George Kennan, entre l’Amérique et la Russie

Le promoteur du « containment » avait mis en garde contre les conséquences d’une extension de l’OTAN à l’Est. 


Henry Kissinger, qui savait de quoi il parlait, disait de George Kennan qu’il avait défini la doctrine diplomatique de son temps plus que n’importe qui d’autre. C’est à la fois vrai et inexact. Kennan est l’auteur de deux textes qui eurent un impact profond sur la politique extérieure des États-Unis et, plus généralement, sur les relations internationales durant la seconde moitié du XXe siècle. Le premier est le fameux « long télégramme » (5000 mots) envoyé en 1946 de Moscou, par lequel il lançait l’alerte au sujet de la politique extérieure agressive de Staline. L’année suivante, il publiait dans la revue Foreign Affairs, en le signant « X » pour ne pas compromettre le gouvernement, un article dans lequel il formulait le concept qui allait servir de principe directeur à la politique américaine envers l’Union soviétique durant plusieurs décennies : le « containment » (endiguement). Dans son esprit, cette stratégie, voie intermédiaire entre l’abdication face aux volontés expansionnistes de la Russie et un affrontement direct pouvant mener à la guerre, devait être mise en œuvre par des moyens politiques, diplomatiques et économiques. Mais ce n’est pas ainsi qu’elle fut appliquée, et tout le reste de sa très longue vie (il est mort en 2004, un mois après son 101e anniversaire), il contesta l’interprétation en termes essentiellement militaires qui fut faite de ses recommandations. 

Kennan joua un rôle important dans l’élaboration du plan Marshall d’aide à la reconstruction de l’Europe occidentale, ainsi que dans le lancement des opérations secrètes de la CIA (ce qu’il considéra par la suite comme son erreur la plus grave). Mais il estimait indispensable le maintien d’un dialogue avec l’URSS. Préoccupé, comme ses amis les physiciens Robert Oppenheimer et Freeman Dyson, par le risque de guerre atomique, il ne cessa de dénoncer la course aux armements et de plaider en faveur du désarmement nucléaire. À l’instar de Walter Lippmann, le très respecté journaliste qui, l’ayant mal compris, l’avait attaqué, il s’opposa à la « doctrine Truman » mise en œuvre par le secrétaire d’État Dean Acheson, voulant que les États-Unis combattent les mouvements soutenus par Moscou partout dans le monde. Plus tard, après avoir quitté la diplomatie active pour une carrière de « scholar », il critiquera dans le même esprit l’engagement américain au Vietnam. Davantage que par une idéologie communiste qu’il estimait condamnée à s’effondrer tôt ou tard, la politique étrangère soviétique en Europe lui apparaissait déterminée par la psychologie collective russe et une vision géopolitique présente depuis l’époque des tsars. Pour cette raison, lorsque l’URSS éclata, il mit en garde contre les conséquences d’une extension de l’OTAN à l’Est.  

