Josep Pla, monument catalan
Publié en juin 2024. Par Michel André.
Le plus célèbre des écrivains catalans laisse 47 volumes d’articles, chroniques et reportages, souvent écrits en catalan. Grand voyageur, il était soucieux de façonner son image. Caustique et menteur, séduisant et séducteur, il pâtit de son soutien au franquisme, mais resta fidèle à son engagement catalaniste.
En ouverture de la volumineuse biographie qu’il consacre à Josep Pla, le plus célèbre écrivain catalan du XXe siècle, Xavier Pla (sans lien de parenté) rapporte qu’il aimait emprunter les vêtements des autres et les porter. Toute sa vie, il a voué une grande attention à sa tenue, qu’il étudiait avec soin. Les photos qu’on a de lui dans sa jeunesse le montrent sous l’aspect d’un dandy élégant portant chapeau melon. À partir de la cinquantaine, un béret vissé sur la tête, il a l’air d’un vieux paysan. Xavier Pla interprète ce trait comme le produit de la volonté de dissimulation d’un homme se cachant constamment derrière des masques et soucieux de façonner son image : à quatre reprises, il a envisagé de faire écrire sa biographie, mais aucun de ces projets ne s’est jamais concrétisé, parce que ce qu’on lui proposait ne correspondait pas à la manière dont il voulait qu’on se souvienne de lui.
Il écrivait en catalan et se considérait comme un auteur catalan. Mais il maîtrisait parfaitement le castillan, et une bonne partie de son œuvre a initialement été rédigée en espagnol : par obligation, lorsque, durant les premières années du régime du général Franco, l’enseignement et l’utilisation publique du catalan furent réprimés, ou par nécessité, plusieurs des journaux pour lesquels il a travaillé toute sa vie étant publiés en castillan. À sa mort, en 1981 à l’âge de 84 ans, ses œuvres complètes, qui sont établies en catalan, comprenaient 38 volumes. La plus grande partie des textes qui les composent (articles de reportage, récits de voyage, journaux personnels) avait été réécrite pour l’occasion. Aujourd’hui, avec l’ajout de textes retrouvés, elles remplissent 47 volumes représentant plus de 30 000 pages.
Son existence romanesque – il a beaucoup voyagé et a traversé, en observateur ou en acteur, plusieurs épisodes historiques dramatiques – est très bien documentée : il gardait absolument tout, tickets de trains et cartons d’invitation compris, et les membres de sa famille, graphomanes comme lui, n’ont cessé d’échanger des milliers de cartes et de lettres, qui ont été conservées. S’il parle beaucoup de lui dans ses livres, ce qu’il y révèle de sa vie, ainsi que dans les entretiens qu’il a accordés, est entaché d’omissions, d’imprécisions, voire de purs et simples mensonges.
En 1 500 pages très détaillées, la biographie de Xavier Pla apporte des réponses aussi précises qu’il est possible aux questions qu’on s’est longtemps posées à son sujet. Une section entière est ainsi consacrée à reconstituer minutieusement le processus de fabrication de son livre le plus connu (le seul traduit en français), Le Cahier gris, paru en 1966. L’ouvrage se présente sous la forme d’un journal de jeunesse avec entrées datées. Il frappe par la maîtrise stylistique et la maturité intellectuelle étonnantes dont témoigne un jeune homme de 21 ans. Rien de surprenant, toutefois, lorsqu’on découvre à quel point le document initial a été réécrit et complété par des textes postérieurs.
