La soif de victimisation a plus d’un effet délétère

Pascal Bruckner vise juste, y compris sur la culture du ressentiment à l’échelle d’un État. Mais il arrose trop largement, et dans son enthousiasme en vient à commettre des contresens.

Un article du philosophe Bertrand Russell intitulé « La Vertu supérieure des opprimés » (1937) commence par ces mots : « L’humanité persiste à croire à l’illusion que certaines fractions de la race humaine sont moralement meilleures ou pires que les autres ».

Russell s’oppose à l’idée que les opprimés sont moralement supérieurs, non seulement parce que c’est factuellement faux, mais aussi parce que c’est dangereux. Après tout, si la rectitude morale est l’un des principaux objectifs de l’existence humaine, et si l’oppression rend les gens moralement bons, ou du moins meilleurs, l’argument contre l’oppression s’en trouve affaibli.

Trois quarts de siècle plus tard, Pascal Bruckner s’oppose à l’idée que la victime peut prétendre à l’autorité morale simplement parce qu’elle est une victime. Il avance la thèse que la victime est devenue le héros – peut-être le seul héros – de notre époque. Et comme chacun de nous peut trouver des raisons de se considérer comme une victime, cela revient à générer une sorte de massification de l’héroïsation de soi.

La soif de victimisation qui en résulte a plus d’un effet délétère. Elle rend psychologiquement fragiles et égocentriques les gens qui vivent dans un bon environnement (en tout cas par rapport aux générations précédentes), même les plus privilégiés d’entre eux, car ils sont toujours à l’affût de raisons de se sentir victimes de quelque chose. Meilleur est l’environnement, plus les raisons qu’ils se trouvent sont insignifiantes. Un regard, un mot, suffit à les traumatiser, de préférence pour longtemps, car être une victime éphémère n’a pas d’intérêt. Résilience et force d’âme sont mises à mal, elles finissent même par être considérées comme une sorte d’évitement du devoir de se sentir victime, une trahison envers soi-même. D’autant que la résilience et la force d’âme menacent les moyens de subsistance de l’armée grandissante de thérapeutes en tout genre qui exploitent la victimisation, comme les sociétés minières leurs gisements.

À un niveau plus politique, celle-ci exonère les mouvements politiques de la responsabilité d’agir en respectant les normes éthiques. Qu’un groupe ait le statut de victime justifie tout. Et comme, triste trait de l’humanité, ceux qui sont le plus enclins à manier la cruauté, la violence et le sadisme au nom d’une cause prétendument bonne, et qui sont toujours plus nombreux que nous ne le pensons, y prennent un vif plaisir, la notion de victimisation peut générer un cycle infernal : les victimes se vengent de leurs oppresseurs qui deviennent alors des victimes qui se vengent à leur tour, et ainsi de suite.

Je suis globalement d’accord avec l’idée de base de Bruckner – qui, bien sûr, n’est guère originale. Mais son livre me donne l’impression de tirer dans tous les sens, sans cible clairement définie. En canardant à tout-va dans la bonne direction, on touche forcément quelque chose qui mérite d’être touché, et Bruckner fait souvent mouche ; mais il est si passionnément impliqué dans son argumentation qu’il néglige parfois de définir ses termes ou de faire les distinctions nécessaires.

Le problème commence avec le titre : car on peut souffrir sans être une victime, et on peut être une victime sans souffrir. Un titre plus précis, quoique moins évocateur, aurait été « Je souffre donc j’ai raison » : cela aurait touché au cœur du problème. La sanctification de la souffrance ayant pour résultat de conférer à la victime un statut d’autorité morale, cela contribue en effet à excuser ou justifier l’extension de la bureaucratie managériale.

Ainsi en Grande-Bretagne nombre d’organismes se contentent de définir le harcèlement comme le sentiment d’être harcelé : on est harcelé si on pense qu’on l’est. En 1999, le Rapport Macpherson, sur le meurtre d’un jeune Noir au sujet duquel la police n’avait pas correctement enquêté, définit comme raciste un incident que la victime ou tout témoin perçoit comme raciste. Aucun élément objectif n’est requis pour prouver qu’il y a harcèlement ou racisme ; le témoignage d’un paranoïaque avéré a autant de valeur que tout autre et doit être pris pour argent comptant. Le questionner fait courir le risque de se voir retourner l’accusation. Afficher son scepticisme revient à concourir à la persécution de la personne qui s’identifie comme victime.

