Insolences
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Le grand roman de l’amitié


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Facebook fête aujourd’hui ses douze ans. Les premières amitiés « en ligne » sont nées en 2004. Qu’ont-elles en commun avec celles d’Achille et Patrocle ou de Montaigne et La Boétie ? Retour avec William Deresiewicz sur la longue et magnifique histoire de l’amitié. Dans cet article de  The Chronicle of Higher Education traduit par Books en octobre 2010,  il fait l’éloge de ce lien plus fort que tout, qui a offert de grands moments de littérature.

 

Nous vivons une époque où l’amitié est devenue tout et rien à la fois. De relation caractéristique de la modernité, elle a acquis ces dernières décennies le statut de relation universelle : le type de lien à travers lequel tous les autres sont compris, à l’aune duquel tous sont évalués, dans lequel tous se sont dissous. Les partenaires amoureux se désignent respectivement sous le terme de copain ou copine. Chacun des époux se flatte d’être le meilleur ami de l’autre. Les parents demandent à leurs jeunes enfants et implorent leurs ados de les considérer comme des amis. Les frères et sœurs devenus adultes, libérés de la compétition pour les ressources parentales qui, dans la société traditionnelle, en faisait tout sauf des amis (songeons à Jacob et Ésaü), se traitent aujourd’hui exactement en ces termes. Les enseignants, les prêtres, et même les patrons cherchent à alléger et légitimer leur autorité en demandant à ceux qu’ils supervisent de les considérer comme des amis. Nous nous appelons tous par notre prénom, et quand nous élisons notre président, nous nous demandons avec lequel des candidats nous préférerions boire une bière. Comme l’a bien vu l’ethnologue Robert Brain, nous sommes désormais amis avec tout le monde (1).

Mais que devient l’amitié dans notre meilleur des mondes médiatisés ? Le phénomène Facebook, venu bouleverser l’espace social de manière si soudaine, mérite un peu de réflexion. Reléguées à nos écrans, nos amitiés sont-elles encore autre chose qu’une forme de divertissement ? Réduites à la taille d’un poster sur un mur, ont-elles encore un contenu ? Quand nous avons 768 « amis », dans quelle mesure en avons-nous seulement un seul ? L’amitié contemporaine ne se résume pas à Facebook, mais Facebook ressemble fort à son avenir. Facebook, comme MySpace, Twitter et nos prochains engouements, ne sont toutefois que les dernières étapes d’un long processus d’amoindrissement. Ils ont accéléré la fragmentation de la conscience, mais n’en sont pas à l’origine. Ils ont réifié l’idée d’amitié universelle, mais ils ne l’ont pas inventée. Rétrospectivement, il était inévitable qu’après avoir décidé de devenir ami avec tout le monde, nous oublierions comment être ami avec quiconque. Nous nous félicitons peut-être aujourd’hui de notre aptitude à l’amitié, mais il n’est pas sûr que nous sachions encore ce que cela signifie.

Achille et Patrocle, David et Jonathan…

Comment en sommes-nous arrivés là ? L’Antiquité ne pouvait pas se faire une idée plus différente de l’amitié que la nôtre. Prenons Achille et Patrocle, David et Jonathan, les personnages virgiliens de Nisus et d’Euryale (2) : loin d’être banale et universelle, l’amitié dans l’esprit des Anciens était rare, précieuse et conquise de haute lutte. Dans un monde organisé autour des relations de parenté et des rapports dynastiques, les affinités électives étaient exceptionnelles, voire subversives, bravant les lignes d’allégeance établies. David aimait Jonathan malgré l’inimitié de Saül, le père de Jonathan ; l’attachement d’Achille pour Patrocle était plus fort que sa loyauté envers la cause grecque. L’amitié était une noble vocation et faisait appel à des qualités de caractère peu communes – enracinée dans la vertu, selon Aristote et Cicéron, elle était dédiée à la recherche de la bonté et de la vérité. Et, parce qu’elle était considérée comme supérieure au mariage et au moins équivalente à l’amour charnel, son expression atteignait souvent à l’intensité érotique. L’amour de Jonathan, chantait David, « était pour [lui] plus merveilleux que l’amour des femmes ». Achille et Patrocle n’étaient pas amants – les deux hommes dormaient sous la même tente, mais ils partageaient leur lit avec des concubines –, mais ils étaient liés par un sentiment plus élevé. Achille refusait de vivre sans son ami, de même que Nisus mourut pour venger Euryale, et que Damon s’offrit à la place de Pythias (3).