Sur le plan politique, George Kennan était difficile à classer. Apprécié de personnalités du Parti démocrate telles que J.F. Kennedy et son conseiller Arthur Schlesinger, il comptait parmi ses amis proches un homme qui se définissait comme réactionnaire (l’historien d’origine hongroise John Lukacs) et, en Europe, des figures notoires de la pensée libérale, le philosophe Isaiah Berlin et la directrice du Zeit Marion Dönhoff. Confiant dans les institutions démocratiques plus que dans le jugement populaire, il aurait volontiers confié le gouvernement à une élite éclairée. La démocratie lui semblait dans tous les cas le produit de conditions historiques très particulières et toute tentative de l’imposer par la force dans des pays aux traditions différentes de celles de l’Occident était à son estime vouée à l’échec. Convaincu que « le gouvernement américain est techniquement incapable de concevoir et mettre en œuvre à long terme une politique cohérente à l’égard de régions éloignées du territoire national », il fut un de ceux qui s’élevèrent contre l’intervention américaine en Irak. Plutôt que de sermonner sur les droits de l’homme, disait-il aussi, mieux vaut prêcher par l’exemple. De tempérament, Kennan était assurément conservateur. Nostalgique de l’Amérique profonde du Midwest telle qu’il l’avait connue enfant dans le Wisconsin, il était sentimentalement et presque mystiquement lié à la Russie de Tolstoï et de Tchekhov, un auteur qu’il révérait et dont il a longtemps rêvé d’écrire une biographie. Affirmant qu’il aurait préféré vivre au XVIIIou au XIXe siècle, il se sentait mal à l’aise dans son époque. Beaucoup d’aspects de la modernité et de la société américaine le rebutaient. Il détestait l’automobile, abhorrait la publicité, se désolait du matérialisme de ses compatriotes, de leur superficialité, de leur individualisme, de leur passion pour les affaires et de leur indifférence à la destruction de l’environnement par l’industrialisation. 

De ses journaux intimes, édités par Frank Costigliola avant de rédiger sa biographie, ressort l’image d’un homme à la personnalité complexe, tourmenté, mélancolique, enclin à l’auto-examen et l’auto-apitoiement, cherchant du réconfort dans la compagnie des femmes, un trait qu’il expliquait par le traumatisme de la perte de sa mère lorsqu’il avait deux mois (The Kennan Diaries, 2014). Marié durant plus de 70 ans, il eut un certain nombre de liaisons (et d’innombrables rêveries d’aventures) qui le remplissaient d’une culpabilité torturante. Parlant couramment le russe et l’allemand, il maîtrisait le français, le norvégien, le polonais, le tchèque, le serbo-croate et le portugais. Nourrie de lectures abondantes, parmi lesquelles Gibbon, Tocqueville, John Quincy Adams et les romanciers russes occupent une place privilégiée, sa production d’écrivain est impressionnante : une histoire de la diplomatie américaine devenue un classique, des réflexions sur l’histoire de la Russie, la politique extérieure des États-Unis, les relations entre les deux pays et la question de l’armement nucléaire, deux livres sur les prémices de la Première Guerre mondiale, deux volumes de Mémoires. Sa prose est d’une grande tenue stylistique. Lorsqu’il évoque le décor et l’atmosphère des pays dans lesquels il s’est rendu, elle atteint une réelle qualité littéraire et poétique. 

Comme deux autres grands artisans de la politique extérieure des États-Unis, Henry Kissinger et Zbigniew Brzeziński, George Kennan fut à la fois diplomate et théoricien des relations internationales. Contrairement à eux, il n’exerça jamais de responsabilités politiques. Compte tenu de son caractère émotif, on n’a jamais songé à lui en confier et il s’en serait sans doute très mal acquitté. Outre son intelligence, ce qui le distinguait était une curieuse combinaison de réalisme et de romantisme. Voyant parfois plus loin que les autres, et juste avant tout le monde, il s’est aussi quelquefois trompé et a dans certains cas spectaculairement changé d’avis (sur la réunification de l’Allemagne, par exemple, idée qu’il a d’abord écartée avant de la défendre avec vigueur, pour finir par déplorer la manière dont elle s’est concrétisée). Mais la clairvoyance de ses analyses, la profondeur de ses vues et l’élégance de sa langue font que ses livres resteront une source d’inspiration. Interrogé par son premier biographe (John Gaddis) au sujet de ce qu’il faudrait souligner dans sa nécrologie, il mettait à son crédit sa constante indépendance d’esprit et le fait d’avoir été honnête toute sa vie.   

Pour aller plus loin :

Lien vers « le long télégramme » :

https://nsarchive2.gwu.edu/coldwar/documents/episode-1/kennan.htm

LE LIVRE
LE LIVRE

Kennan: A Life Between Worlds de Frank Costigliola, Princeton University Press, 2013

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