Cela représente un changement culturel radical. Naguère la crédibilité d’un témoin se référait à la figure imaginaire du passager du bus de Clapham, ce citoyen ordinaire plein de bon sens, dépourvu de facultés particulières et d’intérêt à défendre, qui aurait dit pareil s’il avait été témoin de la même chose ; un tel citoyen n’existe plus aujourd’hui, du moins le croit-on : on suppose que chacun de nous est sous l’emprise d’un parti pris, d’un biais idéologique. Cela donne lieu à une intarissable propension à la récrimination, car l’auteur d’une expérience désagréable doit forcément être animé des pires motifs, et cela génère le besoin d’un recours incessant à l’arbitrage de managers et, pour finir, de magistrats. Pire encore, cela crée une atmosphère de peur semblable à celle régnant dans un pays totalitaire, où un seul mot peut conduire à une dénonciation, et la dénonciation à la ruine d’une vie. Dans une telle atmosphère, ni la franchise ni le sens de l’humour n’ont la moindre chance de survie.

Les vraies victimes existent, bien sûr, mais la victimisation est rarement un phénomène du tout ou rien. Je ne donnerai qu’un seul exemple tiré de mon expérience clinique en tant que psychiatre. J’ai reçu en consultation à l’hôpital une femme d’âge moyen dont la mâchoire avait été cassée par son amant, lequel lui avait déjà cassé le bras. Ils s’étaient rencontrés au pub peu après qu’il fut sorti de prison, où il avait purgé une peine pour avoir tué sa précédente compagne. C’était un ivrogne jaloux et possessif. J’ai signifié à cette femme, aussi vigoureusement que possible, qu’elle était en danger si elle restait avec lui – la quintessence du bon sens. Avec sa permission, nous avons interdit à cet homme l’accès au service où elle était hospitalisée et lui avons trouvé un foyer sécurisé où elle pourrait résider, de préférence jusqu’à ce qu’il trouve sa prochaine amante-victime (il en trouverait certainement une). Mais à la dernière minute, au moment de quitter l’hôpital, elle a flanché. Elle a décidé qu’elle voulait rester avec lui, et la dernière fois que je l’ai vue, elle était la tendre moitié d’un heureux couple marchant bras dessus, bras dessous dans le couloir de l’hôpital. Ce qu’ils sont devenus par la suite, je n’en sais rien ; peut-être vécurent-ils heureux, mais j’en doute.

Elle était sa victime, il n’y avait aucun doute à ce sujet. Il lui avait cassé la mâchoire et le bras ; mais elle était aussi complice de sa propre victimisation. Dire qu’elle était sous l’emprise de son amant et donc pas complice de sa propre situation serait lui dénier l’autonomie de tout être humain qui se respecte, la faculté de tirer un enseignement de son expérience et d’agir autrement. Il peut nous sembler bizarre qu’elle ait fait les choix qu’elle a faits, mais cela n’empêche qu’il s’agissait bien de choix. Sur ce sujet, Bruckner, dans son chapitre sur la soif de victimisation des féministes, est très sensé.

Parfois, cependant, il se laisse embarquer par son propre argument. Ce qui peut l’amener à se tromper. Il écrit par exemple :

« [...] la criminalisation de l’avortement par la Cour suprême des États-Unis, concession faite aux chrétiens les plus conservateurs, a entraîné la perte du camp républicain aux élections de mi-mandat en 2022 et a poussé l’Ohio à inscrire le droit à l’IVG dans sa Constitution en novembre 2023. »

Il s’agit d’un grave malentendu sur la décision de la Cour suprême, qui n’a nullement criminalisé l’avortement. Elle a rendu aux États la liberté de légiférer sur l’avortement, comme l’exigeait la Constitution suivant la jurisprudence traditionnelle de la Cour. C’est la décision de celle-ci, dans l’affaire Roe contre Wade, en 1973, qui était anticonstitutionnelle. Je ne suis pas expert en matière de Constitution américaine, mais je l’ai lue, et il me semble qu’il faut en torturer le sens pour en déduire le droit à l'avortement ; à ce compte, on pourrait tout aussi bien en déduire le droit pour chaque Américain de prendre deux œufs au petit déjeuner. (Au passage, je ne crois pas que le deuxième amendement, qui garantit le droit d’avoir des armes, accorde le droit à tous les Américains de se rendre au supermarché avec une Kalachnikov.) De plus, Bruckner ne remarque pas la contradiction dans sa propre phrase : car si la Cour suprême avait criminalisé l’avortement, l’Ohio n’aurait pas pu inscrire le droit à l’avortement dans sa constitution.

Il interprète aussi de travers la loi californienne dite des « trois prises » :

« Cela s’appelle pratiquer la “tolérance zéro”, à l’image de certains États américains comme la Californie, où le bris d’une vitre entraîne une incarcération immédiate. Et trois incarcérations, une incarcération à vie. C’est le principe effrayant de la three-strikes law qui sanctionne les récidives, même de délits mineurs, et abandonne toute idée de réhabilitation. »

Ce n’est pas exact. La loi californienne (qu’elle soit fondée ou non est une autre question) stipule qu’une personne reconnue coupable de son troisième crime violent ou grave sera condamnée à une peine de prison pouvant aller de 25 ans à la perpétuité. C’est très différent de ce que dit Bruckner.