L’avènement du christianisme éclipsa l’idéal classique. La pensée chrétienne découragea les attachements personnels intenses, le cœur devant se tourner vers Dieu. Au sein des communautés monastiques, les affections privilégiées étaient perçues comme une menace pour la cohésion du groupe. Dans la société médiévale, l’amitié était associée à des attentes et des obligations bien précises, souvent officialisées par un serment. Les seigneurs et les vassaux employaient le langage de l’amitié. « Se porter caution » – garantir un emprunt, comme dans Le Marchand de Venise – était une institution majeure de l’amitié à l’aube de l’ère moderne. Le parrainage fonctionnait dans la société catholique (et continue de fonctionner en bien des endroits) comme une forme d’alliance entre familles, une relation non seulement entre le parrain et son filleul, mais entre le parrain ou la marraine et les parents. Dans l’Angleterre médiévale, le parrain et la marraine étaient qualifiés de godsibs (frères par Dieu) ; en Amérique latine, ce sont des compadres, des coparents, terme dont la langue américaine a fait un synonyme d’ami intime.

Comme d’autres modes de sentir de l’Antiquité, la conception classique de l’amitié fut ranimée par la Renaissance. La vérité et la vertu, de nouveau, par-dessus tout : « Il faict besoin d’oreilles bien fortes, écrivait Montaigne, pour s’ouyr franchement juger. Et par ce qu’il en est peu, qui le puissent souffrir sans morsure : ceux qui se hazardent de l’entreprendre envers nous ; nous monstrent un singulier effect d’amitié. Car c’est aimer sainement, d’entreprendre à blesser et offencer, pour profiter. » Sa relation avec Étienne de La Boétie, estimait-il, surpassait en qualité non seulement le mariage et l’attirance érotique, mais aussi l’amour filial, fraternel ou homosexuel. « Il faut tant de rencontre à la bastir, que c’est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siècles. » La nature éminemment structurée, et pour ainsi dire économique, de l’amitié médiévale explique que la pensée classique et néoclassique ait tenu l’amitié pour si rare : précisément parce que les relations, dans les sociétés traditionnelles, étaient dominées par l’intérêt. Le « véritable ami » s’opposait ainsi au « flatteur » intéressé ou au « faux ami », comme Horatio à Rosencrantz et Guildenstern dans Hamlet (« plus un Romain qu’un Danois »). D’écuyer de Don Quichotte, Sancho Pança devient progressivement son ami ; au terme de leur voyage, il finit par comprendre que l’amitié elle-même est la récompense qu’il a toujours cherchée.

Goethe et Schiller, Byron et Shelley…

L’amitié classique, désormais qualifiée d’amitié amoureuse, traversa les XVIIIe et XIXe siècles pour nous gratifier de relations exceptionnelles comme celles de Goethe et de Schiller, Byron et Shelley, Emerson et Thoreau. Wordsworth dédicaça son œuvre maîtresse à son « cher ami » Coleridge. Tennyson regrettait Hallam – « Mon ami… Mon Arthur… Cher à mon cœur comme une mère l’est à son fils » – dans le poème qui devint son chef-d’œuvre. En parlant de sa première rencontre avec Hawthorne, Melville n’avait pas honte d’écrire qu’« un homme de profonde et noble nature s’[était] emparé de [lui] ».

Mais l’avènement de la société mercantile était déjà en train de modifier les fondements mêmes de la vie personnelle, créant les conditions d’émergence de l’amitié moderne. Le capitalisme, disaient Hume et Smith, en rendant impersonnelles les relations économiques, a ouvert la voie à des relations privées uniquement fondées sur l’affection et l’affinité. Nous ne connaissons pas les gens qui fabriquent les choses que nous achetons et n’avons pas besoin de connaître ceux qui les vendent. Ceux que nous connaissons – nos voisins, nos compagnons de paroisse, les personnes que nous avons côtoyées au lycée ou à l’université, les parents des amis de nos enfants – n’ont aucun rapport avec notre vie économique. L’un enseigne dans une école de banlieue, l’autre travaille dans un commerce de l’autre côté de la ville, un troisième vit à l’autre bout du pays. Nous ne sommes rien les uns pour les autres que ce que nous choisissons de devenir, et nous pouvons cesser de l’être quand nous voulons.

Il faut y ajouter le développement de la démocratie, une idéologie de l’égalité universelle et de l’engagement mutuel. Nous sommes désormais des citoyens, et non plus des sujets, liés entre eux directement et non plus à travers l’allégeance à un monarque. Mais qu’est-ce qui peut tenir lieu de lien affectif, faire de nous autre chose qu’un agrégat de monades politiques ? Une réponse à cette question fut le nationalisme. Une autre a émergé à partir de la notion de sympathie sociale héritée du XVIIIe siècle : l’amitié, ou du moins le sentiment amical comme infrastructure affective de la société moderne. Ce n’est pas un hasard si la « fraternité » est venue compléter la devise de la Révolution française, aux côtés de la liberté et de l’égalité. Wordsworth en Grande-Bretagne et Whitman aux États-Unis accordaient à l’amitié universelle une place centrale dans leurs visions de la démocratie. Pour Mary Wollstonecraft, mère du féminisme, l’amitié était le terme clé d’un contrat sexuel renégocié, d’une nouvelle démocratie domestique.

