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Iran : on rembobine


Crédit: US Department of State

D’un côté la Grèce, de l’autre l’Iran. D’un côté la dette, de l’autre l’arme nucléaire. Ces dernières semaines, les deux négociations se sont déroulées en parallèle. Dans le cas de l’Iran, la discussion apparaissait depuis longtemps comme le seul moyen de contrer durablement le programme nucléaire militaire du pays. Mais cet article de la New York Review of Books, traduit par Books en octobre 2012, permet de mesurer à quel point la perspective d’un accord paraissait à l’époque incertaine.

 

Le 25 mai 1986, un avion israélien banalisé transportant des pièces détachées de missiles Hawk se posait à Téhéran. À son bord, un jeune conseiller du contre-terrorisme israélien, plusieurs agents de la CIA et deux membres du Conseil national de sécurité du président Reagan, Oliver North et Howard Teicher. Robert « Bud » McFarlane, qui venait de quitter ses fonctions de conseiller pour la sécurité nationale, faisait office de chef officieux de cette délégation secrète.

La mission ? Livrer des armes au régime de l’ayatollah Khomeiny, dans l’espoir de faciliter la libération des otages américains détenus au Liban par le Hezbollah, client de Téhéran. Reagan avait approuvé cet échange illégal armes contre otages, mais l’idée avait d’abord germé dans les milieux israéliens de la Défense. Informés du plan, certains membres de l’administration Reagan le jugèrent d’emblée aussi stupide que nous pouvons le faire rétrospectivement, vingt-six ans plus tard.

L’expédition s’acheva piteusement : l’équipe de McFarlane dut quitter précipitamment son hôtel de Téhéran pour échapper à des militants radicaux projetant, paraît-il, de les agresser ou de les arrêter. Quand elle devint publique quelques mois plus tard, l’affaire déclencha le scandale connu sous le nom d’Irangate, un imbroglio impliquant l’Iran, Israël, le Nicaragua et quelques pays intermédiaires. Il révéla à quel point le mensonge, l’hypocrisie, l’arrogance, le crime et l’erreur de jugement régnaient dans la Maison-Blanche de Reagan (1).

Il n’est pas inutile de méditer sur la folie et le parfait manque de sérieux du processus de décision qui ont conduit à ce désastre, alors que les gouvernements américain et israélien cherchent de nouveau à contraindre le comportement de la République islamique, à propos de son programme nucléaire cette fois. Les États-Unis ont poussé à l’adoption de nouvelles sanctions économiques contre l’Iran et se sont associés aux menaces de guerre d’Israël pour convaincre Téhéran de suspendre ou de réorganiser ses activités d’enrichissement d’uranium, et de faire toute la lumière sur ses expérimentations militaires passées (2). Cette stratégie qui associe menaces, sanctions et négociations est assurément plus convaincante qu’un échange armes contre otages ; c’est également une stratégie qui jouit du soutien de nombreux gouvernements. Mais elle pourrait bien, au bout du compte, ne pas produire plus de résultat que le plan McFarlane.

L’épisode de l’Irangate a aujourd’hui principalement le mérite de nous rappeler comme les relations d’amitié ou d’inimitié sont éphémères au Moyen-Orient. Au milieu des années 1980, Israël voulait vendre des armes aux Gardiens de la Révolution parce que l’État hébreu tenait alors l’Irak de Saddam Hussein pour une menace plus grande. Pendant un certain temps, le régime de l’ayatollah Khomeiny ne se soucia d’ailleurs guère de Tel-Aviv. À présent, Israël considère la République islamique comme son principal ennemi et certains de ses dirigeants voient comme une menace existentielle la marche iranienne vers la bombe. Parallèlement, la frange dure à Téhéran utilise cette guerre rhétorique et par procuration contre Tel-Aviv [via les organisations clientes de l’Iran, comme le Hamas et le Djihad islamique] pour ranimer les braises d’une révolution vieillissante et accroître la puissance régionale du pays.

