Je sais que tu sais que je sais

Ce que je crains, pense en son for intérieur l’homme de gauche (ou de droite modérée), c’est moins les idées véhiculées par le Front national que la possibilité que ces idées scellent le tronc commun d’une idéologie majoritaire. Ce que je crains, pense l’étudiant ou l’enseignant qui juge légitime d’exercer une police de la pensée en interdisant de parole un conférencier ne partageant pas ses idées, c’est moins le contenu de l’opinion hérétique que la possibilité de voir ce contenu percoler pour former un savoir commun. Dans son nouveau livre, le psychologue et linguiste Steven Pinker met le doigt sur un phénomène psychosocial méconnu et pourtant central, le « common knowledge », un savoir commun qui n’a pas besoin d’être explicite car il repose sur un « je sais quelque chose, chacun sait la même chose et chacun sait que chacun le sait ». La monnaie fiduciaire repose sur ce système psychosocial : le dollar a de la valeur parce que chacun sait que les autres lui en accordent. Les promoteurs des bitcoins en sont bien conscients, qui au lieu de faire de la publicité pour la cryptomonnaie en tant que telle, paient des célébrités pour jouer les role models. Le phénomène de la célébrité repose sur le même principe : je sais que d’autres considèrent cette personne comme célèbre, donc j’adhère à cette idée. Les krachs boursiers reflètent ce processus. Les dictateurs délirants finissent par tomber parce qu’un beau jour tout le monde admet ce qu’hier on niait, à savoir que le roi est nu. Les dictatures intelligentes, comme la Chine de Xi Jinping, repèrent les voix dissidentes et bloquent les possibilités de manifestations collectives. Pinker, qui se dit un « optimiste rationnel », s’exprime comme beaucoup de « philosophes séculiers du moment sur le mode d’une rationalité profondément exaspérée, avec la conviction qu’il existe des positions rationnelles que les personnes sensées ne sauraient sensément rejeter, tout en constatant avec désespoir que ce point de vue est de moins en moins répandu », écrit dans The Guardian le révérend Rowan Williams, ex-archevêque de Canterbury.

LE LIVRE
LE LIVRE

When Everyone Knows That Everyone Knows… de Steven Pinker, Scribner, 2025

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