Nous voyons mieux maintenant comment l’amitié a pu devenir la relation moderne par excellence. La modernité croit en l’égalité, et les amitiés, contrairement aux liens traditionnels, sont égalitaires-. La modernité croit en l’individualisme. Les amitiés ne servent aucune fin publique et existent indépendamment de tous les autres attachements. La modernité croit au choix. Les amitiés, contrairement aux liens du sang, sont électives ; de fait, l’avènement de l’amitié coïncide avec la fin des mariages arrangés. La modernité croit en l’expression de soi. Les amis, du fait que nous les choisissons, nous renvoient une image de nous-mêmes. La modernité croit en la liberté. Même les mariages modernes impliquent des obligations contractuelles, mais les amitiés n’entraînent aucun engagement irrévocable. Le tempérament moderne, porté à une fluidité et à une flexibilité sans limite, au jeu infini des possibilités, convient parfaitement à la nature informelle et improvisatrice de l’amitié. Nous pouvons être amis avec qui nous voulons, de la façon que nous voulons, pour aussi longtemps que nous voulons.

Cette « famille que l’on choisit »

Les transformations sociales entrent elles aussi en jeu. Tandis que l’industrialisation privait les gens des racines que constituaient la famille étendue et les communautés traditionnelles, pour les entasser dans les centres urbains, l’amitié a émergé pour adoucir l’anonymat de la vie moderne. Le processus est devenu presque naturel : vous terminez vos études, vous déménagez à New York ou à Los Angeles, et vous formez la bande d’amis qui vous accompagnera jusqu’à la trentaine. Et au-delà. Les mutations de la vie familiale ont rendu l’amitié encore plus importante ces dernières décennies. Entre l’augmentation des divorces et la multiplication des familles monoparentales, les adultes des foyers contemporains n’ont souvent plus d’époux, et encore moins de famille étendue, sur qui s’appuyer. Les enfants, laissés à eux-mêmes en raison de l’étiolement de l’autorité et de la vigilance parentales, échappent à tout contrôle à un âge toujours plus précoce. Les uns comme les autres se tournent vers les amis pour remplacer les anciennes structures. Les amis ont beau être, selon l’adage moderne, « la famille que l’on choisit », nombre d’entre nous n’ont pas d’autre option que de faire de leurs amis leur famille. Même ceux qui ont grandi au sein d’une famille stable et finissent par en fonder une autre passent de plus en plus de temps entre les deux. Il reste à trouver un terme satisfaisant pour désigner cette période de la vie, désormais longue en moyenne d’une décennie, voire bien plus encore, entre la fin de l’adolescence et le moment des choix définitifs. Mais il est certain que l’amitié y joue un rôle absolument central.

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Inévitablement, l’idéal classique a perdu de sa vigueur. L’image de l’ami véritable unique, une âme sœur difficile à trouver mais profondément chérie, a complètement disparu de notre culture. Nous avons nos amis plus ou moins chers, voire nos meilleurs amis, mais personne depuis bien longtemps n’a parlé de l’amitié comme Montaigne ou Tennyson. En anglais, un néologisme désinvolte, bff[abréviation de best friend forever], simulacre de serment éternel, témoigne d’une conscience ironique de l’inconstance de nos liens : les bbf ne seront peut-être plus en mesure de se parler le mois prochain. Nous réservons notre plus ardente énergie pour les relations sexuelles. De fait, entre l’essor du freudisme et l’avènement récent de l’homosexualité socialement visible, nous avons appris à éviter les expressions d’affection trop intense entre amis – hommes en particulier –, et avons réinvesti les amitiés historiques comme celle d’Achille et Patrocle de connotations sexuelles. Malgré le bruit fait ces derniers- temps autour du terme de bromance (4), celui-ci n’est qu’un nouvel outil pour gérer le malaise soulevé par les amitiés masculines et le scénario typique de la « bromance » enseigne aux attachements novices de la jeunesse de laisser place à des relations hétérosexuelles matures. Au mieux, une amitié intense est une expérience qui nous aidera à mûrir en y mettant fin.