Au Moyen-Orient, la surprise stratégique fait désormais partie du quotidien. La dernière manche de la partie de marchandage nucléaire avec Téhéran a ainsi pour toile de fond la chute des régimes autoritaires tunisien, égyptien, libyen et yéménite, le soulèvement et l’intensification du conflit interconfessionnel en Syrie et alentour, et l’irrésistible montée en puissance de populations jeunes, branchées, avides de changement et islamistes, jusque-là exclues de la scène politique.

Pour juger du problème posé par le programme nucléaire iranien et du danger qu’il représente, il est crucial de prendre en compte les incertitudes qui planent sur la région et le rythme des bouleversements qui s’y déroulent. Nul ne peut prédire, à l’échéance de cinq ans, la nature du pouvoir iranien, ni la manière dont le gouvernement envisagera alors ses intérêts et évaluera les coûts et les bénéfices d’une posture de défi sur la question nucléaire.

Surenchère de propos guerriers

La vigilance tranquille n’est à l’évidence pas dans l’air du temps à propos de l’Iran, tant le bellicisme caractérise depuis quelque temps les discours sur le sujet. Le président Obama et le Premier ministre israélien ont chacun répété qu’ils pourraient juger nécessaire de faire la guerre à l’Iran pour l’empêcher d’accéder à l’arme nucléaire ; et Benyamin Netanyahou a laissé entendre qu’une attaque israélienne pouvait se produire à tout moment. Pendant sa visite aux États-Unis, en mars dernier, pour s’exprimer devant la conférence annuelle de l’AIPAC (American-Israeli Political Action Committee), Netanyahou a paru s’immiscer sans grande subtilité dans la politique intérieure américaine en faisant pression sur Obama, en pleine année électorale, pour qu’il apporte un soutien sans faille à la position dure d’Israël (3). Les principaux candidats aux primaires républicaines ont suivi l’un après l’autre Netanyahou à la tribune de l’AIPAC, se livrant à une véritable surenchère de propos guerriers. Comme dans les mois qui ont précédé l’attaque contre l’Irak en 2003, nous voyons se réduire comme peau de chagrin l’espace dédié au débat public et à l’enquête journalistique sur les autres manières de voir la menace nucléaire iranienne et la façon de la gérer. Tout donne le sentiment que le compte à rebours a commencé et que l’échéance se rapproche d’une action militaire.

Il ne fait aucun doute que l’Iran développe ses activités d’enrichissement d’uranium, mais l’incertitude règne sur le rythme de cette montée en régime, de même que sur le temps dont a encore besoin le pays pour fabriquer une bombe susceptible d’être installée d’abord sur un avion et peut-être ensuite sur un missile (tâche plus difficile). Dans un rapport paru en mars dernier, l’ISIS (Institute for Science and International Security), qui publie des analyses bellicistes mais fiables sur le sujet, se livre à une éclairante étude des faits (4). Les auteurs du rapport parviennent à une conclusion ambivalente. « L’Iran est déjà capable de fabriquer de l’uranium de qualité militaire et un engin nucléaire rudimentaire », écrivent-ils. Mais ils précisent : « Il est peu probable que l’Iran saute le pas en 2012, en grande partie parce qu’il restera dissuadé de le faire et que ses possibilités de fabriquer rapidement suffisamment d’uranium de qualité militaire resteront réduites. »

D’un point de vue scientifique et technique, tant que Téhéran n’aura pas décidé de tester une bombe ou de déployer ouvertement des armements sur des missiles ou un avion, il ne sera pas possible de dire que le pays a franchi le pas de la puissance nucléaire. Les analystes de l’ISIS estiment que l’Iran a désormais la capacité intellectuelle, technique et industrielle de fabriquer et déployer une arme dans un avenir très proche ; mais ils ne savent pas si ses dirigeants iront aussi loin. L’Iran est à leurs yeux engagé dans une stratégie d’accès au « seuil nucléaire » : il se dote agressivement de la possibilité d’avoir la bombe, raccourcissant chaque jour un peu plus les délais nécessaires au passage à l’acte, mais, pour autant que nous le sachions, le pays n’a pas encore pris la décision de mener le projet jusqu’à son terme (5).