Dans Le Cahier gris, Pla évoque ses années de jeunesse entre son village natal de Palafrugell, dans la région de l’Ampourdan, où son père était un petit propriétaire terrien, et Barcelone, où il étudiait tout en fréquentant assidûment les cafés littéraires. Son ambition était d’écrire et, son diplôme de droit acquis, il put très rapidement la satisfaire comme correspondant des journaux Las Noticias et La Publicidad, successivement à Paris, Madrid, Lisbonne, Rome et Berlin. A-t-il personnellement assisté à la marche sur Rome de Mussolini, comme il l’affirma plus tard ? Sans doute pas. La description qu’il fait de Mussolini, « les mâchoires serrées, avec un regard féroce, d’un tragique de mélodrame », n’en est pas moins réussie. Dans le recueil de ses chroniques de Madrid au moment de l’établissement de la République, on trouve des portraits frappants de Miguel de Unamuno et de José Ortega y Gasset. Il saisit ce dernier lors d’une conférence : « La partie inférieure du visage – les lèvres, la bouche, le menton – est impérieuse, commandée par une forte mâchoire. Mais les yeux (et le front, dense et concentré) les domine. […] La voix d’Ortega est prodigieuse. C’est une voix pleine, de baryton noble, d’une admirable précision dans les nuances, qui vocalise parfaitement. […] Une voix forte et en même temps douce, fruitée, délicate […]. Comme un vieux meuble en bois de qualité, solidement fabriqué à l’aide d’un travail persistant et mystérieux. »
Le séjour de Pla à Berlin d’août 1923 à mars 1924 marque un moment fort de sa carrière de correspondant international. À raison de trois ou quatre articles par semaine, il rend compte dans La Publicidad de l’inflation monétaire monstrueuse qui frappe le pays, dont il montre les effets et explique les mécanismes avec verve et un grand sens pédagogique. Les Allemands, remarque-t-il, tendent à attribuer aux juifs la responsabilité de la chute vertigineuse du mark, qui peut perdre plusieurs fois sa valeur d’un jour à l’autre. Dans les brasseries de Munich, il observe la naissance du national-socialisme. Avant de rapporter longuement des propos assez terrifiants d’Hitler, conformément à son habitude, il commence par décrire son habillement : « Le vêtement qui distingue Hitler est l’imperméable. Un imperméable ordinaire, avec ceinture et grands rabats. » En 1925, un voyage à Moscou lui fournira l’occasion de décrire les réalités de la Russie communiste à ses débuts.
En Catalogne comme en Espagne, Josep Pla a longtemps été une personnalité controversée pour des raisons politiques. Toute sa vie, il est resté fidèle au catalanisme, la doctrine selon laquelle le peuple catalan forme une nation distincte possédant son identité propre. De tempérament libéral-conservateur, il adhéra dans sa jeunesse à la « Ligue régionaliste » de Francisco Cambó, dont il fut député au Parlement régional. L’avènement de la République le poussa vers un antirépublicanisme de plus en plus virulent. Partisan de Franco durant la guerre civile, il se livra, au cours de la Seconde Guerre mondiale, à des activités d’espionnage pour les services secrets franquistes, tout en étant membre d’un réseau mis en place par les services secrets britanniques et l’OSS, l’ancêtre de la CIA, pour faire évader de la France occupée des prisonniers alliés. Il s’éloigna du franquisme après la guerre en raison de l’hostilité du régime au catalanisme. À la fin de sa vie, son éloge d’António Salazar et sa condamnation de la révolution des œillets au Portugal achevèrent de le discréditer aux yeux de la gauche politique et littéraire catalane. L’opprobre dont il fut longtemps frappé est à présent levé en grande partie.
En janvier 1977, à l’âge de 79 ans, il était l’invité d’A Fondo, programme de la télévision espagnole animé par Joaquim Soler Serrado. L’émission fut un succès. Pla s’y livra à un brillant numéro de mise en scène de lui-même, se montrant tel qu’on aimait l’imaginer : sarcastique, ironique, déconcertant, provocateur mais aussi, souligne Xavier Pla, secret et fuyant, esquivant « comme une anguille » les questions auxquelles il ne souhaitait pas répondre. Interrogé sur sa vie amoureuse, il n’hésita pas à affirmer n’en avoir jamais eu, ce qui est une flagrante contre-vérité. On lui connaît huit liaisons durables, auxquelles Xavier Pla consacre de nombreuses pages. On retiendra les noms d’Esperanza Suquet, objet d’un amour de jeunesse qui dura cinq ans, Aly Herscovitz, une jeune juive rencontrée à Berlin, qui l’aida à se familiariser avec la vie allemande, Lilian Hirsch, une étudiante suisse, et surtout ceux des trois femmes qui ont le plus compté dans sa vie : Adi Enberg, fille du consul du Danemark à Barcelone, polyglotte et cosmopolite, avec laquelle il vécut quinze ans, Aurora Perea, une femme d’origine modeste qui fut pour lui l’objet d’une longue obsession (il fit plusieurs fois le voyage en Argentine, où elle s’était établie, pour la rejoindre), et Consuelo Robles, qui fut sa compagne durant huit ans, après qu’il se fut définitivement installé, à l’âge de 50 ans, dans le mas familial. Sa correspondance avec certaines de ces femmes a été incluse après sa mort dans ses œuvres complètes, mais, à quelques exceptions près, il ne mentionne le nom d’aucune d’entre elles dans ses livres.