Quant au contenu éthique de l’amitié classique, sa visée vertueuse et émulatrice s’est elle aussi perdue. Nous avons cessé de croire que la plus haute ambition d’un ami est de nous inciter au bien en nous prodiguant ses recommandations morales. Nous pratiquons au contraire une amitié s’interdisant les jugements de valeur, fondée sur une approbation et un soutien inconditionnels – une amitié « thérapeutique », pour employer le terme dépréciatif de Robert N. Bellah (5). Il semble que nous soyons devenus terriblement fragiles. Un ami remplit son devoir, supposons-nous, en prenant notre parti – en corroborant- nos impressions, en approuvant nos décisions, en nous aidant à nous sentir satisfaits de nous-mêmes. Nous nous acquittons de pieux mensonges, présentons des excuses quand un ami fait quelque chose de mal, nous efforçons de maintenir le bateau à flot. Nous sommes des gens occupés ; nous voulons des amitiés amusantes et sans frictions.

Les romans sur l’amitié du Bloomsbury Group

Mais alors même que l’amitié devenait universelle et que l’idéal classique perdait de sa vigueur, une nouvelle forme d’idéalisme fit son apparition pour répondre à certains des besoins les plus profonds de l’amitié : l’amitié de groupe ou le cercle d’amis. Les cénacles d’esprits supérieurs remontent au moins à Pythagore et à Platon, et furent relayés par les salons et les cafés des XVIIe et XVIIIe siècles, mais la période romantique leur donna un nouvel élan. L’idée d’amitié acquit un rôle central dans la représentation de soi, que ce soit au sein du cercle de Wordsworth ou de « la petite bande de vrais amis » qui assiste au mariage d’Emma dans le roman éponyme de Jane Austen. Et la notion de supériorité revêtit une tonalité utopique, de sorte que le cercle en vint à être considéré – précisément à cause de l’accent mis sur l’amitié – comme le prodrome d’une époque plus avancée. La même chose était vraie, un siècle plus tard, du Bloomsbury Group, dont deux membres, Virginia Woolf et E.M. Forster, enchaînèrent les romans sur l’amitié. Ce dernier est responsable de la formulation célèbre du credo politique du groupe : « S’il fallait choisir entre trahir mon pays et trahir mon ami, j’espère que j’aurai le cran de trahir mon pays. » Le modernisme fut la grande époque de la coterie et, comme les amitiés légendaires de l’Antiquité, les cercles d’amitié modernistes – bohèmes, artistiques, transgressifs – s’attaquèrent aux normes et aux structures existantes. L’amitié devint à ce titre une sorte de société alternative, un refuge à l’écart des valeurs d’un monde déchu.

L’idée selon laquelle l’essentiel de la vie affective d’un individu ne devrait pas se jouer au sein de la famille mais d’un groupe d’amis franchit les frontières du cénacle artistique pour se généraliser dans la seconde moitié du XXe siècle. La prophétie romantico-bloomsburyenne annonçant une société constituée de cercles d’amitié s’est dans une large mesure réalisée. Mary MacCarthy a donné très tôt une vision acerbe des charmes d’une telle situation dans Le Groupe (1962) ; Barry Levinson, une autre plus charitable dans le film Diner, un peu plus tard (1982). Ces deux œuvres sont représentatives de ce que la généralisation de l’amitié de groupe doit à l’avènement de la culture jeune. La modernité associe en effet l’amitié elle-même à la jeunesse, période de la vie qu’elle considère à l’écart des fausses valeurs adultes.

Byron parlait de l’amitié comme du « lien précieux de la jeunesse », inversant la conviction classique selon laquelle son plein exercice demandait maturité et sagesse. La jeunesse une fois élevée par la modernité au rang suprême de période la plus essentielle et authentique de la vie, l’amitié est devenue l’objet de deux sentiments intenses contradictoires mais souvent simultanés. Nous avons cherché à prolonger indéfiniment notre jeunesse en restant fidèles à nos amitiés juvéniles, et nous avons pleuré sa perte en entretenant inlassablement la nostalgie de ces relations. C’est l’une des caractéristiques les plus frappantes de l’idée que le XXe siècle se fit de l’amitié : la tendance à l’envisager à travers le filtre de la mémoire, comme si seule sa perte pouvait permettre de la reconnaître après coup, et comme si cette perte était inéluctable.