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Les sites d’enrichissement connus sont aujourd’hui sous la surveillance de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ; et le pays est toujours officiellement membre du Traité de non-prolifération (TNP). Le droit international lui interdit donc de dissimuler ses installations nucléaires ou d’expérimenter des armes. Le Conseil de sécurité des Nations unies estime que l’Iran n’a pas respecté ces obligations, puisque le pays a caché d’importants sites d’enrichissement et fourni des explications lacunaires aux inspecteurs de l’AIEA sur ses expérimentations militaires passées. Pour sa part, Téhéran soutient que la dissimulation de ses sites est nécessaire pour protéger son activité nucléaire légitime d’une éventuelle attaque extérieure, et nie s’être engagé dans la fabrication d’armes. Ses diplomates remarquent également qu’Israël s’est doté d’un arsenal atomique au mépris du Traité de non-prolifération (de même que l’Inde, le Pakistan et la Corée du Nord).

Comme les experts le soulignent, le conflit entre l’Iran et l’AIEA est déterminant en ceci que les contraintes engendrées par ce blocage dissuadent l’Iran de prendre la décision de fabriquer une arme, au moins pendant un an environ. Si le pays choisissait de se lancer dans l’ultime course à la bombe, il lui faudrait en effet braver les inspecteurs internationaux en rompant les sceaux de surveillance qu’ils ont posés sur les sites d’enrichissement. L’Iran dévoilerait ainsi immédiatement ses intentions, provoquant une réaction du Conseil de sécurité. Or, dans l’état actuel de son programme d’enrichissement, la République islamique aurait besoin d’environ sept mois pour obtenir le combustible nécessaire à une seule bombe, selon les estimations de l’ISIS. Cela reviendrait en somme à déclarer ouvertement le lancement d’un programme de six mois en vue de fabriquer une première arme. Manœuvre téméraire qui encouragerait une intervention militaire préventive, avec le soutien probable de nombreux gouvernements de la planète face à une attitude aussi provocatrice.

Même en supposant que l’Iran veuille une bombe en bonne et due forme, la raison incite le pays à suivre un calendrier plus lent – peut-être en adoptant une stratégie de négociations sporadiques et de développement progressif de l’enrichissement. Plusieurs années supplémentaires seraient nécessaires pour voir aboutir cette approche plus graduelle, mais elle permettrait à l’Iran d’entreprendre à l’avenir une « course plus rapide et moins exposée à l’arme nucléaire », selon les experts de l’ISIS. Sans compter que les sanctions de plus en plus sévères imposées au pays pourraient donner au gouvernement une autre raison de retarder son accès à la pleine puissance nucléaire en échange d’une bouffée d’air sur le terrain économique.

Le rapport de l’ISIS se prononce clairement, aussi, sur l’efficacité potentielle de bombardements préventifs : faible. « Malgré le débat politique en cours en Israël et aux États-Unis sur l’urgence croissante de frappes contre l’Iran, écrivent-ils, on surévalue la capacité de la plupart des options militaires à arrêter, ou même retarder significativement, le programme nucléaire. »  « Il est peu vraisemblable que des campagnes de bombardement limitées détruisent les capacités de production d’uranium enrichi de l’Iran, précisent-ils… Surtout, le pays sait désormais construire des centrifugeuses et en a même probablement stocké clandestinement un nombre inconnu… Une campagne de bombardement inefficace qui n’éliminerait pas ce potentiel laisserait un Iran capable de reprendre rapidement son programme et l’inciterait à lancer son propre projet Manhattan, avec pour résultat un Moyen-Orient beaucoup plus dangereux et instable (6). »

Un scénario à éviter

Entre les contraintes auxquelles est confronté Téhéran et les médiocres perspectives offertes par l’action militaire, il est illusoire et irresponsable d’envisager aujourd’hui la guerre préventive comme une option rationnelle et justifiée.

