Enterrés mais pas morts
Publié en avril 2024. Par Books.
Les cimetières ne conservent pas seulement les restes des disparus mais aussi (un peu) de leur mémoire. Grand arpenteur des allées du Père Lachaise, le psychiatre britannique Anthony Daniels y a cherché les traces d’écrivains de jadis – pas les archi-connus enterrés ici (Balzac, Musset, Proust, etc.) mais ceux que la postérité a passés à la trappe. Au hasard des pierres tombales, il en a déterré huit, dont il a ensuite retrouvé les œuvres sur lesquelles il jette un regard plein de curiosité. Ces ouvrages justement ou injustement oubliés ont en effet le mérite de réfracter, montre-t-il moyennant de vigoureuses digressions, d’intrigants aspects de l’époque où ils ont été écrits. Prenez Alice-Renée Brouillhet, veuve d’un médecin militaire mort en 1914-1918. Pour se consoler de ses épousailles intenses mais écourtées, elle publie quelques romans mais surtout une sélection de textes de son mari et de ses confrères montrant l’horreur de la vie au front et le phénoménal dévouement de tous, ainsi que leur confiance absolue dans la justification morale de leurs sacrifices (exactement les mêmes sentiments prévalaient dans les tranchées d’en face, note Anthony Daniels, souvenirs familiaux à l’appui).
Eugène-Melchior de Vogüé, lui, était un aristocrate voyageur dont les récits, excellemment écrits, grouillent des préjugés de l’époque tout en témoignant d’une grande ouverture et même élévation d’esprit. Académicien, grand promoteur en France de la littérature (et de la civilisation) russes, la flamme de sa notoriété scintille encore, faiblement. Pas le cas de François-Vincent Raspail, esprit universel qui « écrivait plus vite que la plupart des gens ne lisent ». Extrêmement célèbre à la fin du XIXe siècle, il ne doit plus sa notoriété qu’au boulevard parisien, dont personne ne sait au juste pourquoi il s’appelle ainsi. Les autres personnages qui peuplent ce livre singulier partagent la même trajectoire : grande, voire énorme notoriété avant le Père Lachaise, oubli quasi total après (c’est parfois mieux que l’inverse). La fréquentation des cimetières incite à la métaphysique. Elle devrait aussi inspirer des réflexions sur le côté transitoire de la gloire du monde – la gloire littéraire notamment.