Les Copains d’abordGénération pub

La culture de l’amitié de groupe atteint son apogée dans les années 1960. Parmi les formes sociales de la contre-culture les plus marquantes et les plus investies sur le plan idéologique figuraient notamment la commune – une communauté d’amis se représentant comme en retrait d’une société impitoyablement marchandisée – et le groupe de rock’n’roll (en anglais non pas group, mais band), évoquant aussi bien la « bande de frères » de Shakespeare que la bande de joyeux compagnons de Robin des Bois, les Beatles en étant le modèle paradigmatique. Traverser sa vie au sein d’un groupe était le rêve utopique de l’époque, ce qui explique pourquoi l’annonce de la séparation des Beatles fut accueillie comme une tragédie générationnelle. Il n’y a rien d’étonnant à ce que l’amitié de groupe des années 1960 ait commencé à générer sa propre nostalgie avec l’anniversaire des trente ans du baby-boom. La série Les Copains d’abord [The Big Chill, 1983] mettait en scène des baby-boomers tentant de retrouver la magie de leur cercle d’amis de la fin des années 1960. (« Dans ce monde glacial, disait l’accroche du film, on a besoin de la chaleur de l’amitié. ») Génération pub[Thirtysomething], franchissant une étape supplémentaire, certifiait que l’amitié de groupe était devenue la nouvelle norme parmi les adultes. Néanmoins, la plupart des personnages de ces productions étaient mariés. Il fallut attendre les années 1990 pour qu’une nouvelle génération de célibataires, la trentaine largement révolue, retrouve ses propres représentations de l’amitié de groupe dans les séries Seinfeld (à partir de 1989), Sex and the City (à partir de 1998) et, bien sûr, Friends(à partir de 1994). À ce stade, la notion d’amitié comme citadelle de résistance morale à l’abri de la pression des normes et incubateur d’idéaux de société avait néanmoins disparu. Vos amis ne vous protégeaient pas du courant dominant, ils étaient le courant dominant.

Nous voilà ainsi revenus à Facebook. Avec les sites de réseaux sociaux du nouveau siècle – Friendster et MySpace furent lancés en 2003, Facebook en 2004 –, le cercle d’amitié s’est étendu pour engloutir l’ensemble du monde social, détruisant au passage à la fois sa nature propre et celle de l’amitié individuelle. La raison d’être de Facebook – et sa promesse – est de rendre visibles nos cercles d’amitié. Les voilà, mes amis, tous au même endroit. Si ce n’est, bien sûr, qu’ils ne sont pas au même endroit, ou plutôt que ce ne sont pas mes amis. Ce sont les simulacres de mes amis, de petits paquets d’images et d’informations sans saveur, qui ne ressemblent pas plus à mes amis qu’un jeu de cartes à des personnages réels.

Je me souviens m’être rendu compte, il y a quelques années, que la plupart des membres de ce que je me représentais comme mon « cercle » ne se connaissaient en réalité pas. J’en avais rencontré un en troisième cycle d’université, un autre au travail, un à Boston, un autre à Brooklyn, l’un vivait maintenant à Minneapolis, l’autre en Israël, et j’étais ainsi en mesure d’en énumérer quatorze qui ne s’étaient jamais rencontrés. Imaginer qu’ils aient pu former un cercle, une structure close sur elle-même, était une croyance, réalisai-je, qui violait aussi bien les lois du sentiment que celles de la géométrie. Ils étaient un ensemble de points, et j’évoluais quelque part entre eux. Facebook nous donne exactement cette illusion en nous invitant à croire qu’en dressant une liste nous faisons par miracle apparaître un groupe. La juxtaposition visuelle crée le mirage d’une proximité affective. « C’est comme s’ils étaient tous en train de discuter entre eux », m’a dit un jour une connaissance à propos de sa page Facebook remplie de « posts » et de commentaires d’amis et d’amis d’amis, « sauf que ce n’est pas le cas ».

Pourquoi ce besoin de tout raconter ?

Naguère une relation, l’amitié est, autrement dit, en train de se dissoudre en une impression – non plus une chose que les gens partagent mais une chose à laquelle chacun d’entre nous se raccroche individuellement dans la solitude de sa grotte électronique, occupé à refaire le compte de ses contacts comme un enfant solitaire joue à la poupée. La communauté a depuis longtemps suivi le même chemin. Tandis que la traditionnelle communauté de chair et d’os disparaissait, nous avons tenté de retenir ce que nous avions perdu – la proximité, l’enracinement – en nous cramponnant au mot, sans faire grand cas de ce que nous avions à mettre derrière. Nous parlons maintenant de la « communauté » juive, de la « communauté » médicale, de la « communauté » des lecteurs, bien qu’aucune n’en soit à proprement parler. Plutôt qu’une communauté, nous avons au mieux, un « sentiment » de communauté – l’impression sans la structure ; une émotion privée, pas une expérience collective. L’amitié, qui doit son importante actuelle à son rôle de substitut de la communauté, suit la même évolution. Nous avons des « amis », de la même façon que nous appartenons à des « communautés ». Parcourir ma page Facebook me donne, précisément, un « sentiment » de relation. Pas une relation réelle, juste un sentiment.