Nourri des classiques anciens et modernes (les Grecs et les Latins, Érasme, Dante, Shakespeare, Laurence Sterne), admirateur de Tolstoï, Tchekhov, Proust, Joyce, Thomas Mann et Pío Baroja, très marqué par Montaigne, Pascal, La Bruyère, Joubert et la tradition des moralistes français, il avait pour modèles, sur le plan littéraire, des auteurs au style sec, sobre, rapide et dépouillé : Stendhal, Paul Morand, Hemingway, Simenon. Si ses vastes lectures se laissent deviner, il répugnait à faire des citations, détestait les formulations générales, abstraites, pompeuses et savantes et privilégiait toujours une écriture directe, concrète et imagée qui a profondément influencé le journalisme littéraire catalan. L’usage qu’il fait d’adjectifs choisis avec précision se voit très bien dans ses portraits de personnes et ses descriptions de paysages, comme cette évocation des ciels de l’Ampourdan, dont il fait comprendre à quel point leur contemplation a influencé la peinture de cet autre catalan célèbre qu’est Salvador Dalí : « La tramontane est un vent sec, impétueux, tonique, fou, qui a l’air d’avoir été créé par la nature pour produire des ciels absolument vides, totalement démeublés. Trois heures après la tramontane, le ciel se transforme en une voûte immense, une coupole d’une pureté linéaire, dans laquelle il y a un air, une lumière, d’une clarté statique, nette, lumineuse, aiguisée, brillante. Dans cette lumière, les lointains se distinguent avec une présence prodigieuse, les horizons semblent se rapprocher, les objets – les oliviers, les cyprès, les montagnes bleues, la mer éblouissante – se dessinent avec une perfection obsédante. »Individualiste, matérialiste et sceptique, Josep Pla était en même temps un homme capable de passions violentes ou autodestructrices, comme en témoignent ses obsessions érotiques ou son alcoolisme et son tabagisme compulsifs, qui finirent par avoir raison de son cœur robuste. Enclin à la misanthropie, il était aussi séduisant et séducteur. Très conscient de son talent, il se présentait pourtant comme un homme n’ayant publié des livres que forcé par ses éditeurs. Réputé pour son humour et le regard amusé qu’il portait sur le monde, il apparaît souvent en proie à une tristesse que le spectacle de manifestations du progrès qu’il désapprouvait n’a fait qu’accentuer. Très sociable, engageant facilement la conversation avec n’importe qui, il aimait cependant la solitude : pour accomplir les voyages qu’il a effectués durant la deuxième partie de sa vie en Méditerranée, puis aux États-Unis, en Amérique du Sud, à Cuba et en Israël, il préférait embarquer sur des pétroliers ou des cargos plutôt que des paquebots, parce qu’ils naviguaient plus lentement et qu’il n’y avait de contact qu’avec les membres de l’équipage. Et lorsqu’il écrivait, ce n’était jamais dans les cafés comme certains de ses confrères, mais toujours dans la solitude. Si sensuel qu’il fût, appréciant pleinement tous les plaisirs de la vie et la beauté sous toutes ses formes, ses joies les plus intenses, c’est dans la lecture et l’écriture qu’il les a trouvées.