Certes, la nucléarisation de l’Iran serait éminemment dangereuse. Elle encouragerait sans doute ses rivaux dans la région, comme l’Arabie saoudite, à opter eux aussi pour l’arme atomique. Elle encouragerait en outre, probablement, les milices radicales protégées et soutenues par la République islamique à accroître leur violence contre Israël et d’autres, convaincues que sa nouvelle force de dissuasion mettrait le pays à l’abri des représailles. Alors, si l’on exclut la guerre préventive, que peut-on faire pour éviter le scénario d’un Iran nucléaire ?

Depuis le second mandat de l’administration Bush, les États-Unis, Israël, le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne ont entrepris une offensive qui conjugue sanctions économiques, diplomatie multilatérale et opérations secrètes (comme le lancement du virus informatique Stuxnet (7), qui a mis hors d’état de fonctionner des centaines de centrifugeuses iraniennes). Ces tactiques ont pour but de retarder le programme nucléaire et de pousser le gouvernement iranien à accepter l’encadrement ou la réorientation de son projet, pour compliquer la « course finale vers la bombe ».

Cette stratégie de la pression a été assortie d’une offre de négociations : desserrer l’étau des sanctions en échange d’un abandon vérifiable par l’Iran de ses activités nucléaires militaires. L’idée de base était d’inciter en douceur Téhéran à révéler ses expérimentations passées et à adapter ses programmes d’enrichissement pour les rendre impropres à tout usage militaire.

Si elle réussissait à conclure ce type de marché, la communauté internationale pourrait, outre un allègement des sanctions, soutenir l’industrie nucléaire iranienne restructurée, pour l’aider à produire plus efficacement de l’électricité et des isotopes médicaux contre le cancer. Le Conseil de sécurité pourrait par exemple avaliser la vente et l’installation en Iran de réacteurs nucléaires à eau légère, qui ne présentent pas de risques importants en matière de prolifération. Pendant des années, les grandes puissances ont posé pour préalable aux négociations l’arrêt par Téhéran de toute activité d’enrichissement ; aujourd’hui, les États-Unis semblent prêts à accepter la poursuite d’un enrichissement à faible intensité si le gouvernement iranien se soumettait au régime d’inspection le plus strict de l’AIEA. La recherche de ce type d’accord a engendré une véritable créativité intellectuelle sur le plan diplomatique et technique au cours des dernières années – témoin la proposition d’utiliser l’enrichissement d’uranium iranien pour la production d’électricité dans le cadre d’un projet multilatéral. Mais tout cela n’a jusqu’à présent débouché sur aucun progrès concret.

A Single Roll of the Dice (« Un seul coup de dés »), le précieux ouvrage que Trita Parsi consacre à la diplomatie nucléaire de l’administration Obama envers l’Iran, poursuit un double objectif : décortiquer, en mobilisant tous les points de vue, y compris iranien, les raisons pour lesquelles les négociations ont jusqu’ici achoppé ; et plaider pour un plus grand engagement de l’administration en faveur de pourparlers assidûment poursuivis. Seule une plus grande constance dans le dialogue, écrit Parsi, peut permettre à Obama de sortir de l’impasse qui a conduit ses prédécesseurs à l’échec : « L’hostilité qui oppose depuis trente ans les États-Unis à l’Iran n’est plus un phénomène ; c’est une institution. »

Analyste de politique étrangère, Parsi est également président du National Iranian Council, organisation qui entend favoriser la coopération entre les États-Unis et l’Iran. Son récit surestime manifestement la possibilité, pour un président américain, de s’accommoder d’un régime qui a, au cours des seules dernières années, arrêté des milliers et torturé des dizaines d’opposants, fait passer des explosifs pour tuer des soldats américains en Irak, et armé le Hamas et le Djihad islamique. L’auteur sous-estime également l’intérêt des sanctions économiques comme élément d’une stratégie pacifique, mais ferme.