À quoi servent tous ces affichages sur son mur Facebook, toutes ces mises à jour de statut ? Le premier beau week-end de ce printemps, un ami a publié cette mise à jour depuis Central Park : « Untel est dans le Park avec le reste de NYC [New York City]. » Pourquoi, si vous profitez d’une belle journée pour vous promener dehors, ne pas laisser un peu de répit à votre iPhone ? Mais surtout, au-delà de cette première réflexion : pourquoi éprouvez-vous le besoin de nous dire cela ? Nous avons toujours échangé nos petites réflexions et nos états d’âme privés – cela fait partie de l’amitié, de notre manière de rester présents à la vie des autres – mais les choses ont changé. Jusqu’à récemment, nous ne pouvions partager nos pensées qu’avec un seul ami à la fois (par exemple au téléphone), ou à la rigueur avec un petit groupe, après coup, de visu.

Ce faisant, nous parlions à des gens en particulier et nous adaptions notre discours et notre façon de parler à leurs centres d’intérêt, leur personnalité, et surtout notre degré d’intimité avec eux. Le slogan de la compagnie de télécommunications AT&T en 1981, « Décrochez et touchez quelqu’un », faisait référence à une personne en particulier, à qui nous étions réellement en train de penser. Cela voulait dire avoir une conversation. Nous nous contentons désormais de diffuser nos flux de conscience en direct depuis Central Park, à nos 500 amis à la fois, en espérant que l’un d’entre eux, n’importe lequel, confirmera notre existence en ajoutant un commentaire. Nous n’avons pas seulement cessé de parler à nos amis en tant qu’individus, dans ces moments-là, nous avons cessé d’y penser comme à des individus. Nous en avons fait une masse indéterminée, une sorte de public sans visage. Nous ne nous adressons pas à un cercle, mais à un nuage.

La rapidité avec laquelle les choses ont changé est surprenante. Non seulement nous n’avons plus Wordsworth et Coleridge, mais nous n’avons même plus Jerry et George, les personnages de Seinfeld. Aujourd’hui, Ross et Chandler (Friends) écriraient sur leurs murs Facebook respectifs. Carrie et ses copines (Sex and the City) mettraient à jour leur statut et, si elles trouvaient le temps de déjeuner ensemble, seraient trop occupées à consulter leurs BlackBerry pour avoir une véritable conversation.Sex and the City et Friends ont fait leur apparition sur les écrans il y a quelques années à peine, et notre monde n’est déjà plus le même. L’amitié (comme le militantisme) s’est progressivement fondue dans notre mode de vie électronique.

Nous sommes trop occupés pour consacrer à nos amis plus de temps qu’il n’en faut pour envoyer un SMS. Nous sommes trop occupés à envoyer des SMS. Et que se passe-t-il quand nous trouvons le temps de nous retrouver ? J’ai demandé à une femme que je connais si ses filles adolescentes et leurs amis avaient toujours le même genre d’amitiés intenses que les ados partageaient autrefois. Oui, m’a-t-elle répondu, mais ils s’y prennent autrement. Ils veillent toujours tard le soir à discuter dans leur chambre, mais ils sont simultanément en ligne avec trois autres amis, et en train d’envoyer des SMS à trois autres encore. La conversation vidéo est plus intime, en théorie, que la conversation téléphonique, mais pas quand elle est menée avec quatre personnes à la fois. Et les adolescents sont seulement un peu en avance sur nous. Une étude a montré qu’un Américain sur quatre n’avait pas de proche confident, contre un sur dix en 1985. Ces chiffres remontent à 2004, et il est peu probable que Facebook, les SMS et tout le reste aient contribué à améliorer la situation. Plus nous connaissons de gens, plus nous sommes seuls.

La nouvelle amitié de groupe, déjà viciée en tant que telle, est en train de vampiriser nos amitiés individuelles à mesure que s’estompe la frontière entre les deux. Le plus troublant avec Facebook est la bonne volonté, pour ne pas dire l’enthousiasme, avec lequel les gens font étalage de leur vie privée. « Salut bichette ! J’arrive mercredi. Déjeuner ? » « Julie, je suis tellement contente de t’avoir retrouvée. » « Excuse-moi de ne pas avoir appelé, les temps sont durs en ce moment. » Ces gens ont-ils oublié l’usage de l’e-mail, ou préfèrent-ils vraiment mettre en scène l’équivalent affectif d’un tripotage en public ? Je peux comprendre « Untel se promène dans le Park avec le reste de NYC », mais je suis incapable de comprendre cette forme d’exhibitionnisme. Peut-être faut-il que j’abandonne l’idée que la valeur de l’amitié tient justement à l’espace d’intimité qu’elle crée : non pas tant aux secrets que peuvent échanger deux personnes qu’au monde inimitable et inviolable qu’elles construisent, cette toile d’araignée qu’elles tissent, lentement et minutieusement, ensemble. Il y a quelque chose de vaguement obscène dans le fait de mettre en scène cette intimité devant tous les gens que vous connaissez, comme si son véritable objectif était de montrer combien vous êtes quelqu’un de profond. Avons-nous à ce point soif de reconnaissance, besoin de prouver à tout prix que nous avons des amis ?