Dans ce contexte, il est étrange que l’auteur ne mentionne pas quelque chose de beaucoup plus pertinent pour soutenir son propos : à San Francisco et à Los Angeles, le vol à l’étalage, même conséquent, a été de facto légalisé. Une personne soutirant à des magasins moins de 950 dollars de marchandises par jour ne sera pas verbalisée par la police. On doit à la nature humaine que tout le monde ne profite pas de cette étonnante décision administrative, mais il n’est pas non plus surprenant de voir se développer des entrepôts de marchandises volées et que des magasins aient fermé.

Qu’est-ce qui est à l’œuvre dans cette affaire, sinon le phénomène dont ce livre traite, à savoir la sacralisation du statut de victime ? Les personnes qui dérobent les marchandises sont principalement issues de minorités ethniques et sont plutôt pauvres, et donc par là même victimes de la pauvreté et des préjugés raciaux ; les vrais criminels sont les magasins, qui tirent profit de la vente de leurs marchandises et en refusent l’accès à ceux qui n’ont pas assez d’argent pour les acheter ; le mot « vol » ne rend donc pas compte de cette activité : « restitution » conviendrait mieux.

Une bonne partie du livre de Bruckner est consacrée à la culture du ressentiment à l’échelle d’un État. Exemple type : la Russie de M. Poutine, éternellement encerclée d’ennemis (il en faut, des ennemis, pour faire le tour de la Russie). On a vu une manifestation éhontée de cette culture du ressentiment quand il a affirmé, il y a peu, que c’est la Pologne qui a provoqué son invasion par l'Allemagne nazie ; ce afin de mieux se convaincre (je suppose) que l’invasion de la Pologne par l’Union soviétique était également défensive, la Russie préservant ainsi son statut de victime immaculée, incapable d’agresser quiconque 1. Dans la droite ligne de la novlangue, l’agression devient la défense et le meurtre de masse relève de l’humanitaire. Quant au Hamas, la manière dont il a réussi à faire passer ses objectifs et comportements clairement génocidaires pour des revendications victimaires est en un sens magistrale ; que ces revendications aient été si largement crues ne donne pas cher du reste du monde. Ceux qui souffrent, même si leur souffrance est largement de leur propre fait, et qui se disent victimes bénéficient désormais d’un avantage rhétorique automatique et indiscutable, car il est très difficile de dire à quelqu’un qui souffre qu’il a tort, voire pire.

Bruckner attire notre attention sur le désir d’un individu, d’un groupe social, d’une nation de paraître le plus persécuté possible, car plus on est ou a été persécuté, plus on se croit fondé à se comporter sans vergogne. Le désir de paraître le plus persécuté possible relève de la sentimentalité, une tournure d’esprit dont le revers de la médaille est souvent la brutalité.

Pour revenir à Bertrand Russell, il écrit :

« Tôt ou tard, la classe opprimée soutiendra que sa vertu supérieure lui donne droit au pouvoir […].  Quand le pouvoir est enfin aboli au profit de l’égalité, il devient évident pour tout le monde que tout le discours sur la vertu supérieure était absurde. »

Cela n’est pas toujours vrai, car si de nombreux changements de pouvoir ont accru l’oppression, d’autres l’ont allégée. Mais le désir actuel d’accéder au statut de victime, généralement exagéré et souvent grossièrement malhonnête, ne peut conduire qu’à des conflits sans fin, à l’affaiblissement des nations et à la méconnaissance des vrais dangers, ce qui est l’argument central du livre de Bruckner.

Par Anthony Daniels. Écrivant aussi sous le nom de plume Theodore Dalrymple, cet ancien psychiatre des prisons britanniques a publié de nombreux ouvrages. Nous avons rendu compte de son dernier, sur les écrivains oubliés du Père Lachaise, dans la Booksletter précédente. Anthony Daniels a écrit cet article pour la Booksletter.

Notes

1. Dans son entretien avec l’Américain Tucker Carlson le 8 février 2024, Poutine a déclaré : « La Pologne a rejeté les demandes d’Hitler. N’ayant pas voulu lui abandonner le corridor de Dantzig, les Polonais […] ont forcé Hitler à déclencher la Seconde Guerre mondiale en commençant par eux. »

LE LIVRE
LE LIVRE

Je souffre donc je suis de Pascal Bruckner, Grasset, 2024

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BOOKS n°123

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