Il n’empêche : A Single Roll of the Dice raconte l’histoire diplomatique de façon nuancée et claire, en s’appuyant sur de longs entretiens avec des responsables américains, iraniens, européens, brésiliens et turcs. Parsi a recueilli des points de vue d’une diversité inédite et les présente avec neutralité. Les nombreux faits qu’il énonce étayent son principal argument : une « action diplomatique assidue est la seule politique encore inexplorée et qui ait des chances de faire autre chose que simplement repousser le problème à plus tard ».

Son récit n’est qu’une longue litanie d’appels manqués, d’occasions inexploitées et d’avancées prometteuses, mais avortées, vers un compromis. Voilà plus de trois décennies que les États-Unis n’ont plus d’ambassade en Iran. Si l’on en juge par les preuves accumulées ici, cette absence de relations diplomatiques officielles a très probablement contribué à l’impasse actuelle.

En mai 2003, l’ambassadeur suisse en Iran, Tim Guldimann, qui représentait les intérêts américains dans le pays, transmit au département d’État un document de deux pages, ébauche d’une « feuille de route » visant à la normalisation des relations entre les deux pays. Les troupes américaines venaient de renverser le régime de Saddam Hussein en Irak. Le Guide suprême, l’ayatollah Khamenei, avait dit-on approuvé cet avant-projet. Il offrait des concessions ahurissantes de la part de l’Iran : la transparence totale de son programme nucléaire et le retrait de son soutien au Hamas et au Djihad islamique.

Aussi stupéfiant que cela paraisse, « pas une seule réunion n’a été organisée entre les différentes administrations concernées pour discuter de la proposition », écrit Parsi. Il cite Lawrence Wilkerson, alors chef de cabinet du secrétaire d’État Colin Powell, qui reproche aux néoconservateurs, notamment le vice-président Dick Cheney et le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, d’avoir torpillé cette possibilité d’ouverture avant même de l’avoir jaugée.

Aux yeux de certains anciens responsables de l’administration Bush, ce fut une pierre de touche : une chance de « grand marchandage » a alors été perdue. L’offre esquissée dans ce document ténu, aux contours flous, n’a jamais été testée. Et, avec une armée américaine essuyant bientôt revers sur revers en Irak, l’Iran n’a plus jamais fait de proposition aussi audacieuse. Comme la mission secrète de McFarlane en 1986, l’épisode du fax suisse rappelle à quel point la longue absence de contacts directs entre les États-Unis et l’Iran a contraint les deux gouvernements à conjecturer, insinuer, gesticuler et marchander dans des circonstances confuses et défavorables sur des questions de la plus haute importance pour la sécurité internationale.

Pendant sa campagne présidentielle, Barack Obama avait promis de changer cela, affirmant qu’un dialogue inconditionnel avec les Iraniens était « crucial ». Ceux qui pensent que « nous ne devrions pas leur parler ignorent notre propre histoire », dit-il. Et le 20 mars 2009, à l’occasion du nouvel an iranien, le nouveau président fit cette déclaration hardie et chaleureuse :

« Mon gouvernement est désormais résolu à pratiquer une diplomatie qui traite la totalité des problèmes que nous avons devant nous, et à chercher à établir des relations constructives entre les États-Unis, l’Iran et la communauté internationale. Ce processus ne progressera pas par la menace. Nous cherchons au contraire un dialogue honnête et fondé sur le respect mutuel. »

Mais, au mois de juin suivant, l’élection présidentielle iranienne a été entachée de fraudes massives. Tandis que s’amplifiaient les manifestations de l’opposition, la police et les milices fidèles à Khamenei et au président Mahmoud Ahmadinejad mitraillaient, tabassaient et arrêtaient les militants du Mouvement vert, plongeant l’Iran dans une guerre de factions qui se traduisit par une suite terrifiante de procès fantoches, d’emprisonnements massifs, de viols et autres atteintes aux droits de l’homme. La République islamique à laquelle Obama pensait tendre la main avec son message de vœux – un régime stable jouissant d’une certaine légitimité intérieure – était au bord du chaos.