Flot ininterrompu de futile et d’éphémère

Facebook a certainement ses avantages. Il permet de retrouver des amis perdus de vue depuis longtemps et de garder le contact avec ceux qui sont loin. Mais même cela, je n’en suis pas sûr. Ayant déménagé récemment à l’autre bout du pays, je pensais que Facebook m’aiderait à me sentir proche des amis que j’avais laissés derrière moi. Je suis maintenant convaincu du contraire. Toute cette littérature sur les moindres détails de leur vie quotidienne, ce flot ininterrompu de futile et d’éphémère, me laisse à la fois vide et désagréablement gavé, comme si je venais de me jeter sur un paquet de chips. Et, justement parce que cela me rappelle la vraie nourriture, la vraie connaissance, nous communiquons par e-mails, par téléphone ou en chair et en os. Et tout l’aspect théâtral de l’affaire, le sentiment que mes amis font tout leur possible pour usurper leur propre identité, ne fait qu’augmenter le malaise. Je ne peux m’empêcher de penser que la personne dont je regarde le mur n’est pas tout à fait celle que je connais.

Pour ce qui est de reprendre contact avec de vieux amis – oui, quand il s’agit de personnes que l’on aime vraiment, c’est un miracle. Mais c’est rarement le cas. Il est question de quelqu’un avec qui vous avez campé un été, d’un simple copain de lycée. Il ne vous importe plus en tant qu’individu, en tout cas pas ce qu’il est devenu ; il importe parce qu’il a fait partie de la texture de votre expérience à un certain moment de votre vie, en commun avec toutes vos autres connaissances. Isolez-le de cette texture – lisez ce qu’il écrit au sujet de sa progéniture, regardez ses photos de vacances – et il perd toute signification. Prenez-lui encore un peu plus et vous ruinez la texture elle-même pour remplacer la matrice des sentiments et de la mémoire, la trame profonde de l’expérience, par une impression fallacieuse de familiarité. Votre moi de 18 ans le connaît. Votre moi de 40 ans ne devrait pas le connaître.

Facebook offre une possibilité utopique : retrouver maintenant ce qui a été perdu autrefois. Mais le paradis du passé est une terre promise qui se désintègre quand on l’aborde. Facebook fait figure ici d’anti-madeleine, d’effaceur de mémoire. Proust savait que la mémoire est une créature capricieuse qui ne surgit qu’au moment où l’on s’y attend le moins. Les bibelots, les photographies, les réunions de retrouvailles, et maintenant ces nouveaux modes d’amnésie sont les ennemis de la véritable mémoire. Le passé devrait rester dans le cœur, à la place qui lui revient.

Enfin, les nouveaux sites de réseaux sociaux ont falsifié jusqu’à notre compréhension de l’intimité et, avec elle, notre compréhension de nous-mêmes. Les médias colportent l’idée absurde selon laquelle un profil MySpace ou des listes du type « 25 choses sur moi (6) », peuvent nous en apprendre plus sur une personne que ce que même un ami proche serait en mesure de savoir ; voilà qui repose sur une série de notions stériles sur ce que signifie connaître quelqu’un. D’abord, l’idée que l’intimité relève de la confession – idée chère à la fois aux Américains et aux jeunes, peut-être parce que ces deux catégories aiment voyager avec des inconnus et tendent à considérer que s’épancher est la voie d’accès la plus rapide à la familiarité. Ensuite, l’idée que l’identité est réductible à l’information : le nom de votre chat, votre Beatle favori, la chose stupide que vous avez faite en 5e. Troisièmement, que ladite identité est plus particulièrement réductible au type d’information qui intéresse au premier chef les sites de réseaux sociaux, c’est-à-dire les habitudes de consommation. Nous faisons tous des études de marché sur nous-mêmes, mais Facebook fait bien pire : il amplifie cette tendance déjà ancienne à nous représenter exactement en ces termes. Nous portons un tee-shirt qui clame notre fidélité à une marque, nous nous piquons de posséder un Mac, et dressons désormais des listes de nos chansons favorites. « Quinze films en quinze minutes. La règle : ne pas y réfléchir trop longtemps. »

