie politique de leurs voisins du sud à l’aide d’une diplomatie volontariste, en soutenant des dirigeants autoritaires et par l’intermédiaire d’interventions conduisant à des changements de régime, par exemple le renversement du gouvernement socialiste de Salvador Allende au Chili, en 1973. La raison d’être ou le prétexte de cette politique était la lutte contre le communisme, dont l’expansion en Amérique du Sud contribua par ailleurs également à y ralentir le développement de la démocratie libérale. 


À côté des dictatures militaires, des traits récurrents de l’histoire politique de l’Amérique latine au  XXsiècle, rappelle Muñoz Machado, furent les révolutions et le populisme. Parmi les révolutions, deux marquèrent cette histoire d’une empreinte particulièrement profonde. La première est la révolution mexicaine de 1910-1920, qui, au prix d’une longue période d’affrontements sanglants, mit définitivement fin à l’ère des caudillos dans ce pays et y installa pour longtemps au pouvoir le parti étrangement appelé « Parti révolutionnaire institutionnel ». La seconde est la révolution cubaine de Fidel Castro, importante parce qu’elle servit de source d’inspiration et de modèle à de nombreux mouvements révolutionnaires et de guérillas marxistes à travers le continent : Tupamaros en Uruguay, Montoneros en Argentine, Sandinistes au Nicaragua, Sentier lumineux au Pérou. 


Produit de la réaction politique à de fortes inégalités économiques, le populisme hispanoaméricain, de son côté, se caractérisait par le rejet des élites, la méfiance à l’égard des corps intermédiaires, des politiques sociales et de redistribution économique généreuses, un nationalisme vigoureux et un culte du chef providentiel pouvant prendre la forme de l’adoration religieuse, comme dans le cas du leader argentin Juan Perón et de sa première femme, Eva. Le péronisme, que Muñoz Machado analyse longuement, constitue à ses yeux la forme la plus aboutie de populisme et un paradigme pour tous ceux qui, en Amérique hispanophone, se réclament d’une forme de démocratie populaire plus juste que la démocratie libérale. En Argentine, il a survécu à la mort de Perón avec, par exemple, Carlos Menem. 


Ailleurs sur le continent, le populisme fut notamment incarné par Lázaro Cárdenas au Mexique et Getúlio Vargas au Brésil. Muñoz Machado qualifie de « néo-populistes » les gouvernements de gauche et de centre gauche qui sont apparus en Amérique latine à partir des années 1980, avec la disparition de l’affrontement entre dictatures militaires et mouvements révolutionnaires marxistes : ceux des époux Kirchner en Argentine, d’Evo Morales en Bolivie, de Luiz Inácio Lula da Silva en Brésil, de Ricardo Lagos et Michelle Bachelet au Chili, d’Óscar Arias au Costa Rica, de Rafael Correa en Équateur, d’Alan García au Pérou, de Daniel Ortega au Nicaragua, d’Hugo Chávez au Venezuela. 


Arrivés au pouvoir en utilisant les instruments de la démocratie représentative, ces dirigeants s’y sont maintenus par des moyens loin d’être toujours démocratiques. La lutte contre le néolibéralisme et la « globalisation » et la défense des droits des populations indiennes sont des points communs de leurs politiques. Exception faite d’Evo Morales, Muñoz Machado identifie chez eux, comme d’ailleurs autrefois dans le justicialisme de Perón, la présence d’une « matrice chrétienne » de valeurs. Il déplore la prédilection de beaucoup d’entre eux pour le « néo-constitutionnalisme », la doctrine qui entend pallier les faiblesses et les insuffisances de la démocratie représentative en promulguant des Constitutions fondées sur d’autres principes que ceux de la démocratie libérale.  


Aux yeux d’un constitutionnaliste, les produits de cette philosophie ont un caractère  assez monstrueux. La Constitution équatorienne de 2008 comprend 444 articles, la Constitution bolivienne de 2009 en compte 411, celle du Venezuela de 1990 en contient 350. Loin de se contenter d’établir les grands principes de fonctionnement des institutions, ces textes se présentent comme de longs catalogues de droits individuels et collectifs et la nature y devient sujet de droit à plein titre. « Les nouvelles Constitutions, observe Muñoz Machado, sont des textes entachés de naïvetés. Elles sont surchargées de concepts qui témoignent d’une connaissance très partielle de la manière dont fonctionne la machinerie de l’État. » Pour cette raison, elles sont d’ailleurs décrites par certains commentateurs comme autant d’échantillons de « constitutionnalisme expérimental ». Surtout, les dirigeants en place ont souvent profité de l’adoption de ces textes pour consolider leur pouvoir en jugulant l’opposition et en assurant par des moyens non démocratiques leur réélection continue, en violation du principe de l’alternance : « La conséquence la plus visible du nouveau constitutionalisme a été le renforcement des régimes autocratiques. » L’introduction de dispositions aidant à prendre en compte les intérêts des populations indiennes, le nécessaire respect de la nature et certaines particularités des sociétés sud-américaines témoigne d’une volonté légitime. Mais, dans l’esprit de Muñoz Machado, celle-ci devrait pouvoir se concrétiser de manière juridiquement plus rigoureuse. Et si des éléments de démocratie directe sont susceptibles de compléter les institutions de la démocratie représentative, souligne-t-il, il est regrettable qu’ils soient instrumentalisés à leur bénéfice personnel par les gouvernants. Tous les pays de la région n’ont pas adopté cette approche. Plusieurs d’entre eux adhèrent encore aux principes constitutionnels de la tradition de démocratie libérale, tels qu’ils se sont enrichis après la Seconde Guerre mondiale. Mais cette tradition, conclut-il, a visiblement beaucoup de peine à s’acclimater en Amérique latine et à s’y exprimer de façon concrète et en pratique. 

LE LIVRE
LE LIVRE

De la democracia en Hispanoamérica de Santiago Muñoz Machado, Taurus, 2025

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