Négociation avortée

En novembre 2009, néanmoins, des responsables iraniens et américains tinrent des pourparlers sérieux autour d’un projet susceptible de développer la confiance mutuelle : s’il acceptait d’exporter une partie de son uranium enrichi, l’Iran se verrait livrer du combustible destiné à la production d’isotopes médicaux. Mais les négociateurs iraniens, apparemment d’accord avec la proposition, furent désavoués par Khamenei. Quand des diplomates brésiliens et turcs essayèrent plus tard de redonner vie à l’accord, ce sont les États-Unis qui refusèrent, ne songeant alors plus qu’à obtenir le soutien du Conseil de sécurité pour de nouvelles sanctions. Entre cet épisode et les discussions du printemps dernier à Istanbul, il n’y eut guère de contacts. La négociation avortée de 2009 est l’« unique coup de dés » du titre de l’ouvrage – et une source évidente de frustration pour l’auteur. Parsi semble considérer l’abandon par Obama de la diplomatie directe avec Téhéran après 2009 comme une capitulation face aux enjeux politiques intérieurs et aux pressions israéliennes.

Tout cela a peut-être joué, mais il semble plus probable qu’Obama ait conclu, après avoir observé la brutalité de la répression en Iran, que ce régime n’était pas un partenaire suffisamment fiable pour une diplomatie ouverte exigeant un minimum de confiance. Les discussions tenues à la mi-avril dernier entre l’Iran et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité (plus l’Allemagne) ont été, semble-t-il, constructives. Malgré les allusions musclées à une possible attaque contre l’Iran avant la fin de l’année, il semble que ni Téhéran, ni Washington, ni Israël ne souhaitent assister à une escalade immédiate de la violence susceptible d’aggraver le risque de conflit régional – déjà accentué par le chaos syrien. Cela pourrait créer un espace pour un dialogue résolu (8).

On a déjà vu des pays sur le point de se doter de l’arme nucléaire démanteler volontairement leurs programmes en échange d’une levée des sanctions économiques, d’une légitimité politique retrouvée et d’une pleine intégration dans l’économie mondiale. L’Afrique du Sud, après la fin de l’apartheid, en est un exemple. Le Brésil, l’Argentine, Taiwan, la Biélorussie, le Kazakhstan, l’Ukraine et la Libye en sont d’autres. Chaque histoire est différente, mais la Libye est le seul régime révolutionnaire à avoir jamais fait volte-face. Partout ailleurs, la décision d’abandonner l’arme nucléaire a suivi des changements politiques profonds et, souvent, imprévus, tels la chute du régime d’apartheid en Afrique du Sud ou l’effondrement de l’Union soviétique.

La leçon de cette réalité historique est que la patience stratégique et la dissuasion, associées à l’application du régime de non-prolifération, ont prouvé leur efficacité dans de nombreuses situations. Cette politique a également échoué, bien sûr – dans les cas d’Israël, de l’Inde, du Pakistan et de la Corée du Nord –, du moins pour le moment.

Sur le long terme, si le monde veut éviter le risque que représenterait l’existence de dizaines d’États nucléaires et tenir la promesse du TNP, les neuf détenteurs actuels de la bombe atomique – les quatre contrevenants, plus les États-Unis, la Russie, la Chine, la France et la Grande-Bretagne – devront réduire radicalement leurs arsenaux, jusqu’à les priver de véritable utilité, à défaut de les éliminer complètement (9). À cet égard, la pression aujourd’hui exercée sur l’Iran ne doit pas être envisagée isolément – elle est mieux comprise comme partie intégrante d’une campagne de défense du régime de non-prolifération.