L’information remplace donc l’expérience, comme dans tous les domaines de notre culture. Pourtant, quand je pense à mes amis, à ce qui en fait ce qu’ils sont et ce pourquoi je les aime, ce ne sont pas les noms de leurs frères et sœurs qui me viennent à l’esprit, ni leur hantise des araignées. Ce sont leurs qualités d’âme. C’est la générosité de celui-ci, la droiture de celui-là, l’humour noir d’un troisième. Encore ces descriptions ne vont-elles guère plus loin que de dire qu’il a les cheveux roux ou qu’il est grand. Pour comprendre à quoi il ressemble vraiment, il faudrait regarder une photo. Et pour comprendre qui il est vraiment, il faudrait que l’on vous parle de ce qu’il a fait. Le personnage révélé par l’action : les deux éléments éternels de la narration. Pour connaître les gens, il faut écouter leur histoire.

La taille des messages ne cesse de rétrécir

Mais c’est précisément ce pour quoi la page Facebook ne laisse pas de place, ni 500 amis, le temps. L’e-mail avait déjà restreint le volume de la lettre à un certain maximum acceptable, peut-être un millier de mots. Avec Facebook, la boîte rétrécit encore plus, réduisant à nouveau la limite conventionnelle d’un message à peut-être un tiers de cette longueur. Et nous savons tous ce qu’il en est de Twitter [qui limite tout message à 140 signes]. La missive de dix pages a été reléguée au rayon des antiquités, bientôt suivie semble-t-il par la conversation de trois heures. L’une et l’autre étaient des espaces pour raconter des histoires, un acte qui peut difficilement être accompli en beaucoup moins de temps. « Poster » des informations, c’est comme la pornographie, un étalage lisse et impersonnel. S’échanger des histoires, c’est comme faire l’amour : sonder, tâtonner, interroger, caresser. C’est réciproque. C’est intime. Cela demande de la patience, de la dévotion, de la sensibilité, de la subtilité, du savoir-faire – et cela enseigne aussi tout cela.

On ne les appelle pas réseaux sociaux sans raison. Entretenir son réseau signifiait autrefois une chose précise : faire le tour de ses contacts professionnels dans le but de faire avancer sa carrière. La vérité est que Hume et Smith n’avaient pas tout à fait raison. La société mercantile n’a pas éradiqué la dimension intéressée de l’amitié, elle a seulement changé notre façon de nous y prendre. Aujourd’hui, à l’âge du moi entrepreneurial, même nos relations les plus intimes s’inscrivent dans ce cadre. Un ouvrage récent de sociologie des sciences décrit ainsi la formation d’un réseau dans une université de la côte ouest des États-Unis : « Il ne semble pas y avoir un seul individu solitaire – frôlant les murs d’un air abattu – pas plus que de duos, sinon de façon fugitive. » Pas de solitude, pas d’amitié, pas d’espace pour le refus – le parfait paradigme contemporain. L’auteur nous assure pourtant dans le même temps que cette « communauté » fait grand cas du « temps en face à face » considéré comme une « interaction haut débit » offrant « la possibilité rare d’interrompre, de rectifier, de rebondir et d’apprendre ». Les contacts humains, rendus « rares » et évalués selon les critères d’un ingénieur système. Nous avons confié nos cœurs à des machines, et nous sommes en voie de devenir des machines. Le visage de l’amitié dans le nouveau siècle.

Cet article est paru dans The Chronicle of Higher Education le 6 décembre 2009. Il a été traduit par Hélène Quiniou.

Notes

1| Robert Brain, qui a traduit en anglais Marcel Mauss et Maurice Godelier, est un spécialiste des Bangwas du Cameroun.

2| Nisus et Euryale sont des personnages de l’Énéide : Nisus est un homme d’âge mûr, Euryale un adolescent.

3| Damon et Pythias étaient des amis pythagoriciens vivant à Syracuse vers 400 av. J.-C. Damon s’offrit pour mourir à la place de Pythias.

4| Bromance : contraction de bro (« pote ») et de romance (« idylle »).

5| Le sociologue américain Robert N. Bellah a publié en 1985, avec trois autres collègues, Habits of the Heart. Individualism and Commitment in American Life (« Habitudes du cœur. Individualisme et engagement dans la vie américaine »).

6| « 25 choses sur moi » est une chaîne de messages dans laquelle chacun note vingt-cinq détails personnels sur lui-même, envoie cela à vingt-cinq « amis », lesquels doivent en faire autant.

 

LE LIVRE
LE LIVRE

Essais, I, II et III de Michel Eyquem de Montaigne, Gallimard, 2009

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