L’adoption d’une politique de patience stratégique pour contenir les ambitions nucléaires de l’Iran n’a rien à voir avec la recherche d’un changement de régime. Le fait que la République islamique doive être renversée pour que le gouvernement accepte une solution de compromis sur le nucléaire ne relève pas de l’évidence. Au cours de son histoire, ce régime a connu des périodes de modération et de stabilité relatives, notamment sous les deux mandats présidentiels de Mohammad Khatami entre 1997 et 2005, tout comme des phases d’instabilité et de luttes de factions intenses. En outre, l’histoire ne permet d’établir aucune corrélation entre le projet de bombe iranienne et la nature du régime. C’est le shah Reza Pahlavi, un allié de l’Amérique, qui a lancé clandestinement le programme militaire dans les années 1970. L’ayatollah Khomeiny l’a gelé dans les années 1980. Il ne fut véritablement relancé qu’après sa mort. Traiter de l’ambition nucléaire de Téhéran exige une diplomatie adaptée à tous les temps.

Et la discussion en est l’outil essentiel ; sinon, on donne un blanc-seing au genre de sottise qui a envoyé McFarlane à Téhéran il y a vingt-six ans. Les pourparlers en cours sont un début, mais nous avons déjà vu ce genre de négociations ne pas aboutir et, en tout état de cause, elles ne peuvent se substituer sur le long terme à la normalisation des relations diplomatiques. « Washington doit jouer sur la distance, en se concentrant sur les bénéfices à longue échéance d’un dialogue avec l’Iran et sur les risques de la non-communication », écrit Parsi. Avant de citer l’amiral Mike Mullen, ancien chef d’état-major des armées, s’exprimant à la veille de son départ à la retraite, en 2011 : « Nous ne nous comprenons pas. S’il arrivait quoi que ce soit, il est presque certain que nous ne saurions pas le gérer. »

 

Cet article est paru dans la New York Review of Books le 25 avril 2012. Il a été traduit par Philippe Babo.

Notes

1| Le dispositif consistait globalement à vendre illégalement des armes à l’Iran, et à utiliser l’argent pour financer secrètement, malgré l’opposition du Congrès, la guérilla anticommuniste des Contras au Nicaragua. Les livraisons d’armes ont conduit à la libération de trois otages.

2| Les sanctions économiques européennes et américaines furent encore été renforcées au cours de l’été 2011. Elles touchaient notamment les transactions financières et le secteur pétrolier. On estime que les exportations de brut (qui représentent 80 % des recettes de l’État iranien) pourraient baisser de 40 % en 2012.

3| L’AIPAC est un groupe de pression fondé en 1951 pour soutenir Israël. Avec 45 millions de dollars de budget et 100 000 membres, l’AIPAC se revendique elle-même comme « l’organisation de lobbying la plus influente en matière de politique étrangère ».

4| David Albright, Paul Brannan, Andrea Sticker, Christina Walrond et Houston Wood, Preventing Iran from Getting Nuclear Weapons (« Empêcher la nucléarisation de l’Iran »), disponible

sur le site : isisnucleariran.org

5| C’est notamment le choix fait par le Japon.

6| On sait par exemple que le régime de Saddam Hussein avait démultiplié les moyens consacrés au programme nucléaire après l’attaque du réacteur Osirak par l’aviation israélienne en 1981.

7| Le virus Stuxnet (détecté en 2010) est l’un des éléments d’une véritable cyberguerre menée contre l’Iran, où les services de renseignement américains auraient joué un rôle majeur, selon les révélations contenues dans le récent livre du journaliste David Sanger, Confront and Conceal, en dépit de la condamnation officielle par les États-Unis de ce type d’activités.

8| Les pourparlers entre l’Iran et les « Six » ont repris en avril à Istanbul, se sont poursuivis en mai à Bagdad puis en juin à Moscou, sans succès. La décision a été prise de poursuivre les discussions à un niveau inférieur. Selon le dernier rapport de l’AIEA (30 août 2012), l’Iran a installé plus de 2 000 centrifugeuses dans le site souterrain de Fordow.

9| Le traité contient notamment une clause relative au désarmement, tous les signataires devant s’engager à négocier en vue de parvenir à un arrêt de la course aux armements nucléaires et à un désarmement général et complet sous un contrôle international.

LE LIVRE
LE LIVRE

Un seul coup de dés de Trita Parsi, Yale University Press, 2012

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